LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

TOME SECOND

LIVRE TROISIÈME. — CAMPAGNES DU NORD ET DE L'EST.

 

 

 
Campagne du Nord. — Faidherbe quitte la ligne de la Scarpe : combats à Ablainzevelle et Béhagnies ; victoire de Bapaume (3 janvier). — Faidherbe renonce à prendre Bapaume. — Dépêche au ministre de la guerre. — Pertes de l'armée du Nord dans cette journée. — Ordre du jour de Faidherbe à ses troupes. — Réponse du général aux rapports prussiens sur la journée du 3 janvier. — Le général Derroja entre dans Bapaume. — Le bombardement et la capitulation de Péronne. — Surprise de Faidherbe ; il demande une enquête. — Texte de la capitulation de Péronne. — Marche de Faidherbe vers Saint-Quentin. — Son but. — Combat de Vermant. — Bataille de Saint-Quentin (19 janvier). — Retraite de l'armée du Nord sur les places fortes.
Campagne de l'Est. — Bourbaki conduit la 1re armée de la Loire dans l'est. — Retards provenant de l'encombrement des chemins de fer. — Situation militaire dans l'est. — L'armée des Vosges : siège de Belfort ; le colonel Denfert-Rochereau. — Reprise de Dijon et de Gray. — Batailles de Villersexel et d'Héricourt. — Succès de Chenebier. — Échec de Montbéliard. — Retraite de l'armée sur Besançon. — Les garibaldiens à Dijon. — Les Prussiens à Dôle. — Perte des lignes de retraite. — L'armée se dirige sur Pontarlier ; suicide de Bourbaki ; le général Clinchant prend le commandement de l'armée. — Sa situation jusqu'à l'armistice.

 

Faidherbe s'était retiré derrière la Scarpe après la bataille de Pont-Noyelles, sa droite appuyée à Arras et sa gauche à Douai. Il se mit aussitôt à réorganiser sa petite armée, affaiblie par les derniers combats et aussi par l'indiscipline. L'ennemi, d'ailleurs, lui laissa toute liberté pour opérer paisiblement les réformes appelées par l'état de ses troupes ; les Prussiens envoyaient bien des coureurs autour d'Arras et jusque sur la route de Lens, mais ils ne vinrent pas chercher l'armée du Nord dans ses retranchements. Après avoir pris quelques jours de repos, Faidherbe résolut de mettre un terme aux incursions des uhlans à l'ouest d'Arras, en envoyant une colonne en reconnaissance dans ces parages. Ayant appris en même temps que la ville de Péronne était menacée de bombardement, il porte toute son armée en avant, par les routes parallèles, avec l'intention d'attaquer l'ennemi dans les environs de Bapaume. On était au 2 janvier. Dans une première rencontre à Ablainzevelle, sur la route d'Arras à Amiens, l'ennemi, chassé de ses positions, se replie sur Achiet-le-Grand, d'où il est délogé une seconde fois, et s'enfuit vers Bapaume en laissant entre nos mains quelques prisonniers. Pendant ce temps, la première division du 23e corps, aux ordres du capitaine Payen, traverse les villages de Boyelles et d'Ervillers sur la grande route d'Arras à Bapaume et débouche sur le village de Béhagnies, qu'elle savait occupée par les Prussiens. L'attaque ayant commencé aussitôt, toutes les troupes de la division entrèrent heureusement en action, et le combat très-violent dura toute l'après - midi ; nos troupes pénètrent dans les rues de Béhagnies, mais, ne pouvant tourner le village à cause de forts détachements de cavalerie allemande qui les gardaient sur la gauche, il fallut renoncer à occuper cette position et se replier sur Ervillers à la chute du jour. De son côté, l'ennemi ne se croyait plus en sûreté après l'occupation d'Achiet-le-Grand et de Bihucourt par l'armée française. Pendant la nuit, il évacua Béhagnies et se concentra autour de Bapaume, dans les villages de Grevillers, Biefvillers et Favreuil.

Le lendemain, 3 janvier, le général Faidherbe s'étant porté au centre de ses troupes fait attaquer la position de Biefvillers, pendant que la division Derroja se dirige vers Grevillers avec beaucoup de décision. Plusieurs fois, le premier de ces villages tombé en notre pouvoir est l'objet de retours offensifs ; nos troupes le gardèrent énergiquement en faisant éprouver à l'assaillant des pertes sensibles. Le village et la route conduisant à Avesnes étaient, au témoignage de Faidherbe, couverts de morts et de blessés ; les maisons d'Avesnes en étaient pleines. Cependant, le général Derroja avait, de son côté, enlevé Grevillers. Alors l'artillerie fut portée entre ces deux villages pour répondre à l'artillerie ennemie placée en avant de Bapaume et qui balayait les routes par lesquelles nos troupes victorieuses devaient avancer. Nos pièces habilement disposées purent éteindre le feu des batteries allemandes, et aussitôt toute l'armée fit un mouvement en avant sur Bapaume, pendant que le général Lecointe, protégeant notre aile droite, poussait une vigoureuse reconnaissance vers Tilloy et s'en emparait. Une opération analogue était opérée sur la gauche par le général Paulze d'Ivoy et déterminait la prise du village de Favreuil. Notre centre ainsi protégé pouvait sans crainte poursuivre son œuvre. Bapaume est une ancienne forteresse. « Une vaste esplanade irrégulière, avec des fossés à moitié comblés, remplaçant les anciens remparts de la place, présentait, dit le général Faidherbe, des obstacles sérieux à la marche de l'assaillant, qui restait exposé aux feux des murs et des maisons crénelés par l'ennemi. Il eût fallu, pour le déloger, détruire avec de l'artillerie les abris où il s'était établi. » Faidherbe recula devant celte pénible extrémité, ne tenant pas, dit-il, à la possession de Bapaume. Il se borna à occuper fortement tous les villages conquis sur l'ennemi pendant cette journée heureuse pour nos armes. Ainsi, il affirmait sa victoire. Il aurait pu s'établir pour quelques jours dans ces positions, quoique exposé à des retours offensifs à cause de la petite distance de Bapaume à Amiens, d'où les Prussiens pouvaient rapidement amener des renforts ; mais ces villages remplis de morts et de blessés offraient des dangers pour la santé des troupes ; les soldats très-fatigués demandaient du repos. Faidherbe résolut de reprendre ses cantonnements à quelques kilomètres en arrière, se réservant de se mettre en marche sur Péronne si cette ville avait besoin de son secours.

Le soir de cette bataille si heureuse pour nos armes et si honorable pour le commandant en chef, le général Faidherbe écrivait au ministre de la guerre une dépêche ainsi conçue :

Aujourd'hui, 3 janvier, bataille sous Bapaume, de huit heures du matin à huit heures du soir ; nous avons chassé les Prussiens de toutes les positions, de tous les villages. Ils ont fait des pertes énormes, et nous des pertes sérieuses.

FAIDHERBE.

Avesnes-les Bapaume, 3 janvier.

 

Le général en chef avait remporté cette brillante victoire avec vingt mille hommes. Du côté dos Prussiens, il y avait un nombre d'hommes égal, commandés par le général de Goeben, Manteuffel étant parti pour la région de l'Est. Pendant la nuit du 3 janvier, l'ennemi évacua Bapaume, sans doute parce qu'il ne s'y sentait plus en sûreté ; mais en apprenant le lendemain que l'armée du Nord s'était retirée, il revint prendre possession de la place. Nos pertes s'élevaient à 183 hommes tués, dont 9 officiers ; 1.136 blessés, dont 41 officiers ; 800 disparus, dont 3 officiers. Il faut entendre sous cette rubrique « disparus » les fuyards et les déserteurs, qui aimaient mieux rentrer dans leurs foyers que se battre. Dès qu'il fut arrivé dans ses nouveaux cantonnements de Boisleux, Faidherbe félicita sa petite et vaillante armée en lui adressant l'ordre du jour suivant :

A la bataille de Pont-Noyelles, vous avez victorieusement gardé vos positions.

A la bataille de Bapaume, vous avez enlevé toutes les positions de l'ennemi.

J'espère que cette fois il ne vous contestera pas la victoire.

Par votre valeur sur le champ de bataille, par votre constance à supporter les fatigues de la guerre dans une saison rigoureuse, vous avez bien mérité de la patrie.

Les chefs de corps devront me signaler les officiers, sous-officiers et soldais qui, par leur conduite, auraient plus spécialement mérité des récompenses.

Vous allez immédiatement compléter vos approvisionnements et munitions de guerre pour continuer les opérations.

Le général en chef,

L. FAIDHERBE.

 

Faidherbe se trompait : les Prussiens contestèrent la victoire de Bapaume comme ils avaient contesté la victoire de Pont-Noyelles ; ils prétendirent que l'armée du Nord avait repris le chemin d'Arras et de Douai aussitôt après le combat, indiquant par ce mouvement qu'elle avait été repoussée et battue. Faidherbe, ayant eu connaissance des faux rapports allemands, écrit au commissaire général à Lille, M. Testelin :

Le général Faidherbe au commissaire général, à Lille.

Boisleux, 7 janvier, 10 h. mat.

J'espérais que les Prussiens ne contesteraient pas notre victoire de Bapaume ; mais je vois par leurs bulletins que nous venons d'être anéantis pour la seconde fois en dix jours par l'armée de Manteuffel, commandée aujourd'hui parle prince Albert. En maintenant intégralement le récit de la bataille tel que je vous l'ai fait le 4 janvier, je me bornerai, comme après Pont-Noyelles, à vous signaler les principales inexactitudes matérielles des dépêches prussiennes :

Elles disent que l'armée du Nord a battu en retraite, pendant la nuit même, sur Arras et Douai. L'armée du Nord a couché dans les villages de Grevillers, Biefvillers, Favreuil, Sapignies, Achiet-le-Grand, etc., qu'elle avait conquis sur les Prussiens, et n'est allée prendre ses cantonnements, où nous sommes encore, qu'à huit heures du matin, sans que l'ennemi donne signe de vie. En fait de poursuite de cavalerie, voici le seul incident qui a eu lieu :

Le 4, vers neuf heures du matin, deux escadrons de cuirassiers blancs, ayant chargé sur l'arrière-garde de chasseurs à pied d'une de nos colonnes, les chasseurs se formèrent en cercle, firent feu à cinquante pas et anéantirent presque complètement un des escadrons, dont hommes et chevaux restèrent sur le sol, tandis que l'autre s'enfuyait à toute bride. Les chasseurs n'eurent que trois hommes légèrement blessés.

L'armée est pleine de confiance et ne doute plus de sa supériorité sur les Prussiens.

Le général en chef,

L. FAIDHERBE.

 

Faidherbe aurait pu marcher sur Péronne après la bataille de Bapaume ; il préféra, comme on l'a vu, ramener ses troupes fatiguées vers Boisleux et leur donner quelques jours de repos. Le 10 janvier, il se remit en mouvement et se porta vers Ervillers. Le lendemain, la division Derroja, envoyée à la découverte, pénétrait dans Bapaume sans résistance. C'est à ce moment que Faidherbe apprit, à sa grande surprise, la capitulation de Péronne. Cette place s'était rendue au général von Barnekow ; voici dans quelles circonstances :

Péronne avait été investie par les Allemands dans la journée du 27 décembre. Le lendemain, à midi, se présentait un parlementaire porteur d'une sommation ainsi conçue :

L'armée du Nord s'est retirée derrière Arras ; nos troupes cernent de tous côtés la place de Péronne ; je vous somme de me la rendre, vous déclarant que j'ai les moyens de vous y contraindre, et je vous rends responsable de tous les malheurs que le bombardement entraînerait pour la population civile.

Le gouverneur répondit :

Je n'ai qu'une réponse à faire à votre sommation : le gouvernement de mon pays m'a- confié la place de Péronne ; je la défendrai jusqu'à la dernière extrémité, et je rejette sur vous la responsabilité de tous les malheurs qui, de votre fait, contrairement aux usages de la guerre entre nations civilisées, atteindraient une population inoffensive.

 

Le bombardement commença quelques heures après. Ici, comme à Paris, les établissements atteints les premiers furent ceux que surmontait la croix de Genève. Les bâtiments de l'hospice furent réduits en cendres. Le 31 décembre et le 1er janvier, le feu de l'artillerie prussienne se ralentit ; à ce moment, l'armée de Faidherbe se mettait en marche vers Bapaume. Le canon de la bataille vint, le 3 janvier, ranimer l'espoir de la place assiégée ; on croyait voir apparaître, d'un instant à l'autre, Faidherbe et son armée. Puis, le bruit du canon cessant au loin, on pensa que l'armée du Nord était repoussée et qu'il n'y avait plus rien à espérer d'elle. Le bombardement venait d'être repris avec une violence inouïe. Au 9 janvier, soixante-dix maisons étaient complètement rasées, cinq ou six cents étaient devenues inhabitables ; le général Barnekow envoya un parlementaire pour sommer la place d'ouvrir ses portes, la menaçant, en cas de refus, de la bombarder avec des pièces d'un plus gros calibre. Le conseil de défense s'étant réuni, l'un des membres s'exprima en ces termes : « Nos défenses sont intactes ; nous n'avons pas une pièce démontée. Le bombardement ne peut plus causer de grands dégâts ; le mal est fait, qu'il soit profitable ; il ne s'agit pas de gloriole militaire : Péronne est la clef de la Somme. La possession de cette place peut-être pour l'une et l'autre des deux armées en présence d'un immense intérêt ; repoussons donc la proposition du général prussien et tenons. » Cet avis ne prévalut pas dans le conseil, et le commandant Garnier accepta la capitulation. En présence de cet acte inattendu, le général Faidherbe demanda au ministre de la guerre d'ordonner une enquête sur la conduite du commandant de Péronne[1].

L'armée du Nord continuait ses opérations. L'ennemi, supposant qu'elle voulait passer la Somme, avait fait sauter tous les ponts et élever des camps de défense sur la rive gauche du fleuve. Mais l'intention du général Faidherbe n'était pas de tenter une aventure aussi périlleuse avec sa petite armée et dans le voisinage d'Amiens, d'où les Prussiens pouvaient promptement tirer des renforts. Faidherbe savait que l'armée de Paris se disposait à tenter un effort suprême. Un télégramme de M. de Freycinet, au nom de M. Gambetta, l'avait averti que l'heure solennelle approchait et qu'il fallait agir vigoureusement. Le commandant en chef de l'armée du Nord voulait contribuer, dans la mesure de ses forces, au succès de l'armée parisienne, et, dans ce but, attirer sur lui une partie de) l'armée qui attaquait Paris. Il crut, — c'est lui-même qui nous le dit, — il crut qu'il arriverait à ce résultat en se dérobant à l'armée qui était devant lui par quelques marches forcées vers l'est et le sud-est, de manière à arriver rapidement au sud de Saint-Quentin, menaçant ainsi la ligne de La Fère, Chauny, Noyon et Compiègne ; il était sûr d'avoir bientôt affaire à des forces considérables, mais le moment de se dévouer était venu, et il pouvait espérer d'avoir le temps, lorsqu'il se verrait menacé par des forces supérieures, de se rabattre vers le nord, en les attirant à lui, et d'aller les attendre sous la protection des places fortes de Cambrai, Bouchain, Douai et même Valenciennes, où il pourrait leur tenir tête, quel que fût leur nombre, si elles osaient l'attaquer[2].

L'armée se mit en marche, le 18 janvier, sur la route de Saint-Quentin. La sortie de l'armée parisienne étant annoncée pour le 19 janvier, les moments étaient précieux. Faidherbe se dévouait, sans s'abuser sur l'issue du mouvement qu'il exécutait, non sans témérité. « Demain disait-il, je donnerai ou plutôt j'accepterai la bataille. Gambetta l'ordonne, et il faut faire une diversion, car Paris tente une sortie. Mon armée est une masse, mais une masse faible. Je serai battu, mais battu glorieusement. Les Prussiens pourraient nous repousser en deux heures, je les arrêterai toute la journée. » La marche des troupes était rendue difficile par le verglas qui couvrait les routes ; les chevaux et les hommes glissaient. En approchant de Vermant, le général Derroja rencontra un détachement prussien qui voulait lui barrer le passage ; il le délogea du bois où il s'était retranché ; les Allemands qui occupaient Vermant s'enfuirent à l'approche de l'armée française. Le 18, pendant qu'on avançait dans la direction de Saint-Quentin, on fut attaqué près de Beauvais, le général de Goeben arrivant à marches forcées sur les traces de l'armée de Faidherbe ; toutes les attaques sur nos colonnes furent repoussées, et l'on arriva sur la position que l'on voulait occuper au sud de Saint-Quentin. Des colonnes ennemies étaient signalées de tous les côtés ; une bataille était inévitable pour le lendemain.

L'armée française était forte de 40.000 hommes. Dans la soirée du 18 janvier, elle occupa les hauteurs qui dominent Saint-Quentin. A l'ouest, elle s'étendait du canal à la route de Cambrai, sa gauche appuyée au moulin de Rocourt, sa droite au village de Fayet, surveillant les routes qui de Péronne, de Ham, de Chauny et de La Fère, rayonnent sur Saint-Quentin. Dans cette position, le 23e corps tournait le dos à la ville. Le 22e, placé de l'autre côté du canal, occupait l'espace compris entre Gauchy et Grugis. Nos troupes dessinaient un arc de cercle, et, en cas de retraite, voyaient s'offrir à elles, au nord de Saint-Quentin, les deux routes de Cambrai et du Cateau. La brigade des mobilisés du Pas-de-Calais, campée à Bellicourt, protégeait ces lignes de retraite. Les forces du général de Goeben étaient considérables ; son armée comptait 48 bataillons, 32 escadrons, 162 bouches à feu. Elle allait recevoir, en outre, au plus fort de la bataille, une brigade venue de Paris par le chemin de fer et les troupes de la garnison d'Amiens, que remplaçaient dans cette ville des renforts appelés de Rouen.

Le combat commence au point du jour par l'attaque des positions du 22e corps par l'infanterie prussienne, à Grugis et Gauchy. Pendant plusieurs heures ; cinq batteries habilement servies arrêtent l'effort de l'ennemi et lui font subir des pertes sérieuses. Nous éprouvions, de notre côté, des pertes sensibles ; le général du Bessol est grièvement blessé ; le colonel Aynès, commandant une brigade, tombe mortellement frappé en s'avançant à la tête de ses troupes sur la route de, La Fère. Vers trois heures, nos lignes plient vers la Neuville-Saint-Amand, aux portes de la ville, et notre aile droite est menacée de se voir fermer l'entrée de Saint-Quentin. Le commandant Tramon arrête les Prussiens en les chargeant à la baïonnette et conjure le danger. La lutte est toujours acharnée sur les hauteurs de Gauchy ; six fois Barnekow essaye de les enlever ; six fois ses troupes sont repoussées. Un régiment de hussards lancé pour briser nos lignes est détruit presque en entier par le feu de notre infanterie. Les mobiles rivalisent de courage et de ténacité avec les troupes de ligne. Mais les Prussiens reçoivent des troupes fraîches ; de nouvelles colonnes sont lancées sur le champ de bataille, et, de notre côté, les forces s'épuisent. Il y a sept heures que nos soldats se battent sans avoir pris de nourriture ni un instant de repos ; à bout de forces, ils cèdent enfin, se rompent et battent en retraite jusqu'au faubourg d'Isle, où ils s'arrêtent derrière des barricades et tiennent encore tête à l'ennemi.

La lutte s'était engagée, un peu plus tard, entre neuf et dix heures, sur les positions du 22e corps. Longtemps on se dispute avec acharnement les villages qui séparent les deux armées. Le général de Goeben cherchait principalement à s'emparer de la route de Cambrai pour nous couper la retraite ; mais il ne put y parvenir. Toutefois, vers deux heures, le danger fut pressant : les Prussiens étaient entrés dans le village de Fayet, et de là nous barraient la route ; une brigade de la division Payen accourut et reprit le village, qui nous resta jusqu'à la nuit. Gel acte d'énergie assurait la retraite et sauvait l'armée du Nord. La nuit était arrivée. Nos troupes exténuées se rabattent sur Saint-Quentin. Après trois jours de marches forcées, elles s'étaient battues toute une journée. Faidherbe fit sonner la retraite. L'ennemi recevait des renforts de Rouen, d'Amiens, de Péronne, de La Fère et même de Paris. Comment songer à lui tenir tête et recommencer la lutte ? c'eût été une œuvre aussi téméraire qu'inutile. Les colonnes prussiennes s'étaient jetées sur les traces de notre armée en retraite et avaient pénétré dans Saint-Quentin presque en même temps qu'elle, faisant main basse sur les soldats débandés et sur quelques compagnies qui se trouvèrent cernées. Trois ou quatre petits canons de montagne et deux pièces de 7 restèrent aux mains de l'ennemi. Quant aux quinze batteries de campagne de l'armée du Nord, elles furent ramenées à Cambrai intactes et avec leurs caissons. L'armée française s'écoula par les routes du Cateau et de Cambrai, pendant la nuit qui suivit cette malheureuse journée. Elle avait laissé environ 3.000 hommes sur le terrain, et 5 ou 6.000 prisonniers aux Prussiens. Quant à ceux-ci, leurs pertes s'élevaient à environ 4.000 hommes hors de combat. Le 20, un détachement prussien se présentait aux portes de Cambrai et sommait en vain la place de se rendre. Une autre troupe allait bombarder Landrecies et se faisait repousser par l'artillerie de la place. A la suite de ces incursions infructueuses, les Prussiens se retirèrent à Saint-Quentin, en attendant la fin de la guerre. Comme Chanzy derrière la Mayenne, Faidherbe autour des places fortes de Cambrai, Douai, Valenciennes, Arras et Lille, travaillait à reconstituer son armée, quand l'armistice vint mettre un terme à la guerre.

Avec la bataille de Saint-Quentin s'achève le rôle de cette petite et vaillante armée qui, en deux mois, avait livré aux Prussiens les quatre batailles de Villers-Bretonneux, Pont-Noyelles, Bapaume, Saint-Quentin et divers combats fort honorables pour elle et pour son commandant en chef, le général Faidherbe. Composée, comme toutes les autres armées françaises d'alors, de soldats enrôlés à la hâte, elle ne fut pas exempte de défaillances. L'indiscipline éclaircit plus d'une fois ses rangs ; elle compta des fuyards ; elle vit beaucoup de mobilisés faiblir sous le poids des fatigues de la campagne, ajoutées aux souffrances d'un rigoureux hiver ; elle sut cependant tenir en respect une armée supérieure en nombre, la vaincre parfois, l'inquiéter toujours, comme si elle eût constitué une grande armée. L'honneur en revenait tout entier au général prudent et habile qui, ayant en mains de faibles ressources, en tira néanmoins des résultats inespérés. Le général Faidherbe inspirait à ses troupes une grande confiance ; il se faisait aimer d'elles ; il n'exposait pas inutilement leur vie ; il s'occupait de leur bien-être ; le soldat sous son commandement se sentait bien gardé ; il savait que le général visitait en personne les avant-postes et qu'il n'abandonnait rien au hasard. Homme d'étude, organisateur savant, tacticien avisé, le général Faidherbe possédait en outre, au même degré que le général Chanzy, une qualité précieuse chez l'homme de guerre : la ténacité. Il ne se laissait point abattre par un revers ; il ne disait pas, à l'exemple d'autres chefs militaires de ce temps douloureux, que se roidir contre la mauvaise fortune était folie ; il ne se résignait pas à la défaite ; il n'était pas sous l'uniforme de général français un philosophe mélancolique et mystique.

Comme l'armée de la Loire, mais dans une sphère plus restreinte, l'armée du Nord supporta les conséquences des fautes commises au début de la campagne. Sur elle aussi pesa la capitulation de Metz. Si le maréchal Bazaine avait retenu plus longtemps autour de Metz les troupes du prince Frédéric-Charles, l'armée de la Loire aurait pu poursuivre sa victoire de Coulmiers. Que, de son côté, l'armée de Paris se fût imposé la tâche de harceler l'assiégeant sans trêve ni repos, alors Faidherbe, ne craignant pas d'être acculé par des forces supérieures, se hasardait entre la Somme et Paris ; il coupait les ravitaillements des Prussiens en Normandie, il menaçait leurs communications dans l'Est. La guerre traînait en longueur, et un accident survenant en Europe pouvait la faire tourner à notre avantage[3]. La chute de Metz et l'arrivée de Frédéric-Charles sur la Loire donnèrent un autre cours aux événements.

La bataille de Saint-Quentin termina la guerre dans la région du Nord. Toutes les forteresses qui défendent le Nord dans ces parages sont successivement tombées au pouvoir des Prussiens : Rocroi, Mézières, Charleville, Montmédy, Longwy, ravagées par le bombardement, ont ouvert leurs portes. La France n'a plus, en province, qu'une armée qui tient encore la campagne : c'est l'armée de l'Est, dont nous allons retracer les destinées.

A la suite de nos revers devant Orléans, l'armée de la Loire, on s'en souvient, avait été coupée en deux tronçons : l'un placé sous les ordres de Chanzy, forma la deuxième armée de la Loire et fournit la glorieuse carrière que nous avons racontée ; l'autre, confié au général Bourbaki, prit le nom de première armée de la Loire et se rabattit sur Bourges et Nevers, pour se refaire, en attendant d'affronter de nouveaux combats. Le gouvernement résolut, vers la fin de décembre, de transporter dans l'Est l'armée de Bourbaki, afin de débloquer Belfort assiégé par de Werder, et de menacer les communications des Allemands avec leur pays, opération destinée à jeter un grand trouble au sein de leurs armées, et qui devait en cas de succès avoir pour conséquence la délivrance de Paris. Bourbaki avait sous ses ordres les 18e, 20e et 15e corps, dont l'effectif total s'élevait à plus de 100.000 hommes. On devait laisser le 15e corps à Bourges et à Nevers pour couvrir ces deux villes et, en outre, dissimuler à l'ennemi le départ de la principale armée. Quant aux 18e et 20e corps, rapidement transportés dans l'Est, ils rejoindraient dans les environs de Dijon les troupes de Garibaldi et de Cremer, ils enlèveraient Dijon aux Prussiens, puis, poussant plus avant et s'unissant à la petite armée commandée à Besançon par le général Bressoles, toutes ces forces, qu'on pouvait évaluer, sans exagération, à 110.000 hommes, tomberaient ensemble sur le général de Werder qui assiégeait Belfort à la tête de 45.000 hommes seulement. Dans ces conditions, la défaite du général prussien paraissait assurée. Alors Bourbaki se trouvait maître des communications allemandes, non-seulement par Dijon et Vesoul, mais par la grande ligne ferrée de Strasbourg à Paris, par laquelle les Prussiens recevaient des approvisionnements de toute sorte et des munitions. Ce hardi coup de main vigoureusement exécuté aboutissait donc presque inévitablement à la levée du siège de Paris. Que si, d'Orléans, le prince Frédéric-Charles, ému des conséquences possibles de ce mouvement dans l'Est, envoyait son armée à la poursuite de Bourbaki, celui-ci, redoublant de vitesse et possédant, d'ailleurs, sur son adversaire une avance de temps considérable, ne serait peut-être pas empêché d'exécuter son plan ; mais le doute était admis sur ce point. Si l'armée de Frédéric-Charles s'éloignait d'Orléans pour aller dans l'Est, Chanzy, n'ayant plus devant lui que le duc de Mecklembourg, pourrait peut-être le culbuter et s'ouvrir la route de Paris. Les généraux auxquels on en soumit le plan s'y rallièrent à l'unanimité. Le mouvement commença le 20 décembre.

Il importait, pour réussir, d'agir promptement et de tomber sur de Werder, sans lui donner le temps d'appeler des renforts d'Allemagne ou de l'armée de Paris. Or, les transports par chemin de fer subirent d'interminables lenteurs. Le défaut d'entente entre l'état-major de l'armée et les compagnies de chemins de fer amena des encombrements déplorables d'approvisionnements et de troupes. Les trains s'arrêtaient fréquemment sur le parcours, imposant aux troupes des haltes funestes. Quand les troupes étaient arrivées au lieu du débarquement, elles étaient obligées d'attendre leurs munitions et leurs vivres : c'étaient autant de retards pour commencer les opérations ; ou si les troupes avançaient sans attendre les convois de ravitaillement, elles s'exposaient à des privations d'autant plus cruelles que la saison était plus rude et qu'elles marchaient dans des pays de montagne dénués de toutes ressources. Beaucoup de soldats mal chaussés et mal vêtus tombèrent malades, beaucoup de chevaux moururent. La campagne s'ouvrait sous les plus tristes auspices. Enfin, le 5 janvier, c'est-à-dire après quinze jours de pénibles efforts, l'armée de l'Est se mit en marche de Dôle et de Besançon, à la rencontre de l'ennemi. Le général Garibaldi gardait Dijon, évacué précipitamment par les Prussiens à notre approche[4], tandis que le général Cremer, à la tête de 20.000 hommes, se dirigeait par Gray sur Vesoul pour tomber sur les derrières de l'ennemi. Le général Bourbaki, avec 80.000 hommes, arrivait le 5 janvier devant Villersexel. De Werder s'était fortement établi entre Villersexel et Vesoul. Cette contrée est accidentée, coupée de bois et traversée par la rivière de l'Oignon qui passe à l'ouest de Villersexel ; elle offrait au général prussien d'excellentes défenses dont il avait su, du reste, tirer tout le parti possible ; de telle sorte que, disposant à peine de 45.000 hommes, il pouvait lutter avec avantage contre les troupes françaises, gênées dans leurs mouvements par la configuration du terrain et obligées de prendre d'assaut l'un après l'autre les postes fortifiés de l'ennemi.

La lutte fut longue et ardente ; le village de Villersexel, objectif principal de nos troupes et clef des positions ennemies, fut pris et repris plusieurs fois, et il resta enfin entre nos mains. Quand la nuit arriva, nous l'avions emporté sur toute la ligne, et nous pouvions nous considérer comme vainqueurs. Le succès était presque l'œuvre personnelle du commandant en chef. Vers la fin de la journée, voyant ses troupes faiblir sous le feu de l'artillerie allemande, il s'était bravement jeté à leur tête, les avait ramenées au combat, et cet élan chevaleresque avait décidé de la victoire. De Werder s'échappa avec son armée par la route de Lure ; mais il revint ensuite vers Héricourt, pour renforcer le général Treskow qui allait avoir à soutenir à son tour le choc de l'armée française.

Après ce succès, Bourbaki aurait dû, semble-t-il, marcher sur Héricourt et fondre sur Treskow sans lui laisser le temps de recevoir le secours du corps de Werder. Tout porte à croire que son mouvement aurait réussi, et alors le siège de Belfort était levé. Malheureusement, nos soldats qui venaient de se battre toute une journée avaient le plus grand besoin de repos. Cela n'était pas encore la difficulté insurmontable, car si le commandant en chef leur eût demandé un effort suprême en faisant luire devant leurs yeux la délivrance de Belfort, ils eussent tous répondu à son appel. Mais, par suite des déplorables lenteurs et des irrégularités des transports, le général Bourbaki n'avait pas reçu ses approvisionnements. On mourait de froid dans la neige et le verglas, sous de mauvais vêtements usés et tombant en lambeaux, et on mourait presque de faim. Ces pays, pauvres par eux-mêmes et en outre réquisitionnés par les Prussiens, n'offraient plus de ressources d'aucun genre. Bourbaki attendit donc vingt-quatre heures à Villersexel, et employa ce temps, dont il aurait voulu faire un autre usage, à fouiller les villages environnants, où il supposait que l'ennemi aurait pu laisser des détachements. Le 11 janvier, suivant la route de Villersexel à Montbéliard, il porta son armée jusqu'à Arcey, à mi-chemin des deux localités que nous venons de nommer. Arcey était une position très-forte, et à ce village commençait une série d'ouvrages retranchés qui se prolongeaient jusqu'aux bords de la Lisaine, petit cours d'eau qui se jette dans le Doubs au-dessus de Montbéliard. Comme à Villersexel, le général Bourbaki se mit à la tête de ses troupes ; la position d'Arcey fut enlevée. Les Prussiens prirent le parti de reculer, en passant le ruisseau de la Lisaine ; ils se concentrèrent vers Héricourt, où l'armée française devait bientôt les attaquer.

Le plan adopté par Bourbaki consistait à porter le gros de ses forces au centre des positions prussiennes à Héricourt, et d'attaquer en même temps Montbéliard, pendant que l'aile gauche formée du 18e corps, et l'extrême aile gauche composée du corps de Cremer, exécuteraient un mouvement tournant afin de prendre à revers l'aile droite de l'armée prussienne en position à Chenebier, en avant de Belfort. Cette marche hardie offrait des difficultés à peu près insurmontables ; les chemins étaient en effet couverts de neige, et en outre, quand, arrivée à Chenebier, l'aile gauche voulait se rabattre sur la Lisaine, elle devait être obligée de s'engager dans des sentiers étroits, encaissés et à peu près impraticables aux convois et à l'artillerie. Les troupes prussiennes bordaient la rive gauche de la Lisaine, appuyant leur aile droite à la hauteur de Chenebier, à cheval sur la grande route de Lure à Belfort, et leur aile gauche à Montbéliard. Ils avaient garni de pièces de gros calibre les bords de la Lisaine, et avaient tiré parti, avec leur habileté ordinaire, des escarpements que présente le bord de ce ruisseau.

Le général Bourbaki arriva en vue d'Héricourt le 15 janvier, vingt-cinq jours après son départ de Bourges, c'est-à-dire après avoir mis à atteindre les bords de la Lisaine quinze jours de plus qu'on n'avait supposé dans le projet primitif. Les causes de ce funeste retard, on les a déjà indiquées ; il faut l'attribuer aux lenteurs et aux irrégularités dans les transports des chemins de fer ; par suite de ces déplorables contre-temps, les troupes séparées de leurs approvisionnements se voyaient dans la nécessité d'attendre et de perdre un temps précieux : cela valait mieux sans doute que de s'engager follement dans des régions pauvres et dépouillées ; mais on donnait à l'ennemi le temps de se préparer, d'armer ses positions de pièces de canon à longue portée, et de plus, pendant l'attente au milieu des neiges, l'armée se démoralisait et cessait de croire au succès. On a des raisons de croire que le général Treskow avait disposé ses pièces à longue portée la veille seulement de l'arrivée de l'armée française ; en sorte que si Bourbaki avait mis un jour de moins à venir de Villersexel, il aurait sans doute enlevé la position[5].

L'armée française arriva donc le 15 janvier devant les positions occupées par les Prussiens, et aussitôt des engagements eurent lieu sur divers points. Ces combats partiels, qui durèrent trois jours, sont connus sous le nom général de bataille d'Héricourt. Dans la première journée, nos troupes du centre balayèrent le terrain devant elles jusqu'à Chagey. Pendant ce temps, l'aile gauche et le corps du général Cremer devaient s'emparer d'Etobon et de Chenebier ; malheureusement, le 18e corps fut retardé dans sa marche par la neige et la glace ; les chevaux s'abattaient sur les routes glissantes, et l'on n'avançait qu'avec une extrême lenteur. De son côté, Cremer, pour n'avoir pas suivi la grande route de Lure à Belfort, s'était mêlé aux troupes du 18e corps et avait perdu de ce fait plus de trois heures. Arrivé vers la fin de la journée, il s'établit pour la nuit sur le plateau de Thure, à l'est de Chenebier.

Cette nuit du 15 au 16 janvier sur les plateaux de la Franche-Comté fut cruelle à passer. Elle a laissé dans le souvenir des officiers et des soldats une impression d'horreur. La température était descendue à 18° au-dessous de zéro ; la neige, tourbillonnant sous un vent aigu, fouettait le visage et formait, dit un témoin, autour des hommes des monceaux dans lesquels ils enfonçaient jusqu'aux genoux. Quoiqu'on se trouvât à une petite distance des Prussiens (800 mètres environ), on se vit obligé d'allumer de grands feux avec des fagots de bois vert. Généraux, officiers, soldats, chevaux même se pressaient autour des brasiers pour ne pas mourir de froid. Le vin que portaient les soldats s'était gelé. Pour comble de malheur, les approvisionnements manquèrent sur plusieurs points.

Après cette horrible nuit, la bataille recommença à sept heures du matin sur toute la longueur du front des deux armées, depuis Chenebier jusqu'à Montbéliard. A droite, la brigade Peytavin s'empara de Montbéliard, mais elle ne put déloger l'ennemi du château, ce qui diminuait beaucoup l'importance du succès. Le passage de la Lisaine fut inutilement tenté à la hauteur de Bethoncourt ; sur ce point, nos troupes restèrent sur les mêmes positions. Le seul avantage de la journée fut remporté à l'extrême gauche par les troupes du général Cremer et la 2e brigade du 18e corps, commandée par le général Tevis. D'un merveilleux élan, ces troupes emportèrent le village de Chenebier aux cris de Vive la France ! tandis qu'au même instant, l'amiral Penhoat chassait les Prussiens d'Etobon.

Pendant ces deux jours de combat, l'ennemi, très-inquiet, avait continué de se fortifier et de fermer par de nouveaux ouvrages les passages de la Lisaine que Bourbaki voulait forcer. De son côté, Bourbaki voyait les forces de son armée s'épuiser à vue d'œil. On se battait depuis deux jours dans la neige sans avancer ; on était soutenu par la pensée que la place de Belfort était là, devant soi, et qu'on y trouverait du feu, du pain, du repos ; mais en attendant d'avoir fait la trouée dans les lignes allemandes, on souffrait, on s'épuisait, on allait se trouver à bout de forces. Le général Bourbaki ordonne donc pour le 17 une attaque générale. A l'extrême droite, il tenta de nouveau de s'emparer du château de Montbéliard et ne fut pas plus heureux que la veille. Le château était rendu inabordable par 8 batteries de 24 disposées sur la montagne, et que l'on ne pouvait contre-battre efficacement avec des pièces de 4 et de 12. Comme la veille aussi, on voulut forcer le passage de la Lisaine à Béthoncourt et à Héricourt[6] ; nos troupes furent repoussées. Vers la- gauche, on ne fut pas non plus en avant et la journée se passa sans résultat appréciable. Le soir de cette triste journée, Bourbaki ne se fait plus d'illusion sur le sort de la campagne. Il écrit au ministre de la guerre : « Nous avons devant nous un ennemi beaucoup plus nombreux que les renseignements recueillis ne permettaient de le supposer, et pourvu d'une nombreuse artillerie. Les renforts lui ont été envoyés de tous côtés. Il a pu, grâce à ces conditions favorables, comme à la valeur de la position qu'il occupait, aux obstacles existant à notre arrivée ou créés par lui depuis, résister à tous nos efforts. Mais il a subi des pertes sérieuses. N'étant pas parvenu à réussir le 15, j'ai fait recommencer la lutte le 16 et le 17, c'est-à-dire pendant trois jours. Malheureusement le renouvellement de nos tentatives n'a pas produit d'autres résultats, malgré la vigueur avec laquelle elles ont été conduites. Le temps est aussi mauvais que possible. Nos convois de vivres et de munitions nous parviennent très-difficilement. En dehors des pertes causées par le feu de l'ennemi, le froid, la neige, les marches et le bivouac, dans ces conditions exceptionnelles, ont causé de très-grandes souffrances. De l'avis des commandants de corps d'armée, j'ai décidé, à mon grand regret, que l'armée occuperait de nouvelles positions à quelques lieues en arrière de celles sur lesquelles nous avons combattu ; nous pourrons de la sorte nous ravitailler plus facilement. Nous aurons besoin de nous ravitailler en officiers, en hommes de troupes et en chevaux. »

Le commandant en chef disait qu'il allait rétrograder sur Arcey et y établir son quartier général. Il était très-découragé, très-abattu, et, en se retirant sur Arcey, il n'avait pas encore fait son choix entre les deux partis qui s'offraient à lui : ou tenter- une dernière attaque contre Héricourt, ou se décider à battre en retraite. Il était d'autant plus urgent pour lui de prendre une détermination que deux corps prussiens arrivaient à marches forcées au secours de Werder et de Treskow, l'un amené du nord de la France par Manteuffel, l'autre détaché de l'armée qui assiégeait Paris. Bourbaki résolut de ramener son armée à Besançon.

Après quatre jours d'une marche lente et difficile entre le cours de l'Oignon et du Doubs, l'armée de l'Est arrivait sans accident fâcheux dans les environs de Besançon. Elle allait se trouver exposée aux plus sérieux dangers, par suite des événements qui s'étaient passés auprès de Dijon et de Dôle. Garibaldi, appelé à Dijon au moment où l'armée de l'Est marchait vers la Franche-Comté, avait été chargé de disséminer ses forces jusqu'à Langres et de garder toute cette région pour protéger dans sa marche l'aile gauche de Bourbaki. On avait placé sous ses ordres un grand nombre de gardes nationaux mobilisés, directement commandés par le général Pélissier ; on lui avait amené, en outre, quatre escadrons de cavalerie et neuf batteries d'artillerie supplémentaires ; en tout, il disposait de cinquante mille hommes environ et de quatre-vingt-dix pièces de canon. Garibaldi fit garder par son fils Ricciotti tout le pays compris entre Semur et le plateau de Montbard ; malheureusement le commandant en chef étant tombé malade sur ces entrefaites, il s'ensuivit pendant quelques jours, parmi les officiers garibaldiens, un relâchement d'autant plus regrettable que l'approche de l'ennemi était signalée. La région dont la défense avait été confiée à Garibaldi était d'ailleurs trop étendue, vu les forces dont il disposait, et il était à craindre que les Prussiens, isolant Dijon après avoir coupé les lignes françaises, ne fussent en mesure de barrer la route à Bourbaki dans sa retraite. Le gouvernement était tenu au courant de la marche des Prussiens, les uns venant de l'armée qui assiégeait Paris, les autres arrivant du nord avec Manteuffel. Au 16 décembre, 40.000 hommes arrivaient à Is-sur-Thill, et là se partageaient en deux groupes, dont l'un se dirigea sur Dijon, tandis que l'autre allait passer la Saône à Pontailler. Le général Garibaldi, ne croyant pas pouvoir conserver toutes les positions qu'il occupait, avait fait replier ses troupes autour de Dijon. Par suite de ce mouvement, Dôle et Gray furent évacués, et l'ennemi put s'avancer vers Besançon sans rencontrer d'obstacles. Il pensait, au surplus, que le général Bourbaki faisait garder Dôle et les passages de la Saône. Malheureusement il n'en était rien, et les Prussiens devaient avoir la fortune inespérée de trouver les passages libres. Le général Bourbaki ne paraît pas avoir songé à se mettre en rapport avec Garibaldi. Cette négligence eut des conséquences funestes.

Les Prussiens attaquèrent Dijon le 21 janvier avec des forces considérables, qu'on peut évaluer à 70.000 hommes, tandis que Garibaldi n'en comptait que 30.000, malgré le renfort reçu quelques jours auparavant de la première légion de l'Isère. Garibaldi, encore malade, s'était fait transporter en voiture à Talant, aux portes de la ville, pour encourager ses troupes par sa présence. L'ennemi menaçait Dijon à la fois du côté de l'est par Mirebeau et Fontaine-Française, à l'ouest par Daix, et en avant de Daix par Val-de-Suzon, où le général Bossack-Hauké s'était porté aux premiers coups de canon et où il devait trouver une mort glorieuse. Enfin un détachement prussien menaçait Dijon plus au sud, dans la direction de Plombières. La situation était donc fort critique, malgré les travaux de fortification entrepris par les ordres de Garibaldi. La première journée ne fut, à proprement parler, qu'un combat d'artillerie qui tourna à notre avantage. Toutefois, à l'approche de la nuit, le général en chef ayant fait sonner la charge, les troupes, avec un entrain admirable, se précipitèrent sur les positions occupées par les Prussiens et leur tuèrent beaucoup d'hommes. Le champ de bataille resta couvert de morts et de blessés. Quand la nuit fut arrivée, Garibaldi et son chef d'état-major Bordonne, qui s'était distingué par son coup d'œil et son activité, entrèrent dans Dijon et reçurent les félicitations des notables de la ville[7].

Le combat recommença le lendemain en avant du faubourg Saint-Apollinaire. L'ennemi fit de grands efforts pour déloger les troupes de Garibaldi des positions qui commandent Dijon ; il échoua complètement ; on lui fit des prisonniers. Nos troupes, excitées par ce second succès, étaient pleines de confiance ; quant au général en chef, en revenant à Dijon, il fut l'objet d'une ovation enthousiaste de la population qui s'était portée à sa rencontre. Une ombre vint ternir cette joie : le brave général Bossack était mort ; tout d'abord, on l'avait cru blessé dans une ferme du Val-de-Suzon et on avait envoyé quelques hommes à sa recherche. On trouva son cadavre nu, dépouillé, abandonné dans un petit bois. La physionomie du vaillant soldat conservait dans la mort un calme sourire, comme s'il eût été frappé tout à coup et qu'il eût expiré sans souffrance. On ignore les circonstances qui ont entouré les derniers moments du vaillant Polonais qui versa son sang pour la France. Il tomba sans doute dans un guet-apens. La disparition de ses armes, de ses bagues, de son portefeuille dit assez haut le nom de ses meurtriers. Personne n'avait vu tomber l'infortuné général ; sa mort fut pleurée de tous, et la France reconnaissante garde pieusement son nom[8].

Le lendemain 23 janvier, une nouvelle bataille plus acharnée que les deux précédentes se livre au nord de Dijon, sur la route de Langres et autour du château de Pouilly. Trois fois le château fut pris et repris. Les Prussiens l'occupaient vers le milieu de la journée ; c'est à ce moment qu'ils brûlèrent vif un officier prisonnier et blessé, après avoir eu soin de l'arroser de pétrole et de lui lier les mains et les pieds. Le cadavre de cet infortuné fut recueilli par nos troupes. Le général Bordonne le fit photographier et l'on possède le procès-verbal dressé sur les lieux mêmes et constatant le crime des Prussiens. Ce forfait venait d'être consommé, lorsque les mobilisés de l'Isère et un escadron du 3e hussards pénètrent dans le parc et prennent le château à la baïonnette.

Repoussés, les Prussiens se rallient et reviennent à la charge, mais Garibaldi les a suivis du regard ; les voyant revenir, il lance tout ce qu'il a de cavalerie sur le flanc droit de l'agresseur. Au même instant les troupes de Ricciotti arrivaient sur les lieux. Sous cette charge de cavalerie, l'ennemi hésite un instant ; Garibaldi ordonne à son fils dé se jeter sur lui à la baïonnette. Les Prussiens sont culbutés, poursuivis dans les vignes et les bois. L'artillerie cesse son feu, de peur d'atteindre indistinctement Français et Prussiens, qui, entremêlés, se battent avec rage. A la nuit tombante, nous restons maîtres du champ de bataille ; le terrain était couvert de morts et de blessés. Le général Bordonne affirma que tel était le nombre de morts que, six jours après, malgré l'activité des autorités municipales de Dijon, les corvées d'ensevelisseurs n'avaient pas encore achevé leur triste besogne. Un drapeau prussien ramassé sous un monceau de cadavres fut rapporté par Ricciotti, à qui revient en partie l'honneur de la journée. Les pertes de l'ennemi étaient considérables. Un de ses régiments, le 61e, fut anéanti presque en entier.

Ces trois journées, glorieuses pour l'armée des Vosges, forment une halte heureuse et trop courte dans l'histoire de la campagne de l'Est. Il faut maintenant tourner nos regards vers Besançon et l'armée du général Bourbaki.

Pendant que ces événements se passaient sous les murs de Dijon, un corps prussien traversant la Saône à Pontailler avait pris Dôle sans coup férir et de là s'était porté à Mouchard, pour couper le chemin de fer de Besançon à Lyon. Le général Bourbaki en fut prévenu presque aussitôt. On aurait pu supposer qu'il se mettrait en marche sans perdre un instant pour briser, pendant qu'il en était temps encore, ce détachement de vingt mille hommes qui lui barrait la route. Il n'en fit rien cependant. Les Prussiens réunis à Mouchard étaient, avons-nous dit, au nombre de vingt mille ; le reste de leurs forces se battait sous Dijon et ne pouvait en conséquence arriver aussi vite que Bourbaki sur le point où il fallait frapper un coup décisif et dégager la route de Lyon. Pourquoi Bourbaki ne profitait-il pas de cette avance de temps pour assurer sa retraite ? Pourquoi, si la rive droite du Doubs ne lui semblait pas sûre, ne passait-il pas sur la rive gauche ? Le général était sans doute mal renseigné. Les ordres qu'il donnait dans cette situation critique trahissent un trouble d'esprit évident ; tantôt l'armée se portait en avant sur la route de Dôle ; puis tout à coup, sans motif apparent, elle se voyait ramenée sur Besançon. Les soldats murmuraient. La souffrance les rendait défiants, injustes même. Des bruits alarmants se répandaient dans les rangs. On disait qu'il n'était plus temps pour gagner Lyon et qu'on était enfermé par des forces bien supérieures dans ces vallées couvertes de neige où la faim et le froid étaient également terribles. Les 2e et 7e corps prussiens passaient pour être concentrés tout entiers dans la vallée de la Loue, au-dessous de Besançon. En même temps, au nord de la ville, les troupes chargées de garder le bois de Lomont lâchaient pied sans tirer un coup de fusil et livraient passage aux Prussiens qui descendaient d'Héricourt. Cette succession de mauvaises nouvelles paraît avoir exercé une vive impression sur l'esprit du commandant en chef ; et ce qui pouvait contribuer à l'augmenter, c'est que Bourbaki voyait son armée se démoraliser de plus en plus, se fondre, pour ainsi dire, sous le poids des fatigues et de la souffrance. Le soldat murmurait et se disait sacrifié. L'excès du découragement ôtait à ses discours toute retenue. Bourbaki entrevoyait une défaite certaine, s'il livrait bataille pour se frayer un passage ; et s'il ne se battait pas, il donnait une apparence de raison aux murmures qui s'élevaient autour de lui. Que faire cependant ? S'il s'immobilise autour de Besançon, l'armée de l'Est n'a plus qu'une capitulation devant elle : on n'a de vivres que pour sept jours ; s'il poursuit sa route dans la direction de Mouchard, il rencontre des forces qui, dans son opinion, sont supérieures en nombre. Il croit découvrir une voie de salut dans la retraite au sud-est, en se rapprochant de la frontière suisse, en prenant Pontarlier pour objectif. Les chefs de corps réunis en conseil ne font aucune objection au plan de Bourbaki, sauf le général Billot, qui conseille de marcher sur Auxonne. C'est donc la retraite par Pontarlier qui paraît préférable. On va s'engager dans une contrée sauvage, couverte de neige, au risque de mourir de faim et de joncher la route de ses morts. Le ministre de la guerre se refusait à croire qu'un projet si périlleux fût venu à la pensée de Bourbaki. Il lui écrit, à la date du 25 janvier :

Je suis tombé des nues, je l'avoue, à la lecture de vos dépêches. Il y a huit jours à peine, devant Héricourt, vous me parliez de votre ardeur à poursuivre le programme commencé, et aujourd'hui, sans avoir eu à livrer un seul nouveau combat, après avoir fait des mouvements à peine sensibles sur la carte, vous m'annoncez que votre armée est hors d'état de marcher et de combattre, qu'elle ne compte pas 30.000 combattants, que la marche que je vous conseille vers l'ouest ou le sud est impossible, et que vous n'avez d'autre solution que de vous diriger sur Pontarlier. Enfin, vous concluez par me demander mes instructions.

Quelles instructions voulez-vous que je donne à un général en chef qui me déclare qu'il n'y a pas d'autre parti à prendre ? Puis-je, je vous le demande, prendre la responsabilité d'un de ces échecs qui suivent trop souvent la détermination qu'on impose à un chef d'armée ? Je ne puis que vous manifester énergiquement mon opinion, mais je n'ai pas le droit de me substituer à vous-même, et la décision, en dernier lieu, vous appartient. Or, mon opinion, c'est que vous vous exagérez le mal. Il me paraît impossible que votre armée soit réduite au point que vous dites. Le commandement d'un bon chef ne peut pas, en si peu de temps, laisser une telle démoralisation s'accomplir. Je crois donc que, sous l'impression de votre dernier insuccès, vous voyez la situation autrement qu'elle n'est. En second lieu, je crois fermement que votre marche sur Pontarlier vous prépare un désastre inévitable. Vous serez obligé de capituler, ou vous serez rejeté en Suisse. Quelle que soit la direction que vous preniez pour sortir de Pontarlier, l'ennemi aura moins de chemin à faire que vous pour vous barrer le passage.

Ma conviction bien arrêtée, c'est qu'en réunissant tous vos corps et vous concertant au besoin avec Garibaldi, vous seriez pleinement en force pour passer soit par Dôle, soit par Mouchard, soit par Gray, soit par Pontailler (sur la Saône). Vous laisseriez ensuite le 24e corps et le corps Cremer en relations avec Garibaldi et vous continueriez votre mouvement en prenant autant que possible pour objectif les points indiqués dans mes dépêches précédentes, et, si l'état de votre armée ne permettait réellement pas une marche aussi longue, vous vous dirigeriez vers Clagny pour y stationner ou pour vous y embarquer. Remarquez que, dans la position que vous allez prendre, vous ne couvrez pas même Lyon. Telle est, général, mon opinion ; mais, je le répète, c'est à vous seul de décider en dernier ressort, car vous seul connaissez exactement l'état physique et moral de vos troupes et de leurs chefs.

Deux heures après, nouvelle dépêche, non moins catégorique :

Plus je réfléchis à votre projet de marcher sur Pontarlier, et moins je le comprends. Je viens d'en parler avec les généraux du ministère, et leur étonnement égale le mien. N'y a-t-il point erreur de nom ? Est-ce bien Pontarlier que vous avez voulu dire, Pontarlier près de la Suisse ? Si c'est là, en effet, votre objectif, avez-vous envisagé les conséquences ? Avec quoi vivrez-vous ? Vous mourrez de faim certainement. Vous serez obligé de capituler ou d'aller en Suisse. Car pour échapper, je n'aperçois nul moyen. Partout vous trouverez l'ennemi devant vous. Le salut, j'en suis sûr, n'est que dans une des directions que j'ai indiquées, dussiez-vous laisser vos impedimenta derrière vous et n'emmener avec vous que vos troupes valides. A tout prix, il faut faire une trouée. Hors de là vous vous perdez.

 

La retraite sur Pontarlier commença le 26 janvier, deux jours avant la chute de Paris. Elle fut lamentable. Des milliers de traînards restaient en route, mourant de faim et de froid. Les chevaux glissaient dans des fondrières et succombaient ; on abandonnait les convois dans la neige, faute d'attelages. Une foule de soldats débandés cherchaient vainement leurs corps et, au milieu de cette confusion, ne participaient pas aux distributions de vivres. Mais toute l'armée n'offrait pas cette désolante image. Des régiments en grand nombre, sans cesse encouragés par leurs officiers, restèrent intacts pendant cette marche terrible à travers les neiges du Jura. La division Cremer, à l'arrière-garde, se signala par sa constance et sa ferme altitude. Le général Bourbaki avait assisté au défilé de sa malheureuse armée avec une douleur profonde ; des témoins assurent avoir vu ses yeux gonflés de larmes. Sa tristesse se changea dans la soirée en désespoir. A la vue de cette armée perdue pour la France et engagée dans des contrées où elle était condamnée à périr en partie sans combattre, le général fut tout à coup effrayé de la responsabilité qui allait peser sur lui ; sa raison se troubla, il prit un pistolet, et quelques instants après le bruit de sa mort se répandait dans l'armée, mais il n'était que blessé. Avant de se suicider, il avait désigné lui-même pour son successeur le général Clinchant, soldat jeune et vigoureux, dont on n'a pas oublié le rôle dans les derniers jours du siège de Metz. Au moment, d'ailleurs, où Bourbaki attentait à ses jours, l'administration de la guerre avait investi le général Clinchant du commandement suprême. La dépêche qui notifiait cette nomination se croisa dans la nuit avec celle du général Rolland annonçant au ministre de la guerre le suicide de Bourbaki. Nous raconterons, à la signature de l'armistice, les tragiques événements qui marquèrent les derniers jours de l'armée de l'Est et son passage en Suisse.

On ne pouvait raisonnablement plus rien attendre de l'armée de l'Est, lorsque le général Clinchant en prit le commandement. Elle était serrée de près par l'ennemi, affaiblie, démoralisée, et le principal souci du commandement devait être d'atténuer dans la mesure du possible la catastrophe finale inévitable. Ainsi s'étaient réalisées les tristes prévisions de l'administration de la guerre, au moment où le général Bourbaki lui avait annoncé son projet de retraite vers Pontarlier ; ainsi s'évanouissaient dans l'Est, comme elles s'étaient évanouies à l'Ouest et Nord, les espérances de la France.

Les écrivains spéciaux pourront examiner si la conception de la campagne de l'Est fut sage au point de vue stratégique, s'il n'eût pas été plus prudent de diriger l'armée de Bourbaki de Dijon à Langres, au milieu de pays riches ; ou encore, si Bourbaki n'aurait pas mieux servi la France en réunissant ses forces à celles de Chanzy contre Frédéric-Charles et le duc de Mecklembourg. Mais on reconnaîtra que les lenteurs inouïes qui paralysèrent l'expédition à ses débuts devaient fatalement en compromettre le succès, alors même que la campagne eût été irréprochable au point de vue stratégique. La première condition de succès pour débloquer Belfort et couper les communications de l'Allemagne avec son armée sous Paris, cette première condition était d'agir avec rapidité et de tomber sur de Werder et Treskow sans leur donner le temps de se reconnaître et d'être secourus. On sait ce qui arriva. Bourbaki devait effectuer son mouvement en dix jours ; par suite de l'organisation vicieuse des transports et du défaut d'entente entre les compagnies et l'état-major, il en mit vingt-cinq, soit quinze jours de plus que dans le calcul primitif, quinze jours que de Werder, prévenu, mit à profit pour se fortifier devant Héricourt et pour appeler des renforts. Cette perte de temps excessive fut donc la cause principale de l'insuccès de la campagne. Le rude hiver y eut sa part aussi, et par les souffrances infligées à nos jeunes soldats, et par l'état des routes qui retardait la marche des convois et forçait l'armée à perdre un temps précieux dans l'attente de ses munitions et de ses vivres. Qu'on ajoute encore à ces causes d'insuccès les hésitations de Bourbaki autour de Besançon, la faute grave qu'il commit en ne faisant pas garder les passages de la Saône, son manque de hardiesse quand il aurait dû s'échapper par Mouchard, alors qu'il en était temps encore, et l'on aura l'explication de ce nouveau désastre, le plus grand que la France eût encore essuyé depuis Sedan et Metz.

La cause déterminante de la campagne de l'Est avait été la délivrance de Belfort, de même que l'objectif constant des armées de la Loire et du Nord avait été de faire lever le siège de Paris. On disait que Belfort était la seule place forte qui eût résisté, la clef de la France, et qu'il fallait à tout prix l'empêcher de succomber. On ne prévoyait pas alors qu'elle pourrait, livrée à ses seules forces, résister aussi longtemps qu'elle l'a fait, et il y avait une sorte d'opinion publique pour la secourir sans retard[9].

La place de Belfort, située entre le sud des Vosges et le nord du Jura, à la jonction des vallées du Doubs, de la Saône et du Rhône, a une importance considérable. Pour la France, elle est une porte ouverte sur l'Allemagne. En tenant Belfort, on peut jeter rapidement une armée dans le grand-duché de Bade, et on ferme le passage à une armée allemande venant d'Alsace et voulant gagner la Bourgogne par la vallée du Doubs. La place, jadis fortifiée par Vauban, est défendue par le fort des Barres et le fort des Perches. Elle était commandée par un homme dont le nom est devenu célèbre, le colonel Denfert-Rochereau, dont le patriotisme ne se démentit jamais dans cette époque où l'on vit tant de défaillances. Si la France vaincue et démembrée a conservé Belfort, c'est au colonel Denfert qu'elle le doit. Les foudroyants revers qui avaient marqué le début de la campagne laissèrent de bonne heure Belfort dans l'isolement, comme une sentinelle perdue. L'investissement de la place fut complet dans les premiers jours de novembre. Sa garnison se composait d'un effectif de 16,200 hommes, composés en grande majorité de gardes nationales mobiles. L'approvisionnement de poudre était de 400.000 kilogrammes ; les munitions d'artillerie abondaient. Quant aux provisions de bouche, elles assuraient au siège une longue durée. En outre, grâce à des travaux habilement exécutés et à une vigilance incessante, la garnison put conserver jusqu'au bout du siège les villages du voisinage, d'où elle lira des ressources de tout genre.

Le 4 novembre, un parlementaire prussien se présentait à l'une des portes de la place et faisait passer au commandant une sommation du général de Treskow :

Très-honoré et honorable commandant,

Je me fais un honneur de porter très-respectueusement à votre connaissance la déclaration suivante :

Je n'ai pas l'intention de vous prier de me rendre la place de Belfort ; mais je vous laisse le soin de juger s'il ne conviendrait pas d'éviter à la ville toutes les horreurs d'un siège, et si votre conscience, votre devoir ne vous permettraient pas de me livrer la place dont vous avez le commandement.

Je n'ai d'autre intention, en vous envoyant cet écrit, que de préserver autant que possible la population du pays des horreurs de la guerre. C'est pourquoi je me permets de vous prier, dans la limite de vos pouvoirs, de faire connaître aux habitants que celui qui s'approchera de quelque ligne d'investissement à portée de mes canons mettra sa vie en danger.

Les propriétaires des maisons situées entre la place et notre ligne d'investissement doivent se hâter de mettre tout leur mobilier en lieu sûr, car d'un instant à l'autre je puis être obligé de réduire les maisons en cendres.

Je saisis cette occasion de vous assurer de mon estime toute particulière, et j'ai l'honneur d'être votre très-dévoué serviteur.

Général DE TRESKOW,

Général royal prussien, commandant les forces prussiennes concentrées devant Belfort.

 

Le colonel Denfert chargea le parlementaire de la réponse suivante :

Général,

J'ai lu, avec toute l'attention qu'elle mérite, la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire avant de commencer les hostilités.

En pesant dans ma conscience les raisons que vous me développez, je ne puis m'empêcher de trouver que la retraite de l'armée prussienne est le seul moyen que conseillent à la fois l'honneur et l'humanité pour éviter à la population de Belfort les horreurs d'un siège.

Nous savons tous quelle sanction vous donnez à vos exercices, cl nous nous attendons, général, à toutes les violences que vous jugerez nécessaires pour arriver à votre but ; mais nous connaissons aussi l'étendue de nos devoirs envers la France et envers la République, et nous sommes décidés à les remplir.

Veuillez agréer, général, l'assurance de ma considération très-distinguée.

Signé : DENFERT-ROCHEREAU.

 

Cette fière réponse ne rebuta pas le général de Treskow. Il envoya coup sur coup plusieurs parlementaires, qui se présentaient tantôt sous un motif, tantôt sous un autre, et qui n'étaient pour lui que des espions déguisés. Ces allées et venues avaient fini par donner de l'inquiétude à la population ; en conséquence, le commandant fit savoir au général prussien que, dorénavant, ses parlementaires ne seraient plus reçus, ou le seraient par la seule route de Rappe, au nord-est de la place. L'assiégeant se le tint pour dit.

Alors commence pour la garnison de Belfort la véritable vie de siège. Les troupes se construisent des abris et des baraques, le mauvais temps était venu ; la pluie et la neige tombaient sans cesse. Mobiles, francs-tireurs et soldats apprenaient l'art de la guerre en poussant d'aventureuses rencontres dans les environs. Une sortie importante fut dirigée sur Bessoncourt. Ce village, situé en avant du fort de la Justice, avait été signalé au commandant comme un lieu de concentration des troupes ennemies. Deux mille hommes, accompagnés par une batterie d'artillerie, partirent pour les en débusquer. C'était la première fois que ces jeunes soldats allaient au feu ; un régiment de mobiles de la Haute-Saône prend la fuite. Les officiers se mettent à la tête des autres bataillons, qui hésitent ; plusieurs d'entre eux se font tuer. Les Prussiens recevaient des renforts et tenaient dans le village. La retraite fut sonnée. Nous eûmes dans cette journée trois officiers blessés, trois tués et cent trente hommes tués, blessés ou disparus. Vers la fin de novembre, une surprise nocturne livra aux Prussiens l'importante position du Mont. Cette colline, couverte de bois, n'avait malheureusement pas d'ouvrages de défense, et c'est à peine si les troupes qui l'occupaient avaient eu soin de se construire des abris. Attaquées dans l'obscurité de la nuit, elles durent céder le terrain, mais non sans avoir engagé avec l'assaillant une vive fusillade. La perte du Mont causa de sérieuses inquiétudes aux habitants de Belfort. De cette hauteur, l'ennemi pouvait bombarder la place. Le bombardement commence le 3 décembre à huit heures du matin. Les batteries ennemies, à trois mille mètres de distance, tiraient à la fois sur le fort de Bellevue, sur les Barres, sur le Château et jusque dans les faubourgs. Des guetteurs avaient été installés dans ces ouvrages dès les premiers coups ; ils prévenaient à son de trompe de l'arrivée des obus, et l'on avait le temps de s'en garer.

Ce fait étant prévu, on s'était préparé dans les caves des logements sûrs ; la population civile s'y réfugia, en proie à une panique fort naturelle à la vue des premiers projectiles. La frayeur fut, du reste, promptement calmée. Le préfet du Haut-Rhin s'était refugié dans Belfort après l'occupation de Colmar. Il publia la proclamation que voici :

Citoyens,

L'heure du péril est venue, et avec elle l'heure des dévouements.

Je connais trop votre patriotisme pour avoir besoin de lui faire un suprême appel. La population civile et la population militaire, unies par les liens d'une entière et légitime confiance, seront dignes l'une de l'autre dans la lutte qu'elles seront appelées à soutenir.

L'histoire dira un jour que les lâchetés et les trahisons de Sedan et de Metz ont été rachetées par le courage de Belfort ; elle dira qu'il ne s'y est rencontré ni un soldat ni un habitant pour trouver, au jour du danger, les sacrifices trop grands et la résistance trop longue ; elle dira enfin que tous, sans hésitation et sans défaillance, nous avons serré nos rangs au pied de votre Château ; c'est pour nous aujourd'hui plus qu'une forteresse, c'est la France et l'Alsace, c'est deux fois la Patrie.

Citoyens, que chacun de nous remplisse son devoir, à ce cri qui était autrefois un gage de la victoire et qui la ramènera sous nos drapeaux :

Vive la République !

Le préfet du Haut-Rhin,

GROSJEAN.

Belfort, le 3 décembre 1870.

 

Le général de Treskow croyait en avoir bientôt fini ; il télégraphiait à Berlin : « Belfort peut tenir cinq jours au plus. » Belfort devait tenir plus de deux mois. Personne ici ne parlait de capituler. Les habitants vivaient dans les caves sans murmurer, heureux de donner à la France un témoignage de leur profond attachement. La garnison, de jour en jour plus aguerrie, était soutenue par l'exemple de tous les officiers et du commandant en chef, aussi modeste que brave. Le tir de l'ennemi faisait beaucoup plus de bruit que de mal. Nos pièces, entourées de petits pare-éclats, abritaient les canonniers contre les obus à balles. Un son de trompe avertissait du danger.

Les fausses nouvelles se répandent à Belfort, comme dans toutes les places assiégées. La moindre rumeur prend une importance exagérée, les esprits inquiets s'ouvrent à tous les bruits. Le plus souvent, par suite d'un calcul perfide de l'ennemi, ce qu'on annonçait aux assiégés, c'étaient des victoires de l'armée française. Alors les esprits s'exaltaient, et quand la vérité était connue, la déception produisait un dangereux abattement. Cette fièvre engendre à la longue une lassitude profonde et brise les ressorts des cœurs les mieux trempés. Le commandant en chef mit en garde la garnison contre ces mensonges destinés, disait-il, à produire la démoralisation en faisant naître des espérances qui pourraient être démenties le lendemain. Il disait qu'à sa connaissance l'ennemi ne laissait pénétrer dans le pays envahi d'où ces bruits provenaient aucun journal, ni français, ni suisse, ni même allemand. Tous les bruits qui circulent doivent donc être regardés comme émanant du quartier général ennemi et être tenus pour suspects jusqu'à plus ample informé.

Sur ces entrefaites, l'ennemi s'empara du village de Danjoutin et fil prisonniers les 800 hommes qui le gardaient et qui, s'étant mal gardés, furent surpris et enveloppés pendant une nuit obscure. Le commandant supérieur ordonna l'arrestation des officiers qui avaient pu s'échapper et leur comparution devant un conseil de guerre[10].

Dans la journée du 8 janvier, le découragement produit par la perte de Danjoutin fit place à une grande joie. Un douanier parvenu dans la place apportait une dépêche du consul de France à Bâle et cette dépêche annonçait l'arrivée prochaine de Bourbaki à la tête d'une armée de 150.000 hommes. Quelques jours après, de grands mouvements sont en effet signalés autour de la place dans l'armée assiégeante ; la ligne du blocus s'élargit ; le bombardement se ralentit. On entend le canon du côté d'Héricourt ; c'est Bourbaki ! La délivrance paraît d'autant plus certaine, que l'on a reçu la nouvelle de la victoire de Villersexel. L'émotion des habitants de Belfort ne saurait se décrire. On était haletant. A chaque coup de canon : « Ils avancent, disait-on, ils arrivent ! » et l'on croyait à tout instant voir poindre sur les hauteurs le drapeau tricolore. On entendait le bruit strident des mitrailleuses ; à la nuit, le gouverneur ordonna à toutes les pièces qui ne lançaient pas de projectiles, de tirer cinq coups à blanc comme salve de réjouissance. Cette salve dura quelques minutes, attira l'attention générale et fut entendue jusqu'en Suisse[11].

Dès l'aube, la canonnade recommença au loin. L'observateur placé au sommet de la tour de la Miotte signala qu'il apercevait des batteries françaises en position à mi-côte du mont Vaudois, mais c'était une erreur. Ces émotions poignantes durèrent toute la journée ; mais déjà l'on n'espérait plus avec la même ardeur ; le doute entrait dans les esprits ; on songeait que l'armée française avancerait plus vite, si elle avait brisé tous les obstacles qui lui barraient le passage. Le colonel Denfert avait pris toutes ses précautions pour se porter en force sur le point où les mouvements de l'ennemi indiqueraient la présence de nos troupes. Cette seconde journée laissait cependant quelque espoir. Le lendemain, la canonnade s'éloigna ; la neige, tombant à gros flocons assourdissait le bruit. Il fallut se rendre bientôt à la douloureuse évidence ; l'armée française reculait. Le siège de Belfort entrait dans une nouvelle période, plus active de la part de l'assaillant, non moins énergique de la part de la vaillante population civile et de la garnison. Nous raconterons la fin du siège à la signature de l'armistice.

 

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PIÈCES JUSTIFICATIVES

 

I

 

ARMÉE DU NORD.

Proclamation du général Faidherbe après la bataille de Saint-Quentin.

 

Douai, 21 janvier.

Soldats,

C'est un devoir impérieux pour votre général de vous rendre justice devant vos concitoyens ; vous pouvez être fiers de vous-mêmes, car vous avez bien mérité de la patrie.

Ce que vous avez souffert, ceux qui ne l'ont pas vu ne pourront jamais se l'imaginer. Et il n'y a personne à accuser de ces souffrances : les circonstances seules les ont causées.

En moins d'un mois, vous avez livré trois batailles à un ennemi dont l'Europe entière a peur ; vous lui avez tenu tête, vous l'avez vu reculer maintes fois devant vous ; vous avez prouve qu'il n'est pas invincible et que la défaite de la France n'est qu'une surprise amenée par l'ineptie d'un gouvernement absolu.

Les Prussiens ont trouvé dans de jeunes soldats à peine habillés, et dans des gardes nationaux, des adversaires capables de les vaincre. Qu'ils ramassent nos traînards et qu'ils s'en vantent dans leurs bulletins, peu importe ! Ces fameux preneurs de canons n'ont pas encore touché à une de vos batteries. Honneur à vous ! Quelques jours de repos, et ceux qui ont juré la ruine de la France nous retrouveront devant eux.

Le général commandant en chef l'armée du Nord,

Signé : FAIDHERBE.

 

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II

 

ARMÉE DES VOSGES.

VICTOIRE DE DIJON.

 

A la suite des brillantes affaires de Dijon, Garibaldi adressa à ses troupes les ordres du jour suivants :

 

I

A l'armée des Vosges,

Dans trois rencontres vous avez battu l'ennemi trois fois, et la France dans la détresse a senti que ses nobles enfants ne l'abandonnaient pas à la merci de l'étranger. Le jour où les circonstances m'emmèneront loin devons, je raconterai avec orgueil les vicissitudes de vos fatigues et de vos combats, et votre dévouement à la cause sacrée des peuples. Je dirai surtout que, lorsque les revers de nos armées et le destin semblaient vouloir fermer à la République toutes les voies de salut, vous, nos braves frères d'armes, vous avez montré la même fière contenance que dans les jours de prospérité. « La France, croyez-moi, délivrée des corrupteurs et des traîtres, se relèvera bientôt retrempée par l'adversité, et, reprenant son poste entre les grandes nations du monde, elle vous retrouvera sur son sentier, prêts à combattre encore.

Signé : GARIBALDI.

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II

Aux braves de l'armée des Vosges,

Eh bien ! vous les avez revus les talons des terribles soldats de Guillaume, jeunes fils de la liberté ! Dans deux jours de combats acharnés, vous avez écrit une page bien glorieuse pour les annales de la République, et les opprimés de la grande famille humaine salueront en vous, encore une fois, les nobles champions du droit et de la justice.

Vous avez vaincu les troupes les plus aguerries du monde, et cependant vous n'avez pas exactement rempli les règles qui donnent l'avantage dans la bataille.

Les nouvelles armes de précision exigent une tactique plus rigoureuse dans les lignes de tirailleurs ; vous vous massez trop, vous ne profitez pas des accidents de terrain et vous ne conservez pas le sang-froid indispensable en présence de l'ennemi, de sorte que vous faites toujours peu de prisonniers ; vous avez beaucoup de blessés, et l'ennemi, plus astucieux que vous, maintient, malgré votre bravoure, une supériorité qu'il ne devrait pas avoir.

La conduite des officiers envers les soldats laisse beaucoup à désirer : à quelques exceptions près, les officiers ne s'occupent pas assez de l'instruction des miliciens, de leur propreté, de la bonne tenue de leurs aimes, et enfin de leurs procédés envers les habitants qui sont bons pour nous et que nous devons considérer comme des frères.

Enfin soyez diligents et affectueux entre vous, comme vous êtes braves ; acquérez l'amour des populations dont vous êtes les défenseurs et les soutiens, et bientôt nous secouerons jusqu'à l'anéantir le trône sanglant et vermoulu du despotisme, et nous fonderons sur le sol hospitalier de notre belle France le pacte sacré de la fraternité des nations.

Signé : E. GARIBALDI.

 

A ces encouragements le général joignait d'utiles conseils pratiques :

Dans ces trois jours de combats glorieux, notre jeune armée a va fuir l'ennemi devant elle. Un drapeau prussien conquis par les braves de la 4e brigade soutenue par la 5e et par quelques pièces d'artillerie et la magnifique contenance de notre droite seront présentés comme gage de bravoure et de dévouement à la sainte cause du droit et de l'honneur à laquelle nous avons consacré toute notre existence.

Je suis vraiment fier de vous avoir pour frères d'armes, et, vous aimant comme mes enfants, je voudrais que vous profitassiez des conseils dictés par ma vieille expérience, ce qui rendrait vos services beaucoup plus utiles :

1° Il faut à votre vaillance ajouter le sang-froid indispensable pendant le combat, et ne pas perdre la tête, ce qui déshonorerait surtout les miliciens de la République.

2° Je vous répète qu'il faut éviter les agglomérations confuses, si fatales pour nous causer un grand nombre de blessés.

3° Il ne faut jamais tirer un coup de fusil ou de canon sans voir l'ennemi, et le bien viser à peu de distance, et avec la presque certitude de l'atteindre.

4° Il vous faut bien apprendre à vous former en lignes de tirailleurs et profiter des accidents et des plis de terrain.

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UNE DEPUTATION AUPRÈS DE GARIBALDI.

Dans la nuit du 21 au 22 janvier une députation se présentait devant le chef d'état-major de Garibaldi, et demandait à être introduite auprès du général en chef. De quoi s'agissait-il ?

Voici le récit du chef d'état-major lui-même :

« Un notaire de Messigny, village situé entre Hauteville et la route de Langres, où le général commandant l'attaque avait tout son quartier général, était arrivé avec un sauf conduit prussien, avait traversé nos avant-postes, et, après avoir causé avec le maire et le préfet, venait, accompagné par ces messieurs et le général Pélissier, dire à Garibaldi que le commandant des forces prussiennes, ayant reçu des renforts considérables, se proposait, dès le lendemain à huit heures, de bombarder la ville, et qu'il conjurait Garibaldi de se retirer et de céder la place pour éviter une terrible effusion de sang.

« Le notaire s'était engagé sur l'honneur à être de retour à Messigny avant 7 heures 1/2 du matin, pour rapporter au commandant des forces prussiennes la réponse des autorités de Dijon et de Garabaldi.

« Le général prit des mains du notaire le papier sur lequel était écrit le sauf-conduit prussien, regarda son chef d'état-major d'une façon que ne pouvaient pas comprendre ceux qui ne vivent pas dans son intimité et dit :

« — C'est bien, monsieur, est-ce là tout ce que vous avez à me dire ?

« — Oui, général, répondit le notaire.

« — Eh bien, ajoute Garibaldi, vous pouvez vous en retourner, pour ne pas manquer à votre parole. Dites à celui qui vous a remis ce sauf-conduit que je l'attends, et que s'il ne vient pas, j'irai le chercher. »

Garibaldi et l'armée des Vosges, par le général Bordonne.

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Proclamation du général Bossack-Hauké en prenant le commandement de la 1re brigade de l'armée des Vosges.

 

« Citoyens, officiers et soldats de la 1re brigade, le général Garibaldi, commandant en chef de l'armée des Vosges, dans son ordre du jour du 19 octobre, m'a nommé votre commandant.

« Citoyens, à cette heure si honorable pour moi, une des plus solennelles de ma carrière de soldat de la liberté et de la démocratie, je désire vous adresser quelques paroles. On dit que vous n'avez pas d'officiers supérieurs pour vous commander. Il n'en est rien : vous avez parmi vous et dans vos rangs ce qui vous manque, c'est-à-dire la possibilité et l'occasion d'en produire.

« Vous avez maintenant la possibilité et l'occasion, car le gouvernement n'a-t-il pas placé à votre tôle Garibaldi, le général en chef de la plus illustre démocratie européenne, l'homme de vertu et de courage invincible ? De son côté le général Garibaldi, ayant reçu les pleins pouvoirs de la République, a appelé, sans aucune distinction de nationalité les hommes de la démocratie militante qui ont fait preuve de courage ; je suis du nombre. D'autres vous diraient : Ai-je quelque droit à votre confiance ?

« Moi, je vous dirai seulement que, colonel de l'armée régulière, j'ai été général en chef des trois palatinats dans la dernière insurrection de Pologne en 1863 et 1864 ; j'ai été nommé aujourd'hui commandant de la 1re brigade de l'armée des Vosges. Citoyens, officiers et soldats ! je ne doute pas que nous tous de la 1re brigade, nous ne sachions nous rendre dignes de notre général en chef, et je puis dès lors crier : Vivent la 1re brigade, l'armée des Vosges et la République !

« Signé : BOSSACK-HAUKÉ. »

 

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III

 

SIÈGE DE BELFORT.

Affaire de Danjoutin.

 

La perte du village de Danjoutin était, à plusieurs égards, un grave et fâcheux évènement. Tous les rapports s'accordent à en rejeter la responsabilité sur deux compagnies de Saône-et-Loire qui, mal gardées par leurs avant-postes, aperçurent trop lard l'ennemi et se replièrent en désordre. Les Prussiens mirent à profit celte panique en séparant le village de la place. Les hommes abandonnés dans l'intérieur de Danjoutin furent tous faits prisonniers. Ils étaient au nombre de 698, officiers et soldats.

On a vu que le colonel Denfert avait fait emprisonner aussitôt les officiers des deux compagnies, causes du désastre. L'instruction de l'affaire ne put malheureusement pas être poursuivie par suite de l'absence des témoins à charge, tous prisonniers. L'affaire fut donc ajournée après le siège ; mais alors le ministre de la guerre ne jugea pas a propos de donner suite à l'enquête.

Voici sur cette importante affaire des témoignages intéressants à consulter.

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I

Lettre de M. Gingembre, capitaine de francs-tireurs, pris à Danjoutin, au capitaine Thiers.

Versailles, le l8 juillet 1871.

Mon cher capitaine,

Puisque vous écrivez la relation sérieuse du siège de Belfort, je crois de mon devoir de vous donner quelques explications sur l'affaire de Danjoutin, ou près de sept cents hommes ont été pris, lâchement abandonnés par deux compagnies de Saône-et-Loire.

Ci-joint l'ordre que vous connaissez, qui m'a été adressé le lendemain du jour où vous avez fait sauter le viaduc de Dannemarie en nous repliant. Cet ordre dit : « Si les compagnies étaient forcées de se replier, elles prendront position en arrière de l'épaulement formé par le talus du chemin de fer. »

Craignant, mon cher capitaine, de vous importuner par un trop long récit, je me bornerai à vous dire que, lorsque l'attaque du haut du village a été entendue, et que le commandant Gély est venu me voir de l'autre côté de la Savoureuse, où je me tenais avec ma compagnie, celle de Kœchlin et les éclaireurs de Martin, le commandant Gély me demanda si j'apercevais l'ennemi du côté de Botans ou du côté de Bavilliers ; sur ma réponse négative, il me recommanda de me tenir prêt à recevoir ses ordres et me dit qu'à tout prix il fallait garder la position que j'occupais.

A peine le commandant Gély était-il retourné a l'extrémité du pont, que du bois de Bavilliers déboucha une troupe formée en bataille, que j'évaluai environ à trois cent cinquante hommes ; elle s'avança dans le pré, dans la direction de la maison Meyer (dite Maison-Rouge), incendiée, dans la journée de la veille ; elle fit alors une légère conversion à droite, occupant la route de front.

A deux cent cinquante mètres à peu près, le lieutenant Martin les reçut par un feu de barricade des mieux nourris, auquel ils ne répondirent pas et se replièrent en désordre.

Jusqu'au lendemain à neuf heures et demie, ils tentèrent ainsi quatre assauts qui, tous furent repoussés de la même manière ; mais nous y perdîmes plus de monde qu'a la première attaque.

e vous signale là, comme mémoire, la conduite de M. Arcier, mon lieutenant, qui sur mon ordre avec dix hommes, monta au-dessus des grottes et rampa jusqu'à cinquante mètres du Grand'Bois, dont il ramena un Allemand prisonnier, qui avait eu l'audace de s'avancer jusqu'au deuxième, arbre fruitier où je venais de poser une sentinelle double.

Il n'était pas minuit que la portion du village occupée par les compagnies Charrollais et Jandard était occupée par les Prussiens. A ce moment, ou amena cinq prisonniers allemands qui venaient d'être pris au milieu du village et qui nous avouèrent avoir pu entrer dans le village presque sans coup férir, nos soldats ayant déjà fui. — Ceci me fut confirmé par le capitaine qui s'est le premier élancé du Bosmont avec sa compagnie vers la tranchée qui venait d'être abandonnée par le capitaine Charrollais et sa compagnie. — C'est à cette heure que Greuzard (aide major de Saône-et-Loire) tombait ; deux de mes hommes se dévouant pour aller le chercher tombèrent sous le feu de l'ennemi : c'est un éclaireur de Martin qui, malgré cela, put le rapporter seul ; il n'eut pas de chance, il fut tué vers neuf heures du matin.

Je dois signaler — toujours comme mémoire — la belle conduite du maître d'école de Danjoutin qui soigna environ soixante à quatre-vingts blessés entassés dans les granges et maisons Millet et Livrey. A partir de onze heures du soir nous étions complètement dépourvus de docteurs et d'infirmiers ; presque tous, Prussiens et Français, moururent faute de soins.

Il résulte donc des principaux renseignements que je viens de vous donner, que lorsque le commandant Gély vint me demander quelques hommes dévoués (à minuit) pour aller à Belfort, la ligne de retraite ordonnée par le colonel Belfort par le talus du chemin de fer était prise et occupée formidablement par les Puissions.

Aucun des cinq francs-tireurs ne revint : je pus en reconnaître deux tués le lendemain près du moulin et du cimetière, j'ai perdu les autres.

De mon côté, vers trois heures du matin, j'en envoyai un par la Gare, le long de la Savoureuse, le nommé Viry ; il fut tué et a dû avaler le billet que je lui avais donné pour le colonel Desgaret : je lui avais recommandé, s'il était pris, de le manger.

Je me résume, et ma conviction est : que le malheur qui est arrivé à Danjoutin retombe entièrement sur la tête des deux compagnies qui nous ont lâchement abandonnés sans presque tirer un coup de fusil, et je vous affirme que j'attends avec impatience la tradition en conseil de guerre des coupables, afin de pouvoir éclairer la justice autant qu'il sera possible de le faire.

Signé : CINGEMBRE.

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II

Rapport du commandant Gély sur l'affaire de Danjoutin.

Rastadt, 12 janvier 1871.

J'ai l'honneur de vous envoyer, par l'intermédiaire du général commandant à Lyon, mon rapport sur la malheureuse affaire de Danjoutin.

J'ai eu l'honneur de vous écrire, à la date du 3, que l'ennemi faisait, tant dans le bois de Bavilliers que dans celui du Bosmont, des travaux qui m'inquiétaient pour la sécurité du poste de Danjoutin. Je n'ai pas voulu alors vous demander l'évacuation de ce poste, pensant que vous aviez des raisons majeures, pour le conserver ; mais vous ne devez pas Ignorer, mon colonel, que je vous avais dit à plusieurs reprises, et principalement le jour de l'attaque du bois de Bavilliers, que les troupes que j'avais sous mes ordres étaient d'une solidité fort douteuse, et qu'il était difficile, avec de pareils soldats, d'affirmer la réussite d'une entreprise. Je ne pensais pourtant pas alors qu'ils eussent assez peu de cœur pour abandonner leur poste, du moins en partie, sans que je vous aurais demandé avec instance de me faire relever d'un commandement aussi difficile.

Le 6 au matin, l'ennemi a démasqué deux batteries : une de trois pièces, dans le Bosmont, et à 800 mètres de Danjoutin ; l'autre de deux mortiers dans le bois de Bavilliers. Ces pièces, jointes à celles d'Andelmans, ont tiré sur le village pendant toutes les journées du 6 et du 7, vers huit heures du soir, le feu ayant peu près cessé, j'ai supposé que nous pourrions être attaqués pendant la nuit ; j'ai de suite donné l'ordre au commandant Artaud de prévenir les quatre compagnies de Saône-et-Loire de se tenu eu éveil, d'avoir une section entière dans les tranchées et l'autre prête à marcher au premier signal d'attaque.

Sur la rive droite de la Savoureuse, le capitaine Kœchlin, commandant une compagnie du Haut-Rhin, devait occuper les maisons situées en avant de la Maison-Rouge les compagnies de francs-tireurs, les maisons situées en aval du pont et la compagnie d'éclaireurs devait leur servir de soutien.

Prévoyant le cas où l'ennemi pourrait arriver en force sur la tranchée du chemin de fer, j'avais prescrit au capitaine Meyer, commandant une compagnie du Haut-Rhin, résidant a la Forge, de se porter au premier signal d'attaque au secours de la compagnie placée au passage à niveau.

Ces précautions prises, j'avais le droit d'attendre que chacun resterait à son poste et repousserait énergiquement une attaque de l'ennemi faite même avec des forces supérieures.

A minuit, de grandi cris sont partis du côté du Bosmont et du bois de Bavilliers, l'ennemi nous attaquait avec trois bataillons ; sur la rive droite de la Savoureuse, le capitaine Kœchlin perdait les maisons qui font face à la Maison-Rouge, mais il se maintenait avec les éclaireurs et les francs-tireurs des deux côtés du pont et empêchait l'ennemi de pousser plus avant. Le capitaine la Loyère (Saône-et-Loire), placé avec sa compagnie en face de la route d'Andelnans, a conservé sa position et fait éprouver de grandes pertes à l'ennemi.

Il n'en a malheureusement pas été de même au centre, où se trouvait la 7e compagnie de Saône-et-Loire, commandée par le capitaine Jandard et le lieutenant Martinet. Ces deux officiels au lieu d'être a leur poste étaient dans une maison, les sous-officiers et soldats avaient successivement quitté les tranchées, et quand l'ennemi s'est présenté, quelques bons soldats ont pu lui répondre, mais il leur a été impossible de garder la position ; la compagnie entière a été prise dans les maisons. A la gauche, la 6e compagnie commandée par le capitaine Charrollais, ayant pour lieutenant M. Chardonnet et pour sous-lieutenant M. Carré, a lâchement abandonné son poste à la première attaque et a permis à l'ennemi de pénétrer en forces dans le village, soit par le chemin de fer, soit par la route de Méroux. J'ai l'honneur, mon colonel, de vous demander que les officiers de ces deux compagnies soient traduits devant une cour martiale et jugés conformément à nos lois militaires.

L'ennemi s'étant rendu maître de la partie est du village, il ne m'était plus possible de laisser la compagnie du capitaine la Loyère en lace de la route d'Andelnans où elle n'aurait pas tardé a être cernée, j'ai fait poster cette compagnie derrière de petits murs placés au centre du village, de manière a arrêter la marche de l'ennemi. La première compagnie de Saône-et-Loire, capitaine Sicard, réunie à celle du capitaine la Loyère, ont pu pondant une partie de la nuit résister à l'ennemi et le maintenir dans les maisons dont il s'était déjà emparé. Prévoyant que de nouvelles forces ennemies ne tarderaient pas à être dirigées sur le village, j'ai eu un moment l'intention de l'évacuer, en faisant attaquer les maisons situées en face de la Maison-Rouge pour pouvoir gagner la gare. Avant de prendre une pareille résolution, j'ai dû consulter le commandant Artaud et les officiels qui étaient près de moi. Ils ont tous été d'avis qu'il ne pouvait pas manquer de nous arriver des secours de la ville au point du jour et que nous devons garder le poste que vous nous aviez confié. Ce n'est qu'à regret qui je me suis rendu à leur avis. Vers le point du jour, une vive fusillade engagée dans la direction de la route du Fourneau m'a fait espérer qu'il nous arrivait des renforts sérieux qui nous permettraient de reprendre nos positions. Peu d'instants après, le feu cessait et je voyais avec douleur que nous étions réduits à nos propres forces. A ce moment, l'ennemi a jeté sur nous de nouvelles troupes, nos compagnies leur ont tenu tête pendant trois heures, mais non plus sans pertes sérieuses, le lieutenant Martin était tué, le capitaine Kœchlin et un lieutenant de Saône-et-Loire blessés. Deux maisons étaient remplies de blessés et pour comble de malheur le docteur lui-même était sérieusement blessé.

J'ai voulu alors tenter une retraite par la route de Montbéliard, en faisant attaquer le poste de la Maison-Rouge et les maisons voisines, mais les hommes, complètement démoralisés, criaient qu'on ne pouvait plus se défendre et mettaient la crosse eu l'air.

Peu d'instants après, nous étions entièrement cernés.

Je ne vous dirai pas tout ce que j'ai souffert, quand j'ai vu qu'il n'y avait plus de résistance possible avec de pareils soldats, et qu'il ne nous restait plus qu'à nous rendre.

Vous le comprenez, vous, mon colonel, qui avez le cœur bien français.

POURQUOI, MON DIEU, LES BALLES M'ONT-ELLES ÉPARGNÉ ?

J'ai l'honneur d'être, etc.

 

 

 



[1] Voici le texte de la capitulation de Péronne :

« Entre les soussignés : 1° le colonel de HERTZBERG ; 2° le lieutenant-colonel Gontrand GONNET ; de BONNAULT, chef d'escadron d'artillerie, et CADOT, chef de bataillon, chargés des pleins pouvoirs de S. Exc. le général de division baron de BARNEKOW, et de M. le chef de bataillon GARNIER, commandant de la place de Péronne,

« A été convenu ce qui suit :

« Art. 1er. La garnison de Péronne, placée sous les ordres du chef de bataillon GARNIER, commandant la place de Péronne, est prisonnière de guerre. La garde nationale sédentaire n'est pas comprise dans cet article.

« Art. 2. La place et la ville de Péronne, avec tout le matériel de guerre, la moitié de tous les approvisionnements de toutes espèces, et tout ce qui est la propriété de l'Etat, seront rendus au corps prussien que commande M. le général de division baron de BARNEKOW, dans l'état où tout cela se trouve au moment de la signature de cette convention.

« A onze heures du matin, demain, 10 janvier, des officiers d'artillerie et du génie, avec quelques sous-officiers, seront admis dans la place pour occuper les magasins à poudre et munitions.

« Art. 3. Les armes, ainsi que tout le matériel consistant en canons, chevaux, caisses de guerre, équipage de l'armée, munitions, etc., seront laissés à Péronne à des commissions militaires instituées par M. le commandant, pour être remises à des commissions prussiennes.

« A une heure, les troupes seront conduites, rangées d'après leur corps et en ordre militaire, sur la route de Paris, la gauche appuyée aux fortifications et la droite vers Eterpigny, où elles déposeront leurs armes.

« Les officiers rentreront alors librement dans la place, sous la condition de s'engager sur l'honneur à ne pas quitter la place sans l'ordre du commandant prussien.

« Les troupes seront alors conduites par leurs sous-officiers. Les soldats conserveront leurs sacs, leurs effets et les objets de campement, lentes, couvertures et marmites

« Art. 4. Tous les officiers supérieurs et les officiers subalternes, ainsi que les employés militaires ayant rang d'officier, qui engageront leur parole d'honneur par écrit de ne pas porter les armes contre l'Allemagne et de n'agir d'aucune manière contre ses intérêts jusqu'à la fin de la guerre actuelle, ne seront pas faits prisonniers de guerre. Les officiers et les employés qui accepteront cette condition conserveront leurs armes et les objets qui leur appartiennent personnellement. Ils pourront quitter Péronne, quand ils voudront, en prévenant l'autorité prussienne.

« Les officiers faits prisonniers de guerre emporteront avec eux leurs épées ou sabres, ainsi que tout ce qui leur appartient personnellement, et garderont leurs ordonnances. Ils partiront au jour qui sera fixé plus tard par le commandant prussien. Les médecins militaires, sans exception, resteront on arrière pour prendre soin des blessés et malades, et seront traités suivant la convention de Genève : il en sera de même du personnel des hôpitaux.

« Art. 5. Aucune personne appartenant à la ville, soit comme simple particulier, soit comme autorité, ne sera inquiétée ni poursuivie par les autorités prussiennes pour faits relatifs à la guerre, quels qu'ils soient. — En raison de la résistance énergique de Péronne, eu égard à sa faible position et aux dégâts produits pas le bombardement, la ville sera exempte de toute réquisition en argent et en nature. Les habitants ne seront pas tenus de nourrir chez eux les simples soldats allemands, jusqu'à l'épuisement de la moitié des approvisionnements qui se trouvent dans les magasins de l'État. Cette condition ne s'applique pas au jour de l'entrée.

« Art. 6. Les armes de la garde nationale sédentaire seront déposées à l'hôtel de ville et appartiendront à l'autorité prussienne. Quant aux armes de luxe, elles seront déposées au même lieu et resteront la propriété des déposants.

« Art. 7. Tout article qui pourra présenter dos doutes sera toujours interprété à la faveur de l'armée française.

« Art. 8. Le 10 janvier, a midi, la porte de Saint-Nicolas et la porte de Bretagne seront ouvertes pour l'entrée des troupes prussiennes ; en même temps, les fortifications nommées : Couronne de Bretagne et Couronne de Paris seront libres de troupes françaises.

« Cartigny, 9 janvier 1871, onze heures du soir.

« Signé : Von HERTZBERG,

« Colonel. »

[2] Campagne de l'armée du Nord en 1870-1871, par le général de division Faidherbe, page 39.

[3] Campagne de l'armée du Nord en 1870-1871, par le général Faidherbe, p. 72.

[4] À la suite de l'évacuation de Dijon, le général Bourbaki adressa l'ordre du jour suivant à ses troupes :

« Officiers, sous-officiers et soldats,

« Par le froid le plus rigoureux, vous venez d'exécuter bien des marches : vous avez beaucoup souffert, mais vous avez bien mérité de la patrie.

« Vous venez de faire évacuer Dijon. Quelques nouvelles marches auront sans doute des conséquences aussi favorables ; nous atteindrons ensuite l'ennemi, et nous nous mesurerons avec lui. Si nous le battons, comme j'en ai la confiance, vous aurez peut-être la gloire de contribuer, à longue distance, à faire lever le siège de Paris.

« De tels résultats ne sont obtenus que par une armée d'élite. Il faut donc que vous ayez une confiance aveugle en vos officiers, et que vos officiers s'occupent constamment de vous.

« Ayons tous présents à l'esprit le titre qui nous suivra dans nos foyers, celui de libérateurs de la patrie.

« En présence du devoir qui nous incombe, pour nous en rendre dignes, qu'aucun de nous n'hésite à faire preuve, en toute circonstance, du courage et de l'abnégation dont nos pères nous ont donné l'exemple.

« Au grand quartier général, a Chalon-sur-Saône, le 30 décembre 1870.

« Le général de division commandant en chef la 1re armée,

« Signé : BOURBAKI. »

[5] Ce fait est rapporté par M. de Freycinet, dans son ouvrage la Guerre en province, page 240.

[6] Après la bataille d'Héricourt, le général Bourbaki adressa au ministre de la guerre la dépêche suivante :

Général Bourbaki à guerre.

« 18 janvier.

« J'ai fait exécuter une attaque générale de l'armée ennemie depuis Montbéliard jusqu'au mont Vaudois, en cherchant a faire franchir la Lisaine à Béthoncourt, Busseret, Héricourt, et à s'emparer de Saint-Valbere. J'ai essayé de faire opérer par mon aile gauche un mouvement tournant destiné à faciliter l'opération.

« Les troupes qui en étaient chargées ont été elles-mêmes menacées et attaquées sur leurs flancs. Elles n'ont pu que se maintenir sur leurs positions. Nous avons eu devant nous un ennemi nombreux, pourvu d'une puissante artillerie : des renforts lui ont été envoyés de tous côtés.

« Il a pu, grâce à ces conditions favorables comme à la valeur de la position qu'il occupait, aux obstacles existant à notre arrivée ou créés par lui depuis, résister à tous nos efforts ; mais il a subi des pertes sérieuses. N'étant pas parvenu à réussir le 15 janvier, j'ai fait recommencer la lutte le 16 et le 17, c'est-à dire pendant trois jours.

« Malheureusement, le renouvellement de nos tentatives n'a pas produit d'autres résultats, malgré la vigueur avec laquelle elles ont été conduites. L'ennemi toutefois a jugé prudent de se tenir sur une défensive constante. Le temps est aussi mauvais que possible. Nos convois nous suivent difficilement. En dehors des pertes causées par le feu de l'ennemi, le froid, la neige et le bivouac dans ces conditions exceptionnelles ont causé de grandes souffrances.

« Je reviendrai demain dans les positions que nous occupions avant la bataille, pour me ravitailler plus facilement en vivres et munitions. »

[7] Le général Bordonne annonça la bataille du 21 au ministre de la guerre par la dépêche suivante :

« Combat commencé à 8 heures du matin sur notre gauche a duré jusqu'à 6 heures du soir ; ennemi abandonne ses positions après avoir eu plusieurs pièces démontées ; nous couchons sur ses positions ; prisonniers tous Poméraniens appartiennent au corps que je vous signalais ce matin ; nos pertes sont sérieuses, celles de l'ennemi très-considérables. »

[8] Garibaldi apprit ce triste événement à l'armée par l'ordre du jour suivant :

« La Pologne, la terre de l'héroïsme et du martyre, vient de perdre un de ses plus braves enfants, le général Bossack.

« Ce chef de notre première brigade de l'armée des Vosges a voulu par lui-même s'assurer de l'approche de l'ennemi vers le Val-de-Suzon, dans la journée du 21 janvier, et, lancé avec une douzaine de ses officiers et miliciens de ce côté, il a voulu, bravoure inouïe, arrêter une armée avec une poignée de braves !

« Ce Léonidas des temps modernes, si bon, si aimé de tous, manquera à l'avenir, a la démocratie mondiale dont il était un des plus ardents champions, et il manquera surtout a sa noble patrie !

« Que la République adopte la veuve et les enfants de ce héros.

« Il y a longtemps que le bruit des crimes horribles commis par les Prussiens m'importunait, et je croyais toujours, en le désirant, qu'il y avait de l'exagération dans ce bruit.

« Dans les trois combats de ces derniers jours, où la victoire a souri à nos armes, la réalité des misérables méfaits de nos ennemis s'est montrée dans toute sa brutale et féroce évidence.

« Quelques-uns de nos blessés tombés dans leurs mains pendant la lutte ont eu le crâne broyé à coups de crosse de fusil.

« Nos chirurgiens, restés selon leur habitude sur le champ de bataille pour soigner nos blessés et ceux de l'ennemi, ont été assassinés d'une façon horrible. Miliciens, hommes des ambulances et chirurgiens ont servi de cible à ces barbares et féroces soldats.

« Un capitaine de nos francs-tireurs, trouvé blessé dans le château de Pouilly, a été lié aux pieds et aux mains et brûlé vif.

« Le cadavre de ce martyr a été trouvé presque entièrement dévoré par les flammes, excepté à l'endroit des ligatures.

« Eh bien ! noirs instruments de toutes les tyrannies, votre règne arrive, le règne des bûchers ; votre période chérie, le moyen âge reparaît ; et votre héros de Sedan tombé, le sourire de Satan aux lèvres, vous tournez vos yeux de vipère vers le nouvel empereur souillé de sang et de carnage.

« L'indignation des preux miliciens de la République est au comble ; je ferai mon possible pour les empêcher d'user de représailles, mais j'espère que l'Europe et le monde entier sauront distinguer et apprécier la conduite loyale et généreuse des enfants de la République, et flétrir les féroces procédés des soldais d'un despote.

« Signé : G. GARIBALDI. »

Une pyramide mortuaire a été élevée dans le bois où périt Bossack. Elle porte ces mots :

BOSSACK-HAUKÉ

NÉ LE 19 MARS 1834

MORT LE 21 JANVIER 1871

Noble enfant de la Pologne,

Il fut, en 1863, un de ses

plus braves défenseurs,

et en 1871 vint verser

son sang pour la France

[9] La Guerre en province, par M. Charles de Freycinet, p. 272.

[10] Au sujet de cette triste affaire le commandant publia l'ordre du jour suivant :

« Le commandant supérieur a été vivement affecté par la perte de la plus grande partie du détachement de Danjoutin, qui a été fait prisonnier de guerre sans qu'on pût lui porter secours. La faute doit d'abord en être attribuée aux deux compagnies de Saône-et-Loire placées près du passage à niveau du chemin de fer. Les hommes et les officiers de ces compagnies ont manqué à leur devoir en ne résistant pas à outrance à la colonne ennemie qui les a assaillis ; leur devoir strict était de tenir jusqu'au dernier, pour assurer la retraite de leurs camarades. Le conseil de guerre sera appelé à apprécier la conduite des officiers en cette circonstance.

« Le capitaine de la compagnie du Haut-Rhin, cantonnée au moulin entre le Fourneau et Danjoutin, a également manque à tous ses devoirs en ne se portant pas avec la partie de ses forces disponible au secours du village de Danjoutin, aussitôt qu'il entendait la fusillade. Servant de renfort, d'après mes instructions formelles, il ne pouvait hésiter à se porter en avant, au lieu de se replier honteusement sans combat sur le Fourneau, en laissant sans secours les compagnies placées dans le village.

« Enfin les commandants des Hautes et Basses-Perches ont montré avec quelle négligence ils plaçaient leurs grand' gardes et leurs sentinelles, par l'impossibilité où ils sont restés pendant plusieurs heures de savoir au juste ce qui se passait et de pouvoir m'en rendre compte. Le commandant supérieur pense que cet exemple leur servira de leçon pour l'avenir, etc. »

« Enfin les compagnies du 1er bataillon du 16e régiment, appelées à marcher pour la reprise du village, ont mis, à se réunir en armes sur la place, beaucoup trop de temps. Il est indispensable que les troupes déploient plus de diligence en cas d'alerte, si elles veulent être en mesure d'agir efficacement.

(Voir aux pièces justificatives divers documents sur celte affaire.)

[11] La Défense de Belfort, écrite sous le contrôle de M. le colonel Denfert-Rochereau, page 299.