Si, dans la Rome primitive, la magistrature et le sacerdoce étaient unitairement confondus dans la personne du roi, la ligne de démarcation est tracée avec une énergie toute romaine entre les magistratures et les sacerdoces de la République. Tout l’ensemble du culte régulier des dieux reconnus par l’État est confié aux prêtres, sans que les magistrats y aient aucune participation[1], ni même aient sur lui aucun droit de haute surveillance. Les représentants de l’État ont sans doute en cette qualité le droit de faire, suivant les circonstances, au nom de la ville, les prières et lés sacrifices, les vœux et les dédications que les particuliers font en leur nom propre. Mais ils n’ont que celui-là. En sens inverse, les prêtres n’ont, dans la constitution, ni puissance théorique[2], ni place juridique[3] ; ils sont sans doute invités à procurer le bien de l’État et des particuliers dans la mesure de leurs forces par leurs avertissements et leurs conseils ; mais ils n’ont aucun pouvoir pour assurer l’observation de leurs décisions. — Par corrélation, l’organisation des sacerdoces est diamétralement opposée à celles des magistratures quant aux principes les plus essentiels. Le magistrat est nécessairement nommé à temps ; Ies sacerdoces, sauf quelques exceptions vacillantes, motivées par le caractère du culte, sont viagers ou tout au moins ne sont pas annuels[4]. Le magistrat de la République ne peut tirer son origine que d’un vote direct du peuple ; en matière de sacerdoce, l’élection populaire est si rigoureusement exclue que, lorsque dans la période moderne de la République, les circonstances politiques forcèrent à une dérogation, les élections furent au moins toujours accomplies par la plus faible moitié des sections électorales et par conséquent ne furent pas, au moins juridiquement, des élections du peuple. Si l’on avait procédé autrement, le critérium juridique qui séparait les prêtres des magistrats eut été changé[5]. Les deux cercles de la magistrature et du sacerdoce sont donc parfaitement distincts aussi bien en théorie qu’en pratique[6]. Quant à la question de savoir dans quel rapport hiérarchique sont les magistratures et les sacerdoces, il faut non pas lui répondre, mais lui opposer une fin de non-recevoir. Ce sont là des grandeurs irréductibles. Par une conséquence logique on a, lorsqu’on commença à noter les dignités, fait des dignités publiques et des dignités religieuses deux séries indépendantes. Mais on constate que, sous la République, on attachait plus d’importance aux honneurs qu’aux sacerdoces ; les monuments les plus anciens notent les premiers et ne notent pas les seconds[7]. Il est même probable que les sacerdoces n’ont été coordonnés aux honneurs que par l’extension qui leur fut faite d’une pseudo-élection populaire et au début seulement dans la mesure de cette extension ; les quatre sacerdoces soumis à cette élection n’y sont pas tant soumis comme les plus élevés qu’ils ne sont les plus élevés parce qu’ils y sont soumis[8]. Sous l’Empire c’est l’inverse. Le grand pontife est alors l’homme le plus considéré de l’État, et, de tous les titres impériaux, c’est celui-là qui est le plus élevé[9]. Le pontificat et l’augurat sont, à cette époque où tout n’était plus que de vains noms, prisés plus haut que le consulat ordinaire lui-même[10]. On n’avait point progressé en tout ; mais on l’avait fait certainement en piété. Mais les sacerdoces eux-mêmes ne peuvent se passer d’une haute direction présentant un caractère de magistrature. Il peut être nécessaire pour eux d’obtenir l’assentiment des dieux par des signes célestes. Il y a besoin là, pour poser certaines règles, pour prendre certaines dispositions, d’une autorité ayant le droit de rendre des décisions et d’établir des règlements, avant tout d’une autorité ayant le droit de nommer les fonctionnaires de cette sphère, c’est-à-dire les prêtres. Les dieux étant regardés comme des sujets de droit, ils ont des créances patrimoniales et délictuelles, qui impliquent un représentant et qui impliquent un juge. Tant que dura la royauté, ces pouvoirs furent exercés par le roi, en même temps le magistrat et le prêtre le plus élevé. Lorsqu’ensuite la représentation du peuple et celle des dieux du peuple furent séparées, il fallut, surtout au sommet ; faire une répartition des deux ordres d’attributions. Le résultat fut l’institution du pontifex maximus, chef distinct de la religion muni de l’auspicium[11] et de l’imperium[12], nommé à vie et inamovible comme le roi[13]. Ses attributions sont une fraction des anciennes attributions royales : la preuve en est, aussi bien que dans leur caractère même, dans la demeure officielle qui lui est assignée : la maison du roi sur la voie sacrée[14]. Mais il n’est aucunement un magistrat comme était le roi : en face du magistrat, il est sur le même pied que tout autre particulier[15], et c’est avec raison que le pontificat est principalement étudié en droit religieux. Cependant, il faut aussi, en droit public, soit à cause de l’identité de nature des attributions, soit surtout à cause du caractère arbitraire de la délimitation, spécifier, en écartant autant que possible ce qui est exclusivement religieux, les pouvoirs de magistrat du pontife. L’origine des pontifes est en dehors du cercle de nos recherches. La tradition la plus générale et la plus plausible rattache l’institution du collège des pontifes à Numa[16]. Il a compté d’abord trois membres[17], et plus tard, à la suite du doublement de la cité, six membres[18], y compris d’abord le roi, puis, après la suppression de la royauté, le pontifex maximus mis à la place du roi. La loi Ogulnia de l’an 454 porta le nombre des places du collège à huit ou à neuf[19], celle de Sulla de 673 le porta à quinze : un certain nombre de places ont encore été progressivement ajoutées sous l’Empire. — Les autres collèges de prêtres, et spécialement ceux qui sont le plus voisins du collège des pontifes par l’antiquité et la considération, sont presque constamment sans chef. Au contraire, non seulement les pontifes ont un chef, mais, pour tous les actes qui ont un caractère d’actes de magistrats, en particulier pour la spectio, pour la nomination des prêtres et la présidence des élections des prêtres, pour tout l’exercice de la justice, le grand pontife apparaît comme le titulaire propre de l’autorité et ses collègues comme constituant simplement son conseil[20]. Le principe de la collégialité donnant des droits égaux est, comme tous ceux de la magistrature républicaine, resté étranger au pontificat et à son imperium et à son auspicium. Ils sont exercés monarchiquement selon les règles établies pour la royauté. Mais, d’autre part, on aperçoit clairement, dans l’organisation donnée aux droits pontificaux, le dessein d’incliner la tête unique, théoriquement indispensable, sous l’autorité du collège : tandis que la ; subordination légale du fonctionnaire à son conseil ne se présente pour la magistrature que tardivement et à titre isolé, nous aurons dans bien des cas à y reconnaître le régime primitif établi pour le collège des pontifes[21]. — En outre, le collège des pontifes semble avoir pris en face du grand pontife une situation semblable à celle du collège des interrois en face de la magistrature, c’est-à-dire du sénat en face dû consulat. Du moment qu’on reconnaissait au pontife l’auspicium et l’imperium, il fallait en assurer la continuité comme en matière de magistrature ; il était tout indiqué de les considérer comme retournant au collège, en cas de vacance, et comme étant alors exercés par chacun de ses membres dans un ordre quelconque. Cette supposition trouve un appui dans le fait que l’assemblée du peuple qui élisait le grand pontife était, au moins à l’époque ancienne, présidée par un pontife, exactement comme celle qui élisait les consuls l’était par l’interroi. Le grand pontife absent doit aussi avoir été remplacé par l’un de ses collègues comme les consuls l’étaient par le præfectus urbi et plus tard par le préteur urbain[22] ; le promagister variable qui à l’époque du grand pontificat impérial, dirigeait les travaux du collège[23], peut avoir rencontré certains précédents dans les institutions républicaines. Le magistrat peut être considéré en un certain sens comme le tuteur du peuple incapable d’exprimer directement sa volonté ; de même le grand pontife est le tuteur des dieux du peuple, c’est-à-dire celui qui procède pour eux et en leur nom aux manifestations de volonté nécessaires ; et il est de droit le représentant de toutes les divinités reconnues par le peuple romain[24], tandis que les autres sacerdoces chargés de fonctions du culte sont affectés à une divinité isolée. A ce point de vue le pontificat est avec les sacerdoces affectés à un culte dans une opposition au moins aussi énergique qu’avec la magistrature. Sa fonction religieuse, est au sens rigoureusement propre, de représenter l’élément de la magistrature dans la sphère de la religion. Ses droits de magistrats se ramènent principalement à quatre points de vue : la nomination des prêtres ; le pouvoir légiférant ; la justice religieuse et l’administration des caisses religieuses. |
[1] Les magistrats et les fonctionnaires de l’époque des rois peuvent, en même temps, être des prêtres. Il en est ainsi des tribuni celerum qui ont subsisté dans le culte comme le roi des sacrifices (VI, 1). Dans les autres cas où des actes du culte sont accomplis par des magistrats, ils n’ont pas de caractère stable, on du moins ils n’en ont pas eu dans le principe, ou encore ils n’ont été mis que plus tard à la charge du peuple. Les jeux des magistrats sont assurément par nature des actes religieux ; mais ils tirent tous leur origine de vœux qui se sont renouvelés et sont ainsi devenus progressivement stables (cf. par exemple, Tite-Live, 25, 23). Il en est de même du sacrifice consulaire offert le jour de l’entrée en fonctions, et certainement aussi de beaucoup d’autres actes analogues. Le sacrifice en l’honneur d’Hercule célébré le 12 août par le préteur urbain à l’ara maxima a sûrement eu dés l’origine un caractère stable. Mais, comme on sait, il constituait, au sens propre, un sacrifice gentilice, et l’acte par lequel le spirituel novateur Ap. Claudius en transféra le soin à un magistrat n’eut aucunement l’agrément des dieux. Dans l’ensemble, c’est une régie bien établie que, parmi les actes religieux, toutes les mesures de circonstance incombent aux magistrats et toutes les mesures permanentes aux prêtres.
[2] Denys, 2, 73, dit des pontifes qu’ils ont la juridiction sur les affaires les plus importantes ; ils sont les juges dans toutes les affaires religieuses qui concernent des citoyens privés, des magistrats ou des ministres des dieux. Je ne sais de quels magistrats il peut s’agir et je tiens le dernier membre de phrase pour une addition erronée de Denys.
[3] L’unique exception est que le prêtre le plus élevé en rang (en laissant de côté le roi des sacrifices, qui fait l’objet d’une exclusion spéciale) le flamen Dialis avait le siège sénatorial (Tite-Live, 27, 8 ; Handb. 6, 329 = tr. fr. 13, 12) ; encore ce droit était-il contesté et, si Tite-Live ne se trompe point, n’était-il pas fondé en droit strict.
[4] Le roulement des fonctions dans l’intérieur des collèges, par exemple, la nomination annuelle par les arvales d’un magister et d’un flamine pris parmi eux, ne constitue pas une exception ; l’exclusion par exauguration des vestales rendues incapables par leur âge (Handb. 6, 339 = tr. fr. 13, 25) en est aussi à peine une.
[5] C’est à quoi pense Cicéron, quand il dit, De l. agr. 2, 7, 18, en parlant de ces sacerdoces : Per populum creari fas non erat propter religionem sacrorum.
[6] C’est pourquoi les règles relatives à l’âge des magistrats et à l’ordre de succession des magistratures ne s’appliquent pas aux sacerdoces.
[7] Les épitaphes des Scipions, aux Ve et VIe siècles, ne mentionnent que les magistratures et non les sacerdoces. Tous les elogia et en règle générale les inscriptions de l’époque postérieure elles-mêmes, spécialement dans la partie la plus ancienne du titulus, celle des magistratures et des sacerdoces les plus élevés placés en tête, mettent les premières avant les seconds.
[8] C’est la seule raison pour laquelle on puisse concevoir que les épulons fassent partie des quatre maxima collegia et que les saliens et les fétiaux n’en fassent point partie.
[9] L’arc de Pavie énumère, pour l’empereur Auguste et pour tous les princes, en premier lieu les sacerdoces et ensuite les magistratures. Voir le volume du Principat.
[10] Sénèque, De ira, 3, 31. Tacite, Hist. 1, 77. Suétone, Vitellius, 5.
[11] Nous ne possédons pas de témoignage exprès et indubitable qui attribue les auspices au pontife ; mais nous avons démontré, tome I, Scribæ, que les actes accomplis par lui supposent une auspication.
[12] Tite-Live, 37, 51, 4, dans le récit d’un conflit entre le grand pontife et un préteur : Imperia inhibita ultra citroque.
[13] Dion, 49, 15. 54, 15. 56, 38. Appien, B. c. 5, 131. Suétone, Aug. 31. Sénèque, De clem. 1, 10, 1. Cassiodore, Var., 6, 3. Cependant, au cas de Lépide, l’obstacle parait avoir été plutôt dans l’absence d’un précédent que dans une prescription du droit religieux et lori peut d’autant moins rattacher exclusivement l’inamovibilité du pontificat à l’analogie de ce sacerdoce et de l’ancienne royauté que les augures et les arvales sont également inamovibles.
[14] La nécessité que le grand pontife habitât dans un immeuble public est établie par le transfert fait à l’État dé la maison d’Auguste, quand il devint grand pontife et ne voulut pas changer de logement (Dion, 54, 27. 55, 12. Cf. 43, 44. Becker, Top. p. 425).
[15] Cicéron, De domo, 45, 117, critique P. Clodius au sujet de l’absence du pontife lors de sa dédication. Dans Tite-Live, 33, 42, les pontifes et les augurés en appellent des questeurs aux tribuns du peuple.
[16] Cicéron, De re p., 2, 14, 26 ; De orat. 3, 19, 73. Denys, 2, 73. Zosime, 4, 36. Handb. 6, 239 = tr. fr. 12, 286. Suivant une autre version (De vir. ill. 3 ; Tite-Live, 1, 20), Numa nomme le pontifex maximus.
[17] Le chiffre trois est le chiffre primitif du pontificat, montre la loi césarienne de Genetiva, c. 67 (cf. Eph. ep. III, p. 99) ; la tradition romaine n’en a gardé aucun souvenir.
[18] Cicéron, De re p, loc. cit., mentionne cinq pontifes pour le temps de Numa, et la façon dont il procède pour l’augurat montre qu’il faut ajouter le roi : Cicéron compte également cinq membres pour ce dernier, sous Numa, alors que là il est établi que l’augmentation n’a pu avoir lieu que par multiplication du nombre trois et a eu lieu de la sorte (Tite-Live, 10, 6). A la vérité Cicéron agit illogiquement en ce sens qu’il indique trois augures pour le temps de Romulus (De re p. 2, 9, 16). Si, d’après Tite-Live, 10, 6, 6, il n’y avait en 454 que quatre pontifes, cela vient nécessairement de ce que deux vacances s’étaient produites dans ce collège, ainsi qu’il l’admet lui-même pour celui des augures, Cf. Handb. 6, 239 et ss. = tr. fr. 12, 286 et ss.
[19] C. Bardt, Die Priester der vier grossen Collegien, Berlin, 1871, p. 10. 11. 32, a démontré d’une manière irréfutable que les listes des pontifes du via siècle fournies par Tite-Live conduisent à l’existence de neuf places, quatre patriciennes et cinq plébéiennes. L’allégation de Tite-Live, 10, 6, 6. 9, 3, selon laquelle la loi Ogulnia aurait porté le nombre des places à huit est donc fausse, à moins qu’une place n’ait été ajoutée entré 454 et 536. La dernière chose n’est point impossible ; car, l’élection du grand pontife ayant probablement été transportée aux dix-sept tribus vers cette époque, l’augmentation du nombre des places d’une unité peut s’être liée à cette réforme.
[20] Nous ne pouvons donner ici les preuves de cette règle. Elles consistent dans une série d’applications particulières, que nous rencontrerons au cours de notre exposition et qui contraignent à appliquer le même principe, même aux cas pour lesquels les sources ne parlent que de l’activité des pontifes en général.
[21] Il est arrivé que la majorité du collège rendit, en opposition avec l’avis du grand pontife, un decretum qui n’en était pas pour cela moins valable (Tite-Live, 31, 9). Le grand pontife peut être mis sur le même rang que le préteur de la procédure des repetundæ, sauf qu’il participe lui-même au vote.
[22] Le rôle du grand pontife est tel que l’existence d’une représentation y paraît indispensable. Mais nous ne savons rien à ce sujet, pas même qui présida les assemblées à la place du grand pontife absent pour l’avis relatif à la maison de Cicéron — peut-être fut-ce M. Lucullus (Cicéron, Ad Att. 4, 2, 4) — ni encore moins quelle était l’organisation juridique de cette représentation.
[23] Nous ne le connaissons que par des inscriptions. Henzen, ind. p. 45. Borghesi, Opp. 7, 380. Handb. 6, 246 = tr. fr. 12, 294.
[24] Cicéron, De leg. 2, 8, 26. L’accomplissement du culte du foyer public, du culte de Vesta, dans la maison du grand pontife et sous sa surveillance spéciale, ne fait aucunement de lui un prêtre de Vesta au sens strict du mot ; il n’y a non plus eu rien de changé à cela parce que, depuis l’institution par l’empereur Aurélien du pontifex dei Solis absolument non romain, les anciens pontifes se sont, pour s’en distinguer, désignés du nom de pontifex Vestæ matris. Le pontifex Volcani et ædium sacrarum d’Ostie ne fait que confirmer la règle que tous les temples sont légalement soumis au pontife ; le temple de Vulcain n’est mis en saillie que comme le plus important d’Ostie.