CHAPITRE XII. — DES MONASTÈRES (CONTINUATION). Ce qui
ajoutait à la force des communautés religieuses, c’est qu’un monastère
devenait riche et que chaque habitant du cloître restait pauvre. Souvent les
arts les plus somptueux étaient appelés à construire un monastère, et dans ce
monastère, qui était comme un palais, chaque moine n’occupait qu’une étroite
cellule. L’historien de saint Bernard nous apprend que, le pape étant venu à
l’abbaye de Clairvaux, on n’épargna rien pour recevoir Sa Sainteté, et qu’on
servit sur sa table un poisson extraordinaire ; dans le même temps les
cénobites avaient pour nourriture un pain semblable à celui du prophète, et
des feuilles de hêtre bouillies avec du sel. Ainsi se trouvaient réunies sous
le même toit la splendeur des grands de la terre et la pauvreté des ermites. Le
vœu de pauvreté était celui qu’on observait le plus rigoureusement dans les
cloîtres. L’abbé Guibert nous parle d’un moine de l’abbaye de Flavigny sur
lequel on avait trouvé, après sa mort, deux sous cachés sous son aisselle :
ce fut un si grand scandale dans le monastère, que le chapitre s’assembla
comme pour une affaire où le salut de l’Église se trouvait intéressé, et
qu’on refusa la sépulture sainte au cénobite coupable du vice de propriété. Jamais
ces paroles, Ceci est à moi, ne furent prononcées dans un cloître, et les
moines ne pouvaient employer l’adjectif possessif que pour dire mon père et
ma mère. L’amour même de la gloire était interdit aux cénobites, qui devaient
quitter leur nom pour prendre celui d’un martyr ou d’un élu de Dieu. C’est au
milieu de toutes ces abnégations que s’élevait la puissance d’un monastère.
Tandis que chaque moine ne se croyait que néant et poussière dans ce monde,
il n’était point de couvent qui n’eût l’orgueil de la ville éternelle et ne
crût subsister jusqu’à la fin des siècles. Aussi dans la foule des solitaires
ne remarquait-on qu’un seul homme, et cet homme était l’abbé que les moines
avaient choisi. Tous se glorifiaient de lui obéir, à condition néanmoins
qu’il n’obéirait lui-même à personne. Plus la puissance de leur abbé était
grande, plus ils se croyaient libres. Tel était le respect qu’on avait pour
lui, que les cénobites s’inclinaient toutes les fois qu’ils entendaient
prononcer son nom. Les peines et les récompenses qu’il décernait venaient de
Dieu ; lorsqu’il déployait la sévérité de sa justice, tout le monastère
répondait de l’exécution de ses jugements. Les plus coupables, ceux qu’il
jugeait indignes de sa miséricorde, étaient quelquefois battus de verges en
présence du chapitre ; ils devaient se tenir debout à la porte de l’église
pendant les offices, et devaient vivre séparés de leurs frères. Aux jours de
la discorde, les paroles du chef suprême exerçaient le plus souvent un empire
absolu ; s’il s’élevait contre son pouvoir une résistance opiniâtre, alors,
secouant la poussière de ses pieds, il maudissait ses enfants indociles, et
cherchait un asile dans un autre monastère. Ses malédictions paternelles, et
surtout son absence, qui était regardée comme un abandon du ciel, suffisaient
presque toujours pour ramener l’obéissance et la paix. Cependant
cette autorité souveraine n’avait rien d’arbitraire, car tout se trouvait
réglé d’avance. Des traditions et des coutumes dirigeaient les moindres
actions des cénobites ; elles leur prescrivaient la manière de se rendre au
chapitre et au réfectoire, la manière d’en sortir, comment ils devaient
assister aux prières du jour et de la nuit, comment ils devaient se couper la
barbe et les cheveux. Il y avait des lois pour la parole, il y en avait pour
le silence, pour la forme et la couleur des vêtements, pour la démarche et le
maintien habituel des religieux. Le code monastique avait tout réglé,
jusqu’aux mortifications de la pénitence et jusqu’aux innocentes joies du
cloître ; l’histoire nous apprend à quelle époque de l’année, dans le
monastère de Cluny, on assaisonnait les fèves et les herbes à l’huile ou à la
graisse, en quel temps on servait aux moines des fruits, des œufs épicés et
du poisson ; nous voyons aussi dans l’histoire que le prieur de Vézelay était
tenu, sous peine d’excommunication, de faire servir aux moines un splendide
festin le jour de la fête de sainte Madeleine, patronne de l’abbaye. Aussi
rien n’était plus uniforme que la vie des cénobites. Tout ce qui habitait un
monastère avait la même pensée ; et on peut dire que dans les déserts habités
par la foule des moines il y avait une solitude pour chacun d’eux. Un
monastère néanmoins offrait des fonctions différentes à remplir, et la
division du travail y était aussi bien ordonnée que dans la cité la plus
industrieuse. Les uns étaient chargés de surveiller les intérêts du cloître ;
ils allaient présider aux moissons et aux vendanges, ils allaient recueillir
les tributs ou les redevances des vassaux de l’abbaye. Celui-ci gardait le
vin, celui-là veillait à la nourriture des moines, un autre allait voir dans
le réfectoire si les portions des cénobites étaient égales. On avait des
infirmiers chargés de soigner les malades ; des visiteurs qui, nuit et jour,
parcouraient le cloître. Chaque monastère comptait parmi les religieux des
jardiniers, des bûcherons, des pêcheurs, des cuisiniers, des boulangers. Dans
la communauté étaient des officiers qui recevaient les voyageurs et les
pèlerins ; d’autres qui accueillaient les pauvres et leur distribuaient
chaque jour les dons de la charité. Les moines marchaient au travail deux à
deux et en procession, ayant à leur tête leur abbé et chantant des psaumes,
des versets et des hymnes. C’est un lieu commun aujourd’hui que de parler des
services que les monastères ont rendus à l’agriculture et aux lettres. Les
chroniques nous apprennent que dans les cloîtres on honorait ceux qui
savaient lire et psalmodier ; Orderic Vital, en célébrant la vie de trois
anachorètes qui avaient paru comme trois étoiles dans le firmament, s’exprime
en ces termes : « Ils possédèrent la science de l’art musical dans ses
modulations « les plus suaves, et mirent au jour des airs pleins de douceur
pour les antiennes et les répons. » Les moines qui transcrivaient les
manuscrits passaient pour faire une chose agréable à Dieu ; dans l’opinion
des cénobites, chaque lettre tracée sur un parchemin devait effacer une faute
devant le juge suprême. Les monastères les plus célèbres avaient tout à la
fois une bibliothèque et une école qui défendaient les doctrines de la
vérité, conservaient la langue du peuple-roi, et gardaient en dépôt la
mémoire du temps passé. Les cénobites exerçaient à la fois l’empire de la
religion, de la richesse et du savoir ; ainsi les déserts éclairaient les
cités, et dominaient les opinions du siècle. Rien ne
prouve mieux l’ascendant de l’Église et l’esprit du temps, que de voir, d’un
côté, la noblesse enfermée dans des châteaux forts, de l’autre, des
solitaires habitant des cloîtres à peine fermés et défendus seulement par des
croyances. Cette paix qui régnait autour des cloîtres attirait dans le
voisinage des monastères une population nombreuse ; plusieurs bourgs et même
des villes durent leur origine au voisinage d’un monastère dont ils
conservent encore le nom. On lit dans l’Histoire de la Normandie qu’un grand
nombre de moines s’établirent en Angleterre après la conquête de Guillaume,
et que les retraites pieuses qu’ils avaient fondées devinrent comme autant de
forteresses où leur sainte milice combattait pour l’autorité des rois
normands. Souvent les grands et les princes demandèrent, à leur dernière
heure, que leur cendre reposât dans l’église des cénobites, afin que la
prière veillât nuit et jour sur leur tombeau. D’après un usage antique, les
dépouilles mortelles des puissants monarques étaient confiées à la garde des
moines, et la France avait vu les deux premières races de ses rois s’éteindre
et finir dans l’ombre des cloîtres : n’y avait-il pas dans ces souvenirs
quelque chose de saint et de royal qui devait entourer de respect les
demeures des solitaires ? Quoique
l’esprit d’exaltation qui avait produit les croisades eût contribué à peupler
un grand nombre de solitudes, nous ne savons pas néanmoins jusqu’à quel point
les monastères purent à leur tour contribuer aux progrès des guerres saintes.
Les déserts devenus fertiles par le travail des moines ne furent point
exempts du tribut imposé pour la solde et l’entretien des armées chrétiennes.
Un grand nombre de moines, malgré la défense du pape Urbain, quittèrent leur
couvent pour suivre les drapeaux de la première croisade. Dans les autres
expéditions, des cénobites, à l’exemple de l’ermite Pierre et de saint
Bernard, exhortèrent quelquefois les fidèles à prendre la croix ; mais on ne
vit partir pour l’Orient que ceux qui pouvaient se procurer l’argent nécessaire
pour un voyage lointain. L’histoire contemporaine traite avec sévérité les
moines qui firent le pèlerinage de Jérusalem et qui s’établirent dans la
terre sainte. L’abbé de Clairvaux, dont les prédications avaient envoyé tant
de chrétiens mourir en Asie, ne voulut pas qu’aucun de ses disciples
traversât les mers : il alléguait les invasions des Barbares et l’insalubrité
du climat ; mais tout nous porte à croire que la corruption des mœurs de
l’Orient fut son véritable motif. On se persuadait alors parmi les moines que
les retraites du cloître étaient aussi agréables à Dieu que les lieux saints
que les pèlerins allaient visiter en Orient. L’histoire rapporte qu’un
pèlerin parti pour la terre sainte s’arrêta dans le monastère de saint
Bernard, et qu’il résolut de prendre l’habit de religieux ; saint Bernard,
qui avait entraîné le pèlerin dans cette résolution, demanda que le nouveau
cénobite fût dégagé de son vœu, alléguant que son pèlerinage était accompli
et que l’abbaye de Clairvaux était une autre Jérusalem. Vers la
fin des croisades, la plupart des monastères commençaient à perdre leur
crédit et leur renommée. Comme les sociétés politiques, ils s’élevèrent par
la vertu, ils tombèrent par la corruption. Plusieurs de ces asiles de la
piété devinrent semblables aux villes maudites dont parle l’Écriture, et la
décadence des études suivit celle de la discipline. Enfin l’Église trouva
dans les cénobites des serviteurs moins ardents, et Rome une milice moins
dévouée. Il se
forma des ordres nouveaux, qui furent à la fois encouragés par le respect des
fidèles et par la faveur des pontifes. A la tête des congrégations
religieuses qui se formèrent à cette époque, nous devons placer celle des
frères de la Merci ou de la Trinité, qui prit naissance après la troisième
croisade et dont l’institution avait pour objet de délivrer et de racheter
les captifs. Ces vénérables cénobites allaient chercher au loin tous ceux qui
gémissaient dans les prisons des infidèles, et, véritables chevaliers de la
foi et de la liberté, ils ne goûtaient point de repos s’ils n’avaient brisé
les fers de quelques prisonniers chrétiens. Ce fut pendant la sixième
croisade que s’élevèrent les deux ordres des frères mineurs et des frères
prêcheurs, qui, selon l’expression de l’abbé d’Usberg, renouvelèrent la
jeunesse de l’Église : ces deux institutions nouvelles durent apporter de
grands changements dans le régime monastique. Il ne s’agissait plus pour les
moines d’acquérir des domaines, de bâtir des édifices, mais de vivre comme
les oiseaux du ciel ; ce n’était plus la vie paisible et contemplative, mais
une vie passée au milieu des travaux apostoliques qu’il fallait prendre pour
modèle ; on n’admirait plus le silence de la solitude, mais le miracle de la parole
; et la voix des nouveaux apôtres du Christ, véritable trompette évangélique,
devait proclamer la loi chrétienne au milieu des bourgs et des cités. Les
disciples de saint François et de saint Dominique se livrèrent aux soins de
l’éducation publique, fondèrent un grand nombre de collèges, et plusieurs
d’entre eux, comme saint Thomas d’Aquin et saint Bonaventure, remplirent avec
distinction les chaires de la philosophie scolastique. Nous ne les suivrons
point dans les luttes qu’ils soutinrent avec le clergé, qui se montra
quelquefois jaloux de leur crédit et de leur influence, ni dans ces guerres
religieuses où la charité n’inspira pas toujours leurs prédications ; nous
aimons mieux suivre leurs courses pieuses sous le ciel brulant.de l’Afrique,
au nord de l’Asie et dans les contrées les plus reculées de l’Orient. Tandis
que les Maures désolaient encore l’Espagne, que les Tartares ébranlaient les
trônes des plus puissants monarques, ravageaient les confins de l’Europe et
menaçaient toute la chrétienté, de pauvres prêtres visitaient les habitants
des rives du Niger, parcouraient les vastes déserts de la Tartarie,
pénétraient jusqu’à la rivière Jaune, et, conquérants pacifiques, armés de
l’Évangile, ils reculaient l’empire du christianisme, et plantaient l’étendard
de la croix aux extrémités du monde connu. Les colonies chrétiennes qu’ils
fondèrent parmi les nations païennes ou chez des peuples sauvages, ont duré
plus longtemps que les colonies fondées par les croisades. CHAPITRE XIII. — DES SERFS. On a vu
le côté brillant de la féodalité ; il nous reste à parler de l’état où
gémissait le peuple des villes et des campagnes. L’homme réduit à la
servitude n’avait aucune loi qui le protégeât contre l’oppression ; le
produit de son travail, le prix de sa sueur, ne lui appartenaient point ; il
était lui-même une propriété qu’on réclamait partout, lorsqu’il venait à fuir
son domicile. Enchaîné à la glèbe, il devait souvent porter envie à l’animal
qui l’aidait à tracer des sillons, ou au palefroi, noble compagnon de son
maître. Le serf n’avait d’autre espérance que celle que lui donnait la
religion, et ne laissait à ses enfants que l’exemple de sa patience à
souffrir. Il ne pouvait faire ni un contrat pendant sa vie, ni un testament à
l’heure de sa mort. Sa dernière volonté n’était point reconnue par la loi,
elle mourait avec lui. Pour excuser la barbarie de cet âge grossier, on a
besoin de se rappeler le sort plus affreux encore des esclaves chez les Grecs
et chez les Romains. Nous n’avons pas besoin de dire combien cet état de
choses devait mettre d’obstacles au développement de l’industrie et des
facultés sociales de l’homme. Aussi la plupart des campagnes étaient-elles
couvertes de forêts, elle plus grand nombre de nos cités ne présentaient que
l’aspect de la pauvreté et de la misère. Lorsqu’on
voit toutes les misères qui accablaient les serfs attachés à la glèbe, on n’a
pas de peine à croire qu’un très-grand nombre de ces malheureux aient cherché
un asile sous les drapeaux de la croix. Ceux qui furent faits prisonniers
restèrent dans la servitude des musulmans, et leur sort ne fut pas trop
changé. Il en périt sans doute une multitude innombrable, car ils n’étaient
presque point armés, ils n’avaient ni vivres ni vêtements, et les seigneurs
dont ils Suivaient les drapeaux ne pouvaient pas toujours leur en donner. Les
serfs qui fixèrent leur séjour en Palestine durent être employés à cultiver
la terre ; les assises de Jérusalem daignèrent à peine s’occuper de leur
sort, et ne firent que consacrer leur esclavage en déclarant qu’on pouvait
réclamer un serf ou un paysan fugitif comme un faucon. Nous avons peu de
renseignements sur ceux qui revinrent en Europe ; l’histoire, qui n’omet
aucune des circonstances du départ des pèlerins, garde presque toujours le
silence sur leur retour. La dépopulation de plusieurs provinces dut améliorer
le sort des serfs qui n’avaient point quitté leurs foyers : plus les hommes
étaient nécessaires, plus ils furent respectés ; c’est ainsi que les
croisades purent adoucir le sort des paysans dans les lieux qu’elles avaient
dépeuplés ; ce n’est pas là un résultat dont l’humanité puisse s’applaudir.
Boulainvilliers dit que, si les croisades n’avaient pas fait partir une foule
de serfs, il eût fallu plus tard les exterminer comme des bêtes féroces.
Cette réflexion barbare n’est fondée ni sur la vérité, ni sur la raison : il
est certain que, si tous les serfs partis pour la croisade étaient revenus,
leur multitude eût été fort embarrassante, et que la société aurait pu en
être troublée ; mais ce qui prouve qu’on ne trouvait pas un aussi grand bien
au départ des paysans, c’est qu’à la troisième croisade on leur défendit de
partir sans la permission de leurs seigneurs. Le plus grand avantage que les
croisades procurèrent aux serfs de la glèbe, ce fut la cessation momentanée
des brigandages et la paix qui régnait dans les campagnes pendant tout le
temps que durait une guerre contre les musulmans. La trêve de Dieu, qui était
l’ouvrage du clergé et que les guerres saintes rendaient encore plus sacrée,
plaçait sous la sauvegarde de l’Église le laboureur, sa charrue, sa herse et
les bœufs compagnons de ses travaux. La
population des campagnes n’était pas toute composée de serfs : on y trouvait
un assez grand nombre d’hommes qu’on appelait vilains, et qui n’étaient ni
tout à fait libres, ni tout à fait esclaves. Personne dans cette multitude
misérable n’aspirait à l’indépendance, et le seul bien auquel pussent
prétendre des hommes sans appui était de choisir leur servitude. Comme
l’Église inspirait plus de confiance que les seigneurs, une foule
d’infortunés s’étaient réfugiés, en quelque sorte, au pied des autels, et vouaient
leur liberté et celle de leurs enfants, soit à. une église, soit à un
monastère dont ils espéraient la protection. Rien n’est plus curieux que les
formules par lesquelles le clergé recevait ce sacrifice de la liberté
individuelle. On félicitait les nouveaux serfs d’avoir préféré la domination
de Jésus-Christ à la liberté du siècle- on ajoutait que servir Dieu c’était
régner, et qu'une sainte servitude était la véritable indépendance. Il
fallait bien que ces paroles fussent en harmonie avec les mœurs et les idées
du temps, puisqu’on voyait chaque jour une multitude d’hommes et de femmes
accourir autour des monastères, et conjurer l’Église de les recevoir parmi
les serfs de Jésus-Christ. Qu’ils se crussent, par-là, beaucoup plus libres
que les autres hommes, on peut s’en étonner aujourd’hui ; mais n’y avait-il
pas aussi une sorte de liberté à porter des chaînes qu’on avait choisies et
qu’on s’était données soi-même ? D’après
le fait que nous venons de citer, on doit croire que les serfs des églises ne
firent pas de grands efforts pour être libres. Cependant le clergé prêcha
quelquefois l’affranchissement des serfs ; l’histoire cite plusieurs exemples
d’affranchissements à l’époque dont nous parlons ; mais ce n'étaient là que
des exceptions, que des actes isolés. Rien n’était plus difficile que de
briser les fers d’un homme ou d’une famille attachée à la glèbe : il fallait
à la fois le consentement du seigneur, du suzerain et du roi. Le clergé
lui-même ne pouvait donner l’exemple, car il ne lui était pas permis
d’aliéner ses biens, et les serfs qui dépendaient de lui étaient sa
propriété. Ainsi les affranchissements particuliers ne servaient pas plus la
cause de la liberté que l’affranchissement des esclaves chez les Romains.
Encore y avait-il dans l’ancienne Rome une législation pour les affranchis,
tandis qu’il n’y en avait point sous les gouvernements féodaux. Il ne
fallait rien moins qu’une circonstance extraordinaire pour que les serfs des
campagnes pussent obtenir la liberté. Les paysans d’une partie de la Zélande,
chassés de leur territoire par le débordement de la mer, se réfugièrent dans
la basse Allemagne, et obtinrent, avec l’indépendance, des marais à dessécher
et à cultiver. D’autres paysans vinrent habiter les bords du Rhin, ravagés
par les Vendes et les Slaves, et la liberté fut le prix de leurs travaux. Quelques
villes libres de l’Allemagne contribuèrent à l’affranchissement des paysans
de leur territoire. La même chose arriva en Italie et en Espagne, où le
territoire des villes était considérable. En Angleterre, les paysans
attendirent plus longtemps une amélioration à leur sort. Au reste, rien n’est
plus difficile que de connaître avec exactitude les destinées que subit,
pendant plusieurs siècles, cette multitude d’hommes qui couvraient les
campagnes de l’Europe : au milieu des ténèbres du moyen âge d’innombrables
générations de serfs ont passé sur la terre, sans laisser de traces dans
l’histoire. A peine trouvons-nous dans les vieilles chroniques et dans les
actes de l’administration quelques lueurs éparses qui puissent éclairer ici
nos recherches. L’histoire
ne nous montre guère les serfs que dans les moments d’agitation et de
trouble, ou dans les grands désordres de la société, comme le soulèvement des
pastoureaux, la révolte des paysans de Souabe, la jacquerie, et cette guerre
civile qui, vers le commencement du seizième siècle, éclata en Hongrie à
l’occasion d’une croisade contre les Turcs. Un
historien allemand rapporte que, sous le pontificat de Léon X et sous le
règne de Ladislas II, on exhorta la nation hongroise à prendre la croix et
les armes. Le légat du pape voulut que tout le monde fût admis à la croisade,
et le roi y consentit malgré l’avis de plusieurs de ses conseillers. Bientôt
accoururent sous l’étendard de la croix une foule de paysans qui avaient
abandonné la culture des terres. La noblesse, qui voyait avec effroi toutes
les campagnes abandonnées, employa la violence pour ramener les déserteurs,
et la violence alluma la guerre. L’armée des croisés, presque toute composée
de paysans, devenait chaque jour plus nombreuse ; son chef, nommé par le roi,
avait reçu du légat un étendard bénit par le pape. Ce fut avec les signes
révérés d’une guerre sainte et sous l’étendard même donné par l’Église que
les paysans, qui avaient pris la croix, se mirent à ravager les terres des
nobles, brûlèrent les châteaux et commirent d’horribles cruautés. Cette
guerre, ou plutôt cette révolution, qui fît couler des flots de sang, se
termina dans les plaines d’Ulissia, où les paysans hongrois furent vaincus et
leurs chefs faits prisonniers. Les nobles de Hongrie avaient été
très-effrayés de cette révolte ; ils voulurent à leur tour effrayer les
paysans, et pour cela on inventa des supplices dont la seule idée fait
frémir. A
l’aspect de ce tableau, on se demande naturellement ce qui serait arrivé si
de pareils mouvements avaient éclaté dans les grandes croisades de
l’Occident. Que serait devenue l’Europe, si la multitude qui s’était levée à
la voix de Pierre l’Ermite, au lieu de piller les juifs et quelques villes
qui se trouvaient sur son passage, avait écrit sur les drapeaux de la croix
le mot de liberté, et fait la guerre à la noblesse au nom de Jésus-Christ ?
Tout le monde sait que la pensée n’en vint alors à personne ; mais, si la
jacquerie, qui éclata deux siècles plus tard, s’était trouvée en concurrence
avec une croisade, si la révolte des pâtres et des villageois avait pu
s’allier aux idées si puissantes des guerres saintes, qui pourra nous dire
jusqu’où serait allée une révolution animée par un pareil mobile et secondée
par de tels auxiliaires ? Nous n’avons point de documents historiques qui
nous prouvent que les grands et les seigneurs féodaux aient craint
sérieusement une révolte des serfs pendant les croisades d’outre-mer ; mais
nous voyons du moins qu’on prenait alors des précautions, et qu’on se gardait
bien surtout d’irriter ce peuple qui couvrait le territoire. Nous avons sous
les yeux une charte par laquelle le comte de Forez, se disposant à partir
pour l’Orient, défendait sévèrement dans tout son comté qu’on injuriât les
serfs et qu’on donnât à qui que ce fût la dénomination d’esclave. L’histoire
loue la fermeté avec laquelle la reine Blanche défendit les paysans de
Verrières, que le chapitre de Notre-Dame avait fait enfermer dans d’obscurs
cachots. On connaissait alors les revers de Louis IX, et la prudence
recommandait de redoubler de soin pour que la multitude des villes et des
campagnes ne troublât point la paix publique. Nous avons vu combien on mit
d’abord de ménagements à réprimer le mouvement des pastoureaux ; ce ne fut
qu’après les plus grands excès qu’on se décida à les poursuivre. Tout nous
porte à croire que, s’ils avaient eu des chefs habiles et qu’ils leur eussent
obéi, ces attroupements de bergers et de paysans auraient facilement troublé
un royaume ruiné par la croisade et privé de ses plus braves défenseurs. Ce
qui sauva la France des plus grands désordres, c’est que les serfs, en
s’armant pour le triomphe de la croix, ne songèrent point à la liberté, et
qu’en se soulevant contre l’oppression, ils n’invoquèrent point l’influence
des idées religieuses. Les
paysans, épars sur le territoire, ne pouvaient former d’associations comme
dans les villes. Ajoutons qu’ils étaient pauvres et abrutis par l’ignorance.
L’amour de l’indépendance vient avec les lumières et surtout avec la richesse
; voilà pourquoi il naquit d’abord dans les cités, et plus tôt dans les
villes florissantes que dans les autres. Vers le milieu du douzième siècle,
beaucoup de serfs de la Belgique s’étaient enrichis et se confondaient avec
les bourgeois ou les hommes libres. Un édit de Charles le Bon) comte de
Flandre, qui poursuivait, comme à lui appartenant, les hommes entachés de
servitude, jeta le trouble dans tout le pays. La honte d’être serf ou de
passer pour tel inspirait des passions si violentes, que le prévôt de Bruges,
réclamé comme la propriété du prince, forma un complot contre lui elle tua
dans.la cathédrale en présence de tout le peuple. On ne voit rien de
semblable parmi les serfs des campagnes, qui supportaient l’esclavage plus
patiemment, et qui ne connaissaient pas du moins l’orgueil, père des grands
crimes : toujours aux prises avec la misère, ils n’auraient su que faire de
leur indépendance. Quand Louis X voulut que dans le royaume des Francs la
chose en vérité fust accordante au nom, et qu’on donnât la franchise à
ceulx qui la requerroyent, à la condition de payer les droits de
servitude qui revenaient à la couronne, on fut tout surpris de l’opposition
qu’on rencontra, ou tout au moins de l’indifférence avec laquelle le bienfait
royal était reçu. « Il y avait des serfs, dit une lettre du monarque, qui ne
voulaient pas être libres, soit par mauvais conseils, « soit faute de bons
avis. » La chose nous paraît simple : on voulait soumettre les paysans à la
taille, el c’était la taille qu’ils redoutaient le plus. La liberté pour eux
consistait à ne pas donner leur argent : quelle devait être leur surprise
lorsqu’on leur demandait* leur argent pour prix de la liberté ! CHAPITRE XIV. — AFFRANCHISSEMENT DES COMMUNES. Ce qui
amena l’affranchissement des communes, c’est que le régime féodal, qui était
au fond une véritable anarchie, marchait à sa décadence, et que les lueurs
d’une civilisation naissante se répandaient parmi les peuples. Quelques idées
d’ordre public et de législation commençaient à prévaloir, et ces idées,
quoique très-confuses encore, se tournaient contre la féodalité, que
l’instinct des peuples ne considérait plus comme un gouvernement, mais comme
un obstacle au bien public. Chaque cité, à mesure qu’elle se peuplait
davantage, qu’elle devenait plus industrieuse et plus riche, devait avoir la
pensée ou plutôt le besoin de secouer le joug des seigneurs, qui ne la
protégeaient point, et de s’affranchir d’un régime qu’elle regardait comme
l’ennemi de son repos et de sa prospérité. Les
villes de la Lombardie et d’une grande partie de l’Italie furent des
premières qui échappèrent à la domination féodale. Les empereurs d’Allemagne,
comme nous l’avons vu, étaient presque toujours en querelle avec les papes.
Beaucoup de ces cités profitèrent de cette division pour s’arroger des droits
que personne ne leur contesta ; d’autres les obtinrent ou plutôt les
achetèrent des empereurs, qui croyaient faire un bon marché en vendant ce
qu’ils ne pouvaient refuser. Vers le milieu du onzième siècle, le clergé et
la noblesse n’avaient déjà plus aucune influence dans les villes d’Italie.
D’après le témoignage d’Othon de Freisingen, auteur contemporain, l’Italie
était remplie de villes libres qui chacune avaient obligé leur évêque à
résider dans leurs murs ; à peine y avait-il un noble qui ne fût soumis aux
lois et au gouvernement d’une cité. Nous avons dit dans un autre chapitre que
les croisades enrichirent les républiques italiennes, mais que les richesses
d’Orient contribuèrent à les corrompre. La plupart des villes libres
d’Allemagne durent leur émancipation à la décadence de l’Empire ; elles
jetèrent moins d’éclat que celles d’Italie, mais ce qu’elles avaient acquis,
elles le conservèrent plus longtemps ; loin de se faire la guerre entre
elles, elles cherchèrent leur force et leur appui dans des associations qui
les défendirent à la fois des discordes intérieures et des entreprises de
leurs plus puissants ennemis. Quelques-unes prirent part aux expéditions en
Syrie, sans en tirer aucun avantage pour leur commerce. L’Angleterre,
accablée par la conquête de Guillaume, ne vit aucune de ses villes réclamer
l’indépendance à l’époque des premières croisades. Les cités de la
Grande-Bretagne, à l’exception de celle de Londres qui avait obtenu plusieurs
privilèges, ne songeaient point à s’affranchir du pouvoir féodal. Les
Bretons, comme au temps de Virgile, paraissaient encore séparés du reste du
monde. On peut dire que dans ce royaume la liberté ne fut pas l’affaire d’une
ville ou d’un bourg, mais de la nation entière, et plus tard toute
l’Angleterre se trouva libre. En Espagne, la guerre contre les Maures dut
favoriser, comme nous l’avons dit, l’indépendance des communes. Il nous reste
des monuments historiques du commencement du onzième siècle qui prouvent que
plusieurs cités espagnoles jouissaient à cette époque de certaines immunités.
Mais les premières de ces villes qui plus tard furent appelées aux cortès,
poussées par un esprit de jalousie, ne voulurent point y admettre les autres,
ce qui nuisit beaucoup au développement et aux progrès de la liberté en
Espagne. C’est
en France surtout que nous examinerons l’affranchissement des communes. Cet
affranchissement commença dans les provinces méridionales ; les traditions
romaines qui subsistaient encore en donnèrent la première pensée, ou plutôt
les villes de la Provence et du Languedoc n’avaient jamais cessé d’être
indépendantes et de jouir des bienfaits du régime municipal. On pourrait
croire que leur exemple exerça une influence sur les villes de l’est et du
nord de la France ; mais tel était alors le manque presque absolu de
communications entre les peuples, qu’on ne savait point dans le nord du
royaume s’il y avait des villes libres dans le midi. Dans les contrées
situées entre la Somme, la Meuse et l’Océan, toutes les villes commencèrent,
vers la fin du onzième siècle, à réclamer leur indépendance, et tout nous
porte à croire que la pensée leur en vint de l’état de prospérité où elles
étaient parvenues. La fabrication des laines anglaises et celle des toiles
avaient enrichi les villes de la Belgique, et ce genre d’industrie s’était
étendu aux villes de l’Artois, de la Picardie et de la Champagne. Les
manufactures de serge de Reims avaient de la célébrité au temps des
croisades, et cette étoffe grossière servait à vêtir les pauvres pèlerins.
Froissard parle de plusieurs autres manufactures, entre autres de celles
d’Arras, où s’étaient ouvrées ou fabriquées ces riches tapisseries
représentant les batailles d’Alexandre qui furent envoyées à Bajazet pour la
rançon des chevaliers français faits prisonniers à Nicopolis. Les principales
cités des provinces du Nord s’enrichirent ainsi par l’industrie, chose
presque aussi nouvelle au douzième siècle que la liberté ; elles voulurent
avoir la faculté de jouir des biens qu’elles avaient acquis, et ce fut alors
que commença pour la France la grande révolution des communes. L’établissement
des communes n’était autre chose que la réunion approuvée des bourgeois pour
la défense de leurs droits et de leurs intérêts. La commune était un pacte
d’amitié, de paix, de concorde, par lequel les habitants des villes juraient
de se secourir et de s’aider entre eux comme des frères. Chaque localité
réclamait des privilèges ou des garanties, selon la nature de ses besoins ou
selon les craintes qu’elle pouvait avoir. Trois objets principaux occupaient
surtout l’attention et la sollicitude des communes : comme les seigneurs ne
songeaient guère à maintenir l’ordre dans les villes, les habitants voulurent
se charger eux-mêmes de la police de leurs cités et veiller à la paix de
leurs foyers ; ci un autre côté, comme la justice féodale était devenue un
sujet d’effroi et qu’on redoutait sans cesse l’iniquité ou l’ignorance des
juges, les bourgeois réclamèrent le droit d’être jugés par leurs pairs, ou
tout au moins d’être associés aux fonctions de la justice seigneuriale pour
ce qui regardait la commune ; mais la plus grande affaire était pour chacun
d’assurer le fruit de son travail, de pouvoir disposer de sa fortune, de
régler soi-même ses intérêts, d’alléger la charge des tributs, ou d’être
imposé d’après un mode régulièrement établi. Pour savoir ce que demandaient
principalement les communes, il suffit d’écouter leurs adversaires. « Voici,
dit l’abbé Guibert qui écrivait au commencement du douzième siècle, voici ce
qu’on entend aujourd’hui par ce mot nouveau et détestable de commune : les
gens taillables ne paient qu’une fois l’an la rente qu’ils doivent à leurs
seigneurs ; s’ils commettent quelque délit, ils en sont quittes pour une
amende légalement fixée, et quant aux levées d’argent qu’on a coutume
d’infliger aux serfs, ils en sont exempts. » Telle était la plus grande
prétention des communes, et c’est celle-là sans doute que beaucoup de
seigneurs leur pardonnaient le moins. Les
communes, qui tiraient leur origine des progrès du commerce, ne négligeaient
point de protéger l’industrie ; et, dans les contrats d’association, des
dispositions formelles mettaient toujours les marchands étrangers à l’abri de
la persécution et des brigandages. On invoquait aussi la rigueur des lois
contre la fraude ou la mauvaise foi dans les marchés. En un mot, les chartes
des communes étaient d’utiles règlements, et pouvaient suppléer, sous
beaucoup de rapports, à ce qui manquait à la législation des temps barbares. L’affranchissement
des communes ne s’opéra point sans désordres. La commune de Cambrai, qui fut
la première à réclamer son indépendance, eut de longues contestations avec le
clergé ; et parmi les prélats qu’elle eut à combattre, nous retrouvons avec
surprise ce pieux évêque Lietbert qui se mit en marche pour Jérusalem vers le
milieu du onzième siècle, suivi de trois mille pèlerins qu’on appelait
l'armée du Seigneur. Dans d’autres communes, de grands attentats se mêlèrent
aux révolutions qui avaient pour objet la liberté. La ville de Laon vit un de
ses pasteurs spirituels se rendre complice d’un homicide commis dans le lieu
saint, elle vit ensuite ses citoyens se souiller du meurtre de leur évêque.
Des mouvements séditieux, des émeutes populaires, troublèrent longtemps les
villes de Beauvais, de Reims, d’Amiens. Parmi les cités qui furent alors le
théâtre des discordes civiles, nous n’oublierons point le bourg de Vézelay.
Rien n’est plus curieux que de voir dans l’histoire cette longue querelle
élevée entre des moines qui parlaient au nom des libertés de leur église et
quelques bourgeois qui réclamaient les privilèges de leur commune, révolution
qui dura plusieurs années, dans laquelle intervinrent des évêques, des
seigneurs, la cour de Rome, le roi de France, et qui finit par la ruine et
l’asservissement d’une malheureuse bourgade. Les
croisades eurent sans doute quelque part à l’affranchissement des communes ;
mais il ne faut rien exagérer. Si on en croyait quelques écrivains modernes,
rien n’aurait été plus favorable à l’indépendance des villes que la mort des
grands vassaux moissonnés par la guerre sainte ; plus il mourait de comtes et
de barons en Orient, plus la liberté devait faire de progrès en Europe :
opinion qui n’est guère plus raisonnable que celle des pieux contemporains
qui ne voyaient dans les funérailles d’une croisade qu’un moyen dont Dieu se
servait pour peupler le royaume des élus. Il périt plus de nobles dans les
batailles de Poitiers et d'Azincourt que dans plusieurs guerres d’outre-mer,
et personne n’a jamais dit que la liberté en ait tiré quelque avantage. Si des
seigneurs périrent en Asie, on doit croire qu’ils eurent des successeurs et
que leur trépas ne changea pas beaucoup le régime féodal. L’histoire
nous offre des moyens plus simples et plus naturels d’expliquer
l’affranchissement des communes : comme les seigneurs emmenaient avec eux
tous ceux qui portaient les armes et qu’il ne restait presque plus personne
dans les villes, il fallait bien se confier au petit nombre de ceux qui ne
partaient point. On devait ainsi leur laisser le droit de veiller à l’ordre
public et de se défendre contre les brigandages qu’eux seuls pouvaient
réprimer. Ceux qui exerçaient l’autorité pour les comtes absents, n’ayant
qu’un pouvoir passager et incertain, se conduisaient avec modération, et
cherchaient à obtenir par la confiance et l’amour ce qu’ils n’auraient point
obtenu par la force. Quand la croisade était finie, les seigneurs qui avaient
perdu leurs hommes d’armes en Orient laissaient les choses telles qu’elles
étaient, ou, s’ils voulaient reprendre tous leurs droits, ils ne manquaient
pas d’éprouver une résistance à laquelle ils étaient contraints de céder.
Nous ajouterons qu’à leur départ les comtes et les barons avaient besoin
d’argent, et pour en avoir ils étaient obligés de faire des concessions. Ils
avaient encore plus besoin d’argent à leur retour, et montraient les mêmes
dispositions à céder quelque chose de leurs droits. Lorsque
les princes et les rois quittaient l’Europe, ils avaient coutume de faire
leurs testaments, et leurs volontés dernières ne consacraient point
l’oppression et l’iniquité. Ce n’était pas lorsqu’ils allaient combattre pour
le triomphe de l’Évangile, qu’ils négligeaient de secourir les pauvres et de
protéger les faibles : on a vu la sollicitude que montrait saint Louis avant
de s’embarquer pour l’Orient ; on a vu quels moyens employa son zèle
infatigable pour que la justice fût rendue à tous pendant son absence, et la
justice était alors tout ce qu’on demandait. Il nous
reste quelques privilèges de communes accordés par des seigneurs et des
princes partant pour la croisade, et la circonstance du saint pèlerinage se
trouve presque toujours mentionnée dans les chartes octroyées par les
chevaliers de la croix. Le royaume de Jérusalem présentait aux pèlerins
plusieurs modèles de la législation communale. Les assises de Godefroy
avaient accordé une juridiction particulière aux bourgeois de la terre sainte
; et c’était là, comme on sait, le privilège que recherchaient les communes
dans la plupart des royaumes de l’Occident. Le roi Baudouin II donna une
charte de commune à la ville de David et de Salomon ; et Guillaume de Tyr
nous apprend que ce prince acquit par-là l’estime et la confiance des
peuples. Les nations d’Europe qui habitaient les villes maritimes de la
Syrie, et qui se gouvernaient elles-mêmes, offraient le spectacle de
plusieurs communes réunies dans la même cité. Ce spectacle ne devait point
être perdu pour les pèlerins ; et de même qu’en Occident on bâtissait des
églises sur le modèle de la basilique du Saint-Sépulcre, ainsi l’Europe
chrétienne put prendre quelquefois pour modèle les communes établies dans
l’héritage de Jésus-Christ. CHAPITRE XV. — CONTINUATION DU MÊME SUJET. Au
milieu de tous ces changements opérés dans les États de l’Occident et surtout
en France, on se demande quelles furent l’attitude et la politique de la
royauté. Quelques écrivains ont mis beaucoup d’importance à nous persuader
que les rois avaient peu contribué à l’affranchissement des communes, et
qu'ils n’y avaient été portés que par l’avarice et le besoin d’argent. Nous
ne perdrons pas de temps à examiner de semblables assertions ; car il suffit
de connaître l’état de la société au douzième siècle pour apprécier les
motifs qui faisaient agir les monarques ; et la véritable question est de
savoir ce qu’ont entrepris les rois pour affaiblir ou pour détruire cette
anarchie féodale qui opprimait le trône et les peuples. Il nous semble que
Louis le Gros et ses successeurs servirent mieux la liberté en combattant la
féodalité retranchée dans ses donjons menaçants, qu’en accordant çà et là des
privilèges aux bourgs et aux cités. Ce qu’il y a de certain, c’est que la
royauté se trouvait plus intéressée à la chute du régime féodal que les
communes elles-mêmes ; elle ne pouvait donc rester neutre dans les querelles
qui s’élevaient de toutes parts au nom de la liberté. Les villes, quand il
s’agissait d’obtenir leur indépendance, avaient les yeux sur la couronne ; quand
elles l’avaient obtenue, elles cherchaient à la mettre sous la sauvegarde des
monarques. Ainsi l’autorité des rois devenait l’espérance de toutes les
communes du royaume, et la liberté naissante s’appuyait sur la royauté. Voilà
pourquoi les villes de France, pour défendre leurs franchises, ne formèrent
point de confédérations, comme dans d’autres pays, car elles trouvaient une
défense naturelle dans la puissance royale. Si la
royauté favorisa l’indépendance des communes, celles-ci offrirent leur
secours à la couronne toutes les fois qu’elle eut besoin d’argent ou de
soldats pour le service de l’État ou la défense du royaume. Les chroniques de
Saint-Denis ont célébré le dévouement des villes de Corbie, d’Amiens,
d’Arras, de Beauvais et de Compiègne, qui envoyèrent leurs légions à la
bataille de Bouvines. Les communes, disent les chroniques, trespasserent
toutes les batailles des chevaliers et se mirent devant le roy encontre Othon
et sa bataille. On a
représenté la société de cette époque comme étant dans une guerre perpétuelle
avec les seigneurs. Cette assertion est fort exagérée ; il ne faut pas
oublier, comme nous l’avons dit en commençant le chapitre précédent, que
l’aristocratie féodale touchait à son déclin, et que sa puissance
s’affaiblissait en raison même des progrès de la civilisation. Beaucoup de
possesseurs de fiefs entreprirent sans doute de résister au mouvement général
; mais un grand nombre s’y laissèrent entraîner. On doit croire que les
lumières et la marche des esprits, qui étaient comme le signal de la liberté
des communes, n’avaient pas commencé par les serfs, mais par les premières
classes de la société : il y avait alors un besoin général d’amélioration
auquel les seigneurs n’étaient pas étrangers, et ce besoin d’amélioration
tendait partout à adoucir les rigueurs de la servitude. Il se trouvait même
dans plusieurs pays si peu de différence entre l’état des serfs et
l’indépendance dont on pouvait jouir, que plusieurs cités, plusieurs bourgs,
dédaignaient les privilèges qui leur étaient offerts. Il nous reste des
chartes dans lesquelles les seigneurs féodaux invitaient eux-mêmes leurs
vassaux à jouir de la liberté, tantôt en leur rappelant la richesse du pays,
tantôt en parlant des avantages de l’industrie et du commerce. L’histoire
nous offre l’exemple de plusieurs communes résistant au bienfait qu’on
voulait leur imposer et plaidant contre les seigneurs pour rester telles
qu’elles étaient. La plus grande résistance aux idées dominantes vint du
clergé, qui avait pour règle de n’aliéner ni ses terres ni ses droits
seigneuriaux ; encore voyons-nous plusieurs évêques donner des chartes aux
communes sur lesquelles ils avaient un droit de juridiction, et diriger à la
fois les fidèles dans la voie de la religion et de la liberté. Un
siècle après Louis VI, une opinion générale s’était établie que tout ce qui
échappait au joug féodal tombait ou plutôt rentrait dans le domaine de la
royauté ; d’après une autre maxime qui s’accrédita en même temps, tout ce qui
ne dépendait que du roi était libre. Il résulta de la première de ces
opinions que les monarques prétendirent avoir et qu’ils exercèrent réellement
un droit de souveraineté immédiate sur toutes les communes ; il résulta de la
seconde que les communes, en se rapprochant du pouvoir royal, s’éloignèrent
de tout esprit républicain qui aurait morcelé le territoire, divisé la
société, et brisé l’unité politique si nécessaire à la gloire et à la
grandeur de la France. Cette direction des esprits suffisait seule pour
détruire la féodalité. Il est probable toutefois que personne dans le
royaume, ni les rois, ni les seigneurs, ni les communes, ne comprenait la
grande révolution qui s’opérait ; et c’est peut-être parce qu’on ne la
comprenait pas qu’elle allait si vite. A la fin elle précipita tellement sa
marche, que l’histoire a peine à suivre ses progrès, et qu’elle ne peut
assigner la part qu’y eurent les croisades. On
s’afflige toutefois de la rapidité imprévoyante avec laquelle s’établissaient
et se multipliaient les communes. Les grandes révolutions ne se préoccupent
presque jamais que d’une chose à la fois, et se soucient peu de consolider
leurs propres œuvres. La principale affaire était alors qu’il y eût beaucoup
de communes libres ; on s’inquiétait peu dut reste. N’est-il pas fâcheux qu’à
côté de ces libertés et de ces franchises qui semblaient naître d’elles-mêmes
et de toutes parts, il ne se soit pas formé de sages institutions pour en
diriger le développement et en assurer les bienfaits ? Que de maux on aurait
pu prévenir, si dans ce temps d’heureuses réformes il se fût élevé une forte
aristocratie qui aurait pu tempérer l’action de la royauté et défendre la
démocratie contre ses propres excès ! La fortune de la France n’y songea
point, et personne n’y songea pour elle. Quel tableau que celui qui
montrerait les suites de cette révolution jusqu’aux temps modernes, qui
représenterait la monarchie sortant des ruines de la féodalité et succombant
elle-même dans une révolution nouvelle ! Quel sujet de graves pensées pour
l’historien, lorsque embrassant d’un coup d’œil rapide les temps anciens et
les temps nouveaux, il voit les deux forces les plus agissantes de la société
à la renaissance de la civilisation, la royauté et la liberté, marchant sans
cesse l’une vers l’autre, se demandant réciproquement un appui, renversant
toutes les barrières qui les séparaient, détruisant tout ce qui se trouvait
sur leur passage ; enfin, après plusieurs siècles d’efforts, arrivant à se
rencontrer face à face sur les débris accumulés autour d’elles, se prenant au
premier aspect pour des ennemies, se déclarant la guerre, et tombant ensemble
sur le même champ de bataille ! A Dieu
ne plaise que je veuille présenter ici des images décourageantes, mais il
n’est jamais inutile de rappeler les grandes leçons de l’histoire. CHAPITRE XVI. — DE L’ORDRE JUDICIAIRE. Pour
savoir quel est dans un siècle et chez un peuple l’esprit de la civilisation,
il suffit de connaître dans ce même siècle et chez ce même peuple
l’administration de la justice. De tous les monuments que peut élever
l’esprit humain, un code civil et criminel est celui qui exige le plus de
lumières et le plus de connaissance de l’histoire et des passions de l’homme. Avant
les croisades, la société, plongée dans les ténèbres, avait perdu les leçons
et les exemples de l’antiquité, et se trouvait en quelque sorte réduite à
l’expérience des Barbares. Lorsque les barons eurent usurpé sur la couronne
le droit de rendre la justice, il y eut autant de juridictions qu’il y avait
en France de seigneuries, ou plutôt il n’y eut plus d’ordre judiciaire. Une
des choses les plus remarquables du moyen âge, c’est que la France, après le
règne de Charlemagne, resta plus de deux siècles sans reconnaître aucun
pouvoir auquel elle pût porter ses griefs et ses plaintes, sans avoir ni dans
la personne du monarque, ni dans l’assemblée des grands, une autorité qui fît
des règlements, réparât les injustices, corrigeât les abus, consacrât les leçons
du temps et de l’expérience. Ainsi l’avait voulu l’aristocratie féodale, qui,
par cet état d’anarchie qu’elle maintenait dans le royaume, protestait, pour
ainsi dire, d’avance contre toute amélioration qui serait faite dans
l’avenir, et renonçait d’elle-même aux moyens de régulariser et de conserver
sa propre puissance. Il fallait que la conscience des juges cherchât ses
décisions dans des traditions incertaines, dans des coutumes souvent mal
interprétées et quelquefois opposées entre elles. Dans l’absence de toute
législation régulière, on eut recours, pour confondre l’iniquité et triompher
de la fraude et du parjure, aux épreuves du feu et de l’eau, et le témoignage
aveugle des éléments, qu’on appelait la justice de Dieu, vint au secours de
la justice humaine. Cette institution barbare était répandue dans tout
l’Occident, et nous voyons dans l’histoire qu’elle suivit les guerriers de la
première croisade jusque dans les contrées de l’Orient. Quel lecteur pourrait
oublier ce clerc de Marseille qui croyait avoir découvert la lance du
Sauveur, et qui, accusé d’imposture, traversa un bûcher allumé en présence de
quarante mille pèlerins ? Toutefois nous devons ajouter qu’on ne vit rien de
semblable dans les autres guerres saintes, et ce fut un progrès de civilisation,
au moins parmi les croisés. Non-seulement
on rendait la justice par les épreuves de l’eau et du feu, mais on avait
encore adopté le combat judiciaire, qui devint à la fin le privilège des
nobles et des hommes libres. On ne se contentait pas d’ordonner le combat
dans les causes criminelles, on l’ordonnait quelquefois dans les causes
civiles. Un plaideur ou un accusé pouvait défier son adversaire, il pouvait
aussi appeler en champ clos les témoins eux-mêmes et forcer les juges à
descendre avec lui dans l’arène. Ainsi la justice, ne pouvant se retrouver
elle-même au milieu de la barbarie, s’environna d’un appareil redoutable, et
voulut qu’on n’approchât de son sanctuaire qu’avec effroi. On évita par-là
beaucoup de contestations, et c’était un avantage : il ne s’agissait pas
seulement alors de rendre des jugements, mais aussi d’apaiser des querelles
qui pouvaient devenir des guerres civiles ; il importait sans doute à la
société qu’on terminât les débats d’une manière équitable, mais il lui
importait surtout que ces débats fussent promptement terminés. L’histoire
de la terre sainte parle d’un combat ordonné par les barons entre Gauthier,
comte de Césarée, et le comte de Joppé, accusé de félonie envers le roi. On
ne trouve pas un autre exemple du combat judiciaire dans les colonies
chrétiennes d’Orient. Les assises de Jérusalem avaient mis à cette justice
rendue par les armes tant de restrictions, qu’elle ne pouvait être
fréquemment invoquée ; lorsqu’on Europe on entreprit de modifier la loi du
combat judiciaire, la première pensée de cette amélioration fut due à la
législation de Godefroy. Au
milieu de cet ordre de choses où l’eau, le feu et le fer dictaient des
arrêts, on se demande comment les avocats et les légistes pouvaient trouver
place ; mais nous devons faire observer que toutes les causes ne se
terminaient point par un combat ni par une épreuve, et que ces sortes de
jugements avaient aussi leurs formalités qu’il fallait remplir. Nous
ajouterons que beaucoup de procès se plaidaient devant la juridiction
ecclésiastique, qui ne souffrait point que l’épée se mêlât de sa justice.
Pour savoir ce qu’étaient les procès et les plaidoiries vers le milieu du
douzième siècle, il faut entendre saint Bernard dans son livre De
Consideratione. Après avoir censuré avec amertume la manière de rendre la
justice adoptée de son temps, l’abbé de Clairvaux s’adresse au pape Eugène,
occupé lui-même jour et nuit de juger des contestations qu’on apportait à son
tribunal de toutes les parties du monde chrétien. « J’admire, lui dit-il,
comment vos oreilles religieuses peuvent supporter les disputes des avocats,
ces éternels combats de parole où l’innocence est souvent immolée, où le
crime trouve un sûr refuge, où la vérité perd toute sa candeur. Faites taire,
ajoute le cénobite, ces langues de vipère, qui distillent le fiel de la
satire et le poison de la calomnie ; fermez ces lèvres impures, d’où
découlent les flots de l’iniquité. » Saint Bernard ne parle pas seulement ici
des procès qui se plaidaient à la cour de Rome : il voit partout les mêmes
abus, et dans sa colère sainte il supplie le chef de l’Église d’étouffer
enfin le monstre delà chicane, de délivrer les fidèles de cette peste
générale qui dévorait le monde. Dans
tous les conciles de cette époque, on répétait les mêmes plaintes. Jacques de
Vitri, qui vivait au commencement du treizième siècle, juge les légistes avec
plus de sévérité que saint Bernard. Il est probable que les avocats, tels que
l’histoire nous les représente, ne parurent point dans les croisades ; quels
avantages auraient-ils trouvés à la suite de ces armées où tout le monde
était misérable, où la justice d’ailleurs devait se rendre d’une manière trop
expéditive pour laisser place à de longues procédures ? On se rappelle que
dans la contestation relative aux dépouilles de la mosquée d’Omar, Arnould de
Rohès exposa ses griefs devant les chefs assemblés, et que Tancrède plaida
lui-même sa cause. Les Assises de Jérusalem recommandaient aux juges d’être
sages, loyaux, bons justiciers ; aux avocats et aux plaideurs d’avoir
l’esprit sain, de n'estre doubtifs, ni esbahis, ni hastifs, de ne se trop
corroucer, ne se trop esmouvoir en plaidant. Ceux
qui profitaient de cet état de choses et qui formaient la classe la plus
éclairée de la société, ne songeaient guère à réformer les abus ; ceux qui
maniaient l’épée n’y songeaient pas davantage, attendu qu’on ne pouvait
impunément être injuste envers eux et qu’ils avaient toujours les moyens de
se faire justice. La noblesse belliqueuse de l’Europe n’aurait point voulu
surtout d’une justice qui n’eût pas présenté une image de la guerre. Les
barons ne pouvaient se faire à l’idée que la législation fût une sauvegarde
pour la société comme pour eux-mêmes ; ils ne reconnaissaient une injustice
que lorsqu’ils avaient à en souffrir, et le ressentiment personnel était le
seul motif qui pût les animer à la poursuite des coupables. Avec ces mœurs et
ce caractère, les barons ne pouvaient renoncer à l’usage des guerres privées,
que les Francs et les autres Barbares avaient apportées avec eux en Europe.
Chaque seigneur qui se croyait attaqué dans son honneur ou dans ses biens,
prenait les armes pour défendre ses droits ou venger sa querelle. Tous les
parents et les vassaux des deux parties belligérantes étaient obligés de
prendre part à la guerre. Pendant plusieurs siècles, l’Europe fut désolée par
ces guerres intestines. Les sanglantes discordes qu’on se transmettait de
génération en génération, devinrent comme un étal habituel pour lequel on
invoquait des coutumes, des règlements ; et, tandis que la société était sans
lois, la guerre civile avait sa jurisprudence. Il
n’était pas facile de remédier à de si grands désordres. Comment désarmer la
force et la dépouiller d’une prérogative qu’elle était toujours prête à
défendre ? La société, telle qu’elle était alors, n’avait qu’une seule
puissance capable de contre-balancer celle des passions guerrières qui
désolaient l’Europe : c’était la force des idées religieuses et l’ascendant
du christianisme. On invoqua contre les guerres privées l’autorité des
conciles ; on fit parler les saints ; on employa la superstition elle-même,
on eut recours à des visions, à des révélations, à des prodiges. L’Église
déploya toutes ses menaces, et lança toutes ses foudres. Ces moyens
suspendirent quelquefois les progrès du mal, mais le principe de la discorde
subsistait toujours. On obtint des seigneurs, non qu’ils renonceraient aux
guerres privées, mais qu’ils les interrompraient pendant quelques jours de la
semaine ; et tout le bien que put opérer la religion si puissante fut de
faire adopter la trêve de Dieu. C’est ici que les croisades secondèrent
merveilleusement le zèle du clergé : toutes les fois qu’on déclarait la
guerre aux musulmans, les discordes s’apaisaient tout à coup, comme par
miracle, et l’Europe restait dans un profond silence devant l’étendard de la
croix. On voit
par-là que le clergé était plus puissant sur les esprits que les comtes et
les barons ; aussi la juridiction ecclésiastique fit-elle des progrès
rapides. En voyant d’abord le clergé prendre sous sa protection spéciale les
veuves et les orphelins, l’étranger et le pauvre, les malades, les infirmes,
les lépreux, on dut croire que sa justice avait quelque chose de la
miséricorde de Dieu. Le privilège accordé aux croisés d’être jugés d’après
les lois ecclésiastiques, et le soin qu’on avait confié au clergé de veiller
aux plus chers intérêts des pèlerins pendant leur absence, semblaient avoir
placé tous les fidèles sous sa juridiction puissante. Comme la morale
évangélique pouvait être mêlée à tous les procès, on en tira la conséquence
que la juridiction du clergé ou de l’Église était appelée à prononcer dans
toutes les causes. Il faut ajouter que la juridiction ecclésiastique avait
plus de régularité dans ses formes que celle des seigneurs ; et ce qui attira
surtout la confiance des peuples, c’est que le glaive ne présidait point à
ses décisions. Cette juridiction, avec tous les avantages dont nous venons de
parler, acquit enfin une si grande influence et s’étendit tellement, qu’elle
éveilla la jalousie de la noblesse française. Vers le
milieu du treizième siècle, les seigneurs formèrent une ligue contre le
clergé ; et dans un manifeste qui nous est resté, ils demandèrent qu’on
rendit enfin à César ce qui appartenait à César. Ils défendirent à leurs
vassaux de se présenter devant les tribunaux ecclésiastiques, sinon pour
cause d’hérésie, de mariage, d’usure, et menacèrent ceux qui leur
désobéiraient de la confiscation de leurs biens et de la mutilation d’un
membre. « Les clercs, ajoutaient-ils, enrichis à nos dépens, seront ramenés à
l’état de la primitive Église et à la vie contemplative, nous laissant
l’action qui nous convient et se réservant d’édifier les fidèles par des
miracles qu’on ne voit plus depuis longtemps. » La noblesse se vantait
d’avoir converti les Gaules par ses armes, et reprochait aux enfants des
serfs — c’est ainsi qu’elle appelait les ecclésiastiques — d’usurper le fruit
de ses travaux et de se glisser comme le renard dans le pouvoir temporel. Les
croisades, dans lesquelles les guerriers se trouvaient alors chargés de
convertir ou de combattre avec l’épée les hérétiques et les musulmans,
pouvaient excuser cette prétention naïve des barons. Nous avons dit dans un
chapitre précédent que le clergé et la noblesse, placés ensemble dans la
hiérarchie féodale, devaient finir par se nuire l’un à l’autre : ce qui se
passait alors est une preuve de cette vérité. Non-seulement le clergé avait
sa juridiction, mais encore il était maître en quelque sorte de celle des
seigneurs, qui ne pouvaient rien faire sans les clercs. D’un autre côté, les
enfants des nobles possédaient un grand nombre de bénéfices ecclésiastiques,
et l’aristocratie féodale s’enrichissait des biens de l’Église. Pour apaiser
cette contestation, la cour de Rome menaça la noblesse de la priver des
avantages qu’elle partageait avec le clergé, et les abus ou les usurpations
réciproques restèrent comme ils étaient auparavant. Les chefs de la
confédération formée contre la justice ecclésiastique ne tardèrent point
d’ailleurs à partir avec saint Louis pour la croisade ; plusieurs y
recueillirent les palmes du martyre ; l’histoire ne dit point que ceux qui
revinrent dans leurs foyers, ou qui étaient restés en Occident, aient fait de
nouvelles tentatives pour limiter la juridiction du clergé. Il nous
semble qu’au lieu de faire entendre ainsi d’inutiles menaces, les comtes et
les barons avaient un moyen plus simple et beaucoup plus sûr de conserver
leur juridiction, c’était d’améliorer les lois et de conformer leur justice à
la marche générale des idées ; mais ils mirent trop de confiance dans leur
épée, el, tandis qu’ils réclamaient les privilèges d’un ordre de choses qui
allait cesser d’être, un ordre de choses nouveau s’établissait sans leur
intervention et leur concours. Cependant les sociétés, qui marchaient de
toutes parts vers des changements, étaient violemment agitées : les opinions
nouvelles et les opinions anciennes se déclaraient une guerre opiniâtre ; les
peuples, qui ne croyaient plus aux pouvoirs qui tombaient en ruine, et qui ne
croyaient pas encore aux institutions naissantes, semblaient tour à tour
courir au-devant des nouveautés et s’effrayer à leur aspect. Vers la fin des
croisades, une crise universelle se fit sentir en Europe, et l’Occident,
troublé par les révolutions et les guerres civiles, fut au moment de reculer
vers les ténèbres et le chaos du dixième siècle. Ce fut alors que l’Allemagne
invoqua l’institution d’une chambre impériale contre les désordres toujours
croissants qui troublaient l’Empire, et que l’Aragon créa l’autorité du
Justiza qui s’arma de la dictature suprême contre la licence. Dans tous les
pays, il se forma des confréries, des associations contre les excès de
l’anarchie universelle. Ce fut en France surtout qu’on sentit davantage la
nécessité d’appeler la justice au secours de la paix et de l’ordre public. Un
nouvel ordre judiciaire naquit des besoins ou plutôt des périls de la société
; du sein des ruines sortit le régime du parlement, devant lequel disparurent
ou s’affaiblirent toutes les juridictions rivales, et qui devint comme la
constitution du royaume ; les monarques retrouvèrent l’autorité législative,
qu’ils avaient perdue, et qui leur était si nécessaire pour protéger et
diriger la civilisation naissante. Dès lors la couronne fut le centre de tout,
et les peuples portèrent leurs regards vers cette royauté d’où leur venaient
la liberté et la justice. Il serait difficile de dire avec précision quelle part on doit assigner aux croisades dans ces grands changements. Toutefois le départ des croisés avait donné lieu à une foule de contrats ; on multiplia les précautions contre la fraude ; le nombre des notaires s’accrut, leurs actes eurent plus d’authenticité, et leur témoignage inspira plus de confiance ; on adopta, ou plutôt on renouvela l’usage des chartes appelées chirographes ou chartes parties. Les précautions que les simples pèlerins prenaient, à leur départ, pour leurs intérêts ou ceux de leurs familles, les rois et les princes les prenaient aussi pour maintenir l’ordre et la paix des provinces pendant leur absence. Le préambule des Etablissements de saint Louis nous dit que le bon roi les fit rédiger, avant ce qu'il allast à Tunes, pour servir de règle à toutes les cours du royaume et prevostez de France. L’affranchissement des communes et l’établissement des justices municipales, auxquels contribuèrent beaucoup les guerres d’Orient, durent seconder les progrès de la législation et de l’administration judiciaire. Les pèlerins, en parcourant les contrées lointaines, purent remarquer de sages coutumes qu’ils rapportèrent dans leur patrie. Villehardouin nous apprend quel fut l’étonnement des seigneurs français lorsque, arrivés à Venise, ils virent le sénat, le doge et le peuple, délibérant en leur présence. Si les Francs, maîtres de Constantinople, imposèrent à l’empire grec les institutions féodales du Nord, ne peut-on pas penser que ce qui restait des lumières de la Grèce antique et de la législation des Césars dut éclairer un peuple nouveau, et lui donner dans l’exercice même de sa domination barbare quelque chose de l’expérience des anciens. Les colonies chrétiennes de Syrie avaient un gouvernement que les plus éclairés d’entre les pèlerins ne devaient point voir avec indifférence, ni sans avantage pour leur propre pays. Les lois de Jérusalem avaient établi ou réglé le pouvoir et les prérogatives de la royauté, les dignités du royaume, les charges et les privilèges des fiefs, les services et les redevances militaires des comtés et des villes ; mais ce qu’on devait surtout remarquer, c’était l’institution d’un ordre judiciaire et l’établissement de trois juridictions, l’une pour les barons, l’autre pour les bourgeois, la troisième pour les Syriens. Depuis les capitulaires de Charlemagne, aucun empire des Francs n’avait vu promulguer un recueil d’édits et de règlements qui fût en rien comparable à la législation écrite du royaume de Godefroy ; aucun peuple de l’Europe, depuis plusieurs siècles, n’avait reçu des lois qu’on pût comparer à ces lettres du Saint-Sépulcre d’après lesquelles, selon les expressions d’un noble jurisconsulte de la terre sainte, les hommes du roy et son peuple, et toutes manières de gens, allans et venans, et demorans eldict royaume, furent gardez et gouvernez, tenuz et mainteniez, et menez à justice, à droict et à raison. Il faut ajouter que chaque nation d’Europe établie à Jérusalem ou dans les villes maritimes avait apporté avec elle ses institutions particulières, et que dans une seule cité, comme Tyr, Ptolémaïs ou Tripoli, on voyait réunis non-seulement les lois de la Palestine, mais aussi les usages et les coutumes qui régissaient alors les peuples les plus civilisés de l’Occident. |