CHAPITRE VII. — DES PAPES. Nous
avons montré l’état des principales puissances de l’Europe pendant les
croisades. Il nous reste à parler d’une puissance qui dominait toutes les
autres et qui était comme le lien, comme le centre de toutes les puissances :
c’est l’autorité des chefs de l’Église. Les
papes, comme pouvoir temporel et comme pouvoir spirituel, présentaient un
singulier contraste dans le moyen âge. Comme souverains de Rome, ils
n’avaient presque aucune autorité, et souvent ils étaient exilés de leurs
propres États : comme chefs de la chrétienté, ils exerçaient un empire absolu
jusqu’aux extrémités du monde, et leur nom était révéré partout où se
prêchait l’Évangile. On a
dit que les papes avaient fait les croisades ; ceux qui soutiennent cette
opinion sont loin de connaître le mouvement général qui s’empara alors du
monde chrétien. Aucune puissance sur la terre n’eût été capable de produire
une aussi grande révolution ; il n’appartenait qu’à celui dont la volonté
enfante et dissipe les tempêtes, de jeter tout à coup dans les cœurs cet
enthousiasme qui faisait taire toutes les autres passions et qui entraînait
la multitude comme par une force invisible. Dans le premier livre de celte
Histoire nous avons montré comment l’enthousiasme des guerres saintes se
développa peu à peu, et comment il éclata vers la fin du onzième siècle, sans
autre influence que celle des idées dominantes ; il entraîna la société tout
entière, et les papes furent entraînés comme les peuples. Une preuve que les
souverains Pontifes n’avaient pas produit cette révolution extraordinaire,
c’est qu’ils ne purent jamais ranimer l’esprit des croisades, lorsque cet
esprit vint à s’éteindre parmi les peuples chrétiens. On a
dit aussi que les croisades avaient beaucoup accru l’autorité des papes :
nous verrons tout à l’heure ce qu’il y a de vrai dans cette assertion. Parmi
les causes qui purent contribuer à l’accroissement de l’autorité pontificale
dans le moyen âge, on pourrait citer l’invasion des barbares du Nord, qui
renversa l’empire d’Occident, et les progrès des Sarrasins, qui ne permirent
point aux empereurs d’Orient de porter leurs regards et de conserver leur
domination sur l’Italie ; les papes se trouvèrent ainsi affranchis de deux
puissances dont ils dépendaient, et restèrent en possession de la ville de
Rome, qui semblait n’avoir plus de maîtres. D’autres circonstances purent
ajouter dès lors à l’autorité des successeurs de saint Pierre. Quoi qu’il en
soit, tout le monde sait que cette autorité avait déjà fait d’immenses
progrès avant les croisades ; la tête des plus puissants monarques s’était
déjà courbée devant les foudres du Vatican ; et déjà la chrétienté semblait
avoir adopté cette maxime de Grégoire VII, que le pape, en qualité de vicaire
de Jésus-Christ, devait être supérieur à toute puissance humaine. Il
n’est pas douteux cependant qu’une guerre religieuse ne fût propre à
favoriser le développement de l’autorité pontificale ; mais cette guerre même
produisit des événements et fit naître des circonstances qui furent moins
pour la puissance des papes un moyen d’agrandissement qu’un écueil où cette
puissance vint se briser. Ce qu’il y a de positif, c’est que la fin des
croisades trouva les souverains Pontifes moins puissants qu’ils ne l’avaient
été à l’origine des guerres saintes. Parlons
d’abord des avantages que les chefs de l’Église retirèrent des expéditions
contre les infidèles. On avait recours aux souverains Pontifes toutes les
fois qu’il était question d’une croisade ; on prêchait la guerre sainte en
leur nom, on la poursuivait sous leurs auspices. Les guerriers enrôlés sous
l’étendard de la croix recevaient du pape des privilèges qui les
affranchissaient de toute autre dépendance que celle de l’Église ; les papes
étaient les protecteurs des croisés, l’appui de leurs familles, les gardiens
de leurs propriétés ; c’était aux papes que les croisés soumettaient tous
leurs différends et qu’ils confiaient tous leurs intérêts. Les
souverains Pontifes ne surent pas d’abord tout le parti qu’ils pouvaient
tirer des croisades. Dans la première expédition, Urbain, qui avait des
ennemis à combattre, n’implora point le secours des guerriers auxquels il
avait fait prendre la croix ; ce ne fut qu’à la seconde croisade que les
papes purent s’apercevoir de l’ascendant que devaient leur donner les guerres
saintes. Les
croisades avaient été pour les papes un prétexte pour usurper dans tous les
États de l’Europe les principaux attributs de la souveraineté. Ils
s’emparèrent au nom de la guerre sainte du droit de lever partout des armées
et des impôts. Les légats qu’ils employaient dans tous les pays de la
chrétienté exerçaient en leur nom l’autorité suprême. La présence de ces
légats inspirait le respect et la crainte ; leurs volontés étaient des lois ;
armés de la croix, ils commandaient en maîtres à tout le clergé ; et, comme
le clergé avait chez tous les peuples chrétiens le plus grand ascendant,
l’empire des papes ne connaissait plus d’opposition ni de limites. On voit
que nous n’avons rien oublié des avantages que les chefs de l’Église
trouvèrent dans les croisades. Voici, d’un autre côté, les obstacles et les
écueils qu’ils rencontrèrent dans l’exercice de leur pouvoir. Il faut
dire d’abord que l’empire des papes ne prit que très-peu d’accroissement en
Asie pendant les guerres saintes : les querelles, les discordes qui
troublaient sans cesse les colonies chrétiennes d’Orient, el dans lesquelles
ils se trouvaient obligés d’intervenir, multiplièrent leurs embarras sans
ajouter à leur puissance. Leur
voix ne fut pas toujours entendue au milieu de la multitude des croisés ;
quelquefois même les soldats de la croix résistèrent aux volontés et
méprisèrent les conseils des Pontifes. Les légats du Saint-Siège furent
souvent en opposition avec les chefs des armées chrétiennes, et leur
caractère ne fut pas toujours respecté au milieu des camps. Comme les papes
passaient pour diriger les croisades, ils étaient en quelque sorte
responsables des malheurs et des désordres qu’ils n’avaient pu prévenir ; celte
responsabilité morale les exposa quelquefois à être jugés avec rigueur, et
nuisit à leur réputation de sagesse et d’habileté. Par un
abus de l’esprit des croisades, les papes se trouvèrent entraînés à des
guerres où leur ambition était souvent plus intéressée que la religion : ils
songeaient alors à leur pouvoir temporel, et c’est ce qu’ils avaient de plus
faible ; ils n’étaient forts que lorsqu’ils cherchaient leur appui plus haut.
Les croisades devinrent pour eux comme un levier dont ils se servirent pour
s’élever ; mais on peut dire qu’ils s’y appuyèrent trop, et, lorsque ce
levier vint à leur manquer, leur autorité chancela. Cherchant à retrouver ce
qu’ils avaient perdu, les papes firent dans le quatorzième elle quinzième
siècle d’incroyables efforts pour renouveler l’esprit des croisades. Il ne
s’agissait plus alors d’aller combattre les musulmans en Asie, mais de
défendre l’Europe contre l’invasion des Turcs. Au milieu des périls de la
chrétienté, la conduite des papes mérita les plus grands éloges, et le zèle
qu’ils déployèrent n’a pas été assez apprécié par les historiens. Mais le
temps de la ferveur des croisades était passé. Les succès qu’obtinrent les
souverains Pontifes ne furent jamais en proportion avec leurs efforts, et
l’inutilité de leurs tentatives dut affaiblir l’idée que l’on avait de leur
ascendant et de leur puissance. La
croisade des Albigeois leur procura peu d’avantages. L’intolérance, qui
enfanta cette guerre, provenait des croisades ; l’inquisition, qui y prit
naissance, réveilla plus de passions qu’elle n’en comprima. L’Église eut
alors dans ce monde une justice qui se ressentait trop de la faible humanité,
et qui n’avait rien de cette juridiction mystérieuse et redoutable que toutes
les croyances ont placée dans la vie future. Rien
n’égale l’énormité des tributs qu’on imposait au clergé pour les guerres
saintes. On ne levait pas seulement des décimes pour la croisade, mais pour
toute tentative de croisade, non-seulement pour les expéditions en Orient,
mais pour toute entreprise contre les ennemis de la cour de Rome ; on en leva
enfin sous les plus vains prétextes. Toute l’Europe adressa aux papes de
vives réclamations : on se plaignit d’abord de la rigueur avec laquelle les
agents des Pontifes percevaient les tributs ; on se plaignit ensuite de leur
infidélité dans l’emploi des trésors arrachés aux fidèles. Rien ne fut plus
funeste à l’autorité pontificale que ces plaintes qu’on entendait de toutes
parts et dont s’arma enfin la redoutable hérésie de Luther. L’histoire
des papes au moyen âge achève de prouver ce que nous venons de dire. Leur
domination alla toujours s’accroissant pendant un siècle, jusqu’à Innocent
III ; elle alla ensuite en déclinant pendant un autre siècle, jusqu’au
pontificat de Boniface VIII, époque où finissaient les croisades d’outre-mer. Dans
les derniers temps, les publicistes ont beaucoup parlé de la puissance des
chefs de l‘Église ; mais ils l’ont plutôt jugée d’après des systèmes que
d’après des faits, d’après l’esprit de notre siècle que d'après l’esprit du
moyen âge. On a beaucoup vanté le génie des souverains Pontifes ; on l’a
vanté surtout dans le dessein de faire ressortir davantage leur ambition.
Mais, si les papes avaient eu le génie et l’ambition qu’on leur suppose, il
est à croire qu’ils se seraient d’abord occupés d’agrandir leurs États et
d’accroître leur autorité comme souverains. Cependant ils n’y ont point
réussi, ou ne l’ont point tenté. En effet, que pouvaient des hommes la
plupart parvenus à l’âge de caducité, que pouvaient des princes qui ne
faisaient que passer sur le trône, pour affermir leur autorité et maîtriser
les passions ardentes des sociétés nouvelles ? Parmi la foule des papes qui
se succédaient, plusieurs étaient doués d’un génie supérieur, d’autres
n'avaient qu'une capacité médiocre ; on voyait tour à tour sur la chaire de
saint Pierre des hommes de tous les caractères et de tous les genres d’esprit
; cependant ces hommes si différents par leurs goûts, leurs passions et leurs
talents, voulaient tous et faisaient tous la même chose ; ils suivaient donc
une impulsion qui n’était pas en eux et dont il faut chercher le mobile
ailleurs que dans la politique vulgaire des princes. Une
histoire curieuse serait celle qui retracerait dans le même tableau l’empire
spirituel et l’empire temporel des papes. Qui ne serait surpris d’y voir,
d’un côté, une force à laquelle rien ne résiste et qui va remuer le monde,
une volonté toujours la même, qui se transmet de pontife en pontife comme un
dépôt ou comme un héritage sacré ; de l’autre, une politique faible et
changeante comme l’homme, un pouvoir qui peut à peine se défendre contre les
derniers de ses ennemis et qu’à chaque moment le souffle des révolutions peut
ébranler ? Dans ce parallèle, l’imagination serait éblouie, lorsqu’on lui
représenterait un empire tel qu’on n’en a jamais vu sur la terre, et qui
ferait croire que les papes n’appartenaient point à ce monde fragile et
passager, une puissance que l’enfer ne peut abattre, que le monde ne peut
corrompre, qui sans le secours d’aucune armée et parle seul ascendant de
quelques paroles, dompte plus de rois et se montre plus formidable que
l’ancienne Rome avec toutes ses victoires. Quel plus magnifique spectacle
peut nous offrir l’histoire des empires ? Mais, dans l’autre partie du
tableau, qui ne serait ému de pitié, en voyant un gouvernement sans vigueur,
une administration sans prévoyance, ce peuple descendant du peuple-roi
conduit par un vieillard indolent et timide, la ville éternelle tombant en
ruine et comme cachée sous l’herbe ? Lorsqu’on voit, si près d’un pouvoir
presque surnaturel, la faiblesse, l’incertitude, la fragilité des choses
d’ici-bas, et l’humanité avec toutes ses misères, pourquoi ne serait-il pas
permis de comparer la double puissance des papes à Jésus-Christ lui-même,
dont ils étaient les vicaires et les images sur la terre, à Jésus-Christ,
dont la double nature nous présente d’un côté un Dieu rayonnant de splendeur,
et de l’autre un simple mortel chargé de sa croix et couronné d’épines ? Si les
principaux traits de ce tableau ne manquent pas de vérité, comment croire à
la politique des papes telle qu’on nous la représente ? N’est-il pas plus
naturel de penser que les souverains Pontifes, dans ce qu’ils firent de
grand, suivirent l’esprit de la chrétienté ? Dans le moyen âge, qui fut
l’époque de leur puissance, ils furent bien plus dirigés par cet esprit
qu’ils ne le dirigèrent eux-mêmes ; plus tard, et lorsque les papes eurent
des projets comme ceux qu’on attribue à leur génie et à leur ambition, leur
pouvoir déclina. On n’a qu’à comparer Grégoire VII, se livrant à l’esprit de
son siècle et s’appuyant sur l’ascendant de l’Église, avec Jules II, que
Voltaire appelle un grand prince, et qui n’employa que les combinaisons
connues de la politique. L’autorité
pontificale était la seule qui eût des bases et des racines dans les opinions
et dans les croyances. Cette puissance donnait au monde, ou plutôt le monde
lui demandait des lois, des lumières, un appui. Les papes avaient raison
alors dans la fameuse comparaison des deux grands luminaires. L’autorité des
chefs de l’Église était bien plus avancée vers la civilisation que l’autorité
des princes. Pour que le monde chrétien fût civilisé, il lui importait que
les papes eussent un grand pouvoir, et le besoin qu’on avait de leur
puissance en favorisa les progrès. On voit
par-là que la souveraine puissance des pontifes vint de leur position, et non
de leur volonté. L’histoire
nous les montre d’abord cherchant à affranchir l’Église, à s’affranchir
eux-mêmes de la domination temporelle des princes et surtout des empereurs
d’Allemagne. Il arriva alors ce qui arrive dans presque toutes les
révolutions qui ont la liberté ou l’indépendance pour objet : on ne se croit
pas libre si l’on ne devient le maître, et très-souvent, dans la crainte
d’être opprimé par un pouvoir rival, on veut le renverser pour se mettre à sa
place. L’ancienne Rome marcha à l’empire du monde en parlant de la liberté ;
ce fut le destin de la Rome nouvelle. Au reste, c’est aux violents débats
entre l’autorité des princes et celle des papes que les peuples d’Occident
durent peut-être de n’avoir pas connu ce despotisme sans limites qui ne se
trouve que chez les anciens ou dans l’Orient. Les contestations firent naitre
la règle, et la règle limita à la fin toutes les puissances. Résumons
en peu de mots notre opinion. Tant que le monde fut gouverne par des
croyances religieuses, tant que les sociétés n’eurent d’autres règlements que
ceux de l’Église, les Pontifes exercèrent la plus grande influence ; quand
les intérêts et les droits des princes et des peuples furent mieux réglés,
quand le monde passa de l’empire des opinions à celui des lois et que la
puissance temporelle eut reçu l’organisation qui lui était propre, les papes
durent perdre de leur ascendant. C’est ainsi qu’on peut expliquer l’origine,
les progrès et la décadence du pouvoir pontifical dans les siècles qui nous
ont précédés. CHAPITRE VIII. — DE LA NOBLESSE. C’est
en vain qu’un esprit dédaigneux repousse le souvenir des âges passés et que
nous protestons en quelque sorte contre notre propre origine : nous y sommes
sans cesse rappelés par nos goûts, par nos sentiments, et quelquefois par nos
plaisirs. En effet, si, d’un côté, notre raison formée à l’école des idées
nouvelles ne trouve rien que de révoltant dans le moyen âge, pourquoi, de
l’autre, notre imagination émue par le spectacle des passions généreuses
aime-t-elle à se représenter les vieux temps, et se plaît-elle avec les preux
et les paladins ? Tandis qu’une philosophie sévère blâme sans mesure les
coutumes barbares de la féodalité et les mœurs gothiques de nos aïeux,
pourquoi les souvenirs que ces coutumes et ces mœurs nous ont laissés
inspirent-ils encore à nos poètes des tableaux qui nous paraissent pleins de
charmes ? Pourquoi ces souvenirs sont-ils reproduits tous les jours, avec le
même succès, dans nos poèmes, dans nos romans et sur nos théâtres ? Serait-il
vrai de dire qu’il y a plus de patriotisme dans notre imagination que dans
notre raison, puisque cette dernière voudrait nous faire oublier l’histoire
de notre patrie, et que l’autre nous la rappelle sans cesse ? Les
croisades contribuèrent à détruire les abus du système féodal ; elles
servirent à conserver ce que ce système inspirait de sentiments généreux, et
concoururent en même temps à développer ce qu’il avait de favorable à la
civilisation. Nous ferons connaître les mœurs de la féodalité et les
résultats des croisades, en montrant la révolution qui s’opéra à cette époque
dans les différentes classes de la société. C’est la noblesse qui fixera
d’abord notre attention. On
retrouve la noblesse chez tous les peuples où la mémoire des aïeux est
comptée pour quelque chose. On ne peut douter que la noblesse ne fût connue
chez les Francs et les autres peuples barbares qui avaient envahi l’Europe.
Mais sous quel point de vue celte noblesse était-elle considérée avant le
onzième et le douzième siècle ? comment fut-elle d’abord constituée ? comment
se transmettait l’illustration des races ? Il nous reste peu de monuments à
l’aide desquels on puisse décider ces questions. Lorsqu’on
songe avec quelle rapidité s’écoulent les générations, et combien dans les
temps mêmes de la civilisation il est difficile à la plupart des familles de
faire leur propre histoire pendant un siècle, faut-il s’étonner que dans des
temps d’ignorance et de barbarie on ait eu si peu de moyens de conserver la
mémoire des familles les plus illustres ? Outre que les témoignages écrits
étaient presque inconnus, l’idée de la véritable grandeur, l’idée de ce qui
fait l’illustration historique, ne frappait point encore assez les esprits.
La chronique de Tours nous dit avec une simplicité naïve que Charlemagne fut
appelé grand à cause de son grand bonheur] ainsi les historiens confondaient,
comme le vulgaire, la gloire avec la fortune. Dans ces temps barbares, on ne
distinguait le plus souvent les hommes, même les princes, que par les
qualités physiques ou les défauts corporels. Pour se convaincre de cette
vérité, il suffit de parcourir la liste des rois du moyen âge, sur laquelle
on trouve les noms de Pépin le Bref, de Charles le Chauve, de Guillaume le
Roux, de Louis le Gros, de Frédéric Barberousse, et de plusieurs autres que
leur siècle ne désignait que par ce qui frappait les yeux et tombait sous les
sens grossiers. Rien de plus curieux pour l’observateur que de voir comment
les vieux chroniqueurs font connaître les personnages dont ils racontent les
actions. Ils n’oublient dans leurs peintures ni la couleur des cheveux, ni la
stature, ni la physionomie des princes et des héros, et les portraits qu’ils
nous en ont laissés (qu’on me permette cette comparaison) ressemblent bien
moins à des peintures retracées par l’histoire qu’à ces signalements qu’on
écrit de nos jours sur les passe-ports des voyageurs. Quand
la civilisation jeta ses premières lueurs, les idées morales de la grandeur
se rattachèrent au nom des anciennes familles ; et la noblesse ne fut
véritablement instituée que lorsqu’on commença à sentir le prix de la gloire.
Ce qu’il y a de certain, c’est que dans les croisades la noblesse acquit une
illustration qu’elle n’avait point eue jusqu’alors. Ses exploits pour la
cause de la chrétienté étaient bien autre chose que ces guerres de château à
château dont elle s’occupait en Europe. Elle trouva dès lors ses archives
dans l’histoire, et l’opinion que le monde avait de sa bravoure devint son
plus beau titre. Si on
consulte les faits les plus authentiques et les opinions les plus probables,
on doit croire que les distinctions de la noblesse furent d’abord fondées sur
les grands offices, et principalement sur la propriété. C’est pour la terre
que, dans le système féodal, on prêtait serment de foi et hommage, et qu’on
réclamait la protection du souverain. Pour l’homme non-propriétaire, il n’y
avait point de contrat, point de privilège ; il n'avait rien à donner, ni
rien à recevoir. En France, un grand propriétaire avait le titre de noble ;
s’il était ruiné ou dépouillé, ses descendants retombaient dans la foule. Les
chroniques nous parlent d’un Gauthier sans avoir, d’un Guillaume sans avoir :
il est probable qu’on désignait ainsi des nobles que l’indigence avait fait
dégénérer, et dont le surnom conservait le souvenir d’une existence perdue ou
d’une fortune dissipée. La
propriété territoriale avait alors une telle influence sur l’état social,
qu’il suffit de connaître les changements qu’elle éprouva pour juger les
changements survenus dans la société. « Dès qu’on a découvert, dit Robertson,
l’état de la propriété à une certaine époque, on peut déterminer avec
précision quel était en même temps le degré de pouvoir dont jouissaient alors
le roi ou la noblesse. » Pendant les croisades, les lois ecclésiastiques et
les lois civiles permirent aux nobles d’aliéner leurs domaines. Un grand
nombre d’entre eux usèrent de ce funeste privilège, et n’hésitèrent point à
vendre leurs terres, ce qui déplaça la propriété et par conséquent la
puissance. Cependant
les croisades ne furent pas sans fruit pour la noblesse : on vit des
gentilshommes acquérir des principautés en Orient ; la plupart des villes de
la Grèce et de la Syrie devinrent autant de seigneuries qui reconnurent pour
maîtres des comtes et des barons enrôlés sous les drapeaux des guerres
saintes ; quelques-uns, plus heureux, montèrent sur le trône de David ou sur
celui de Constantin, et prirent place parmi les plus grands monarques de la
chrétienté. Les
ordres militaires offrirent aussi quelques dédommagements à la noblesse pour
les pertes qu’elle avait faites dans des guerres ruineuses. Ces ordres
avaient d’immenses possessions en Occident et en Orient ; ils furent pour la
noblesse européenne un asile dans la paix, et une école d’héroïsme dans la
guerre. Ce fut
alors que s’introduisit l’usage des surnoms et des armoiries. Chaque
gentilhomme ajouta à son nom le nom de la terre ou le titre de la seigneurie
qu’il possédait ; il plaça dans ses armoiries un signe qui distingua sa
famille et rappela sa noblesse ; la généalogie devint une science et consacra
par ses recherches l’illustration des races. Quel que soit le prix qu’on
attache aujourd’hui à celle science, on doit avouer qu’elle jeta souvent un
grand jour sur l’histoire des familles illustres, et quelquefois sur
l’histoire générale du pays auquel appartenaient ces familles. Tout
nous porte à croire que l’origine des surnoms, et surtout des armoiries, est
due aux croisades. Le seigneur n’avait pas besoin d’un signe de distinction
lorsqu’il ne sortait point de son manoir ; mais il sentit le besoin de se
distinguer des autres, lorsqu’il se trouva loin de son pays, confondu dans la
foule des croisés. Un grand nombre de familles se ruinèrent ou s’éteignirent
dans les guerres saintes. Celles qui étaient ruinées s’attachaient davantage
au souvenir de leur noblesse, le seul bien qui leur restait ; après
l’extinction des familles, on sentit la nécessité de les remplacer ; ce fut
alors qu’on introduisit, sous Philippe le Hardi, l’usage de créer des nobles.
Dès qu’il y eut des nobles nouveaux, on mit plus de prix à passer pour
anciens. La propriété ne parut plus suffisante pour conserver et transmettre
un nom qui devenait lui-même une propriété consacrée par l’histoire et
reconnue par la société ; ce fut alors que la noblesse devait tenir davantage
à des marques distinctives. A la
chute du gouvernement féodal, la noblesse, il est vrai, formait encore en
grande partie la force de l’armée ; mais elle servit l’État avec un nouveau
caractère : elle se conforma plutôt à l’esprit de la chevalerie qu’à celui de
la féodalité ; un gentilhomme ne fit plus au souverain l’hommage de sa terre,
mais il jura sur son épée de lui rester fidèle. Changeant
dès lors sa manière de vivre, la noblesse descendit des hauteurs où
s’élevaient ses donjons menaçants, et des châteaux bâtis dans la plaine ou
sur le penchant des collines eurent encore des tourelles, des ponts-levis,
mais devinrent des habitations plus commodes. Lorsque l’aristocratie parut
moins redoutable, les rois s’empressèrent de l’accueillir ; elle retrouva
dans les cours une partie des avantages qu’elle avait perdus. Comme elle
tenait toujours le premier rang dans la société, comme elle conservait un
grand ascendant sur les autres classes, elle continua par son exemple à polir
l’esprit et les manières de la nation, et c’est par elle surtout que se
formèrent les mœurs élégantes qui ont longtemps distingué les Français au
milieu de tous les peuples de l’Europe. Il est
difficile toutefois de juger d’une manière précise si la noblesse perdit
moins qu’elle ne gagna aux changements qui s’opérèrent à la suite des
croisades. Les prérogatives honorifiques qui lui restaient, sans lui donner
une force positive, armèrent contre elle plus de passions jalouses que
n’avait fait la puissance territoriale, car on a pu remarquer que
l’amour-propre de l’homme souffre plus volontiers dans les autres la richesse
et le pouvoir qu’il ne souffre les distinctions. Plus tard la noblesse put
reconnaître le tort qu’elle avait eu de ne point se mettre à la tête de la
révolution des communes, ce qu’elle pouvait faire facilement. « La noblesse,
disait un gentilhomme du seizième siècle, la noblesse s’est faict grand tort
et dommage de desdaigner les charges des villes ; car, refusant les charges
ou les laissant prendre par les gens des villes, ceulx-ci s’emparent de
l’autorité, et, quand nous arrivons, il faut les bonneter et leur faire la
cour. C’a esté un mauvais advis à ceulx qui en sont premièrement cause. »
Ainsi parlait Blaise Montluc sous le règne de François I er. Alors la
noblesse de France se ruinait pour les guerres de la couronne, comme elle
s’était ruinée deux siècles auparavant pour les guerres saintes. Elle se
ruinait dans une carrière qui l’écartait du gouvernement et la maintenait
dans l’ignorance des affaires, tandis que d’autres s’enrichissaient dans des
emplois paisibles, exerçaient utilement leurs facultés et s’emparaient
exclusivement du pouvoir. Une des grandes erreurs de la noblesse à cette
époque, fut de prendre l’illustration pour la force, la faveur des rois pour
la puissance, l’opinion des hommes pour un appui. Entourée de glorieux débris
et dépouillée de ce qu’elle avait de plus solide, elle se réfugia en quelque
sorte dans l’histoire ; mais l’histoire ne relève point ceux qui tombent,
elle ne conserve que le vain souvenir des grandeurs passées. De nos
jours, la noblesse a été longtemps présentée comme puissance aristocratique ;
il fallait d’abord se demander si nous avions une véritable aristocratie.
Pour éclaircir les doutes sur ce point, il suffirait peut-être d’étudier
l’aristocratie anglaise et de savoir comment elle s’est formée au moyen âge.
A la conquête de Guillaume, soixante mille fiefs furent partagés entre les
vainqueurs ; les nobles anglais furent dès lors associés par le lien
indissoluble de la terre, et leur puissance se fonda sur le sol inaliénable.
Voilà comment s’établit l’aristocratie de la Grande-Bretagne. La noblesse par
l’association obtint des chartes à l’aide desquelles elle se trouva instituée
et put son rang dans l’État. D’un autre cote, que voyons-nous en France à la
même époque ? des barons et des seigneurs qui se font la guerre entre eux, ce
qui était contraire à tout esprit d’association, et plusieurs grands vassaux,
véritables souverains qui faisaient la guerre à la couronne, mais nullement
dans la pensée de fonder une aristocratie. La noblesse française se précipita
autour du trône, où elle devint la noblesse la plus illustre de l’univers,
mais où elle acheva de perdre les conditions nécessaires de l’aristocratie,
je veux dire l’appui du sol et l’esprit d’association. Elle avait conservé,
il est vrai, d’assez grands privilèges ; elle tint surtout à ceux qui
flattaient sa vanité, et négligea ceux qui pouvaient lui donner de la force.
Mais il n’y a quelquefois rien de pire que des droits et un pouvoir qu’on
n’exerce pas. Il arriva à la fin que la noblesse française n’eut plus
d’action réelle dans le système politique dont elle devait régler le
mouvement, et qu’elle se trouva seulement représentée dans des assemblées
nationales qu’on ne convoquait plus. Telle était l’aristocratie que nous
avons vue, il y a quarante-cinq ans, tomber dans une seule nuit, qui n’a
jamais pu se relever, et qu’on nous montre encore par dérision comme un
fantôme menaçant. Ce n’est pas ici le lieu de suivre cette question dans les
temps modernes ; revenons aux résultats des croisades. CHAPITRE IX. — DE LA CHEVALERIE. Il ne
faut pas confondre la chevalerie d’armes avec cette chevalerie à laquelle la
possession d’une terre ou d’un fief imposait l’obligation de suivre un
seigneur suzerain à la guerre : les chevaliers dont nous allons parler
formaient un ordre distinct, ils avaient leur éducation particulière et des
statuts qui leur étaient propres. On devait être noble, il est vrai, pour
être admis dans l’ordre de la chevalerie ; mais on n’y était reçu qu’à
certaines conditions et pour des qualités personnelles. Les rois et les
princes s’honoraient eux-mêmes d’être admis dans une association qui n’avait
d’autres liens que des serments, et d’autre distinction que la valeur. Il nous
importe peu de connaître l’origine de cette institution : il nous suffit de
savoir qu’elle était adoptée dans tout l’Occident avant les croisades. La
religion, qui dans le moyen âge se mêlait à tout, prêta d’abord à la
chevalerie ses cérémonies saintes ; elle lui inspira quelque chose de ses
maximes, et, quoiqu’on ne connût point encore de guerres religieuses, elle
bénissait l’épée des chevaliers. Les nobles guerriers parcouraient le monde,
cherchant les périls et les aventures glorieuses. Ils ne connaissaient pas
d’autre souverain que celui auquel ils avaient engagé leur foi volontaire ;
partout où la guerre éclatait, on les voyait accourir. G est a celle
chevalerie que s’adressait le pape Urbain en disant : « Vous qui portez en
tous lieux la terreur de vos armes, « et qui servez l’ambition ou la haine
d’autrui dans la guerre, levez-vous, et, nouveaux Machabées, courez «
défendre la maison d’Israël, qui est la vigne du Seigneur des armées. » On
sait comment la chevalerie chrétienne répondit à cet appel. Dès lors, les
rapports de la chevalerie et de la religion furent plus immédiats et plus
multipliés. Chaque chevalier semblait avoir pris l’engagement de combattre
les ennemis de Jésus- Christ ; il portait sur ses vêtements des emblèmes de
la foi chrétienne ; pendant le service divin, il tenait son épée nue devant
lui, comme pour faire hommage à Dieu de sa bravoure. Enfin la chevalerie
était devenue une institution aussi religieuse que militaire. Un des
caractères les plus remarquables de cette institution, celui qui excite le
plus aujourd’hui notre curiosité et notre surprise, c’est l’alliance des
sentiments religieux et de la galanterie : la dévotion et l’amour, tel était
le mobile des chevaliers ; Dieu et les dames, telle était leur devise. On a
dit que cet esprit de la chevalerie venait des Germains ou des peuples du
Nord : si cela était vrai, l’histoire en aurait retrouvé des traces à des
époques antérieures. On peut emprunter à un autre peuple des lois ou des
usages, mais non des illusions et des sentiments. Pour connaître ici la
vérité, il faudrait savoir ce qu’il y avait de caché et de mystérieux dans
les mœurs et dans le cœur humain au moyen âge. Quoi qu’il en soit, on peut
affirmer que la fidélité à Dieu et la fidélité aux dames étaient recommandées
comme une même vertu et comme un même devoir. Lorsqu’un
chevalier mourait pour la dame de ses pensées, on ne devait pas douter de son
salut, d’après la théologie des châteaux ; il faut croire néanmoins que le
clergé était plus sévère. Un chevalier ne prononçait pas un serment où il ne
fût question de la religion et de l’amour : Louis IX ne veut pas conclure un
traité avec les musulmans sans le consentement de la reine Marguerite, qui estait
sa dame ; d’après une loi de Jacques II d’Aragon, la présence d’une femme
était comme le droit d’asile dans un lieu saint ; l’institution de l’ordre du
Bouclier d’or prescrivait de respecter les dames, parce qu’après Dieu elles
étaient la source de tout honneur que les hommes pouvaient acquérir. Dans
les guerres du moyen âge, l’histoire nous montre souvent les chevaliers
portant les couleurs de la beauté au milieu des batailles. Il faut convenir
cependant que dans les guerres saintes on rencontre peu d’exemples de ces
amours héroïques et chevaleresques. Nous verrons bientôt que cette
chevalerie, si dévouée en Europe à l’amour des dames, prit un autre caractère
dans le royaume de Jérusalem et près du tombeau de Jésus-Christ. Au
reste, les vertus qu’enseignait la chevalerie d’Occident étaient précisément
celles qui devaient le plus contribuer à détruire le règne de la barbarie. On
ne pouvait faire une plus cruelle injure à un chevalier que de le soupçonner
de mensonge et de félonie. La déloyauté, le parjure, passaient pour les plus
honteux de tous les crimes. Quand l’innocence opprimée implorait le secours
d’un noble guerrier, malheur à celui qui ne répondait point à cet appel !
L’opprobre suivait toute offense envers le faible, toute agression envers
l’homme désarmé. Nous ne parlerons point de cette politesse chevaleresque par
laquelle devaient s’adoucir les mœurs, ni de celte modestie des héros qui,
sans être tout à fait l’humilité chrétienne, était, au milieu des trophées de
la guerre, comme la pudeur de la gloire. Pour rappeler par un seul mot toutes
les vertus de la chevalerie, il nous suffira de nommer ce vieil honneur,
qu’on n’a jamais bien défini, et qui fut pour un siècle barbare comme une
autre religion avec ses mystères et surtout avec ses miracles. Pour se
faire une idée juste de la chevalerie, on doit l’étudier dans les tournois,
qui lui durent leur origine, et qui étaient comme les écoles de la courtoisie
et les fêtes de la bravoure. A celte époque, la noblesse se trouvait
dispersée, et restait isolée dans les châteaux. Les tournois lui donnaient
l’occasion de se rassembler, et c’est dans ces réunions brillantes qu’on
rappelait la mémoire des anciens preux, que la jeunesse les prenait pour
modèles, et se formait aux vertus chevaleresques en recevant le prix des
mains de la beauté. Comme
les dames étaient les juges des actions et de la bravoure des chevaliers,
elles exercèrent un empire absolu sur l’âme des guerriers ; et je n’ai pas
besoin de dire ce que cet ascendant du sexe le plus doux put donner de
charmes à l’héroïsme des preux et des paladins. L’Europe commença à sortir de
la barbarie, du moment où le plus faible commanda au plus fort, où l’amour de
la gloire, où les plus nobles sentiments du cœur, les plus tendres affections
de l’âme, tout ce qui constitue la force morale de la société, put triompher
de toute autre force. Nous ne
croyons pas que la chevalerie errante avec ses bizarres travers ait jamais
existé ailleurs que dans les romans ; on doit croire néanmoins que, si
l’amour de Dieu avait armé les chevaliers chrétiens contre les infidèles,
l’amour des dames put aussi les porter quelquefois à la défense de la beauté
malheureuse. Il ne faut pas oublier d’ailleurs que la chevalerie d’armes,
comme nous l’avons dit, ne tenait point à la terre, et que la patrie d’un
chevalier se trouvait partout où il pouvait montrer sa force, son adresse et
sa valeur. Ainsi un reste de l’esprit nomade des barbares se mêlait au
caractère de la chevalerie, et cet esprit cosmopolite pourrait donner quelque
vraisemblance aux récits des romanciers. L’histoire a raconté les aventures
et les exploits de ces guerriers normands qui, en revenant de Jérusalem,
délivrèrent la Calabre de l’invasion et du joug des Sarrasins. Joinville nous
parle de plusieurs chevaliers qu’il avait vus arriver dans la Palestine, et
qui, sur le portrait qu’il nous en a retracé, pourraient passer pour de vrais
chevaliers errants. Partis du nord de l’Europe, ils avaient longtemps vécu
parmi les Comans et les peuplades sauvages de l’Asie Mineure. Les croisés et
le peuple de Ptolémaïs écoutaient avec avidité le récit de leurs courses
lointaines ; on se plaisait à imiter dans l’armée chrétienne les coutumes
qu’ils avaient empruntées aux Barbares ; on admirait leurs manières
chevaleresques, et surtout l’adresse intrépide avec laquelle ils
poursuivaient les tigres et les lions dans les déserts de la Syrie. Après
avoir parcouru l’Orient et l’Occident, ils venaient engager leur foi au
service de Jésus-Christ et s’enrôler sous les drapeaux de Louis IX. On
avait vu dans l’antiquité des héros qui parcouraient le monde pour le
délivrer des fléaux et des monstres. Mais ces héros n’avaient pour mobile ni
la religion qui élève l’âme, ni cette courtoisie qui adoucit les mœurs. Une
autre différence entre l’esprit de l’antiquité et les sentiments des
modernes, c’est que chez les anciens l’amour passait pour amollir le courage
des héros, et qu’au temps de la chevalerie les femmes, qui étaient les juges
de la valeur, rappelaient sans cesse dans l’âme des guerriers l’enthousiasme
de la vertu et l’amour de la gloire. On trouve dans Alain Chartier une
conversation entre plusieurs dames exprimant leurs sentiments sur la conduite
de leurs chevaliers qui s’étaient trouvés à la bataille d’Azincourt. Un de
ces chevaliers avait cherché son salut dans la fuite, et la dame de ses
pensées s’écrie : Selon la loy d'amour, je ï aurais mieulx aimé mort que
vif. Cette
institution, si ingénieusement appelée Fontaine de courtoisie et qui de Dieu
vient, est bien plus admirable encore lorsqu’elle se montre sous l’influence
toute-puissante des idées religieuses. La charité chrétienne réclama toutes
les affections du chevalier, et lui demanda un dévouement perpétuel pour la
défense des pèlerins et le soin des malades. Ce fut ainsi que s’établirent
les ordres de Saint-Jean et du Temple, celui des chevaliers teutoniques et
plusieurs autres, tous institués pour combattre les musulmans et soulager les
misères humaines. Les infidèles admiraient leurs vertus autant qu’ils
redoutaient leur bravoure. Rien n’est plus touchant que le spectacle de ces
nobles guerriers qu’on voyait tour à tour sur le champ de bataille et dans
l’asile des douleurs, tantôt la terreur de l’ennemi, tantôt la consolation de
tous ceux qui souffraient. Ce que les paladins de l’Occident faisaient pour
la beauté, les chevaliers de la Palestine le faisaient pour la pauvreté et
pour le malheur. Les uns dévouaient leur vie à la dame de leurs pensées ; les
autres la dévouaient aux pauvres et aux infirmes. Le grand maître de l’ordre
militaire de Saint-Jean prenait le titre de gardien des pauvres de
Jésus-Christ, et les chevaliers appelaient les malades et les pauvres, nos
seigneurs. Une chose plus incroyable, le grand maître de l’ordre de
Saint-Lazare, institué pour la guérison et le soulagement de la lèpre, devait
être pris parmi les lépreux. Ainsi la charité des chevaliers, pour entrer
plus avant dans les misères de leurs semblables, avait ennobli en quelque
sorte ce qu’il y a de plus dégoûtant dans les maladies de l’homme. Ce grand
maître de Saint-Lazare qui doit avoir lui-même les infirmités qu’il est
appelé à soulager dans les autres, n’imite-t-il pas, autant que peut le faire
notre faiblesse, l’exemple du Fils de Dieu, qui revêtit une forme humaine
pour délivrer l’humanité ? On
pourrait croire qu’il y avait de l’ostentation dans une aussi grande charité.
Mais le christianisme, comme nous l’avons déjà dit, avait dompté l’orgueil
des guerriers, et ce fut là sans doute un des plus beaux miracles de la
religion au moyen âge. Tous ceux qui visitaient alors la terre sainte, ne
pouvaient se lasser d’admirer dans les chevaliers du Temple, de Saint-Jean,
de Saint-Lazare, leur résignation à souffrir toutes les peines de la vie,
leur soumission à toutes les rigueurs de la discipline, et leur docilité à la
moindre volonté de leur chef. Pendant le séjour de saint Louis en Palestine,
les hospitaliers ayant eu une querelle avec quelques croisés qui chassaient
sur le mont Carmel, ceux-ci portèrent leur plainte au grand maître. Le chef
de l’Hôpital mande devant lui les frères qui avaient fait outrage aux
croisés, et, pour les punir, les condamne à manger à terre sur leurs
manteaux. Advint, dit le sire de Joinville, que je me trouvay
présent avec les chevaliers qui festoient plaints et requismes du maistre
qu’il fist lever les freres de dessus leurs manteaux, ce qu’il cuida refuser.
Ainsi la rigueur des cloîtres et l’humilité austère des cénobites n’avaient
rien de repoussant pour des guerriers : tels étaient les héros qu’avaient
formés la religion et l’esprit des croisades. Les chevaliers de Saint-Jean et
du Temple avaient appris à mépriser les vanités de cette vie : c’est dans ces
ordres militaires et religieux, selon un poète contemporain, que se
retiraient les guerriers qui étaient fatigués du monde, et qui avaient tout
vu et goûté de tout. Il ne faut pas oublier que dans les âges barbares la
modération de ceux qui portent les armes et l’humilité de la force sont un
commencement delà civilisation. Nous
savons qu’il ne faut pas toujours juger les hommes d’après la morale qu’ils
proclament et d’après les règles qu’ils doivent suivre. Les ordres militaires
de la terre sainte, pour le scandale de leurs mœurs méritèrent quelquefois la
censure des chefs de l’Église ; leur esprit d’ambition et de rivalité troubla
souvent la paix des colonies chrétiennes en Orient. Lorsqu’on voit les
désordres du moyen âge, on doit croire aussi que la chevalerie de l’Occident
resta au moins impuissante pour arrêter le mal, et qu’elle s’associa
quelquefois elle-même aux excès qu’elle devait réprimer ; mais l’esprit de
son institution subsistait, et ses maximes présidaient à l’éducation d’une
noblesse encore barbare. Quoi qu’on puisse penser de la corruption humaine il
sera toujours vrai de dire que la chevalerie, alliée à l’esprit de courtoisie
et à l’esprit du christianisme a éveillé chez les peuples modernes des
sentiments et des vertus ignorés des anciens. C’est à cette école que les
jeunes guerriers venaient prendre des leçons de politesse, de bravoure et de
générosité : admirable école, où la victoire déposait son orgueil, la
grandeur ses superbes dédains, où rien n’était plus honteux que la perfidie
et le mensonge, où rien n’était plus glorieux que de protéger la faiblesse et
de secourir le malheur ! Comme
l’éducation des peuples se formait sur l’exemple des premières classes de la
société, les généreux sentiments de la chevalerie se répandirent peu à peu
dans tous les rangs, et se mêlèrent au caractère des nations européennes. Il
s’élevait contre ceux qui manquaient à leurs devoirs de chevaliers une
opinion générale, plus sévère que les lois elles-mêmes, qui était comme le
code de l’honneur, comme le cri de la conscience publique. Lorsque
l’institution de la chevalerie tomba par l’abus qu’on en fit, et surtout par
une suite des changements survenus dans le système militaire de l’Europe, il
resta encore aux sociétés européennes quelques sentiments qu’elle avait
inspirés, de même qu’il reste à ceux qui ont oublié la religion dans laquelle
ils sont nés quelque chose de ses préceptes et surtout des impressions qu’ils
en reçurent dans leur enfance. Au temps de la chevalerie, le prix des bonnes
actions était la gloire et l’honneur. Cette monnaie, qui est si utile aux
peuples et qui ne leur coûte rien, n’a pas laissé d’avoir quelque cours dans
les siècles suivants. Tel est l’effet d’un glorieux souvenir, que les marques
et les distinctions de la chevalerie chrétienne servent encore de nos jours à
récompenser le mérite et la bravoure. Puisqu’il
est vrai de dire que les croisades donnèrent à la chevalerie cet ascendant
qui adoucit la barbarie et la rudesse des mœurs, on doit convenir qu’elles
ont rendu un véritable service à l’humanité. CHAPITRE X. — DU CLERGÉ. L’ascendant
et la richesse du clergé l’avaient placé à côté de la noblesse dans le
système féodal ; mais il faut convenir que le rang qu’on lui avait donné dans
cet ordre de choses répugnait à la fois à son caractère et à l’état de la
société. Nous ne craignons pas de dire que le système féodal tendait à
corrompre l’institution de l’ordre ecclésiastique, comme le clergé tendait à
corrompre le système de la féodalité. Le clergé, élevé pour la paix, n’était
pas propre à remplir les conditions du régime militaire ; d’un autre côté, le
régime militaire devait changer ou altérer les mœurs pacifiques du clergé. Il
n’était pas rare de voir des prélats revêtus du casque et de la cuirasse ;
quelquefois même des prêtres de campagne conduisaient à la guerre le troupeau
qu’une religion de paix leur avait confié. Cet esprit militaire dans les
ecclésiastiques s’accrut encore par les croisades où leurs armes se
trouvaient sanctifiées par l’objet de la guerre. Cependant le clergé ne
devint jamais assez guerrier pour remplir tous les engagements féodaux, et
l’on peut ajouter qu’il ne fut pas toujours assez pacifique pour remplir tous
les devoirs religieux. Ce
qu’il y a de certain, c’est qu’à mesure que la féodalité fit des progrès, le
clergé perdit quelque chose de sa régularité et de ses vieilles traditions.
Les Francs, lorsqu’ils entrèrent dans l’Église, y portèrent leurs habitudes ;
et ces habitudes ne s’accordaient guère avec l’esprit du sacerdoce. Les
barons et les princes invoquèrent quelquefois les armes spirituelles du
clergé pour s’assurer l’obéissance de leurs sujets et de leurs vassaux ; d’un
autre côté, le clergé invoquait aussi les armes des seigneurs pour la défense
de ses droits, et nous voyons dans l’histoire que chaque parti qui venait au
secours de l’autre finissait par vendre chèrement ses services. Ajoutez à
cela que le clergé, dans les jours d’oppression et de misère, fut regardé
comme un asile où tout le monde accourait, les uns pour leur salut dans une
autre vie, le plus grand nombre pour échapper à l’indigence ou à la servitude
dans ce monde terrestre. Tous ceux qui se présentaient étaient reçus, même
quelquefois les enfants des serfs, et c’est de là surtout que vinrent l’oubli
de la discipline, la décadence des études, que tous les historiens de
l’Église ont déplorés. Il
n’était pas facile de faire observer la discipline parmi cette foule de
clercs répandus dans les châteaux, où ils remplissaient l’office de
chapelains, de trésoriers, de secrétaires ; dans les cités, où ils exerçaient
la profession d’avocats, de notaires, de collecteurs, de marchands, etc.
Comme tout était procès alors, même les pénitences de l’Église, et que chacun
pouvait se faire juger au tribunal de Rome, il arriva que les évêques dont la
puissance avait été excessive dans les siècles précédents, puisqu’ils
déposaient les rois, ne pouvaient plus même juger les clercs de leurs
diocèses. On abandonna l’étude des doctrines pour étudier la chicane et les
moyens de se soustraire à la hiérarchie ecclésiastique. Dès qu’il n’y eut
plus d’ordre et de justice parmi les pasteurs, il n’y en eut plus nulle part
; dès que la nuit pénétra dans l'Église, elle se répandit partout. On n’a
pas reproché au clergé du moyen âge d’avoir négligé ses intérêts ; cependant
on vit en France des prélats abandonner à la couronne les privilèges d'un
évêque, et, ce qui doit exciter notre surprise, des cures avec leurs revenus
furent données aux seigneurs qui partaient pour la première croisade. Aucun
pouvoir n’avait alors de règles fixées ni de limites reconnues ; on ne doit
donc pas s’étonner que le siècle se mêlât des intérêts de l’Eglise, et que
l’Église s’introduisit dans les affaires du siècle. La confusion du spirituel
et du temporel fut portée au dernier excès ; saint Bernard disait aux évêques
qu’ils n’avaient pas été appelés pour gouverner le monde, mais pour extirper
les mauvaises herbes : c’était un sarcloir qu’il leur fallait, et non un
sceptre. Les abus dont se plaignait l’abbé de Clairvaux venaient surtout de
la confusion dont nous venons de parler, et signalaient le désordre des
sociétés bien plus qu’ils n’étaient eux-mêmes le désordre. Le pape
Grégoire VII, qui entreprit de changer le monde chrétien et dont la maxime
était frapper pour guérir, avait conçu deux grands desseins : celui de
soumettre les princes à l’autorité de Rome, et celui de réformer les mœurs du
clergé. On peut dire que ce pontife réussit trop dans ce qu’il y avait de
plus difficile et de plus dangereux, l’asservissement des trônes de la terre,
et qu’il ne réussit pas assez dans ce qu’il y avait de plus utile et de plus
nécessaire, le rétablissement de la discipline et le triomphe de la morale
évangélique. Les passions humaines résistèrent plus longtemps que les
princes, et, tandis que les empereurs et les rois s’abaissaient devant les
papes, les désordres que l’Église voulait réprimer ne cessaient point de
scandaliser l’Europe chrétienne. La plupart des conciles qui se tinrent au
commencement du douzième siècle, attestent que la loi du célibat n’était pas
encore scrupuleusement observée dans le clergé séculier, et que le serpent de
la simonie continuait à se glisser dans le sanctuaire. L’abbé
de Nogent parle de quatre évêques qui se succédèrent sur le siège de Laon et
dont l’élévation fut le fruit de la corruption et de la brigue. Le premier de
ces prélats était accusé d’avoir trahi, le jour même du vendredi saint, le
seul prince qui restait de la maison de Charlemagne ; le dernier, Baudri,
avait livré Robert, duc de Normandie, un des héros de la première croisade, à
son frère Henri, vainqueur à Tinchebray. Nous ne répéterons point ce que dit
Guibert des mœurs de ces quatre évêques ; nous ne répéterons point non plus
ce que disaient du clergé de leur temps saint Bernard, Jacques de Vitri,
Pierre de Blois, et tant d’autres pieux réformateurs, accoutumés dans la
chaire évangélique à censurer leur siècle avec amertume, et naturellement
portés à exagérer les peintures de la corruption et du vice. Il faut se
garder aussi de prendre à la lettre les satires des troubadours et des
romanciers, accueillies par la malignité populaire, toujours prête à se
soulever contre le grave ministère du sacerdoce. Nous avouons toutefois que
la puissance et la richesse du clergé devaient exciter la jalousie. Voilà
pourquoi, vers le milieu du douzième siècle, la noblesse forma une ligue
contre les prétentions des ecclésiastiques, et que, dans la révolte des
pastoureaux, le peuple voyait avec joie qu’on outrageât les prêtres.
Cependant le clergé ne perdit point son empire sur les esprits : dès
longtemps il régnait par les croyances religieuses ; il continua de régner
avec elles. Les
abus contre lesquels s’était élevé Grégoire VII, la simonie et surtout le
mariage des clercs, ne désolaient plus l’Église chrétienne avant la fin des
guerres saintes. On vit peu à peu se rétablir la discipline ; les ténèbres de
l’ignorance commencèrent à se dissiper ; Innocent III et ses successeurs
encouragèrent les études. Le clergé reprit son ancien éclat, et, dans un
siècle encore barbare, il répandit les premières clartés de la civilisation,
semblable aux colonnes lumineuses du désert. Nous
devons faire remarquer que le clergé ne parut jamais dans les guerres saintes
qu’à la suite des barons et des chevaliers de la croix. L’histoire ne le
présente qu’une seule fois dirigeant les travaux militaires d’une croisade ;
ce fut au siège de Damiette. Aussi les assauts et les combats y étaient-ils
sans cesse mêlés aux cérémonies religieuses. La bravoure n’y connaissait pas
d’autre encouragement que les bénédictions du ciel ; la licence d’autre frein
que les anathèmes de l’Église. Nous avons déjà dit qu’on reconnaissait
surtout l’influence du clergé dans une croisade à la témérité des entreprises
: le clergé, dans les circonstances difficiles de la guerre, croyait
peut-être trop aux miracles, et ne croyait pas assez aux périls. On sait
quelles furent après la prise de Damiette les suites de son excessive
confiance dans la victoire. Dans
chaque expédition, il partit un grand nombre d’évêques et d’abbés suivis de
leurs vassaux et de ceux qui étaient venus s’enrôler sous leurs bannières. Il
n’était point de baron ou de comte qui n’emmenât avec lui un ou deux
chapelains, ce qui devait accroître la multitude des ecclésiastiques sous les
drapeaux de la croix. Dans une guerre religieuse, l’influence morale du
clergé devait être toute-puissante. On sait quelle confiance l’évêque du Puy
inspirait aux pèlerins de la première croisade ; mais, si nous en croyons
Guillaume de Tyr, les ecclésiastiques qui survécurent à ce vénérable prélat
n’eurent point dans l’armée chrétienne le même crédit ni la même
considération : on put à peine trouver dans ce clergé voyageur des pontifes
capables d’occuper les principaux sièges de la Palestine et de la Syrie. Dans
les croisades suivantes, surtout dans la troisième, un grand nombre d’évêques
servirent la cause de la croix par leurs lumières, et donnèrent aux pèlerins
l’exemple des vertus évangéliques. Nous ne
suivrons point le clergé latin dans les colonies chrétiennes d’Orient, où il
voulut quelquefois exercer une domination temporelle. On se rappelle que le
patriarche Daimbert aspirait à la possession de Jérusalem, et que la ville
sainte vit de nombreuses divisions éclater entre l’autorité des princes et
celle du clergé. Tantôt les rois de Sion demandaient des subsides à l’Église,
tantôt le patriarche demandait au successeur de David et de Salomon les
décimes dues aux serviteurs de Dieu. Les deux partis cédaient ou résistaient
tour à tour et selon les circonstances, ne mettant jamais de mesure ni dans
la haine, ni dans la soumission. Baudouin demanda humblement pardon au
concile de Naplouse pour les injustices que lui et ses prédécesseurs avaient
commises envers le clergé de la Palestine. Dans une autre occasion, le roi
Baudouin ayant eu une vive querelle avec le patriarche Étienne au sujet de la
possession de Joppé, celui-ci tomba malade, et mourut d’une mort prématurée.
Quoique l’insinuation peu charitable que fait à ce sujet l’archevêque de Tyr
nous paraisse sans fondement, elle n’en montre pas moins la malheureuse
animosité avec laquelle on se disputait les conquêtes des guerriers chrétiens
et l’héritage de Jésus-Christ. Les papes furent souvent sollicités de
prononcer dans ces contestations ; mais ils ne donnèrent presque jamais une
entière satisfaction au clergé, car le clergé latin d’Orient ne pouvait
servir leurs desseins ni en deçà ni au-delà des mers, et la prudence leur
commandait de ne pas décourager les princes qui défendaient les armes à la
main le royaume de Jérusalem. On a
prétendu que le clergé s’était enrichi pendant les croisades. Cette
assertion, qui a été souvent si répétée par les écrivains du dernier siècle,
a besoin d’être examinée enfin avec une attention impartiale. Le clergé se
trouvait très-riche à l’époque de la première croisade ; ses ennemis
l’accusaient depuis longtemps d’avoir usurpé des propriétés immenses. Sous
les deux premières races, ses richesses avaient porté de l’ombrage aux barons
et aux rois, qui l’avaient plusieurs fois dépouillé, sous prétexte qu’il ne
défendait point l’État et que les propriétés dont il jouissait appartenaient
à ceux dont la bravoure veillait au salut du royaume. Si les
croisades eussent enrichi le clergé, il aurait dû être plus riche dans les
pays qui avaient pris le plus de part aux croisades ; or, le clergé de
l’Allemagne et de plusieurs autres États de l’Europe surpassait en richesses
celui du royaume de France, où les expéditions d’Orient avaient excité tant
d’enthousiasme et fait accourir tant de guerriers sous les armes. Le
clergé, il est vrai, acquit de nouvelles possessions dans les pays conquis
par les croisés ; mais il ne lui en resta rien après les guerres saintes.
Nous avons dit qu’à la fin des croisades le nombre des fidèles avait beaucoup
diminué dans l’Asie Mineure, dans la Syrie, en Égypte : ce fut là sans doute
une des suites les plus déplorables de ces guerres qui avaient irrité les
musulmans sans les avoir vaincus. Tous ces évêchés sans fonctions dont le
clergé conserve encore aujourd’hui les titres vains et pompeux, n’attestent
que trop les pertes de l’Église catholique dans les contrées de l’Orient. La
première guerre sainte dut être, comme nous l’avons vu, très-profitable au
clergé : il ne fut point obligé d’en payer les frais ; le zèle des fidèles
fournit à toutes les dépenses. Cependant il prit part lui-même à cette
croisade, et les prêtres qui partirent avec les autres croisés ne durent pas
s’enrichir dans leur pèlerinage. A la seconde croisade, on commença à mettre
des contributions sur les églises, sans avoir égard aux vives réclamations
des ecclésiastiques. Il s’établit dès lors dans le monde chrétien une opinion
qui devint funeste au clergé : c’est que les guerres entreprises pour la
gloire de Jésus-Christ et la délivrance des saints lieux devaient être payées
par l’Église. On leva d’abord des tributs sur le clergé, sans consulter
d’autre autorité et suivre d’autres règles que celles de la nécessité et des
circonstances. A compter de la troisième croisade, après la publication de la
dîme saladine, on établit des impôts plus réguliers, qui étaient fixés par
les papes ou les conciles, et qu’on percevait avec tant de rigueur, que les
églises furent dépouillées de leurs ornements et qu’on mit quelquefois à
l’encan les vases sacrés. Il est
vrai que le clergé recevait quelquefois les offrandes et les legs de ceux qui
partaient pour la terre sainte, ou qui avaient fait vœu de partir ; mais
qu’était-ce que ce tribut de la piété, à côté des tributs qu’il se trouvait
obligé de payer lui-même ? Nous ne craignons pas d’affirmer que, dans
l’espace de deux cents ans, le clergé donna pour les guerres saintes plus
d’argent qu’il n’en aurait fallu pour acheter la plus grande partie de ses
propriétés. Aussi vit-on peu à peu se refroidir le zèle des ecclésiastiques
pour la délivrance des lieux saints, et l’indifférence qui succéda parmi les
peuples chrétiens à l’ardeur des croisades, commença par le clergé. En
Allemagne et dans plusieurs autres pays, son mécontentement était poussé si
loin, qu’à la fin les papes n’osaient plus se fier aux évêques pour la
prédication des croisades, et qu’ils ne donnaient plus cette mission qu’aux
ordres mendiants, qui ne possédaient rien et n’avaient rien à payer pour les
expéditions contre les infidèles. On a
dit que le clergé avait profité des croisades pour acheter à vil prix les
propriétés de la noblesse, comme de nos jours nous avons vu beaucoup de gens
profiter de la révolution pour acheter à un prix modique les biens du clergé
lui-même. Nous trouvons en effet des exemples de ces sortes d’acquisitions
dans la première croisade ; mais ces exemples devaient être plus rares dans
les autres guerres saintes, dont le clergé fut obligé de payer les frais. Le
grand avantage qu’eut alors le clergé sur la noblesse, c’est que les nobles
pouvaient engager et aliéner leurs possessions, et qu’il ne fut jamais permis
aux ecclésiastiques d’aliéner ni d’engager leurs biens. Un autre avantage du
clergé, c’est qu’il formait un corps toujours animé du même esprit et toujours
dirigé par les mêmes lois ; tandis que tout changeait autour de lui, lui seul
ne changeait point. C’est ainsi qu’il résista à la révolution qui s’opérait
dans les propriétés. Nous ajouterons que la juridiction du clergé, qui chaque
jour faisait de nouveaux progrès, était pour lui une source de richesses. Il
était dans la nature des choses, comme nous l’avons déjà fait remarquer, que
la classe la plus éclairée devînt la classe la plus riche. Le clergé n’eut
donc pas besoin de profiter de la ruine des croisés pour s’enrichir : ses
lumières, son esprit d’ordre et d’économie, l’ascendant qu’il avait sur les
peuples, lui offraient assez de moyens pour accroître ou pour conserver ses
possessions. CHAPITRE XI. — DES MONASTÈRES. Nous
avons vu que l’exaltation des esprits qui produisit les croisades avait
augmenté le nombre des cénobites. Guillaume de Tyr dit, en commençant son
histoire des guerres saintes, que le monde, livré à tous les désordres, était
près de tomber en ruine. On se persuadait que le monde, ainsi menacé de sa
fin, ne pouvait être renouvelé que par des événements et des sacrifices
extraordinaires. La religion, qui dirigeait tout alors, montra aux uns
l’Orient à conquérir, aux autres le désert où les attendait la pénitence.
Dans l’opinion des sages et des docteurs, il n’y avait rien de plus dangereux
sur la terre que le siècle, et toutes les cités semblaient être pour les
chrétiens remplis d’une dévotion ardente comme des villes maudites du ciel
qu’il fallait s’empresser de quitter. C’est ainsi qu’on prenait à la fois la
route de Jérusalem et celle des lieux retirés, qui étaient regardées comme le
chemin de la Jérusalem céleste. Nous avons parlé des guerriers de la croix et
des pèlerins de la terre sainte ; qu’il nous soit permis d’arrêter un moment
notre attention sur la milice des cloîtres et sur les croisés du désert. Les
fondations de monastères ne sont pas les faits les moins connus de l’histoire
: les chroniqueurs, qui étaient presque tous des moines, n’y attachent pas
moins d’importance qu’aux plus grands événements politiques. Orderic Vital
parle tour à tour, et sur le même ton, de l’invasion de Guillaume en
Angleterre, de la conquête de la Pouille par les Normands, et de la fondation
ou de la gloire du monastère de Saint-Évroul. Les
couvents s’établissaient de plusieurs manières. Quelquefois c’était un seul
homme qui se retirait dans un lieu solitaire et dont les fidèles venaient
admirer la sainteté. Ces anachorètes, au rapport des légendes contemporaines,
étaient comme les rois de la solitude ; car les oiseaux du ciel obéissaient à
leur voix, et la nature leur était soumise. L’historien de la Normandie,
après avoir raconté la sainte vie d’un anachorète, nous raconte ainsi sa
mort, plus miraculeuse encore que sa vie : « Une douce mélodie s’élevait dans
les airs, un parfum divin remplit les lieux sauvages ; un nuage brillant
s’éleva sur l’horizon et fit pâlir l’astre du jour. » Le récit de ces
prodiges et de mille autres semblables se répandait dans tous les pays
voisins ; bientôt la foule accourait, et le désert voyait s’accomplir ces
paroles d’Isaïe : « Ce lieu est trop « étroit pour moi ; faites-moi de la
place, afin que je puisse y habiter. » Une autre origine des cloîtres était
le repentir des pécheurs, la dévotion des grands et des princes. En donnant
une partie de leurs biens à des cénobites qui passaient les jours et les
nuits dans l’oraison, les riches et les puissants du siècle espéraient hâter
dans une autre vie la délivrance de leurs proches, et croyaient acquérir pour
eux-mêmes les trésors du ciel. Plusieurs établissements monastiques durent
leur origine à des colonies de moines envoyés dans d’autres solitudes pour y
faire fleurir les austères vertus de la vie religieuse. Plus d’un ordre de
cénobites avait des monastères répandus sur toute la surface du monde ; et
ces monastères, suivant la même règle, pratiquant les mêmes austérités,
obéissant à un seul chef, formaient comme une confédération pieuse qui
surpassait quelquefois la richesse, la puissance des grands de la terre et
des florissantes cités. Le zèle
pour la vie monastique fut si grand dans le douzième siècle, que la France et
l’Europe craignirent de manquer de solitudes. Les mères cachaient leurs
enfants, les femmes leurs maris, les amis leurs amis, pour les dérober au
prosélytisme des cloîtres. Un frère de saint Bernard hésitait à prendre
l’habit religieux, alléguant que sa femme n’y consentirait pas : « Elle y
consentira, dit Bernard, ou elle mourra » ; paroles cruelles qui
montrent que les lois de la société et celles de la famille étaient immolées
sans scrupule à la passion jalouse par laquelle se peuplaient les déserts. Les
historiens ecclésiastiques ont longuement décrit la vie intérieure des
monastères, les journées des moines, partagées entre le travail, la
méditation et la prière, les longues extases d’une dévotion ascétique et les
prodiges de la pénitence ; d’autres ont répété ce qu’on disait déjà au moyen
âge de la corruption des cénobites et des désordres qui régnaient dans les
cloîtres. Nous présenterons à nos lecteurs d’autres tableaux. Tandis que la
société était livrée à tous les excès de l’anarchie féodale, on aime à voir
se former, à l’ombre des autels, des associations régulières qui étaient
comme de petits États, ayant leurs mœurs, leurs lois, leurs gouvernements ;
et c’est sous ce rapport que nous parlerons des monastères au temps des
croisades. Chaque cloître avait sa règle et ses privilèges ; une prérogative
générale et commune à tous était la liberté. Cette liberté s’exerçait surtout
dans la police intérieure du couvent, dans l’élection des supérieurs de la
communauté, sur laquelle aucune autorité religieuse ou civile ne pouvait
exercer d’influence. Plusieurs abbayes se vantaient de ne dépendre que du
Saint-Siège ; beaucoup de monastères supportaient impatiemment la juridiction
spirituelle des évêques. Les moines de Rebais refusèrent de reconnaître leur
abbé qui s’était soumis à l’évêque de Meaux, et les anathèmes du concile de
Beauvais purent à peine les ramener à la soumission. Un
monastère se plaçait d’abord sous la protection d’un saint. Le bienheureux
patron que les cénobites invoquaient dans leurs prières, était le seigneur de
celte pieuse milice, et c’était, pour ainsi dire, sous sa bannière qu’ils
livraient leurs combats spirituels ou qu’ils défendaient les intérêts
temporels de leur association. Le respect qu’ils avaient pour la mémoire de
leur fondateur ou de ceux qui les avaient précédés dans le cloître, et qui
étaient pour eux comme des aïeux ou des ancêtres, offrait une véritable image
des sentiments et des souvenirs de la patrie. Souvent des laïques riches et
puissants demandaient une part aux prières des moines, et mettaient leur
gloire à faire inscrire leurs noms sur les registres du couvent ; ces frères
du dehors recevaient en quelque sorte le droit de cité ou de bourgeoisie dans
la communauté monastique ; après avoir servi pendant toute leur vie les
intérêts du monastère, leur dernier vœu était de mourir sous l’habit des
cénobites et d’obtenir une portion de la terre qui devait couvrir leurs
frères de la solitude. On ne peut se faire une idée de l’esprit d’émulation
qui animait les moines pour agrandir les domaines et la renommée de leur
ordre. « C’est cultiver la vigne du Seigneur, disait l’abbé Suger, que de
prodiguer aux demeures des solitaires l’or, l’argent et les pierres
précieuses. » L’histoire nous représente plusieurs cénobites exerçant une
sainte violence envers leurs familles et ruinant leurs parents pour enrichir
leurs monastères. Lorsque la libéralité des fidèles abandonnait à un couvent
une terre ou un bien quelconque, les moines y transportaient leurs reliques
avec la plus grande solennité, afin que leurs saints patrons prissent
possession comme eux de leurs nouvelles conquêtes. Chaque monastère avait dans
ses archives des chartes et des contrats qui constataient ses titres et ses
droits de propriété ; et tel était le zèle des religieux pour reculer les
limites de leurs domaines, que, si nous en croyons certains documents du
moyen âge, ils ne se firent point scrupule d’appuyer quelquefois leurs
prétentions sur des donations irrégulières et sur des pièces apocryphes. Les
moines, selon l’opinion du temps, étaient les dépositaires des biens du
pauvre et des biens de Dieu ; toute tentative pour révoquer une donation ou
contester un privilège, était à leurs yeux un véritable sacrilège. Chaque
monastère se disait l’Église elle-même, et se regardait comme la sainte
famille du Christ ; cette conviction donnait aux cénobites une incroyable
ardeur pour la défense des droits qu’ils avaient acquis et que le temps avait
consacrés. On connaît la vive contestation élevée entre les bourgeois et les
moines de Vézelay, vers le milieu du douzième siècle. Les bourgeois, poussés
par le comte de Nevers, voulaient se soustraire à la juridiction de l’abbaye.
Rien n’est plus curieux que l’histoire de cette révolution écrite par un
moine, témoin oculaire. L’historien cénobite nous représente l’abbé Pons
prenant la défense de la maison d’Israël, d’abord contre l’évêque d'Autun,
ensuite contre le duc de Nevers, et parvenant, à force de travaux et de
périls, à rendre plus brillante et plus visible à tous les yeux la pureté des
libertés de son Église. Il faut remarquer ici que l’abbaye de Vézelay,
dédiée à Madeleine, amie et servante de Dieu, avait la prétention d’être
indépendante pour le spirituel comme pour le temporel, et qu’elle se vantait
d’être un aleu du bienheureux Pierre. En soutenant cette prétention, les
disciples de Pons ne voyaient que des brigands et des impies dans leurs
adversaires ; si le comte de Nevers s’attendrissait sur le sort des bourgeois
de Vézelay, c’étaient les larmes de l'impiété qui coulaient d'une fontaine de
corruption. L’abbé Pons invoqua tour à tour les puissances de la terre et les
anathèmes de la religion ; la misérable bourgade de Vézelay succomba enfin
dans cette lutte, qui dura plusieurs années. Nous ne pouvons juger ni les
griefs ni les torts des bourgeois, qui n’ont point eu d’historien ; mais, en
lisant l’histoire de l’abbaye, on est obligé de convenir que les cénobites
firent la guerre sans modération et n’usèrent point de la victoire avec
charité. La puissance et la richesse des monastères ne provenaient pas uniquement de leurs domaines ou de leurs privilèges seigneuriaux : la plupart avaient dans leurs églises les ossements de quelques apôtres ou de quelques martyrs qui leur attiraient de nombreuses offrandes et qui les protégeaient dans les mauvais jours. Dès le neuvième siècle, les habitants des cloîtres, lorsqu’ils avaient à se plaindre de l’injustice ou de l’usurpation des hommes puissants, déposaient à terre ou parmi les ronces les reliques des saints, et les laissaient ainsi abandonnées jusqu’à ce que le sanctuaire envahi ou menacé fût délivré de toute crainte. Lorsqu’ils avaient à redouter les entreprises des brigands ou des ennemis, on les voyait porter les dépouilles des élus de Dieu à la ville prochaine ; tout le monastère marchait en procession, implorant dans des cantiques lugubres la miséricorde du Seigneur. Dès les premiers temps des pèlerinages en Orient, on rechercha les saintes reliques, et dès lors il n’y avait pas une église, pas un monastère qui n’eût son reliquaire, que les moines appelaient leur trésor. Les ossements des saints guérissaient les malades, convertissaient les pécheurs, obtenaient les grâces du ciel pour tous ceux qui les visitaient, et jamais un pèlerin ne vénéra les restes mortels des martyrs sans déposer sur l’autel le tribut de sa piété. Lorsque les croisades eurent commencé, on apporta des contrées orientales un grand nombre de reliques qui furent déposées dans les monastères comme dans un sûr asile. Tandis que les guerriers de la croix pillaient les villes des infidèles ou des hérétiques, des moines et des clercs s’occupaient d’un butin qu’ils regardaient comme plus précieux et plus digne des victoires remportées au nom de Jésus-Christ. Nous avons vu dans l’historien Gunther les violences qu’employa l’abbé Martin pour dépouiller une église de Constantinople et pour s’emparer des reliques dont il enrichit son monastère près de Râle. Il nous reste une relation dans laquelle un chevalier nommé Dalmas raconte lui-même comment il déroba dans une église des Grecs le chef de saint Clément, qui fut transporté en triomphe à l’abbaye de Cluny. La multitude des fidèles accourait pour contempler ces trophées de la guerre sainte. Il arrivait souvent que les cénobites portaient leurs reliquaires de village en village, de cité en cité, afin de recueillir une plus grande quantité d’offrandes. Au milieu de ces translations auxquelles l’avarice présidait peut-être bien plus que la piété, l’iniquité et la fraude durent quelquefois abuser de la crédulité du vulgaire. Dès le commencement du douzième siècle, l’abbé Guibert s’élevait contre la coutume de faire ainsi voyager les saints. « Le tort qu’on a, disait-il, est de ne pas laisser les bienheureux jouir dans une tombe immuable du repos qui leur est dû. » Ces abus que signalait l’abbé de Nogent subsistèrent longtemps encore ; la dévotion pour les reliques ne fit que s’accroître pendant les croisades, et cette dévotion ne cessa pas d’être une source de prospérité pour la plupart des monastères. |