LE DROIT PUBLIC ROMAIN

LIVRE DEUXIÈME. — LES MAGISTRATURES.

LA CENSURE.

 

 

CONFECTION DE LA LISTE DU SÉNAT.

La révision de la liste du sénat, lectio senatus, est étrangère à la constitution romaine la plus ancienne. Les sièges sénatoriaux sont, d’après la tradition, viagers sous les rois et dans les premiers temps de la République, et, en cas de mort, ils sont attribués au fur et à mesure des vacances[1]. Rien n’a même été changé, alors qu’au début du IVe siècle le cens a été enlevé aux magistrats supérieurs et qu’on a établi des censeurs distincts[2] : tant que les postes des sénateurs ont été viagers, les magistrats supérieurs sont restés chargés de pourvoir aux vacances ; du reste les censeurs, qui n’étaient en fonctions qu’ai des intervalles largement espacés, n’auraient pu remplir cette tâche selon le mode usité alors. C’est le plébiscite Ovinien, rendu probablement en 442 de Rome ou en tout cas peu auparavant[3], qui a, d’une part, supprimé au moins en principe le caractère viager des fonctions sénatoriales et, d’autre part, enlevé aux magistrats supérieurs et transféré aux censeurs la nomination aux places devenues vacantes[4] ; et la conséquence nécessaire a été que ces nominations n’ont plus été faites immédiatement après la vacance, mais seulement au premier lustre suivant. L’origine de la révision périodique de la liste du sénat suffit donc pour montrer que cette révision ne rentre pas plus parmi les actes de recensement préparatoires du lustre[5], que le sénat lui-même ne figure en cette qualité dans l’armée quinquennale des centuries. C’est aussi pourquoi la révision du sénat a été exceptionnellement confiée à d’autres magistrats, ainsi à un dictateur spécialement créé dans ce but, tandis que cela ne se présente jamais pour le cens. La validité légale de la liste du sénat ne dépend pas non plus du lustre[6]. Et pour la même raison la révision de la liste du sénat n’a guère pu avoir une place fixe dans l’ordre des actes requis avant le lustre : dans l’usage, les censeurs semblent à la vérité l’avoir accomplie immédiatement après leur entrée en charge[7].

Pour le surplus, la confection de la liste des sénateurs présente des analogies multiples avec celle de la liste des chevaliers et sous certains rapports elle a été positivement organisée à son image. L’opération se compose des mêmes actes que le cens des chevaliers : il faut d’abord réviser la dernière liste des sénateurs en y incorporant les personnes qui ont, d’après les institutions existantes, acquis le droit de suffrage au sénat depuis la dernière lectio (quibus in senatu sententiam dicere licet) et en constatant les décès, les autres vacances et les causes d’inaptitudes, puis remplir les places ainsi vacantes. Le principe de la révision est que la loi fondamentale de l’institution invitait expressément les censeurs à mettre dans le sénat les hommes les meilleurs[8]. Jusqu’au vite de cette loi, du plébiscite Ovinien, il avait dépendu de l’arbitraire du magistrat qui, assemblait le sénat, d’omettre un membre dans sa convocation ; mais il n’avait pas besoin de donner de motif et il ne pouvait lier par sa conduite ni présentement ni pour l’avenir les magistrats ayant les mêmes droits que lui ; en sorte qu’en fait la prétérition n’impliquait pas nécessairement un outrage[9] et qu’une exclusion définitive et absolue du sénat était une chose légalement impossible[10]. Il en fut désormais autrement, selon les règles de la même juridiction sur les mœurs qui s’exerçait dans le système romain de lustre en lustre sur tous les citoyens, tout sénateur jugé indigne par les censeurs fut aussi effacé désormais de cette listé avec indication du motif[11]. Jusqu’alors un sénateur avait déjà pu recevoir une nota comme tout autre citoyen ; mais désormais cette nota entraîna pour lui la perte du siège sénatorial, c’est-à-dire la suppression de la part pratique qu’il prenait au gouvernement de la cité ; et ce fut précisément la possession de ce pouvoir en face des citoyens les plus hauts placés et politiquement les plus influents, qui donna son action la plus pénétrante à la procédure de notation censorienne. Le caractère viager qu’avait jusqu’alors eu le siège sénatorial lui fut formellement enlevé : la liste du sénat fut considérée, à l’exemple des listes du cens, comme valable seulement jusqu’à nouvel ordre et par une conséquence logique le maintien sur cette liste des personnes qui s’y trouvaient déjà fut considéré en droit comme une admission[12]. Si néanmoins il faut pour la validité de la nota l’accord des deux censeurs, si les doutes de l’un des censeurs sur l’honorabilité de la personne ne suffisent pas à entraîner son exclusion comme cela se produisait pour un nouveau choix, il n’y a là qu’une application des règles générales de la procédure de notation.

La procédure qui précédait la radiation est la procédure générale de la notation censorienne déjà décrite. On comprend qu’il n’y a point eu là de convocation préalable spéciale du corps comme celle usitée pour les chevaliers ; mais le judicium de moribus relatif aux sénateurs doit avoir été opéré d’une manière distincte de l’examen symétrique de la liste des citoyens et sur un mode accéléré, puisque la liste des sénateurs est terminée d’une manière indépendante et régulièrement bien avant le cens du peuple. Matériellement on aura sans doute procédé en inscrivant les notæ sur l’ancienne liste du sénat et en omettant sur la nouvelle liste mise au net les personnes notées[13].

Après avoir examiné et mis au net l’ancienne liste du sénat, on comble les vides (sublectio)[14], en continuant jusqu’à ce que le chiffre normal de la loi soit atteint. Ce n’est pas ici le lieu d’exposer les règles de capacité que devaient observer les censeurs et les usages qui s’étaient établis. Ainsi que nous l’avons déjà remarqué, il n’est pas douteux que l’opposition de l’un des censeurs suffisait à écarter un nouveau choix.

La nouvelle liste du sénat ainsi constituée, elle était lue sur l’ordre des sénateurs, au peuple assemblé, peut-être du haut des rostres[15], et elle entrait immédiatement en vigueur. — Il ne faut pourtant pas oublier ici que le siège° sénatorial et la magistrature ne sont pas seulement des choses différentes, qu’ils sont incompatibles en ce sens que, quand un magistrat en fonctions a le droit de vote au sénat, son droit est suspendu durant ses fonctions. Si donc l’exclusion atteint, comme c’est fréquemment arrivé[16], un personnage dans cette situation, il conserve provisoirement, comme tous les autres droits de magistrat, ceux de siéger et de parler au sénat.

Relativement au caractère obligatoire de la liste du sénat, il n’y a guère qu’à répéter ce que nous avons dit de celui de la liste du cens. La première liste qui ait été produite par la révision du sénat est immédiatement mise à l’écart par les consuls qui suivent[17] et c’est là sans doute l’affirmation sous un costume historique de l’indépendance de la magistrature supérieure en face de la censure. Mais, qu’il en ait ou non été ainsi dans la théorie du droit public, même ici l’obligation a prévalu en fait : les magistrats qui présidaient le sénat n’ont, verrons-nous (VII), conservé quelque latitude que dans la question secondaire de l’ordre de vote.

La lectio senatus est liée au cens par la loi. Mais Sulla a soustrait le sénat à la domination de la censure en décidant que l’occupation de la questure y ferait entrer de plein droit. Cela n’empêcha pas que lorsque des censeurs se trouvèrent en fonctions par la suite, la révision de la liste des sénateurs ne continuât à être comprise dans leurs attributions ; mais elle ne reprit pas son ancienne importance, le système d’acquisition indirecte du singe sénatorial qu’avait établi Sulla ayant subsisté et les censeurs ne conservant que le droit d’exclusion[18]. Sous le Principat, le droit d’adlection a été de nouveau uni à la censure et Auguste, Claude[19] et Vespasien[20] ont ainsi, procédé à la lectio senatus. Mais elle n’a jamais eu lieu comme acte indépendant, en dehors du census populi ; — car les révisions générales du sénat faites à plusieurs reprises par Auguste semblent s’être essentiellement distinguées des lectiones, en ce que les membres impropres y étaient seulement écartés, sans que leurs places fussent données à d’autres[21] ; — elle a disparu avec le dernier cens fait sous Vespasien. Le poste de sénateur est ainsi redevenu viager, comme à l’époque la plus ancienne et sous Sulla ; il n’a plus jamais été acquis directement, mais, à titre ordinaire, par l’exercice effectif d’une magistrature habilitant aux fonctions sénatoriales et à titre extraordinaire, par son exercice fictif. Il n’y a plus, sous le Principat récent, ni lectio, ni sublectio senatus : l’adlectio individuelle subsiste seule et elle-même ne fait entrer au sénat que médiatement, par la fiction d’une magistrature donnant le droit de siéger dans la curie. La privation du singe sénatorial peut encore être prononcée par l’empereur ; mais les révisions collectives du sénat sont tout au moins inusitées et le droit de l’empereur de casser arbitrairement un sénateur est indépendant de l’ancienne éjection des censeurs.

 

 

 



[1] C’est la conclusion à laquelle aboutit tout ce qui se rencontre dans nos sources au sujet des nominations royales et consulaires de sénateurs, en laissant naturellement de côté les premières nominations et les accroissements postérieurs du chiffre normal. Pourquoi d’ailleurs les magistrats supérieurs auraient-ils, tant qu’ils nommèrent aux sièges au sénat, attendu pour le faire la venue du prochain lustre, qui lui-même n’avait rien de commun avec le sénat et son complément ?

[2] La preuve que les censeurs n’ont pas eu, dés le principe, le droit de nommer les sénateurs résulte, en dehors des témoignages des annales sur les faibles commencements de la censure, de ce que les censeurs de 319 raient bien le consulaire Mamercus Æmilius des tribus et en font bien un ærarius, mais sans qu’il soit question de son expulsion du sénat (Tite-Live, 4, 24), tandis qu’on ne voit pas ailleurs les sénateurs être simplement exclus des tribus.

[3] Il est postérieur à 349 d’après la note 1. La note 3 montre d’autre part que le recrutement non périodique du sénat a encore subsisté tout au moins pendant une partie de l’époque du tribunat consulaire (310-387). F. Hofmann, Rœm. Senat, p. 42 et ss. place la loi par conjecture peu après la loi Licinienne de 387 et la considère comme rendue dans un intérêt patricien, afin de transférer la nomination des sénateurs a une magistrature purement patricienne à la place des consuls patricio-plébéiens. C’est là méconnaître la portée de la loi. Le changement de l’autorité qui nomme y est l’accessoire ; le principal y est la suppression du caractère viager de la fonction sénatoriale. Le tribunat du peuple n’est pas non plus encore à cette époque un simple instrument du sénat, ainsi que le système d’Hofmann l’exigerait nécessairement ; et c’est tout au moins une question de savoir si la censure est restée fermée aux plébéiens après 387 (p. 11). A mon avis, la rogation Ovinienne est intimement liée à la première lectio censorienne qui nous soit connue, à la célèbre lectio d’Ap. Claudius et de C. Plautius, en 442 et ss. Tite-Live, 9, 29. 30. La relation de cette lectio et de l’opposition à laquelle elle se heurta donne tout à fait à croire qu’il s’agit d’un droit qui vient seulement d’être conquis dans une lutte politique et qui n’est reconnu qu’à contrecœur et qui est encore attaqué à l’occasion par ses adversaires. Le coloris individuel donné au récit doit là, comme pour les autres histoires relatives au Claudii, être une addition des annalistes ; mais, si les consuls de 443 ont rejeté la liste censorienne du sénat, et senatum extemplo citaverunt eo ordine, qui ante censores Ap. Claudium et C. Plautium fuerat, ils l’ont fait parce que le plébiscite Ovinien leur avait enlevé un des pouvoirs consulaires les plus importants et en invoquant sans aucun doute en même temps la disposition de cette loi qui prescrivait de choisir partout les meilleurs citoyens, tandis que les censeurs auraient fait des choix iniques et irréguliers. — Le premier personnage exclu du sénat par les censeurs qui nous soit connu nominativement est P. Cornelius Rufinus exclu en 478 par les censeurs C. Fabricius et Q. Æmilius.

[4] Festus, p. 246. — La notion de la loi Ovinia exposée ici concorde pour les points essentiels avec celle présentée par P. Hofmann, Rœm. Senat, p. 3 et ss. ; seulement il admet, si je le comprend bien, une senatus lectio au sens récent, dès avant celle des censeurs introduite par la loi Ovinia.

[5] C’est pourquoi il y a bien un census equitum, mais il n’y a pas de census senatus, et Auguste (Mon. Anc. 2, 1) écrit senatum ter legi en en parlant comme d’un acte indépendant, à côté des trois census populi et avant eux, tandis qu’il ne parle pas du cens des chevaliers compris dans les derniers.

[6] Il résulte du récit de la censure de 442/443 dans Tite-Live, 9, 30, que la liste du sénat était terminée et prête à entrer en vigueur au commencement de l’année de magistrats 443, par conséquent avant le lustre. Le récit de Dion, 37, 46, relatif à la liste du sénat des censeurs de 693/694 qui ne firent pas le lustre porte au moins beaucoup à croire que cette liste s’appliqua néanmoins. Mais la preuve la plus décisive que la liste du sénat entre en vigueur par le fait même de la récitation et en dehors du lustre est l’expulsion du sénat de l’historien Salluste par les censeurs de 704. Ils n’arrivèrent pas au lustre et leur parti succomba devant César ; mais cela n’empêcha pas leur liste de rester incontestablement en vigueur et il fallut à Salluste, afin de rentrer au sénat, occuper de nouveau une magistrature y donnant accès. C’est pourquoi aussi les sénateurs exclus alors se jetèrent immédiatement dans Ies bras de César (Dion, 40, 63) ; — peu leur importait que le lustre eût lieu ou non.

[7] Les relations des annales sur l’activité des censeurs ne mettent pas seulement la lectio senatus avant le cens (Tite-Live, 24, 18, 7. 27, 11. 29, 37. 34, 44-38, 28. 39, 42 etss.40, 51. 43, 15 et ss. ; différemment, 44, 16 ; cf. 43, 14. 44, 16) ; ce que l’on pourrait comprendre autrement. Elles placent même plusieurs fois la lectio senatus entre l’entrée en fonctions des censeurs et le départ des consuls pour l’armée (Tite-Live, 40, I33, 1. 41, 27). C’est aussi sans doute la pensée de Tite-Live, 27, 6, 18.

[8] Note 4. Les mots dont le sens propre était beaucoup plus large ont été interprétés soit par la loi elle-même, soit par la pratique postérieure dans le sens exprimé par Cicéron, De leg. 3, 3, 7. La même maxime se rencontre fréquemment dans les tournures les plus différentes.

[9] Note 4. Celui, par exemple, que le magistrat qui présidait pour le moment s’abstenait de convoquer par suite d’antipathies politiques, n’était par là ni touché dans son honneur ni définitivement exclu. D’un autre côté, il faut répéter ici ce que nous avons déjà dit sur l’application pratique de l’infamie par les divers magistrats. Le sénateur qui s’était rendu coupable d’une action déshonorante pouvait bien désormais être exclu des convocations ou être omis dans les interrogations par tous les magistrats qu’assemblaient le sénat, en sorte que son exclusion se trouvait en fait constante. Riais chaque magistrat avait à chaque fuis le droit de le convoquer et de l’interroger et sa place ne pleuvait tire occupée de son vivant avant la loi Ovinia.

[10] La perte du droit de cité enlève naturellement la qualité de sénateur, la seconde ayant la première pour condition. L’exclusion du sénat peut aussi résulter d’une loi générale ou spéciale.

[11] Cela s’appelle, d’une expression composée à l’imitation des termes anciens tribu movere, senatu (de senatu, Cicéron, Pro Cluent. 43, 122), movere, par exemple, Tite-Live, Ep. 14.18. 39, 42, 5 : c. 52, 2. 42,10, 4. 45, 15, 8. Ep. 62. 98. Asconius sur le discours in tog. cand. p. 84. Cicéron, Pro Cluent. 43, 122. Salluste, Cat. 23, aussi e (de) senatu ejicere, Cicéron, Pro Cluent. 42, 119. De sen. 12, 42. Tite-Live, 40, 51, 1. 41, 27, 2. 43, 15, 6, ou, en considération de la lecture de la liste, præterive, par exemple, Cicéron, De domo, 32, 84. Tite-Live, 9, 30, 2. 21, 11, 12. 34, 44, 4. 38, 28, 2. 40, 51, 1, ou notare, Tite-Live, 29, 371 1. Cicéron, Pro Cluent. 42, 120. 47, 130. La distinction faite par Becker (1re éd. de ce Manuel) entre senatu movere et præterive, selon laquelle la première expression ne s’emploierait que pour les sénateurs effectifs et la seconde même pour ceux quibus in senatu sententiam dicere licet ne me paraît pas fondée ; les seconds eux-mêmes appartiennent au sénat.

[12] Legere in senatum est dit des censeurs d’une manière absolument générale, sans distinction entre les membres conservés et ceux nouvellement admis, par exemple dans Tite-Live, 22, 23, 3 ; et c’est aussi l’esprit de la formule optimum quemque legere de la loi Ovinia.

[13] Dans Tite-Live, 23, 23, 4, le dictateur, qui ne veut faire aucun usage de son droit de radiation, dit transcribi tantum recitarique eos jussurum.

[14] Tite-Live, 23, 33, 4. Cf. Festus, p. 102, note 2.

[15] Cicéron, De domo, 32, 84. Tite-Live, 23, 23, 4. 20, 37, 1 : Senatum recitaverunt, au lieu du terme habituel legerunt. Le dictateur senatui legendo se tient là aux rostres (Tite-Live, 23, 23, 1) et il en est sans doute de même des censeurs.

[16] Tite-Live, 24, 18, 3. 41, 21, 2.

[17] Tite-Live, 9, 30, 2. c. 46, 44.

[18] Nous expliquons, tome V, dans le chapitre relatif au recrutement du sénat sous le Principat que les censeurs n’ont probablement pas fait de nominations au sénat dans les derniers temps de la République et que l’adlection dans une dos classes hiérarchiques du sénat n’a probablement être introduite que depuis le Principat.

[19] Claude dans le discours de Lyon, 2, 7. Tacite, Annales, 11, 23. 12, 4.

[20] Suétone, Vespasien, 9.

[21] Suétone (Auguste 35. 37) et Dion (spécialement 54, 13. 14. 26) ne distinguent pas dans leurs expositions assez confuses ; mais les propres paroles d’Auguste, note 5, mettent hors de doute qu’il n’a fait que trois lectiones réelles du sénat. Cf. mon commentaire du Mon. Ancyr. 2. 1.