ORIGINE DU PRINCIPAT. Le 13 janvier de l’an 727 de Rome, an 27 avant J.-C., le second César termina la réorganisation de l’État qu’il venait d’opérer, en vertu de son pouvoir constituant[1], dans la plénitude de sa seule autorité[2], par l’accomplissement d’une promesse faite par lui neuf ans plus tôt[3] : il abrogea, à partir de l’an 726, les dispositions contraires à la constitution qu’il avait prises à raison de son pouvoir constituant[4] et il restitua ce pouvoir lui-même au sénat et au peuple[5] ; et le 16 du même mois il reçut en retour du sénat le surnom d’Auguste[6]. Ce sont là les jours de naissance du principat romain et de la dénomination donnée au nouveau maître, et c’est aussi du premier jour de la même année que part l’ère romaine impériale (anni Augustorum)[7]. Cependant les années du règne du premier monarque ont été datées autrement tant de son vivant que par la suite : on les a comptées, tantôt en partant du moment où il avait revêtu l’imperium, soit sous la forme du proconsulat le 7 janvier 711[8], soit sous celle du consulat le 19 août de la même année[9] ; tantôt en partant de l’acquisition faite par lui de la puissance tribunicienne annale le 1er juillet 731, et c’est de ce dernier mode de calcul qu’Auguste lui-même s’est exclusivement servi. La numération des années tirée des personnes, qui a été conservée après le fondateur du principat par ses successeurs, a sans doute été la cause pour laquelle on ne rencontre aucune application pratique de ce calcul par l’année de la fondation du principat. Le principat lui-même n’est, d’ailleurs, pas arrivé à l’existence par opposition au système constitutionnel de la République et comme en étant la fin ; il y est, au contraire, arrivé comme en étant le rétablissement par opposition aux pouvoirs extraordinaires qui s’étaient succédés depuis vingt-deux ans, sinon en écartant, au moins en suspendant la constitution, comme en étant le rétablissement par opposition à la dictature de César et au triumvirat rei publicæ constituendæ. La conception formelle et officielle du principat comme le gouvernement du sénat et du peuple est, à la vérité, à peu près aussi vide que le titre officiel de libre gouvernement du peuple par lui-même donné au gouvernement du sénat de la période précédente : l’idée de compétence fixe, qui est l’essence de la magistrature républicaine, reçoit dans le principat une telle extension qu’il n’y a pas, en fait, une grande distance entre une pareille limitation et l’absence de limites[10]. Il n’en reste pas moins que le pouvoir du nouveau prince a, été organisé de telle sorte qu’on ne peut, en droit public, qualifier le nouveau régime du nom de monarchie, même de monarchie tempérée. L’expression qui peut le mieux caractériser cette institution remarquable est la dénomination de dyarchie, c’est-à-dire de pouvoir divisé une fois pour toutes entre le sénat, d’une part, et le prince considéré comme l’homme de confiance du peuple, de l’autre[11]. Nous ne pouvons ici nous occuper de l’étendue et de la sphère d’action du pouvoir sénatorial que par opposition avec le pouvoir élevé entre tous auquel le sénat est coordonné ; ce que nous devons faire d’abord c’est la description du principat, dans l’aspect sous lequel il a dirigé, d’une manière généralement stable, le sort du monde, d’Auguste au nie siècle. Nous tiendrons compte de la ruine de l’ancien système, qui s’est produite dans la seconde moitié du IIIe siècle, en la mesure que comporte un exposé systématique. C’est à l’historien qu’il appartient de retracer dans toute leur étendue, avec toutes leurs crises et leurs combats, la dénonciation progressive du compromis sur lequel était basée la dyarchie d’Auguste et les tentatives faites, d’une part, afin d’établir un gouvernement absolu du sénat duquel le prince ne serait que l’instrument[12] et, d’autre part, afin de fonder la monarchie sur l’anéantissement du sénat. La victoire du second principe, la construction et l’achèvement de l’édifice monarchique par Dioclétien et ses successeurs sont en dehors de nos recherches. La différence qui sépare en droit public la monarchie de Dioclétien et de Constantin et le principat fondé par Auguste et Tibère est au moins aussi grande que celle qui existe entre ce dernier et l’ancienne République. Dans l’ensemble et dans le détail, rien n’a plus contribué à la conception traditionnelle et incroyablement superficielle que l’on se fait de la création d’Auguste que l’usage où l’on est de la peindre au moyen des institutions du IIIe siècle dont nous a été transmise une connaissance plus riche et plus complète. |
[1] Nous avons précédemment expliqué que César conserva la puissance qui lui avait été conférée législativement en qualité de triumvir rei publicæ constituendæ et ne cessa pas, par exemple, d’être triumvir à l’expiration du second délai de cinq ans. Lui-même a, à la vérité, au moins postérieurement, plutôt formulé son autorité comme un commandement fondé sur la force majeure élevé à sa plus haute puissance et provoqué par la volonté unanime du peuple. Pour le résultat, ce dernier point de vue aboutirait au même, car il faudrait alors faire résider dans le commandement fondé sur la force majeure un pouvoir constituant qui est, d’ailleurs, en contradiction avec sa nature.
[2] Dion, 46, 55. La preuve qu’Auguste ne fit pas ratifier ses institutions par les comices est notamment dans l’expression jura dedit employée pour elles par Tacite (Ann., 3, 28). Les mots de Virgile, Æn. 1, 293 : Remo cum fratre Quirinus jura dabunt, sont aussi probablement rapportés avec raison, dans les scholies, à Auguste et Agrippa. Auguste, le second Romulus, remonte au schéma de la constitution de la cité désigné par le nom du premier et il ne proposa pas ses lois aux comices, parce qu’elles étaient et devaient être plus que des résolutions que le peuple, pouvant les prendre, eut aussi pu ensuite révoquer.
[3] Lorsque César rentra à Rome, le 13 novembre 718, après la défaite de Sex. Pompée, il écarta une grande partie des mesures d’exception et promit la remise en vigueur complète de la constitution pour quand Antoine reviendrait de l’expédition contre les Parthes. Appien, B. c., 5, 132 rapproché de Dion, 49, 15. Ce fût l’occasion immédiate à la suite de laquelle on lui conféra à vie la puissance tribunicienne.
[4] Tacite, Ann. 3, 28. Dion, 53, 2. L’importance pratique qu’a eue pour l’avenir cette division chronologique n’est peut-être révélée aussi clairement par rien autre chose que par la clause ab divo Augusto post septimum consulatum ajoutée à la formule de confirmation des concessions des princes (C. I. L., X, 8038). Une décision judiciaire des années 226/244 (C. I. L., VI, 266) remonte encore, pour le régime légal du sol publie, au temps où Augustus rem publicam obtinere cœpit. Nous reviendrons sur ce point au sujet de la Révocabilité des actes officiels impériaux.
[5] Auguste, Mon Ancyr. 6, 12. Inscription des environs de l’an 950 (Abh. de l’Acad. de Berlin, 1863, p. 462 = C. I. L. VI, 1527), b. 25. Verrius, dans les Fastes de Préneste, sur le 13 janvier. César est appelé sur une monnaie d’Asie-Mineure de l’an 726 (Eckhel, 6, 83), libertatis p. R. vindex. Ovide, Fastes, 1, 589, sur le 13 janvier. Velleius, 2, 89. Dion encore qualifie tout à fait correctement son acte du nom d’abdication d’un pouvoir sans partage (53, 16). Ces témoignages unanimes d’Auguste et de ses contemporains sont décisifs pour la conception théorique de l’acte ; quant à son appréciation matérielle, elle n’est fournie parmi les contemporains que par le grec Strabon (17, 3, 25, p. 840). Chez les écrivains postérieurs, la justification théorique du principat est mise au second plan. Cf. mon commentaire sur le Monument d’Ancyre, 2e éd., p. 145.
[6] Fastes de Préneste sur ce jour et autres textes C. I. L. I, p. 384 = ed. 2, p. 307.
[7] Censorinus, 21, 8, qui ajoute que ces anni Augustorum ne partent pas de leur premier jour propre, mais de celui de l’année civile, du 1er janvier. Par corrélation il appelle, 22, 16, l’an 746, annus Augusti vicesimus. Eusèbe, sur la seizième année (d’après le texte arménien, sur la douzième ou la treizième, d’après Jérôme) d’Auguste. On ne rencontre pas d’application pratique de cette ère. — Les années d’Auguste sont comptées, à Antioche et dans quelques autres villes de Syrie, de l’année (calculée à la syrienne) de la bataille d’Actium tout comme, en Égypte, de l’année (calculée à l’égyptienne) de la prise d’Alexandrie. Cependant ce ne sont point là des ères véritables, mais des modes de calcul essentiellement propres au règne d’Auguste après lequel ils sont remplacés par les années des empereurs suivants. On rencontre, en Macédoine, une ère véritable et longtemps restée en usage, mais provinciale (ainsi C. I. Gr. 2007 g), qui, nous ne savons pourquoi, commence dans l’automne de 724 (Handb. 4, 318 = tr. fr. 9, 2061). — La remarque de Dion (51, 1 rapprochée de 56, 30) ne peut être entendue qu’au sens politique ; on ne compte à partir de là ni les années d’Auguste ni celles du principat. — Le calcul du règne d’Auguste à partir de la mort de César, qui se rencontre d’abord chez Josèphe, Bell. 2, 9, 1. Ant. 18, 2, 2, est aussi contraire aux faits qu’aux conceptions romaines.
[8] Inscription de Narbo de l’an 11 après J.-C. (C. I. L. XII, 4333). Pline, H. n. 11, 17, 190. Cf. C. I. L. I, p. 383 = ed. 2, p. 306. Plus tard l’usage a été, évidemment en considération de cela, de remettre ce jour-là leur congé aux soldats de la garde (C. I. L. III, p. 913 = ed. 2, p. 2029). C’est en partant de cette date qu’Eusèbe évalue le règne d’Auguste à cinquante-six ans six mois (exactement sept mois et douze jours). — Le chronographe de 354, qui lui attribue cinquante-six ans quatre mois et un jour, compte peut-être en partant de l’attribution du titre d’imperator le 16 avril 711 (Ovide, Fastes 4, 615 ; Dion 6, 38 ; C. I. L. X, 8375, ligne 15, où il faut restituer XVI k. Mai.), ce qui donne pour durée du règne cinquante-six ans, quatre mois et trois jours.
[9] C’est de ce jour que part l’année fixe du culte rendu à Auguste de son vivant à Cumæ (C. I. L. X, 8375) ; Tacite, Dial. de orat. c. 17, compte aussi son règne comme partant de là et indique, Ann. 1, 1, ce jour comme le dies accepti imperii. Ce jour ayant été aussi celui de sa mort, son règne dure, selon ce calcul, exactement, cinquante-six ans.
[10] Tacite (Ann. 1, 2 et presque pareillement 11, 5) définit parfaitement le rôle du prince par les mots : Munera senatus magistratuum legum in se trahit.
[11] Quoique ce résultat d’ensemble ne puisse se déduire que de l’examen de diverses institutions, en particulier de celui des compétences judiciaires et administratives coordonnées de l’empereur et du sénat, et non de textes isolés, deux de ces derniers peuvent trouver place ici. Dion, 59, 6. Pomponius, Digeste, 43, 12, 2.
[12] Cette tendance politique, après avoir trouvé sa première expression pratique dans les XXviri rei publicæ curandæ créés par Maximin, a aussi bien subsisté que son terme opposé : on doit, pour l’intelligence de l’histoire du IIIe siècle, toujours la garder présente à l’esprit. Elle ne se manifeste nulle part aussi énergiquement que dans l’oracle des auspices de la fin du IIIe siècle (Vita Floriani, 2) aux termes duquel le dernier descendant du gouvernant qui avait le mieux réalisé l’idéal sénatorial d’un souverain exerçant le pouvoir pour le compte du sénat, de l’empereur Tacite, devait arriver au trône, soumettre à l’empire les Parthes et les Francs, les nègres et les Sarmates, Ceylan et l’Irlande (?), mais gouverner selon les anciennes lois et après sa mort, dans la cent vingtième année de son âge, laisser le pouvoir au sénat.