LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

TOME SECOND

LIVRE NEUVIÈME. — LA COMMUNE - DU 11 AVRIL À LA FIN DE MAI.

 

 

Le maréchal de Mac-Mahon à la tête de l'armée de Versailles. — Trois corps vont opérer contre Paris. — Positions qu'ils occupent. — Commencement des opérations. — Proclamation mensongère de la Commune. — La France se lève-t-elle ? Décrets contre la colonne Vendôme et la chapelle expiatoire ; la guerre aux pierres. Haines puériles contre les monuments. — Le Soir, la Cloche, l'Opinion nationale, le Bien public sont supprimés. Arrestation de Chaudey par ordre de Raoul Rigault. Destitution et emprisonnement de Cluseret. — Nomination de Rossel ; sa candeur, son ambition, son erreur. —La situation s'aggrave. Tiraillements dans la Commune. — L'indiscipline. — Création du comité de salut public. — Prise du fort d'Issy. — Arrestation de Rossel ; son évasion. — Delescluze est nommé délégué à la guerre. — Proclamation du gouvernement de Versailles aux Parisiens. Opérations militaires. — La maison de Thiers est rasée. — Proclamation de Delescluze. La colonne Vendôme est renversée. — Rigueurs contre la presse ; suppression du Siècle. — Entrée de l'armée de Versailles ; la bataille, les incendies, les massacres, les exécutions. Les morts de la Commune. — Derniers efforts de l'insurrection. — Fin de la Commune.

 

Une dépêche de Versailles, 11 avril, annonce à la France que le maréchal de Mac-Mahon est appelé à commander l'armée et que les généraux de Cissey et Ladmirault sont placés sous ses ordres. Le maréchal de Mac-Mahon était depuis peu revenu d'Allemagne où il était resté depuis la fatale journée de Sedan. Secondé ou plutôt dirigé par M. Thiers, dont l'activité était de tous les instants, il reconstituait l'armée avec les prisonniers qu'un privilège spécial ramenait prématurément de la captivité. L'armée de Versailles fut composée de trois corps : le 1er, sous les ordres du général Ladmirault, forme la gauche ; la division Maudhuy occupe Courbevoie et le pont de Neuilly ; la division Montaudon garde Rueil et Nanterre ; la division Grenier est à Villeneuve-l'Étang. Le 2e corps, commandé par le général de Cissey, formant la droite, s'établit à Châtillon, Plessis-Piquet et dans les villages semés en arrière de la Bièvre. Le 3e corps, aux ordres du général du Barail, est entièrement composé de cavalerie et doit couvrir la colonne de droite. Les remparts de Paris offrent un saillant plus abordable que les autres, c'est le Point-du-Jour, que protège le fort d'Issy. Il faut donc s'emparer de ce fort avant de commencer les travaux d'approche vers l'enceinte.

Le 12 avril, le corps de Cissey commence les travaux de tranchée et place de nouvelles batteries sur le plateau de Châtillon. Ladmirault s'empare du village de Colombes. La redoute de Gennevilliers est enlevée ; les troupes s'avancent jusqu'aux abords du château de Bécon dont il importe de s'emparer pour établir des batteries destinées à contre-battre celles des gardes nationaux, à Asnières et à Clichy. Quelques jours après (17 avril) le 36e de marche enlève le château de Bécon ; les troupes mettent le parc en état de défense, des batteries sont établies et l'insurrection se voit refoulée sur la rive droite. Du côté de Neuilly, l'artillerie de l'armée de Versailles engage un duel incessant avec les batteries des fédérés de la porte Maillot. Les maisons de Neuilly sont criblées d'obus et leurs malheureux habitants, pris entre deux feux, n'ont plus d'autre refuge que leurs caves où ils vont passer les jours et les nuits dans des angoisses mortelles, on attendant qu'un armistice, qui sera tardif, vienne leur permettre de se réfugier dans Paris. Sur la droite, le corps de Cissey s'avance graduellement vers le fort d'Issy en établissant des parallèles entre Clamart et Châtillon. Les forts de Vanves et d'Issy sont couverts de projectiles. Ils répondent vigoureusement à cette attaque furieuse. Mais les fédérés perdent visiblement du terrain. De toutes parts se dressent de nouvelles batteries. L'armée de Versailles se renforce chaque jour par l'envoi de nouvelles troupes ; les travaux de retranchement destinés à isoler les forts attaqués sont poursuivis avec une prodigieuse activité. Les fédérés se battent avec une rare énergie ; on excite leur courage par de mensongers bulletins de victoire ; mais leurs pertes quotidiennes ne se réparent pas. La confiance baisse, et les proclamations pompeuses de la Commune ne font pas lever de nouveaux défenseurs pour prendre la place de ceux qui tombent. C'est vainement qu'on promet aux fédérés que toute la France se lève pour accourir à leur secours. Le découragement perce dans ces promesses inutiles : « Courage, disait une affiche, nous touchons au terme de nos souffrances. Il ne se peut pas que Paris s'abaisse au point de supporter qu'un Bonaparte le reprenne d'assaut ! Il ne se peut pas qu'on rentre ici régner sur des ruines et des cadavres ! Il ne se peut pas qu'on subisse le joug des traîtres qui restèrent des mois entiers sans tirer sur les Prussiens et qui ne restent pas une heure sans nous mitrailler. Des femmes, des enfants, des vieillards, des innocents sont tombés sous leurs coups ; ce n'est plus seulement Paris qui est frémissant de rage et d'indignation, mais la France ; la France tout entière, s'agite écœurée, furieuse, cette belle France qu'ils ont ruinée et livrée et dont ils voudraient se partager les restes, comme des oiseaux de proie abattus dans un champ de carnage !... Les gens de Versailles, citoyens, vous disent découragés et fatigués ; ils mentent et le savent bien. Est-ce quand tout le monde vient à vous ; est-ce quand de tous les coins de Paris on se range sous votre drapeau ; est-ce quand tous les soldats de la ligne, vos frères, vos amis, se retournent et tirent sur les gendarmes et les sergents de ville qui les poussent à vous assassiner ; est-ce quand la désertion se met dans les rangs de nos ennemis ; quand le désordre, l'insurrection règnent parmi eux et que la peur les terrifie, que vous pouvez être découragés et désespérer de la victoire ? Est-ce quand la France tout entière se lève et vous tend la main ; est-ce quand on a su souffrir si héroïquement pendant huit mois, qu'on se fatiguerait de n'avoir plus que quelques jours à souffrir, surtout quand la liberté est au bout de la lutte ! »

La France ne se levait pas pour prendre en main la défense de la Commune de Paris ; elle procédait en ce moment même, dans une tranquillité parfaite, à ses élections municipales. A Lyon seulement quelques désordres éclataient, aussitôt apaisés. Les soldats de la ligne ne tiraient pas sur les gendarmes et les sergents de ville, mais ils poussaient rapidement et méthodiquement leurs travaux d'approche ; dans Paris enfin, il n'était pas vrai que la Commune vit de nouveaux adhérents se ranger sous ses drapeaux ; bien au contraire. Les violences dont elle se rendait coupable lui aliénaient les hommes qui auraient pu, dans le principe, se décider plutôt pour elle que pour le gouvernement légal.

Le Journal officiel publiait, le 12 avril, un décret ainsi conçu :

« Considérant que la colonne impériale de la place Vendôme est un monument de barbarie, un symbole de force brute et de fausse gloire, une affirmation du matérialisme, une négation du droit international, une insulte permanente des vainqueurs aux vaincus, un attentat perpétuel à l'un des trois grands principes de la République française, la fraternité, ordonne que la colonne de la place Vendôme soit démolie. » Quelques jours après, autre décret : la chapelle dite expiatoire de Louis XVI sera détruite, « considérant que l'immeuble connu sous le nom de chapelle expiatoire de Louis XVI est une insulte permanente à la première Révolution et une protestation perpétuelle de la réaction contre la justice du peuple. » Si cette guerre aux monuments avait pu assurer la victoire de la Commune, on aurait compris ces décrets. La colonne Vendôme n'était point sans doute un chef-d'œuvre, mais on en peut dire autant d'une foule de monuments historiques. La renverser, sous prétexte qu'elle rappelait la mémoire de Napoléon 1er, c'était peut-être le fait de grands politiques, mais il aurait fallu du même coup effacer de l'histoire le souvenir du premier Empire. Peut-être aussi la Commune choisissait-elle mal son moment. Les Prussiens entouraient Paris, la France venait de subir des désastres mémorables, et c'est à cette heure qu'on abattait un monument qui célébrait moins la gloire de Napoléon 1er que les victoires des armées françaises ! Le patriotisme n'exigeait point ce sacrifice. On évoquait la « fraternité » des peuples et le respect du « droit international, » et la France était en train de subir l'écrasant fardeau de l'occupation étrangère, et l'ennemi campait à ses portes, qui lui avait arraché deux de ses provinces ! Enfin, quoi de plus puéril et de plus étroit que cette haine qui s'adresse à des blocs de pierre à cause de l'idée qu'ils représentent ? Les vicissitudes politiques se succèdent sans relâche à travers l'histoire. Faudra-t-il que tous les monuments tombent l'un après l'autre suivant la fortune des partis ? Commencez-donc par supprimer l'histoire, ou renoncez à ces vengeances mesquines qui créent autour d'un nom que vous détestez — et que vous détestez avec raison — un prestige que peut-être il avait à jamais perdu.

Sur ces entrefaites, la liberté de la presse et la liberté individuelle recevaient de nouvelles atteintes. Les journaux le Soir, la Cloche, l'Opinion nationale et le Bien public sont supprimés, « attendu, dit l'arrêté, qu'il est impossible de tolérer dans Paris assiégé dos journaux qui prêchent ouvertement la guerre civile, donnent des renseignements militaires à l'ennemi et propagent la calomnie contre les défenseurs de la République. » Gustave Chaudey, républicain éprouvé, publiciste de talent et l'un des rédacteurs du Siècle, est arrêté dans les bureaux de ce journal, par ordre du préfet de police de la Commune, Raoul Rigault. Chaudey avait été, pendant le siège, l'un des adjoints du maire de Paris ; il se trouvait dans l'intérieur de l'Hôtel-de-Ville pendant que les émeutiers du 22 janvier tentaient leur coup de main inutile. On se souvient que les mobiles avaient fait feu sur les insurgés et que plusieurs de ces hommes conduits par Raoul Rigault en personne étaient tombés sur la place. Raoul Rigault, depuis ce jour, ne cessa d'accuser Chaudey, faussement d'ailleurs, d'avoir commandé le feu. La vérité, c'est que l'ancien adjoint du maire de Paris avait été fort surpris d'entendre éclater la fusillade. Mais quand une idée avait pénétré une fois dans l'étroite cervelle de Raoul Rigault, elle n'en sortait plus. Devenu, selon son rêve, préfet de police de la Commune, et se trouvant en position d'assouvir sa haine, Rigault commença par faire dénoncer Chaudey dans le Père Duchêne, rédigé par Wermersch. Chaudey ne se cachait point, il signait tous les jours des articles dans le Siècle ; il poussa l'imprudence ou la générosité jusqu'à croire que la dénonciation sauvage du Père Duchêne n'était pour son auteur qu'un jeu d'enfant et qu'il n'y avait pour lui aucun danger à se montrer et à écrire comme de coutume. Il se trompait : Raoul Rigault était de ceux qui ne pardonnent pas. Le 14 avril, vers quatre heures du soir, Chaudey était arrêté et conduit à Mazas.

Cependant, la situation empirant toujours, de graves dissentiments naissaient au sein de la Commune et se trahissaient au dehors. Il y avait une lutte sourde entre la Commune et le comité central qui, malgré sa retraite plus apparente que réelle, revenait très-souvent en scène par des proclamations à la garde nationale. Il y avait, en outre, des déchirements continuels entre les membres de la Commune. Les comptes rendus des séances en font foi ; les orateurs se menaçaient. On n'était d'accord ni sur la marche politique à suivre, ni sur les opérations militaires ; on se tenait en suspicion. La confusion régnait dans les régions officielles. Dans la séance du 21 avril, un membre propose l'arrestation de Félix Pyat, qui a blâmé dans son journal les rigueurs contre la presse, qu'il a conseillées et approuvées au sein de la Commune. Pyat donne sa démission, puis la retire sur les instances, dit-il, des femmes de son quartier. La Commune a des agents qui soulèvent les clameurs publiques. L'un d'eux, Pilotell, photographe, chargé d'arrêter Chaudey, s'est emparé de l'argent qui se trouvait chez ce dernier. Un autre, sous prétexte de rechercher des armes, a pris 200,000 francs à la compagnie parisienne du gaz. L'indignation publique oblige la Commune à restituer cette somme. Enfin, symptôme plus grave encore, le général Cluseret, commandant en chef des forces de la Commune, était publiquement accusé de mollesse, d'impéritie et même de trahison.

Le 30 avril, la Commune rend le décret suivant :

La Commune de Paris,

Considérant qu'en acceptant les fonctions de délégué à la guerre, le citoyen Cluseret en subissait la pleine et entière responsabilité ;

Que cette responsabilité s'applique aussi bien à l'insuffisance qu'a la trahison, dont nous ne l'accusons pas ;

Qu'il résulte évidemment des faits qui se sont écoulés que le citoyen Cluseret a été au-dessous d'une tâche qu'il avait acceptée ;

Qu'en outre sa situation dans l'affaire Rassel n'est pas clairement établie ;

Qu'il importe, à ces points de vue, dans un intérêt public, que cette détention soit maintenue ;

Arrête :

Le doyen Cluseret sera maintenu en état d'arrestation jusqu'à la fin des événements militaires actuels.

Il sera détenu à Sainte-Pélagie.

Signé : ARNOLD, VAILLANT, TRINQUET, DUPONT (Clovis)

 

Cluseret est remplacé au commandement militaire par un jeune homme, jusqu'alors inconnu et qu'attendait une mort tragique, Nathaniel Rossel, ex-capitaine du génie à Metz pendant la guerre contre l'Allemagne. Pendant le siège de Metz, Rossel avait été du nombre de ces vaillants officiers qui, voyant le sombre dénouement préparé par le maréchal Bazaine, avaient formé un complot pour s'emparer du commandant en chef et nommer à sa place un autre général. Enfermé dans la citadelle, il s'était sauvé au moment de la capitulation, avait, sous un déguisement, franchi les lignes ennemies et il était venu à Tours offrir ses services au gouvernement de la Défense nationale. Chargé d'inspecter les places fortes du nord de la France, il devint, au retour de cette mission, directeur du génie au camp de Nevers. C'est là qu'il apprit la révolution du 18 mars. Il accourut à Paris, après avoir donné sa démission au ministre de la guerre. « Instruit par une dépêche de Versailles, — écrivait-il au ministre, — qu'il y a deux partis en lutte dans le pays, je me range sans hésitation du côté de celui qui n'a pas signé la paix, et qui ne compte pas dans ses rangs de généraux coupables de capitulation. » Rossel était évidemment sincère en écrivant ces mots : ils peignent sa candeur, qui était grande, et le trouble de ses pensées, qui était profond. Rossel, nature foncièrement honnête, mais capable des plus tristes emportements, était doué d'une intelligence très-grande, mais mal équilibrée. Il aimait son pays et croyait le servir en s'enrôlant sous le drapeau de la Commune. Il connaissait peu les hommes, ayant toujours vécu parmi les livres ; il connaissait mal surtout ceux dont il allait devenir le compagnon et le collaborateur. Son désenchantement plus tard fut amer, si l'on en croit les pages qu'il écrivit peu de temps avant sa mort. Toutes ses illusions alors étaient tombées ; il le confesse avec la sincérité qui ne l'a jamais quitté. Parce que les membres de la Commune prononçaient certains mots révolutionnaires et copiaient les institutions d'une autre époque, Rossel avait positivement cru que ces hommes continuaient la grande Revolution française. Ces pygmées sans idées lui avaient semble de loin de la mème taille que les géants de la fin du siècle dernier. C'est en cela que sa candeur fut infinie. A cette candeur s'ajoutait un immense besoin de mouvement. Rossel avait conscience de ses capacités et il nourrissait de vastes ambitions. Il se jeta dans la Commune parce que la Commune lui parut l'aurore d'un monde nouveau, meilleur que ce monde officiel et en faveur dont il avait vu à Metz le déplorable affaissement au milieu des circonstances les plus critiques[1]. Il crut, peut-être de bonne foi, on le dirait en lisant sa lettre au ministre de la guerre, que les hommes du 18 mars étaient de taille à recommencer la guerre avec la Prusse et à chasser l'étranger du sol national. Ils ne savaient pas encore combien ces hommes s'étaient faits humbles et petits devant les Prussiens.

Arrivé à Paris, il est d'abord revêtu du grade de chef de légion, puis on le voit président d'une cour martiale qui prononce des condamnations à mort. Dur comme un puritain, impitoyable comme un fanatique, il ensanglante son nom — l'expression est de lui — dans ces fonctions subalternes. Les membres de la Commune, voyant ce jeune homme austère et instruit à leur dévotion, résolurent de s'en faire un instrument. Ils le nommèrent délégué à la guerre en remplacement de Cluseret. Rossel accepta sans hésiter. Il écrit, le 30 avril, à la commission exécutive :

Citoyens,

J'ai l'honneur de vous accuser réception de l'ordre par lequel vous me chargez, à titre provisoire, des fonctions de délégué à la guerre.

J'accepte ces difficiles fonctions, mais j'ai besoin de votre concours le plus entier, le plus absolu, pour ne pas succomber sous le poids des circonstances.

Salut et fraternité.

Le colonel du génie,

ROSSEL.

30 avril 1871.

 

Le péril, pour la Commune, allait grandissant, au moment où le nouveau délégué à la guerre acceptait ces fonctions. Les troupes de Versailles avaient pris le cimetière, les carrières et le parc d'Issy. Le commandant du fort, qui était alors Mégy, avait précipitamment évacué cette position, s'estimant perdu, s'il y restait. Il est vrai que les fédérés n'avaient pas tardé à revenir dans le fort, attendu que les troupes régulières n'avaient pas essayé de l'enlever. Mais une attaque de vive force était imminente[2]. L'armée de Versailles enlevait, dans la nuit du 1er au 2 mai, la gare de Clamart et le château d'Issy. Le Journal officiel de la Commune publiait néanmoins des dépêches où l'on disait aux pauvres dupes de la garde nationale : « Feu ennemi éteint. Versaillais repoussés. Gare de Clamart trois fois attaquée ils sont repoussés vigoureusement. »

Il fallut peu de temps à Rossel pour s'apercevoir que la Commune était une sorte de tour de Babel où l'on ne s'entendait guère ; les socialistes, formant la minorité, étaient en lutte ouverte avec les jacobins, ce groupe violent de pasticheurs de la Révolution dont Félix Pyat et Delescluze étaient les chefs influents. On s'agitait beaucoup et on prononçait des discours très-pompeux ; mais, en somme, on n'avançait pas. La Commune perdait du terrain, et si quelques milliers de fédérés se battaient courageusement, cela n'empêchait ni les jalousies entre les officiers supérieurs, ni les désertions, ni des tiraillements innombrables entre les divers représentants de l'autorité communale. Rossel a dévoilé cette plaie profonde peu de temps avant sa mort. Il y avait, dit-il, un peu partout des chefs particuliers qui n'acceptaient pas ou n'exécutaient pas les ordres. Chaque arrondissement avait son comité, nul, hargneux, jaloux ; l'artillerie était séquestrée par un comité analogue, relevant aussi de la fédération, et qui était une rare collection d'incapables. Chaque monument, chaque caserne, chaque poste avait son commandant militaire, et ce commandant militaire avait son état-major et souvent sa garde en permanence ; tous ces produits de la Révolution n'avaient d'autre titre et d'autre règle que leur bon plaisir, le droit du premier occupant et la prétention de rester en place sans rien faire.

La garde nationale, quand on y regardait de près, offrait un spectacle analogue. Les anciens cadres n'étaient plus obéis, à cause des ordres de réélection ; les nouveaux cadres étaient contestés ou n'étaient pas encore élus : les bataillons saisissaient ce prétexte pour ne pas marcher. Un officier n'était pas plus tôt élu que les protestations contre son élection, les dénonciations contre son caractère et ses opinions arrivaient en masse au ministère de la guerre.

Rossel souffrait de ce désordre. Il prenait son rôle au sérieux et se croyait appelé à reformer ce monde d'intrigues où on se jalousait, où le comité central, désintéressé et en dehors de la scène en apparence, travaillait dans l'ombre à se substituer à la Commune cl à s'emparer de la force armée. Comment débrouiller ce chaos, comment se faire obéir et restaurer la discipline ? Ces choses ne vont point ordinairement avec la défaite, avec la menace toujours plus évidente d'un effondrement prochain. Comme les jacobins étaient sans cesse à chercher des motifs de plagiat dans le passé, on eut l'idée de ressusciter le comité de salut public et d'appliquer à l'année 1871 une institution qui, en d'autres temps et avec d'autres hommes, avait donné de prodigieux résultats. Plus pratiques et plus sensés que leurs, collègues, les socialistes s'élevèrent avec force contre cette passion des emprunts au passé. Cet amour des grands mots les irritait, autant qu'il enivrait les membres de la majorité. On vota donc pour savoir si l'on instituerait oui ou non le comité de salut public. Il y eut, sur soixante-deux votants, trente-quatre voix pour et vingt-huit contre[3]. Puis il fallut choisir les membres du comité. Trente-sept votants seulement ; vingt-cinq membres de la Commune s'étaient abstenus. Les membres du comité de salut public furent les citoyens : A. Arnaud, Ch. Gérardin, Léo Meillet, Félix Pyat, Ranvier. La Commune ne retira de ce comité burlesque aucune force nouvelle ; ce retour vers le passé fut pour beaucoup d'esprits timides un sujet d'épouvante. C'est vers le même temps que Rossel chargeait le citoyen Gaillard de couvrir Paris de barricades.

Cependant l'argent commençait à manquer. Dans l'espace de trois semaines — du 20 mars au 1er mai — la Commune avait dépensé plus de vingt-cinq millions. Quoiqu'on fit argent de tout, quoiqu'on eût fait main basse sur toutes les caisses des administrations et des établissements communaux, on n'avait plus d'argent pour payer la solde de la garde nationale. Les discussions allaient s'envenimant. Rossel, très-absolu, passait déjà pour un « petit Bonaparte ; » la Commune et le comité de salut public se plaignaient de ne recevoir pas de rapports de lui sur les événements militaires. Que se passait-il donc aux avant-postes ? L'armée régulière s'apprêtait à frapper le grand coup. Le 8 mai, le Journal officiel de la Commune reproduit un document qui a paru dans l'Officiel de Versailles. C'est une sorte d'adresse ou d'avertissement aux « Parisiens, » ou mieux encore un ultimatum ; le voici :

LE GOUVERNEMENT DE LA REPUBLIQUE FRANCAISE AUX PARISIENS.

La France, librement consultée par le suffrage universel, a élu un gouvernement qui est le seul légal, le seul qui puisse commander l'obéissance, si le suffrage universel n'est pas un vain mot.

Ce gouvernement vous a donné les mêmes droits que ceux dont jouissent Lyon, Marseille, Toulouse, Bordeaux, et, à moins de mentir au principe de l'égalité, vous ne pouvez demander plus de droits que n'en ont toutes les autres villes du territoire.

En présence de ce gouvernement, la Commune, c'est-à-dire la minorité qui vous opprime et qui ose se couvrir de l'infâme drapeau rouge, a la prétention d'imposer à la France ses volontés. Par ses œuvres, vous pouvez juger du régime qu'elle vous destine. Elle viole les propriétés et emprisonne les citoyens pour on faire des otages, transforme en déserts vos rues et vos places publiques, où s'étalait le commerce du monde, suspend le travail dans Paris, le paralyse dans toute la France, arrête la prospérité qui était prête à renaître, retarde l'évacuation du territoire par les Allemands et vous expose à une nouvelle attaque de leur part, qu'ils se déclarent prêts à exécuter sans merci, si nous ne venons pas nous-mêmes comprimer l'insurrection.

Nous avons écouté toutes les délégations qui nous ont été envoyées, et pas une ne nous a offert une condition qui ne fût rabaissement de la souveraineté nationale devant la révolte, le sacrifice de toutes les libertés et de tous les intérêts. Nous avons répété à ces délégations que nous laisserions la vie sauve à ceux qui déposeraient les armes, que nous continuerions le subside aux ouvriers nécessiteux. Nous l'avons promis, nous le promettons encore ; mais il faut que cette insurrection cesse, car elle ne peut se prolonger sans que la France y périsse.

Le gouvernement qui vous parle aurait désiré que vous pussiez vous affranchir vous-mêmes des quelques tyrans qui se jouent de votre liberté et de votre vie Puisque vous ne le pouvez pas, il faut bien qu'il s'en charge, et c'est pour cela qu'il a réuni une armée sous vos murs, armée qui vient, au prix de son sang, non pas vous conquérir, mais vous délivrer.

Jusqu'ici il s'est borne à l'attaque des ouvrages extérieurs. Le moment est venu où, pour abréger votre supplice, il doit attaquer l'enceinte elle-même. Il ne bombardera pas Paris, comme les gens de la Commune et du comité de salut public ne manqueront pas de vous le dire. Un bombardement menace toute la ville, la rend inhabitable, et a pour but d'intimider les citoyens et de les contraindre à une capitulation. Le gouvernement ne tirera le canon que pour forcer une de vos portes, et s'efforcera de limiter au point attaque les ravages de cette guerre dont il n'est pas l'auteur.

Il sait, il aurait compris de lui-même, si vous ne le lui aviez fait dire de toutes parts, qu'aussitôt que les soldats auront franchi l'enceinte, vous vous rallierez au drapeau national pour contribuer avec notre vaillante armée à détruire une sanguinaire et cruelle tyrannie.

Il dépend de vous de prévenir les désastres qui sont inséparables d'un assaut. Vous êtes cent fois plus nombreux que les sectaires de la Commune. Réunissez-vous, ouvrez-nous les portes qu'ils ferment à la loi, à l'ordre, à votre prospérité, à celle de la France. Les portes ouvertes, le canon cessera de se faire entendre ; le calme, l'ordre, l'abondance rentreront dans vos murs ; les Allemands évacueront votre territoire, et les traces de vos maux disparaîtront rapidement.

Mais si vous n'agissez pas, le gouvernement sera obligé de prendre pour vous délivrer les moyens les plus prompts cl les plus sûrs. Il vous le doit à vous, mais il le doit surtout à la France, parce que les maux qui pèsent sur vous pèsent sur elle, parce que le chômage qui vous ruine s'est étendu à elle et la ruine également, parce qu'elle a le droit de se sauver, si vous ne savez pas vous sauver vous-mêmes.

Parisiens, pensez-y mûrement : dans très-peu de jours nous serons dans Paris. La France veut en finir avec la guerre civile. Elle le veut, elle le doit, elle le peut. Elle marche pour vous délivrer. Vous pouvez contribuer à vous sauver vous-mêmes, en rendant l'assaut inutile, et en reprenant votre place dès aujourd'hui au milieu de vos concitoyens et de vos frères.

 

Cet avertissement menaçant jeta le comité de salut public dans un accès de fureur. Il rendit immédiatement un décret :

Considérant, que dans ce document, le sieur Thiers déclare que son armée ne bombarde pas Paris, tandis que chaque jour des femmes et des enfants sont victimes des projectiles fratricides de Versailles ;

Qu'il y est fait un appel à la trahison pour pénétrer dans la place, sentant l'impossibilité absolue de vaincre par les armes l'héroïque population de Paris ;

Le comité de salut public arrête :

Art. 1er. Les biens meubles des propriétés de Thiers seront saisis par les soins de l'administration dos domaines ;

Art. 2. La maison de Thiers, située place Georges, sera rasée.

 

Le décret fut placardé sur la maison de M. Thiers. Trois jours après, l'hôtel de la « place Georges » était démoli, rasé. La Commune put contempler ces ruines avec orgueil[4]. Il est vrai que cet acte d'inutile vandalisme ne mit pas ses affaires en meilleur état.

Le 9 mai, dans l'après-midi, l'affiche suivante était apposée sur les murs de Paris :

Midi et demi.

Le drapeau tricolore flotte sur le fort d'Issy, abandonné hier soir par la garnison.

Le délégué à la guerre,

ROSSEL.

 

Rossel disait vrai. La Commune exaspérée eut beau démentir la nouvelle et dire : « Il est faux que le drapeau tricolore flotte sur le fort d'Issy. Les Versaillais ne l'occupent et ne l'occuperont pas. La Commune vient de prendre les mesures énergiques que comporte la situation. » Il était vrai que les troupes régulières étaient entrées dans le fort d'Issy. Les derniers détachements de fédérés avaient évacué à l'aube cet amas de débris que les obus labouraient toujours avec furie. Rossel, dont tous les actes étaient entravés par le comité central, avait porté celle mauvaise nouvelle à la connaissance du public, non sans une âpre jouissance. Cet échec n'était-il pas, à ses yeux, la preuve que le comité central ne comptait dans son sein que des brouillons et des incapables ? À la séance de la Commune, les jacobins accusent Rossel de trahison ; seul, Delescluze ose prendre sa défense, et rejeter sur le comité de salut public la responsabilité de l'échec qu'on vient d'essuyer. En conséquence, les membres du comité seront imités à se démettre de leurs fonctions. Quant à Rossel, il sera mis immédiatement en état d'arrestation. Félix Pyat surtout se montrait fort animé contre le délégué à la guerre et contre la minorité socialiste qu'il accusait de lâcheté. A la suite d'une discussion orageuse, la séance est suspendue pour quelques minutes. Les révolutionnaires de 1848 quittent la salle des séances et, comme ils ne paraissent pas à l'heure fixée pour la reprise de la délibération, les membres de la minorité se mettent à leur recherche. On les trouve réunis dans une salle isolée et délibérant à l'exclusion de la minorité. D'où réclamations et protestations. Enfin, la discussion est reprise en commun, et Pyat insiste de nouveau, avec l'aigreur qui le distingue, sur la nécessité de l'arrestation de Rossel. Un membre se lève alors, le citoyen Malon, qui apostrophe Pyat d'une voix indignée : « Vous êtes le mauvais génie de la Révolution. Taisez-vous ! Ne continuez pas à répandre vos soupçons venimeux et à attiser la discorde. C'est votre influence qui perd la Commune, il faut qu'elle soit enfin anéantie[5]. »

Rossel se retire et demande « une cellule à Mazas. » La Commune décide en séance secrète qu'il sera mis en état d'arrestation et renvoyé devant une cour martiale[6], elle nomme à sa place le citoyen Delescluze. Rossel fut arrêté et enfermé dans l'une des salles de l'Hôtel-de-Ville sous la garde d'un membre de la Commune, nommé Gérardin. Le gardien et le prisonnier prirent la fuite ensemble. Le grotesque marchait de front avec le tragique.

Delescluze remplace Rossel au ministère de la guerre. Sera-t-il plus habile que lui ? Les membres de la Commune le pensent, parce que Delescluze n'est pas un militaire, un de ces soldats dont on n'attend plus rien après Cluseret et Rossel. Durant les dix jours que Rossel a gardé le commandement ou a été censé l'exercer, la situation militaire a empiré. Le fort d'Issy, quoi qu'en ait dit la Commune, est aux mains des troupes régulières ; le fort de Vanves est très-menacé. Une batterie formidable de 80 pièces, élevée sur la hauteur de Montretout, balaye le rempart du Point-du-Jour avec furie et rend toute défense impossible dans le rayon de son tir. Les travaux d'approche sont très-avancés et l'heure de l'attaque va sonner. La situation politique est-elle meilleure ? Les tentatives de conciliation ont échoué : mauvais vouloir à Paris, mauvais vouloir à Versailles. La Commune s'est rendue aussi ridicule qu'odieuse en faisant raser la maison de M. Thiers ; le comité central jalouse et paralyse le comité de salut public ; la majorité violente la minorité : elle a menacé de l'emprisonner, et ces discussions intestines ne sont un mystère pour personne. Aucun espoir, aucune chance de salut. On roule vers un dénouement terrible.

Quel est l'homme qui accepte le commandement suprême au bord du précipice ? Charles Delescluze, républicain austère, une intelligence distinguée, une conscience d'honnête homme. Delescluze a plus de soixante ans' ; les luttes d'une existence orageuse et toujours déçue ont aigri son âme. Dans l'intimité, Delescluze est le plus doux des hommes ; homme public, chef de parti, il va jusqu'à l'emportement. Depuis 1832, époque où il s'est jeté dans les luttes politiques, sa vie a été une tourmente perpétuelle ; il a trempé dans les complots et il a connu les douleurs de l'exil. Commissaire de la République dans le département du Nord en 1848, déporté sous l'Empire à Cayenne, il était rentré en France après l'amnistie, pour combattre le gouvernement du 2 décembre, et il lui avait porté des coups terribles dans le journal le Réveil. Pendant le siège de Paris, adversaire déclare des hommes de l'Hôtel-de-Ville, il les accusait de mollesse et d'impéritie ; il sortit irrité de ce long et douloureux blocus, qui laissa tant de cœurs ulcérés. Députe de Paris a l'Assemblée de Bordeaux, il donne sa démission avec éclat pour ne point signer la paix qui arrache deux provinces à la France. Avant de se retirer, il a déposé une demande de mise en accusation du gouvernement parisien de la Défense nationale. Il est à Paris, le 18 mars, quand la révolution éclate. Que se passa-t-il alors dans cette âme orageuse ? Salua-t-il la révolution du 18 mars comme l'avènement de la république de ses rêves ? Était-il convaincu que la France avait besoin, pour reprendre ses traditions de la fin du siècle dernier, de passer par une sorte de cataclysme social ? C'est l'explication de sa conduite ; il crut sans doute à la naissance d'un monde nouveau ; comme à Rossel, la révolution du 18 mars lui semble l'aurore d'une société plus parfaite, plus libre, plus heureuse que cette vieille société dont les institutions soulevaient ses colères. Delescluze ne nourrissait plus sans doute cette illusion au moment où il se laissa nommer délégué à la guerre par la Commune ; mais lui, le toujours déçu et l'éternel vaincu, il ne veut, il ne peut plus attendre. Il tentera un effort désespéré, et s'il est vaincu, cette fois encore, il reste à son désespoir le refuge de la mort. Un fanatisme farouche entraine cet homme au cœur aimant et doux, mais au cerveau étroit et dur. Il est, lui aussi, l'une des victimes de la grande piperie des mots ; il a le courage inébranlable des vieux conventionnels ; il ira jusqu'au bout, non sans avoir démasqué ses compagnons de lutte, qu'il appelle « des fous et des gredins, » et montant, quand tout espoir sera perdu, sur une barricade, il se fera tuer, ne voulant pas survivre aux horreurs dont il a été le témoin et ne voulant pas de la mort des cours martiales.

 

Delescluze notifie son avènement par la proclamation suivante :

À LA GARDE NATIONALE.

Citoyens,

La Commune m'a délégué au ministère de la guerre ; elle a pensé que son représentant dans l'administration militaire devait appartenir à l'élément civil. Si je ne consultais que mes forces, j'aurais décliné cotte fonction périlleuse, mais j'ai compté sur votre patriotisme pour m'en rendre l'accomplissement plus facile.

La situation est grave, vous le savez ; l'horrible guerre que vous font les féodaux conjurés avec les débris des régimes monarchiques vous a déjà coûté bien du sang généreux, et cependant, tout en déplorant ces pertes douloureuses, quand j'envisage le sublime avenir qui s'ouvrira pour nos enfants, et lors même qu'il ne nous serait pas donné de récolter ce que nous avons semé, je saluerais encore avec enthousiasme la révolution du 18 mars, qui a ouvert à la France et à l'Europe des perspectives que nul de nous n'osait espérer il y a trois mois. Donc, à vos rangs, citoyens, et tenez ferme devant l'ennemi.

Nos remparts sont solides comme vos bras, comme vos cœurs ; vous n'ignorez pas d'ailleurs que vous combattez pour votre liberté et pour l'égalité sociale, cette promesse qui vous a si longtemps échappé ; que si vos poitrines sont exposées aux balles et aux obus des Versaillais, le prix qui vous est assuré, c'est l'affranchissement de la France et du monde, la sécurité de votre foyer cl la vie de vos femmes et de vos enfants.

Vous vaincrez donc ; le monde qui vous contemple et applaudit à vos magnanimes efforts s'apprête à célébrer votre triomphe, qui sera le salut pour tous les peuples.

Vive la République universelle !

Vive la Commune !

Le délégué civil à la guerre,

DELESCLUZE.

Paris, 10 mai 1871.

 

Les événements se précipitent ; l'heure de la chute approche. Le délire de la Commune va commencer. Une ombre de liberté restait encore à la presse : c'était trop pour les prétendus républicains de l'Hôtel-de-Ville. Le 12 mai, au moment même où l'on procédait au déménagement de la maison de M. Thiers, le délégué à la sûreté générale supprime d'un trait de plume le Moniteur universel, l'Observateur, l'Univers, le Spectateur, l'Étoile et l'Anonyme. Trois jours après, c'est le tour du Siècle, de la Discussion, du National, du Journal de Paris et du Corsaire. Le Siècle avait protesté contre un arrêté du comité de salut public qui obligeait tout citoyen à se munir d'une carte d'identité et qui donnait à tout garde national le droit d'arrêter un passant pour s'assurer qu'il était porteur de sa carte. Ce fut son arrêt de mort[7].

Le décret rendu contre la colonne Vendôme n'était pas encore exécuté. La solennité de la démolition fut annoncée pour le 16 mai. Une foule immense se porta sur les boulevards et aux abords de la place où quelques membres de la Commune, ceints de l'écharpe rouge, étaient venus se ranger. Une épaisse couche de fumier couvrait la rue de la Paix dans le sens où le cabestan devait entraîner la colonne préalablement sciée à la base. A un signal donné, les câbles se tendent, un craquement se fait entendre ; ce n'est que le cabestan qui se brise. Pendant qu'on va chercher un autre appareil, des ouvriers armés de pioches et de pinces entament plus profondément le fût de la colonne. Le nouveau cabestan commence à fonctionner vers cinq heures. On voit le monument céder, s'incliner, et tout à coup se précipiter vers le sol où il tombe en faisant tout trembler à la ronde et en soulevant un nuage de poussière. Mille cris de joie retentissent ; les musiques jouent la Marseillaise ; des orateurs escaladent le piédestal, où flotte le drapeau rouge, et parlent à la foule qui ne les écoute pas. Telle fut la solennité offerte à Paris par la Commune, tandis que les Prussiens occupaient les forts qui entourent la ville[8]. Les citoyens Miot, membre de la Commune, et Ranvier, membre du comité central, se rendirent à l'Hôtel-de-Ville après la cérémonie. Une foule enthousiaste couvrait la place. Là Miot dit au peuple : « Jusqu'ici notre colère ne s'est exercée que sur des choses matérielles, mais le jour approche où les représailles seront terribles et atteindront cette réaction infâme qui nous mine et cherche à nous écraser. » Ranvier dit à son tour : « La colonne Vendôme, la maison de M. Thiers, la chapelle expiatoire, ne sont que des exécutions matérielles. Mais le tour des traîtres et des royalistes viendra inévitablement, si la Commune y est forcée. »

Ces discours forcenés n'étaient pas, malheureusement, une vaine bravade. Miot et Ranvier parlaient très-sérieusement. La Commune acculée, poussée au bord de l'abîme, sentait qu'elle allait mourir, mais elle entendait faire payer à Versailles sa victoire. On était arrivé dans un de ces moments tragiques où la vie humaine ne compte plus. Ces gens qui traitaient volontiers les Versaillais de brigands et d'assassins approuvaient l'assassinat d'un jeune garçon soupçonné d'être un espion de l'armée régulière et que le général La Cécilia venait de fusiller sans forme de procès, sur l'ordre du citoyen Johannard, membre de la Commune. Ce Johannard fait part de ce crime à ses collègues dans la séance du 19 mai ; il était allé aux avant-postes, à la façon des anciens commissaires que la Convention envoyait aux armées. « Je ne serais peut-être pas venu, dit-il à ses collègues, sans un fait très-important dont je crois de mon devoir de vous rendre compte. On avait mis la main sur un garçon qui passait pour un espion. Toutes les preuves étaient contre lui, et il a fini par avouer lui-même qu'il avait reçu de l'argent et qu'il avait fait passer des lettres aux Versaillais. J'ai déclaré qu'il fallait le fusiller sur-le-champ. Le général La Cécilia et les officiers d'état-major étant du même avis, il a été fusillé à midi. » On se contente de demander à l'homme qui parle ainsi s'il a fait dresser procès-verbal de l'exécution, et sur sa réponse affirmative, Johannard retourne aux avant-postes, assurant qu'en pareil cas « il agira toujours de même. » L'avant-veille, le citoyen Urbain, après avoir donné lecture d'un rapport mensonger sur le viol et le massacre d'une ambulancière de la Commune, avait proposé de décréter « que dix individus désignés par le jury d'accusation seraient fusillés en punition des assassinats journellement commis par les Versaillais. Cinq des otages seraient exécutés dans l'intérieur de Paris, en présence de la garde nationale ; les cinq autres le seraient aux avant-postes. » Sur quoi, le citoyen Amouroux avait émis l'avis d'immoler sur-le-champ un certain nombre d'otages, des prêtres surtout, et le citoyen Raoul Rigault propose que le jury d'accusation « puisse provisoirement, pour les accusés de crimes ou délits politiques, prononcer des peines, exécutoires dans les vingt-quatre heures, aussitôt après avoir statué sur la culpabilité des accusés. » Le jury d'accusation fut convoqué pour le lendemain, 18 mai. Telle était la politique, digne des Peaux-Rouges, que la majorité de la Commune adoptait. Quant à la minorité, elle s'était retirée, laissant ces fous et ces coquins à leurs fureurs sanguinaires.

Dans le public, à la vérité, on ne soupçonnait pas toute la perversité de ces hommes, jeunes et instruits pour la plupart : on les savait affectés de la manie des grands mots, capables de menaces ; mais oseraient-ils exécuter ces menaces ? Ces littérateurs, Pyat, Delescluze, J. Vallès n'enflaient-ils pas la voix pour s'étourdir eux-mêmes et pour intimider les autres ? Certains indices donnaient à penser cependant. Le membre de la Commune délégué aux travaux publics invite, le 16 mai, tous les dépositaires de pétrole ou autres huiles minérales à en faire la déclaration, dans les quarante-huit heures, dans les bureaux de l'éclairage situés place de l'Hôtel-de-Ville, 9. Le même jour, une note parue au Journal officiel, annonce que la délégation scientifique de la Commune « forme quatre équipes de fuséens pour le maniement des fusées de guerre et qu'il ne sera admis dans ces équipes que d'anciens artilleurs ou artificiers ayant en pyrotechnie des connaissances suffisantes. » Enfin le comité de salut public fait appel « à tous les travailleurs terrassiers, charpentiers, maçons, mécaniciens, » ouvriers qui seront embrigadés et mis à la disposition de la guerre et du comité du salut public. Preuve évidente que la résistance se prépare et qu'elle sera terrible. Le Cri du Peuple, journal de Jules Vallès, disait vers le même temps : « On a pris toutes les mesures pour qu'il n'entre dans Paris aucun soldat ennemi. Les forts peuvent être pris l'un après l'autre. Les remparts peuvent tomber. Aucun soldat n'entrera dans Paris. Si M Thiers est chimiste, il nous comprendra. » Sinistre commentaire de l'arrêté qui met en réquisition le pétrole et les autres huiles minérales.

Les troupes régulières avaient occupé le fort de Vanves dans la nuit du 20 au 21 mai. Elles touchaient presque le rempart : de larges brèches déchiraient les portes d'Auteuil, de Passy et du Point-du-Jour. On s'apprêtait à donner l'assaut, lorsque le 21, dans l'après-midi, au plus fort du bombardement, un homme paraît sur le rempart et agile un drapeau blanc. L'officier de service à la tranchée s'avance, non sans quelque défiance, vers cet inconnu qui appelle les troupes. Est-ce un ami qui leur apporte d'utiles renseignements ou un traître qui les attire dans un guet-apens ? C'était un piqueur au service municipal de Paris, nommé Ducatel. Il annonce à l'officier que les bastions voisins, battus par un feu incessant, ont été abandonnés par les fédérés, qu'il s'en est assuré par lui-même et que les troupes peuvent entrer sans donner l'assaut. On mil immédiatement à profit ces indications précieuses. L'armée entra et prit possession, sans résistance, de la porte de Saint Cloud et des deux bastions voisins. Le général Douay accourt, presse la marche de ses troupes et se rend maître, sans coup férir, de l'espace compris entre les fortifications et le viaduc du Point-du-Jour ; il s'empare ensuite de la porte d'Auteuil. Dans le même temps, Ducatel conduit la colonne de tête jusqu'au Trocadéro, qui est enlevé sans résistance sérieuse. Poussant plus avant encore, Ducatel est pris par les fédérés, qui l'entraînent à l'Ecole-Militaire. Un conseil de guerre immédiatement convoqué le condamne à mort comme traître et espion ; il allait être exécuté, lorsque l'arrivée inopinée des troupes mit les fédérés en fuite et lui sauva la vie.

A une heure du matin, la moitié des troupes était dans Paris. Chose singulière, dans Paris on ignore un événement de cette importance. Les boulevards ont présenté, dans la soirée, leur animation habituelle ; on y a vu, comme de coutume, devant les cafés, un grand nombre d'officiers très-fiers de leurs galons et peu soucieux de ce qui se passe aux avant-postes. A la Commune, on a été averti ; mais Delescluze feint de ne pas croire à l'entrée des troupes. Il rédige bravement, vers onze heures, une sorte d'ordre du jour pour démentir cette fausse nouvelle : « Il n'y a eu, dit-il, qu'une panique. La porte d'Auteuil n'a pas été forcée, et si quelques Versaillais se sont présentés, ils ont été repoussés. » Toutefois, dans certains quartiers, des bruits de pas précipités, un tumulte inusité, annoncent un événement extraordinaire. De forts détachements de fédérés rentrent précipitamment dans le centre de la ville ; des cris, des plaintes, des imprécations contre le comité de salut publie décèlent une défaite. Un peu plus avant dans la nuit, les cloches se mettent en branle ; le tocsin, lugubre, s'étend sur la ville endormie. On bat le rappel dans les rues ; on entend de toutes parts un bruit confus. Paris acquiert la certitude que l'armée régulière a pénétré dans ses murs, et un sentiment de joie remplit tous les cœurs. On voit approcher comme une délivrance la fin de l'humiliante oppression sous laquelle on a vécu plus de deux mois. Mais à quel prix cette victoire sera-t-elle remportée ? C'est une question qu'on se pose en frémissant. Un grand nombre de fédérés ont profité du trouble causé par l'entrée des troupes pour abandonner leurs armes et se retirer dans leurs foyers. Ceux qui restent autour de leurs chefs, exaltés par le péril, n'en seront que plus redoutables.

Les membres de la Commune apprirent avec stupeur ce qui s'était passé dans la nuit ; ils ne croyaient pas le péril si rapproché ; ils virent nettement le sort qui les attendait. Des barricades importantes à Auteuil, à Passy, à Neuilly, formant après les remparts une seconde ligne de défense, avaient été abandonnées ; il n'y avait plus de commandement supérieur, aucune direction ferme. Que faire ? Dans la réunion tenue, le malin même, à l'Hôtel-de-Ville, réunion qui fut la dernière, on reconnut que la situation était désespérée. Félix Pyat proposa de « traiter. » Le danger le ramenait à la modération ; mais il était bien tard. Sa proposition n'eut pas même l'honneur d'une discussion. On se borna à décider que les membres de la Commune se retireraient dans leurs arrondissements respectifs, et que là, ils organiseraient la résistance. Aucun concert, aucune entente. Chacun pour soi. Tout est abandonné à l'inspiration et à l'énergie individuelles, et aussi aux grandes lâchetés des heures critiques. Après avoir pris cette dernière résolution, la Commune se dispersa.

Déjà des barricades coupaient les rues, obstruaient les carrefours, s'élevaient sur tous les points de Paris avec une célérité prodigieuse. Les femmes, les enfants, entassent les pavés, au bruit de la fusillade qui se rapproche, presque sous les balles. Le son lugubre des cloches, le roulement des tambours, le crépitement des mitrailleuses, le cri : aux armes, le murmure confus des bataillons qui passent, les sonneries du clairon, le choc des pavés qu'on remue, tout ce tumulte étrange, étourdissant, porte au cerveau, et de ces hommes, de ces femmes, de ces enfants, fait autant de bêtes féroces ou de fous sublimes, non moins prêts à se sacrifier qu'à immoler leurs semblables. Le comité de salut public et le comité central achèvent d'égarer ces malheureux par leurs proclamations : « Aux armes ! Que Paris se hérisse de barricades ! et que derrière ces remparts improvisés, il jette encore à ses ennemis son cri de guerre, cri d'orgueil, cri de défi, mais aussi, cri de victoire ; car Paris avec ses barricades est inexpugnable. Que les rues soient toutes dépavées ; d'abord, parce que les projectiles ennemis, tombant sur la terre, sont moins dangereux, ensuite parce que ces pavés, nouveaux moyens de défense, devront être accumulés de distance en distance sur les balcons des étages supérieurs des maisons. Que le Paris révolutionnaire, le Paris des grands jours, fasse son devoir ; la Commune et le comité de salut public feront le leur. »

 

Quelques heures après, le comité de salut public plus concis, parce que le danger grandit, jette ce nouvel appel :

Que tous les bons citoyens se lèvent !

Aux barricades ! l'ennemi est dans nos murs !

Pas d'hésitation !

En avant pour la République, pour la Commune et pour la liberté !

Aux armes !

Le Comité de salut public,

ANT. ARNAUD, RILLIORAY, EUDES, E. GAMBON, RANVIER.

Paris, le 3 prairial an LXXIX.

 

Puis, se souvenant de la défection des troupes au 18 mars, et plaçant dans leur insubordination son dernier espoir, le comité s'adresse aux soldats de l'armée de Versailles : « Comme nous, leur dit-il, vous êtes prolétaires ; comme nous, vous avez intérêt à ne plus laisser aux monarchistes conjurés le droit de boire votre sang, comme ils boivent vos sueurs. Ce que vous avez fait au 18 mars, vous le ferez encore, et le peuple n'aura pas la douleur de combattre des hommes qu'il regarde comme des frères et qu'il voudrait voir s'asseoir avec lui au banquet civique de la liberté et de l'égalité. Venez à nous, frères, venez à nous ; nos bras vous sont ouverts[9] ! »

Les troupes restaient fidèles au devoir : ce n'est pas lorsque la lutte est engagée que le soldat hésite et abandonne son drapeau. Dans le feu de l'action, il voit tomber ses camarades et ne délibère plus ; il obéit à ses chefs. Les troupes avançaient, gagnaient rapidement du terrain, suivant pied à pied l'insurrection qui recule, lui enlevant une à une les positions les plus importantes et lui faisant des prisonniers par milliers. Sur la rive gauche, en dehors de l'enceinte, le général du Barail, avec sa cavalerie, prend les forts de Bicêtre, de Montrouge et d'Ivry ; dans l'intérieur de l'enceinte, sur la même rive, le général de Cissey occupe Vaugirard et, par une marche sûre et méthodique, refoule les insurgés au-delà des quais. Le général Vinoy, suivant les bords de la Seine, s'avance vers la place de la Bastille, hérissée de barricades. Le corps du général Douay marche parallèlement en suivant la ligne des boulevards, sa droite appuyée à la place de la Bastille et sa gauche au Cirque-Napoléon, tandis que le général Clinchant, approchant par les boulevards extérieurs, enlève les Batignolles, la place Clichy et s'arrête au pied de la bulle Montmartre, que les troupes du général Ladmirault sont en train de contourner. Cette importante position est prise dans la journée du 23, après un sanglant combat, et sur le soir, on peut voir le drapeau tricolore flotter sur la hauteur. Les insurgés sont acculés dans leurs derniers refuges, ils occupent encore Belleville, les Buttes-Chaumont et le cimetière du Père-Lachaise. Ils ont réuni aux Buttes-Chaumont l'artillerie qui leur reste, et ils bombardent la ville, frénétiquement, au hasard. Parvenues au pied de ces hauteurs, le 26 mai, et avant de livrer un dernier combat, les troupes prirent une nuit de repos. La bataille recommença bientôt avec un acharnement croissant. Belleville et les Buttes-Chaumont tombèrent au pouvoir des troupes régulières ; les fédérés perdirent toute leur artillerie, il leur restait peu de munitions ; ils s'enfermèrent dans le cimetière du Père-Lachaise au nombre de quelques milliers, fous de rage, et comme arrachés à l'humanité par la furie et l'horreur du combat. Noircis de poudre, éclaboussés de sang, plus semblables à des bêtes féroces qu'à des hommes, on les vit s'embusquer derrière les tombeaux et attendre dans ces retranchements lugubres l'inévitable mort qui marchait derrière eux. Les mitrailleuses, le canon, l'arme blanche, finirent par en avoir raison. Le 28, vers quatre heures de l'après-midi, tout était terminé, et le maréchal de Mac-Mahon publiait la proclamation suivante :

Habitants de Paris,

L'armée de la France est venue vous sauver. — Paris est délivré. — Nos soldais ont enlevé, à quatre heures, les dernières positions occupées par les insurgés.

Aujourd'hui, la lutte est terminée ; l'ordre, le travail et la sécurité vont renaître.

Le maréchal de France, commandant en chef,

DE MAC-MAHON, duc de Magenta.

Au quartier général, le 28 mai 1871.

 

L'insurrection était vaincue : le sang avait coulé à torrents et Paris présentait l'aspect d'un immense charnier. Dans toutes les rues, des barricades renversées, des débris d'armes et de meubles, des lambeaux de vêtements, des flaques de sang, des cadavres. Les grandes lignes étaient sillonnées par des colonnes de fédérés qu'on emmenait prisonniers et qui marchaient entre une double haie de soldats, sales, déguenillés ; parmi eux des femmes, des vieillards et parfois des enfants, le père emportant sur ses épaules ces petits êtres souriants qui n'avaient plus de foyer. Dans une prison, il y a du moins un morceau de pain.

Cependant la guerre civile avait laissé dans Paris d'autres empreintes : les menaces de Jules Vallès avaient reçu leur exécution ; l'insurrection voyant approcher son écrasement, avait appelé à son secours le pétrole et l'incendie. Depuis huit jours, des quartiers de la ville, les plus beaux monuments étaient livrés aux flammes. Des bandes d'incendiaires s'étaient distribué la sinistre besogne ; elles arrosaient de pétrole les boiseries et les parquets des monuments, et lorsque l'insurrection était refoulée d'un quartier « les fuséens » mettaient le feu aux monuments, et parfois, comme dans la rue Royale, à des quartiers entiers. L'incendie commença par le ministère des finances, dans la soirée du 23 mai : on crut tout d'abord que le feu avait été communiqué par les obus pendant le combat d'artillerie qui s'était engagé entre le Trocadéro et la terrasse du jardin des Tuileries. Mais bientôt il ne fut plus possible de douter que des mains criminelles allumaient le feu, car on vit s'enflammer tour à tour, comme par l'effet d'un mot d'ordre, le palais de la Légion d'Honneur, la Cour des Comptes, tout un côté de la rue Royale, la bibliothèque du Louvre et le Palais-Royal. Lorsque le bruit se fut répandu en ville que ces monuments étaient la proie des flammes, lorsqu'on eut aperçu les tragiques lueurs qui rougissaient le ciel, un cri d'horreur et de vengeance s'éleva contre les misérables auteurs de ces forfaits. Bientôt le bruit se répandit que toute la ville était menacée d'être réduite en cendres ; on se racontait certains épisodes lugubres de l'incendie de la rue Royale : des familles avaient été ensevelies sous les décombres. Alors la terreur parla plus haut que l'humanité ; il y eut un véritable déchaînement de fureur ; on vit d'un œil sec les exécutions sommaires qui ensanglantaient les jardins publics ; on dénonça sans pitié quiconque passait pour suspect de favoriser l'insurrection ; la hideuse délation se mit à l'œuvre ; les haines particulières trouvèrent à s'assouvir sous le voile spécieux de l'intérêt public. Ainsi, tandis que les insurgés montraient la nature humaine dans ce qu'elle a de plus horrible et de plus sauvage, d'autres la montraient dans ce qu'elle a de plus lâche et de plus bas.

Les incendies, en se succédant, ne contribuaient pas peu à porter à leur comble l'exaspération des troupes et la terreur générale. L'Hôtel-de-Ville brûla le 24 mai. Ainsi la maison du peuple, le palais de la municipalité, le monument qui symbolisait les franchises communales, la parure et l'honneur de Paris, était livré aux flammes comme les Tuileries. Le 23 mai, M. Bonvalet, ancien maire du 3e arrondissement, avait pénétré dans l'Hôtel-de-Ville. L'immense palais avait été abandonné par les insurgés. A travers les grandes salles désertes, jonchées de paperasses, de tentures, M. Bonvalet aperçut deux hommes qui versaient du pétrole contenu dans un arrosoir. Il s'enfuit, épouvanté, frissonnant d'horreur. Une heure après, l'Hôtel-de-Ville sautait et d'énormes tourbillons de flammes s'échappaient du monument dont la cite se montrait si justement fière Les Tuileries étaient en feu. On dit qu'un jour Félix Piat s'était écrié : Que ferons-nous des Tuileries ? » Voici ce qu'on en lit, selon ce qu'en a déposé un neveu de l'infortuné Clément Thomas, spectateur de ces scènes hideuses. Les Tuileries étaient occupées le 23 mai par Bergeret. Le grotesque général fait venir son personnel ; le temps presse, les troupes approchent. Il ordonne à l'un de ses officiers de faire évacuer le matériel ; à un autre de faire les préparatifs d'incendie et de mettre le feu au palais. Cet officier, nommé Benot, s'écrie : « Je m'en charge. » Aussitôt, au moyen de balais, les murs, les boiseries, les tentures, les parquets sont imbibés de pétrole : un baril de poudre est roulé au rez-de-chaussée du pavillon de l'Horloge, et de grandes quantités de munitions sont placées dans la salle des Maréchaux. Quand ces préparatifs furent terminés, Benot se retira au Louvre, où Bergeret et sa suite s'étaient installés. Il était environ minuit, et l'on venait de souper. Benot proposa d'aller jouir du coup d'œil sur la terrasse du Louvre ; à ce moment, une explosion formidable secoue le sol. Les fédérés répandus dans les postes couraient effarés. Bergeret les rassura, leur disant : « Ce n'est rien : ce sont les Tuileries qui sautent. » Puis il écrivit au comité du salut public ces mots « : Les derniers vestiges de la royauté viennent de disparaître. Je désire qu'il en soit de même de tous les monuments de Paris. » Le grenier d'abondance, les docks de la Villette, une partie de la rue de Rivoli et de la place de la Bastille devaient subir le même sort que les Tuileries et l'Hôtel-de-Ville. La vue de ces incendies avait porté au comble la terreur de la population. Le bruit courait que des bandes de pétroleurs parcouraient les rues jetant dans les caves des mèches enflammées. L'autorité militaire ordonna de boucher les soupiraux des caves.

Est-ce la Commune qui avait ordonné ces incendies ? On ne retrouve nulle part la preuve qu'une décision collective ait été prise par elle à cet égard. Tout porte à croire que dans ces derniers jours de la résistance, il n'y eut plus aucun concert, aucune direction parmi les combattants. Mais si nous ne possédons pas de documents qui engagent la responsabilité collective des membres du comité de salut public ou du comité central, il n'en est pas moins juste de se souvenir que les huiles minérales et le pétrole avaient été réquisitionnés publiquement, sans protestation d'aucune sorte, alors que les membres de la Commune délibéraient encore à l'Hôtel-de-Ville. C'est dans le journal d'un membre de la Commune, de Vallès, qu'on avait écrit cette phrase significative : « Si M. Thiers est chimiste, il nous comprendra. » Ecoutons le témoignage de Rossel (Œuvres posthumes) : « Le 23 mai, dit-il, l'incendie de l'Hôtel-de-Ville accusa les intentions des révolutionnaires. Entre neuf et dix heures du matin, les flammes jaillirent de la tourelle, qui fut pendant plusieurs heures la cheminée d'appel de l'incendie ; puis d'autres foyers éclatèrent à l'ouest du premier, et l'on sut que la préfecture de police et les Tuileries brûlaient sous la protection des fédérés. La majorité de la Commune peut être justement accusée de ces crimes. Félix Pyat et les blanquistes en sont les instigateurs. Le 23, Félix Pyat commençait son journal par un article dont le titre était : « Que ferons-nous des Tuileries ? » Les vainqueurs étaient déjà dans Paris, et ce misérable se préoccupait plus de se venger de la défaite que d'arracher le succès aux ennemis de la révolution. » Si le témoignage de Rossel paraissait suspect à cause de ses démêlés avec la majorité de la Commune, il resterait, pour arriver à une conviction inébranlable, les ordres d'incendie signés de leurs auteurs. En voici quelques-uns :

Le citoyen Millière, à la fête de 150 fuséens, incendiera les maisons suspectes et les monuments publics de la rive gauche.

Le citoyen Dereure, avec 100 fuséens, est chargé du 1er et du 2e arrondissement.

Le citoyen Billioray, avec 100 hommes, est chargé des 9e, 10e et 20e arrondissements.

Le citoyen Vésinier, avec 50 hommes, est chargé spécialement des boulevards, de la Madeleine à la Bastille.

Ces citoyens devront s'entendre avec les chefs de barricades pour assurer l'exécution de ces ordres.

DELESCLUZE, RÉGÈRE, RANVIER, JOHANNARD, VESINIER, BRUNEL, DOMBROWSKI.

Paris, 3 prairial an LXX1X.

Faites de suite flamber Finances et venez nous retrouver, 4 prairial an LXXIX, Th. Ferré. — Incendiez le quartier de la Bourse ; ne craignez pas. Le lieutenant-colonel, commandant l'Hôtel-de-Ville ; Parent[10].

 

D'autres crimes déshonoraient la Commune, tandis que le feu dévorait les monuments de Paris. Nous voulons parler de l'exécution des otages. On trouve les noms de Delescluze et de Billioray au bas de cet ordre sauvage : « Paris, 2 prairial an LXXIX. Le citoyen Raoul Rigault est chargé, avec le citoyen Régère, de l'exécution du décret de la Commune de Paris relatif au décret des otages. » Muni de cet ordre, le policier Rigault se précipita vers la prison où était écroué Gustave Chaudey. Le prisonnier avait été transféré, le 19 mai, de Mazas à Sainte-Pélagie. Le 23, dans la soirée, Rigault entre brusquement dans sa cellule : « Eh bien ! lui dit-il, c'est pour aujourd'hui... maintenant... tout de suite ! — Vous savez bien, dit le prisonnier, que je n'ai fait que mon devoir. Vous venez me tuer sans mandat, sans jugement. Ce n'est pas une exécution, c'est un assassinat. » Raoul Rigault lui coupe la parole par des injures. Chaudey est entraîné au greffe ; et un peloton de fédérés est requis pour l'exécution. — Rigault, dit encore Chaudey, j'ai une femme et un enfant, vous le savez bien ! » — Rigault ne répondit pas. On conduit l'infortuné dans un chemin de ronde ; deux hommes, Berthier et Gentil ouvraient la marche, portant une lanterne à la main. Là, Chaudey rappela à son bourreau qu'il était époux et père. Rigault répondit, impatienté : — « Qu'est-ce que cela me fait ? Quand les Versaillais me tiendront, ils ne me feront pas grâce. » Une lanterne avait été accrochée au mur de ronde. Chaudey va se placer sous la lanterne. Les fédérés apprêtent leurs armes. Rigault, l'épée à la, main, commande le feu. Mais les coups portent trop haut : la malheureuse victime n'a reçu qu'une blessure au bras. Le greffier Clément la renverse de deux coups de feu. Chaudey tombe en criant : « Vive la République ! » Alors le brigadier Gentil se précipitant sur lui le pistolet au poing : « Je vais t'en f… de la république ! » Chaudey respirait encore ; un détenu, Préau de Vedel vient à son tour et décharge son pistolet dans la tête de l'honnête homme, qui saluait en mourant la république au nom de laquelle on l'assassinait. Trois gendarmes, otages comme Chaudey, avaient été amenés avec lui pour subir le même sort. Épouvantés par cet horrible spectacle, ils cherchèrent à s'échapper par le chemin de ronde ; on les poursuivit comme des bêtes fauves, on les ramena ; deux furent assassines, le troisième put se sauver, mais pas pour longtemps. Rigault, Gentil et Préau de Vedel s'étaient élancés à sa poursuite, ivres de sang. Le malheureux fut pris, jeté contre un mur et fusillé par un peloton de fédérés commandé par Rigault. Les cadavres furent fouillés, dépouillés, et Rigault s'en alla à la prison de la Santé, annonçant de sa voix rauque qu'il voulait y continuer sa besogne.

L'archevêque de Paris, le premier président Bonjean, l'abbé Deguerry et d'autres religieux étaient enfermés dans la prison de la Roquette ; plusieurs démarches avaient été tentées pour rendre à l'archevêque sa liberté ; toutes avaient échoué. Les membres de la Commune, amis de Blanqui, auraient ouvert à M. Darboy les portes de la prison, si de son côté M. Thiers avait consenti à mettre en liberté Blanqui. Mais M. Thiers refusa l'échange ; de son côté, l'archevêque avait, en outre, et de son propre mouvement, écrit une lettre à M. Thiers, pour le supplier de se montrer clément envers Paris. L'abbé Lagarde, grand-vicaire de M. Darboy, fut chargé de porter cette lettre à Versailles et d'en rapporter de la bouche de M. Thiers des promesses propres à calmer les fureurs de la lutte. Malheureusement, cette négociation n'aboutit pas plus que les autres, et quant à l'abbé Lagarde, qui avait pris l'engagement de revenir dans sa prison, il ne reparut pas. Il ne restait a l'archevêque aucun espoir de délivrance. Le 24 mai, un officier commandant un détachement de garde nationale se présente au dépôt de la Roquette et réclama six détenus, six victimes. Les prisonniers, successivement appelés, sortent de leurs cellules l'un après l'autre. Ce sont : le premier président Bonjean ; le P. Clerc, de la compagnie de Jésus ; le P. Ducoudray, jésuite ; l'abbé Allard ; l'abbé Deguerry, curé de la Madeleine, et l'archevêque de Paris. On leur ordonne de descendre au rez-de-chaussée, où un détachement de fédérés aux ordres du commandant Pigerre les attend au bas de l'escalier. Le cortège se met en marche entre de hautes murailles, précédé par des gardiens portant des falots ; des nuages de fumée montant des incendies allumés dans Paris traversent le ciel, éclaire de vives lueurs. L'abbé Allard marche en tête, derrière lui viennent MM. Bonjean et Darboy, l'archevêque appuyé au bras de son compagnon, dont le calme ne se démentit pas un instant. Après avoir marché quelques instants, on arrive dans le chemin de ronde, les prisonniers sont adossés contre le mur et les fédérés apprêtent leurs armes. Au signal donné, la fusillade éclate ; mais le feu ayant été irrégulier, quelques otages restaient debout après cette première décharge. Les fédérés tirent une seconde fois avec plus d'ensemble. Seul, dit-on, l'archevêque fut encore aperçu debout, appuyé contre le mur. Alors, le commandant Pigerre, s'approchant, tire à bout portant sur le prélat qui s'affaisse et rend le dernier soupir.

Les dominicains d'Arcueil subirent le même sort en même temps, à l'autre extrémité de Paris. Le chef de bataillon du 101e régiment, du nom de Serizier, s'était présenté le 19 mai, accompagné d'un membre de la Commune, à l'école Albert le Grand, dirigée par les dominicains, et avait emmené dans une casemate du fort de Bicêtre les professeurs et les domestiques de l'établissement. Lorsqu'il fallut évacuer le fort pour échapper aux troupes de Versailles, le 25 mai, un officier courut dire aux prisonniers : « Vous êtes libres ; seulement nous ne pouvons vous laisser entre les mains des Versaillais : il faut nous suivre aux Gobelins ; ensuite vous irez dans Paris, où bon vous semblera. » Les prisonniers se levèrent et on se mit en route pour les Gobe lins ; mais, contrairement à la promesse qui leur avait été faite par l'officier, on refusa de leur donner leur liberté. On les fit venir dans la cour extérieure de la mairie, puis on les conduisit à la prison disciplinaire du secteur, située sur l'avenue d'Italie. Ils étaient depuis peu de temps dans celte maison, lorsqu'un homme en chemise rouge ouvrit la porte et dit : « Soutanes, levez-vous, on va vous conduire aux barricades. » Mais aux barricades les balles pleuvaient ; les pères durent battre en retraite : les dominicains furent ramenés dans la prison de l'avenue d'Italie. Vers cinq heures, le commandant Serizier les fait sortir l'un après l'autre dans la rue ; des fédérés postés sur l'avenue attendaient les malheureux. Le premier qui franchit le seuil, se voyant couché en joue presque à bout portant, lève les bras au ciel et s'écrie : « Est-ce possible ! » et il tombe foudroyé. Ils étaient douze dans la prison, ils furent tous massacrés.

Une scène encore plus tragique se passait le lendemain rue Haxo. A la suite des événements du 18 mars, la Commune avait mis en état d'arrestation trente-cinq gendarmes, qui furent écroués à Mazas, où se trouvaient déjà renfermés comme otages dix gardes de Paris, dix prêtres ou religieux et deux civils. Dans la journée du 26 mai, alors que les progrès des troupes versaillaises avaient porté l'exaspération de la Commune à son comble, un peloton de fédérés conduits par un officier se présentait à Mazas avec un ordre signé Th. Ferré, enjoignant de remettre cinquante otages et autant d'autres que le peloton pourrait en conduire. Le directeur de la prison ne fit aucune difficulté de livrer les victimes réclamées ; elles furent amenées au guichet du greffe, où on les compta. On n'est pas d'accord sur le chiffre ; on croit cependant qu'il sortit environ cinquante prisonniers. Conduits entre deux rangs de fédérés, ils arrivèrent rue Haxo, où était établi maintenant le quartier général de la Commune. Une cantinière, coiffée d'un képi, et dont les cheveux étaient ramassés dans un filet blanc, ouvrait la marche, à cheval, avec un officier d'ordonnance à ses côtés ; puis, venaient des clairons et des tambours jouant une marche guerrière et immédiatement suivis d'un détachement de gardes nationaux. Derrière ceux-ci, marchaient les prisonniers deux à deux, les gendarmes en tête, après les gendarmes les prêtres. Une foule immense accompagnait le cortège en insultant les victimes. Une grille fermait l'enclos de la rue Haxo où l'on avait l'intention de s'arrêter. Les otages la franchirent, non sans subir des brutalités ignobles. Toutefois l'officier commandant le détachement semblait hésiter à ordonner le feu, malgré les mugissements de la foule qui demandait la mort de ces pauvres gens avec les symptômes de la plus incroyable fureur. La cantinière s'avance, dit-on, en criant : « Pas de pitié pour les Versaillais ; ce sont des assassins ! Pas de calotins ! Pas de gendarmes ! » Cette furie tenait à la main un pistolet ; elle fait feu sur les otages et donne le signal ; d'autres coups de feu partent, isolés d'abord, puis plus serrés. La fusillade ne dure pas moins d'un quart d'heure ; la foule, à la vue des victimes qui se tordaient dans des mares de sang, poussait des cris de joie et acclamait les meurtriers. On releva plus tard quarante-sept cadavres.

 

On éprouve quelque curiosité à connaître le sort des membres de la Commune pendant cette lutte tragique. Ils surent, pour la plupart, se dérober à la mort qu'affrontaient les malheureux égarés par leurs déclamations. Un seul tomba sur une barricade : c'est Delescluze, le délégué a la guerre, l'âme de la résistance désespérée des journées de mai. Il se sentait trop coupable pour sauver sa vie, et il était assez brave pour offrir sa poitrine à une balle. Quand il vit que tout était perdu, il écrivit à sa sœur ce billet suprême :

Ma bonne sœur,

Je ne veux ni ne peux servir de jouet et de victime à la réaction victorieuse.

Pardonne-moi de partir avant toi qui m'as sacrifié ta vie.

Mais je ne me sens plus le courage de subir une nouvelle défaite après tant d'autres.

Je t'embrasse mille fois comme je t'aime. Ton souvenir sera le dernier qui visitera ma pensée avant d'aller au repos.

Je te bénis, ma bien-aimée sœur, toi qui as été ma seule famille depuis la mort de notre pauvre mère.

Adieu, adieu, je t'embrasse encore.

Ton frère, qui t'aimera jusqu'au dernier moment.

A. DELESCLUZE.

 

Chassé, le 22, du ministère de la guerre par l'approche des troupes, il s'était retiré à l'Hôtel-de-Ville, qu'il fallut abandonner aussi. On le vit un moment à la mairie du Xe arrondissement, couverte par les barricades, qui allaient être emportées par les troupes régulières. Son dernier refuge fut la mairie du XIe arrondissement. Il était là, dans la grande salle de cette mairie, où les soldats de la Commune s'entassaient, jurant, criant à la trahison, apprêtant leurs armes pour le dernier combat, au milieu des blessés dont le sang coulait sur les parquets, entre les barils de poudre et les tonneaux de pétrole. La fusillade approchait toujours. Lorsqu'on vint apporter la nouvelle que les otages avaient été exécutés, Delescluze, assis devant une table, releva, dit-on, la tête et s'écria d'une voix étouffée : « Quelle guerre ! » Puis, brusquement : « Nous aussi, nous saurons mourir ! » Le jeudi 25, il sortit de la mairie, vêtu de noir, ceint de l'écharpe rouge que portaient les membres de la Commune. Accompagné de Jourdes, le délégué aux finances, il descendit sans armes vers la barricade du Château-d'Eau. Des officiers fédérés, qui fuyaient en remontant le boulevard Voltaire, voulurent l'entraîner avec eux ; il refusa de revenir sur ses pas : sa résolution était irrévocablement prise. Il monta sur la barricade abandonnée, entre les maisons en feu. Un instant après, il tombait foudroyé ; son corps, retrouvé sous les décombres, fut transporté à l'église Sainte-Elisabeth, rue du Temple. Varlin, membre de la Commune, emmené à Montmartre, fut exécuté dans le jardin de la rue des Rosiers, où avaient péri les généraux Lecomte et Clément Thomas. Vermorel, blessé, languit près de deux mois dans un hôpital de Versailles, demandant tous les jours qu'on « le laissât aller en paix. » Il voulait mourir. Raoul Rigault ne survécut pas longtemps à l'assassinat de Chaudey. Il avait passé la rive gauche pour donner des ordres aux fédérés du Ve arrondissement, et il se rendait dans un hôtel de la rue Gay-Lussac. où il avait loué une chambre sous un nom supposé, lorsqu'il fut aperçu par des soldats qui débouchaient par la rue des Feuillantines. Raoul Rigault portait l'uniforme de chef d'escadron d'état-major. Des coups de feu furent tirés sur lui sans l'atteindre. Il se jeta dans l'hôtel ; les soldats, accourant sur ses pas, commencèrent par s'emparer du propriétaire de la maison, le prenant, à cause de sa longue barbe, pour l'homme qu'ils poursuivaient. On fouilla la maison, et Rigault, découvert, fut conduit au Luxembourg. En route, l'escorte rencontre un colonel d'état-major qui s'informe du nom du prisonnier. Rigault répond par le cri : « A bas les assassins ! Vive la Commune ! » Sans aller plus loin, on passe le procureur de la Commune par les armes, et son cadavre est abandonné sur la chaussée. Une autre exécution eut lieu dans le même quartier, sur les marches du Panthéon : celle de Millière, député à l'Assemblée nationale. Millière n'avait pas figuré parmi les membres de la Commune ; lorsqu'on le saisit, le quartier qu'il habitait était entièrement pacifié et le maréchal Mac-Mahon avait défendu les exécutions sommaires. L'officier qui prit Millière le fit néanmoins conduire, sans jugement, sur la seule connaissance de son nom, devant le Panthéon, où il fut fusillé. Une foule furieuse accusait, dit-on, Millière d'avoir commis d'abominables violences deux jours auparavant. Fallait-il donc croire ce peuple affole sur parole ? La conscience se révolte devant un tel mépris des lois de la justice et de l'humanité.

Les autres membres de la Commune avaient fui ou se cachaient. Pyat, le grand excitateur des passions sauvages, Pyat, « l'homme qui pousse et l'homme qui fuit, » ainsi que le définissait Vermorel, s'était éclipsé dès le commencement de la bataille. Dès le 20 mai, on perd sa trace ; il écoute, sans doute, du fond de sa retraite, le pétillement de la fusillade, le craquement des monuments en, feu et le cri des blessés ; mais ce conseiller de la lutte à outrance reste prudemment dans sa cachette, n'attendant qu'une occasion pour aller cacher sa honte à l'étranger. Paschal Grousset, le fier délégué aux relations extérieures, revêt des habits de femme, s'affuble d'un chignon et fume paisiblement des cigarettes jusqu'au jour où la police découvre le membre de la Commune sous le vêtement d'une femme du demi-monde[11]. Le féroce Ferré et Rossel, tardif repentant, allaient être découverts et passer devant un conseil de guerre sans pitié. Cependant, des milliers de fédérés, égarés par la misère et l'ignorance, étaient entassés dans les caves de l'Orangerie, à Versailles et au camp de Satory. Paris présentait l'aspect sinistre d'une ville déchirée par les balles, incendiée, ensanglantée. Les hommes du 18 mars s'étaient soulevés contre le gouvernement régulier au nom des libertés communales ; ils laissaient en ruines derrière eux le temple sacré entre tous de la vie municipale, le palais du peuple, l'Hôtel-de-Ville.

La Commune avait duré plus de deux mois : du 18 mars au 28 mai. Aucune insurrection n'a eu dans l'histoire une durée si longue : c'est que jamais des insurgés n'ont rencontré de circonstances plus favorables, ni disposé de moyens de résistance plus puissants. Les circonstances, on se les rappelle : une grande ville de deux millions d'âmes blessée dans ses sentiments les plus intimes par la fatale issue d'un siège de quatre mois et demi ; la garde nationale irritée et en armes, un nombre incalculable de canons laissés aux mains des habitants par suite d'une incroyable négligence, un comité central exploitant habilement les rancunes des uns et la lassitude des autres, et formant ses bataillons en secret-, une multitude d'ouvriers, d'artisans, d'employés, déshabitués du travail, trop heureux de toucher une solde qui faisait vivre leurs familles, d'autant plus faciles à égarer qu'ils avaient éprouvé de vives souffrances ; à côté d'eux, et leur soufflant la révolte, des orateurs de clubs, des hommes politiques de 1848, des socialistes entichés de théories vaines reposant sur des souffrances trop réelles, et enfin une poignée de malfaiteurs et d'aventuriers toujours à la recherche du désordre. Au sortir de grandes crises comme celle qu'avait traversée la population parisienne, les nerfs sont ébranlés ; les masses déshéritées du côté de l'instruction s'abandonnent facilement à leurs ressentiments. D'injustes reproches adressés à Paris par les députés élus le 8 février accrurent imprudemment cette sourde colère. Ces hommes, se faisant l'écho de préjugés ridicules contre la grande cité, ne négligèrent aucun moyen, ne laissèrent passer aucune occasion d'indisposer Paris. Ils votèrent avec une coupable précipitation des lois sur les échéances et les loyers dont le résultat immédiat devait être de frapper une foule de boutiquiers et de négociants. On put justement les représenter comme des ennemis de la République : on put dire qu'ils conspiraient sa ruine ; c'est en répétant que la République est menacée, que les fauteurs de troubles entraîneront à la révolte une foule de citoyens sincères. Sur ces entrefaites, l'armée prussienne entre dans Paris pour en occuper une partie en attendant la conclusion de la paix par l'Assemblée de Bordeaux ; la foule se précipite sur des canons laissés, par une inconcevable négligence, sur la place Wagram : elle s'y attelle et les traîne sur la colline Montmartre. Comment reprendre ces canons à la garde nationale, qui les considère comme siens ? Le général Vinoy dirige sur Montmartre une attaque intempestive et on ne peut plus mal combinée ; la troupe, en contact avec la population, lève la crosse en l'air. L'insurrection est accomplie, avant même qu'on ait eu le temps d'y songer, avant aucun concert de la part des meneurs du comité central. En quelques heures, les bataillons de la garde nationale se sont successivement emparé des principaux points stratégiques de Paris, étonné et indifférent. Dans la nuit suivante, le gouvernement s'est transporté à Versailles ; il laisse l'insurrection maîtresse de la ville, il est vrai, et en ce sens la détermination prise offre une extrême gravité ; mais le gouvernement ne peut compter ni sur les troupes régulières qui lui restent, ni sur la garde nationale « de l'ordre, » qui ne s'est pas émue ; en se réfugiant à Versailles, il se flatte de sauver les soldats de la contagion et d'écraser promptement l'insurrection en commençant par l'empêcher de s'étendre en province, en l'enfermant dans les murs de Paris. L'assassinat de Lecomte et Clément Thomas vint en aide au plan gouvernemental : la province se sentit peu disposée, en effet, à suivre une révolution dont le drame de la rue des Rosiers ensanglantait le berceau.

Les hommes devenus inopinément les maîtres de Paris se donnaient comme les défenseurs des libertés municipales. Le citoyen Beslay publia leur programme dans le discours d'installation de la Commune. D'après le citoyen Beslay, le nouveau gouvernement parisien n'avait pas d'autre ambition que de gouverner Paris. La Commune manifesta bientôt d'autres prétentions : elle voulut diriger la France ; elle se posa en gouvernement en présence du gouvernement légal dont le siège était à Versailles. Cette attitude nouvelle était donc une véritable déclaration de guerre, car, ces deux gouvernements ne pouvant coexister, l'un des deux devait disparaître. C'est pourquoi, le 3 avril, la Commune prend l'offensive ; ses troupes sont battues, refoulées. Les hommes de la Commune avaient espéré que les soldats de l'armée régulière feraient défection comme au 18 mars. Elle paya cher son erreur ; mais cette première défaite, loin de la disposer aux transactions, la jette dans une irritation profonde : elle persiste plus que jamais à régenter la France ; elle rédige des adresses aux grandes villes pour les inviter à un soulèvement général ; elle ose dire aux hommes de cœur qui cherchent patriotiquement une solution pacifique à ce déplorable conflit : Conciliation, c'est trahison ! Les hommes de la Commune s'abandonnent dès lors à toutes les violences ; et c'est vainement que la minorité socialiste, animée de sages intentions, veut arrêter l'aveugle colère des Vallès, des Rigault, des Pyat, des Delescluze, gens haineux, politiques peu pratiques, qui s'imaginent sauver la situation avec les mots, les formules, les institutions d'un autre âge. Ces plagiaires sans idées croient faire revivre à volonté la grande époque de la Révolution, quand ils en donnent au monde le repoussant carnaval. Aucune liberté n'est par eux respectée : ni liberté individuelle, ni liberté de conscience, ni liberté de presse : l'odieux décret des otages est suivi de l'inutile décret contre les monuments. Le comité de salut public se substitue à la Commune, les délégués à la guerre se succèdent, tour à tour accusés de faiblesse et de trahison. La Commune, c'est une justice à lui rendre, ne délibère pas en corps que les monuments publics seront livrés aux flammes ; mais le pétrole et les huiles minérales sont réquisitionnés par ses ordres, et cette mesure est comme un encouragement aux criminels. Enfin, lorsque les troupes de Versailles auront pénétré dans Paris, lorsque les gardes nationaux toujours égarés se feront tuer derrière les barricades, les membres de la Commune, infatigables prédicateurs de guerre civile, se cacheront pour la plupart dans quelque retraite obscure, couronnant leur œuvre impie par une insigne lâcheté. Telle fut cette orgie de deux mois sous les yeux de l'étranger. Ne jetons pas seulement la pierre aux pervers qui tinrent Paris sous leur domination durant cet espace de temps ; le peuple crédule et ignorant qui écouta leur voix était capable de résister à cet entraînement fatal, en dépit de l'amertume dont son cœur était plein au lendemain de la capitulation de Paris. Il n'aurait point fallu l'irriter par des défiances injustes ; il aurait fallu reconnaître que Paris avait fait noblement son devoir ; il aurait fallu se garder des récriminations mesquines, des reproches outrageants, des calomnies perfides ; malheureusement, l'Assemblée nationale ne se montra pas animée de ces sentiments de justice ; elle provoqua gratuitement la défiance et l'irritation, et ainsi elle donna à quelques hommes haineux un redoutable empire sur des esprits crédules.

Le même esprit d'équité oblige l'historien de ces tristes jours à déplorer, à flétrir les exécutions sommaires qui suivirent l'entrée des troupes dans Paris. L'acharnement du combat, le voisinage des incendies, les péripéties enivrantes d'une bataille si longue transportent l'homme hors de l'humanité et le changent malgré lui en une bête féroce ; mais les hommes appelés à faire respecter la loi sont tenus à plus de sang-froid que ceux qui la violent, et les excès des rebelles ne justifient pas les excès que l'on commet au nom du gouvernement. Détournons nos regards de ce tableau plein d'horreur, et souhaitons à la France, à notre patrie bien-aimée, de ne plus voir de spectacle pareil dans le cours de ses destinées[12].

Le parti républicain répudie toute solidarité avec les hommes de la Commune. Ceux qui l'ont accusé de nourrir une certaine indulgence pour ces coupables sont victimes de leur ignorance ou poussés par la mauvaise foi. La République ne compte pas d'ennemis plus dangereux que les insensés qui commettent des crimes à son ombre : elle ne les connaît pas, elle les condamne résolument. Les hommes qui font autorité dans le parti républicain ont porté sur la Commune des jugements sévères, pendant qu'elle existait encore ; ils n'ont point attendu son échec définitif et sa disparition pour se prononcer sur son compte. L'auteur de l'Histoire des huit journées de Mai, M. Lissagaray, rapporte quelques-uns de ces jugements, qu'il n'approuve nullement d'ailleurs : « Les bombes et la mitraille pleuvaient sur Paris, dit-il, les premiers prisonniers parisiens défilaient couverts de crachats, meurtris de coups sous les fenêtres de l'Assemblée, et M. Louis Blanc, le premier élu de Paris, ne voyait qu'un coupable : Paris. Répondant à une délégation du conseil municipal de Toulouse, qui lui demandait son opinion sur ces événements, il dit que « cette insurrection devait être condamnée par tout véritable républicain. » Martin-Bernard, le compagnon du pur Barbès, disait que si Barbés vivait encore, il condamnerait « lui aussi, cette fatale insurrection. » Cette opinion est celle de tous les hommes sensés, de tous ceux qui aiment leur pays. Mazzini la partageait, lorsqu'il écrivait, peu de temps avant sa mort, dans un journal de Rome : « Celle insurrection, qui a soudainement éclaté, sans plan préconçu, mêlée à un élément socialiste purement négatif, abandonnée même par tous les républicains français de quelque renommée, et défendue avec passion et sans aucun esprit fraternel de concession par des hommes qui auraient dû, mais qui n'ont pas osé se battre contre l'étranger, devait inévitablement aboutir à une explosion de matérialisme et finir par accepter un principe d'action qui, s'il avait jamais force de loi, rejetterait la France dans les ténèbres du moyen âge et lui enlèverait pour des siècles à venir tout espoir de résurrection. »

Quelques tentatives de soulèvement avaient répondu en province au mouvement insurrectionnel de Paris, notamment à Lyon, à Marseille et à Toulouse. Les véritables républicains furent les premiers à réduire au silence des hommes qui s'étaient complètement mépris sur la portée de la révolution du 18 mars, et l'ordre fut promptement apaisé. Ce qui, d'ailleurs, contribua beaucoup au maintien du calme, ce fut l'assurance donnée aux délégués des conseils municipaux par le chef du pouvoir exécutif que la République ne courait aucun danger, que le gouvernement la ferait respecter des partis menaçants au sein de l'Assemblée. L'attitude du parti républicain fut donc très-nette pendant les douloureux événements dont Paris était le théâtre.

Les encouragements, les excitations que recevaient les énergumènes de la Commune leur venaient d'un autre côté. Il est constant que le parti bonapartiste ne vit pas avec déplaisir une insurrection qui, mettant la République en péril, ouvrait le champ à ses espérances de restauration. Il s'en est défendu, plus tard, comme il se défendit, il y a plus de vingt ans, d'avoir participé à l'insurrection de Juin : ces plaidoyers trop intéressés ne suppriment pas, fort heureusement, les témoignages contemporains. Tandis que Napoléon III méditait sur ses folies dans son exil de Chislehurst, des feuilles bonapartistes s'imprimaient à Londres et prenaient ouvertement parti pour Paris, c'est-à-dire pour la Commune, contre l'Assemblée et M. Thiers.

La Situation, parlant des insurgés, s'exprimait en ces termes :

Non, non, non, les malhonnêtes gens ne sent point dans les rangs de ces héroïques affolés. Ils sont dans les antichambres des ministres et dans les cafés de Versailles, où pullule la lie de tout ce que Paris comptait d'individualités interlopes. Ces individualités osent tout haut souhaiter la victoire de M. Thiers, ne se cachant pas, du reste, pour prédire qu'elle sera de près suivie du retour du gouvernement qui leur permit à tort de grouiller dans ses bas-fonds.

L'unique regret que nous éprouvions, c'est de ne pouvoir tromper notre doigt dans ce sang généreux, pour tracer au front de MM. Thiers, J. Favre, Picard et J. Simon, le signe que Dieu mit au front de Cain quand il l'écarta de sa lace.

Pauvre Paris ! pauvre Paris ! que tes femmes et tes enfants s'agenouillent dans tes flammes : les bourreaux ont condamné leurs maris et leurs pures. Que tes vierges se revêtent en deuil : car Cayenne prépare son four mortel à leurs amants ! Pauvre Paris ! pauvre Paris !

Et il y aura au monde des hommes qui oseront dire qu'après ce massacre injuste et criminel, Thiers, J. Favre, Picard et J. Simon représentent les honnêtes gens !

Non, cela n'est pas vrai. Non, non, non, non.

 

Dans le numéro du 3 mai, la Situation disait avec une rare impudence : « Un jour viendra où l'Empire sera forcé d'établir que, grâce à nous, aucune solidarité ne peut désormais être établie entre sa cause et celle des hommes de Versailles. » Et une autre fois, cherchant à recruter des adhérents à l'Empire dans les rangs des insurgés : « Non, nous ne sommes pas pour la Commune ; mais dans cette lutte, nous sommes de cœur avec Paris. Ils se battent en héros, ces malheureux ouvriers des faubourgs que le Quatre-Septembre a dépouillés de leurs droits, de leur pain, de leurs espérances.... À l'heure où nous écrivons ces lignes, il est encore acquis que l'armée n'a reçu de l'Empire aucun encouragement pour combattre Paris. »

Enfin-, le même journal applaudissait à la destruction de la maison de M. Thiers et proposait de placer sur ses ruines une inscription commémorative qui se serait terminée par ces mots :

« Que son nom soit en exécration pour tous les hommes de cœur, que les enfants et les femmes maudissent la mémoire de l'ambitieux dont le nom est désormais inséparable du souvenir des malheurs de son pays. »

M. Thiers avait, en effet, le grand tort de s'être opposé énergiquement à la déclaration de guerre du gouvernement impérial ; et quant à l'Assemblée, comment aurait-elle trouvé grâce devant le parti bonapartiste, elle qui avait solennellement proclamé la déchéance de la dynastie impériale dans sa séance du 1er mars ?

On n'avance donc pas une assertion hasardée lorsqu'on affirme que le parti bonapartiste comptait des agents, sinon au sein de la Commune, — bien que l'odieux Wermersch, rédacteur du Père Duchêne[13] ait été soupçonné, — au moins-dans les rangs de l'armée insurrectionnelle. Les débats devant les conseils de guerre ont prouvé dans la suite que plusieurs des prévenus avaient appartenu à la police impériale. Quant au rôle qu'ils ont pu jouer dans les sinistres événements des derniers jours de mai, voici ce qu'a déposé l'amiral Saisset en présence de la commission d'enquête instituée par l'Assemblée nationale, à l'effet d'instruire le procès de l'insurrection du 18 mars. « Maintenant, dit l'amiral Saisset, permettez-moi de vous dire ma conviction basée sur des faits, relativement à tout cela. Ce que je vais vous dire, je le tiens de francs-tireurs, d'hommes de sac et de corde qui s'y sont trouvés mêlés, et je vous jure sur la mémoire de mon fils[14] que je n'y ajouterai pas un mot :

« Que voyons-nous ? Nous voyons d'un côté la colonne Vendôme jetée par terre, les Tuileries brûlées, d'un autre côté, l'Hôtel-de-Ville, le Ministère des Finances, la Caisse des dépôts et consignations, le Conseil d'Etat et la Cour des Comptes incendiés et l'incendie du Palais de Justice entraînant la destruction du casier judiciaire et des actes de l'état civil. Je suis convaincu que c'est l'argent prussien qui a fait jeter la colonne Vendôme par terre, que c'est l'argent bonapartiste qui a fait brûler l'Hôtel-de-Ville, le Ministère des Finances, la Caisse des dépôts et consignations, et que c'est l'Internationale qui a fait brûler le Palais de Justice et le casier judiciaire[15]. »

 

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PIÈCES JUSTIFICATIVES

 

I

 

LES MEMBRES DE LA COMMUNE À L'ÉTRANGER.

 

Les membres de la Commune, réfugiés en Angleterre, en Belgique et en Suisse, ont souvent pris la parole pour se justifier ou pour se vanter ; ils ont prononcé des discours, publié des brochures. Jamais un remords chez eux : ils sont fiers de ce qu'ils ont fait ou laissé faire. Pas un mot de regret sur les libertés confisquées durant leur triste passage à l'Hôtel-de-Ville, ni sur le massacre des otages, ni sur les incendies, ni sur l'effroyable péril ou ils ont mis la République qu'ils prétendaient défendre. Des cris de rage pour leur défaite ; des menaces absurdes et ignobles ; des insultes aux républicains sensés qui les condamnent de toute la force de leurs convictions, qui les repoussent avec indignation. On ne lira pas sans un intérêt mêlé de dégoût quelques-uns des factums de ces tristes personnages.

Au moment du procès des rédacteurs du Père Duchêne devant le 3e conseil de guerre, Vermeersch, accusé de complicité dans le meurtre de Chaudey, adressa de Londres le factum suivant à ses juges ; il éclaire peut-être un ou deux points obscurs de cette histoire :

LE PÈRE DUCHÊNE

A MM. les juges du 3e conseil de guerre de Versailles.

Messieurs,

Je viens d'apprendre par la voie des journaux que l'affaire du journal le Père Duchêne allait être portée aujourd'hui devant votre tribunal.

Or, des trois journalistes qui ont collaboré à cette feuille, un seul a été arrêté : les deux autres sont libres.

Il est possible, probable même, que le commissaire du gouvernement cherchera à faire retomber sur Humbert, détenu, la responsabilité de ce que nous avons écrit à nous trois dans les 68 numéros du journal et à le rendre solidaire des articles dont Vuillaume et moi sommes les auteurs.

C'est le rôle ordinaire du commissaire du gouvernement : il ne faut donc point s'étonner.

Le manque de signatures au bas des articles fournira certainement de grandes ressources à l'accusation de ce côté.

Mais vous, Messieurs, qui êtes des juges, qui devez faire à chacun la part de culpabilité qui lui revient et essayer de prononcer sans passion, peut-être les renseignements qui vont suivre sur la façon dont se faisait le Père Duchêne et le rôle que chacun de nous y a joué ne seront-ils pas inutiles à éclairer votre religion.

Le Père Duchêne fut, fondé, dans les premiers jours de mars, par Vuillaume, Humbert et moi..

C'est moi qui eus l'idée du petit format in-8°, de la vignette, du prix et de la périodicité tels qu'ils furent adoptés, et qui voulus qu'on reprit la forme littéraire employée primitivement par Hébert : cette langue grossière, émaillée de jurons anciens et d'un peu d'argot moderne, devait, à mon sens, produire l'effet d'un coup de pistolet dans un lustre ; on nous remarquerait d'abord à cause du scandale de notre style, et il ne nous resterait plus qu'à justifier la curiosité publique par la suite de nos idées et la logique de nos déductions.

D'un consentement tacite, je fus reconnu rédacteur en chef : il n'y eut point de déclaration à ce sujet, mais de fait je jouai ce rôle pendant tout le temps que le Porc Duchêne exista, faisant presque quotidiennement l'article de tête et distribuant leur Liche à mes collaborateurs.

Il n'y avait du reste à cela rien d'étonnant :

Pour le premier numéro, nous étions convenus de prendre : Vuillaume telle partie de la partie politique ; Humbert telle autre ; moi « La Grande Colère ».

Le soir venu, quand nous nous réunîmes pour lire ensemble toute la copie du journal avant de la livrer à l'imprimeur, mes collaborateurs comprirent que moi seul avais le /à du style que nous avions choisi, et me prièrent de transposer leurs articles dans le ton convenu.

Il n'y eut du reste rien que de naturel à ce désarroi du premier moment qu'éprouvèrent Vuillaume et Humbert : ce sans-gêne de l'allure ne s'attrape point sans une certaine difficulté, et on n'arrive à cette bonhomie qu'il nous fallait que par deux chemins : la naïveté de Joinville et le scepticisme de Lafontaine.

Je dois ajouter que Vuillaume entra dans la peau du Père Duchêne au bout de quelques jours, mais que Humbert ne comprit jamais rien à ce que nous avions voulu faire.

Je n'ai point à me défendre ici, Messieurs, d'avoir fait ce journal tel que je l'ai fait ; j'en suis fier, au contraire, car je suis certain, après tout, que seul, dans cette révolution du i8 mars, j'ai eu la certitude révolutionnaire.

Un gouvernement de capitulards, de faussaires et d'escrocs venait d'être balayé de Paris à la suite de la tentative qu'il avait faite de provoquer la guerre civile. Un éclair de bon sens illumina l'esprit de la bourgeoisie, et, au début, au soir de ce grand jour, toutes les anciennes haines disparurent clans un immense accord des classes moyennes et du peuple.

Les chefs du mouvement oublièrent alors que toute révolution doit avoir sa sanction, et attendirent... quoi ? on ne sait, alors qu'une marche rapide sur Versailles assurait à jamais la victoire, peut-titre sans qu'une goutte de sang fût versée.

Le Père Duchêne avait cette conviction quand il poussait sur l'Assemblée les forces révolutionnaires.

On l'accuse d'avoir provoqué à la guerre civile.

Deux mots sont ici nécessaires :

Après la victoire d'un parti politique quel qu'il soit, qu'il ait combattu pour l'ambition d'un homme ou pour la liberté d'un peuple, toute la législation antérieure est supprimée et la nation en est, pour me servir d'un mot de Proudhon, « à l'origine d'elle-même, à. la force. » Plus tard viendra l’histoire qui jugera et prononcera un verdict d'acquittement ou édictera une note d'infamie.

Voilà où nous en étions.

Il n'y avait point là de provocation à la guerre civile. Il y avait deux partis en présence : un groupe de tyranneaux, d'une part ; de l'autre, la démocratie. Il y aurait cri guerre civile, si dans Paris la bourgeoisie et le peuple en étaient venus aux mains, ou si Paris était entré en lutte avec une partie de la France. Mais quand une fraction de la nation déclare qu'elle s'opposera même par les armes au despotisme d'une armée prétorienne, au service de quelques usurpateurs, elle ne fait qu'affirmer sou droit de résistance à l'oppression, et le combat, — s'il y en a un, — ne saurait être qualifié de guerre civile.

Il fallait vaincre, et à l'origine rien n'était plus facile. Les douze mille hommes de l'Assemblée, cernés par les deux cent mille baïonnettes parisiennes, n'eussent même point tenté de collision. et se fussent rendus à merci.

Ce saut de Paris sur Versailles manqué, ce rapide coup de main n'étant pas possible, et la bataille étant engagée, que faire ?

Se soumettre ? Perdre le bénéfice d'une victoire pacifique ? Renoncer au triomphe de la cause communaliste dont nous avions, les premiers en France, levé l'étendard ?

Était-ce possible ? Et le peuple y eût-il consenti ?

Il fallait donc combattre, — et vaincre !

Mais les conditions n'étaient plus les mêmes.

L'armée de Versailles s'était considérablement accrue, et nos troupes, décimées ou fatiguées, mal contenues par une discipline trop lâche, mal servies par une intendance trop improvisée, étaient sérieusement diminuées.

Une seule ressource nous restait :

L'appel aux moyens révolutionnaires.

Les moyens révolutionnaires devaient remédier à la situation économique et à la situation militaire.

Il nous fallait de l'argent, il nous fallait des soldats.

Le Père Duchêne prit donc l'initiative des mesures qui pourraient amener de l'argent dans nos caisses vides. Il demanda, en revendiquant pour eux la liberté de conscience et leur droit absolu d'exercer leur métier, la suppression du traitement des prêtres, puis la diminution des gros appointements ; la capitation sur les citoyens qui désertaient la cité au moment du péril ; la confiscation des biens des ennemis de Paris, etc.

Il demanda la poursuite des réfractaires ; l'emploi de la force contre les délinquants qui étant des lâches devaient être des traîtres, ce que l'affaire des brassards tricolores a trop prouvé ; la dictature du délégué à la guerre ; l'extension des pouvoirs du délégué à la police ; la fermeture de tous les ateliers et le casernement, compliqué du système de l'enrégimentation, de tous les hommes valides ; enfin, la loi sur les otages, et plus tard son application.

Nous étions en guerre : nous devions prendre les mesures qu'on prend en temps de guerre.

Nous voulions le triomphe de la Révolution : nous devions user des moyens révolutionnaires.-.

Le Père Duchêne était simplement logique : et dans sa polémique il n'entra jamais de ressentiments dictés par la haine ni de compromissions inspirées par l'amour. De même qu'il demandait l'exécution des otages, il réclama aussi la mort pour la minorité de la Commune, pour les chefs de légion et le comité central qui divisaient les forces révolutionnaires, et où il comptait cependant de nombreux amis.

J'avais à vous faire, Messieurs, ce rapide exposé de la pensée qui présidait ce qu'on est convenu d'appeler « les cruelles excitations du Père Duchêne » ; j'avais à vous le faire afin que vous comprissiez bien que le développement de ce journal a été conçu par un seul cerveau, et que l'unique coupable, puisqu'il vous plaît de vous servir de cette qualification, n'est autre que le signataire de cette lettre.

C'est moi qui ai demandé toutes les mesures que j'ai énumérées plus haut ;

C'est moi qui ai demandé la confiscation ;

C'est moi qui ai demandé l'exécution des otages ;

C'est moi qui ai demandé la dictature militaire ;

C'est moi qui ai demandé la formation des bataillons de francs-tireurs et ce que j'ai appelé « le braconnage de la guerre. »

C'est moi qui ai demandé tous les moyens extrêmes sans lesquels on ne pouvait vaincre !

Toute la politique du Père Duchêne était contenue dans le premier article, qui était intitulé ou « la Grande Joie », ou « la Grande Colère », ou « les Bons Avis », etc., etc.

Or, sur 68 numéros du journal, j'ai fait au moins 55 de ces premiers articles ; les autres sont de Vuillaume ; Humbert en a fait un seul, celui du numéro 4, je crois, sur la décapitalisation de Paris, encore l'ai-je repris en sous-œuvre, châtré et métamorphosé complètement.

Humbert n'a jamais fait dans le Père Duchêne que des entrefilets dont je lui indiquais chaque jour le sujet et l'esprit, et ne saurait être rendu responsable clos articles que je lui ai fait faire sous mon inspiration, pas plus qu'un secrétaire des lettres qu'il a écrites sous une dictée.

Voilà, Messieurs, ce que j'avais à dire, — s'il m'est permis de me faire entendre de vous, — a titre de renseignements dans ce procès. C'est ainsi, exactement, que les choses se sont passées, et croyez bien que, si les réponses de Humbert coïncident avec cette déclaration, elles ne lui seront pas soufflées par un vil désir de décliner une part de cette responsabilité, que pour moi j'accepte tout entière : il ne fera que rendre à la vérité le consciencieux hommage qui lui est dû.

Eng. WERMEERSH.

—o—o—o—.

Poète à ses heures, Wermersch est encore l'auteur des vers suivants :

Ce que plus taré diront avec leurs bouches vertes

Les cadavres ensanglantés,

Le mot d'ordre sorti des fosses entr'ouvertes,

Le sombre appel des transportés,

Non, ô triomphateurs d'abattoir, non, infâmes,

Non, vous ne vous en doutez pas !

Un jour viendra bientôt où les enfants, les femmes,

Les mains frêles, les petits bras,

S'armeront de nouveau, sans peur des fusillades,

Et, sans respect, pour vos canons,

Les faibles, sans pâlir, iront aux barricades,

Les petits seront nos clairons ;

Sur un front de bataille, épouvantable et large,

L'émeute se relèvera ;

Et, sortant des pavés pour nous sonner la charge,

Le spectre de Mai parlera...

Il ne s'agira plus alors, gueux hypocrites,

De fusiller obscurément

Quelques mouchards abjects, quelques obscurs jésuites,

Canonisés subitement ;

Il ne s'agira plus de brûler trois bicoques

Pour défendre tout un quartier ;

Plus d'hésitations louches ! plus d'équivoques,

Bourgeois, tu mourras tout entier !

La conciliation, lâche, tu l'as tuée !

Tes cris ne te sauveront pas !

Tu vomiras ton âme au crime habituée

En invoquant Thiers et Judas !

Nous t'apportions la paix, et tu voulus la guerre,

Eh bien ! nous l'aimons mieux ainsi !

Cette insurrection, ce sera la dernière ;

Nous fonderons notre ordre aussi !

Non, rien ne restera de ces coquins célèbres,

Leur monde s'évanouira,

Et toi, dont l'œil nous suit à travers nos ténèbres,

Nous t'évoquerons, ô Marat !

Toi seul avais raison : pour que le peuple touche

A ce port qui s'enfuit toujours,

Il nous faut au grand jour la justice farouche,

Sans haines comme sans amours,

Dont l'effrayante voix, plus haut quo la tempête,

Parle dans sa sincérité,

Et dont la main tranquille au ciel lève la tête

De Prudhomme décapité !

—o—o—o—

Une brochure ayant pour titre : la Revanche de la France et de la Commune, par un représentant du peuple de Paris, réhabilite la Commune et injurie l'armée :

L'armée française n'est plus qu'un troupeau de barbares se vengeant sur ses frères de sa chute devant l'étranger.

Passant ensuite à l'examen des actes de la Commune, l'auteur fait un long panégyrique de cette administration, et déclare qu'elle a décrété « la liberté absolue de la presse », et que, si elle suspendit quelques journaux, cela tint à l'état de guerre.

Elle abolit le secret et les prisons cellulaires.

Elle supprima la police et la préfecture.

Si, dans la lutte, des maisons particulières et des édifices furent incendiés, ce fut pour sa défense.

La démolition de la maison de M. Thiers, de la colonne et des Tuileries, triple protestation contre le despotisme royal, bourgeois et militaire.

Les otages furent fusillés, mais c c'étaient des représailles.

D'après cet écrivain, le véritable auteur de tous les crimes, de toutes les infamies commises par les autoritaires féroces qui terrorisaient Paris, ce fut Versailles, toujours Versailles.

Dans cet écrit, la Prusse et l'esprit allemand sont ménagés avec une habileté qui n'échappera à personne. « Que 'Allemagne ait renversé Bonaparte et dispersé son armée de prétoriens pour sauver son unité, son territoire menacés, c'était son droit et ce fut sa gloire. »

On avait, vu, au congrès de Lausanne, les mêmes opinions se produire sous la forme de discours.

Madame André Leo montait à la tribune pour parler de la guerre sociale et flétrir les fusillades, les charretées de cadavres, les horreurs commises par les Versaillais. « On a caché tout cela, beaucoup accusé, beaucoup crié pour empêcher d'entendre... On a flétri du nom de voleurs les volés, du nom d'assassins les assassinés, du nom de bourreaux les victimes. » Et au milieu d'applaudissements mêlés de protestations, madame André Léo défendait la Commune et attaquait Versailles, M. Pouyer-Quertier et M. Thiers. La loi des otages ne fut exécutée qu'après la chute de la Commune. « Les incendies ont été surfaits, plusieurs allumés pour les nécessités de la défense… ou par les obus de Versailles ; qui sait ? peut-être par les Versaillais eux-mêmes. » Madame André Leo l'insinuait dans une phrase vraiment détestable et qu'un très-petit nombre de gens osaient applaudir. Et tous cela d'une petite voix tranquille, sans colère, sans horreur, comme de sang-froid.

Un tumulte effroyable avait alors commencé, les auditeurs des tribunes protestaient à haute voix, des altercations très-vives éclataient de toutes parts. L'ordre se rétablit à grand'peine. M. Eytel demandait un peu de tolérance, et madame Léo recommençait avec la même violence de paroles et la même tranquillité de débit. Elle déclarait que la Terreur de 1871 est cent fois pire que celle de 1793. Elle s'allongeait avec tant de complaisance, que M. Eytel la rappelait à la question, mais son discours était écrit et elle voulait tout lire. Elle demandait qu'on protestât contre les actes de Versailles, et se faisait enfin retirer la parole.

Le lendemain, madame Paule Minck succédait à madame André Léo.

« Hier, disait-elle, à cette tribune on est venu vous parler des douleurs de Paris, on n'a pas voulu écouter. (Protestations.) Mais c'est parce vous n'étiez pas là, que vous n'avez pas vu toutes ces horreurs, que vous ignorez les fusillades par tas, les malheureux pompiers mitraillés pendant deux heures, par six cents (Marques d'incrédulité), les femmes tuées, les enfants sans asile ; c'est parce que vous ignorez tout cela que nous le dirons devant vous, et, puisque vous êtes le Congrès de la paix, vous devez vous élever... (Murmures. — Non ! non !) Ah ! écoutez, citoyens, ne faites pas le silence autour des souffrances.

« Je viens au nom des mères, des veuves, déposer une proposition tendant à déclarer que le congrès s'élève énergiquement, au nom de l'humanité, contre les assassinats commis par le gouvernement de Versailles. »

A ce moment, la voix de l'orateur paraissait étranglée par l'émotion. « Ah ! faites cela, citoyens, faites cela, et, je vous l'avoue, je ne rougirai plus d'être Française, car il y aura encore des hommes de cœur dans mon pays ! » (Tonnerre d'applaudissements. Madame Minck descend de la tribune au milieu des vivats !)

La commission du congrès, tout en s'élevant contre les exécutions en masse, crut devoir prendre une mesure plus générale et blâmer les crimes d'où qu'ils émanent. En conséquence, elle présenta la proposition en ces termes ;

« Le congrès, fidèle à ses principes, flétrit énergiquement, au nom de- l'humanité, de la justice et de la liberté, les assassinats et les massacres dont Paris a été le théâtre, sous quelque drapeau qu'ils aient été commis. » (Bravos enthousiastes.)

Madame Minck ne se dissimule pas que ses propositions seront repoussées, néanmoins elle les maintient complètement. Elle comprend que ceux qui rentrent en France se préparent des paratonnerres ; mais pour elle et ses amis, n'ayant plus rien à craindre, ils désirent tout risquer. (Rires.)

« Vous craignez, ajoute l'orateur, de flétrir plus particulièrement les meurtres commis par les Versaillais, sous prétexte que la Commune a commis des excès, mais cependant il faut bien que vous le reconnaissiez : « les massacres de Paris ont été si grands qu'ils ont fait oublier les autres. »

A l'énoncé de cette singulière théorie, qui tendrait à rechercher non plus la qualité des crimes mais seulement leur proportionnalité, l'assemblée se soulève avec indignation, et madame Minsk quitte la tribune d'une façon moins triomphante que précédemment.

Une madame Delosme vient lire un manuscrit, la Fête des mères de famille du globe terrestre, et en vers. Puis M. Napoléon Gaillard lui succède.

Mais à peine Napoléon Gaillard, porteur d'une cocarde rouge, s'est-il saisi de la tribune, que les cris : « A bas la cocarde rouge ! à bas ! » se font entendre[16].

 

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II

 

LES PERTES DE L'ART.

(Extrait du Journal officiel.)

 

Il ne faut ni se dissimuler ni s'exagérer ses pertes.

Paris a perdu la plupart de ses palais.

Les Tuileries, le Palais-Royal, l'Hôtel ide-Ville, le palais du quai d'Orsay, ne sont plus que des ruines. Il faudrait des millions pour leur rendre la splendeur qu'ils avaient encore il y a trois semaines. Rien que pour réparer les murailles, poser une toiture, relever ou remplacer quelques statues, la ville devra s'imposer des sacrifices énormes. Il sera sage de le faire pour ne pas laisser aux rues leur aspect désolé. Cette grande ville, si riante et si riche, qui attirait les gens du monde, les artistes, les hommes d'étude, et qui avait conquis l'utile royauté de la mode, ne peut rester longtemps ensevelie sous les décombres.

Elle doit, à tout prix, relever les façades de ses monuments ; pour l'intérieur, c'est une perte presque irréparable. On ne fait pas en un jour des chefs-d'œuvre accumulés par les siècles.

Quand même on trouverait, malgré les charges qui nous accablent, assez de ressources pour refaire les escaliers, peupler les appartements de tableaux et de statues, suspendre des lustres aux plafonds, étaler des tapis sous les pieds, jeter sur les murailles de riches tentures des Gobelins et de Beauvais, on ne referait pas la grandeur historique qui s'attachait à ces appartements et à ces galeries.

L'histoire perd ses témoins. Nous ne connaîtrons plus nos rois que par les livres. Leur maison, que nous pouvions visiter, qui racontait les détails de leur vie, a tout à coup disparu. Il ne nous reste de l'œuvre de Philibert Delorme que ces murailles crevassées et noircies derrière lesquelles se sont abrités, après les rois de France, les assemblées révolutionnaires et l'Empire.

L'architecture est l'art français par excellence. Nous avons des maîtres presque partout ; en architecture nous n'avons que des rivaux, et c'est à peine si nous en avons pour l'architecture religieuse. On s'était donné bien du mal pour cacher et alourdir le palais de Philibert Delorme ; on avait amplifié, sans trop de succès, notre Hôtel-de-Ville. On les retrouvait pourtant et on les admirait, sous ces ornements maladroits. Ils sont perdus. Si quelque jour la France redevient assez riche pour se donner le luxe qui sied à un grand peuple, elle les remplacera ; mais elle ne pourra pas les refaire.

Ce malheur, qui est déplorable, pouvait être beaucoup plus grand. Les incendiaires avaient projeté une destruction complète ; ils travaillaient scientifiquement. Ils avaient choisi pour instrument le pétrole ; ils avaient étudié avec soin ce Paris qu'ils voulaient anéantir ; la bande avait ses ordres, son système, son plan régulier. Non-seulement on accumulait les matières incendiaires, mais on coupait les conduites d'eau, on emportait les pompes, les tuyaux, les échelles. Quand on apprit que les Tuileries brillaient, ce ne fut partout qu'un cri d'effroi, à cause du Louvre. Les flammes vinrent bien près, puisqu'elles brûlèrent cette belle bibliothèque qui séparait l'ancien ministère d'État et la caserne des zouaves de la garde. Grâce à Dieu, elles s'arrêtèrent au seuil du. Musée des antiques.

Nos beaux marbres, nos grandes toiles sont préservés. Nous n'avons rien perdu, absolument rien. Si l'on excepte un coin du plafond de la galerie d'Apollon, tous les dommages du Louvre sont extérieurs, et ils sont médiocres. Une femme sculptée par, Sarrazin est à moitié détruite ; la façade de la galerie de l'infante a perdu une partie de son entablement ; c'est presque tout, avec quelques traces d'obus et des traces plus nombreuses de balles. On avait tant à redouter, qu'on se prend à se sentir reconnaissant envers la Providence de ne nous avoir pas frappés plus durement.

Le musée de Cluny, rempli de trésors jusqu'à regorger, étalera encore ses faïences, ses cristaux, ses armures, ses bijoux, ses meubles, toutes ces splendides reliques qu'on ne se lasse pas d'admirer et d'étudier. Le Luxembourg nous rend intactes les toiles de l'école française contemporaine. Le musée de Sèvres, transporté dans Paris quand il était menacé par les Prussiens, a miraculeusement échappé aux communeux. Nous avons perdu les Gobelins avec les magnifiques tapisseries qu'ils contenaient ; mais les tapisseries de la Couronne nous restent.

A part la bibliothèque du Louvre et celle du Palais-Royal, d'une importance bien moindre, toutes nos bibliothèques sont sauvées. Nous avons tremblé longtemps pour l'Arsenal, très-voisin du Grenier d'abondance, dont l'incendie a duré trois jours. Le feu et la fumée ont passé sur ces livres inestimables et sur ce riche amas de manuscrits sans les atteindre. Sainte- Geneviève, la bibliothèque de la Sorbonne, la belle collection de M. Cousin, léguée par lui à l'État, ce113 de l'École normale, dont le fonds principal est un héritage de Georges Cuvier, celle du Sénat, devenue publique, celle de l'École de médecine, celle du Corps législatif, n'ont pas souffert. Le grand dépôt national de la rue Richelieu, si dangereusement situé et entouré de maisons de tous les côtés, quoique menacé à plusieurs reprises, est sorti sain et sauf de cette terrible crise. C'est ainsi que nous conservons un trésor que ni le British Museum, ni la bibliothèque du Vatican, ni aucune collection connue ne peuvent égaler. Les manuscrits les plus précieux, étaient eu dépôt dans les caves de l'École des beaux-arts, dont on s'occupe en ce moment de les tirer.

Nous avons eu le même bonheur pour les archives. Elles sont sauvées ; l'histoire de France est sauve ! L'hôtel Soubise, où tous ces manuscrits sont réunis dans un ordre admirable, n'est séparé du Mont-de-Piété que par une rue. Les commissaires de la Commune venaient au Mont-de-Piété tous les jours : il y avait là des millions qui les attiraient ; ils comprenaient moins la valeur des autres trésors entassés si près de là. Il n'aurait pas fallu beaucoup de pétrole pour les détruire. On les a oubliés.

On a oublié aussi l'Imprimerie nationale, ou plutôt on a pris ce grand monument de l'art typographique pour une manufacture comme toutes les autres. Le temps aussi a manqué aux iconoclastes. Nos soldats marchaient vite ; leurs chefs savaient ce que chaque minute de retard coûtait à la civilisation.

Enfin, l'art religieux n'a presque rien perdu. La Sainte-Chapelle, la merveille des merveilles, a tous ses vitraux intacts. Elle est restée debout entre l'incendie du Palais et celui de la Préfecture de police. Saint-Étienne-du-Mont, Saint-Germain-des-Prés, Saint-Séverin, Saint-Eustache nous restent. Saint-Eustache pourtant a souffert. Les vitraux de Philippe de Champagne sont perclus, malheur irréparable. A. Notre-Dame tout était prêt pour l'incendie.

Les deux ambons à l'extrémité du bas-chœur sont brûlés. Les barbares n'ont pas incendié la séculaire forêt qui domine les voûtes ; ils n'ont pas fait pleuvoir sur la Cité et l'Hôtel-Dieu cette immense quantité de plomb qui couronne le majestueux édifice. Paris, malgré les Tuileries et l'Hôtel-de-ville, malgré le Palais-Royal et le palais du quai d'Orsay, malgré les Gobelins, Paris est encore Paris. Il peut, comme la France, ressusciter et grandir, à force de sagesse.

En publiant les détails qui se rattachent à l'incendie des Tuileries, on n'a point relaté les mutilations causées aux sculptures du jardin par les balles et les obus.

L'un des deux groupes de Coysevox qui ornent la grille principale, un cheval ailé en marbre blanc portant en croupe une renommée, a été assez maltraité. L'aile extérieure et la queue du Pégase ont été emportées. Des quatre fleuves placés à droite et à gauche du grand bassin, trois ont été préservés. Le Tibre seul a reçu plusieurs meurtrissures. Le personnage principal a eu le pied et le bras droit cassés. Un_ éclat d'obus a écorné un des angles du piédestal.

Ce groupe, un des plus beaux du jardin, est signé Van Clève, 1707.

Près de l'entrée du jardin réservé, une statue de femme tenant à la main une couronne d'immortelles a eu la tête enlevée, le bras gauche entièrement brisé et le bras droit à demi emporté.

Plus loin, dans une des allées qui conduisent au perron de la rue de Rivoli, le Thémistocle de Lemaire a perdu la poignée de son épée.

 

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III

 

CIRCULAIRE DE M. JULES FAVRE AUX AGENTS DIPLOMATIQUES DE LA RÉPUBLIQUE.

 

Versailles, le 6 juin 1871.

Monsieur, la formidable insurrection que la vaillance de notre armée vient de vaincre a tenu le monde entier dans de telles anxiétés, elle l'a épouvanté par de si effroyables forfaits, qu'il me semble nécessaire de dominer l'horreur qu'elle inspire pour essayer de démêler les causes qui l'ont rendue possible. Il importe que vous soyez éclairé sur ce point, afin de pouvoir rectifier des opinions erronées, mettre les esprits en garde contre de fâcheuses exagérations et provoquer partout le concours moral des hommes sensés, honnêtes, courageux, qui veulent résolument restaurer le principe de l'autorité en lui donnant pour base le respect des lois, la modération et la liberté.

Quand on a été témoin des catastrophes que nous avons traversées, la première impulsion porte à douter de tout, hors de ]a force qui, apparaissant comme le remède suprême, semble par cela être le seul principe vrai. Mais in fumée du combat n'est pas encore dissipée que chacun, interrogeant sa conscience, y trouve le guide supérieur qu'on n'abandonne jamais en vain et auquel tous nous sommes ramenés quand nous l'avons sacrifié à la violence de nos passions.

Cette fois. la leçon est tout ensemble si éclatante et si terrible, qu'il faudrait une singulière dureté de cœur pour se refuser à en admettre l'évidence. La France, comme on le répète trop légèrement, n'a pas reculé vers la barbarie, elle n'est pas davantage en proie a une sorte d'hallucination furieuse ; elle a été, par une série de fautes volontaires, jetée en dehors du juste et du vrai. Elle subit aujourd'hui la plus logique et la plus cruelle des expiations.

Qui peut nier, en effet, que l'acte du Deux Décembre et le système qui en a été la consécration n'aient introduit dans le sein de la nation un élément actif de dépravation et d'abaissement ? En ce qui concerne plus particulièrement la ville de Paris, il n'est pas un esprit sérieux qui n'ait compris et prédit les inévitables malheurs que préparait la violation audacieuse de toutes les règles économiques et morales, conséquence inévitable des travaux nécessaires à l'existence de l'Empire. On peut se reporter à de récentes discussions, et l'on verra avec quelle précision étaient dénoncés les périls que contestaient intrépidement les trop dociles approbateurs de ces criminelles folies. Paris était condamné, par le régime que lui avait fait le gouvernement impérial, à subir une crise redoutable ; elle aurait éclaté en pleine paix ; la guerre lui a donné les caractères d'une horrible convulsion.

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Il n'en pouvait être autrement : en accumulant dans l'enceinte de la capitale une population flottante de près de trois cent mille travailleurs, en multipliant toutes les excitations des jouissances faciles et toutes les souffrances de la misère, l'Empire avait organisé un vaste foyer de corruption et de désordre, ou la moindre étincelle pouvait allumer un incendie. Il avait créé un atelier national alimenté par une spéculation fiévreuse et qu'il était impossible de licencier sans catastrophe.

Quand il commit le crime de déclarer la guerre, il appela sur Paris la foudre qui devait l'écraser cinq semaines après. Nos armées étaient détruites, et la grande cité restait seule en face des huit cent mille Allemands qui inondèrent notre territoire. Le devoir de la résistance animait toutes les âmes. Pour le remplir à Paris, il fallut armer sans distinction tous les bras ; l'ennemi était aux portes, et, sans nette témérité nécessaire, il les aurait franchies dès son premier choc.

Il fallut aussi nourrir tous ceux qui manquaient de travail, et le nombre en dépassa six cent mille. C'est dans ces conditions périlleuses que commença le siégé. Nul ne le croyait possible.

On annonçait que la sédition livrerait la ville au bout de quelques semaines. La ville a tenu quatre mois et demi, malgré les privations, malgré les rigueurs d'une saison cruelle, malgré le bombardement, et la famine seule l'a obligée 4 traiter. Mais nul ne saurait dire la violence des perversions morales et physiques auxquelles cette malheureuse population fut en proie. Les exigences du vainqueur y mirent le comble. A l'humiliation de la défaite vint se joindre la douleur des sacrifices qu'il fallut subir.

Le découragement et la colère se partagèrent les âmes. Nul ne voulut accepter son malheur et beaucoup cherchèrent leur consolation dans l'injustice et la violence. Le déchaînement de la presse et des clubs fut poussé jusqu'aux dernières limites de l'extravagance. La garde nationale se désagrégea. Un grand nombre de ses membres, chefs et soldats, quittèrent Paris.

Coupé en deux par la réunion de l'Assemblée à Bordeaux, le gouvernement restait sans force. 11 en aurait acquis par sa translation à Versailles, si les agitateurs n'avaient choisi ce moment pour allumer l'insurrection.

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La plume tombera plusieurs fois de la main quand il faudra qu'elle retrace les hideuses et sanglantes scènes de cette lamentable tragédie, depuis l'assassinat des -généraux Lecomte et Clément Thomas jusqu'aux incendies préparés pour embraser tout Paris, jusqu'à l'abominable et liche massacre des saintes victimes fusillées dans leurs prisons.

Toutefois, l'indignation et le dégoût ne peuvent arrêter les hommes politiques dans l'accomplissement du devoir d'investigation que leur imposent de si extraordinaires forfaits.

Les détester et les punir n'est point assez. Il faut en rechercher le germe et l'extirper.

Plus le mal est grand, plus il est essentiel de s'en rendre compte et de lui opposer la coalition de tous les gens de bien.

Je viens d'expliquer sommairement comment l'état général de la ville de Paris constituait, par lui-même, une prédisposition au désordre, et comment il s'était aggravé dans les proportions les plus menaçantes par l'anarchie du siège.

Un petit groupe de sectaires politiques avait, dès le 4 septembre, heureusement en vain, tenté de profiter de la confusion pour s'emparer du pouvoir ; depuis, ils n'avaient cessé de conspirer.

Représentant la dictature violente, la haine de toute supériorité, la convoitise et la vengeance, ils furent dans la presse, dans les réunions, dans la garde nationale, des artisans audacieux de calomnie, de provocation et de révolte. Vaincus le 31 octobre, ils se servirent de l'impunité pour se glorifier de leurs crimes et en reprendre l'exécution le 22 janvier. Leur mot d'ordre fut la Commune de Paris et, plus tard, après le traité des préliminaires, la fédération de la garde nationale.

Avec une rare habileté, ils préparèrent une organisation anonyme et occulte qui bientôt se répandit sur la cité tout entière. C'est par elle que, le 18 mars, ils saisirent le mouvement qui, d'abord, semblait n'avoir aucune portée politique. Les élections dérisoires auxquelles ils procédèrent rie furent pour eux qu'un masque ; maîtres de la force armée, détenteurs de ressources immenses en munitions, en artillerie, en mousqueterie, ils ne songèrent plus qu'à régner par la terreur et à soulever la province.

Sur plusieurs points du territoire éclatèrent des insurrections qui, un instant, encouragèrent leurs coupables espérances. Grâce à Dieu, elles furent réprimées ; néanmoins, dans plusieurs départements, les factieux n'attendaient que le succès de Paris, mais Paris demeura le seul champion de la révolte. Pour entraîner sa malheureuse population, les criminels qui siégeaient à l'Hôtel-de-Ville ne reculèrent devant aucun attentat ; ils firent appel au mensonge, à la proscription, à la mort ; ils enrôlèrent les scélérats tirés par eux des prisons, les déserteurs et les étrangers. Tout ce que l'Europe renferme d'impur fut convoqué. Paris devint le rendez-vous des perversités du monde entier. L'Assemblée nationale fut vouée aux insultes et à la vengeance.

C'est ainsi qu'on parvint à égarer un grand nombre de citoyens, et que la cité se trouva sous le joug d'une poignée de fanatiques et de malfaiteurs. Je n'ai point à détailler leurs crimes. Je voulais seulement montrer par quel concours de circonstances fatales leur règne honteux a été possible. Ils se sont emparés d'une population déshabituée du travail, irritée par le malheur, convaincue que son gouvernement la trahissait : ils l'ont dominée par la terreur et la fourberie. Ils l'ont associée a leurs passions et à leurs forfaits ; et, quant à eux, enivrés de leur éphémère pouvoir, vivant dans le vertige, s'abandonnant sans frein à la satisfaction de leurs basses convoitises, ils ont réalisé leurs rêves monstrueux et se sont abimés comme des héros de théâtre dans la plus épouvantable catastrophe qu'il ait été donné à l'imagination d'un scélérat de concevoir.

Voilà, Monsieur, comment je comprends ces événements qui confondent et révoltent, et qui paraissent inexplicables quand on ne les étudie pas attentivement. Mais j'omettrais un des éléments essentiels de cette lugubre histoire si je ne rappelais qu'à côté des jacobins parodistes qui ont eu la prétention d'établir un système politique, il faut placer les chefs d'une société, maintenant tristement célèbre, qu'on appelle l'Internationale, et dont l'action a peut-être été plus puissante que celle de leurs complices, parce qu'elle s'est appuyée sur le nombre, la discipline et le cosmopolitisme.

L'Association internationale des travailleurs est certainement l'une des plus dangereuses dons les gouvernements aient à se préoccuper.

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On pouvait croire tout d'abord cette conception uniquement inspirée par un sentiment de solidarité et de paix.

Les documents officiels démentent complétement cette supposition. L'Internationale est une société de guerre et de haine. Elle a pour base l'athéisme et le communisme, pour but la destruction du capital et l'anéantissement de ceux qui le possèdent, pour moyen la force brutale du grand nombre qui écrasera tout ce qui essayera de résister.

Tel est le programme qu'avec une cynique audace les chefs ont proposé à leurs adeptes.

Quant à leurs règles de conduite, ils les ont trop de fois énoncées pour qu'il soit nécessaire de démontrer longuement qu'elles sont la négation de tous les principes sur lesquels repose la civilisation. . . . . . . . .

L'Europe est en face d'une œuvre de destruction systématique dirigée contre chacune des nations qui la composent et contre les principes mêmes sur lesquels reposent toutes les civilisations.

Après avoir vu les coryphées de l'Internationale au pouvoir, elle n'aura plus à se demander ce que valent leurs déclarations pacifiques. Le dernier mot de leur système ne peut être que l'effroyable despotisme d'un petit nombre de chefs s'imposant à une multitude courbée sous le joug du communisme, subissant toutes les servitudes, jusqu'à la plus odieuse, celle de la conscience, n'ayant plus ni foyer ni champ, ni épargne ni prière, réduite à un immense atelier, conduite par la terreur, et contrainte administrativement à chasser de son cœur Dieu et la famille.

C'est là une situation grave. Elle ne permet pas aux gouvernements l'indifférence et l'inertie. Ils seraient coupables, après les enseignements qui viennent de se produire, d'assister impassibles à la ruine de toutes les règles qui maintiennent la moralité et la prospérité des peuples.

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Les questions sur lesquelles je provoque vos investigations touchent il des problèmes difficiles et qui depuis longtemps ont agité le monde. Leur solution complète dans l'ordre de la justice supposerait la perfection humaine qui est un rêve, mais dont une nation peut plus ou moins se rapprocher.

Le devoir des hommes de cœur consiste à ne jamais désespérer ni de leur temps, ni de leur pays, et à travailler, sans se laisser décourager par les déceptions, à faire prévaloir les idées de justice.

Si ce devoir est le nôtre, comme je n'en doute pas, si c'est seulement par son accomplissement sincère et désintéressé que nous pouvons réparer les maux de notre malheureuse patrie, n'est-il pas urgent de rechercher les causes qui ont permis aux erreurs professées par la société internationale un si rapide et si funeste empire sur les Curies ?

Ces causes sont nombreuses et diverses, et ce n'est pas par les châtiments et la compression seulement qu'on les fera disparaître. Introduire dans les lois les sévérités que réclament les nécessités sociales, et appliquer ces lois sans faiblesse, c'est une nouveauté à laquelle il faut que la France se résigne. C'est pour elle une affaire de salut. Mais elle serait imprudente et coupable si, en même temps, elle ne travaillait pas énergiquement à relever la moralité publique par une saine et forte éducation, par un régime économique libéral, par un amour éclairé de la justice, par la simplicité, la modération, la liberté. Sa tâche est immense ; elle n'est pas au-dessus de ses forces ; si elle en comprend la grandeur, au lieu de se perdre dans des intrigues personnelles, qu'elle s'inspire du sentiment de sa propre vitalité. Qu'elfe entreprenne de réagir par elle-même contre l'adversité. Qu'elle consente enfin à vivre pour elle-même et par elle-même, en prenant toujours pour guides la justice, le droit et la liberté, et, quelque redoutables que soient ses épreuves, elle les surmontera. Elle reprendra son rang dans le monde non pour menacer, mais pour modérer et pour protéger.

Elle redeviendra l'allié des faibles, elle essayera d'élever la voix contre la violence, et son autorité sera d'autant plus grande pour la combattre, qu'elle aura davantage souffert de ses excès...

JULES FAVRE.

 

FIN DU SECOND ET DERNIER VOLUME

 

 

 



[1] C’est ce qui semble résulter d'une lettre adressée à l'éditeur du Times sous prétexte de rectifier une erreur commise par ce journal :

« Il court dans les journaux une certaine calomnie qui ne m'aurait nullement inquiété si votre honorable feuille n'en avait endossé la responsabilité.

« On assure que j'ai demandé un grade à M. Thiers, qui me l'aurait refusé : il n'y a rien eu d'analogue. Dès la capitulation de Paris, tout lien était brisé entre l'armée française moi, et je ne restai a mon poste que pour achever de régler l'importante comptabilité des travaux que j'avais exécutés.

« On dit qu'un dépit de jeune homme m'a jeté dans les rangs de la Révolution. Il n'y a point chez moi de dépit, mais une colère mûrement et longuement réfléchie contre l'ancien ordre social et contre l'ancienne France qui vient de succomber lâchement.

« ROSSEL,

« Délégué à la guerre. »

[2] Dans la soirée du 30, un parlementaire avait été envoyé au fort d'Issy porteur de celle sommation du major de tranchée :

SOMMATION

« Au nom et par ordre de M le maréchal commandant en chef l'armée, nous, major de tranchée, sommons le commandant des insurgés réunis en ce moment au fort d'Issy d'avoir à se rendre, lui et tout le personnel enferme dans ledit fort.

« Un délai d'un quart d'heure est accordé pour répondre à la présente sommation.

« Si le commandant des forces insurgées déclare, par écrit, en son nom et au nom de la garnison tout entière du fort d'Issy, qu'il se soumet, lui et les siens, a la présente sommation, sans autre condition que d'obtenir la vie sauve et la liberté, moins l'autorisation de résider dans Paris, celle faveur sera accordée.

« Faute par lui de ne pas répondre dans le délai indique plus haut, toute la garnison sera passée par les armes.

« Tranchées devant le fort d'Issy.

« Le colonel d'état-major de tranchée,

« R LEPERCHE

« 30 avril 1871. »

Le lendemain, le général Eudes remit au parlementaire celle réponse du successeur de Cluseret :

Au citoyen Leperche, major des tranches devant le fort d'Issy.

« Paris, 1er mai 1871.

« Mon cher camarade,

« La prochaine fois que vous vous permettrez de nous envoyer une sommation aussi insolente que votre lettre autographe d'hier, je ferai fusiller votre parlementaire, conformément aux usages de la guerre.

« Votre dévoué camarade,

« ROSSEL,

« Délégué de la Commune de Paris »

[3] On lut bientôt sur les murs ce décret :

« Paris, le 1er mai.

« La Commune

« Décrète :

« Art. 1er Un comité de salut public sera immédiatement organisé.

« Art. 2. Il sera composé de cinq membres, nommés par la Commune, au scrutin individuel.

« Art. 3. Les pouvons les plus étendus sur toutes les délégations et commissions sont donnés à ce comité, qui ne sera responsable qu'à la Commune. »

[4] Le citoyen Fontaine, directeur des domaines, chargé de l'exécution du décret, avait pris l'arrêté suivant, que publiait le Journal officiel :

« En réponse aux larmes et aux menaces de Thiers, le bombardeur, et aux lois édictées par l'Assemblée rurale, sa complice,

« Arrête :

« Art 1er Tout le linge provenant de la maison Thiers sera mis à la disposition des ambulances.

« Art. 2. Les objets d'art et livres précieux seront envoyés aux bibliothèques et musées nationaux.

« Art. 3. Le mobilier sera vendu aux enchères, après exposition publique au Garde-meubles.

« Art. 4. Le produit de cette vente restera uniquement affecté aux pensions et indemnités qui devront être fournies aux veuves et orphelins des victimes de la guerre infâme que nous fait l'ex-propriétaire de l'hôtel Georges.

« Art. 5. Même destination sera donnée à l'argent que rapporteront les matériaux de démolition.

« Art. 6. Sur le terrain de l'hôtel du parricide sera établi un square public.

« Le directeur général des domaines,

« J. FONTAINE.

« Paris, le 25 floréal an 79. »

Félix Pyat axait déjà demandé la destruction de l'hôtel de M. Thiers ; voici en quels termes :

« Au nom de Paris, au nom de la France, au nom de l'humanité, que son nom parricide soit trois fois maudit ! le jour de sa naissance, maudit ! le jour de sa mort, fête ! Que sa maison tombe à l'heure même où tombera cette colonne qu'il a célébrée et dépassée en crimes ! Qu'il n'en reste qu'une pierre avec cette inscription vengeresse : Là fut la maison d'un Français qui a brûlé Paris. »

[5] Histoire de la Révolution du 18 mars, par P. Lanjalley et P. Corriez p. 435.

[6] Voir aux Pièces justificatives la lettre de démission de Rossel.

[7] Le 18 mai, nouvelle hécatombe ; le comité de salut public arrête :

« Art. 1er. Les journaux la Commune, l'Echo de Paris, l'Indépendance française, l'Avenir national, la Patrie, le Pirate, le Républicain, la Revue des Deux-Mondes, l'Eco de Ultramar et la Justice sont et demeurent supprimés.

« Art. 2. Aucun nouveau journal ou écrit périodique politique ne pourra paraître avant la fin de la guerre.

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« Art. 4. Les attaques contre la République et la Commune seront déférées à la cour martiale. »

[8] Le maréchal de Mac-Mahon porta ce fait à la connaissance de l'armée par l'ordre du jour suivant :

« Soldats !

« La colonne Vendôme vient de tomber.

« L'étranger l'avait respectée. La Commune de Paris l'a renversée. Des hommes qui se disent Français ont osé détruire, sous les jeux des Allemands qui nous observent, ce témoin des victoires de vos pères contre l'Europe coalisée.

« Espéraient-ils, les auteurs indignes de cet attentat à la gloire nationale, effacer la mémoire des vertus militaires dont ce monument était le glorieux : symbole ?

« Soldats ! si les souvenirs que la colonne vous rappelait ne sont plus gravés sur l'airain, ils resteront du moins vivants dans nos cœurs, et, nous inspirant d'eux, nous saurons donner à la l''rance un témoignage de bravoure, de dévouement et de patriotisme.

« Le maréchal DE MAC-MAHON, duc de Magenta. »

[9] Le Salut public disait en d'autres termes, dans son numéro du 23 mai, qui fui le dernier :

« Citoyens,

« La trahison a ouvert les portes à l'ennemi ; il est dans Paris ; il nous, bombarde ; il tue nos femmes, et nos, enfants.

« Citoyens, l'heure suprême de la grande lutte a sonné. Demain, ce soir, le prolétariat sera retombé sous le joug ou affranchi pour l'éternité. Si Thiers est vainqueur, si l'Assemblée triomphe, vous savez la vie qui vous attend : le travail sans résultat, la misère sans trêve. Plus d'avenir ! plus d'espoir ! Vos enfants, que vous avez rêvés libres, resteront esclaves ; les prêtres vont reprendre leur jeunesse ; vos filles, que vous aviez vues belles et chastes, vont rouler flétries dans les bras de ces bandits.

« Aux armes aux armes !

« Pas de pitié. — FUSILLEZ CEUX QUI POURRAIENT LEUR TENDRE LA MAIN ! Si vous étiez défaits, ils ne vous épargneraient point. Malheur à ceux qu'on dénoncera comme les soldats du droit ; malheur à ceux qui auront de la poudre aux doigts ou de la fumée sur le visage.

« Feu ! feu !

« Pressez-vous autour du drapeau longe sur les barricades, autour du comité de salut public. — Il ne vous abandonnera pas.

« Nous ne vous abandonnerons pas non plus. Nous nous battrons avec vous jusqu'à la dernière cartouche, derrière le dernier pavé.

« Vive la République ! Vue le Commune ! Vive le comité de salut public !

« Le directeur politique,

« Gustave MAROITAU »

[10] Wermersch, le rédacteur en chef du Père Duchêne, a eu l'audace de publier les vers que voici, dans une pièce intitulée : les Incendiaires.

Paris est mort ! et sa conscience abimée

A tout jamais s'évanouit dans la fumée !...

Eh bien ! quand l'incendie horrible triomphait,

Une VOIX dans mon cœur criait : Ils ont bien fait !

[11] Il fut arrêté par M. Duret, commissaire de police, chez mademoiselle Accard, qui lui avait donné asile, au n° 39 de la rue Condorcet. Il était déguisé en femme, avec robe noire, corset et chignon. Ses papiers étaient cachés sur le baldaquin du lit ; les agents de la police en emportèrent une liasse.

M. Paschal Grousset fut conduit en voiture à la mairie de la rue Drouot pour être mis à la disposition de M. le général de Laveaucoupet. Là il changea son déguisement contre des vêtements d'homme, puis il fut dirigé sur Versailles dans une voilure fermée, accompagné par deux agents. Au moment où il passait devant le Grand-Hôtel, -- il était environ cinq heures, — M. Paschal Grousset fut reconnu par la foule, qui s'ameuta autour de la voilure, en poussant des cris de mort. Le général Pradier, qui passait à ce moment sur le boulevard accompagné d'un aide de camp, s'enquit des causes de l'émotion populaire ; puis il donna l'ordre à un peloton de soldats d'escorter la voiture, afin de soustraire le prisonnier à la justice sommaire de la foule. Grâce à cette escorte, la voilure put être dégagée et poursuivre sa course. (Claretie, Histoire de la Révolution 1870-1871.)

[12] Voir aux Pièces justificatives une note du Journal officiel, sur les pertes artistiques de Paris, et la circulaire adressée par le ministre des affaires étrangères aux agents diplomatiques de la France à l'étranger.

[13] Voir plus loin une note sur le Père Duchêne et diverses publications faites à l’étranger par des membres ou des partisans de la Commune.

[14] Le fils de l'amiral fut tué au fort d'Issy, pendant le siège prussien.

[15] Enquête parlementaire sur l'insurrection du 18 mars, t. II, p. 313.

[16] J. Claretie, Histoire de la Révolution 1870-1871, vol. II.