VI — LA JURIDICTION CIVILE.La juridiction civile[1] embrasse la décision de toutes les contestations qui peuvent surgir entre les membres de l’État et plus largement entre ses justiciables ; et, par suite elle comprend une portion importante des matières qui rentrent aujourd’hui dans le droit criminel, en particulier toutes les atteintes à la propriété. Elle suppose par conséquent la présence des parties et l’intervention comme arbitre du magistrat qui juge. Dans les affaires du peuple, la distinction des parties et la justice arbitrale sont, ainsi que nous l’avons vu, exclus en principe, sauf quelques cas exceptionnels, et c’est là ce qui trace la ligne de démarcation par rapport à la juridiction civile. Cette juridiction arbitrale n’est pas ordinairement exercée par le magistrat, mais par le juré ou les jurés appelés par lui à juger l’affaire et c’est cette intervention de la procédure parjurés qui né se rencontre jamais dans la procédure criminelle ancienne et qui ne se rencontre que rarement dans la procédure administrative, cette instruction du procès par le magistrat (jus) séparée du jugement proprement dit (judicium), que l’on entend principalement, et dans le langage rigoureux exclusivement, par le terme juris dictio[2]. Les limites primitives de cette justice arbitrale sont tracées étroitement : elle n’intervient légalement que dans le territoire domi, entre deux citoyens et devant un juré unique (unus judex). Toutes les fois que l’on sort de ce cercle originaire, par exemple si le procès a lieu entre un citoyen et un non citoyen jouissant de la protection légale ou entre deux non citoyens de cette espèce, s’il ne doit pas être tranché par un juré unique mais par plusieurs (recuperatores), ou s’il doit l’être dans le territoire militiæ, il est considéré comme ne se fondant pas directement sur la loi mais sur le pouvoir discrétionnaire du magistrat, sur l’imperium[3]. — A cette administration de la procédure s’est ajouté le règlement par l’autorité publique d’autres rapports de droit privé : ainsi la satisfaction donnée par le magistrat à certaines prétentions juridiques, en imposant aux parties la nécessité de former un lien d’obligation qui conduit à l’action ordinaire devant l’unus judex (prætoriæ stipulationes) ; ainsi l’attribution des masses de biens venant d’hérédités ou de faillites (bonorum possessiones, missiones in bona), et en particulier la détermination du rang entre les ayants-droit ; ainsi le règlement de prétentions qui, bien que n’étant pas légalement fondées quant à la forme, furent avec le temps de plus en plus prises en considération, comme par exemple dans la restitution in integrum et d’autres procédures extraordinaires. Tous ces actes se ressemblent, au point de vue positif, en ce qu’ils règlent des rapports de pur droit privé, n’intéressant pas l’État comme tel, et, au point de vue négatif, en ce qu’il n’est pas pourvu à ce règlement par la nomination d’un juré unique. Ils sont dans un rapport étroit avec la juridiction, et souvent on les y fait rentrer[4]. Mais, dans un langage rigoureux, on fait plutôt pour eux, en particulier pour les envois en possession de biens et les restitutions in integrum cités en dernier lieu, comme pour la procédure qui s’écarte des strictes règles légales : on les ramène aux pouvoirs généraux qui résultent de la magistrature supérieure (imperium), et ou les distingue de la juridiction[5]. — Le genre d’activité exercé par le magistrat dans la juridiction et les actes officiels qui s’y rattachent, n’est pas du tout ce que nous appelons l’administration de la justice. La décision des procès appartient le plus souvent à un ou plusieurs jurés, et le magistrat n’a même plus après leur nomination, sauf dans des hypothèses spéciales, la direction de la procédure. En revanche, il exerce une haute activité directrice, parente de l’activité législative, qui consiste à appliquer ou à étendre le droit national aux espèces concrètes particulières, soit par des instructions adressées aux jurés (formula) ou des prescriptions adressées aux parties (interdictum[6], decretum) pour des espèces particulières, soit par des règles générales adressées au public (edictum). La juridiction civile est, comme le commandement militaire, un élément nécessaire non seulement de la puissance royale ou de la puissance consulaire la plus ancienne[7], mais de la magistrature supérieure en général. Elle ne se rencontre dans aucune magistrature inférieure ou originairement plébéienne, et elle ne fait défaut dans aucune magistrature supérieure. Et précisément pour cela elle est, tout comme le commandement militaire, qualifiée dans la forme du nom d’imperium[8]. Néanmoins cette règle générale demande à être fixée de plus prés. Les magistrats inférieurs sont aussi absolument dépourvus de la juridiction que du commandement militaire[9]. La création des édiles curules, a eu pour conséquence la reconnaissance de leur juridiction sur les actes faits au marché. Mais il n’y a pas là d’exception ; car ces édites, occupent, verrons-nous, une position intermédiaire entre les magistrats supérieurs et inférieurs et participent donc à l’imperium judiciaire[10]. — Quant aux magistrats plébéiens, la juridiction leur est de tout temps restée aussi interdite que le commandement militaire, bien que les tribuns du peuple aient, par leur droit d’intercession, matériellement exercé sur elle une influence essentielle. Le principe que tous les magistrats supérieurs ont en cette qualité la juridiction, qu’elle ne peut jamais en la forme être séparée de la magistrature suprême, se révèle avec clarté dans ce qu’on appelle la juridiction gracieuse, ou, selon l’expression technique de Rome, dans le droit de faire accomplir devant soi une legis actio[11], dans le droit de procéder à un acte tel qu’une adoption, une émancipation, un affranchissement, une in jure cessio. Ce droit, dans l’exercice duquel la procédure n’est qu’une apparence et il n’y a de parties comparantes qu’en la forme, à raison duquel par suite on n’en vient jamais à aucune nomination de juré, est une portion intégrante de la puissance publique supérieure[12], et il n’est intervenu Juridiction de restriction sous ce rapport qu’à l’époque impériale[13]. En revanche, la juridiction contentieuse parait, dès l’époque la plus ancienne, être restreinte à la ville : si le magistrat quitte la ville, elle est suspendue ; s’il franchit la frontière du pays, il l’exerce par l’intermédiaire d’un représentant. La juridiction est donc, dans l’organisation primitive, exclue de l’administration exercée militiæ. En second lieu et dans le même sens, la juridiction contentieuse n’est pas accordée, mètre lorsqu’ils se trouvent à Rome, aux magistrats supérieurs institués en première ligne pour des fins militaires, spécialement au dictateur et au maître de la cavalerie[14]. Enfin, toujours en vertu de la même idée, la juridiction contentieuse fut, à partir de la création de la préture, exclusivement attribuée à l’autorité supérieure la moins élevée, et son exercice fut, sous le rapport positif[15], légalement interdit aux consuls, qu’ils fussent à l’intérieur on à l’extérieur de Rome. Depuis la création de la préture, en l’an 387 de Rome, il n’y a pour tous les citoyens et les sujets de Rome, en tant qu’ils sont justiciables de ses tribunaux, d’autre autorité judiciaire compétente en matière civile que le préteur et plus tard les préteurs de Rome. Il n’y a eu non plus de circonscriptions judiciaires plus étroites que dans la mesure où le préteur de Rome a chargé, d’après des règles déterminées, des représentants (præfecti) de rendre la justice dans ; différents lieux de l’Italie. C’est seulement lorsque Rome commença à acquérir des possessions d’outre-mer que la nécessité se fit sentir de les organises en circonscriptions judiciaires indépendantes, et d’y affecter des magistrats qui g avaient une compétence aussi illimitée que le préteur en Italie. Ce fut là l’origine des provinces et des préteurs provinciaux qui, comme le prouvent leur nom et les faits, ont été créés en première ligne en vue de la juridiction civile[16], bien qu’ils aient assurément reçu de suite et qu’en présence de l’indivisibilité de l’imperium, ils aient nécessairement da recevoir aussi le commandement militaire dans leur circonscription. La question de savoir dans quelle mesure les consuls, lorsqu’ils recevaient le commandement militaire dans ces territoires d’outre-mer, étaient du même coup autorisés à exercer la juridiction sera traitée à propos du Consulat. |
[1] Il va de soi que la théorie de la juridiction ne peut être ici qu’esquissée. Parmi les exposés spéciaux donnés dans les manuels de procédure civile, celui de Bethmann-Hollweg, Civilprozess, 2, 31 et ss. est de beaucoup le meilleur ; naturellement la sujet n’y est envisagé qu au point de vue du pur droit civil, bien qu’il puisse assurément être traité d’une manière plus générale comme partie intégrante de l’organisation de l’État romain.
[2] Ulpien, Digeste, 2, 1, 3 : Jurisdictio est etiam judicis dandi licentia, et beaucoup d’autres textes.
[3] C’est là-dessus que repose l’opposition du judicium quod legitimo jure consistit (dans la langue habituelle, judicium legitimum) et du judicium quod imperio continetur (dans la langue habituelle, judicium imperio continens) dans Gaius, 4, 103 et ss. (cf. 3, 181. 4, 80).
[4] Ulpien, Digeste 42, 1, 5, pr. blâme l’édit d’employer l’expression jurisdictio pour la procédure extra ordinem : Melius scripsisset : cujus de ea re notio est. Cet emploi abusif de jurisdictio se rencontre encore ailleurs, par ex. Digeste 2, 15, 8, 18.
[5] La jurisprudence romaine a principalement développé cette terminologie relativement aux magistrats municipaux qui ont la jurisdictio et qui n’ont qu’elle : Ea, dit Paul, Digeste, 56, 1, 26, quæ magis imperii suret quam juris dictionis, magistratus municipalis facere non potest. Il est fait allusion par là à toutes les mesures qui n’ont pas pour caractère d’être introductives d’instances, à la bonorum possessio et à l’in integrum restitutio (Paul, eod. loc.) comme aux actes de juridiction gracieuse. Cet imperium qui complète la jurisdictio est désigné par Ulpien (Digeste 2, 1, 3) par l’expression peu heureuse d’imperium mixtum, cui etiam juris dictio inest, en opposition à l’imperium merum, au jus gladii indépendant de la juridiction civile. A côté de la jurisdictio et de l’imperium qui en dépend, on distingue encore les attributions accidentelles ; ainsi Ulpien, dit (Digeste 26, 1, 6, 2) : Tutoris datio neque imperii est, neque juris dictionis, sed ei soli competit, cui nominatim hoc dedit vel lex vel senatus consulium vel princeps ; il faut se rappeler à ce sujet que la nomination des tuteurs par le magistrat ne constituait aucunement dans le principe une des attributions exclusives du préteur urbain (Ulpien, 11, 13. 25), et que par suite elle n’a pas pu, comme les actes indiqués plus haut, se greffer sur la juridiction, bien qu’elle rentre assurément dans le jus dicentis officium (Digeste 2, 1, 1). Cette dernière distinction est faite principalement parce que l’on peut bien déléguer la juridiction et l’imperium, mais non les attributions reçues ainsi à titre spécial (Digeste 2, 15, 8, 18).
[6] L’interdictum diffère de la formula plus quant à la forme que quant au fond ; c’est un ordre adressé par le magistrat aux deux parties en litige, en face duquel le juré décide par quelle partie il a été enfreint.
[7] Denys, 10, 1. La légende fait mieux ressortir l’administration de la justice pour les décemvirs, que pour les consuls ; elle la mentionne pourtant aussi pour ces derniers ; voir ce qu’il est dit d’Ap. Claudius, consul en 259 (Tite-Live, 2, 27 ; Denys, 6, 24), de L. Cincinnatus, consul en 204 (Denys, 10, 19). Lorsque Coriolan et Kœsso Quinctius, en face de l’accusation capitale dirigée contre eux par les tribuns pour offense aux plébéiens, demandent à être traduits devant les consuls (Denys, 7, 31. 10, 6. 7) ; c’est encore de la procédure civile, en première ligne de l’action d’injures qu’il s’agit. Ce que Pline dit, H. n. 7, 60, 212, de l’annonce des heures par l’accensus consulum se rapporte aussi à l’époque, où ils exerçaient la juridiction.
[8] Certainement imperium est employé, dans la langue habituelle, pour désigner le commandement militaire et fréquemment par opposition à la juridiction ; mais cela n’empêche pas, que lorsqu’il faut indiquer le fondement juridique de la juridiction, on désigne l’imperium au sens large, la puissance générale attachée aux hautes magistratures. Nous avons vu que l’on ne fait ressortir l’imperium comme fondement juridique que dans le cas où le magistrat n’exécute pas simplement la loi, mais se meut d’une façon indépendante, et qu’en partant de là, l’on a divisé l’administration de la justice civile en juris dictio et en imperium ; mais le judicium legitimum repose aussi sur l’imperium, en ce sens que la loi a invité le préteur à user de son imperium pour organiser cette instance. Imperium n’est guère employé en matière de juridiction dans d’autres tournures ; lorsque Caton (dans Aulu-Gelle, 19, 23) dit du juré du judicium de moribus : Imperium quod videtur habet, il lui attribue par là en un certain sens, à titre de comparaison, une liberté d’action analogue aux pleins pouvoirs du général.
[9] On verra, dans les parties qui les concernent, que les décemvirs litibus judicandis et les tres viri capitales n’ont pas la juridiction qui appartient aux magistrats, mais le rôle de jurés, et que les præfecti, lors même qu’ils sont magistrats, ne font que représenter le préteur, comme le tribun militaire représente le général, et n’ont pas de juridiction propre.
[10] On comparera à ce sujet, tome IV, la théorie de l’Édilité. Sans nul doute, l’édile pouvait constituer un judicium quod imperio continetur ; si, des deux parties en conflit, l’une était un non citoyen, il n’y en avait pas d’autre de possible.
[11] Magistratus apud quem legis actio est (Aulu-Gelle, 5, 14, 3. Digeste, 1, 7, 4. tit. 16, 3. Cod. Just. 8. 48, 1), ou qui legis actionem habet (Paul, 2, 23, 4. Digeste. 1. 20, 1). Jurisdictionem non contentiosam, sed voluntariam habent (Digeste 1, 16, 2, pr.). Le mot jurisdictio est employé ici au sens large ; dans le langage rigoureux, ces actes ont lieu imperio magistratus (Gaius, 1, 98. 99), et, par suite, ne peuvent être accomplis par des magistrats qui n’ont que la juridiction.
[12] Les preuves sont inutiles pour le consul et le préteur. Ce droit est reconnu au dictateur et à l’interrex par Tite-Live, 41, 9 ; au proconsul, même en dehors de sa province, par Pline, Ep. 7, 46, 3. 32,1, et Paul, Digeste 1, 7, 36, 1. tit. 16, 2, pr. 40, 2, 17 ; au légat de province impérial pro prætore, par Gaius, 1, 100-102. — On remarquera ici que ce pouvoir fait absolument défaut aux magistrats qui n’ont pas l’imperium ; l’affranchissement devant le censeur a, comme on sait, une forme différente, et ne consiste pas dans un procès simulé.
[13] Sous l’Empire, ce pouvoir fait défaut au légat du proconsul (Digeste 1, 16, 2, 1. l. 3) et au questeur provincial, bien que l’un et l’autre soient pro prætore. A l’époque ancienne, la juridiction volontaire était sûrement une conséquence forcée des pouvoirs proprétoriens. — Le texte de Paul, Digeste 40, 2, 47, accorde bien, en contradiction directe avec Digeste 1, 1 2, 3, la legis actio au légat du proconsul lui-même ; mais ejus parait être une addition des compilateurs, qui ont partout effacé la mention du legatus Augusti provinciæ, et c’est probablement à la dernier que se référait le teste dans sa forme primitive.
[14] Aucune indication ne nous est transmise sur la situation du dictateur et du maître de la cavalerie par rapport à la juridiction civile ; mais il n’est pas douteux qu’ils ont été soumis, dès le principe, é la restriction qui pèse, depuis les lois Liciniennes, sur les consuls.
[15] Sous le rapport négatif, les consols influent encore sur la juridiction, dans la forme de l’intercession.
[16] A la vérité tous les judicia qu’ils organisent appartiennent à ceux quæ imperio continentur ; mais il ne s’agit pas là de l’imperium militaire, il s’agit de celui qui est attaché à la juridiction.