IV. — LA JURIDICTION CRIMINELLE.La peine portée par la loi contre un crime ou un délit est appliquée, selon les dispositions de cette loi, soit par la victime, soit par l’État. Le premier et large domaine appartient au droit privé, même dans les cas peu nombreux où la peine est la peine capitale, par exemple, d’après les XII Tables, en matière de furtum manifestum : le procès se passe exclusivement inter privatos, et l’État se borne à jouer ce rôle d’arbitre qu’il prend d’une manière générale en face des contestations privées. Il s’agit ici du second domaine, dans lequel l’État, par l’intermédiaire de ses représentants, exige lui-même la peine de celui qui la doit : c’est cette branche du droit public que l’on appelle le droit criminel. On soumet à un tel régime avant tout et nécessairement les crimes dirigés contre l’État en soi, comme par exemple la haute trahison et la désertion. Mais, même parmi les délits dont la victime immédiate est un simple, citoyen, il y en a que l’État attire à lui, ainsi, dans le plus ancien droit romain qui nous soit connu, le meurtre et l’incendie. La limite entre les deux domaines n’est pas déterminée par des principes généraux, mais par des considérations d’opportunité et les habitudes courantes. Ici, où nous n’avons pas à étudier le droit criminel de Rome, mais seulement le pouvoir de punir des magistrats, il importe moins de déterminer dans quels cas l’état intervient pour infliger une peine, que de résoudre la question de savoir par qui il est représenté dans ce but, et à quelles conditions comme à quels genres de peine est liée l’intervention des diverses catégories d’organes du peuple, comices ou magistrats. Lorsque c’est l’État lui-même qui agit contre le coupable, la procédure qui est mise en mouvement est celle que les Romains de l’époque récente appelèrent la cognitio du magistrat, celle que les jurisconsultes modernes appellent la procédure inquisitoriale : il peut y avoir un dénonciateur, mais il n’y a pas d’accusateur ; c’est le magistrat auquel l’affaire est déférée qui représente au procès l’État offensé, et c’est lui qui tranche ce procès. — Le pouvoir judiciaire du magistrat devant, d’après la nature de nos documents, être principalement étudié en même temps que les différentes magistratures ; cet exposé général est destiné à rassembler ce qui se trouve ainsi dispersé dans des parties spéciales, et à donner, sur le pouvoir judiciaire des magistrats, la vue d’ensemble que ne peut fournir un traité de droit public qui suit l’ordre des magistratures. En face d’un délit public, la cognitio du magistrat apparaît, tant que l’imperium est concentré dans une seule main, comme illimitée. Elle l’était particulièrement en ce sens que, dans toutes les affaires, la constatation des faits, la prononciation et l’exécution de la peine rentraient à la fois dans les droits et Ies devoirs du dépositaire de l’imperium, sans qu’il fût jamais obligé, bien qu’il en eût peut-être le droit, de consulter le peuple au sujet de la peine. La même puissance royale absolue et en particulier susceptible de délégation illimitée, qui sert de base à la coercition et qui subsista même par la suite dans l’imperium militaire, est aussi le point de départ du droit de justice criminelle du magistrat. Cela ne veut pas dire que, dans ce régime, on pût appliquer n’importe quelle peine à n’importe quelle infraction, ni qu’il n’y eût pour la procédure pénale absolument aucune forme arrêtée. Mais il faut, par analogie de la procédure militaire de l’époque postérieure, y reconnaître au magistrat une bien plus grande liberté d’action soit relativement au choix de la peine, soit en face des règles usitées de procédure. Sous la République, la cognitio pénale présente le même caractère d’arbitraire illimité, lorsque le magistrat doit statuer sur une femme, sur un étranger ou hors de la ville. La magistrature ne se trouve liée que lorsque intervient le droit de provocation. Ce n’est qu’à la condition que ce dernier soit fondé que l’on peut distinguer la justice de la coercition. Le droit de la République ne connaît que deux peines qui fondent la provocation : la peine de mort et l’amende excédant le taux de la provocation, que le magistrat ne prononce pas seulement à son gré (dicit), mais qu’il entreprend aussitôt de défendre par une rogatio adressée aux comices (inrogat)[1]. Il n’y a en effet que la multa déterminée par l’appréciation du magistrat qui rentre dans le cadre de la justice criminelle. Celle qui est taxée par la loi présente le caractère d’une créance pécuniaire de l’État contre un particulier, et, par conséquent, c’est dans la section suivante, à propos du patrimoine de l’État, qu’il devra en être traité. Nous avons déjà parlé des deux peines au sujet de la coercition. Il ne reste ici qu’à chercher dans quelle mesure la juridiction donnant lieu à provocation appartient aux divers magistrats. La magistrature supérieure consulaire et prétorienne est dépourvue dans l’intérieur de la ville de la juridiction criminelle comme de la coercition correspondante. Il n’y a pas un seul cas certain dans lequel un des titulaires de l’imperium ait prononcé la peine de mort ou une peine pécuniaire, de manière à donner lieu à provocatio[2]. Mais la juridiction ne leur manque pas parce qu’ils ne l’ont pas, elle leur manque parce qu’ils ne peuvent l’exercer[3]. En laissant de côté les chefs de la plèbe, nous trouvons, à l’époque la plus ancienne, la justice criminelle dans les mains de magistrats dépourvus de l’imperium et du droit de rassembler le peuple, par conséquent du droit d’introduire et de faire aboutir une instance devant les comices judiciaires. Ces magistrats sont des magistrats permanents, les questeurs, pour les crimes ordinaires de droit commun, et, à leurs entés, pour le plus grave de tous les crimes, la perduellio, des duoviri non permanents[4]. Les uns et les autres ne peuvent être regardés que comme des représentants forcés des magistrats supérieurs. Il a sans doute été fait, dès l’époque royale, en matière criminelle, un usage multiple du droit de libre délégation qui a dû nécessairement être lié à la puissance royale[5]. Lors de l’établissement de la constitution consulaire, il fut ou absolument prescrit ou absolument interdit à la magistrature supérieure de transférer ses pouvoirs ; or on a, pour la procédure criminelle comme pour la procédure civile, adopté la première alternative qui écarte les conflits directs entre les magistrats supérieurs et l’assemblée du peuple. Les consuls conservèrent bien en principe le pouvoir judiciaire. Mais, de même que, dans la procédure civile, ce n’était que par l’intermédiaire des jurés qu’ils pouvaient condamner ou absoudre, il leur fallait ici déléguer aux questeurs et aux duumvirs l’introduction, la conduite et l’exécution des poursuites criminelles[6]. Il leur resta du moins une influence indirecte sur l’administration de la justice, tant qu’ils conservèrent le droit de choisir ces délégués, permanents ou non. Mais ils le perdirent au profit des comices, probablement, pour les questeurs,-lorsque le consulat fut rétabli après la chute des décemvirs. Et alors leur droit de justice criminelle ne fut plus qu’un mot vide, qui mettait, en théorie, d’accord’ avec les principes constitutionnels les sentences prononcées par les questeurs et les convocations des comices faites par eux. La magistrature supérieure plébéienne ne fut pas soumise à cette limitation de pouvoirs. Elle a possédé dès le principe et tribun du peuple. Elle a conservé par la suite son droit absolu de vie et de mort, au reste moins solidement appuyé sur des lois pénales positives que n’est la procédure de parricidium et de perduellio. Tant que la magistrature des tribuns a été une magistrature essentiellement plébéienne, leur droit de punir s’est exercé pour la défense des privilèges plébéiens. Lorsque le tribunat du peuple a été constitué, soit en droit, soit exclusivement en fait, en magistrature de l’État tout entier, il fit, si l’on peut dire, entrer, dans ses attributions la défense du peuple contre les magistrats et les mandataires infidèles, et il fonctionna pendant des siècles comme tribunal politique supérieur. Mais il n’est, selon toute apparence, jamais allé plus loin. Sa compétence en matière criminelle n’est assurément jamais définie en termes positifs. Mais, aussi bien d’après la marche historique de l’évolution que d’après les exemples particuliers que nous avons en foule, on parait avoir regardé comme rentrant dans la compétence judiciaire des tribuns, à côté de leur droit de se défendre eux-mêmes, toutes les offenses directes à l’État, et ils semblent en conséquence avoir pris la place des duoviri perduellionis de bonne heure disparus. Au contraire les crimes qui sont dirigés en première ligne contre les particuliers, comme le meurtre, l’incendie, ont dû rester soumis à la compétence des questeurs, jusqu’à ce qu’au septième siècle la procédure accusatoire entra pour eux en vigueur. Le grand pontife exerçait son droit de prononcer des amendes, même en excédant le taux de la provocatio et en se soumettant par là au verdict des comices judiciaires. Mais sans doute il ne le faisait que dans la sphère de ses attributions, à l’encontre des prêtres insubordonnés de son collège. Les magistrats inférieurs qui ne jouent pas comme les questeurs le rôle de représentants des magistrats supérieurs, sont étrangers à la justice criminelle donnant lieu à la provocation : Une raison suffit ; c’est qu’ils n’ont pas le droit d’agir avec le peuple. Nais les poursuites pénales faites par les édiles constituent une exception dont l’on ne voit pas immédiatement le fondement. L’édile s’abstient d’intenter les actions contre les magistrats et les mandataires du peuple que le tribun, s’attribue, non pas pour ne pas empiéter’ sur la, compétence du magistrat supérieur plébéien, mais parce qu’il ne peut, en sa qualité de magistrat inférieur, invoquer le droit général de représentation du peuple sur lequel s’appuient les procédures criminelles engagées par les tribuns. Au contraire, pour tons les délits qui peuvent en vertu des lois être frappés d’une forte amende, ce sont les édiles, qui paraissent prononcer l’amende et la défendre devant les comices. Ce rôle des édiles ne peut aucunement s’expliquer par leurs autres attributions[7]. II résulte probablement d"une réglementation systématique des attributions des magistrats en matière pénale. Les lois romaines établissent fréquemment des amendes en concédant à tout magistrat muni en vue de sa coercition du droit d’amende limité la faculté de l’exercer sans limite, mais sauf la provocation, dans le cas dont elles s’occupent, — en faisant ainsi de tous ces magistrats les gardiens de la nouvelle disposition pénale[8]. Or, lorsque les édiles ont prononcé de fortes amendes, — les principaux cas sont ceux de mauvais sorts jetés aux récoltes, de stuprum, d’accaparement de grains, d’usure, d’usage abusif des pâtures publiques, — ils paraissent l’avoir toujours fait en vertu de lois contenant la clause en question. On s’explique par là d’une manière satisfaisante l’intervention des édiles en dehors de leur compétence ordinaire. Il est cependant surprenant que les édiles aient seuls fait usage de la concession générale. Mais il serait encore plus étrange que l’on ne trouvât la preuve d’aucune application pratique, faite par aucun magistrat, de cette faculté qui fut visiblement très souvent concédée, et les édiles ont pu parfaitement être amenés à en faire usage avec une fréquence toute spéciale. D’une part, ils étaient les moins élevés en rang parmi les magistrats qui avaient la coercition, et lorsque plusieurs magistrats étaient invités à faire des actes de même nature, ce devait tare de préférence les inférieurs qui obéissaient à l’invitation. D’autre part, le droit spécial reconnu aux édiles de ne pas verser leurs gains judiciaires à l’imperium, mais de les employer à leur guise présente un rapport visible avec cas actions en paiement d’amendes. Si l’on admet qu’une loi générale ait concédé aux seuls édiles cette prime à l’accusation, plus ancienne que toutes les autres, il y à eu là pour eux une invitation spéciale de se charger de cet office, non moins laborieux qu’impopulaire. — Nos renseignements n’excluent pas la supposition que les tribuns du peuple tout au moins aient eu le pouvoir d’intenter ces actions et que parfois ils les aient intentées[9]. Le droit criminel exposé jusqu’à présent, et qui a pour assises la cognitio, du magistrat et l’instance en provocatio devant les comices, a subsisté en principe tant que dura la République. Mais il fut pratiquement remplacé, dans le cours du septième siècle, par une combinaison de la première phase de la procédure criminelle avec la procédure civile où le demandeur et le défendeur sont mis l’un en face de l’autre et oit le débat est tranché par des jurés. La quæstio du droit moderne, organisée d’abord pour certains délits, dont la réparation était d’après l’ancien système poursuivie dans les formes de la procédure civile, n’a d’abord été qu’une procédure civile modifiée et renforcée par la haute direction d’an magistrat et par l’augmentation du nombre des jurés. Mais, dans le développement postérieur que reçut l’institution pendant l’agonie de la. République, on fit rentrer dans les mêmes formes hybrides tous les crimes, même le meurtre et la haute trahison, et la procédure pénale antérieure fut par là essentiellement anéantie. L’élimination de toutes les peines non relatives aux biens et les efforts souvent nuisibles et encore plus souvent impuissants tentés parla législation tantôt pour provoquer et tantôt pour enchaîner les accusations privées fournissent le plus criant témoignage de cet état de choses[10]. Quand vint ensuite le Principat, la procédure des quæstiones fut, à son tour, d’abord restreinte et progressivement remplacée par la cognitio libre de provocation du magistrat, rétablie sous une double forme, celle de la procédure consulaire, où le sénat joue le rôle d’un consilium dont l’avis est obligatoire, et celle de la cognitio de l’empereur, prenant purement et simplement son fondement en elle-même[11]. — Le cycle est ainsi accompli, et comme toujours la mort y est semblable à la naissance. |
[1] Cicéron, De leg. 3, 3, 6 : Cum magistratus judicassit inrogassitve, per populum multæ pœnæ (plutôt pœnæ multæ) certatio esto.
[2] L’histoire du décemvir C. Julius qui, alors qu’il eut pu juger lui-même, donna carrière é la provocation et forma son accusation devant le peuple, n’a peut-être reçu cette forme que dans Tite-Live, 3, 33, 40 ; car Cicéron, De re p. 9, 36, 61, ne dit rien d’une accusation personnelle ; au reste il est, en tout cas, anormal.
[3] Pour montrer que le magistrat supérieur n’a pas seulement omis d’exercer ce droit, mais qu’il lui faisait défaut, on peut invoquer : en premier lieu, le caractère obligatoire de la délégation que nous allons avoir de suite à étudier, car il n’est guère compatible avec lui que le déléguant continue à exercer la même fonction ; en second lieu, la désignation de la multa non soumise à la provocatio, qui est en première ligne prétorienne, comme la plus élevée ; car la qualification n’est exacte qu’en l’entendant au sens absolu.
[4] Ce point et les détails qui s’y rapportent sont développés tome IV, au sujet de la questure et du duumvirat perduellionis. La question de savoir si, tant que la multa ne donna pas lieu à provocatio, les consuls n’ont pas gardé la juridiction criminelle dans la même mesure, est aussi discutée là.
[5] La libre délégation de la juridiction a continué à appartenir à l’imperium de la république exercé dans le cercle de la compétence militiæ ; et cette compétence n’est pas autre chose que l’imperium royal.
[6] Ceci doit être compris dans le même sens que la représentation du préteur par le questeur et le légat pour la juridiction civile. Le questeur remplit, dans la procédure criminelle, toutes Ies fonctions du magistrat, en matière d’instruction comme de jugement. On ne peut aucunement comparer le rôle joué par le questeur dans la procédure criminelle avec celui joué par l’unus judex dans la procédure civile.
[7] L’édile peut bien, il est vrai, se servir de la multa pour sa propre défense (Aulu-Gelle, 4, 14) ; il peut également, lorsque ses fonctions lui donnent lieu dé prononcer des multæ, les prononcer de telle nature que l’affaire aille devant les comices. Mais de beaucoup la plupart des procès faits par les édiles ne peuvent se ramener ni à l’un ni à l’autre des points de vue.
[8] Loi Silia. Lex Bantina, ligne 3 : Sei quis mag(istratus) multam intogare volet [... dum minoris] partus familias taxsat liceto. La Lex Tudertina contient une disposition semblable. On laisse toujours au magistrat la liberté de fixer le montant de la peine ; mais on la limite souvent par un maximum. Il n’y a pas besoin de conclure de la formule : Qui volet magistratus multare liceto, que les magistrats qui n’ont pas ailleurs le droit d’amende le reçoivent pour l’hypothèse, et ce n’est pas à croire. Cicéron désigne la cognitio qui conduit à la procédure de provocatio comme un droit général des magistrats (De leg. 3, 3, 10 : Omnes magistratus auspicium judiciumgue habento et l’explication c. 12, 27 : Omnibus magistratibus... judiciadantur..., ut esset populi potestas, ad quam provocaretur) ; mais je n’y vois qu’une explication, c’est qu’il fait allusion soit à la clause qui volet magistratus, soit à la procédure dirigée par les questeurs pour les consuls ; à moins encore que l’auteur n’ait substitué à la réalité le régime qu’il désire.
[9] Il y est même fait clairement allusion, dans Plaute, Trucul. 4, 2, 47 : une femme qui reçoit de l’argent pour une cause immorale de plusieurs personnes (lux adversus legem accepisti a plurumis pecuniam) est menacée d’une double poursuite : la dénonciation à tous les magistrats (jam hercle apud hos — ceux qui sont présents — omnis magistratus faxo erit nomen tuom) et l’action civile eu restitution du quadruple. La première poursuite est visiblement la procédure en paiement de multa, qui, de la manière dont s’en servaient les édiles, s’appliquait en première ligne au stuprum et aux faits du même genre. Voir à ce sujet, tome IV, la section des tres viri capitales.
[10] V. à ce sujet, tome III et IV, les théories de la Préture et de la Présidence de jury constituée en magistrature.
[11] V. tomes III et V, les théories, du Consulat et de la Justice criminelle impériale.