LE DROIT PUBLIC ROMAIN

LIVRE DEUXIÈME. — LES MAGISTRATURES.

LE PRINCIPAT.

 

 

LES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

Si, dans la période récente de la République, la haute direction des affaires du peuple a été dans les mains du sénat, si  toutes les relations diplomatiques ont alors passé par son intermédiaire, et si la guerre, la paix et les alliances y ont dépendu de lui, c’était là plutôt une influence de fait qu’un droit en forme. Le sénatus-consulte ne pouvait être voté qu’avec le libre consentement du magistrat qui présidait le sénat ; de même, le sénat, comme tel, ne pouvait écrire de lettres ni en recevoir, sans que les magistrats qui le présidaient jouassent le rôle d’auteurs et de destinataires propres et immédiats de ces lettres. Si le sénat, qui gouvernait l’État sous la République, n’est, sous le principat, rien autre chose qu’un corps ayant voix consultative, ce sont plutôt les pouvoirs effectifs que le droit qui ont été modifiés par là ; selon la rigueur du droit, le sénat n’avait été rien de plus, même sous la République. Les droits formels des sénateurs, en particulier le droit de conseil et même le droit de plainte[1], au-delà desquels n’étaient jamais allé les pouvoirs du sénateur isolé, n’ont pas été touchés sous le principat. Au sens propre, les choses se sont passées de telle sorte que les droits, enlevés en fait par le sénat aux comices et à la magistrature, lui ont été repris à la venue du principat et ont passé au représentant monarchique du peuple.

Il n’y a pas de domaine administratif dans lequel le gouvernement du prince ait des formes moins fixes et moins reconnaissables pour nous que dans celui des affaires étrangères et de la haute direction militaire qui en est inséparable. Il faut certainement tenir compte de ce que l’empire romain a eu une situation plus isolée qu’aucun autre État antérieur ou postérieur. Mais, dans la mesure ou il existe pour lui des relations extérieures, le caractère éminemment personnel attaché au gouvernement du prince, a fait les auxiliaires jouer ici un rôle moindre qu’en tout autre domaine, ou tout au moins s’y effacer plus, au point de vue du droit publie, que dans tout autre. Il n’y a donc pour ainsi dire ici qu’à signaler un vide de l’organisation qui était comblé en fait par l’activité personnelle du prince.

Le prince statue seul sur la paix et la guerre. Ce droit a certainement été, dès la constitution de l’Empire, formellement conféré à Auguste à l’exemple de César, dans la loi d’investiture et a été ensuite de nouveau conféré désormais à chaque nouveau prince[2] : l’imperium supérieur de la République renfermait déjà un droit limité de paix et de guerre, il n’était que logique de conférer ce droit sans limites au nouvel imperator.

Les traités d’alliances conclus par l’empereur sont également valables sans autres formes ; la formule par laquelle la loi d’investiture conférait ce droit au prince nous a même été conservée[3]. A la vérité, les traités que le droit public romain désigne du nom de fœdera, et qui ont encore été conclus dans les formes habituelles sous le principat, peuvent à peine, même en la forme, être comptés comme rentrant dans les affaires étrangères, puisqu’ils sont conclus seulement avec des villes et des princes appartenant à l’empire. Les traités qu’on avait à conclure avec des États n’appartenant pas à l’empire, ont assurément été aussi conclus par l’empereur, mais ils n’ont pas été faits dans la forme, inappropriée à un pareil cas, de l’alliance éternelle jurée. Le sénat n’a sans doute jamais reçu une action véritable sur la déclaration de la guerre et la conclusion de la paix[4]. Mais cependant les ambassades pacifiques ont sans doute encore parfois été envoyées devant lui[5] ou tout au moins, les conditions de la paix lui ont été communiquées officiellement[6]. — Pour tout autre magistrat que le prince, en particulier donc pour le gouverneur sénatorial, l’acte de faire la guerre sans mandat de l’empereur était un crime puni de la peine capitale[7].

Une conséquence nécessaire est que les questions générales et spéciales concernant la sécurité de l’empire sont également réservées à la décision du prince. Par exemple, il statue seul sur la dislocation des troupes en temps de paix et de guerre et c’est lui seul qui confère, au cas ou une guerre éclate, les commandements qu’elle rend nécessaires ; il est possible, mais il n’est ni nécessaire ni habituel de prendre l’avis du sénat relativement à ces affaires directement militaires[8]. Le prince communique au sénat les nouvelles du champ de bataille[9] ; mais ce n’est pas là du tout un rapport ; et si Ies généraux en sous-ordre du prince devaient, même en dehors de là, adresser leurs rapports au prince et non au sénat, les généraux en possession d’une puissance proconsulaire propre adressaient également leurs rapports à l’empereur, selon l’exemple d’Agrippa[10], quoique rigoureusement ils n’y fussent pas obligés.

Enfin, toutes les relations internationales passèrent du sénat à l’empereur. Si des ambassadeurs d’États étrangers ont encore été parfois conduits devant le sénat, ce sont là exclusivement des solennités de forme[11]. Il ne participe jamais, sous l’Empire, aux véritables délibérations sur des affaires extérieures importantes en suspens. Selon toute vraisemblance, tous les envoyés et toutes les lettres adressés de l’étranger au gouvernement romain ont été adressés à l’empereur seul[12] et sont parvenus au sénat non pas par l’intermédiaire des consuls, mais par celui de l’empereur, s’il y invitait les envoyés ou s’il lui transmettait les lettres, choses auxquelles, à la différence des consuls, des préteurs et des tribuns du peuple, il n’était pas obligé officiellement.

 

 

 



[1] Lorsque Thrasea Pætus faisait de l’opposition au gouvernement dans des affaires futiles, ses adversaires demandaient pourquoi il ne traitait pas plutôt de véritables questions politiques : Quin de bello aut pace, de vectigalibus et legibus, quibusque aliis res Romana continetur, suaderet dissuaderetve ? Licere patribus, quotiens jus dicendæ sententiæ accepissent, quæ uellent expromere relationemque in ea postulare (Tacite, Ann. 13, 49). A vrai dire, il est caractéristique que cette initiative, encore employée sérieusement sous les premiers princes, n’était plus utilisée dés le temps de Tacite ou ne l’était que pour des manifestations de loyalisme (Tacite, Ann. 2, 33).

[2] Il n’est pas seulement vraisemblable que, dans la loi d’investiture de Vespasien, cette clause précédait immédiatement la clause relative aux alliances qui est la première qui nous ait été conservée (note suivante). Strabon, 17, 3, 25, p. 840, dit positivement qu’Auguste a procédé au partage des provinces entre lui et le peuple. Dion, 53, 17, nomme aussi parmi les droits monarchiques celui de πολέμους τε άναιρεΐσθαι καί είρήνην σπένδεσθαι. Après le triomphe britannique de Claude, le sénat décida que toutes les conventions faites par Claude et toutes celles que feraient ses lieutenants avec quelqu'un de ces peuples seraient valables comme faites avec le sénat et le peuple (Dion, 60, 23) : l’idée déterminante est sans doute que l’on ratifiait d’avance les traités de soumission que concluraient les gouverneurs de Bretagne eux-mêmes.

[3] Ligne 1 et ss. : ... fœdusve cum quibus volet facere liceat ita uti licuit divo Aug(usto), Ti. Julio Cæsari Aug. Tiberioque Claudio Cæsari Aug. Germanico.

[4] Cependant Trajan paraît s’être fait donner par le sénat mandat de diriger la guerre contre les Parthes (Victor, 13, 10 : Rogatu patrum militiam repetens). La réaction signalée à plusieurs reprises du sénat contre le principat, qui arriva quelque fois au pouvoir pendant son agonie, n’oubliait pas cette sphère de souveraineté. Lorsque Tacite fut devenu empereur, on se crut arrivé au but (Vita Taciti, 12). Le fait qu’en 397, au commencement de la guerre contre Gildo, neglectum Stilicho per tot jam sæcula morem rettulit, ut ducibus mandarent prælia patres (Claudien, Laud. Stilich. 1, 323), montre seulement que la vieillesse ramène à l’enfance. On voit aussi reparaître alors le tumultus (Hermes, 4, 360).

[5] Dion, 53, 21, rapporte, dans son tableau de la situation sous le nouveau principat, que le sénat conserva l’autorité judiciaire. Auguste prescrivit, lors de la dédication du temple de Mars, que le sénat devrait délibérer seulement là, de bellis triumphisque (Suétone, Auguste, 29 ; cf. Dion, 55, 10). Tibère soumit aussi fréquemment de pareilles questions au sénat. Après la première défaite de Decebalus, Trajan envoya ses messagers de paix au sénat et leur prescrivit de solliciter la paix du sénat (Dion, 68, 9. 10). — [Cf. aussi sur le sénatus-consulte relatif à Mytilène de 729 et sa transmission à la ratification de l’empereur, VII.]

[6] Marc Aurèle, à la suite de la révolte de Cassius, ne communiqua pas au sénat, contrairement à son habitude, les conditions de la paix conclue avec les Jasyges (Dion, 68, 29). La transformation d’un État sujet en province (Strabon, 12, 1, 4, p. 534) ou d’une province en État sujet (Dion, 59, 12) venait sans doute toujours du sénat.

[7] Digeste, 48, 4, 3 : Lege (Julia majestatis) tenetur qui injussu principis bellum gesserit. La loi vient probablement du dictateur César : on ne peut décider si elle contenait une clause de ce genre rédigée en son nom et qui aurait ensuite été transportée au prince ou si toute la proposition est une interprétation récente.

[8] Tibère, dans ses premiers temps, soumit fréquemment des questions de ce genre au sénat. Suétone, Tibère, 30 : Neque tam parvum quicquam neque tam magnum publici privatique negotii fuit, de quo non ad patres conscriptos referretur: de vectigalibus ac monopoliis, de extruendis reficiendisve operibus, etiam de legendo vel exauctorando milite ac legionum et auxiliorum discriptione (c’est-à-dire la distribution des cantonnements), denique quibus imperium prorogari aut extraordinaria bella mandari, quid et qua forma regum litteris rescribi placeret. Mais, quand il déclara vouloir soumettre au, sénat la demande d’augmentation de solde des soldats (Tacite, Ann. 1, 25. 26. 39. 42), cela fut considéré, probablement avec raison, comme un faux fuyant : Novum id plane quod imperator sola militis commoda ad senatum rejiciat : eundem ergo senatum consulendum, quotiens supplicia aut prælia indicantur ; et il prit fort mal une proposition de récompense aux prétoriens, faite au sénat en l’an 32 : Quid illi cum militibus, quos neque dicta [nisi] imperatoris neque præmia nisi ab imperatore accipere par esset (Tacite, Ann. 6, 3). Lorsqu’Hevidius fit au sénat des critiques sur les affaires militaires, Vitellius le fit rappeler à l’ordre par les tribuns du peuple (Dion, 65, 7) ; peut-être était-il interdit aux sénateurs de s’expliquer au sénat sur les affaires militaires sans être interrogés sur elles. A l’époque récente, on ne trouve rapporté à peu prés rien de ce genre. Si, lors de l’explosion de la guerre des Parthes, Verus part avec l’assentiment du sénat, pour la conduire et Marc-Aurèle reste à Rome (Vita Marci., 8), il n’y a pas là simplement la nomination d’un général.

[9] Tibère soumet aux délibérations du sénat le rapport de Britannicus, sur l’expédition contre les Germains de l’an 14 et les autres événements de Germanie (Tacite, Ann. 1, 52. 2, 63. 88) ; les affaires d’Orient (2, 42 ; Strabon, 12, 1, 4, p. 534) et, en particulier, l’envoi de Pison (3, 12) ; le soulèvement des Gaules de l’an 21 (3, 47) ; en sorte que le jugement d’ensemble porté par Tacite sur la première période de Tibère (4, 7) : Publica negotia et privatorum maxima apud patres tractabantur (cf. Suétone, Tibère, 30) se justifie. Mais plus tard cela devient de plus en plus l’exception (cf. Dion, 68,29), ou, tout au moins, cela se limite aux cas où l’on a besoin d’un sénatus-consulte, particulièrement pour faire obtenir les ornements triomphaux.

[10] Dion, 54, 11. 24.

[11] Dion, 53, 21. Ainsi l’ambassade parthe parut au sénat pour demander Meherdates comme roi (Tacite, Ann. 12, 10), quoiqu’elle eût été envoyée à l’empereur (11, 10) ; ainsi une autre sous Vespasien simplement pour attester qu’il avait refusé les troupes de secours offertes par les Parthes, semble-t-il (Tacite, Hist. 4, 51). Nous avons déjà fait allusion aux envoyés de Decebalus. Mécène, chez Dion, conseille même à Auguste de présenter constamment les ambassadeurs étrangers au sénat (52, 31).

[12] Il est possible que les lettres pussent être adressées au prince et au sénat ; mais je n’en connais pas de preuves et je ne le crois pas vraisemblable.