CHAPITRE VII. — DES FEMMES DANS LES CROISADES. Quand
les peuples se levaient tout entiers pour aller à la guerre sainte, les
femmes devaient se trouver en grand nombre dans les camps. Il est bien
difficile néanmoins de les suivre dans ce lointain pèlerinage ; car la
plupart du temps l’histoire se borne à dire qu’elles sont parties sous les
bannières de la croix, les chroniqueurs n’en parlent que dans des
circonstances extraordinaires, ou bien lorsqu’ils ont à décrire la corruption
qui régnait parmi les pèlerins. La
première fois que nous trouvons les femmes sur le champ de bataille, c’est à
Dorylée, où les épouses et les filles des chevaliers et des barons, craignant
de tomber entre les mains de l’ennemi, se couvrirent de leurs diamants et se
revêtirent de leur parure la plus brillante, avec l’intention de toucher et
d’amollir le cœur des barbares. L’historien qui nous rapporte ce fait ajoute
que, lorsque le danger fut passé, les femmes se jetèrent dans la mêlée,
apportant des vivres, de l’eau, des armes, sans doute pour faire oublier un
moment de faiblesse et pour expier le tort qu’elles avaient eu de se parer
pour les Turcs. Le trait qu’on vient de lire offre un grand contraste avec
l’héroïque pudeur de ces religieuses de Sainte-Claire qui, lors de la prise
et de la ruine de Ptolémaïs, se meurtrirent le front, ensanglantèrent leur
visage, et se présentèrent ainsi au glaive du vainqueur. Nous ne
parlerons point ici de Florine, fille du duc de Bourgogne, qui mourut avec
Suénon sur la route d’Antioche, ni de Marguerite de Hainaut, qui parcourut
l’Orient en cherchant son époux tombé sous les coups des Turcs, ni de la
princesse Ida, qui disparut dans le tumulte d’une bataille et qui finit ses
jours dans les harems du calife de Bagdad. Après la sixième croisade, la
reine de Hongrie, épouse de Béla, se voua au service de Jésus-Christ, et
resta dans la terre sainte. La femme de Thierri, comte de Flandre, ayant
suivi son mari en Orient, voulut y mourir, et prit le voile à Béthanie. Lorsque
après la prise de Jérusalem Guillaume de Poitou partait pour l’Orient, il fut
suivi d’un grand nombre de femmes et de jeunes filles. Albert d’Aix nous dit
que les nobles dames de la France, de l’Allemagne et de l’Italie qui avaient
pris la croix périrent misérablement dans l’Asie Mineure, abandonnées par
leurs chevaliers, et tombées entre les mains des Turcs, que leur chevelure
hideuse, leur barbe épaisse, leurs vêtements bizarres, rendaient semblables
aux démons. Un historien grec, qui parle du passage de Louis VII et de
l’empereur Conrad à Constantinople, nous apprend que sous les drapeaux de la
croix on voyait un bataillon de femmes couvertes de leurs armes, qui avaient
un commandant de leur sexe dont on admirait l’éclatante parure et qu’on appelait
la dame aux jambes d'or. Trois
grandes reines se rendirent en Orient pendant les croisades, Éléonore de
Guienne, Marguerite de France, et Bérengère de Navarre. Nous avons dit que la
cour de Richard, où se trouvaient la reine Bérengère et la fille d’Isaac, fut
l’objet de quelques chansons satiriques qu’on répétait dans l’armée
chrétienne. On se rappelle que Marguerite se jeta à genoux devant son écuyer
et le conjura de lui couper la tête si elle tombait entre les mains des
musulmans. Éléonore n’eut pas une aussi grande peur des Turcs. On sait
quelles furent les suites de sa conduite pour elle-même et pour la France ;
après s’être séparée dans sa jeunesse d’un mari qu’elle avait accompagné à
Jérusalem, nous la voyons dans un âge plus avancé gémir sur le sort d’un fils
surpris et jeté dans les fers lorsqu’il revenait de la terre sainte. Si cette
princesse, comme épouse de Louis VII, laissa des souvenirs peu favorables à
sa gloire, d’un autre côté, combien sont touchantes les lettres où la
tendresse éplorée d’une mère demandait au Saint-Siège la liberté de Richard
Cœur-de-Lion ! Quand
les croisés prirent la route de la mer, on ne vit plus un si grand nombre de
femmes sous les drapeaux de la croix. Dans l’expédition de Richard et de
Philippe-Auguste, il ne fut permis de recevoir sur les vaisseaux que les
lavandières, encore devait-on les juger à l’abri de tout soupçon ; néanmoins
les auteurs arabes nous apprennent qu’on trouva plusieurs fois parmi les
morts des femmes qui avaient combattu avec les croisés et qui portaient
l’armure et le vêtement des guerriers de l’Occident. Une femme dont
l’histoire ne nous a point conservé le nom, se distingua dans celle croisade
par un trait d’héroïsme qui mérite d’être cité. Les assiégeants s’occupaient
de combler un fossé de Ptolémaïs ; l’héroïne chrétienne, qui se trouvait dans
la foule de ceux qui jetaient de la terre, des pierres, du bois, fut atteinte
et renversée par un javelot ; comme elle était blessée mortellement, elle
appela son mari et le conjura, lorsqu’elle serait morte, de la jeter
elle-même dans le fossé pour qu’elle put encore s’associer après son trépas
aux travaux et aux victoires des chrétiens. Dans un poème latin dont il nous
est resté des fragments, un moine de Froidmont raconte les aventures
guerrières de sa sœur Marguerite, qui se trouva dans Jérusalem assiégée par
Saladin. Cette amazone de la croix se rangea parmi les combattants, armée
d’une fronde et le front couvert d’un vase d’airain en forme de casque.
Echappée au glaive des combats, aux fers des musulmans, seule et abandonnée,
ne conservant plus qu’un psautier, la jeune Marguerite traversa, au milieu
des plus grands périls, la Syrie et l’Asie Mineure, et revint en Europe, où
elle s’ensevelit dans un cloître près de Laon. Si les femmes ne purent se
montrer que rarement au milieu des combats, elles ranimèrent quelquefois la
valeur des guerriers par leurs discours. Au nombre de celles qui firent
admirer leur caractère dans les croisades, nous devons surtout rappeler le
nom d’Adèle, comtesse de Blois, qui ne put supporter la honte de son mari
déserteur de la guerre sainte. Elle le força par ses prières à retourner en
Orient, car elle aimait mieux le voir mort que soupçonné d’avoir manqué à
l’honneur de la chevalerie. Nous ne
pouvons nous dispenser de parler ici de la croisade dans laquelle les femmes
donnèrent seules le signal et l’exemple. Trente ans après la mort de Louis
IX, le Saint-Siège exhorta les peuples de l’Occident à prendre les armes
contre les infidèles. Ses exhortations apostoliques ne furent entendues que
de quelques dames génoises qui firent le serment de délivrer la terre sainte.
La cour de Rome, en applaudissant à leur zèle, avait sans doute l’espérance
d’exciter l’émulation de la chevalerie chrétienne ; mais les chevaliers ne
songeaient plus alors à la délivrance de Jérusalem ; les dames de Gênes
demeurèrent seules dans la lice, et la croisade ne fut point entreprise. Il
ne nous reste aujourd’hui pour attester le dévouement des amazones
chrétiennes, que les bulles de Boniface VIII et le témoignage d’un voyageur
qui a vu dans le siècle dernier les casques elles boucliers préparés pour
cette expédition singulière. Sans
doute que les femmes se distinguèrent dans les croisades par les vertus qui
leur sont propres. Combien de fois dans ces longs pèlerinages ne furent-elles
pas occupées de soigner les malades et les blessés, de soulager la misère des
pèlerins, de consoler tous ceux qui souffraient ! Mais les vertus simples et
modestes n’ont pas fixé les regards de l’histoire contemporaine, et nous ne
pouvons aujourd’hui rendre qu’un imparfait hommage aux héroïnes de la
charité. Si l’ambition et l’amour de la gloire déterminèrent beaucoup de
chevaliers à prendre la croix, on doit penser que la passion de l’amour dut
entraîner aussi beaucoup de femmes dans des expéditions où s’enrôlait la
jeunesse belliqueuse, et que les sentiments qu’inspire la beauté se mêlèrent
quelquefois aux sentiments graves et austères de la guerre sainte. Les
troubadours contemporains de la troisième croisade nous ont laissé le
touchant souvenir de Raoul de Coucy et de la malheureuse épouse du seigneur
de Fayel. Le chantre de Godefroy a célébré dans ses vers les amours de Suénon
et de la fille du duc de Bourgogne. Nos vieilles chroniques, il est vrai,
citent peu d’exemples semblables, et leurs récits ne nous offrent que
rarement des aventures romanesques. L’histoire de cette époque, composée par
des clercs ou des moines tout occupés de nous montrer la bravoure et la
dévotion des pèlerins, a laissé aux romanciers et aux poètes le soin de
peindre les passions et les amours profanes des chevaliers de la croix. Puisque
nous sommes à parler des femmes dans les guerres saintes, qu’il nous soit
permis de dire un mot des femmes de l’Orient et de la manière dont le Tasse
nous les représente dans la Jérusalem délivrée. Nous avons déjà parlé de la
mère de Kerbogath, qui lisait l’avenir dans les astres et cherchait à
détourner son fds de la guerre contre les chrétiens. Il y a loin des
prédictions de cette princesse musulmane à la pompeuse fiction d’Armide. De
tous les chroniqueurs d’Occident, Orderic Vital est le seul qui nous montre
les femmes de l’Orient prenant quelque part aux événements de la guerre.
L’historien de la Normandie nous parle de la fille de Soliman, un des émirs
de l’Asie Mineure, qui retenait Bohémond dans les fers. Mélas, c’est ainsi
qu’il appelle la princesse musulmane, s’intéressait vivement au sort du
prince d’Antioche et de ses compagnons d’infortune, qu’elle visitait chaque
jour dans leur prison. Elle engagea ces valeureux captifs à combattre les
ennemis de son père ; mais celui-ci, quoiqu’il eût été secouru efficacement,
ne pardonnait point à sa fille l’intérêt qu’elle portait à des soldats
chrétiens, et la qualification de pessima meretrix qu’il lui donna dans sa
colère, nous fait connaître le genre de soupçon que lui inspirait la conduite
de Mélas. Il n’y a rien dans tout cela qui ressemble à la fière Clorinde ni
aux amours de Tancrède. Le même historien, en racontant la captivité de
Baudouin, roi de Jérusalem, nous parle des trois femmes de l’émir Balac,
lesquelles se trouvaient dans une forteresse où se défendaient les guerriers
chrétiens. Une de ces femmes, Fatime, qui s’intéressait aux soldats du Christ
et qui avait grande peur d’être rendue à son mari, conseillait à Baudouin et
à ses compagnons de se défendre jusqu’à la dernière extrémité, leur faisant
redouter les chansons satiriques des soldats et leur rappelant les prodiges
et la durée du siège de Troie. On ne trouve rien dans ce récit que l’histoire
doive adopter et dont la muse épique puisse s’enrichir. Orderic fait mention
d’une troisième femme musulmane : c’est la fille du gouverneur d’Antioche,
tombée aux mains des croisés après la prise de celte ville. Lorsqu’on la
rendit à sa famille, elle se mil à pleurer ; et, comme on lui demandait quel
était son chagrin, elle répondit : Je ne pourrai plus manger de l'excellente
chair de porc. Telle est la princesse dont le Tasse a fait le personnage si
brillant et si poétique d’Herminie. L’esprit
et les coutumes de l’islamisme ne permettaient pas aux femmes de paraître sur
le théâtre des événements politiques. Pendant toute la durée des croisades,
nous ne voyons qu’une seule femme musulmane dont le nom se trouve mêlé aux
affaires de celte époque. L’épouse favorite de Negmeddin monta par ses
intrigues sur le trône des sultans du Caire. Tout le peuple des croyants fut
scandalisé d’une semblable innovation, elle calife de Bagdad demanda aux
émirs d’Égypte si ce vaste pays n’avait plus d’hommes pour le gouverner. On
reproche avec raison au Tasse de n’avoir pas assez étudié les mœurs des
musulmans ; et, si on entreprenait de traduire son poème dans une langue
orientale, il est probable que celte langue manquerait d’expressions pour
rendre fidèlement plusieurs de ses récits et de ses tableaux. J’espère que
l'ombre du Tasse me pardonnera celle observation critique et qu’on en sentira
comme moi la vérité. Le goût, ou plutôt celte raison suprême qui préside aux
chefs-d’œuvre des arts, abandonne quelquefois les événements humains aux
fantaisies des poètes, mais elle impose à la poésie, comme à l’histoire, le
devoir d’être exactes dans la peinture des caractères et des mœurs. CHAPITRE VIII. — LÉGISLATION DES CROISÉS. Nous
avons déjà parlé, dans notre Histoire, des Assises de Jérusalem ; on sait que
ce précieux monument de la législation du moyen âge inspira à Louis IX la
pensée de donner des lois à son royaume, et l’histoire se plaît à remarquer
que la civilisation commença ainsi pour l’Europe aux lieux mêmes d’où la foi
chrétienne nous était venue. Nous ne parlerons point ici des lois qui
régissaient la terre sainte, mais des règlements établis pour les croisés
pendant les expéditions d’Orient. Il n’est pas facile de suivre la
législation journalière d’un peuple ou d’une armée qui marchait à travers des
contrées lointaines, exposée à mille traverses, à toutes sortes d’accidents
imprévus, dont la position devait varier sans cesse et présenter chaque jour
un aspect différent. Nous profiterons toutefois des documents que nous
trouvons épars dans les chroniques contemporaines, pour faire connaître les
règlements ou les lois que les pèlerins de Jérusalem reçurent de la nécessité
et des circonstances bien plus encore que de la prévoyance de leurs chefs. Odon de
Deuil nous apprend qu’on ne négligea point de faire des règlements pour la
seconde croisade, mais qu’ils restèrent sans exécution. Il déclare en
conséquence qu’il n’en parlera point. Albert d’Aix rapporte qu’au siège
d’Antioche les chefs de l’armée, persuadés que les maux qu’on souffrait
venaient des péchés des pèlerins, établirent des lois pour la répression des
désordres et la punition des coupables. On punissait sévèrement celui qui
avait vendu à faux poids ou à fausse mesure, qui avait trompé dans l’échange
des monnaies ou dans un marché quelconque ses frères en Jésus-Christ. On
sévissait surtout contre ceux qui commettaient un larcin ou se souillaient du
crime de fornication et d’adultère. Dans la
troisième croisade, le roi de France et le roi d’Angleterre portèrent des
peines rigoureuses contre les désordres et les crimes des pèlerins enrôlés
sous leurs drapeaux. Un homme convaincu de vol devait être déposé sur le
rivage, la tête rasée, enduite de poix et couverte de plumes ; le meurtrier,
lié au cadavre de sa victime, était jeté dans les flots ou enterré vivant.
Cette législation, qui paraît au reste n’avoir été faite que pour le voyage
de mer, suffirait pour montrer un siècle et une nation barbares. Lorsqu’on
connaît la violence et la susceptibilité des Francs, on peut juger que de
fréquentes querelles devaient s’élever parmi les croisés. C’est pour cela
sans doute qu’on fit des lois sévères pour la réparation des offenses : celui
qui donnait un soufflet était plongé trois fois dans la mer ; celui qui
outrageait son compagnon payait autant d’onces d’argent qu’il avait proféré
d’outrages ou d’invectives. Frédéric
Ier, en partant pour l’Asie, publia, au nom du Père, du Fils et du
Saint-Esprit, des lois pénales pour maintenir l’ordre dans son armée. On
coupait la main droite à un croisé qui en avait frappé ou blessé un autre.
Comme il était important pour l’approvisionnement des pèlerins d’inspirer la
confiance à ceux qui fournissaient ou vendaient des vivres, celui qui
manquait à sa parole dans un marché ou rompait un contrat par la violence,
était condamné à subir la peine capitale. Les lois faites pour la milice de
la croix étaient proclamées solennellement ; tous les croisés juraient sur
l’Évangile de les observer et de veiller à leur exécution. Nous
avons fait beaucoup de recherches pour savoir si dans les armées chrétiennes
on pouvait découvrir les traces d’une autorité judiciaire permanente, d’une
espèce de tribunal établi pour juger les procès, pour réprimer et punir les
crimes et les délits des pèlerins. Dans
certaines occasions, on formait un conseil chargé de poursuivre tous les
crimes contre l’ordre public. Frédéric choisit soixante commissaires parmi
les plus sages de l’armée. Les historiens parlent de la sévérité avec
laquelle ces commissaires prononçaient leurs arrêts. Au siège d’Antioche, on
choisit des juges dans le clergé et parmi les barons ; ce redoutable
tribunal, que les croisés regardaient comme l’organe du ciel irrité,
condamnait les coupables à être chargés de chaînes, battus de verges, marqués
d’un fer rouge. Tandis que Damiette était assiégée par l’armée de Jean de
Brienne, le maréchal du légat et douze conseillers s’obligèrent par serment a
punir tous les malfaiteurs. Ils devaient adresser de temps en temps aux
croisés de salutaires exhortations. Au rapport de l’évêque d’Acre, on
n’épargna ni les voleurs, ni les homicides, ni les femmes de mauvaise vie, ni
ceux qui tenaient ou fréquentaient les tavernes. Il faut
croire qu’indépendamment des lois générales proclamées par les chefs d’une
croisade, chaque peuple avait porté en Orient ses usages et ses coutumes, qui
servaient de règles pour maintenir la subordination et rendre la justice à
chacun des pèlerins. Toutefois il ne nous reste que des vestiges épars de
toutes ces législations diverses. Les croisés n’avaient le plus souvent
d’autres lois que les préceptes de l’Évangile ; ils n’avaient à redouter dans
leurs excès que le tribunal de la pénitence et les menaces de l’Église.
Lorsqu’on éprouvait ou qu’on redoutait de grands malheurs, lorsqu’on voyait
dans le ciel des signes manifestes de la colère du Tout-Puissant, les
pasteurs de la croisade avaient soin de dire, et la multitude en était
persuadée comme eux, que Dieu s’élevait pour punir les crimes des pèlerins.
Ainsi la justice divine était souvent la seule justice que reconnussent les
croisés, et, d’après les opinions du temps, les maux que les soldats de la
croix avaient à souffrir, la disette, les maladies, le froid de l’hiver,
l’ardeur dévorante de l’été et du climat, les périls et les calamités de la
guerre, étaient les peines ou les supplices que le juge et l’arbitre suprême
infligeait à ceux qui violaient ses lois. On voit
par ce que nous venons de dire que les législateurs des croisades avaient
surtout pour objet de réprimer la corruption des mœurs. Le luxe et les
dépenses de la première expédition avaient donné la pensée d’établir des lois
somptuaires. Des statuts rédigés par les barons et les prélats de France et
d’Angleterre, réformèrent pour la troisième croisade le luxe de la table et
des habits. Plusieurs édits des princes et des chefs de la croisade
interdisaient les fourrures de soie, de petit-gris, de zibeline, l’écarlate
et les riches vêtements. Il fut aussi défendu par des ordonnances que
l’histoire nous a conservées, de se faire servir plus de deux mets et de
conduire des femmes dans le saint pèlerinage. Plusieurs conciles, plusieurs
papes défendirent aux croisés de soigner leur parure, d’emmener avec eux des
chiens de chasse et des faucons, et tout ce qui pouvait amollir l’âme des
guerriers. Les jurements énormes, les jeux, les tournois, furent aussi
interdits pendant les croisades. Toutes ces lois, surtout les lois
somptuaires, étaient plus ou moins observées selon les circonstances. La
disette et tous les genres de misères qui accompagnaient ordinairement les
armées chrétiennes, ne secondèrent que trop la législation qui réformait le
luxe des croisés ; mais on oubliait les règlements dans la prospérité et dans
la victoire. L’exemple de Baudouin, comte d’Édesse, qui avait adopté les
usages de l’Asie ; celui du chancelier Conrad, dont la table était servie en
vaisselle d’or, nous prouvent assez que la simplicité de l’Évangile était
surtout la vertu des jours malheureux, et que les soldats de Jésus-Christ, au
milieu de leurs conquêtes lointaines, ne dédaignaient pas toujours la
magnificence des Orientaux. Les
croisés, qui avaient vendu leurs terres et leurs meubles pour se rendre en
Orient, ne devaient pas avoir, en fait de propriété, beaucoup de sujets de
contestations. Il ne leur restait que leurs armes, leurs chevaux, leurs
équipages de guerre, et dans les jours de la victoire leur part du butin.
Toutefois, les intérêts des pèlerins étaient réglés dans les croisades par
des lois civiles dont quelques-unes sont arrivées jusqu’à nous. Ceux qui
mouraient dans le pèlerinage pouvaient disposer de leur armure, de leurs
équipages, de leurs chevaux, et, s’ils étaient clercs, de leurs chapelles et
de leurs livres. Une autre disposition portait que l’argent trouvé sur un
croisé après sa mort devait être divisé en trois parts : la première
appartenait de droit à la terre sainte, la seconde aux pauvres, la troisième
à ceux qui avaient servi le défunt. Quant aux biens que les croisés avaient
acquis pendant la guerre, ils ne pouvaient en léguer que la moitié ; l’autre
moitié était réservée pour le service des saints lieux. La plus
importante de toutes les lois qu’on établit dans la première croisade, fut
sans doute la convention par laquelle on donnait une terre, une maison, une
ville même à celui qui le premier y arborait un drapeau. C’est ainsi qu’après
la prise de Jérusalem Tancrède resta maître de la mosquée d’Omar et de toutes
les richesses qu’elle contenait. « Je suis entré le premier dans le
temple, s’écriait-il en s’adressant aux chefs de la croisade, le premier j’ai
brisé les portes ; je me suis précipité le premier dans un lieu où personne
n’osait me suivre ! » Tancrède n’employa pas d’autres raisons pour défendre
ses droits, et le conseil des chefs reconnut la justice de sa cause. Celle
loi, fondée sur la fameuse maxime du primo occupant, n’était pas facile à
exécuter au milieu d’une multitude de conquérants ; aussi s’éleva-t-il
beaucoup de querelles sur la possession des villes conquises par les croisés
en Syrie et dans l’Asie Mineure. La loi qu’on avait faite pouvait suffire
pour les simples croisés et dans les cas ordinaires ; elle était insuffisante
lorsqu’on l’invoquait contre la force victorieuse. On dut
faire beaucoup d’autres règlements pour le partage du butin, qui était le
point essentiel dans une guerre où tout le monde était misérable, où chacun
ne vivait que des produits de la victoire. Aucune injustice n’était plus
vivement sentie que celle qui privait les croisés de la part qu’ils devaient
avoir dans les dépouilles de l’ennemi. Avant que l’armée de Jean de Brienne
et du légal Pélage entrât dans Damiette, on proclama une loi qui défendait de
détourner quelque chose du butin, sous peine d’avoir la main droite coupée et
de perdre tous ses droits à la distribution générale. A la prise de
Constantinople, ceux qui avaient gardé pour eux ce qu’ils avaient trouvé dans
la ville, devaient subir la peine de mort. Nous devons ajouter que la peine
d’excommunication était alors le complément et la sanction indispensable de
tous les règlements militaires et de toutes les lois civiles. Nous ne
terminerons point ce chapitre sans parler des privilèges des croisés, qu’on
peut regarder comme faisant partie de la législation des guerres saintes.
Parmi ces privilèges, on doit remarquer celui qui plaçait les pèlerins de
Jérusalem sous la juridiction ecclésiastique, dans toutes les causes où il
n’était pas question de la vie ou de l’amputation d’un membre ; nous
n’oublierons pas non plus la faculté qu’avaient les croisés d’engager leurs
fiefs, de les aliéner sans le consentement de leurs seigneurs et de leurs
familles, faculté qui contribua beaucoup à altérer le principe du
gouvernement féodal. Parmi les avantages accordés à ceux qui prenaient la
croix, celui dont ils durent surtout profiter, ce fut, d’une part,
l’exemption de la taille ; de l’autre, la dispense de payer leurs dettes. Le
privilège qui consistait à ne point remplir ses promesses, fut accordé sans
restriction dans la première et même dans la seconde croisade. On doit juger
du désordre que répandit dans la société la suspension de toutes les lois qui
protégeaient l’exécution des contrats. Les abus allèrent si loin, qu’ils
tournèrent contre les croisés eux-mêmes, auxquels on refusa de prêter de
l’argent et qui furent obligés de renoncer à leur privilège. A compter de la
troisième expédition, la législation des croisades concernant les dettes des
pèlerins commença à se modifier. Le débiteur croisé ne pouvait être
poursuivi, mais il était obligé de donner des garanties, de fournir une
caution, ou d’assigner des terres au payement de ce qu’il devait. Le seigneur
ou prince dans la juridiction duquel se trouvaient les contractants, devait
en ce cas protéger le faible contre le fort, la justice contre l’iniquité ;
et tous ceux qui refusaient de prêter aux lois leur appui, encouraient les
condamnations de l’Église. CHAPITRE IX. — DU RASSEMBLEMENT DES ARMÉES CHRÉTIENNES,
ET DES MOYENS DE SE PROCURER DE L'ARGENT DANS LES CROISADES. La
première croisade présente le spectacle d’un grand mouvement parmi les
nations, mouvement qu’aucune puissance humaine n’avait préparé et que les
vieux historiens ne peuvent expliquer qu’en nous le représentant comme une
inspiration de Dieu. On n’y trouve d’abord aucun ordre, aucune direction,
aucun chef prépondérant ; mais l’opinion était si forte et si puissante,
qu’elle suffisait à tout et qu’elle tenait lieu des lois elles-mêmes. Cette
opinion était, en quelque sorte, comme une providence qui veillait au
maintien de l’ordre public, présidait aux préparatifs de la guerre et
conduisait les événements. Dans la
seconde croisade, la prédication de l’abbé de Clairvaux et les plaintes des
chrétiens d’Orient excitèrent encore un vif enthousiasme parmi les fidèles ;
mais cet enthousiasme eut quelque chose de plus régulier que dans la première
expédition. Les conseils de saint Bernard et son refus de conduire en Asie
les guerriers de la croix, furent un véritable hommage rendu à l’autorité de
l’expérience comme à l’autorité des princes. Les croisés d’Allemagne et de
France se rangèrent sans trouble et sans désordre sous l’étendard de Louis
VII et de l’empereur Conrad. En parlant des députés que Louis le Jeune envoya
à l’empereur de Constantinople, Odon de Deuil dit qu’il ignore les noms de
ces ambassadeurs, parce qu’ils n’ont point été écrits sur le livre de route.
Nous voyons par-là qu’il existait dans la seconde croisade un registre, ou,
comme on l’appelait alors, un rôle sur lequel étaient inscrits les noms de
tous les croisés, ou du moins de ceux qui portaient les armes. Dans la
troisième croisade, les grands donnèrent l’exemple de leur dévouement à la
cause de Jésus-Christ, et de toutes parts la multitude des pèlerins se
présenta pour les suivre. L’Europe semblait attendre des chefs pour se
précipiter sur l’Orient, et les princes se trouvèrent dès lors en possession
de diriger les armées de la croix. La défense faite en Allemagne de recevoir
dans l’armée chrétienne les pèlerins qui n’emportaient pas avec eux la valeur
de trois marcs d’argent, prouve d’une part qu’on prenait des précautions, de
l’autre, qu’on reconnaissait une autorité à laquelle les pèlerins devaient
obéir. En France et en Angleterre, les serfs, les laboureurs, les bourgeois
des villes, ne pouvaient prendre la croix sans la permission de leurs
seigneurs. Tous les croisés qui n’obtenaient pas cette permission étaient
condamnés à payer la dîme saladine comme ceux qui restaient en Occident,
preuve évidente que les chemins du pèlerinage n’étaient pas ouverts à tout le
monde comme dans la première guerre sainte, et que le grand mouvement des
croisades commençait à se régler par les lois et les usages établis. Plus
tard le cardinal de Courçon, qui prêcha en France la guerre sacrée, voulut
faire des règlements au nom de la croix, et cette conduite du légat fut
regardée comme une véritable usurpation des droits du prince. Il nous reste à
ce sujet une correspondance entre le Saint-Siège et Philippe-Auguste, qui
nous représente le roi de France suspendant le départ des croisés et le pape
obligé de recourir à la prière pour que la croisade ne souffre ni obstacle ni
retard. L’histoire contemporaine ajoute que les prédications du légat romain
ne portèrent que peu de fruits pour la guerre sainte, et qu’en donnant la
croix à tous ceux qui se présentaient, il mécontenta les chevaliers et les
barons, ce qui achève de démontrer que les croisades dépendaient chaque jour
davantage de l’autorité des grands et des monarques. On sait
que la plupart des croisés allemands partirent avec Frédéric Barberousse, et
que, quand Frédéric expira, l’armée victorieuse qu’il conduisait se dispersa
et disparut avec son illustre chef. L’empereur Henri VI se fit reconnaître
pour chef de la quatrième croisade, en prenant l’engagement de donner à
chaque croisé trois onces d’or et des vivres pour un an ; quand ce prince
mourut dans la Pouille, tous les pèlerins qu’il avait envoyés en Orient se
hâtèrent de revenir en Europe, malgré les efforts que fit le Saint-Siège pour
les retenir sous les drapeaux de la croix. Nous
trouvons dans une chronique d’Italie un état des soldats que devaient fournir
tous les prélats du pays de Naples à la croisade de Frédéric II. Dans une
chronique de Brême, il est dit que le pape, de concert avec l’empereur
d’Allemagne, arrêta que les ducs, les archevêques et évêques, les comtes et
les barons, fourniraient un certain nombre de guerriers pour secourir la
terre sainte. La ville de Brême fournit son contingent, qui fut conduit en
Asie par deux consuls, et reçut de l’empereur des armoiries particulières
pour les services rendus pendant le siège et la prise de Sidon. Après la
conquête de Damiette au temps de Jean de Brienne, la ville de Harlem obtint
aussi quelques privilèges du chef de l’Empire comme prix des exploits par
lesquels ses citoyens s’étaient distingués en Égypte. On doit
conclure des faits qui viennent d’être rapportés qu’on avait appliqué aux
guerres saintes les usages du système féodal. De même que dans les temps
primitifs la religion chrétienne, pour ses cérémonies et ses pratiques, avait
adopté quelques-unes des coutumes du paganisme, ainsi l’esprit religieux des
croisades s’était mêlé aux institutions et aux usages des sociétés
contemporaines. Dans les prédications des guerres saintes, les croisés
étaient souvent désignés comme vassaux du Fils de Dieu. Un troubadour du
douzième siècle parle de Jérusalem comme du fief de Jésus-Christ. Le pape
Innocent III compare ceux qui ne volent pas au secours de la terre sainte à
des vassaux infidèles qui refusent à leur roi ou à leur seigneur prisonnier
le secours de leurs bras, de leurs trésors et de leurs armes. Lorsqu’un baron
ou un chevalier prenait la croix, il lui semblait qu’il entrait au service de
Dieu et qu’il s’établissait entre le ciel et lui une réciprocité d’obéissance
et de protection. C’est ce qui explique les plaintes si étranges que les
croisés adressaient quelquefois au ciel, inspirés par leur désespoir : « Ô
Dieu puissant ! s’écriait un d’eux dans des jours de calamité, si tu
abandonnes de la sorte ceux qui te servent, quels sont les chrétiens qui
voudront rester à ton service ? » Une chronique nous rapporte que les croisés
tués sous les murs d’Antioche, lorsqu’ils parurent devant le trône de
l’Éternel avec l’étole blanche et la couronne du martyre, lui adressèrent ces
paroles : « Pourquoi ri as-tu pas vengé notre sang qui a coulé
aujourd'hui pour toi ? » N’est-ce pas ainsi que dans le régime
féodal un vassal se serait plaint de son seigneur qui l’aurait abandonné ?
Une autre chronique, en parlant des secours miraculeux que le ciel envoyait
aux croisés, ne manque pas d’ajouter que ces secours leur étaient bien dus
pour leur zèle à défendre la cause du Christ et pour leur constance dans le
service de Dieu. Ainsi les traditions et les usages de l’Europe
accompagnaient en Asie ceux qui allaient combattre pour l’héritage de
Jésus-Christ ou pour le royaume du ciel ; on suivait les rois et les princes
comme les grands vassaux du Dieu des armées, et telle était la force des
habitudes apportées d’Occident, que le gouvernement féodal s’établissait
comme de lui-même dans tous les pays conquis par les armes des croisés.
Lorsqu’on n’éprouva plus que des revers, lorsque les seigneurs s’aperçurent
que les croisades dévoraient leurs revenus et leur puissance, ils refusèrent
d’aller en Palestine, craignant de se ruiner. Louis IX fut obligé de donner
une solde aux chevaliers et aux barons pour les entraîner avec lui au-delà
des mers. Nous
avons montré les armées chrétiennes réunies sous les drapeaux des princes et
des rois ; venons maintenant aux moyens qu’on avait de pourvoir à leur
entretien. Dans la première croisade, comme nous l’avons dit, rien n’était
réglé à cet égard : les chefs vendirent ou engagèrent leurs terres, chacun
prit de l’argent où il pouvait en trouver, on pilla les juifs, on dépouilla
les chrétiens et surtout les Grecs ; quand le butin vint à manquer, on
souffrit patiemment la disette et tous les maux qu’entraînait une guerre
lointaine. Une chronique nous apprend qu’au concile de Clermont le pape avait
dit aux fidèles : « Si vous n’avez point « d’argent, la miséricorde divine
vous en fournira. » Tout le monde sait que cette promesse du souverain
pontife fut loin d’être accomplie, et l’histoire nous apprend comment on y
suppléa. La
prévoyance vint enfin de l’excès des calamités. Dès la seconde croisade,
l’usage s’établit de lever des tributs destinés à l’entretien des armées
chrétiennes. Nous n’avons pas pu savoir avec précision quels moyens on
employa en Allemagne pour subvenir aux dépenses de l’armée de Conrad ; mais
dans le royaume de France, des plaintes s’élevèrent de toutes parts, surtout
du sein du clergé, qu’on dépouillait ; et, lorsque les malheurs arrivèrent,
on ne manqua pas d’en trouver la cause dans la ruine du peuple et des
églises. Les
statuts des barons de France et d’Angleterre pour la levée de la dîme
saladine, portaient que le clergé et tous les laïques, militaires ou autres,
paieraient le dixième de leurs revenus et de leurs possessions mobilières.
L’institution de cette dîme, dont le texte a été conservé, promet les
bénédictions du ciel au chrétien qui payera ce qu'il doit, dévotement et sans
contrainte : c’était un appel à la charité et à la conscience des fidèles ;
toutefois, on établit en France des commissaires pour la perception du
tribut, et, si nous en croyons les historiens anglais, les ordonnances de
Henri II et de Richard condamnaient à l’emprisonnement ceux qui refusaient de
payer les sommes qu’on leur demandait au nom de Jésus-Christ. Comme le clergé
ne fut point épargné, il se plaignit avec beaucoup d’amertume. On accusait
les princes croisés d’avoir décidé une guerre non en faveur de l’Église, mais
contre l’Église, d’avoir livré d’avance aux fureurs des Turcs la vigne du
Seigneur. Pour se faire une idée du mécontentement des ecclésiastiques, il
faut lire surtout les déclamations véhémentes de Pierre de Blois. « Pourquoi
fallait-il que ceux qui combattaient pour l’Église ruinassent l’Église
elle-même ? Leur devoir au contraire était de l’enrichir des dépouilles de
l’ennemi, des trésors de la victoire. Les princes du siècle pensaient-ils
donc que le Christ, qui était lui-même la souveraine justice, regardât d’un
œil favorable une taxe injuste et sacrilège ? Si l’opinion des chrétiens
condamnait aux flammes de l’enfer ceux qui ne donnaient point leurs biens aux
pauvres, à quel supplice devait-on condamner ceux qui enlevaient les biens
des pauvres et de l’Église ? » Telles étaient les plaintes du clergé ; mais
toutes ces plaintes n’empêchèrent pas que la dîme saladine, approuvée par le
chef de l’Église, ne fût levée dans tout l’Occident. Plus
tard, Innocent III publia une circulaire adressée à tous les fidèles, aux
évêques, abbés, prieurs, à tous les chapitres, à toutes les villes et bourgs,
les conjurant de fournir, chacun selon ses facultés, un certain nombre de
guerriers et tout ce qu’il fallait pour les entretenir pendant trois ans.
Chaque fois qu’on prêchait une croisade nouvelle, les papes, les conciles et
les rois s’occupaient de trouver un impôt et de régler les subsides de la
guerre. Tantôt on imposait le clergé pour un vingtième de ses revenus, tantôt
pour un quarantième ou un centième. Quelquefois le clergé se trouvait seul
imposé, d’autres fois on imposait tous les fidèles, et ces sortes de tributs
étaient levés avec plus de rigueur que tous les autres. Deux fois, sous le
règne de saint Louis, le clergé de France adressa ses réclamations au pape,
qui repoussa ses prières et menaça même les évêques de les excommunier. Les
frères prêcheurs et les frères mineurs que Grégoire IX avait envoyés en
Angleterre pour lever l’impôt de la croisade, épuisèrent tellement ce
royaume, dit Mathieu Paris, que beaucoup d'habitants jurent contraints de
quitter leurs pays et de demander l‘aumône. Tout annonce que l’Allemagne ne
fut pas plus épargnée que les autres contrées dont nous venons de parler.
Aussi la résistance du clergé de la Germanie fut-elle portée quelquefois
jusqu’à la violence, comme on le vit au concile de Visbourg, où le neveu du
légat romain fut tué, et où lui-même courut les plus grands dangers pour sa
vie. Rien ne
prouve mieux la disposition des esprits ou le mécontentement et la défiance
des fidèles, que les précautions publiques qu’on prenait dans le treizième
siècle pour lever les décimes des guerres saintes. Comme la conscience des
peuples s’était révoltée contre ce genre d’impôt, il est probable qu’il ne se
payait pas avec exactitude et que ses produits devinrent insuffisants. Aussi
fut-on obligé d’avoir recours à d’autres moyens. On imposa les juifs tantôt
au dixième, tantôt au vingtième de leurs biens ; plusieurs fois on exigea
d’eux des sommes énormes. On implora aussi la charité des chrétiens, et des
troncs placés dans les églises reçurent les tributs volontaires de la piété.
On employa aux dépenses des guerres sacrées les legs pieux dont la destination
n’était pas déterminée, ainsi que les revenus des bénéfices vacants et des
bénéfices non sujets à résidence. Vers le commencement du treizième siècle,
les papes dispensaient les croisés à prix d’argent de l’obligation de remplir
leur vœu ; un grand nombre de ceux qui avaient pris la croix obtenaient ainsi
la permission de rester dans leurs foyers, et la croisade se poursuivait avec
les trésors des riches pèlerins qui désertaient les drapeaux de Jésus-Christ.
Il nous reste du pape Honoré III une lettre dans laquelle ce pontife, pour
l’instruction de la postérité, nous présente le tableau exact des sommes
immenses qu’il avait envoyées au siège de Damiette, et qui étaient le produit
du rachat des vœux et de la levée du vingtième. Nous ne parlerons point ici de
la distribution des indulgences, dont les croisades profitèrent peu et qui
eut des suites si malheureuses pour l’Église de Rome. CHAPITRE X. — DES APPROVISIONNEMENTS ET DE L’ENTRETIEN
DES ARMÉES CHRÉTIENNES DANS LES CROISADES. C’est
encore un point sur lequel l’histoire nous fournit peu de notions exactes et
positives. Tous ces guerriers francs qui ne restaient jamais plus de vingt ou
de quarante jours sous les drapeaux des armées féodales, ne connaissaient
guère les moyens de s’approvisionner pour des guerres lointaines qui duraient
souvent plusieurs années. Chaque chef avait sans doute la pensée de
s’approvisionner pour la route, mais tous ignoraient les difficultés des
chemins, les distances qu’ils avaient à parcourir, et cette ignorance même
retenait trop souvent les croisés dans une sécurité malheureuse. Les troupes
les mieux disciplinées pouvaient à peine atteindre Constantinople sans
éprouver les horreurs de la faim. Après
le siège de Nicée, où les Grecs avaient fourni à tous leurs besoins, les
croisés, traversant la Phrygie brûlée, n’avaient déjà plus d’autres
ressources que les épis des moissons qu’ils trouvaient dans les campagnes et
qu’ils froissaient dans leurs mains. Ce fut bien pis dans les armées qui
vinrent après la prise de Jérusalem. Ayant à traverser toute l’Asie Mineure,
elles prirent des vivres pour quelques jours, espérant arriver sans obstacle
dans le Khorassan ou dans la terre promise. La famine et la maladie livrèrent
bientôt toute cette multitude au glaive des Turcs. Quand
les pèlerins s’approchaient des côtes de la mer, des vaisseaux leur
apportaient des provisions ; mais ces secours n’arrivaient pas toujours à
propos, et, lorsqu’ils arrivaient, les pèlerins qui manquaient d’argent n’en
souffraient pas moins de la disette. Les habitants des pays que traversaient
les croisés fuyaient leur approche, emportant tout ce qu’ils avaient, de
sorte que les chrétiens s’avançaient dans des contrées désertes et stériles,
n’ayant pas même l’espoir que la victoire vînt à leur secours et leur livrât
les dépouilles d’un camp ou d’une ville prise d’assaut. Il ne
s’agissait pas seulement de se procurer des vivres, mais de les transporter.
Il paraît que dans les longues marches chaque croisé portait ses provisions.
Ansberg nous rapporte qu’un pèlerin, traversant l’Asie Mineure à la suite de
l’armée, n’avait plus qu’un pain, et qu’il tua d’un coup de flèche un
musulman qui en avait neuf, ce qui l’approvisionna pour dix jours. Dès la
première expédition, on employa des chariots auxquels on fut obligé de
renoncer dans les chemins difficiles. Frédéric I en fit construire une grande
quantité non-seulement pour les vivres et les bagages, mais aussi pour les
blessés et les malades ; tout fut abandonné lorsqu’on eut traversé le détroit
du Bosphore. Comment, en effet, des voitures attelées de chevaux ou de bœufs
ferrés auraient-elles pu s’avancer à travers des rochers et des précipices,
sur des monts escarpés où, selon l’expression d’une chronique, les seigneurs
et les prélats de l’armée, s’aidant des pieds et des mains, marchaient à la
manière des quadrupèdes ? Les
historiens nous parlent des marchés que Frédéric conclut avec le roi de
Hongrie pour la fourniture des bœufs et des moutons. Dans une ville
hongroise, deux édifices se trouvaient remplis de farine et d’avoine à
l’usage des pauvres croisés. Des commissaires assignaient à l’armée
chrétienne des logements dans lesquels on devait fournir les fruits des
arbres, les légumes des jardins, et du bois pour le feu. A Philippopolis,
non-seulement on distribua des logements, mais on distribua aussi les terres,
les vignes des habitants, de sorte que les pèlerins firent les moissons et
les vendanges et purent s’approvisionner comme dans leur propre pays. Il
arriva souvent aux croisés de se nourrir de leurs propres chevaux lorsqu’ils
manquaient de vivres ou que ces animaux manquaient eux-mêmes de fourrage.
Dans un voyage de Baudouin, comte d’Édesse, à Jérusalem, les pèlerins, dit un
chroniqueur, s’étant aperçus que les chevaux, pressés par la faim, ne
pouvaient plus avancer, on se décida à les manger, afin qu'ils fussent bons à
quelque chose. Cette extrémité était sans doute la plus douloureuse à
supporter pour les chevaliers, qui ne pouvaient combattre à pied et qu’on vit
quelquefois dans la mêlée réduits à monter sur des ânes ou sur des bœufs.
L’histoire nous apprend que le jour qui précéda la grande bataille livrée à
Kerbogath, il y avait si peu de chevaux dans l’armée chrétienne, on en sentit
si vivement le besoin, que l’évêque du Puy ordonna par une proclamation
solennelle que chaque cavalier qui aurait conservé son cheval partageât la
provision de grain qui lui restait avec le fidèle compagnon de ses fatigues
et de ses périls. Dans un si long trajet, les croisés ne pouvaient conserver
leurs bêtes de somme. « Vous eussiez ri, dit Foulcher de Chartres, ou plutôt
vous auriez pleuré de compassion, si vous « aviez vu les pauvres pèlerins
charger de leurs bagages des chèvres, des porcs et des chiens ; le dos de ces
« animaux se trouvait meurtri par des fardeaux qu’ils n’avaient jamais
portés. » Dans les chemins les plus difficiles, les croisés vendaient à vil
prix ou jetaient dans des précipices leurs vêtements et les bagages qui
embarrassaient leur marche ; aussi attendaient-ils tout de la victoire : la
victoire semblait seule chargée du soin de les nourrir, de les vêtir et de
les armer. On les voyait s’avancer à travers l’Asie Mineure et la Syrie
couverts de lambeaux, vivant au jour le jour, n’ayant souvent ni tentes ni
abri contre le froid, la pluie ou la chaleur. Aux jours delà victoire, ils
s’asseyaient aux banquets préparés par leurs ennemis ; ils s’emparaient des
traits et des armes des musulmans ; ils se revêtaient des robes flottantes,
du turban ou du bonnet de soie des Orientaux ; ils s’habillaient de tout ce
qu’ils rencontraient sur le champ de bataille ou dans les villes conquises ;
on peut se faire une idée du spectacle singulier et bizarre qu’offraient
ainsi les armées chrétiennes. Aussi vit-on quelquefois dans les combats des
pèlerins tomber sous les coups de leurs compagnons ou de leurs frères, qui ne
les reconnaissaient point. On doit ajouter que les croisés se coupaient
rarement la barbe, que leur visage était couvert de crasse et de poussière,
brûlé par le soleil, maigri par la faim, ce qui achevait de les rendre
méconnaissables. Pour éviter de funestes méprises, l’évêque du Puy avait
ordonné aux soldats qui le suivaient de se raser, de porter sur la poitrine
une croix de métal, et de répéter à haute voix dans la mêlée les mots de
Kyrie eleison. Les
misères des croisés leur venaient presque toujours de leur imprévoyance. En
arrivant sur les bords de l'Oronte, ils trouvèrent des amas de blé et des
vivres de toute espèce. Au milieu de cette abondance, ils dédaignaient les
parties les moins exquises des bœufs et des agneaux ; Foulcher de Chartres
nous dit qu’un mois après leur arrivée, ils mangeaient les tiges des fèves
qui commençaient à croître, des chardons piquants qu’ils ne pouvaient
assaisonner ; ils dévoraient des chiens et des rats ; les plus misérables se
nourrissaient de la peau de ces animaux, et, ce qui est affreux à dire,
ajoute notre chroniqueur, les souris mortes et les graines qu’ils trouvaient
dans les ordures leur paraissaient un mets délicieux. Dans les longues
marches et même dans les sièges, on n’était pas toujours en garde contre le
manque d’eau et de bois : souvent les croisés, pressés par la soif, furent
réduits à boire leur urine, le sang de leurs chevaux, ou à mâcher des
racines, de la fiente de cheval, des mottes de terre humide ; d’autres fois,
comme on n’avait ni bois, ni roseaux, ni herbes sèches, pour faire cuire la
viande des chevaux et des bêtes de somme, on faisait du feu avec des selles,
des tentes, des arcs, des javelots et même des vêtements. Lorsque
la famine pressait les croisés, ils n’avaient souvent d’autres ressources que
de ravager une province ; les pèlerins à pied étaient chargés de parcourir
les campagnes pour amasser des provisions. Guillaume de Tyr, en parlant d’une
expédition contre le prince de Damas, rapporte que cette expédition échoua,
parce que l’infanterie chrétienne, qui devait approvisionner l’armée, fut
surprise et dispersée par les infidèles. Les croisés n’épargnaient pas
toujours les chrétiens et surtout les Grecs dans leurs excursions guerrières.
Les pèlerins regardaient Jésus-Christ comme le suprême pourvoyeur des armées
de la croix, et les dépouilles des musulmans, quelquefois même des chrétiens,
étaient reçues dans le camp des croisés comme les bienfaits du ciel. Il nous
reste une lettre d’Innocent III qui prouve que le chef même de l’Église
n’avait pas beaucoup de scrupule sur les moyens de se procurer des vivres
lorsqu’on en manquait. « Vous êtes dévoués, dit-il aux chefs de la cinquième
croisade, vous êtes dévoués au service du Crucifié, à qui toute la terre
appartient. Si on vous refusait les provisions nécessaires, il ne paraîtrait
pas injuste que vous en prissiez partout où vous pourrez en trouver, toujours
avec la crainte de Dieu, dans l'intention de restituer, et sans faire
violence aux personnes. » Dans le conseil qu’il donnait aux pèlerins, le
pontife s’appuyait de l’exemple de Gédéon, qui, ayant demandé inutilement du
pain pour le peuple qu’il conduisait, ravagea les terres des villes ennemies
et broya une partie des habitants avec les herbes des campagnes et les ronces
du désert. Nous n’avons pas besoin de dire que les croisés étaient
naturellement portés à suivre les conseils du pape, et qu’ils ne les
attendaient pas pour se procurer les vivres qui leur étaient nécessaires. Il faut
croire que la cupidité ou le besoin de s’enrichir vint quelquefois au secours
des pèlerins dans leur misère, et que les prévoyances de l’industrie
suppléèrent souvent à celles des rois et des princes. Les chroniques
contemporaines, lorsqu’elles décrivent une disette ou une famine, ne manquent
jamais de déplorer la cherté excessive des vivres, ce qui prouve qu’il y
avait à la suite des armées des marchands qui vendaient des provisions. Nous
trouvons dans une chronique anglaise un règlement publié par Richard sur la
vente du vin du pain et de la viande dans l’armée chrétienne. Après beaucoup
de recherches, nous n’avons pu savoir quels moyens on employait pour préparer
le blé et le réduire en farine ; les documents qui nous restent se bornent à
nous apprendre que les croisés, en traversant l’Asie Mineure et sous les murs
d’Antioche, avaient des moulins à bras. L’histoire ajoute qu’on employait à
tourner ces moulins les femmes musulmanes que le sort de la guerre avait fait
tomber aux mains des chrétiens. Gauthier Vinisauf rapporte qu’au siège de
Ptolémaïs les Allemands construisirent une machine pour moudre du blé. Cette
machine, qui présentait l’aspect d’un château fort, était mise en mouvement
par des chevaux ; les meules tournaient avec un si grand bruit, que les
musulmans prirent cette construction nouvelle pour une machine de guerre et
qu’ils furent saisis d’effroi. Lorsqu’on
abandonna la route de terre et qu’on prit celle de mer, il devint moins
difficile d’approvisionner les armées chrétiennes. Néanmoins la disette
désolait encore la multitude des croisés toutes les fois qu’on était arrêté
par le siège d’une ville ou par la résistance inattendue de l’ennemi. Pendant
le siège d’Acre, les chrétiens éprouvèrent une famine si cruelle, qu’on vit
des chevaliers poussés par la faim voler publiquement du pain chez les
marchands. Une chronique rapporte que Louis IX avait fait transporter dans
l’île de Chypre assez de vivres pour nourrir vingt mille hommes pendant six
ans ; mais, lorsque l’armée française sortit de Damiette, il ne restait plus
rien de tant de provisions ; et parmi les fléaux qui accablèrent les croisés
sur les bords du Thanis, la disette ne fut pas celui dont ils eurent le moins
à souffrir. La seule croisade où les cris de la faim ne se mêlèrent point au
bruit des combats et aux hymnes de la victoire, fut celle de Constantinople.
Les Vénitiens s’étaient engagés à approvisionner pour un an l’armée des
croisés ; le traité fut exécuté fidèlement, et les vivres ne manquèrent
point. Sanuto
a donné les détails les plus minutieux sur l’approvisionnement des flottes
qui transportaient les pèlerins en Orient. Il calcule les dépenses
qu’occasionnait la fourniture des vivres, pour dix, pour cent, pour mille et
pour cent mille soldats de la croix. Il indique les provisions dont on devait
se pourvoir ; il dit à quel prix il fallait acheter les vivres et comment il
fallait les distribuer. Ainsi la sage prévoyance donnait d’utiles conseils ;
mais ces conseils furent rarement suivis, et la disette exerçait presque
toujours de grands ravages parmi les croisés. Il mourut beaucoup plus de
pèlerins par la famine que par le glaive ; aussi nos pieux chroniqueurs
cherchaient-ils à se persuader que ceux qui mouraient de faim étaient aussi
des martyrs el qu’ils devaient être admis dans le ciel à se nourrir du
pain des anges. Lorsqu’on voit les moyens qu’on avait pour entreprendre
et poursuivre des expéditions lointaines comme celles de l’Orient, et qu’on
les compare aux ressources déployées aujourd’hui pour la guerre la plus
ordinaire, on sent bien davantage ce qu’il y avait de courage et de
résignation dans les générations qui ont fait les croisades. Il faut ajouter
que la plupart des pèlerins supportaient d’autant plus facilement la disette,
qu’ils avaient souvent à souffrir de ce fléau dans leur propre pays. Des
hommes qui se nourrissaient de tout ce qu’ils trouvaient, même de la chair
des musulmans, pouvaient résister mieux que beaucoup d’autres aux terribles
épreuves d’une croisade, et méritaient bien que leurs ennemis les appelassent
une nation de fer. CHAPITRE XL — DES ARMES DES CROISÉS ET DE LEUR MANIÈRE
DE COMBATTRE. Pour
savoir quelles étaient les armes des croisés, il suffirait de connaître
celles dont on se servait au moyen âge. On ne devait pas être armé d’une
manière uniforme dans ces guerres où combattaient ensemble vingt nations
différentes. Nous nous contenterons de parler des armes le plus généralement
en usage. Les armes offensives étaient la lance de tremble ou de frêne,
terminée en fer aigu, ornée le plus souvent d’une banderole ; l’épée longue
et large, tranchante d’un seul côté ; plusieurs sortes de flèches ou de
javelots ; la hache et la massue. Parmi les armes défensives, on distinguait
les boucliers à forme ovale ou carrée, le haubert ou jaque de mailles, tissu
de fils d’acier ; le casque ou le heaume surmonté d’un cimier et d’un
chaperon, la cotte d’armes, le gobisson de cuir ou de drap, doublé de laine ;
la cuirasse ou plastron d’acier ou de fer. Nous ne voyons nulle part que les
croisés, surtout dans les premières expéditions, fussent couverts d’une
armure pesante, comme les guerriers du quinzième siècle. Cette armure eut été
trop incommode pour parcourir des pays inconnus, pour traverser des rivières,
des montagnes, porter la guerre dans des climats lointains. La
lance des croisés fit de grands ravages dans la première expédition, où cette
arme n’était point employée par les musulmans. L’épée des guerriers francs
devait porter des coups redoutables, si on en juge par les exploits vigoureux
de Godefroy de Bouillon, de l’empereur Conrad, de Robert de Normandie, et de
plusieurs autres chevaliers de la croix. Leurs boucliers et leurs cuirasses
doublées de laine suffisaient pour arrêter ou amortir les flèches des ennemis
; une expression familière aux chroniqueurs en nous montrant les croisés sur
le champ de bataille le corps hérissé de javelots, c’est de nous dire qu’ils
étaient semblables à des porcs-épics. Un historien anglais compare Richard
sortant de la mêlée, ses habits tout percés de flèches, à une pelote couverte
d’aiguilles. Les pèlerins d’Europe, avec leur bouclier de bois, de cuir ou
d’acier, leur cuirasse noire, leur casque de fer et de bronze, leur tunique
de serge de Reims, leurs chevaux couverts de mailles, présentaient à l’Orient
un spectacle nouveau. Les musulmans qui, au siège de Ptolémaïs, les
apercevaient des hauteurs du Karouba sortant en foule de leur camp, croyaient
voir, selon l’expression des chroniques arabes, des serpents écaillés et
d’innombrables fourmis courir et s’étendre sur de vastes plaines. Raoul de
Caen, en parlant delà bataille de Dorylée, nous représente les croisés
brandissant leurs lances, tirant le glaive, couvrant leurs poitrines de leurs
boucliers échancrés. Le sultan de Nicée, si on en croit les chroniques
contemporaines, disait aux Arabes qui lui reprochaient sa fuite : « Les
lances des Francs brillent comme des astres radieux ; leurs cuirasses et
leurs boucliers jettent des feux pareils à ceux de l’aurore au printemps, et
le bruit de leurs armes est plus redoutable que celui de la foudre. » Les
machines de guerre employées dans les croisades étaient les mêmes que chez
les Romains. On y voyait le bélier, grosse poutre armée d’une masse de fer,
qu’on poussait contre les murailles avec des câbles et des chaînes ; le
muscule, qui mettait à l’abri les travailleurs et que le cuir et les briques
défendaient de l’atteinte du fer et des pierres ; le pluteus et la vinea,
couverts d’une peau de bœuf ou de chameau, sous lesquels se plaçaient des
soldats chargés de protéger ceux qui montaient à l’assaut ; les catapultes et
les batistes, d’où partaient d’énormes javelots, et qui lançaient des
quartiers de roc et quelquefois même des cadavres d’hommes et d’animaux ;
enfin les tours roulantes à plusieurs étages, dont les sommets dominaient les
murs et contre lesquelles les assiégés n’avaient d’autre moyen de défense que
l’incendie. Dans les sièges de Jérusalem, de Ptolémaïs et de Damiette, les
chevaliers de la croix inventèrent ou perfectionnèrent une foule de machines
qui portaient l’effroi parmi les musulmans. L’histoire contemporaine n’a
point oublié la tour roulante de Godefroy de Bouillon, qui a mérité d’être
mentionnée par le chevalier de Folard, et cette machine flottante, ouvrage
d’un pauvre prêtre de Cologne, à l’aide de laquelle les chrétiens s’emparèrent
de la tour bâtie au milieu du Nil. Dans la
première guerre sainte, on employa l’arbalète, dont Anne Comnène nous a
laissé une description. On y renonça dans les croisades suivantes, parce que
le concile de Latran l’avait défendue comme une arme trop homicide. Cette
défense, qui fut renouvelée par les papes et par plusieurs conciles, mérite
de fixer l’attention de l’histoire. On a remarqué que les croisés
n’empruntèrent presque rien des musulmans pour l’art de la guerre. Ce feu
grégeois, qui donnait tant de peur à Joinville et à ses compagnons d’armes,
ne leur inspira pas même la pensée de l’imiter et d’en faire usage contre
leurs ennemis. Une
observation qu’on peut faire en l’honneur des guerriers de tous les temps,
c’est que la véritable bravoure n’a jamais recherché les armes qui
multipliaient la mort sur le champ de bataille. Voilà pourquoi les chevaliers
chrétiens se soumirent si facilement aux décrets de l’Église qui leur
interdirent l’usage de l’arbalète. Les armes meurtrières ôtent en effet à la
valeur personnelle une grande partie de son ascendant et de sa gloire. Il ne
serait pas déraisonnable de penser que les moyens les plus actifs de détruire
l’espèce humaine dans les combats ont été révélés aux hommes par le génie de
la peur. L’histoire se plaît à répéter en celle occasion que l’usage du feu
grégeois commença chez un peuple qui avait perdu sa réputation militaire, et
que plus tard la poudre à canon, au lieu d’être une invention des camps, fut
découverte dans la solitude pacifique d’un cloître. Dans
chacune des armées chrétiennes se trouvaient des hérauts d’armes qui
proclamaient les ordres des chefs et publiaient le ban par lequel on se
mettait en possession des villes et des provinces. Au milieu de l’armée
flottait l’étendard de la croisade, porté par un comte ou un chevalier :
c’était l’oriflamme de saint Denis, ou l’étendard de saint Pierre, ou bien
une bannière bénite par le pape. Chaque troupe ou chaque bataillon avait son
drapeau particulier, autour duquel se réunissaient les croisés du même pays
et parlant la même langue. On voyait sur ce drapeau les armoiries et les
couleurs distinctives des seigneurs bannerets qui conduisaient leurs vassaux
à la croisade. Dans plusieurs guerres saintes, les croisés avaient une
bannière que les chroniques latines appellent standard et que les Italiens
appelaient carrocchio. Le standard était une grosse poutre surmontée
d’un drapeau flottant et placée sur quatre roues. On avait coutume de confier
la garde du standard à une troupe d’élite, surtout dans les combats qui se
livraient en plaine ; c’était auprès de cette bannière qu’on portait les
malades, les blessés, quelquefois même les guerriers morts dont on voulait
honorer la mémoire. Les
chroniques du temps sont remplies de discours prononcés au milieu des
combats. « Opposez une âme intrépide au danger, disait Richard aux soldats de
la croix rangés en bataille devant Joppé ; les ennemis occupent tous les
chemins : tenter la fuite, c’est courir à la mort. Recevez avec
reconnaissance la couronne du martyre, mais vengeons d’avance notre trépas,
et rendons grâces à Dieu pour la faveur qu’il nous accorde de mourir pour
lui. » Un témoin oculaire rapporte que Richard, après avoir fait cette exhortation,
ajouta qu’il couperait la tête à ceux qui sortiraient des rangs. C’est ainsi
que les chefs des croisades haranguaient les pèlerins ; nous croyons
néanmoins qu’ils n’ont pas prononcé tous les discours rapportés par les
chroniqueurs, mais ce qu’on peut dire, c’est qu’ils marchaient toujours à la
tête de leurs bataillons, et la troupe qu’ils conduisaient était surtout
encouragée par leur exemple. Les
armées chrétiennes avaient avec elles une musique guerrière qui donnait le
signal des combats. Les instruments les plus usités étaient la trompette
d’airain, les cornets de bois, de fer, d’or ou d’argent, les sistres, les
harpes, les timbales ou nacaires, et les tambours empruntés aux
Sarrasins. Un historien de la première croisade rapporte que dans la foule
des croisés partis pour l’Orient l’air retentissait d’une symphonie
belliqueuse. Pendant que les croisés s’avançaient vers Ascalon, dit le moine
Robert, le son retentissant des clairons, des sistres et des trompettes,
animait les soldats de la croix, et, répété par les échos lointains, portail
l’épouvante dans les camps ennemis. Nous lisons dans Albert d’Aix qu’après
une expédition sur les bords de la mer, les guerriers chrétiens, revenant à
Jérusalem et traversant les montagnes de la Judée, firent tout à coup
retentir en signe de victoire les cornets, les clairons et les tambours ; les
animaux sauvages, effrayés du bruit, fuyaient de toutes parts, et les oiseaux
du ciel, arrêtés dans leur vol, tombaient d’effroi au milieu des bataillons
chrétiens. Marin Sanulo, dans son projet des croisades présenté au pape,
demandait qu’il y eût dans l’armée destinée à combattre les infidèles des
flûtes, des trompettes, des vielles et des clairons, afin qu’une harmonie
tantôt douce, tantôt belliqueuse, pût tour à tour charmer les pèlerins,
enflammer leur courage et porter l’épouvante dans les rangs ennemis. Toutes
les nations de l'Europe avaient adopté des cris de guerre dans les combats.
Celui des premiers croisés, celui qui retentit au concile de Clermont, était
Dieu le veut, Deus lo vult — Dieix lo volt. On y ajouta ensuite
le cri de Dieu aide ou Dieu aix, qui se trouve mentionné dans presque toutes
les chroniques du temps. Outre ce cri général, chaque nation avait le sien
comme elle avait sa bannière et son drapeau. Raoul de Caen rapporte qu’à la
bataille de Dorylée le duc Robert fondit sur les musulmans, en criant : A
moi, Normandie ! Les Provençaux, selon Raymond d’Agiles, répétaient le
nom de Toulouse dans leur marche à travers la Macédoine. Le cri de guerre
changea dans toutes les expéditions d’Orient. Richard Cœur-de-Lion, à la
bataille d’Arsur, criait : Dieu aide son sépulcre ! Les croisés vainqueurs de
Constantinople s’avançaient contre les Grecs aux cris de Flandre et de
Montferrat. Ce fut aux cris de Mont joie Saint-Denis, que les compagnons de
Louis IX abordèrent sur les côtes d’Égypte. Au dernier assaut de Damiette,
assiégée par Jean de Brienne, les guerriers chrétiens qui parvinrent les
premiers sur le rempart se mirent à crier, Kyrie, eleison, et l’armée
répondit, Gloria in excelsis. Le cri des rois de Jérusalem était : Au
Christ victorieux ! Au règne du Christ ! Nous avons vu dans l’histoire que
les noms de saint George, de saint Démétrius et de saint Mercure furent
souvent invoqués dans les batailles. Les cris militaires les plus chers aux
pèlerins, exilés de leur patrie, étaient sans doute les noms des provinces ou
des royaumes qu’ils avaient quittés pour la cause de Jésus-Christ. Les mots
France, Autriche, Angleterre, Allemagne, durent animer plus d’une fois la
valeur des Francs dans les plaines de l’Asie et servir à rallier les soldats
de la croix sur les bords de l'Oronte, du Nil et du Jourdain. CHAPITRE XII. — CONTINUATION DU MÊME SUJET. C’est
dans leur marche à travers des contrées inconnues que les croisés avaient le
plus de dangers à courir, de misères à supporter. On avait coutume de placer
au milieu de l’armée les bagages et la foule des pèlerins sans armes ; mais
cet ordre ne pouvait être suivi longtemps dans des armées poursuivies par la
faim, dans une multitude que nos vieilles chroniques comparent à un faisceau
sans liens, à du sable sans chaux. Chaque soir les pèlerins dressaient leurs
tentes sans savoir où ils étaient ; le lendemain ils décampaient, n’ayant
d’autre guide que l’aspect du firmament. Une armée avait rarement des
éclaireurs pour connaître l’ennemi et les contrées qu’elle traversait ; aussi
des légions innombrables étaient-elles souvent vaincues au premier choc, et la
plus légère défaite fut quelquefois le signal d’une déroute ou d’une
destruction générale. Ce qui nuisit le plus aux armées chrétiennes, c’est que
dans leur marche les différents corps qui les composaient restaient souvent
séparés les uns des autres, et que les chefs ne communiquaient pas toujours
entre eux. On se rappelle comment les premières bandes des croisés et les
troupes de Louis VII et de Conrad périrent dans l’Asie Mineure ; plus tard
deux armées, celles de Jean de Brienne et de Louis IX, furent vaincues sur
les bords du Nil, parce qu’on avait négligé d’entretenir des communications
avec Damiette, d’où elles étaient parties. Nous
n’avons pas assez de notions positives pour faire la description exacte d’un
camp au moyen âge et dans les guerres saintes. Un camp, suivant la position
des lieux, devait avoir une forme carrée, triangulaire ou demi-ronde ; la
forme quadrangulaire oblongue était la plus propre à la défense. L’enceinte
du camp était environnée d’un fossé de neuf pieds de large et de huit pieds
de profondeur ; on construisait autour du camp des murs de terre de trois
pieds de hauteur, au-devant desquels étaient plantées des palissades faites
avec des pieux. Pour asseoir un camp, on avait coutume d’éviter les bords des
torrents, les plaines trop arides, le voisinage des montagnes. Louis VII et
l’empereur Conrad furent obligés de lever le siège de Damas, parce qu’ils
avaient placé leurs tentes dans un lieu où ils manquaient d’eau. Les
chroniqueurs de la troisième croisade parlent beaucoup du camp devant
Ptolémaïs : il ressemblait à une vaste cité ; on y avait construit tant de
fortifications, que, selon l’expression d’un témoin oculaire, les oiseaux ne
pouvaient y pénétrer. Les
batailles que nous avons décrites dans notre Histoire ont déjà pu donner une
idée de la manière de combattre des croisés. Tout le monde sait que dans le
moyen âge la cavalerie formait la véritable force des armées. Les chevaliers
de la croix n’avaient plus de confiance dans leur bravoure, lorsqu’ils
perdaient leurs chevaux ; nous les avons vus quelquefois monter sur des
chameaux, même sur des ânes et des bœufs, plutôt que de combattre à pied. La
cavalerie chrétienne avait toujours à sa suite une foule considérable de
fantassins, que les chroniques désignent par le mot latin vulgus, et
qu’on employait utilement dans les sièges. Dans
les grandes batailles, les guerriers de la croix ne distinguaient ni l’aile
droite, ni l’aile gauche, ni le centre de l’armée ; ils étaient le plus
souvent divisés en plusieurs corps, et chaque corps était commandé par un
chef qui suivait les instructions arrêtées dans un conseil. Robert le Moine
nous apprend qu’à la bataille livrée à Kerbogath, l’armée chrétienne s’avança
contre l’ennemi rangée en forme pyramidale, ou plutôt en forme de coin. Raoul
de Caen fait honneur à Tancrède de la victoire de Dorylée, et rapporte que le
héros normand mit le désordre parmi les musulmans en s’emparant des lieux
élevés. Nous ne sommes point assez éclairé pour apprécier le talent militaire
que déployèrent ceux qui commandaient dans les guerres saintes ; mais il nous
semble que les batailles d’Antioche et d'Ascalon, celles de la troisième
croisade, attestent la présence des chefs les plus expérimentés ; nous ne
pouvons nous empêcher de dire qu’on ne reconnaît pas la même habileté dans
les batailles malheureuses de Tibériade et de Mansourah. Les
musulmans ne marchaient jamais à l’ennemi qu’en poussant des cris horribles,
en frappant avec force leurs boucliers, leurs tambours et leurs timbales. Les
historiens disent que ce fracas, qui avait pour objet d’animer le courage des
guerriers, leur inspirait l’ivresse ou plutôt la fureur de la victoire. Le
sultan de Nicée, que les Francs avaient vaincu plusieurs fois, nous dit
comment ceux-ci se préparaient au combat. « Ils élevaient leurs lances,
marchaient à la file, et se taisaient comme s’ils eussent été sans voix ;
lorsqu’ils approchaient de l’ennemi — nous répétons les paroles du prince
musulman —, ils se précipitaient comme des lions poussés par la faim,
grinçaient des dents, remplissaient l’air de leurs cris belliqueux. »
Quelquefois les musulmans ouvraient leurs rangs comme pour laisser passer
l’ennemi, et pour l’accabler ensuite de leur multitude. D’autres fois, ils
combattaient en fuyant, et s’efforçaient d’attirer les chrétiens dans des
embuscades. La pensée d’une fuite, même simulée, répugnait à la bravoure des
Francs. « Il y a des gens, dit un de leurs historiens, qui regardent cette
tactique des Turcs comme une habileté ; mais cette habileté n’est au fond que
de la perfidie. » Les croisés ignoraient les ruses ou les stratagèmes de la
guerre, et Saladin lui-même leur reprochait d’avoir négligé ce moyen de
vaincre. Se précipiter sur l’ennemi qu’ils avaient devant eux et l’attaquer à
force ouverte, voilà toute leur tactique. Richard ayant ordonné, à la
bataille d’Arsur, d’attendre un signal convenu pour fondre sur les ennemis,
les chevaliers chrétiens se désolaient, et, lorsque l’armée musulmane vint à
menacer leurs rangs, « il n’y eut pas, dit l’histoire, un prince, un comte ou
un baron, qui ne rougît de honte et ne se crût déshonoré par cette inaction
en présence de l’ennemi. » Souvent
les soldats de la croix, éprouvés par les travaux et les périls de la guerre,
montrèrent tout ce que la subordination et la discipline peuvent donner de
force à une armée. Voici quelle était la disposition de la troupe de Richard
devant les murs de Joppé. Cette troupe n’avait avec elle que dix chevaux. Les
combattants à pied mettaient le genou droit en terre, afin d’être plus
fermes, et, s’appuyant sur le pied gauche, ils tenaient de la main gauche
leurs boucliers étendus ; de la main droite, ils tenaient leurs lances,
qu’ils inclinaient et dont ils présentaient la pointe à leurs ennemis. Un
balistaire était placé entre deux guerriers, protégé par leurs boucliers ; un
autre soldat disposait la baliste, en sorte que l’office de l’un était de
tenir la baliste tendue, celui de l’autre, de lancer les javelots. Deux mille
fantassins, ordonnés de la sorte, dociles à la voix de leur chef et ne
quittant point leurs rangs, repoussèrent plusieurs fois l’armée de Saladin. Il faut
avouer que ces prodiges de la valeur disciplinée se rencontrent rarement dans
l’histoire des croisades. L’enthousiasme religieux qui animait les croisés
leur fit remporter plus de victoires que la tactique militaire et l’habileté
de leurs chefs. A la veille des batailles, les guerriers chrétiens
confessaient leurs fautes, recevaient la communion, « afin, dit une
ancienne chronique, que, s’étant fortifiés du pain céleste, ils pussent vivre
ou mourir comme il convient à des soldats de Jésus-Christ. Au dernier assaut
de Jérusalem, les prêtres, vêtus de leurs ornements sacerdotaux — nous
copions ici Raoul de Caen —, se montraient au milieu de la foule des
guerriers, tour à tour pleurant d’une sainte allégresse, chantant des hymnes,
transportant les échelles. Les chevaliers marchaient à la voix de ces hommes
pieux, et le cri de Kyrie, eleison, parti du fond des cœurs, montait
jusqu’au trône du souverain juge. » Quand on eut retrouvé la véritable croix
du Sauveur, elle fut portée à la suite des armées. A la victoire de Ramla,
les chrétiens crurent voir cette croix miraculeuse s’étendre sur tous les
points de l’horizon et s’élever jusqu’au ciel. Comme le bois de la vraie
croix était couvert d’or et de pierreries, il devait exciter l’avidité des
soldats musulmans ; il devint souvent l’objet des plus sanglants combats.
Dans la bataille de Tibériade, où ce signe révéré tomba au pouvoir de
Saladin, les plus braves de l’armée se firent tuer pour le défendre, elles
auteurs arabes comparent les guerriers chrétiens volant au secours de la
croix aux papillons qui voltigent autour d’un flambeau. La veille du combat
où périt Roger, prince d’Antioche, un héraut d’armes publia cette
proclamation : « Au premier signal de la trompette, les soldats
prendront les armes ; au second, ils se trouveront à leur rang ; au
troisième, ils se présenteront devant la croix du Seigneur. » Les soldats du Christ n’auraient pas osé livrer le moindre combat, s’ils n’avaient reçu la bénédiction des évêques. Lorsque l’armée chrétienne se trouva en présence des Karismiens dans les plaines de Gaza, on retarda quelque temps le signal de la bataille, parce que le patriarche de Jérusalem refusait sa bénédiction au comte de Joppé. La bénédiction et les indulgences de l’Église étaient souvent le prix et la récompense d’une action glorieuse. Pendant le siège de Damiette, le légat romain Pélage retenait les pèlerins sous les drapeaux de la croisade et leur faisait braver tous les périls, en leur promettant les grâces du ciel non-seulement pour eux-mêmes, mais aussi pour leurs familles restées en Occident. Comme le trésor des indulgences était inépuisable, on prodigua celle monnaie sainte dans toutes les circonstances périlleuses. Après la bataille où Bohémond fut fait prisonnier, plusieurs prélats avaient cherché leur salut dans la fuite ; l’archevêque Bernard exhortait ses compagnons à couper la queue de son cheval, qui l’empêchait de fuir, et promettait une indulgence plénière pour un aussi grand service. Dans la foule des chrétiens fugitifs, un seul chevalier vint à son secours, et reçut la bénédiction épiscopale. « Ainsi, ajoute le chroniqueur qui nous rapporte ce fait, l’un ayant assuré son salut dans celte vie, l’autre dans la vie future, tous deux rentrèrent paisiblement dans Édesse. » Le trait que nous venons de citer peut faire sourire le lecteur ; mais lorsqu’on relit l’histoire des croisades, on s’étonne de tous les prodiges de bravoure qu’enfantèrent les promesses faites au nom du ciel. De quelque manière qu’on juge aujourd’hui les palmes du martyre et les miséricordes de Dieu présentées comme le premier mobile et le seul prix de la valeur, il faut avouer que cette croyance à l’éternité et cette pensée de la vie future que les guerriers portaient au milieu des scènes de la destruction et de la mort, donnent à l’histoire des guerres saintes une physionomie et un caractère moral qu’on ne trouve point dans les guerres les plus glorieuses des temps anciens. |