CHAPITRE PREMIER. — IDÉES GÉNÉRALES. Avant
de donner notre opinion sur les résultats des guerres saintes, il nous a paru
convenable de rappeler en peu de mots les jugements que d’autres en ont
portés. Dans le dix-septième siècle, si fécond en grands génies, on admirait
l’héroïque bravoure des croisés, on déplorait leurs revers, et, sans
s’occuper du bien ou du mal qu’avaient amené ces expéditions lointaines, on
respectait les motifs pieux qui avaient fait prendre les armes aux guerriers
de l’Occident. Le dix-huitième siècle, qui avait adopté toutes les opinions
de la réforme et qui les exagérait, le dix-huitième siècle n’épargna point
les croisades, et ne manqua point d’en accuser l’ignorance, le fanatisme et
la barbarie de nos aïeux. Peu de personnes savent aujourd’hui que Voltaire
publia en 1753 une histoire des croisades ; le sujet qu’il avait choisi était
alors si décrié, et lui-même jeta tant de ridicule sur les événements qu’il
racontait, que son livre n’inspira point de curiosité et ne trouva point de
lecteurs. Rien n’égale la violence avec laquelle les auteurs de
l’Encyclopédie renchérirent peu de temps après sur l’opinion de Voltaire.
Cette manière de juger les croisades était si généralement répandue, que les
panégyristes de saint Louis s’y laissèrent entraîner, et que plusieurs d’entre
eux, dans leurs discours, pardonnèrent à peine au pieux monarque ses exploits
et ses malheurs en Egypte et devant Tunis. Cependant
une philosophie éclairée par l’esprit de recherche et d’analyse remonta aux
causes des événements, étudia leurs effets, et, par cela même qu’elle
recherchait la vérité, elle fut moins portée à la déclamation et à la satire.
Le judicieux Robertson, dans son introduction à l’Histoire de Charles-Quint,
pensa que les croisades avaient pu favoriser les progrès de la liberté et le
développement de l’esprit humain. Soit que cette manière devoir flattât
quelques opinions du temps, soit qu’elle exerçât sur le public l’ascendant
naturel de la vérité, elle trouva un assez grand nombre de partisans ; dès
lors on commença à juger avec moins de sévérité les expéditions des croisés
en Orient. Il y a
plusieurs années que l’Institut de France ouvrit un concours dans lequel il
invita tous les érudits à faire connaître les avantages que la société avait
retirés des croisades ; si on en jugeait par les mémoires qui obtinrent le
prix dans cette lutte savante, les guerres saintes auraient amené à leur
suite plus de biens pour la postérité qu’elles ne produisirent de calamités
pour les générations contemporaines. Ainsi les opinions sur les croisades
avaient changé plusieurs fois lorsque nous avons commencé notre histoire.
Adoptant de tous ces jugements divers ce qu’ils ont de modéré et de
raisonnable, nous croyons que les expéditions d’Orient n’ont fait ni tout le
bien qu’on leur attribue, ni tout le mal dont on les accuse, et que néanmoins
il n’est pas possible de nier leur influence sur les siècles qui les ont
suivies. Les époques de l’histoire les plus remarquables par le développement
des facultés humaines furent toujours précédées de grands événements qui
avaient frappé les imaginations, occupé les intelligences, donné à tous les
esprits une même direction. On ne peut douter qu’une révolution comme celle
des croisades, qui avait remué tant de passions, à laquelle plusieurs
générations avaient pris part, n’ait pénétré bien avant dans le cœur humain et
n’y ait laissé des impressions, des souvenirs, des habitudes qui se
retrouvent enfin dans la législation et dans les mœurs. Parmi
les résultats des guerres saintes, il en est qui paraissent incontestables,
d’autres qu’on ne peut déterminer avec la même certitude. Plusieurs
circonstances durent concourir avec les grandes expéditions en Orientaux
progrès des lumières et de la civilisation. Rien n’est plus compliqué que les
ressorts qui font mouvoir les sociétés modernes, et celui qui voudrait
expliquer la marche des choses par une cause unique, tomberait dans une
erreur grossière. Les mêmes événements ne produisent pas toujours les mêmes
effets, comme on le verra dans le tableau que nous allons retracer de
l’Europe au moyen âge. Les croisades contribuèrent en France à
l’affaiblissement des grands vassaux, tandis que le pouvoir féodal ne reçut
presque aucune atteinte en Allemagne et dans d’autres pays. Pendant cette
époque, quelques États s’agrandirent, d’autres marchèrent à leur décadence.
Chez plusieurs peuples, nous voyons la liberté jeter de profondes racines et
présider aux institutions naissantes ; chez d’autres nations, nous voyons la
puissance des princes s’élever, tantôt s’affranchissant de toute entrave,
tantôt limitée par de sages lois. Ici florissaient le commerce, les arts et
les sciences ; ailleurs l’industrie ne faisait aucun progrès, et l’esprit
humain restait encore plongé dans les ténèbres. Qu’on nous permette de faire
ici une comparaison qui reproduira toute notre pensée : les principes ou les
germes de la civilisation au temps des croisades ont été comme ces semences
que l’orage emporte avec lui, et qu’il jette, les unes dans des lieux
incultes où elles restent ignorées et stériles, les autres sur une terre
propice où l’action du soleil, une heureuse température et la fécondité du
sol, favorisent leur développement et leur font porter des fruits. La
difficulté d’apprécier les croisades, au moins dans leurs effets, vient de ce
qu’elles n’ont ni entièrement réussi, ni entièrement échoué ; rien n’est plus
difficile à juger que ce qui est resté incomplet. Pour suppléer à ce qui nous
manque, nous allons faire deux suppositions. Supposons d’abord que ces
expéditions lointaines aient eu le succès qu’on pouvait attendre, et voyons
dans ce cas ce qui en aurait résulté. L’Égypte, la Syrie, la Grèce,
devenaient des colonies chrétiennes ; les peuples de l’Orient et de
l’Occident marchaient ensemble à la civilisation ; la langue des Francs
pénétrait jusqu’aux extrémités de l’Asie ; les côtes barbaresques, habitées
par des pirates, auraient reçu les mœurs et les lois de l’Europe, et
l’intérieur de l’Afrique ne serait plus depuis longtemps une terre
impénétrable aux relations du commerce, aux recherches des savants et des
voyageurs. Pour savoir ce qu’on aurait gagné à cette réunion des peuples sous
les mêmes lois et sous la même religion, il faut se rappeler l’état de
l’univers romain sous le règne d’Auguste et de quelques-uns de ses
successeurs, ne formant en quelque sorte qu’un même peuple, vivant sous la
même loi, parlant la même langue. Toutes les mers étaient libres, les
provinces les plus éloignées communiquaient entre elles par des routes
faciles, les villes échangeaient leurs arts et leur industrie, les climats
leurs productions diverses, les nations leurs lumières. Il est permis de
croire que, si les croisades avaient soumis l’Orient à la chrétienté, ce grand
spectacle du genre humain réuni sous les lois de l’unité et de la paix aurait
pu se renouveler avec plus d’éclat et d’une manière plus durable dans les
temps modernes, et c’est alors que les opinions n’auraient point été
partagées, qu’aucun doute ne se serait élevé sur les avantages des guerres
saintes. Qu’on
fasse maintenant une autre hypothèse, et que notre pensée s’arrête un moment
sur l’état où se serait trouvée l’Europe, si les expéditions contre les
musulmans d’Afrique et d’Asie n’avaient jamais été entreprises, ou si les
armées chrétiennes n’avaient éprouvé que des revers. Dans le onzième siècle,
plusieurs contrées européennes étaient envahies, les autres étaient menacées
par les musulmans. Quels moyens de défense avait alors la république
chrétienne, où la plupart des États se trouvaient livrés à la licence,
troublés par la discorde, plongés dans la barbarie ? Si la chrétienté, comme
le fait remarquer un écrivain, ne fût sortie alors par toutes ses portes et à
plusieurs reprises pour attaquer un ennemi formidable, ne doit-on pas croire
que cet ennemi eût profité de l’inaction des peuples chrétiens, qu’il les eût
surpris au milieu de leurs divisions et les eût subjugués les uns après les
autres ? Qui de nous ne frémit d’horreur en pensant que la France,
l’Allemagne, l’Angleterre et l’Italie pouvaient éprouver le sort de la Grèce
et de la Palestine ? Nous
avons dit en commençant cette histoire que les croisades offraient le
spectacle d’une lutte sanglante et terrible entre deux religions qui se
disputaient l’empire du monde. Dans cette lutte formidable, les véritables
moyens de défense consistaient dans la supériorité des lumières et des
qualités sociales. Tant que l’ignorance de la barbarie régna sur les peuples
de l’Occident comme sur ceux de l’Asie, la victoire resta incertaine ;
peut-être même que la force se trouvait alors du côté du peuple le plus
barbare, car il avait déjà toutes les conditions de son existence politique.
Mais quand l’Europe vit naître pour elle l’aurore de la civilisation (et les
croisades hâtèrent cette heureuse époque), elle connut enfin la sécurité, et
ses ennemis commencèrent à redouter sa puissance. La
religion musulmane, par sa doctrine de fatalisme, semblait interdire toute
prévoyance à ses disciples, et dans les jours malheureux elle ne relevait
point le courage des guerriers. Les chrétiens, au contraire, ne perdaient
aucune de leurs facultés dans les revers ; souvent même les revers doublaient
leur énergie et leur activité. Ce qui étonne le plus dans l’histoire des
croisades, c’est de voir que les défaites des chrétiens en Asie excitaient
bien plus que leurs victoires l’enthousiasme de la population belliqueuse de
l’Europe. Les prédicateurs des guerres saintes, pour engager les guerriers
chrétiens à prendre les armes contre les infidèles, ne parlaient point de la
gloire et de la puissance de Jérusalem, mais ils s’efforçaient dans leurs
J’lamentations pathétiques d’exagérer les périls, les malheurs et la
décadence des colonies chrétiennes. Sous
l’empire de l’islamisme, il n’y a que le despotisme qui soit fort ; mais la
force du despotisme n’est presque jamais autre chose que la faiblesse des
nations. La religion chrétienne a un autre but, quand elle dit à ses
disciples : Aimez-vous comme des frères. Par toutes ses maximes, elle leur
ordonne de se réunir, de s’aider, de s’éclairer les uns les autres. Elle
double ainsi leur force, en les mettant sans cesse en communauté de travaux
et de dangers, de craintes et d’espérances, d’opinions et de sentiments.
C’est cet esprit de sociabilité qui donna naissance aux croisades et les
soutint pendant deux siècles. S’il ne put en assurer le succès, il prépara du
moins la république chrétienne à se défendre plus tard avec avantage ; il fit
des peuples de l’Europe comme un faisceau qu’on ne pouvait plus briser ; il
créa, au milieu même des discordes, une force morale que rien ne pouvait
vaincre, et la chrétienté, défendue par cette force morale, put dire enfin
aux Barbares maîtres de Byzance ce que Dieu avait dit aux flots de la mer :
Vous n’irez pas plus loin. Rappelons-nous
l’état où les croisades avaient laissé l’Orient. Les puissances musulmanes,
sur la fin des guerres saintes, tombaient presque toutes en décadence ;
aucune, pas même les Turcs, n’a pu se relever avec éclat depuis cette époque.
L’islamisme, nous l’avons vu par nos yeux, semble partout avoir perdu sa
force ; toutes les institutions qu’il avait fondées n’ont fait que dépérir.
De toutes parts les peuples, ceux même qui ne sont pas chrétiens, attendent
leurs destinées de l’Occident. La plupart des contrées orientales où les
guerriers francs avaient planté la croix de Jésus-Christ, fixent maintenant
l’attention de l’Europe chrétienne. Comme aux temps des saintes expéditions,
tout le monde a les yeux sur la Grèce, sur Byzance, sur les côtes d’Afrique,
sur l’Égypte et la Syrie, sur la Méditerranée et ses îles. Ne semble-t-il pas
que les croisades vont recommencer ? Dans les sociétés humaines il est des
révolutions qui ne s’arrêtent jamais, et qui s’avancent lentement et même à
l’insu de l’homme, semblables à ces astres qu’on voit apparaître sur
l’horizon, à de longs intervalles, et qui poursuivent sans cesse leur course
dans le firmament. Parmi ces grandes révolutions que la Providence dirige, on
doit compter sans doute la révolution des croisades, dont rien n’a pu
jusqu’ici arrêter la marche et qui, sous des formes diverses, avec des
mobiles différents, tend toujours au même but moral, la civilisation des
peuples barbares et la réunion de l’Occident et de l’Orient. Nos
lecteurs se rappellent que dans notre Histoire nous avons pris soin de
montrer le caractère et la physionomie particulière de chaque croisade, et de
faire connaître le bien et le mal qui en résultaient pour les contemporains.
Maintenant nous embrasserons dans une revue générale toutes les expéditions
en Orient ; nous montrerons l’état des royaumes de l’Europe au milieu des
guerres saintes, l’origine des institutions et des lois, les progrès des
lumières, laissant aux lecteurs éclairés le soin de juger eux-mêmes ce qui
est l’ouvrage du temps, ce qui appartient à la politique des rois, aux
passions humaines, à l’influence du christianisme et des croisades. CHAPITRE II. — DE LA FRANCE. Ce que
chaque génération connaît le moins, c’est l’esprit et le caractère des
événements auxquels elle a pris part. Ainsi l’histoire, pour apprécier les
vieux âges et ce qu’ils ont laissé après eux, peut rarement invoquer leurs
jugements et s’aider de leurs lumières. Lorsqu’on veut faire connaître le
bien et le mal qu’ont produits les croisades, on se trouve réduit à la
nécessité de chercher dans la société ce qui est venu après ces grandes
révolutions, et d’indiquer avec plus ou moins de probabilité ce qui peut être
regardé comme leur ouvrage. Afin de
juger ce qu’a pu gagner la monarchie française pendant les croisades, il nous
suffira peut-être devoir ce qu’elle était sous Philippe I avant le concile de
Clermont, et ce qu’elle était deux siècles plus tard, quand Louis IX mourut
sur la cendre à Tunis. Sous la seconde race de nos rois, toutes les parties
du grand royaume de France tendaient à se désunir, par une suite des partages
entre les enfants des monarques. Ce mouvement de séparation, cette tendance à
se diviser, s’accrurent encore par les progrès et l’extrême désordre de la
féodalité. Une impulsion toute contraire fut donnée sous la troisième
dynastie, et l’excès du mal fil revenir au principe de l’unité. Sous les deux
premiers règnes des Capets, le monarque se trouvait obligé de lutter sans
cesse avec les seigneurs voisins de sa capitale, et souvent le château d’un
vassal infidèle arrêtait toutes les forces de la monarchie. Dans cet état de
désordre et de faiblesse, le nom de France néanmoins était resté, et ce nom,
déjà glorieux, devait suffire pour ramener les Français du Midi et du Nord
aux sentiments d’une commune patrie. Cet esprit de nationalité, dont la
royauté tirait toute sa force, fut naturellement favorisé par les croisades. On sait
que le pape Urbain s’était principalement adressé aux Français. La nation
française, en donnant le signal des croisades, se mit en quelque sorte à la
tête des plus grands événements du moyen âge. La gloire de la première
expédition lui appartint tout entière, et la royauté, sans y prendre une part
directe, dut en tirer un grand avantage. On connaît toutes les plaintes qui
s’élevèrent contre la seconde croisade ; mais on y vit un roi de France
commander une nombreuse armée hors de son territoire, ce qui ne s’était pas
vu depuis Charlemagne, et rien n’était plus capable de seconder les progrès
de la monarchie. S’il est vrai que la conduite d'Éléonore en Orient motiva
son divorce et que Louis VII perdit ainsi la Guienne, qui tomba entre les
mains des Anglais, il faut dire aussi que cette perte fut bientôt réparée et
que Philippe-Auguste retrouva plus que Louis le Jeune n’avait perdu. A voir
le rôle que Philippe joua dans la troisième croisade, on pourrait croire
qu’il n’était allé en Asie que pour y conduire Richard et pour éloigner de
l’Occident le plus redoutable de ses rivaux ; lorsque le monarque anglais se
trouva engagé dans toutes les difficultés et dans tous les embarras de la
guerre sainte, le roi de France revint dans ses États, et l’histoire nous dit
qu’il profita de l’absence de ses ennemis ou de ses voisins, sinon avec cette
loyauté qu’on aime à retrouver dans la conduite des rois, du moins avec une
habileté que la politique moderne a souvent prise pour modèle. On sait
quel orage s’éleva plus tard contre la royauté : l’enthousiasme des croisades
vint de nouveau à son secours, renversa tout à coup les projets d’une ligue
redoutable. Entraînés par l’exemple du duc de Bretagne cl du roi de Navarre,
les grands vassaux partirent pour la Palestine, et dissipèrent en Orient des
trésors et des armées qu’ils n’avaient employés jusque-là que pour troubler
le royaume. Enfin, Louis IX partant pour l’Asie emmenait à sa suite tous les
seigneurs qui s’étaient déclarés contre lui, et dans sa dernière expédition
il avait toute la noblesse de France à sa solde. Les désastres qui
accablèrent les armées ne sauraient nous empêcher de reconnaître ces rapides
progrès de la puissance royale. L’intérêt même qu’on portait à de grands malheurs,
les sacrifices faits à une cause qui était celle de tout le peuple,
l’habitude de voir les rois à la tête de la milice française, effaçaient peu
à peu le principe de la féodalité, ou plutôt le faisaient tournerai ! profit
de la monarchie. Souvent la turbulence et l’indocilité féodales purent
altérer la gloire des armes chrétiennes ; mais l’esprit même et les habitudes
d’une guerre lointaine soumirent à la fin l’orgueil des comtes et des barons.
Ainsi on peut dire que la féodalité nuisit d’abord au progrès des guerres
saintes, et qu’ensuite les guerres saintes portèrent les coups les plus
redoutables à cette anarchie au milieu de laquelle la royauté avait été sur
le point de périr. On
remarquait, comme nous l’avons dit en commençant ce chapitre, chez tous les
peuples de la France, depuis les Pyrénées jusqu’au Rhin, un sentiment de
respect et de prédilection pour les sujets des rois, qui portaient seuls
alors le nom et le titre de Français, et qui pouvaient être regardés comme
les aînés de la grande famille. La plupart des chroniques parlent toujours
des Français dans les termes les plus affectueux et les plus honorables.
Raoul de Caen, qui était Normand, hésite à commencer son Histoire de
Tancrède, parce que, dit-il, c’est à la France qu’il appartient de célébrer
les grands hommes, à la France, qui renferme dans son sein tous les genres de
mérite et de talent. L’abbé de Nogent nous dit qu’il a donné à son histoire
de la première croisade le titre de Gesta Dei per Francos, pour faire
honneur à la nation belliqueuse des Français. Parmi
les Francs établis en Syrie on ne parlait guère que la langue française.
Lorsque la race des Baudouin s’éteignit en Orient, les chrétiens du pays
envoyèrent demander un roi à Philippe-Auguste, qui leur donna un de ses
barons. Le nom de la France se mêlait à tous les grands événements des
croisades, et les colonies chrétiennes d’au-delà des mers étaient appelées la
France d’Orient. Les liens de la patrie se resserrèrent davantage encore
parmi les guerriers qui allaient combattre dans des contrées lointaines. Les
Français, dispersés dans leur propre pays sous plusieurs dominations, étaient
plus rapprochés entre eux, étaient plus portés à s’unir, sous le ciel
étranger de la Syrie et de l’Égypte. D’autres
causes purent aussi contribuer à entretenir cet esprit de nationalité. Quoi
qu’il en soit, il ne fit que s’accroître d’âge en âge et de règne en règne ;
à la fin, il n’y avait rien de plus heureux pour les peuples, rien de plus
glorieux pour les monarques, que la réunion d’une cité à la couronne ;
c’était une honte et un très-grand malheur pour la royauté que la perte et
l’abandon d’une province. La France, au temps des guerres saintes, semblait
avoir, comme les Romains, son dieu Terme, qui ne reculait point et qui
avançait toujours. Des revers purent l’affaiblir, mais ces revers passagers
ne changèrent point le caractère de la nation. Mathieu Pâris nous rapporte
que Louis IX, ayant résolu après sa délivrance de rester quelque temps en
Palestine, avait promis à Henri III de lui rendre la Normandie, s’il venait à
son secours avec une armée. A cette proposition, les barons de France,
assemblés par la reine Blanche, firent éclater leur mécontentement par de
violents murmures, et dans leur indignation ils oublièrent un moment le
respect et l’amour qu’ils devaient à un roi malheureux. Le roi d’Angleterre,
lorsqu’il apprit la colère et les menaces des barons français, fut
très-effrayé, et ne jugea pas convenable, ajoute l’historien anglais, de
pousser plus loin la négociation. Un siècle après les croisades, l’histoire
nous offre un exemple touchant de ce patriotisme, pour qui rien n’était plus
beau que d’être Français, et rien de plus triste que de ne plus l’être. Le
roi Jean, sorti de sa captivité, avait cédé plusieurs provinces au roi
d’Angleterre. Quand ce traité fut connu, plusieurs seigneurs du Languedoc et
de la Gascogne — nous suivons ici le récit de Froissard — ne voulurent mie
obéir ; aucuns disaient qu'il n’appartenait point au roi de France de les
quitter de leur foy. Dans le Poitou, dans le pays de la Rochelle, dans la
Saintonge, les barons, les chevaliers, les bonnes villes, supplièrent
plusieurs fois le roi qu’il ne les voulust mettre aux mains de l'estranger
; enfin ils obéirent, mais, dirent bien les notables gens de la Rochelle,
nous serons et obéirons aux Anglois des lèvres, mais les cueurs ne s'en
mouvront. A ce
besoin si clairement manifesté de resserrer les liens de la famille et de
rassembler les parties dispersées d’une grande puissance, se joignit le désir
de voir la France grandir et se fortifier contre toute domination étrangère
ou rivale. Comme la véritable grandeur de la nation française venait d’un
esprit d’union et de rapprochement, cette tendance salutaire devait être
consacrée dans son organisation politique : il fallait qu’un principe
d’unité, une volonté suprême réglât tout, animât tout, et que la France pût
marcher comme un seul homme à l’accomplissement de ses destinées ; il fallait
que dans son gouvernement, qui était sa vie, elle fut indépendante avant que
ses citoyens le fussent eux-mêmes, et qu’une époque de puissance et de gloire
précédât celle de la liberté. Chose remarquable ! à mesure que la France
s’élevait comme État et comme nation, on vit s’étendre et s’accroître
l’affranchissement des cités et la liberté des citoyens. Il en est des
sociétés politiques comme de la famille, où l’exercice des droits les plus
précieux est réservé à l’âge présumé de la maturité et de la raison. Il est
probable que, s’il en eût été autrement, la France ne serait point arrivée à
ce point de grandeur et de prospérité où nous l’avons vue, et qu’elle aurait fini
comme la malheureuse Italie. La
fortune de la France se servit surtout du pouvoir royal pour opérer ces
prodiges, et voilà pourquoi les Français ont toujours montré plus d’affection
pour la royauté que les autres peuples : elle fut un point de ralliement qui
rassembla tout ce qui était dispersé, et qui rapprocha ce qui était désuni.
De même que Newton a expliqué le monde par le seul principe de l’attraction,
il nous semble qu’on pourrait expliquer aussi la France par cette royauté,
qui fut dès les premiers temps un centre commun, un point de gravitation
autour duquel tout devait agir, se mouvoir et s’agrandir. Nous
ajouterons à ce que nous venons de dire, que la monarchie obtint dans les
croisades ce qu’elle n’aurait jamais obtenu dans d’autres temps et par
d’autres moyens, des levées de soldats, des taxes sur le peuple, des impôts
sur la noblesse et même sur le clergé. Les assemblées des prélats et des
barons, auxquelles la royauté n’avait plus recours et dont on ne parlait plus
depuis plus d’un siècle, furent alors réunies auprès du trône pour délibérer
sur chaque croisade ; il dut en résulter quelques avantages pour
l’administration du royaume, et des lumières utiles pour la couronne. En
partant pour la guerre sainte, les rois avaient coutume de publier des
ordonnances ou des édits qu’ils jugeaient propres à réparer les maux de leur
absence et dont la législation naissante put s’enrichir. Ce fut en
s’embarquant pour Tunis que Louis IX rédigea les plus sages de ses lois ;
rempli des saintes pensées de la croisade, il régla avec soin le royaume
qu’il aimait comme la prunelle de ses yeux, et les institutions du monarque
justicier furent ses derniers adieux à la France. Pour
résumer notre opinion, nous dirons en terminant ce chapitre que la France fut
le royaume de l’Occident qui profita le plus des croisades, et que ces grands
événements ajoutèrent surtout à la force de la royauté, par laquelle la
civilisation devait arriver. Dès le temps des guerres saintes, on ne séparait
plus la nation française de ses rois ; et tel était l’esprit des peuples,
qu’un vieux panégyriste de saint Louis ne croit pouvoir mieux honorer la
mémoire du monarque français qu’en parlant des merveilles et de la gloire de
la France. Une observation curieuse, c’est que la dynastie des Carlovingiens
s’était établie par les victoires remportées sur les Sarrasins qui avaient
passé les Pyrénées, et que la race des Capets accrut sa puissance par les
guerres entreprises contre les infidèles qu’on alla chercher en Orient. CHAPITRE III. — DE L'ANGLETERRE. La
nation anglaise, enfermée dans son île, avait vu éclater loin d’elle les
premiers orages des croisades. A celte époque, les rois d’Angleterre
s’occupaient d’apaiser le mécontentement des peuples conquis, et profilaient
en même temps de l’absence de leurs voisins ou de leurs rivaux que les
opinions dominantes entraînaient en Asie. Henri II, devenu après la seconde
guerre d’Orient l’époux d’Éléonore et le maître de la Guienne, poursuivait
avec autant de succès que d’habileté l’ouvrage commencé par ses prédécesseurs,
lorsque le meurtre de Thomas Becket interrompit le cours de ses desseins et
changea toute la politique de son règne. Menacé des foudres de Rome, il se
vit contraint d’obéir aux idées de son siècle, et fit le serment de passer
trois ans à la guerre sainte, soit en Espagne, soit en Syrie. Un traité
conclu à Ivry entre Henri II et Louis VII, nous apprend que ces deux
monarques avaient formé le projet de partir ensemble pour la croisade ; mais
dans ce traité on prévoyait tellement le cas d’une rupture, on y remarque des
protestations si affectées d’un attachement réciproque, que dès lors il était
permis de croire que les rois de France et d’Angleterre se défiaient l’un de
l’autre, et qu’ils ne se réuniraient point sous les drapeaux de la croix. Lorsque
le patriarche de Jérusalem vint en Angleterre et conjura Henri de partir pour
l’Asie, le roi prêcha lui-même la croisade ; mais ses barons l’empêchèrent de
quitter son royaume, troublé au dedans, menacé au dehors. Le patriarche
appela sur la tête du roi la colère céleste ; et, pour détourner les
malédictions du ciel, Henri II envoya quelques chevaliers et une grande somme
d’argent à la terre sainte. En reconnaissance des offrandes généreuses du
monarque anglais, on fit placer ses armoiries sur les étendards de Jérusalem,
et, dans la malheureuse bataille de Tibériade, il arriva que les armes de la
monarchie britannique tombèrent avec la vraie croix au pouvoir de Saladin. Dès
qu’on apprit en Europe la perte de la ville sainte, la croisade fut prêchée
en Angleterre comme dans les autres pays chrétiens. On vit beaucoup de
prodiges dans le ciel ; le peuple s’enflamma d’un saint enthousiasme pour la
cause de la croix. Ce fut au milieu de cette agitation des esprits que
Richard succéda à son père Henri II, qui avait juré en mourant de marcher à
la délivrance de Jérusalem. Richard, passionné pour la guerre, saisit cette
occasion avec ardeur, ne voyant dans son avènement au trône qu’un moyen de
lever de l’argent et des soldats et de se faire une grande renommée militaire
en Asie. Il leva des impôts sur les Anglais avec plus de rigueur peut-être
qu’il ne l’eût fait sur les musulmans vaincus. Ses combats contre Saladin lui
obtinrent une place distinguée parmi les grands capitaines du moyen âge ;
mais comme roi, que devait-on attendre d’un prince qui, avant de partir,
avait vendu les prérogatives de sa couronne et regretté de ne pas trouver un
acheteur pour sa capitale ? Il versa des larmes sur Jérusalem, qu’il ne
pouvait délivrer ; et son peuple, abandonné aux factions, n’obtint de lui
qu’un souvenir tardif et stérile. Sa captivité mit le comble à tous les maux
causés par son séjour en Orient. Pour connaître la situation déplorable des
sujets de Richard, il suffirait de lire les lettres adressées par Eléonore de
Guienne au pape Célestin. Deux fils lui restaient pour consoler sa vieillesse
: l’un gémissait dans les prisons de la Germanie, l’autre ravageait le
royaume par le fer et le feu. L’imagination troublée de cette princesse ne
voyait que des sujets d’affliction, que des discordes sanglantes, de grands
malheurs annonçant d’autres calamités. Dans son désespoir, elle prévoyait les
révolutions futures de l’Angleterre, car l’excès du désespoir a souvent
quelque chose de prophétique ; et, s’adressant au pontife de Rome : « Le
temps de la dissension approche, s’écriait-elle, les jours de trouble et de
périls ne sont pas loin, ces jours où la tunique du Christ doit se déchirer,
où le monde chrétien verra se briser le filet de Pierre, et l’unité
catholique se dissoudre. » Cette prédiction singulière ne s’accomplit que
longtemps après les croisades d'outre-mer, mais nous devons penser que les
paroles d’Éléonore exprimaient alors non-seulement les chagrins d’une mère,
mais encore la disposition des esprits, le mécontentement et les misères du
peuple anglais. Lorsque
Jean sans Terre fut couronné roi, on levait en Angleterre un tribut sur le
clergé et sur le peuple pour une croisade ; le frère de Richard ne prit point
la croix. Bientôt un grand crime lui fit perdre la Normandie, et son
gouvernement lui aliéna l’affection des peuples. Ayant irrité contre lui le
clergé anglais, le nouveau roi attira sur sa tête les anathèmes de l’Église ;
le pape Innocent III offrit son royaume à Philippe-Auguste, et promit les
privilèges des pèlerins de Jérusalem à tous ceux qui prendraient les armes
contre lui. Pour échapper au péril, Jean prit le parti de se déclarer le
vassal du Saint-Siège, et donna l’Angleterre à Dieu, aux apôtres saint Pierre
et saint Paul, à Innocent III et ses successeurs. Cette cession d’un royaume
désolé n’apporta à la cour de Rome qu’une responsabilité dangereuse, et sema
parmi le peuple anglais de nouveaux éléments de trouble et de discorde. Jean
se trouva bientôt aux prises avec ses barons ; le clergé lui-même et les
communes se réunirent à la noblesse. En vain le roi fit le vœu d'aller à
Jérusalem et réclama les privilèges des croisés ; en vain l’Église romaine
lança ses foudres contre les barons et même contre Louis VIII, que les
Anglais appelaient à la couronne. Le désordre allait toujours croissant, et,
comme il était donné à la liberté anglaise de faire surtout des progrès sous
les mauvais princes, toute la nation sentit le besoin de s’affranchir de
l’autorité de Jean, et la Grande Charte sortit enfin de l’état de trouble et
de ruine où deux règnes malheureux avaient plongé l’Angleterre. Plus
tard, sous le règne de Henri III, on parla souvent d’entreprendre une
croisade ; plus d’une fois les barons anglais voulurent partir pour l’Orient
malgré la volonté des monarques, et la seule pensée de contrarier un roi
qu’ils n’aimaient point ajoutait à leur pieuse impatience. Henri ne négligea
pas de mettre à profit les opinions de son siècle, et s’engagea plusieurs
fois à partir pour la croisade, dans le seul but d’obtenir des subsides.
Mathieu Pâris rapporte que le souverain Pontife avait autorisé le monarque
anglais à lever pendant trois ans un décime sur le clergé et le peuple. « Si
cet impôt, ajoute l’auteur, avait pu être levé, il aurait produit à la
couronne plus de six cent mille livres sterling, ce qui aurait ruiné le
royaume. » La légèreté que le monarque anglais mettait à ses serments,
fit mépriser la royauté, et les mépris delà nation ne lui permirent pas de
lever un tribut onéreux. Comme
les formes de la croisade s’introduisaient partout, on les employa jusque
dans la guerre qu’on fit alors au roi. Dans la ligue des barons contre Henri
III, les adversaires de la couronne portaient une croix comme dans les
guerres d’outre-mer, et les prêtres promettaient les palmes du martyre à ceux
qui mouraient pour la cause de la liberté. Une chose curieuse, c’est que le
chef de la ligue formée pour l’indépendance de la nation anglaise était un
gentilhomme français, le fils de ce comte de Montfort si renommé dans la
croisade des Albigeois. On peut
voir par ce rapide tableau que les croisades n’exercèrent point en Angleterre
une influence favorable à la royauté. Nous ne croyons pas néanmoins qu’elles
aient donné quelque force ni aux communes qui existaient à peine, ni à celte
aristocratie d’où devaient sortir les destinées du peuple anglais.
L’aristocratie, telle que l’avait constituée Guillaume le Conquérant, et qui
se trouvait disséminée en soixante mille fiefs, fut obligée de se réunir au
clergé et au peuple pour faire entendre et prévaloir ses plaintes et ses
griefs. Si les révolutions d’Angleterre produisirent à la fin des effets
salutaires, c’est que toutes les classes de la société y concoururent
ensemble et qu’on y agissait dans l’intérêt de tous. On ne saurait point dire
à quelle époque naquit la Constitution de la Grande-Bretagne, quelles
circonstances favorisèrent ses progrès, et sous quel règne elle reçut son
plus grand développement. L’accord des partis, des mœurs et des habitudes,
l’assentiment des générations, les traditions et les souvenirs, élevèrent
successivement l’édifice de la liberté anglaise ; et celte liberté devait
être plus durable qu’en beaucoup d’autres pays, car il est difficile de
détruire ce que tout le monde a fait, et le temps respecte presque toujours
dans les institutions humaines ce qui est son ouvrage. Les
croisades, nous devons le répéter, contribuèrent peu à cet état de choses.
Nous ajouterons que la puissance britannique, qui devait un jour embrasser le
monde dans ses relations politiques et commerciales, ne profita pas même des
guerres saintes pour étendre son commerce et son industrie. Elle n’eut jamais
un comptoir ni une colonie dans les États chrétiens d’Orient ; sa navigation
ne fit alors aucun progrès que l’histoire puisse mentionner. On ne peut
disconvenir que la gloire des armes ne lut aussi dans les croisades le
partage de la nation anglaise ; mais, lorsque cette nation devint riche et
puissante et quelle apprécia mieux les véritables sources de sa prospérité,
elle ne tarda pas à répudier une gloire à côté de laquelle elle ne trouvait
ni avantage réel, ni intérêt positif. C’est pour cela sans doute qu’on
rencontre à peine une trace des guerres saintes dans les historiens modernes
de la Grande-Bretagne. Nous
devons dire en terminant ce chapitre que les guerres que l’Angleterre eut à
soutenir sur le continent ne lui lurent pas plus profitables que la part
qu’elle prit aux expéditions contre les infidèles. Ce lut un grand malheur
pour les successeurs de Guillaume le Conquérant d’avoir conservé en deçà de
la Manche des provinces qu’il fallait sans cesse défendre et qui attirèrent
trop souvent leur attention hors de leur pays. On a vu dans notre histoire
que cet état de choses et les longues discordes qui en furent la suite
nuisirent quelquefois au succès des guerres d’Orient et finirent par les
arrêter tout à fait. On sait qu’Édouard, qui avait souvent pris la croix du
saint pèlerinage, menaça tout à coup la France, et que ces menaces
suspendirent les préparatifs d’une croisade entreprise par Philippe de
Valois. C’est alors qu’éclata une guerre entre deux peuples rivaux qui dura
plus longtemps, qui enfanta plus de calamités que les guerres saintes. Au
milieu des désastres et des périls qu’entraînait l’invasion d’une terre
étrangère, les monarques anglais se mirent à la discrétion des barons et des
communes pour avoir de l’argent et des soldats, et l’Angleterre oublia
qu’elle avait dans son sein les véritables éléments de la puissance et de la
prospérité. CHAPITRE IV. — DE L’ALLEMAGNE. Tandis
que l’Angleterre conquérait la liberté contre ses rois et que la France
redemandait la sienne à la royauté, l’Allemagne présentait un autre
spectacle. L’empire germanique, qui avait jeté un grand éclat sous Othon I et
sous Henri III, marcha vers une décadence rapide pendant les croisades. La
puissance impériale avait d’abord dominé toutes les autres ; mais les
empereurs, tour à tour aux prises avec le Saint-Siège et les révoltes des
grands vassaux, accordèrent des privilèges et des libertés à tous ceux qui se
présentaient pour les défendre, et tout ce qu’ils avaient donné tourna contre
leur pouvoir. Bientôt l’Allemagne eut des princes ecclésiastiques, dont les
regards se tournèrent vers la cour de Rome ; des princes laïques reconnus
souverains, qui s’occupaient d’accroître leurs prérogatives ; des villes
libres, qui étaient devenues des républiques indépendantes ; une noblesse
inférieure, qui, affranchie de tout lien féodal, désolait les provinces par
ses guerres privées ou par ses brigandages. La puissance impériale restait
isolée au milieu de tous ces intérêts nouveaux. Dans le désordre général,
chacun avait trouvé les moyens de s’agrandir et de se conserver, tandis que
le chef de l’Empire ne pouvait ajouter un fief à ses domaines, et que sa
famille, ne pouvant s’appuyer sur le droit d’hérédité, n’avait point
d’avenir. Tous les efforts des empereurs n’avaient pu empêcher que la
couronne ne restât élective ; ainsi la succession des souverains de
l’Allemagne dépendait du choix de la noblesse et des princes, qui eux-mêmes
s’étaient affranchis de toute dépendance envers les souverains. Parmi les
princes qui montèrent sur le trône impérial, plusieurs exercèrent une grande
influence par leur habileté ou leur bravoure ; mais cette influence, toute
personnelle, ne donnait aucune force à la couronne et mourait avec eux. Des
entreprises aventureuses et des guerres portées au-delà des Alpes,
contribuèrent aussi à l’affaiblissement de leur puissance : l’histoire
contemporaine se plaignait déjà delà politique imprévoyante de l’Allemagne,
qui, du sein de ses nuages, lançait une pluie de fer sur l’Italie. Les rives
du Tibre et du Pô furent pour les monarques teutons ce que la Germanie avait
été autrefois pour Auguste et ses successeurs ; ils y perdirent leurs
légions, et ne purent jamais s’y maintenir. Dans ces expéditions imprudentes,
ils rencontrèrent sur leur chemin les papes, qui leur déclarèrent une guerre
d’extermination. Deux familles d’empereurs succombèrent sous les foudres de
Rome ; et, tandis qu’ils s’épuisaient en vains efforts pour régner sur la
Lombardie ou sur le royaume de Naples, ils achevèrent de perdre ce qui leur
restait de puissance en Allemagne. Au
milieu de toutes ces révolutions, il n’est pas facile de distinguer quelle
put être l’influence des croisades sur les destinées de la nation allemande.
On sait que l’Allemagne proprement dite ne prit aucune part à la première
expédition, et que les peuples de celte contrée, préoccupés des longs débats
élevés entre le sacerdoce et l’Empire, eurent besoin, pour accourir sous les
drapeaux de la guerre sainte, de voir se multiplier les prodiges du ciel et
surtout d’apprendre la délivrance de Jérusalem. Lorsqu’on prêcha la seconde
croisade, Conrad II tenait en main les rênes de l’Empire. L’éloquence de saint
Bernard, ou plutôt le bruit de ses miracles échauffa le zèle des Allemands et
de leur chef. Les démêlés qui survinrent dans cette expédition entre les
maîtres de Byzance et l’empereur teuton, renouvelèrent ou accrurent
l’antipathie des Grecs et des Latins, et cette antipathie amena avec elle
beaucoup de misères pour les croisés, et peut-être aussi les revers où
périrent les armées les plus florissantes de l'Allemagne. La préséance que
Conrad obtint à Jérusalem sur Louis VII et l’honneur d’avoir pourfendu un
géant sous les murs de Damas, furent les seuls avantages ou les seuls titres
de gloire qu’il rapporta de l’Orient ; dans un bref du souverain Pontife, il
fut proclamé le premier défenseur de l’Église ; mais, ce qui dut surtout lui
mériter la confiance des peuples, il avait laissé, en partant pour l’Asie, un
ministre qui fut pour l’empire ce que l’abbé Suger était dans le même temps
pour la France. Quarante
ans plus tard, l’enthousiasme des croisades échauffa de nouveau les peuples
germaniques. Frédéric Barberousse, qui commandait les nouveaux croisés,
passait pour le plus grand homme de guerre de son temps, et les soldats qui
l’accompagnaient en Asie étaient cités comme les modèles de la discipline et
de la bravoure. L’empereur d’Allemagne allait se réunir à deux grands
monarques de l’Occident qui l’avaient précédé en Palestine. On espérait que
les musulmans seraient détruits et leur orgueil à jamais abattu ; ce
triomphe, auquel devait s’associer Frédéric, pouvait ajouter à sa gloire
comme à sa puissance parmi les peuples chrétiens. Il en arriva autrement, et
la petite rivière du Sélef fut comme un abîme où vinrent s’engloutir toutes
les espérances de la troisième croisade. L’histoire ne nous dit point quelles
furent alors les plaintes de l’Allemagne ; mais, par un caprice singulier de
la fortune, ce fut la rançon de Richard, retenu captif par le fils de
Frédéric, qui paya les frais de la guerre sainte, et, si nous en croyons les
traditions, la capitale de l’Autriche, dont Ænéas Sylvius vantait plus tard
les somptueux édifices, fut rebâtie dans le même temps avec les trésors du
monarque anglais. Quand
les guerres saintes commencèrent, les foudres de Rome grondaient déjà sur le
trône impérial ; vers la fin des croisades, l’orage devint plus violent. On
se rappelle qu’Urbain II, après le concile de Clermont, n’invoqua pas les
armes des croisés pour combattre l’empereur qu’il poursuivait de ses
malédictions ; plus tard on n’imita point cette modération envers Frédéric
II, et l’étendard d’une guerre sacrée fut levé contre lui, lorsqu’il était
lui-même revêtu de la croix. Le saint sépulcre délivré ne put servir d’asile
au chef de la sixième croisade, et la conquête de Jérusalem ne le défendit
point des formidables anathèmes du Saint-Siège. Frédéric, de son côté, opposa
la guerre à la guerre, la violence à la violence. Comme les deux partis
montrèrent une obstination égale et que leurs forces se balançaient, la lutte
fut longue et terrible ; quand la famille de Souabe succomba, elle faillit
entraîner toute l’Allemagne dans sa chute. Cependant l’empire germanique,
ébranlé de toutes parts, ne périt point, et ce corps immense, dont les
éléments étaient si compliqués, résista par sa propre masse. Au défaut d’un
pouvoir protecteur, il se forma des associations qui en tinrent lieu ; les
diètes, ou assemblées nationales, dans lesquelles les villes, les princes, avaient
leurs députés, et qui se montrèrent toujours animées d’un esprit de concorde
et de modération, conservèrent les traditions législatives, et servirent de
lien pour réunir les débris dispersés de la force et de la puissance ; le
sentiment du péril inspira des idées d’ordre public, et du sein du chaos
sortit cette confédération allemande qui, avec quelques modifications,
subsista jusqu’à la fin du siècle dernier. Cette
confédération profita des guerres saintes, et vit alors augmenter sa
population et son territoire. Les expéditions contre les infidèles d’Orient
avaient fait naître l’idée de combattre les païens et les idolâtres dont les
peuplades habitaient les rives de la Vistule, du Prégel et du Niémen. Ces
peuplades, soumises par les croisés, entrèrent dans la république chrétienne,
et firent partie de l’association germanique. A l’aspect de la croix, des
villes sortirent du sein des déserts et des forêts, telles que Dantzick,
Thorn, Elbing, Kœnigsberg, etc. ; la Finlande, la Lithuanie, la Poméranie, la
Silésie, devinrent sous l’étendard du Christ, des provinces florissantes ; on
vit naître de nouveaux peuples, se former de nouveaux États, et, pour achever
ces prodiges, les armes des croisés marquèrent la place où devait s’élever
une monarchie que le moyen âge n’a point connue et que l’âge présent a vue
tout à coup monter au rang des grandes puissances de l’Europe. A la fin du
treizième siècle, les provinces dont la monarchie prussienne tire son nom et
son origine étaient encore séparées de la chrétienté par l’idolâtrie et par
des mœurs sauvages ; la conquête et la civilisation de ces provinces furent
l’ouvrage des guerres religieuses. Nous ne
finirons point ce chapitre sans parler des croisades contre les Turcs. Les
assemblées de la nation proclamèrent souvent les dangers de la religion et de
la patrie. Leurs délibérations, il est vrai, furent quelquefois comparées à
celles des Athéniens, où l’on prenait de belles décisions qu’on n’exécutait
point ; il faut remarquer néanmoins qu’à celle époque la constitution
germanique reçut ses derniers développements, et que les maximes du droit des
gens, consacrées par les lois, devinrent la plus sûre garantie de la paix
publique. Si plus tard l’Allemagne perdit son unité religieuse par la réforme
de Luther, elle retrouva quelque chose de son unité politique dans une
législation généralement adoptée. A mesure que les Turcs s’avançaient vers le
Danube, la puissance impériale se releva tout à coup, comme pour répondre à
la grandeur du péril, et la fortune de la Germanie voulut que le génie et la
puissance de Charles-Quint fussent opposés à l’ambition et aux progrès
rapides de Soliman. Au
milieu de ces guerres où l’indépendance de tous les peuples chrétiens était
menacée, nous ne pouvons oublier le royaume de Hongrie, qui mérita d’être
appelé le Bouclier et les Thermopyles de la chrétienté. La nation hongroise,
qui, au dixième siècle, avait été la terreur de l’Allemagne et de l’Italie,
combattit pendant deux cents ans les Turcs, devenus maîtres de Constantinople
; elle leur livra plus de combats que l’ancienne Grèce n’en avait livré aux
barbares et aux soldats du grand roi ; mais elle manqua de poètes et
d’historiens, et les prodiges de sa constance et de sa bravoure ont été à
peine connus de la postérité. CHAPITRE V. — DE L’ITALIE. On se
rappelle que le pape Urbain II, avant de prêcher la croisade au concile de
Clermont, l’avait déjà prêchée au concile de Plaisance. Dans ce dernier,
personne n’avait pris les armes ; à Clermont, tout le monde accourut sous les
drapeaux de la croix. Des résultats aussi différents semblaient prouver que
les deux peuples dont le pontife invoqua tour à tour le pieux enthousiasme
n’avaient ni la même ardeur belliqueuse, ni le même caractère. Pour faire
mieux apprécier cette différence de mœurs et de sentiments entre des nations
voisines, il nous suffira de jeter un coup d’œil rapide sur l’état de
l’Italie au moyen âge. Les
Huns, les Francs, les Vandales, les Goths, les Germains et les Lombards,
portèrent tour à tour dans cette belle contrée le fléau de leur domination,
et, lorsqu’elle sortit des mains de tous ces peuples barbares, la nation
italienne ne trouva rien, ni dans ses mœurs, ni dans ses institutions, qui
pût l’aider à recouvrer son indépendance. Plusieurs États s’élevèrent, les
uns par la conquête, les autres par la fortune, sans qu’ils pussent jamais
être réunis par un lien commun. Au dixième siècle, la royauté apparaît un
moment ; mais les peuples, déjà préoccupés de leurs divisions intérieures, ne
la regardèrent ni comme un point de ralliement, ni comme un moyen de salut.
Plus tard, l’influence des papes défendit quelquefois l’Italie contre
l’invasion elle joug des empereurs allemands ; toutefois, la lutte fut longue
et la guerre entre ces deux puissances, qui arma les Guelfes et les Gibelins,
eut tant d’alternatives, que l’influence papale ne fit que perpétuer le
trouble et le désordre. Rien ne prouve mieux l’état de dissolution dans
lequel se trouvait l’Italie, que la manière dont elle essaya de constituer
son existence politique dans le douzième et le treizième siècle. Cette
division en plusieurs Etats, ce morcellement du territoire, cette population
nombreuse partagée en mille fractions, n’annonçaient que trop l’absence de
tout centre commun et de tout esprit de nationalité. Le même pays comptait
plusieurs peuples ; trente cités avaient chacune leurs lois, leurs intérêts,
leurs annales. Ces violentes animosités entre les républiques, ces guerres
perpétuelles entre les citoyens, l’exaltation des partis partout substituée
au patriotisme, celte haine pour tous les voisins, cette défiance pour tout
ce qui était proche, cette jalousie qui n’épargnait que les étrangers et les
gens venus de loin, achevèrent d’étouffer dans les esprits la tendance à se
former en corps de nation, et firent enfin oublier jusqu’au nom de l’Italie. Le
système féodal fut aboli en Italie plus tôt qu'ailleurs ; mais avec le
système féodal on vit disparaître l’antique honneur des preux et les vertus
de la chevalerie. Dans ces républiques, défendues le plus souvent par des
mercenaires, on cessa d’estimer la bravoure et ce qu’elle porte avec elle de
sentiments généreux. Des familles entières envoyées en exil, la moitié des
populations massacrée ou bannie des foyers domestiques, des villes détruites
de fond en comble, tels sont les fréquents spectacles que nous offrent les
guerres civiles d’Italie. Au temps des croisades, les papes entreprirent plus
d’une fois de rétablir la concorde ; mais leurs efforts furent presque
toujours inutiles, et jamais la trêve de Dieu, décrétée par les conciles,
proclamée dans chaque guerre sainte, ne put porter ses bienfaits au-delà des
Alpes. On ne
peut nier que le génie de la liberté n’ait quelquefois enfanté des prodiges,
et que plusieurs des républiques italiennes n’aient eu des époques
glorieuses. Mais les passions ardentes de l’aristocratie hâtèrent leur
corruption, et les progrès de cette corruption furent si rapides, qu’au
commencement du quatorzième siècle le Dante n’eut qu’à regarder autour de lui
pour trouver un modèle de son enfer. Au
milieu de tant de désordres, il n’est pas facile de suivre et d’étudier
l’influence qu’eurent les croisades sur le sort de l’Italie. Dès le
commencement du douzième siècle, les villes de la Toscane et de la Lombardie
étaient florissantes ; plusieurs avaient envoyé une partie de leur population
sous les drapeaux de la croix, et la riche cité de Milan se vantait d’avoir
une armée assez nombreuse pour abattre l’orgueil des musulmans. Les
villes maritimes de l’Italie, Pise, Gênes, Venise, étaient parvenues au plus
haut degré de prospérité ; elles durent cette prospérité aux relations
commerciales que l'Italie entretenait avec l’Orient avant les guerres
saintes, relations qui ne firent que s’étendre et se multiplier pendant les
expéditions d’outre-mer. C’est un singulier spectacle que celui de ces
républiques qui ne possédaient qu’un coin de terre au bord de la
Méditerranée, et qui avaient sans cesse les yeux sur la Syrie, sur l’Égypte
et sur la Grèce. On ne peut surtout s’empêcher d’admirer cette république de
Venise dont la puissance avait partout devancé les armes des croisés et que
les peuples du moyen âge regardaient comme la reine de l’Orient. L’histoire a
fait connaître les services que ces villes rendirent aux guerres saintes,
soit en approvisionnant les armées chrétiennes, soit en s’associant à la
conquête des villes maritimes de la Palestine, soit enfin en combattant les
flottes des infidèles. Elles établissaient partout des colonies, elles
possédaient une partie de toutes les villes conquises par les croisés.
Jacques de Vitri se plaît à louer le zèle, l’activité, la prudence, le
patriotisme des Italiens qui habitaient la terre sainte. Il faut
remarquer néanmoins que l’Italie n’entra point dans l’esprit des croisades
comme les autres peuples de l’Occident, et que la population de ce pays fut
rarement entraînée par cet enthousiasme désintéressé qui présidait alors à
tout ce qu’il y avait de noble et de grand dans les sociétés chrétiennes.
Toujours préoccupés des profils de leur commerce et de leur industrie, les
peuples maritimes de l’Italie, en se mêlant aux guerres saintes, obéissaient
bien plus à l’esprit de cupidité qu’aux opinions dominantes. L’établissement
d’un comptoir, l’acquisition d’un avantage commercial, les intéressaient bien
autrement qu’une victoire remportée sur les infidèles. Ils fournissaient, il
est vrai, des vivres, des armes aux croisés ; mais on sait qu’ils furent souvent
accusés d’en fournir aux musulmans. Après la destruction des colonies
chrétiennes, un historien de Florence se contente de remarquer que le
commerce d’Italie avait perdu la moitié de ses avantages. En un mot, les
Italiens s’occupèrent peu de faire triompher la cause de la croix, lorsqu’ils
ne pouvaient profiter de la victoire pour eux-mêmes, et nous ne craignons pas
d’être accusé d’injustice en disant qu’ils ne prirent des croisades que ce
qui devait les enrichir et les corrompre. La
population italienne avait peut-être alors plus de lumières que le reste de
l’Europe ; elle marchait à une sorte de civilisation. Mais ce qui ne tarda
pas à la faire rétrograder, c’est qu’elle s’avançait toute seule et que dans
sa marche elle se sépara des sociétés contemporaines. On a comparé les
républiques d’Italie, dans le moyen âge, à celles de l’ancienne Grèce ; et
cette comparaison suffirait pour prouver que leur existence était fragile et
périssable. Un État ne se conserve et ne prospère longtemps que lorsqu’il est
fondé sur les mœurs, les croyances et le caractère des générations auxquelles
il appartient : les serviles imitations d’un autre siècle, et les vains
souvenirs d’un temps qui n’est plus et qui ne doit plus revenir, ne peuvent
rien fonder de durable parmi les hommes. Rome elle-même, en rêvant au milieu
de ses vénérables ruines qu’elle devait être encore la ville des consuls ou
des Césars, oublia qu’elle était la capitale du monde chrétien, la ville des
pontifes, et cette préoccupation, qui l’égara dans tout le moyen âge, nuisit
à sa véritable destinée. Chose remarquable ! cette cité, si fière des
trophées du Capitole et du vieil éclat des aigles romaines, ne s’associa
point à la gloire des guerres saintes, et nous ne voyons qu’une seule fois
des soldats romains dans les armées parties pour l’Orient. On
remarque que pendant les croisades le désordre et la corruption de l’Italie
étaient restés les mêmes, tandis qu’il s’était fait quelque changement ou
quelque amélioration dans les autres pays. La société, toujours près de se
dissoudre, semblait n’avoir d’autre mobile que la fureur des partis, d’autre
vie que la discorde et la guerre civile ; on n’y avait de garantie contre la
licence que la tyrannie, contre la tyrannie que le désespoir des factions.
Vers le milieu du treizième siècle, toute l'Italie se leva en armes contre le
tyran Eccelino, et cette guerre fut une véritable croisade ; mais à cette
croisade sainte succédèrent des discordes nouvelles, et ces inimitiés, ces
vengeances, dont le récit est à peine vraisemblable dans nos tragédies. Comme
l’étendue et la puissance de la plupart des petits États qui couvraient
l’Italie, comme la force des partis qui se disputaient les cités, étaient
rarement proportionnées à leur ambition, ils cherchèrent leur élévation ou
leur salut dans tous les moyens que pouvaient leur suggérer la trahison ou la
perfidie. Les complots, les coups d’État, les attentats les plus odieux, tout
leur semblait bon, tout leur paraissait convenable pour appuyer leurs
querelles et pour satisfaire leur besoin d’agrandissement ou leurs passions
jalouses. En un mot, toute morale disparut, et ce fut alors que se forma
cette école de politique dont on retrouve les leçons ou plutôt la satire dans
le livre de Machiavel. Enfin
la liberté se retira d’un peuple qui n’avait invoqué son nom qu’au milieu des
désordres, de la licence et des crimes de la guerre civile. A la place de ces
démocraties turbulentes qu’on ne retrouve plus à la fin du quatorzième
siècle, s’élevèrent des princes et des ducs, qui substituèrent les intrigues
d’une diplomatie obscure et timide aux passions populaires, et qui
quelquefois mirent leur ambition à favoriser la renaissance des arts et des
lettres, la véritable gloire de l’Italie. Les
contrées situées entre la Méditerranée et les Alpes ne furent point pour cela
à l’abri de l’invasion de l’étranger : les peuples italiens continuèrent
d’être le jouet ou la proie des guerriers accourus de toutes les parties de
l’Occident ; et ce qu’il y a de curieux, c’est qu’un pays dont la population
n’était point belliqueuse vit se former dans son sein la première école de
guerre qu’aient connue les temps modernes. Le
royaume de Naples et de Sicile, placé aux extrémités de l'Italie, était pour
les croisés le chemin de la Grèce et de l’Orient : des richesses qui
semblaient n’avoir point de gardiens, un territoire que ses habitants
n’avaient jamais su défendre, durent souvent tenter la cupidité ou l’ambition
des princes et même des chevaliers qui allaient chercher fortune en Asie.
L’histoire de ce pays se mêle pendant plus de deux siècles à celle des
expéditions d’outre-mer. L’Allemagne, la France, l’Aragon, la Hongrie, lui
donnèrent tour à tour des rois, et chacun de ces rois apportait avec lui la
guerre. On invoqua dans ces guerres l’autorité de l’Église ; on montra
souvent les images de la croix ; on prêcha, en un mot, plus de croisades pour
l’asservissement de ce malheureux royaume qu’on n’en avait prêché pour la
délivrance de Jérusalem, et toutes ces croisades ne firent que jeter le
désordre et la confusion parmi les peuples d’Italie et dans une grande partie
de l’Europe. CHAPITRE VI. — DE L’ESPAGNE. En
parcourant ainsi les principaux États de l’Europe, on est frappé surtout de
cette grande diversité qu’on aperçoit dans les mœurs, les institutions et les
destinées des peuples. Comment suivre la marche de la civilisation au milieu
de tant de républiques et de monarchies, les unes sortant avec éclat du sein
de la barbarie, les autres tombant en ruines ? et comment montrer l’influence
des croisades à travers tant de révolutions qui ont souvent les mêmes causes,
et dont les effets sont si différents et quelquefois si opposés ? L’Espagne,
sur laquelle nous allons jeter les yeux, nous offrira encore d’autres
tableaux, et doit fournir de nouveaux sujets de méditation. Pendant
tout le cours des croisades, nous voyons l’Espagne occupée dans ses propres
foyers à se défendre contre ces mêmes musulmans que les autres peuples de
l’Europe allaient combattre en Orient. Au nord de la Péninsule s’étaient
maintenues quelques souverainetés chrétiennes qui commencèrent à se rendre
redoutables sous Sanche le Grand, roi de Castille et d’Aragon. La valeur des
Castillans, soutenue par l’exemple du Cid, par l’influence des mœurs
chevaleresques, secondée par des guerriers accourus de toutes les provinces
de France, avait repris Tolède avant la fin du onzième siècle. Cependant les
conquêtes des Espagnols ne répondirent point dans la suite à l’éclat de leurs
premiers triomphes : à mesure qu’ils reprenaient des provinces sur les
Maures, ils en formaient des royaumes séparés, et la puissance espagnole,
ainsi divisée, se trouvait en quelque sorte affaiblie par ses propres
victoires. L’invasion
des Maures en Espagne avait quelque ressemblance avec celle des Francs en
Asie. C’était la religion de Mahomet qui animait aux combats les guerriers
sarrasins, comme la religion chrétienne enflammait le zèle et l’ardeur des
soldats de la croix. Plusieurs fois l’Afrique et l’Asie répondirent à l’appel
des colonies musulmanes en Espagne, comme l’Europe aux cris d’alarme des
colonies chrétiennes en Syrie. L’enthousiasme enfanta de part et d’autre des
prodiges d’héroïsme, et tint la fortune longtemps suspendue entre les deux
peuples et les deux religions ennemies. Un
esprit d’indépendance dut naître parmi les Espagnols au milieu de cette
guerre où l’État avait besoin de tous les citoyens, où chaque citoyen
acquérait par cela même un très-haut degré d’importance. On a remarqué qu’un
peuple qui a fait de grandes choses, qu’un peuple appelé tout entier à la
défense de la patrie, éprouve un sentiment exagéré de ses droits, se montre
plus exigeant, quelquefois injuste envers ceux qui le gouvernent, et se
trouve souvent tenté d’employer contre ses souverains la force qu’il employa
contre ses ennemis. Aussi voit-on dans les annales espagnoles que la noblesse
et le peuple se montrèrent plus turbulents en Espagne que dans d’autres pays,
et que la monarchie y fut d’abord plus limitée que chez les autres nations de
l’Europe. L’institution
des cortès, l'affranchissement des communes, une foule de privilèges accordés
aux villes, signalèrent de bonne heure l’indépendance des peuples de la
Péninsule. L’invasion des Maures ne permit point au gouvernement féodal de
prendre racine sur le territoire espagnol comme dans le reste de l’Europe, et
parmi les désordres qui désolèrent pendant si longtemps les royaumes de Léon,
de Navarre et de Castille, on n’eut point à déplorer une lutte funeste entre
l’aristocratie et le peuple ; mais la noblesse, toujours prête à se révolter
contre ses rois, les prétentions ambitieuses de quelques familles qui se
disputaient la prééminence ou le pouvoir, n’en troublèrent pas moins les
provinces arrachées au joug des musulmans. Si on en jugeait par les actes
publics de la législation, on pourrait croire que les Espagnols avaient joui
de la liberté avant les autres peuples de l’Europe ; mais, dans tous les
moments de trouble, il faut bien se garder de juger de la liberté d’une
nation par ce qui se dit dans les assemblées politiques, ou par des chartes
et des institutions tour à tour arrachées par la violence, détruites par la
force, toujours placées entre deux écueils, l’anarchie et le despotisme.
L’histoire d’Espagne à cette époque est remplie de crimes et de faits
monstrueux qui souillèrent la cause des princes comme celle des peuples, ce
qui prouve du moins que les mœurs ne s’accordaient point avec les lois, et
que les institutions créées au milieu des discordes publiques n’avaient point
adouci le caractère national. Au
milieu des révolutions qui agitaient l’Espagne, les passions politiques
firent quelquefois oublier jusqu’à la domination des Maures. Lorsqu’à la fin
du treizième siècle les musulmans, vaincus par Jacques d’Aragon abandonnèrent
les îles Baléares, le royaume de Valence et de Murcie, les Espagnols
suspendirent tout à coup les progrès de leurs armes. Tandis qu’en Orient les
mameluks victorieux avaient redoublé d’efforts pour chasser tout à fait les
Francs des côtes de Syrie, en Occident les Maures restèrent pendant deux
siècles en possession d’une partie de l’Espagne, sans que les Espagnols
s’occupassent sérieusement d’achever la conquête de leur propre patrie.
L’étendard de Mahomet flotta sur les villes du royaume de Grenade jusqu’au
règne de Ferdinand et d’Isabelle. Ce fut seulement à cette époque que la
monarchie espagnole sortit toute-puissante du chaos des révolutions, et
qu’elle réveilla dans les peuples cet enthousiasme guerrier et religieux qui
acheva l’expulsion des Maures. Alors se termina cette lutte qui avait duré
huit siècles, et dans laquelle, selon les auteurs espagnols, il se livra
trois mille sept cents batailles. Tant de combats, qui ne furent qu’une
longue croisade, durent être comme une école de bravoure et d’héroïsme ;
aussi les Espagnols, dans le seizième et le dix-septième siècle, étaient-ils
regardés comme la nation la plus brave et la plus belliqueuse de l’Europe.
Les philosophes ont cherché à expliquer par l’influence du climat cet esprit
de fierté et d’orgueil, ce caractère grave et austère, qui distinguent encore
aujourd’hui la nation espagnole : il nous semble qu’on trouverait une
explication plus naturelle de ce caractère national dans une guerre à la fois
patriotique et religieuse à laquelle concoururent vingt générations successives,
et dont les périls durent inspirer tant de sérieuses pensées, tant de nobles
sentiments. Vers la
fin des guerres contre les Maures, l’Espagne avait adopté l’inquisition avec
plus de chaleur que les autres nations chrétiennes. Je ne veux point répondre
aux reproches de la philosophie moderne ; mais il me semble qu’on n’a point
assez tenu compte des motifs qui devaient rendre plus excusables en Espagne
qu'ailleurs ces défiances et ces sombres jalousies pour tout ce qui n’était
pas la religion nationale. Comment pouvait-on oublier que l’étendard d’un
culte étranger avait longtemps flotté sur la Péninsule, et que pendant
plusieurs siècles des guerriers chrétiens avaient combattu non-seulement pour
la foi de leurs pères, mais même pour le sol de la patrie contre les
infidèles ? D’après cette pensée, ne peut-on pas croire que chez les
Espagnols l’intolérance religieuse ou plutôt la haine de toute religion
étrangère avait quelque chose en soi qui tenait moins d’une dévotion jalouse
que d’un patriotisme inquiet et ardent ? L’Espagne
ne prit part aux croisades que lorsque l’esprit de ces guerres saintes
commença à s’affaiblir dans le reste de l’Europe. On doit dire cependant que
ce royaume trouva quelques avantages dans les expéditions en Orient. Dans
presque toutes les entreprises de la chrétienté contre les musulmans de
l’Asie, un grand nombre de croisés s’arrêtèrent sur les côtes d’Espagne pour
combattre les Maures ; il y eut plusieurs croisades publiées en Occident
contre les infidèles maîtres de la Péninsule ; la célèbre victoire de Tolosa
contre les Maures fut le fruit d’une croisade prêchée en Europe, et surtout
en France, par l’ordre du souverain Pontife. Les expéditions d’outre-mer
servirent aussi la cause des Espagnols, en retenant dans leur pays les
musulmans d’Égypte et de Syrie, qui auraient pu se joindre à ceux des côtes
d’Afrique. On a vu dans cette Histoire que le royaume de Portugal fut conquis
et fondé par des croisés. Les croisés donnèrent l’idée de ces ordres de
chevalerie qui, à l’imitation de ceux de la Palestine, se formèrent en
Espagne, et sans le secours desquels la nation espagnole n’aurait peut-être
point triomphé des Maures. On doit ajouter que l’Espagne est le pays où la mémoire des croisades s’est conservée le plus longtemps. Au siècle dernier, on y publiait encore, chaque année, dans toutes les provinces, la bulle appelée Crusada. Celle publication solennelle rappelait au peuple espagnol les triomphes qu’il avait remportés autrefois sur les musulmans. |