HISTOIRE DES CROISADES

TOME SECOND

 

LIVRE VINGT-ET-UNIÈME.

 

 

CHAPITRE XIII. — DISCIPLINE DES CROISÉS.

Baudri et Robert, historiens de la première croisade, nous disent qu’après le siège d'Archas et pendant que les croisés s’avançaient vers Jérusalem, on punissait ceux qui manquaient aux lois de la discipline, et qu’on les enseignait à ceux qui ne les connaissaient pas ; voilà tout ce qu’ils nous apprennent de la discipline des soldats de la croix.

On a pu remarquer dans l’histoire des croisades que les guerriers chrétiens s’instruisaient surtout à l’école de l’adversité. Lorsqu’ils éprouvaient des revers, ils revenaient tout à la fois à la crainte de Dieu et à la crainte de leurs chefs, à l’Évangile et à la discipline. Odon de Deuil se plaît à décrire l’ordre qui régnait dans l’armée de Louis VII, après qu’elle eut été surprise et vaincue près de Laodicée. On avait assigné à chacun son poste, qu’il ne quittait point ; personne ne sortait de son rang, pas même pour repousser l’attaque des Turcs ; beaucoup de nobles qui avaient perdu leurs chevaux, s’étaient armés de Tare et se rangeaient parmi les pèlerins à pied. Le roi lui-même, maître des lois, se soumettait à la discipline comme les soldats, et, suivi d’une troupe valeureuse, se portait partout où l’appelait le danger de ses compagnons d’armes.

Souvent il s’élevait des divisions entre les chevaliers ou les guerriers à cheval et les croisés à pied. Les travaux auxquels l’infanterie était employée, surtout dans les sièges, les combats qu’elle soutenait avec avantage, la remplissaient d’une confiance aveugle, et l’orgueil la disposait à mépriser ses chefs. Nous avons vu qu’au siège de Ptolémaïs, une foule indisciplinée sortit tout à coup du camp, malgré Tordre des comtes et des barons, contre lesquels on avait excite sa jalousie, elle méprisa l’excommunication des évoqués, et se précipita en tumulte vers l'armée musulmane, qui tua cinq mille de ces agresseurs imprudents. Un chroniqueur fait à ce sujet une réflexion qui peint fort bien la multitude de tous les temps et de tous les pays : « La fureur, dit-il, l’emporta sur la prudence, l’impétuosité sur la raison, le nombre sur l’autorité. Toutes les fois, ajoute le même historien, que le peuple est entraîné par une passion, il prend la témérité pour du courage, et ne voit pas de meilleur parti que celui qu’il adopte. Dans son imprévoyance, il évite celui qui veut l’arrêter, et méprise celui qui veut le conduire. » Au siège de Damiette, où commandait Jean de Brienne, la foule des croisés à pied se plaignit de l’inaction des chevaliers, et s’attribua la gloire de tous les combats livrés aux musulmans ; les nobles et les chevaliers, tous les guerriers qui combattaient à cheval, ne purent supporter les plaintes et les prétentions injurieuses des fantassins. A la fin les esprits s’échauffent, et, pour terminer la querelle, les fantassins et les cavaliers sortent du camp, tous impatients de signaler leur valeur et de vaincre les musulmans. On marche à l’ennemi dans le plus grand désordre ; la bataille est commencée, lorsque les chefs délibèrent encore. Mais bientôt la plus horrible confusion s’introduit dans les rangs, et l’aveugle confiance se change tout à coup en une terreur panique. Le roi de Jérusalem, qui cherchait à rallier les combattants, faillit être brûlé par le feu grégeois ; un grand nombre de cavaliers et de piétons perdirent la vie ou la liberté, et les têtes de cinq cents guerriers de la croix, séparées de leur tronc, remplies de sel, furent envoyées au sultan du Caire. « C’est ainsi, dit un chroniqueur, « que Dieu fit justice des croisés, qui étaient sortis du camp, non par l’amour pour lui, mais par le « sentiment d’une vaine gloire. »

Un historien, témoin oculaire, nous dit que vers la fin de ce même siège, on prononça des peines sévères contre les croisés, même contre les femmes, qui abandonnaient leur poste ou le lieu du péril. On condamnait les coupables à perdre la main droite ; ils étaient dépouillés de leurs armes et de tout ce qu’ils possédaient. Cette disposition pénale semblerait dirigée contre ceux qui manquaient de bravoure, circonstance qui se rencontrait rarement dans les armées chrétiennes. Nous voyons quelquefois, il est vrai, que les pèlerins se laissaient abattre par la misère et le désespoir. Alors on supposait des miracles, on racontait des apparitions célestes pour relever leurs esprits abattus. Nos lecteurs doivent se rappeler que Bohémond ordonna qu’on mît le feu aux maisons d’Antioche, pour forcer les croisés vaincus par la faim à se rendre sur les remparts de la ville. On eut recours à d’autres moyens extraordinaires pour rappeler les soldats au respect de la discipline ; mais parmi des guerriers qui allaient si loin chercher des ennemis à combattre, rien ne devait être plus rare et même plus inutile que les lois qui punissaient la crainte du danger et l’oubli pusillanime des serments de la croisade.

Les relations qui nous parlent de l’expédition de Frédéric Ier, nous apprennent que dans un conseil tenu à Presbourg on avait fait de sages règlements sur la discipline. Si on en croit ces mêmes relations, l’empereur les fit observer avec beaucoup de sévérité, surtout pour ce qui concernait la répression du brigandage. Il n’était pas facile de contenir sur ce point des guerriers qui manquaient souvent de vivres et se persuadaient dans leur détresse que toute la terre appartenait aux soldats de Jésus-Christ. Frédéric, arrivé à Nicopolis, nomma cinquante maîtres de la milice chargés, dans chaque division de l’armée, de veiller à l’exécution des lois militaires et de prévenir tous les désordres. Deux chevaliers des bords du Rhin payèrent de leur tête une infraction aux lois qui avaient été proclamées. Ainsi s’établissait la discipline, et l’Orient dut s’étonner de voir enfin une armée de l’Occident où régnaient l’ordre et la subordination. Un chroniqueur, après avoir rapporté la glorieuse bataille d'Iconium, dit que les guerriers de la croix n’étaient pas indignes d’une pareille faveur du ciel, parce que l’amour de la discipline, de la chasteté et de la concorde régnait dans l’armée chrétienne. Les émirs qui annoncèrent à Saladin la marche et l’arrivée de Frédéric, s’accordaient tous à présenter les guerriers allemands comme les modèles de toutes les vertus belliqueuses.

A chaque combat, on défendait aux guerriers de s’arrêter aux dépouilles de l’ennemi avant la victoire. Dans ce cas rien n’était plus difficile que de se faire obéir, et les défenses les plus sévères ne prévinrent pas toujours les malheurs qu’entraînait l’amour désordonné du butin. Parmi les causes de l’indiscipline dans les armées chrétiennes on peut compter aussi l’extrême bravoure des chefs et des soldats. Celte bravoure ne reconnaissait point le danger, et toute précaution prise contre l’ennemi lui semblait une marque de faiblesse et de timidité. L’exemple du chien miraculeux qu’on appelait le chien de Notre-Dame, et qui, au siège d’Afrique, avertissait les chrétiens de la présence de l’ennemi, caractérise fort bien celte insouciance du péril et l’aveugle sécurité qu’on retrouve dans tous les champions de la croix. On avait un mal plus grave encore à redouter : nous voulons parler de la licence des grands et des habitudes féodales que les chevaliers et les barons portaient au milieu des guerres saintes. Nous avons vu que dans la seconde croisade la ruine d’une armée florissante vint de la désobéissance d’un chef, désobéissance pour laquelle Geoffroi de Rançon ne fut puni que par la perte de son commandement et de sa renommée militaire. On sait qu’après la prise de Ptolémaïs, Richard eut bien plus à se plaindre de la rivalité et de la jalousie des autres chefs que de l’indocilité des soldats. Rien n’est plus étrange dans les annales de la guerre sainte que l’armée de Frédéric II, qui méconnaissait son chef par ordre de l’Église. Tandis que les croisés s’avançaient dans la Palestine, les uns maudissaient l’empereur, les autres le suivaient de loin ; tous les ordres se donnaient au nom de la république chrétienne. La discorde des musulmans sauva seule alors l’armée des pèlerins, et lui ouvrit les portes de Jérusalem.

On a pu voir que, parmi les chefs des croisades, les plus grands monarques n’étaient pas toujours ceux qui savaient le mieux se taire obéir. Guillaume Longue-Épée, ayant à se plaindre des princes et des barons français en Égypte, disait à Louis IX : « Vous n’êtes donc pas roi, puisque vous ne pouvez faire justice ? » Ces paroles expriment à la fois l’idée qu’on avait alors de la royauté et l’état de désordre où se trouvait l’armée chrétienne. On sait comment Louis IX et son armée tombèrent dans les fers des musulmans, et quelles furent les suites de la témérité aventureuse et de la bravoure indocile du comte d’Artois. Nous ne répéterons point ici ce que nous avons dit souvent des ordres militaires de la terre sainte. Les hospitaliers et les templiers, les chevaliers teutons, marchaient toujours au combat comme un seul homme, et leur milice intrépide était comme le bouclier des armées chrétiennes. Ils mettaient leur gloire dans la soumission à leurs chefs, et la victoire même ne pouvait servir d’excuse à la plus légère désobéissance. Malheureusement les croisés venus d’Europe ne les voyaient point sans quelque jalousie, et ne suivaient ni leur exemple ni leurs conseils.

Nous avons profité de tout ce que nous avons trouvé dans les chroniques pour faire connaître la tactique et la discipline des croisés. Nous citerons, en terminant ce chapitre, quelques-unes des maximes militaires rapportées par Marin Sanuto dans les Secrets des fidèles de la croix. « Dans les marches et toutes les opérations guerrières, il faut que ce qui est profitable à une armée puisse tourner à la ruine de l’ennemi... Il vaut mieux laisser derrière soi des troupes de réserve, que de répandre au loin des soldats en avant de l’armée... Un petit nombre d’hommes bien exercés marche sans peine à la victoire ; une multitude grossière et inhabile n’est bonne que pour fuir... La nature crée peu d’hommes avec une âme forte et intrépide ; la discipline donne du courage à un grand nombre... Une armée qui s’avance en désordre est toujours en péril... Dans toutes les choses de la vie, on peut s’amender après une faute ; mais, dans les combats, une faute est irréparable, et la peine suit toujours de près... Rien n’est plus heureux à la guerre que de voir un camp bien gardé, un camp où les guerriers peuvent passer les jours et les nuits en toute sécurité, comme s’ils avaient emporté avec eux leur propre ville. Quand l’ennemi arrive, ils ont le temps de se préparer au combat, et ne tombent pas sous le glaive comme un vil bétail... On n’a pas besoin du glaive pour vaincre celui qui n’a rien prévu et qui n’a pas les provisions nécessaires... Appelez un grand nombre d’hommes, quand vous aurez à délibérer ; pour le commandement, agissez tout seul... Dans les actions décisives, lorsqu’il s’agit de la vie et de la mort, il n’y a point de pardon pour les taules, même les plus légères. »

Ces maximes générales ne donnent pas, comme on voit, des notions assez positives sur les progrès de la tactique au temps des croisades. Mais Sanuto a soin de dire que ceux qui voudront en savoir davantage pourront l’apprendre dans les écoles, ce qui prouve au moins que la guerre était déjà une science, et qu’on en donnait alors des leçons ailleurs que dans les camps et sur les champs de bataille.

 

CHAPITRE XIV. — DIPLOMATIE DES CROISADES.

Pour connaître à fond l’esprit des croisades, il n’est pas inutile de savoir quels ont été dans la guerre et dans la paix les rapports des chrétiens et des musulmans. Au milieu de l’animosité réciproque, rien n’était plus difficile qu’un rapprochement ; et les relations entre les deux peuples, ou plutôt entre les deux croyances ennemies, n’ont pas dû être fréquentes. Le premier exemple que nous en offre l’histoire, c’est au siège d’Antioche. On sait qu’alors il arriva au camp des croisés une ambassade du Caire ; les guerriers chrétiens, peu accoutumés au langage des négociations, conduisirent les ambassadeurs sur le champ de bataille, et, chargeant en quelque sorte la victoire de parler pour eux, ils offrirent à la députation égyptienne les têtes des vaincus comme un témoignage de leurs sentiments et de leur puissance. Quelques-unes de nos chroniques nous apprennent qu’une ambassade chrétienne accompagna au Caire les députés du calife : nous avons peu de notions positives sur l’objet et sur le sort de celte députation des croisés ; mais, si on en juge par les événements qui suivirent et surtout par la bataille d’Ascalon, on doit croire que ni les chrétiens ni les musulmans d’Égypte n’avaient alors des intentions pacifiques. Nous avons parlé dans notre troisième livre des députés que l’émir d’Ézas envoya aux croisés, maîtres de plusieurs villes de la Syrie, pour leur demander des secours contre le souverain d'Alep. On se rappelle que ce fut une colombe qui, à la grande surprise des pèlerins, porta à l’émir musulman la nouvelle du traité conclu avec Godefroy de Bouillon. Au reste, ce traité ne sauva point l’émir d’Ézas, qui, tombé ensuite dans les mains de ses ennemis, expia par son trépas une alliance inutile avec les disciples du Christ.

Après l’établissement du royaume de Jérusalem, il dut naître quelques rapports entre les chrétiens et les puissances musulmanes du voisinage. Dans leurs négociations avec les infidèles, les nouveaux conquérants de la Palestine se bornaient à déclarer que toutes les villes de la Judée appartenaient à Jésus-Christ et à saint Pierre, dont ils étaient les serviteurs. « Pourquoi, disaient l’émir et le cadi de Césarée aux chrétiens qui assiégeaient la ville, pourquoi voulez-vous envahir notre pays et nous donner la mort, puisqu’il est écrit que Dieu nous a créés comme vous à son image ? » Les chrétiens répondaient : « Nous n’envahissons point votre pays, mais nous réclamons une terre qui appartient au prince des apôtres ; nous ne voulons pas vous tuer, mais le Seigneur a dit : Je suis le Dieu des vengeances, et le glaive sera tiré contre ceux qui transgressent ma loi. » Tel était alors le langage de la diplomatie chrétienne et de la diplomatie musulmane. La plupart des villes de la Syrie payèrent un tribut aux Francs victorieux. La terreur qu’inspiraient les guerriers de la croix avait seule dicté les traités et présidait à leur exécution.

On vit quelquefois des alliances offensives et défensives entre les chrétiens et quelques princes musulmans ; mais une défiance mutuelle empêcha toujours que ces alliances n’eussent quelque résultat ou même quelque durée. Les uns croyaient déplaire à Jésus-Christ en se rapprochant des infidèles ; les autres redoutaient la colère de Mahomet en mêlant leurs drapeaux à ceux de la croix. Les négociations les plus remarquables des Francs et des puissances musulmanes furent celles d’Amaury, roi de Jérusalem, et du calife du Caire. Nous avons raconté ces négociations, dans lesquelles le prince des croyants au grand scandale des musulmans, fut obligé de présenter sa main nue aux députés chrétiens. Les émirs égyptiens, qui se disputaient la faveur du calife et l’autorité souveraine, appelèrent tour à tour au secours de leur ambition les armes d’Amaury et celles de Noureddin, sultan de Damas. Alors on vit arriver successivement sur les bords du Nil des ambassadeurs qui flattaient l’espérance des factions, et des armées qui désolaient le pays. De part et d’autre on montra plus de bravoure que de respect pour les traités et pour les lois de la justice. Amaury, tout à la fois trompé et vaincu, se trouva enfin obligé d’abandonner l’Égypte, et ce fut au milieu de toutes ces révolutions que s’éleva la puissance de Saladin, qui finit par être le maître de Damas, du Caire et de Jérusalem.

Avant la troisième croisade, l’histoire fait mention des rapports qui s’établirent entre les princes d’Occident et les plus puissants monarques de l’Asie. Les chroniques contemporaines rapportent qu’il était parti d’Europe un envoyé de l’empereur d’Allemagne, nommé Gérard, qui fut très-bien reçu à la cour du Caire et dont il nous reste une relation qui atteste un long séjour en Orient. De son côté, Saladin, avant la prise de la ville sainte, avait envoyé des ambassadeurs en Occident, et ces ambassadeurs séjournèrent plusieurs mois à la cour de Frédéric Barberousse. Quand la croisade eut été décidée parmi les princes chrétiens, Frédéric, plein de respect pour les lois de la chevalerie, ne voulut pas marcher contre le nouveau conquérant de la Palestine sans lui avoir déclaré la guerre par un message solennel. « Notre devoir, comme chef de l’Empire, « écrivait Frédéric à Saladin, est de défendre la ville de Jésus-Christ ; nous vous mandons que, si vous « n’abandonnez pas les terres que vous venez d’envahir, soutenu par la vertu du Très-Haut, nous tenterons « la guerre et ses hasards à compter des calendes de novembre. » Après avoir ainsi déclaré sa résolution, l’empereur d’Allemagne cite l’histoire ancienne pour prouver au fils d’Ayoub que l’Égypte, la Syrie et beaucoup d’autres contrées d’Orient appartenaient aux successeurs des Césars. On voit par-là que Frédéric ne réclamait point la Palestine comme le domaine de Jésus-Christ ou de saint Pierre, mais comme une province de l’empire romain, ce qui paraît une nouveauté dans les croisades. Le chef de l’empire germanique fait l’énumération des peuples qu’il peut appeler à défendre ses droits, et dans sa lettre il nomme « les habitants du Rhin, qui prennent les armes même pendant la paix ; la jeunesse d’Istrie, qui ne connut jamais la fuite ; les Bohémiens, qui savent mourir avec joie ; les Suèves, les guerriers de la Thuringe et de la Franconie, réputés pour leur ruse et leur adresse ; les peuples des Alpes, pleins d’agilité ; les Polonais, plus féroces que les bêtes de leurs forêts ; les Pisans, redoutables sur les mers. » Saladin, dans sa réponse, exprime d’abord quelque surprise, puis, invoquant le nom de Mahomet, il fait à son tour le dénombrement de ses forces : « Vous nommez les peuples de votre empire ; mais ils n’égalent pas le nombre des peuples musulmans. Nous commandons aux Arabes Bédouins, qui seuls pourraient arrêter nos ennemis ; aux Turcomans, qui suffiraient pour disperser les guerriers chrétiens ; la Phénicie, l’Egypte, la Syrie, obéissent à nos lois ; le calife de Bagdad se lèverait de son trône, s’il le fallait, pour venir à notre secours. Mais qu’avons-nous besoin de tant de forces réunies ? Nos armées, qui sont entrées à Jérusalem, ne sauront-elles pas défendre nos conquêtes ? » Le sultan rappelle ensuite à Frédéric les revers des chrétiens en Asie, et le menace de porter la guerre jusqu’en Europe. « Non, ce n’est pas assez pour nous, ajoute-t-il, d’avoir conquis cette terre maritime où nous sommes : nous passerons les mers, s’il plaît à Dieu, et, protégés par la justice divine, nous subjuguerons vos royaumes d’Occident ; car, si vous venez jusqu’ici, vous serez obligé d’emmener tout votre peuple, et il ne restera plus personne pour défendre vos cités et vos provinces. » En même temps qu’il adressait un message à Saladin, l’empereur d’Allemagne écrivait au sultan d’Iconium, son ancien allié, pour lui demander le passage dans ses États. Frédéric reçut de ce prince musulman une réponse plus pacifique ; mais, lorsqu’il arriva dans l’Asie Mineure, il n’en trouva pas moins toute la population turque armée contre lui. Nous avons dit ailleurs quel fut le terme de ces négociations avec les puissances musulmanes et l’issue déplorable de l’expédition des Allemands.

Dans la troisième croisade, qui dura si longtemps, on dut sentir plus d’une fois la nécessité de parler de la paix, et les négociations se mêlèrent souvent aux scènes les plus sanglantes de la guerre. Ce fut alors que Richard montra son caractère changeant et impétueux ; Saladin, sa fermeté calme et son fanatisme prudent. Dans les rapports que le besoin de la paix fît naître entre les chefs chrétiens et les chefs musulmans, l’histoire se plaît à remarquer une sorte d’urbanité et d’esprit chevaleresque qui semblerait appartenir à un autre temps ; mais, lorsqu’on se rappelle qu’après le siège de Ptolémaïs le chef de l’armée musulmane refusa d’exécuter les traités, et que le roi d’Angleterre ordonna le massacre de plusieurs milliers d’otages et de captifs, on est bien obligé de reconnaître encore les mœurs et la diplomatie d’un siècle grossier et bai baie. A la fin on conclut un traité de paix, parce que de part et d’autre on ne pouvait plus faire la guerre ; telles étaient les dispositions des puissances qui se rapprochaient ainsi par nécessité, que Richard, en quittant la Palestine, promettait d’y revenir avec une armée, et que Saladin, lorsqu’un an après la paix jurée il mourut à Damas, nourrissait la pensée hardie de porter ses armes jusqu’en Europe.

La croisade de Frédéric II ne fut qu’une longue négociation. L’empereur avait envoyé des ambassadeurs au sultan d’Égypte. Lorsque les guerriers de la croix et les défenseurs de l’islamisme furent en présence, on ne s’occupa point de poursuivre la guerre et de livrer des combats : l’histoire montre les deux princes placés dans une situation également embarrassante : Frédéric, méprisé des chrétiens, le sultan du Caire, maudit des musulmans, et tous deux désirant la paix, dans la crainte de leurs alliés et de leurs soldats. Aussi une chronique du temps n’attribue-t-elle qu’à Dieu seul l’issue de cette négociation singulière. « Pendant qu’on traitait, dit Richard de Saint-Germain, de la restitution de la terre sainte, le Seigneur Jésus-Christ, qui est la sagesse du Père, décida dans sa providence accoutumée que le Soudan rendrait à l’empereur la cité de Dieu. » Quoique Frédéric écrivît alors au roi d’Angleterre que Dieu venait de faire éclater sa puissance en lui ouvrant les portes de Sion, la déférence qu’il montrait pour les musulmans et les discours que lui prêtent les chroniques arabes, prouvent du moins que dans les négociations avec le sultan du Caire, l’empereur n’invoqua point l’autorité de l’Église chrétienne, et ne redemanda point Jérusalem comme l’héritage du Fils de Dieu. Au reste, jamais traité ne fut plus mal reçu par ceux mêmes qui devaient en profiter ; car le patriarche de Jérusalem ne cessa de dénoncer au pape et à la chrétienté cette conquête pacifique de la ville sainte comme l’ouvrage de la perversité et comme une profanation des croisades.

Frédéric cependant resta fidèle aux traités qu’il avait conclus, et conserva ses relations en Asie, malgré la cour de Rome, qui ne pouvait lui souffrir un allié ni parmi les chrétiens, ni parmi les musulmans. Quatre ans après son expédition dans la Palestine, il reçut en Sicile les ambassadeurs du sultan d’Égypte et du Vieux de la Montagne. Les députés égyptiens lui apportaient une lente magnifique, où les images du soleil et de la lune représentaient la marche des saisons et marquaient exactement les heures du jour et de la nuit. Quelques années plus tard, nous voyons dans Matthieu Paris qu’après la sanglante bataille de Gaza le monarque allemand envoya une ambassade aux sultans du Caire et de Damas pour demander la liberté des captifs, menaçant les princes infidèles non des forces de la chrétienté, mais des aigles de Rome et de la Germanie.

Les croisades de saint Louis et les relations de ce prince avec les musulmans rappellent à la fois des souvenirs tristes et glorieux. Nous avons vu comment les mameluks, meurtriers de leur sultan, traitaient, le glaive à la main, des conditions de la paix, et comment le roi de France triompha par sa fermeté d’une milice avide des dépouilles et du sang des croisés. Pendant son séjour en Palestine, Louis IX entretint quelques relations avec les émirs du Caire et le souverain de Damas : si ces négociations ne purent point réparer les malheurs de la croisade, la charité de Louis leur dut au moins la délivrance d’un grand nombre de prisonniers chrétiens. Revenu en Europe, le monarque ne cessa d’avoir les yeux attachés sur l’Orient, où il brûlait de porter encore l’étendard de la foi chrétienne. On sait qu’il reçut plusieurs ambassadeurs du roi de Tunis ; il espérait que le prince infidèle se convertirait au christianisme, et cette espérance l’entraîna à la fin dans une dernière croisade où l’attendaient les palmes du martyre. Nous avons vu que cette expédition malheureuse se termina par un traité conclu entre le roi de Tunis et le successeur de saint Louis ; ce traité, dont le texte arabe se conserve encore de nos jours dans les archives du royaume, est le premier acte important de la diplomatie des croisades qui soit parvenu jusqu’à nous.

 

CHAPITRE XV. — CONTINUATION DU MÊME SUJET.

Vers la fin des croisades, la diplomatie se ressentit de la discorde qui régnait à la fois parmi les chrétiens et parmi les musulmans. Dans l’expédition du roi de Navarre, on voit les princes croisés traiter, les uns avec le sultan du Caire, les autres avec le prince de Damas. Les pèlerins de l’Occident négociaient quelquefois avec les Sarrasins ou les Turcs, sans l’adhésion des chrétiens du pays, et souvent il arrivait que les chrétiens d’Orient terminaient une guerre sans en avertir les croisés. On sait combien il y avait dans la terre sainte d’autorités différentes et de gouvernements divers. Les Templiers et les Hospitaliers, les nations d’Europe établies dans les villes chrétiennes, tous entretenaient des relations plus ou moins directes avec les puissances musulmanes ; tout le monde avait le pouvoir, sinon de conclure une trêve, au moins de la rompre. Aussi, les princes souverains de la Syrie et de l’Egypte disaient-ils qu’on ne pouvait placer aucune confiance dans les chrétiens, et que parmi eux les plus petits défaisaient sans cesse ce qu'avaient fait les plus grands. C’était un phénomène dans les croisades, surtout dans les derniers temps, qu’une trêve fût respectée jusqu’au jour de son expiration. Jamais on ne fut arrêté en Occident, lorsqu’on prêchait une guerre sainte, par la pensée que les colonies chrétiennes de Syrie se trouvaient en paix avec les musulmans. L’espérance de la victoire ou la crainte d’une défaite était la seule et la véritable mesure du respect qu’on avait pour les traités avec les infidèles.

Comme aucune puissance humaine ne pouvait garantir ni assurer l’exécution des traités, les parties contractantes invoquaient l’autorité des croyances religieuses, et se dévouaient elles-mêmes aux anathèmes que chaque religion prononce contre le parjure. Les chrétiens attestaient le nom de Jésus-Christ, et consentaient à renier le baptême s’ils violaient leurs serments. Les musulmans prenaient à témoin leur prophète, et se déclaraient d’avance infidèles aux lois du Coran s’ils manquaient à la foi jurée. Dans certaines occasions on avait recours à des moyens extraordinaires pour s’assurer de l’exactitude réciproque à remplir les traités. On voit quelquefois dans l’histoire les chrétiens et les barbares mêler leur sang dans une coupe et le boire en signe d’alliance et de fraternité. L’observation des lois de la paix ou de la guerre ne fut pas toujours garantie par ces différentes précautions, et tel était le mépris qu’on avait pour la sainteté des serments, que de part et d’autre on se plaignait à peine de la violation du droit des gens, et que la rupture d’une trêve ne causait point de surprise.

Quand le sultan de Damas fut mort, dit une vieille chronique, toutes les trêves furent mortes. Ces expressions naïves peignent très-bien le désordre et la confusion de cette époque malheureuse. Les chrétiens, dans leur état d’abaissement, ne négociaient plus pour la puissance, mais pour la vie. Il est affligeant de voir ces tristes restes de la grandeur des Francs, pour qui les traités n’étaient plus que des actes de soumission : on exigeait qu’ils démolissent leurs forteresses, et ils les démolissaient ; qu’ils renonçassent à toute alliance avec les peuples d’Europe, et ils y renonçaient ; ainsi les faibles enfants du royaume de Godefroy, dans leurs dernières relations avec les musulmans, désavouaient en quelque sorte leurs frères d’Occident, et tremblaient de rappeler la gloire des croisades.

Quand l’Orient ne vit plus les armées de la croix, les traités de commerce devinrent le seul objet des négociations avec les musulmans. Il est curieux de voir avec quelle sagacité toutes les difficultés sont prévues dans ces pièces diplomatiques, et quel esprit de ruse et de prudence présidait à leur rédaction. Plusieurs nous ont été conservées par les historiens orientaux ; lorsqu’on les lit avec attention, on juge que les puissances musulmanes craignirent longtemps le retour des guerres saintes, et qu’elles ne cessèrent point d’avoir pour les chrétiens de l’Occident les défiances et les préventions que leur avaient inspirées les croisés.

Nous ne parlerons point ici des rapports des Francs avec les Tartares : les peuples de la Tartarie ne se montrèrent sur le théâtre des événements que vers la fin des croisades et lorsque les colonies chrétiennes tombaient en ruine. La nation mogole tenta plusieurs fois de pousser ses conquêtes jusqu’en Egypte, et, dans les vicissitudes de la guerre, elle fut tour à tour l’alliée des musulmans et des chrétiens. Les Tartares, lorsqu’une fois ils eurent passé l’Euphrate, envoyèrent souvent des ambassadeurs aux rois de l’Europe, et ceux-ci de leur côté adressèrent aux Tartares plusieurs messages. On a conservé dans les archives de b rance deux lettres écrites à Philippe le Rel par le chef de cette nation barbare. Les Tartares, qui n’avaient point de religion nationale, embrassèrent à la fin la religion musulmane qui dominait en Asie. Il est probable que, si les nations chrétiennes leur eussent offert l’espoir d’une puissante alliance, ils auraient embrassé le christianisme, et cette conversion des peuples mogols à l’Évangile aurait pu changer la face du monde.

Nous ne reviendrons point sur les négociations des Grecs et des Francs, dont nous avons souvent parlé Toutes les fois que les croisés négocièrent avec les maîtres de la Grèce, soit pour leur passage, soit pour les vivres, ils eurent la pensée de s’emparer de Constantinople. A la fin, Constantinople fut prise, et l’empire grec renversé : déplorable résultat d’une antipathie entre deux peuples qui s’accusaient tour à tour de trahison et ne pouvaient se rapprocher sans se haïr davantage. Quand les Grecs rentrèrent dans Byzance, des négociations s’ouvrirent de nouveau avec les Latins et surtout avec la cour de Rome : on promettait de secourir les Grecs contre les Turcs, s’ils reconnaissaient la suprématie de l’Église romaine ; ceux-ci promettaient de se soumettre à tout ce qu’on leur demandait, surtout dans les moments de périls. Ce fut au milieu de ces relations entretenues par la crainte, auxquelles la défiance présidait sans cesse, que l’empire grec tomba tout à fait en ruine et que sa capitale devint enfin une proie facile pour les Barbares qui la menaçaient depuis plusieurs siècles.

Nous ferons mieux connaître la diplomatie des croisades en présentant un tableau rapide des relations que les chefs de l’Eglise entretinrent avec les infidèles. Le premier message des papes aux puissances musulmanes est la lettre que Lucius III écrivit à Saladin pour l’inviter à faire un échange de prisonniers. Le sultan se montra favorable à la demande du pontife, et répondit à Lucius qu’il avait reçu sa lettre avec un cœur content et un esprit joyeux. Le frère de Saladin, à qui le pape avait écrit également, lui disait dans sa réponse qu’il le regardait comme son meilleur ami ; Malek-Adhel priait Dieu qu’il inspirât au chef de l’Église, ainsi qu’à lui-même, ce qu’il convenait de faire, avec le secours de la grâce divine, pour le salut des chrétiens et des musulmans. Les termes affectueux de cette correspondance peuvent exciter d’abord quelque surprise ; mais il ne faut pas oublier que le nouveau maître de l’Égypte et de la Syrie menaçait alors d’envahir la Palestine, et qu’il redoutait surtout une croisade qui pouvait l’arrêter dans ses desseins.

Lorsque après la mort de Saladin, Malek-Adhel gouvernait l’empire des Ayoubites, nous voyons s’établir de nouvelles relations entre ce prince et le pape Innocent III. Dans sa lettre au sultan, le pontife expliquait la perle de Jérusalem en disant qu’il est au ciel un Dieu qui transporte les temps à son gré et donne le royaume de ce monde à qui il veut. Puis il sollicitait la clémence du prince musulman en faveur des captifs et des malheureux habitants de la terre sainte. Le pape conseillait enfin au souverain de Damas de rendre aux chrétiens la cité de Jésus-Christ, dont la conservation était sans avantage pour lui et devait l’entraîner dans beaucoup de périls et de sacrifices. L’histoire ne dit point que le frère de Saladin ait répondu à celte lettre d’Innocent.

Grégoire IX eut aussi des relations avec les princes infidèles, mais on remarque dans ses messages un autre esprit et un caractère différent. Le pape, s’adressant en même temps au calife de Bagdad, aux souverains du Caire et de Damas, se présentait auprès d’eux comme l’interprète des saintes Écritures, et les pressait de se rendre à l’évidence de la foi chrétienne. Il invoquait tour à tour les patriarches, les prophètes et les apôtres, véritables lumières placées sur la voie des vérités évangéliques. « Ce n’est pas votre royaume que nous vous demandons, ajoutait Grégoire, c’est vous-même. Nous ne voulons point porter atteinte ni à vos honneurs ni à votre puissance ; notre vœu le plus cher est de vous élever au-dessus du siècle et d’assurer votre salut sur la terre et dans le ciel. » Rien ne serait plus curieux sans doute que de voir comment les princes musulmans, et surtout le vicaire de Mahomet, répondirent au chef de l’Église chrétienne ; mais nous n’avons trouvé aucun éclaircissement sur ce point ni dans les auteurs arabes, ni dans les historiens occidentaux.

Dans les guerres contre les Turcs, les papes eurent des rapports nombreux tantôt avec les conquérants de la Grèce, tantôt avec les puissances musulmanes de l’Égypte, de la Syrie et de la Perse. Un des prédicateurs les plus ardents de la guerre sainte, Pie II, après avoir cherché dans tout l’univers des ennemis aux Turcs, eut la pensée bizarre d’opposer aux armes de Mahomet II les arguments de la théologie et de triompher de lui par la dialectique. Il nous reste un mémoire très-étendu dans lequel le souverain pontife s’efforce tour à tour de convaincre l’esprit de l’empereur turc par des raisonnements, et de séduire son ambition en lui montrant la conquête facile de tout l’Orient et même la possession de la Hongrie et de la Bohême. Dédaignant ces messages et toutes ces négociations, les musulmans poursuivaient toujours leurs victoires. Les chrétiens se trouvaient souvent réduits à demander la paix ; et tel était alors l’esprit de la diplomatie des croisades, qu’un souverain pontife remercia l’empereur d’Allemagne de l’avoir compris dans un traité de paix conclu avec Soliman.

Rien n’annonce plus la décadence des guerres saintes que ces négociations des papes. Dans les premières croisades, on s’occupait surtout de conquérir les royaumes des infidèles ; la conversion des princes musulmans devint ensuite la grande affaire des pontifes, parce que l’enthousiasme belliqueux commençait à s’éteindre et qu’il devenait plus facile de trouver des arguments que des soldats. Au reste, ces dernières tentatives ne réussirent pas plus que les précédentes, et Dieu permit que tous les pays dont on avait contesté la possession tantôt par de pieux raisonnements, tantôt par l’épée des croisés, restassent au pouvoir des ennemis de l’Évangile.

 

CHAPITRE XVI. — CE QUI SE PASSAIT EN EUROPE PENDANT LES CROISADES.

Les croisades étaient un grand spectacle pour les générations contemporaines. Dans toutes ces expéditions lointaines, l’Europe ne cessait d’avoir les regards attachés sur la Syrie et sur les chemins qui conduisaient à Jérusalem. Les croisés ne livraient pas un combat, n’éprouvaient pas une défaite, que le bruit s’en retenti dans toute la chrétienté. On a vu quels transports firent éclater les fidèles lorsque tout à coup ils apprirent que la ville sainte avait été délivrée par les compagnons de Godefroy. Dans les cités, dans les châteaux, dans les cabanes des serfs, dans les cloîtres, partout on répétait le nom de Jérusalem ; toutes les familles chrétiennes étaient dans la joie, comme si le ciel eût annoncé à chacune d’elles ses bénédictions et qu’un âge de bonheur eût commencé pour le monde. Quatre-vingts ans plus tard, lorsque la cité de Jésus-Christ fut reconquise par Saladin, un deuil universel s’étendit sur l’Église latine ; l’Occident aurait vu moins de désolation au milieu de ses peuples, si quelque grand fléau eût détruit les cités les plus florissantes, ou si la moitié de ses habitants eût péri par la guerre ou par la colère céleste.

L’Europe ne s’affligeait et ne se réjouissait que pour les événements qui se passaient loin d’elle ; on ne se passionnait que pour ce qui arrivait de l’Orient, et tout ce qui ne s’accordait point avec les passions dominantes était livré à l’anathème. C’était en vain que les déserteurs de la première croisade, pour excuser leur fuite, racontaient leurs misères ou leurs périls : personne ne voulait les croire ; on avait pleuré leur absence, on maudissait leur retour, et l’Église, réunie à tout le peuple, les menaçait des vengeances du ciel, s’ils ne se hâtaient de retourner en Asie. Comme on était persuadé que Dieu favorisait les armes des pèlerins, on croyait facilement aux récits de leurs victoires ; malheur aux imprudents qui les premiers répandaient la nouvelle de quelque grand désastre essuyé par les armées de la croix ! Dans la première expédition de Louis IX, la renommée avait d’abord annoncé la prise du Caire, et dans toutes les églises le clergé et le peuple avaient chanté le Te Deum laudamus pour celle conquête des croisés ; l’histoire nous apprend qu’on fit mourir comme des criminels ceux qui, au milieu de la joie publique, commencèrent à parler de la captivité du roi.

Les chrétiens restés en Europe avaient, comme la foule des croisés, leurs pronostics et des signes qui leur présageaient les triomphes ou les revers des pèlerins. L’histoire contemporaine remarque qu’une aurore boréale qui avait vivement frappé l’attention des croisés au siège d’Antioche, fut aperçue en même temps dans la Normandie et regardée comme le signal des événements qui devaient arriver au-delà des mers. Nous lisons dans Guillaume de Nangis que, le pape Eugène III célébrant à Reims le sacrifice de la messe, le sang de Jésus-Christ se répandit sur le tapis devant l’autel ; dans le même temps le tonnerre tomba sur un monastère de la Picardie, tandis que les moines étaient à l’église, et deux cénobites furent atteints dans le sanctuaire par la foudre du ciel ; on augura de là de grandes calamités pour le monde chrétien, et bientôt l’Allemagne et la France désolées apprirent les désastres de la seconde croisade. Pendant la sixième expédition, le pape avait ordonné qu’on ferait, chaque mois et le même jour, dans toutes les paroisses une procession pour demander à Dieu qu’il éloignât des armes chrétiennes la confusion et l’opprobre. A la messe solennelle, au moment où l’hostie salutaire est offerte pour les péchés du monde, tous les fidèles se prosternaient humblement et chantaient en chœur le psaume martial : Que le Seigneur se lève, et que tous ceux qui le haïssent fuient devant sa face. Dans une lettre écrite d’Orient, on disait aux fidèles qui n’avaient pas pris la croix : « Assemblez-vous pour prier le vendredi qui précédera l’anniversaire du triomphe de Jésus-Christ ; « car le même jour nous combattrons les Sarrasins. » Ainsi la prière unissait ceux qui combattaient en Asie et ceux qui n’avaient point quitté leurs foyers. La chrétienté offrit un spectacle encore plus touchant dans une croisade contre les Turcs : on sonnait la cloche chaque jour à l’heure de midi, et depuis la Norvège jusqu’au détroit de Cadix tous les chrétiens priaient ensemble pour leurs frères qui défendaient Belgrade assiégée par Mahomet II.

Nous avons dit, d’après les chroniques du temps, que pendant les guerres saintes les désordres qui troublaient l’Europe cessaient tout à coup. Cette suspension miraculeuse de toutes les discordes avait sans doute quelque chose de vrai ; mais il serait exagéré de dire qu’il n’y eut ni trouble ni guerre pendant les croisades. Orderic Vital, dans son histoire, nous parle longuement de la guerre injuste et cruelle que poursuivit Guillaume le Roux, roi d’Angleterre, contre Hélie, seigneur du Mans. Ce fut en vain que le malheureux Hélie, qui avait pris la croix, invoqua les privilèges de la guerre sainte et qu’il dit au monarque anglais : « Je placerai la croix sur mon bouclier, sur mon casque, sur la selle et sur la bride de mon cheval, » Guillaume n’en conduisit pas moins une armée dans le pays du Mans ; toute la contrée fut ravagée, Hélie jeté dans les fers ; et ces violences sacrilèges, dit l’historien que nous venons de citer, se commettaient dans le même temps que les croisés marchaient vers Jérusalem.

L’abbé Suger, dans ses lettres à Louis VII, reproche au roi de ne pas répondre à l’amour impatient de ses peuples, et de compromettre par ses retards la tranquillité de son royaume, qu’avait troublée l’ambition des comtes et des barons. Wilbald, abbé de Corvey, qui gouvernait l’empire germanique en l’absence de Conrad, adresse les mêmes reproches et les mêmes prières à l’empereur d’Allemagne. La Lorraine se trouvait livrée aux brigandages, aux incendies, et, ce qui affligeait surtout le fidèle prélat, on n’avait pas même respecté les privilèges de l’abbaye de Corvey.

Les évêques avaient reçu du pape l’ordre formel d’excommunier tous ceux qui entreprendraient de troubler la paix publique et qui usurperaient les droits des princes croisés. Ces menaces devaient produire un effet salutaire ; mais elles avaient quelquefois besoin d’être accompagnées de la force temporelle, et la plupart des guerriers qui pouvaient faire respecter la justice, s’étaient rendus en Orient. On peut bien croire que les arrêts de l’Église demeuraient souvent sans exécution, puisque les sollicitations et les menaces du Saint-Siège ne purent abréger ni adoucir la captivité de Richard Cœur-de-Lion, tombé entre les mains de ses ennemis au retour de la Palestine et devenu prisonnier d’un monarque chrétien. Si les foudres de Rome n’avaient pu mettre les rois à l’abri de l’injustice et de la persécution, que pouvaient-elles pour les simples pèlerins, pour leurs épouses et leurs enfants délaissés ? L’abbé de Clairvaux, qui disait, à la suite de ses prédications en France et en Allemagne, que les bourgs et les châteaux étaient déserts et qu’en beaucoup d’endroits il restait à peine un homme pour sept femmes, l’abbé de Clairvaux, disons-nous, retraçait sans le savoir un tableau fidèle de la croisade et de tous les genres de malheurs qu’elle devait entraîner après elle.

C’est ici que les guerres saintes se présentent à notre pensée sous l’aspect le plus douloureux. Il n’est pas d’ancienne chronique qui, au départ des croisés, ne s’arrête à faire leur dénombrement, à décrire leur marche triomphante ; mais de toutes ces armées, que les plus vastes campagnes avaient de la peine à contenir et qui devaient conquérir l’Orient, aucune ne revenait en Europe. L’histoire contemporaine, semblable au funèbre nautonier de la Fable, paraît n’avoir pris pour tâche que de conduire les guerriers de la croix hors des limites de l’Europe chrétienne ; elle les accompagne en Asie, comme à leur sépulcre, puis elle garde un profond silence. « Ô Jérusalem, cité du roi du ciel, s’écriait un chef de l’Église, que de guerriers la chrétienté a envoyés pour te secourir ! que de chrétiens ont été armés du signe de la croix, afin de t’arracher au joug de la servitude ! et combien de ces pèlerins belliqueux n’ont trouvé en Orient que des fers, des tribulations ou la mort ! » L’histoire, en racontant les misères des pèlerins, n’a guère parlé que des chagrins de la piété ; combien ses tableaux nous eussent offert d’intérêt, si, au milieu de ces grands mouvements politiques et religieux, elle eût surpris le secret des affections humaines et tenu compte des larmes versées en présence des pénates déserts ; si elle eût dit les inquiétudes mortelles des époux, des amis et des proches, séparés par une si longue absence ou plutôt par un exil semblable au trépas ! En quittant les foyers domestiques, les croisés disaient à leurs femmes et à leurs fils en pleurs : « Nous reviendrons dans deux ans, dans trois ans ; » mais cette promesse même ne ressemblait que trop à d’éternels adieux. Les traditions historiques nous montrent des amitiés généreuses qui résistèrent à toutes les épreuves d’une cruelle et longue séparation ; mais à côté de ces prodiges de la fidélité, que de liens rompus par l’ingratitude, par l’attrait d’un monde nouveau, ou par l’excès de la misère qui énerve les courages et flétrit les cœurs ! que de souvenirs touchants effacés de la mémoire ! que d’espérances trompées ! que de parjures dont la croix était le prétexte et que la piété ne saurait absoudre ! que de coupables abandons dut amener la fausse application de cette maxime évangélique : « Celui qui laissera son père, sa mère, ses parents, sa maison, pour me suivre, sera récompensé au centuple. »

On restait quelquefois plusieurs années dans l’incertitude sur la vie ou la mort des croisés. Dans cette incertitude désolante, on interrogeait les songes du sommeil, les fantômes de la nuit, et leur témoignage suffisait pour répandre dans les cœurs la tristesse ou la joie ; souvent les hôtes consternés d’un château croyaient entendre près du pont-levis l’ombre plaintive d’un chevalier mort au siège de Damiette ou de Ptolémaïs, et c’était la seule nouvelle qu’on avait de son trépas. La nuit qui précéda la bataille de Mansourah, la mère de Guillaume Longue-Épée vit en songe un jeune guerrier monter dans le ciel couvert d’une armure éclatante ; aux couleurs du bouclier qu’il portait sur sa poitrine, elle fut étonnée et demanda qui il était : « C’est Guillaume, ton fils, » lui répondit une voix qui lui était connue. Quelque temps après, on apprit en Angleterre que Guillaume Longue-Épée était mort le jour même que sa mère l’avait vu monter au séjour des élus et des martyrs.

Une lettre d’Innocent nous fait connaître les vives alarmes de la reine Blanche au départ de Louis IX. « Votre esprit, lui disait-il, toujours troublé, toujours triste, ne peut trouver aucun repos. Tremblante sur le « sort de vos enfants, vous suivez des yeux de l’esprit leurs mouvements et leur marche, et leur souvenir « seul occupe votre âme ; votre sollicitude maternelle veille sans cesse ; avide de nouvelles, vous languissez « dans une cruelle attente. » En lisant ces paroles du père des fidèles, qui ne se rappelle avec douleur que toutes les craintes de Blanche ne tardèrent pas à se réaliser et qu’elle ne revit plus ses trois fils partis pour l’Orient ? On n’a point oublié cette Marguerite de Hainaut, qui alla chercher en Orient les traces de son époux tombé au pouvoir des Turcs, et revint en Europe sans avoir rien appris qui pût la consoler. La France éplorée ne put jamais savoir ce qu’étaient devenus le comte de Bar et plusieurs illustres chevaliers qui avaient combattu à la bataille de Gaza. Un comte de Mecklembourg resta vingt-six ans dans les prisons de Damas, sans qu’on sût en Allemagne s’il était mort ou vivant. Après les plus grandes recherches, on ne put connaître le sort de l’empereur Baudouin prisonnier des Bulgares, et les Flamands furent sur le point de prendre les armes pour un imposteur qui se disait le comte de Flandre.

Il arrivait quelquefois que les pèlerins, après une longue absence, étaient méconnus dans leurs propres foyers. Une femme retrouvait son mari avec une autre épouse ; un époux, sa femme avec un autre mari. Ces mariages étaient ordinairement annulés par la juridiction ecclésiastique, la seule compétente pour prononcer sur de semblables questions et sur tout ce qui concernait les croisés. On excommunia au concile de Lisieux les époux qui contracteraient de nouveaux liens avant d’être assurés que leur femme ou leur mari partis pour la croisade étaient morts dans le pèlerinage. Plus d’un croisé, rentrant sous le toit de ses pères, voyait ses biens entre les mains de ses héritiers, qui, le plaçant au nombre des martyrs de Jésus-Christ, s’étaient partagé ses dépouilles terrestres. Ces abus se renouvelaient souvent, et répandaient le trouble dans les familles. Les papes s’occupèrent d’y apporter un remède, et plusieurs brefs des pontifes défendirent aux fidèles de disposer des biens d’un pèlerin avant qu’on eût la certitude de sa mort, ce qui était quelquefois un autre inconvénient et ne remédiait pas toujours au mal.

Il faut avouer que la longue absence des pèlerins, la vie errante des croisades, ne favorisèrent pas toujours les vertus domestiques, et que dans toutes ces expéditions, entreprises pour délivrer l’héritage de Jésus-Christ, on oublia trop souvent les préceptes et la morale que le Fils de Dieu avait apportés aux hommes pour le maintien de la paix et de la justice.

 

CHAPITRE XVII. — CONTINUATION DU MÊME SUJET.

Si les royaumes de l’Europe, avec leurs lois et leurs institutions, restaient en proie à beaucoup de violences et d’iniquités, que de brigandages ne devaient point se commettre dans les vastes solitudes de la mer, où le crime n’avait à redouter d’autre témoin que Dieu et d’autre supplice que le remords des coupables ! Tandis que les flottes des cités maritimes transportaient en Syrie les armées chrétiennes, les armes et les provisions des croisés, des marchands entraînés par l’esprit de cupidité vendaient aux infidèles du bois de construction, du fer et tout ce qui pouvait seconder la fureur des Barbares dans leurs guerres contre les chrétiens. Dans le temps même où l’on se battait dans la Palestine pour la délivrance du saint tombeau, des pirates couraient la Méditerranée, et pillaient tour à tour les disciples de Mahomet et les disciples de Jésus- Christ. Plusieurs sentences des papes poursuivirent ces violateurs du droit des gens et de la fraternité évangélique. Il fut ordonné aux villes et aux bourgs qu’ils habitaient et d’où ils étaient partis, de les rappeler et de les punir ; dans toutes les cités qui bordent la mer, on publiait chaque dimanche les décrets qui les séparaient de la communion des fidèles ; il était défendu d’entretenir avec eux aucun commerce, aucune relation ; si quelque calamité menaçait leur vie, ils n’avaient point de part aux prières de leurs frères les chrétiens ; s’ils tombaient aux mains des Turcs, on devait les abandonner à la servitude.

On a pu remarquer dans notre Histoire que la persécution contre les juifs dura presque autant que les croisades. Cette nation malheureuse n’eut pas un moment de sécurité, et le nom si cher de Jérusalem était pour elle un signal de guerre et de destruction. Une chronique allemande rapporte qu’au départ de la première expédition plus de douze mille Israélites périrent par le glaive. L’éloquence de saint Bernard et les brefs des papes les défendirent contre les passions aveugles de la multitude ; mais l’humanité des docteurs et des sages de ces temps barbares se bornait à protéger leur vie ; leurs biens étaient rarement respectés par les pèlerins, qui se ruinaient pour aller en Orient et qui se persuadaient que les juifs devaient au moins payer les frais de la sainte entreprise ; quelquefois on les imposait, comme le clergé et les cardinaux, au dixième et au vingtième de leurs revenus ; souvent on abolissait les dettes contractées envers eux, on confisquait au profit du fisc ou de l’Église tout ce qui leur était dû. Cependant nous les voyons toujours poursuivre leurs usures ; c’est entre leurs mains que les seigneurs qui avaient pris la croix engageaient leurs revenus, quelquefois leurs terres ; le clergé lui-même, qui s’enrôlait sous les drapeaux de la croisade, leur empruntait l’argent nécessaire pour le pèlerinage, et il arrivait souvent que pendant tout le temps d’une guerre sainte, les vases sacrés et les ornements d’une église restaient en dépôt chez ce peuple auquel on reprochait la mort de Jésus-Christ.

L’esprit qui avait produit les croisades prit quelquefois une direction différente, et toutes ces passions religieuses qui menaçaient l’Orient éclatèrent en Europe, semblables à ces orages qui tantôt sont portés au loin, tantôt se précipitent sur les lieux mêmes où ils ont été formés. On connaît la révolution des pastoureaux, qui troubla un moment la France pendant la captivité de saint Louis ; les peuples se persuadèrent que Dieu rejetait le sacrifice des grands de la terre et qu’il voulait confier la défense de son héritage aux faibles et aux petits. Cette révolution se renouvela dans le commencement du quatorzième siècle, et paraît avoir eu aux deux époques le même mobile et le même caractère politique et religieux.

Parmi ces troubles, occasionnés par l’esprit des guerres saintes, nous devons signaler le délire qui s’était emparé de la jeunesse et de l’enfance elle-même : nous voulons parler de cette croisade d’enfants qui éclata quelques années après la prise de Constantinople par les Latins. Comme toutes les lois humaines se taisaient à l’aspect de la croix, personne n’osa s’opposer à cette entreprise, qu’on regardait comme une sainte révolte contre l’autorité paternelle et les lois profanes de la famille. Lorsqu’on enfermait ces jeunes insensés, les portes des prisons s’ouvraient à ces seuls mots : Nous allons à Jérusalem ; et, si un homme sage hasardait un conseil, une réprimande, on l’accusait aussitôt d’être le partisan ou le complice des hérétiques et des infidèles. Ceux qui voulaient prêcher la paix et faire entendre la voix de la raison ne parvinrent enfin à être écoutés sans scandale, qu’en représentant les instigateurs de ce mouvement désordonné comme des magiciens ou comme des missionnaires du démon.

Les croisades furent le prétexte de plusieurs autres désordres. Une chronique d’Autriche nous rapporte qu’en Allemagne un grand nombre d’aventuriers et de vagabonds prirent la croix et les armes, et se répandirent dans les provinces, exigeant par la violence les tributs que les empereurs avaient établis pour l’entretien et la défense des saints lieux. Plusieurs clercs réunis à ces nouveaux croisés annonçaient au nom de Dieu que les fidèles qui ne paieraient point le tribut de la guerre sainte, seraient maudits, et leurs maisons brûlées par le feu du ciel. L’histoire ajoute que personne n’osa élever la voix contre ces rassemblements séditieux ; l’Allemagne attendit qu’ils se dissipassent d’eux-mêmes, comme on attend la fin d’un orage ou d’un fléau de la nature contre lesquels la force de l’homme est impuissante.

Pour faire diversion à ces tristes tableaux, nous parlerons d’une association qui fut formée à la même époque et qu’on appela l’Institution de Dieu. « Le Seigneur, dit un auteur contemporain, apparut dans la ville du Puy à un pauvre charpentier nommé Durand, et lui donna une cédule où se trouvait empreinte l’image de la Vierge tenant dans ses bras un enfant qui paraissait être Notre-Seigneur Jésus-Christ. Dès que cette nouvelle eut été portée au loin par la renommée, on accourut de toutes parts dans la ville du Puy, et, le jour de l’Assomption, le pauvre charpentier, placé sur un lieu élevé, parla à tout le peuple réuni. Il prêcha le rétablissement de la paix publique, et, pour attester sa mission, il montra la cédule sainte. Aussitôt tous les assistants, émus par son discours, élevèrent la voix, et jurèrent devant Dieu qu’ils étaient prêts à prendre les armes contre les ennemis de la religion et de l’humanité. Le sceau de la Vierge Marie, imprimé sur l’étain et suspendu à leur poitrine, devint le gage de la paix qu’ils avaient jurée. Celte association se répandit dans les provinces voisines, et ses généreux efforts firent triompher les lois de la justice dans toute la Septimanie. » Cette espèce de croisade formée contre le brigandage et la licence nous offre un des spectacles les plus intéressants du moyen âge ; mais il était difficile de retenir longtemps dans le respect des lois et la fidélité à ses serments une multitude indisciplinée et victorieuse. Les chevaliers de la Vierge, restant toujours sous les armes, ne tardèrent pas à troubler la paix qu’ils avaient rétablie, et leur troupe, aveuglée par un fol orgueil, vaincue et dispersée à son tour, fut traitée elle-même comme elle avait traité les ennemis de Dieu et des hommes.

On vit alors plusieurs autres associations ou rassemblements qu’un esprit de piété avait lait naître et qui finirent par être la source des plus grands désordres. Nous ne citerons ici que ces pénitents qui parcouraient les bourgs et les cités marchant deux à deux et se frappant de verges, secte insensée et bizarre, qui troubla l’Italie qu’elle voulait édifier, et qui disparut pour faire place à d’autres sectaires non moins exaltés.

Lorsqu’on arrête un moment son attention sur ces populations qui se déplacent par un mouvement spontané, qu’aucune puissance humaine ne fait agir, et qui se croient appelées par le ciel à défendre ou à prêcher la religion, on ne peut s’empêcher d’y reconnaître quelque chose de l’esprit et de l’entraînement des croisades. C’était toujours par des apparitions célestes, avec le secours de quelque révélation miraculeuse, qu’on échauffait les passions d’une foule aveugle et qu’on arrachait le peuple à ses foyers et à ses travaux. Ajoutons que jamais l’Europe n’avait vu un pareil spectacle, ni dans les siècles anciens, ni dans les temps du moyen âge qui avaient précédé les guerres saintes. La plupart de ces mouvements populaires semblaient accuser ceux que la Providence avait mis à la tête des sociétés chrétiennes ; ou disait que la justice divine s’était retirée des grands de la terre, même des princes de l’Église, et toute multitude qu’entraînait une inspiration religieuse devenait le peuple de Dieu.

Tel était l’état des esprits, que la société ne se laissait plus conduire que par l’exaltation et l’enthousiasme. Pour être en harmonie avec les mœurs et les idées du temps, il fallait que la vertu, la morale eussent quelque chose de passionné et d’extraordinaire ; la piété paisible et simple ne pouvait plus servir d’exemple ; la dévotion ardente qui entraînait les guerriers en Asie inspirait à beaucoup d’hommes pieux des austérités inouïes, et les conduisait dans des retraites inaccessibles. Le nombre des ermitages et des monastères, comme nous l’avons dit dans notre Histoire, s’accrut considérablement pendant les expéditions de la croix. Ainsi la société se dépeuplait de deux côtés à la fois, et par la même cause, car tous obéissaient à cette ardeur inquiète, à cet esprit d’exaltation religieuse, qui avait ébranlé l’Occident : les uns allaient fonder des colonies dans des contrées lointaines, les autres dans des lieux incultes et sauvages ; les uns poursuivaient leurs conquêtes sur les terres des infidèles, les autres s’avançaient victorieusement dans le désert ; tandis que les croisés combattaient les musulmans et souffraient la faim, la soif et toutes sortes de calamités pour la cause de l’Évangile, les cénobites luttaient avec la stérilité du sol et l’intempérie des saisons, se condamnaient à des misères qu’ils avaient choisies et qu’ils offraient à Dieu : ces derniers, dans leur langage mystique, se disaient aussi les champions et les soldats de Jésus-Christ, et leur milice sainte se vantait d’être toujours armée contre l’ennemi du genre humain.

De même qu’un grand nombre de moines avaient quitté leurs cloîtres pour aller à la croisade, ainsi de pieux guerriers, en revenant de la conquête des lieux saints, allèrent s’enfermer dans les cloîtres. Beaucoup de comtes et de chevaliers qui avaient vendu leurs domaines et qui ne retrouvaient pas un asile dans leur propre pays, n’avaient rien de mieux à faire que de partager la retraite des cénobites. Les longues misères de la croisade, la vue du tombeau de Jésus-Christ délivré par leurs armes, leur avaient appris à connaître la vanité des grandeurs humaines. Alors les camps des pèlerins et les solitudes de la piété offraient quelquefois le spectacle édifiant des mêmes vertus, et, pour prouver que le même esprit anima souvent les soldats de la croix et les saints habitants du désert, il suffirait de rappeler les ordres religieux et militaires que firent naître les croisades, et dans lesquels, à côté des trophées de la victoire, on admirait les modèles de la charité évangélique et de l’humilité chrétienne.

Tandis qu’on allait combattre en Orient pour les vérités de la foi, il n’est pas indifférent de savoir à quelles erreurs, à quelles superstitions étaient livrés plusieurs peuples de l’Occident. Sur les rives de l’Elbe et du Prégel on ne connaissait pas le nom de Jésus-Christ, et les Prussiens, dispersés dans les forêts, à l’ombre des chênes qui leur servaient de temples, adoraient toutes sortes de divinités inconnues. Les traditions de la religion d’Odin subsistaient encore chez les enfants des Scandinaves. Quelques peuplades du Nord élevaient des autels aux serpents ; des reptiles, objets de la vénération publique, étaient comme les protecteurs des familles et les gardiens des demeures de l’homme. Les habitants de la Lithuanie avaient choisi pour objet de leur culte le soleil et un grand marteau de fer à l’aide duquel, selon la croyance du peuple, on avait autrefois délivré l’astre du jour, enfermé dans une tour obscure. Nous ne nous étendrons pas davantage sur ces superstitions auxquelles on opposa d’abord les armes de l’éloquence évangélique, puis la guerre et tous ses fléaux. Nous ne parlerons pas non plus des hérésies qui s’élevèrent alors sur l’Europe chrétienne et qu’on voulut combattre aussi par l’épée. Dans les premières croisades, on ne s’occupa que des musulmans ; plus tard, on déclara la guerre aux hérétiques et aux païens de l’Occident. Tandis qu’une croisade partait pour l’Asie, d’autres se poursuivaient en même temps tantôt contre les musulmans d’Espagne, tantôt contre les idolâtres du Nord, tantôt contre les Albigeois. Il y avait alors en Europe une population guerrière pour toutes ces entreprises ; l’Eglise avait des prières pour ceux qui combattaient en Syrie, au-delà des Pyrénées, dans le Languedoc et sur les bords de la Baltique.

Tel fut l’état de l’Europe pendant les guerres saintes, et c’est au milieu de tant de passions diverses, du sein de tant d’agitation et de désordre, que naquit la civilisation moderne, dont nous allons suivre le développement et les progrès dans le livre suivant.