HISTOIRE DES CROISADES

TOME SECOND

 

LIVRE VINGT-ET-UNIÈME.

 

 

CHAPITRE VII. — DES FEMMES DANS LES CROISADES.

Quand les peuples se levaient tout entiers pour aller à la guerre sainte, les femmes devaient se trouver en grand nombre dans les camps. Il est bien difficile néanmoins de les suivre dans ce lointain pèlerinage ; car la plupart du temps l’histoire se borne à dire qu’elles sont parties sous les bannières de la croix, les chroniqueurs n’en parlent que dans des circonstances extraordinaires, ou bien lorsqu’ils ont à décrire la corruption qui régnait parmi les pèlerins.

La première fois que nous trouvons les femmes sur le champ de bataille, c’est à Dorylée, où les épouses et les filles des chevaliers et des barons, craignant de tomber entre les mains de l’ennemi, se couvrirent de leurs diamants et se revêtirent de leur parure la plus brillante, avec l’intention de toucher et d’amollir le cœur des barbares. L’historien qui nous rapporte ce fait ajoute que, lorsque le danger fut passé, les femmes se jetèrent dans la mêlée, apportant des vivres, de l’eau, des armes, sans doute pour faire oublier un moment de faiblesse et pour expier le tort qu’elles avaient eu de se parer pour les Turcs. Le trait qu’on vient de lire offre un grand contraste avec l’héroïque pudeur de ces religieuses de Sainte-Claire qui, lors de la prise et de la ruine de Ptolémaïs, se meurtrirent le front, ensanglantèrent leur visage, et se présentèrent ainsi au glaive du vainqueur.

Nous ne parlerons point ici de Florine, fille du duc de Bourgogne, qui mourut avec Suénon sur la route d’Antioche, ni de Marguerite de Hainaut, qui parcourut l’Orient en cherchant son époux tombé sous les coups des Turcs, ni de la princesse Ida, qui disparut dans le tumulte d’une bataille et qui finit ses jours dans les harems du calife de Bagdad. Après la sixième croisade, la reine de Hongrie, épouse de Béla, se voua au service de Jésus-Christ, et resta dans la terre sainte. La femme de Thierri, comte de Flandre, ayant suivi son mari en Orient, voulut y mourir, et prit le voile à Béthanie.

Lorsque après la prise de Jérusalem Guillaume de Poitou partait pour l’Orient, il fut suivi d’un grand nombre de femmes et de jeunes filles. Albert d’Aix nous dit que les nobles dames de la France, de l’Allemagne et de l’Italie qui avaient pris la croix périrent misérablement dans l’Asie Mineure, abandonnées par leurs chevaliers, et tombées entre les mains des Turcs, que leur chevelure hideuse, leur barbe épaisse, leurs vêtements bizarres, rendaient semblables aux démons. Un historien grec, qui parle du passage de Louis VII et de l’empereur Conrad à Constantinople, nous apprend que sous les drapeaux de la croix on voyait un bataillon de femmes couvertes de leurs armes, qui avaient un commandant de leur sexe dont on admirait l’éclatante parure et qu’on appelait la dame aux jambes d'or.

Trois grandes reines se rendirent en Orient pendant les croisades, Éléonore de Guienne, Marguerite de France, et Bérengère de Navarre. Nous avons dit que la cour de Richard, où se trouvaient la reine Bérengère et la fille d’Isaac, fut l’objet de quelques chansons satiriques qu’on répétait dans l’armée chrétienne. On se rappelle que Marguerite se jeta à genoux devant son écuyer et le conjura de lui couper la tête si elle tombait entre les mains des musulmans. Éléonore n’eut pas une aussi grande peur des Turcs. On sait quelles furent les suites de sa conduite pour elle-même et pour la France ; après s’être séparée dans sa jeunesse d’un mari qu’elle avait accompagné à Jérusalem, nous la voyons dans un âge plus avancé gémir sur le sort d’un fils surpris et jeté dans les fers lorsqu’il revenait de la terre sainte. Si cette princesse, comme épouse de Louis VII, laissa des souvenirs peu favorables à sa gloire, d’un autre côté, combien sont touchantes les lettres où la tendresse éplorée d’une mère demandait au Saint-Siège la liberté de Richard Cœur-de-Lion !

Quand les croisés prirent la route de la mer, on ne vit plus un si grand nombre de femmes sous les drapeaux de la croix. Dans l’expédition de Richard et de Philippe-Auguste, il ne fut permis de recevoir sur les vaisseaux que les lavandières, encore devait-on les juger à l’abri de tout soupçon ; néanmoins les auteurs arabes nous apprennent qu’on trouva plusieurs fois parmi les morts des femmes qui avaient combattu avec les croisés et qui portaient l’armure et le vêtement des guerriers de l’Occident. Une femme dont l’histoire ne nous a point conservé le nom, se distingua dans celle croisade par un trait d’héroïsme qui mérite d’être cité. Les assiégeants s’occupaient de combler un fossé de Ptolémaïs ; l’héroïne chrétienne, qui se trouvait dans la foule de ceux qui jetaient de la terre, des pierres, du bois, fut atteinte et renversée par un javelot ; comme elle était blessée mortellement, elle appela son mari et le conjura, lorsqu’elle serait morte, de la jeter elle-même dans le fossé pour qu’elle put encore s’associer après son trépas aux travaux et aux victoires des chrétiens. Dans un poème latin dont il nous est resté des fragments, un moine de Froidmont raconte les aventures guerrières de sa sœur Marguerite, qui se trouva dans Jérusalem assiégée par Saladin. Cette amazone de la croix se rangea parmi les combattants, armée d’une fronde et le front couvert d’un vase d’airain en forme de casque. Echappée au glaive des combats, aux fers des musulmans, seule et abandonnée, ne conservant plus qu’un psautier, la jeune Marguerite traversa, au milieu des plus grands périls, la Syrie et l’Asie Mineure, et revint en Europe, où elle s’ensevelit dans un cloître près de Laon. Si les femmes ne purent se montrer que rarement au milieu des combats, elles ranimèrent quelquefois la valeur des guerriers par leurs discours. Au nombre de celles qui firent admirer leur caractère dans les croisades, nous devons surtout rappeler le nom d’Adèle, comtesse de Blois, qui ne put supporter la honte de son mari déserteur de la guerre sainte. Elle le força par ses prières à retourner en Orient, car elle aimait mieux le voir mort que soupçonné d’avoir manqué à l’honneur de la chevalerie.

Nous ne pouvons nous dispenser de parler ici de la croisade dans laquelle les femmes donnèrent seules le signal et l’exemple. Trente ans après la mort de Louis IX, le Saint-Siège exhorta les peuples de l’Occident à prendre les armes contre les infidèles. Ses exhortations apostoliques ne furent entendues que de quelques dames génoises qui firent le serment de délivrer la terre sainte. La cour de Rome, en applaudissant à leur zèle, avait sans doute l’espérance d’exciter l’émulation de la chevalerie chrétienne ; mais les chevaliers ne songeaient plus alors à la délivrance de Jérusalem ; les dames de Gênes demeurèrent seules dans la lice, et la croisade ne fut point entreprise. Il ne nous reste aujourd’hui pour attester le dévouement des amazones chrétiennes, que les bulles de Boniface VIII et le témoignage d’un voyageur qui a vu dans le siècle dernier les casques elles boucliers préparés pour cette expédition singulière.

Sans doute que les femmes se distinguèrent dans les croisades par les vertus qui leur sont propres. Combien de fois dans ces longs pèlerinages ne furent-elles pas occupées de soigner les malades et les blessés, de soulager la misère des pèlerins, de consoler tous ceux qui souffraient ! Mais les vertus simples et modestes n’ont pas fixé les regards de l’histoire contemporaine, et nous ne pouvons aujourd’hui rendre qu’un imparfait hommage aux héroïnes de la charité. Si l’ambition et l’amour de la gloire déterminèrent beaucoup de chevaliers à prendre la croix, on doit penser que la passion de l’amour dut entraîner aussi beaucoup de femmes dans des expéditions où s’enrôlait la jeunesse belliqueuse, et que les sentiments qu’inspire la beauté se mêlèrent quelquefois aux sentiments graves et austères de la guerre sainte. Les troubadours contemporains de la troisième croisade nous ont laissé le touchant souvenir de Raoul de Coucy et de la malheureuse épouse du seigneur de Fayel. Le chantre de Godefroy a célébré dans ses vers les amours de Suénon et de la fille du duc de Bourgogne. Nos vieilles chroniques, il est vrai, citent peu d’exemples semblables, et leurs récits ne nous offrent que rarement des aventures romanesques. L’histoire de cette époque, composée par des clercs ou des moines tout occupés de nous montrer la bravoure et la dévotion des pèlerins, a laissé aux romanciers et aux poètes le soin de peindre les passions et les amours profanes des chevaliers de la croix.

Puisque nous sommes à parler des femmes dans les guerres saintes, qu’il nous soit permis de dire un mot des femmes de l’Orient et de la manière dont le Tasse nous les représente dans la Jérusalem délivrée. Nous avons déjà parlé de la mère de Kerbogath, qui lisait l’avenir dans les astres et cherchait à détourner son fds de la guerre contre les chrétiens. Il y a loin des prédictions de cette princesse musulmane à la pompeuse fiction d’Armide. De tous les chroniqueurs d’Occident, Orderic Vital est le seul qui nous montre les femmes de l’Orient prenant quelque part aux événements de la guerre. L’historien de la Normandie nous parle de la fille de Soliman, un des émirs de l’Asie Mineure, qui retenait Bohémond dans les fers. Mélas, c’est ainsi qu’il appelle la princesse musulmane, s’intéressait vivement au sort du prince d’Antioche et de ses compagnons d’infortune, qu’elle visitait chaque jour dans leur prison. Elle engagea ces valeureux captifs à combattre les ennemis de son père ; mais celui-ci, quoiqu’il eût été secouru efficacement, ne pardonnait point à sa fille l’intérêt qu’elle portait à des soldats chrétiens, et la qualification de pessima meretrix qu’il lui donna dans sa colère, nous fait connaître le genre de soupçon que lui inspirait la conduite de Mélas. Il n’y a rien dans tout cela qui ressemble à la fière Clorinde ni aux amours de Tancrède. Le même historien, en racontant la captivité de Baudouin, roi de Jérusalem, nous parle des trois femmes de l’émir Balac, lesquelles se trouvaient dans une forteresse où se défendaient les guerriers chrétiens. Une de ces femmes, Fatime, qui s’intéressait aux soldats du Christ et qui avait grande peur d’être rendue à son mari, conseillait à Baudouin et à ses compagnons de se défendre jusqu’à la dernière extrémité, leur faisant redouter les chansons satiriques des soldats et leur rappelant les prodiges et la durée du siège de Troie. On ne trouve rien dans ce récit que l’histoire doive adopter et dont la muse épique puisse s’enrichir. Orderic fait mention d’une troisième femme musulmane : c’est la fille du gouverneur d’Antioche, tombée aux mains des croisés après la prise de celte ville. Lorsqu’on la rendit à sa famille, elle se mil à pleurer ; et, comme on lui demandait quel était son chagrin, elle répondit : Je ne pourrai plus manger de l'excellente chair de porc. Telle est la princesse dont le Tasse a fait le personnage si brillant et si poétique d’Herminie.

L’esprit et les coutumes de l’islamisme ne permettaient pas aux femmes de paraître sur le théâtre des événements politiques. Pendant toute la durée des croisades, nous ne voyons qu’une seule femme musulmane dont le nom se trouve mêlé aux affaires de celte époque. L’épouse favorite de Negmeddin monta par ses intrigues sur le trône des sultans du Caire. Tout le peuple des croyants fut scandalisé d’une semblable innovation, elle calife de Bagdad demanda aux émirs d’Égypte si ce vaste pays n’avait plus d’hommes pour le gouverner. On reproche avec raison au Tasse de n’avoir pas assez étudié les mœurs des musulmans ; et, si on entreprenait de traduire son poème dans une langue orientale, il est probable que celte langue manquerait d’expressions pour rendre fidèlement plusieurs de ses récits et de ses tableaux. J’espère que l'ombre du Tasse me pardonnera celle observation critique et qu’on en sentira comme moi la vérité. Le goût, ou plutôt celte raison suprême qui préside aux chefs-d’œuvre des arts, abandonne quelquefois les événements humains aux fantaisies des poètes, mais elle impose à la poésie, comme à l’histoire, le devoir d’être exactes dans la peinture des caractères et des mœurs.

 

CHAPITRE VIII. — LÉGISLATION DES CROISÉS.

Nous avons déjà parlé, dans notre Histoire, des Assises de Jérusalem ; on sait que ce précieux monument de la législation du moyen âge inspira à Louis IX la pensée de donner des lois à son royaume, et l’histoire se plaît à remarquer que la civilisation commença ainsi pour l’Europe aux lieux mêmes d’où la foi chrétienne nous était venue. Nous ne parlerons point ici des lois qui régissaient la terre sainte, mais des règlements établis pour les croisés pendant les expéditions d’Orient. Il n’est pas facile de suivre la législation journalière d’un peuple ou d’une armée qui marchait à travers des contrées lointaines, exposée à mille traverses, à toutes sortes d’accidents imprévus, dont la position devait varier sans cesse et présenter chaque jour un aspect différent. Nous profiterons toutefois des documents que nous trouvons épars dans les chroniques contemporaines, pour faire connaître les règlements ou les lois que les pèlerins de Jérusalem reçurent de la nécessité et des circonstances bien plus encore que de la prévoyance de leurs chefs.

Odon de Deuil nous apprend qu’on ne négligea point de faire des règlements pour la seconde croisade, mais qu’ils restèrent sans exécution. Il déclare en conséquence qu’il n’en parlera point. Albert d’Aix rapporte qu’au siège d’Antioche les chefs de l’armée, persuadés que les maux qu’on souffrait venaient des péchés des pèlerins, établirent des lois pour la répression des désordres et la punition des coupables. On punissait sévèrement celui qui avait vendu à faux poids ou à fausse mesure, qui avait trompé dans l’échange des monnaies ou dans un marché quelconque ses frères en Jésus-Christ. On sévissait surtout contre ceux qui commettaient un larcin ou se souillaient du crime de fornication et d’adultère.

Dans la troisième croisade, le roi de France et le roi d’Angleterre portèrent des peines rigoureuses contre les désordres et les crimes des pèlerins enrôlés sous leurs drapeaux. Un homme convaincu de vol devait être déposé sur le rivage, la tête rasée, enduite de poix et couverte de plumes ; le meurtrier, lié au cadavre de sa victime, était jeté dans les flots ou enterré vivant. Cette législation, qui paraît au reste n’avoir été faite que pour le voyage de mer, suffirait pour montrer un siècle et une nation barbares. Lorsqu’on connaît la violence et la susceptibilité des Francs, on peut juger que de fréquentes querelles devaient s’élever parmi les croisés. C’est pour cela sans doute qu’on fit des lois sévères pour la réparation des offenses : celui qui donnait un soufflet était plongé trois fois dans la mer ; celui qui outrageait son compagnon payait autant d’onces d’argent qu’il avait proféré d’outrages ou d’invectives.

Frédéric Ier, en partant pour l’Asie, publia, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, des lois pénales pour maintenir l’ordre dans son armée. On coupait la main droite à un croisé qui en avait frappé ou blessé un autre. Comme il était important pour l’approvisionnement des pèlerins d’inspirer la confiance à ceux qui fournissaient ou vendaient des vivres, celui qui manquait à sa parole dans un marché ou rompait un contrat par la violence, était condamné à subir la peine capitale. Les lois faites pour la milice de la croix étaient proclamées solennellement ; tous les croisés juraient sur l’Évangile de les observer et de veiller à leur exécution.

Nous avons fait beaucoup de recherches pour savoir si dans les armées chrétiennes on pouvait découvrir les traces d’une autorité judiciaire permanente, d’une espèce de tribunal établi pour juger les procès, pour réprimer et punir les crimes et les délits des pèlerins.

Dans certaines occasions, on formait un conseil chargé de poursuivre tous les crimes contre l’ordre public. Frédéric choisit soixante commissaires parmi les plus sages de l’armée. Les historiens parlent de la sévérité avec laquelle ces commissaires prononçaient leurs arrêts. Au siège d’Antioche, on choisit des juges dans le clergé et parmi les barons ; ce redoutable tribunal, que les croisés regardaient comme l’organe du ciel irrité, condamnait les coupables à être chargés de chaînes, battus de verges, marqués d’un fer rouge. Tandis que Damiette était assiégée par l’armée de Jean de Brienne, le maréchal du légat et douze conseillers s’obligèrent par serment a punir tous les malfaiteurs. Ils devaient adresser de temps en temps aux croisés de salutaires exhortations. Au rapport de l’évêque d’Acre, on n’épargna ni les voleurs, ni les homicides, ni les femmes de mauvaise vie, ni ceux qui tenaient ou fréquentaient les tavernes.

Il faut croire qu’indépendamment des lois générales proclamées par les chefs d’une croisade, chaque peuple avait porté en Orient ses usages et ses coutumes, qui servaient de règles pour maintenir la subordination et rendre la justice à chacun des pèlerins. Toutefois il ne nous reste que des vestiges épars de toutes ces législations diverses. Les croisés n’avaient le plus souvent d’autres lois que les préceptes de l’Évangile ; ils n’avaient à redouter dans leurs excès que le tribunal de la pénitence et les menaces de l’Église. Lorsqu’on éprouvait ou qu’on redoutait de grands malheurs, lorsqu’on voyait dans le ciel des signes manifestes de la colère du Tout-Puissant, les pasteurs de la croisade avaient soin de dire, et la multitude en était persuadée comme eux, que Dieu s’élevait pour punir les crimes des pèlerins. Ainsi la justice divine était souvent la seule justice que reconnussent les croisés, et, d’après les opinions du temps, les maux que les soldats de la croix avaient à souffrir, la disette, les maladies, le froid de l’hiver, l’ardeur dévorante de l’été et du climat, les périls et les calamités de la guerre, étaient les peines ou les supplices que le juge et l’arbitre suprême infligeait à ceux qui violaient ses lois.

On voit par ce que nous venons de dire que les législateurs des croisades avaient surtout pour objet de réprimer la corruption des mœurs. Le luxe et les dépenses de la première expédition avaient donné la pensée d’établir des lois somptuaires. Des statuts rédigés par les barons et les prélats de France et d’Angleterre, réformèrent pour la troisième croisade le luxe de la table et des habits. Plusieurs édits des princes et des chefs de la croisade interdisaient les fourrures de soie, de petit-gris, de zibeline, l’écarlate et les riches vêtements. Il fut aussi défendu par des ordonnances que l’histoire nous a conservées, de se faire servir plus de deux mets et de conduire des femmes dans le saint pèlerinage. Plusieurs conciles, plusieurs papes défendirent aux croisés de soigner leur parure, d’emmener avec eux des chiens de chasse et des faucons, et tout ce qui pouvait amollir l’âme des guerriers. Les jurements énormes, les jeux, les tournois, furent aussi interdits pendant les croisades. Toutes ces lois, surtout les lois somptuaires, étaient plus ou moins observées selon les circonstances. La disette et tous les genres de misères qui accompagnaient ordinairement les armées chrétiennes, ne secondèrent que trop la législation qui réformait le luxe des croisés ; mais on oubliait les règlements dans la prospérité et dans la victoire. L’exemple de Baudouin, comte d’Édesse, qui avait adopté les usages de l’Asie ; celui du chancelier Conrad, dont la table était servie en vaisselle d’or, nous prouvent assez que la simplicité de l’Évangile était surtout la vertu des jours malheureux, et que les soldats de Jésus-Christ, au milieu de leurs conquêtes lointaines, ne dédaignaient pas toujours la magnificence des Orientaux.

Les croisés, qui avaient vendu leurs terres et leurs meubles pour se rendre en Orient, ne devaient pas avoir, en fait de propriété, beaucoup de sujets de contestations. Il ne leur restait que leurs armes, leurs chevaux, leurs équipages de guerre, et dans les jours de la victoire leur part du butin. Toutefois, les intérêts des pèlerins étaient réglés dans les croisades par des lois civiles dont quelques-unes sont arrivées jusqu’à nous. Ceux qui mouraient dans le pèlerinage pouvaient disposer de leur armure, de leurs équipages, de leurs chevaux, et, s’ils étaient clercs, de leurs chapelles et de leurs livres. Une autre disposition portait que l’argent trouvé sur un croisé après sa mort devait être divisé en trois parts : la première appartenait de droit à la terre sainte, la seconde aux pauvres, la troisième à ceux qui avaient servi le défunt. Quant aux biens que les croisés avaient acquis pendant la guerre, ils ne pouvaient en léguer que la moitié ; l’autre moitié était réservée pour le service des saints lieux.

La plus importante de toutes les lois qu’on établit dans la première croisade, fut sans doute la convention par laquelle on donnait une terre, une maison, une ville même à celui qui le premier y arborait un drapeau. C’est ainsi qu’après la prise de Jérusalem Tancrède resta maître de la mosquée d’Omar et de toutes les richesses qu’elle contenait. « Je suis entré le premier dans le temple, s’écriait-il en s’adressant aux chefs de la croisade, le premier j’ai brisé les portes ; je me suis précipité le premier dans un lieu où personne n’osait me suivre ! » Tancrède n’employa pas d’autres raisons pour défendre ses droits, et le conseil des chefs reconnut la justice de sa cause. Celle loi, fondée sur la fameuse maxime du primo occupant, n’était pas facile à exécuter au milieu d’une multitude de conquérants ; aussi s’éleva-t-il beaucoup de querelles sur la possession des villes conquises par les croisés en Syrie et dans l’Asie Mineure. La loi qu’on avait faite pouvait suffire pour les simples croisés et dans les cas ordinaires ; elle était insuffisante lorsqu’on l’invoquait contre la force victorieuse.

On dut faire beaucoup d’autres règlements pour le partage du butin, qui était le point essentiel dans une guerre où tout le monde était misérable, où chacun ne vivait que des produits de la victoire. Aucune injustice n’était plus vivement sentie que celle qui privait les croisés de la part qu’ils devaient avoir dans les dépouilles de l’ennemi. Avant que l’armée de Jean de Brienne et du légal Pélage entrât dans Damiette, on proclama une loi qui défendait de détourner quelque chose du butin, sous peine d’avoir la main droite coupée et de perdre tous ses droits à la distribution générale. A la prise de Constantinople, ceux qui avaient gardé pour eux ce qu’ils avaient trouvé dans la ville, devaient subir la peine de mort. Nous devons ajouter que la peine d’excommunication était alors le complément et la sanction indispensable de tous les règlements militaires et de toutes les lois civiles.

Nous ne terminerons point ce chapitre sans parler des privilèges des croisés, qu’on peut regarder comme faisant partie de la législation des guerres saintes. Parmi ces privilèges, on doit remarquer celui qui plaçait les pèlerins de Jérusalem sous la juridiction ecclésiastique, dans toutes les causes où il n’était pas question de la vie ou de l’amputation d’un membre ; nous n’oublierons pas non plus la faculté qu’avaient les croisés d’engager leurs fiefs, de les aliéner sans le consentement de leurs seigneurs et de leurs familles, faculté qui contribua beaucoup à altérer le principe du gouvernement féodal. Parmi les avantages accordés à ceux qui prenaient la croix, celui dont ils durent surtout profiter, ce fut, d’une part, l’exemption de la taille ; de l’autre, la dispense de payer leurs dettes. Le privilège qui consistait à ne point remplir ses promesses, fut accordé sans restriction dans la première et même dans la seconde croisade. On doit juger du désordre que répandit dans la société la suspension de toutes les lois qui protégeaient l’exécution des contrats. Les abus allèrent si loin, qu’ils tournèrent contre les croisés eux-mêmes, auxquels on refusa de prêter de l’argent et qui furent obligés de renoncer à leur privilège. A compter de la troisième expédition, la législation des croisades concernant les dettes des pèlerins commença à se modifier. Le débiteur croisé ne pouvait être poursuivi, mais il était obligé de donner des garanties, de fournir une caution, ou d’assigner des terres au payement de ce qu’il devait. Le seigneur ou prince dans la juridiction duquel se trouvaient les contractants, devait en ce cas protéger le faible contre le fort, la justice contre l’iniquité ; et tous ceux qui refusaient de prêter aux lois leur appui, encouraient les condamnations de l’Église.

 

CHAPITRE IX. — DU RASSEMBLEMENT DES ARMÉES CHRÉTIENNES, ET DES MOYENS DE SE PROCURER DE L'ARGENT DANS LES CROISADES.

La première croisade présente le spectacle d’un grand mouvement parmi les nations, mouvement qu’aucune puissance humaine n’avait préparé et que les vieux historiens ne peuvent expliquer qu’en nous le représentant comme une inspiration de Dieu. On n’y trouve d’abord aucun ordre, aucune direction, aucun chef prépondérant ; mais l’opinion était si forte et si puissante, qu’elle suffisait à tout et qu’elle tenait lieu des lois elles-mêmes. Cette opinion était, en quelque sorte, comme une providence qui veillait au maintien de l’ordre public, présidait aux préparatifs de la guerre et conduisait les événements.

Dans la seconde croisade, la prédication de l’abbé de Clairvaux et les plaintes des chrétiens d’Orient excitèrent encore un vif enthousiasme parmi les fidèles ; mais cet enthousiasme eut quelque chose de plus régulier que dans la première expédition. Les conseils de saint Bernard et son refus de conduire en Asie les guerriers de la croix, furent un véritable hommage rendu à l’autorité de l’expérience comme à l’autorité des princes. Les croisés d’Allemagne et de France se rangèrent sans trouble et sans désordre sous l’étendard de Louis VII et de l’empereur Conrad. En parlant des députés que Louis le Jeune envoya à l’empereur de Constantinople, Odon de Deuil dit qu’il ignore les noms de ces ambassadeurs, parce qu’ils n’ont point été écrits sur le livre de route. Nous voyons par-là qu’il existait dans la seconde croisade un registre, ou, comme on l’appelait alors, un rôle sur lequel étaient inscrits les noms de tous les croisés, ou du moins de ceux qui portaient les armes. Dans la troisième croisade, les grands donnèrent l’exemple de leur dévouement à la cause de Jésus-Christ, et de toutes parts la multitude des pèlerins se présenta pour les suivre. L’Europe semblait attendre des chefs pour se précipiter sur l’Orient, et les princes se trouvèrent dès lors en possession de diriger les armées de la croix. La défense faite en Allemagne de recevoir dans l’armée chrétienne les pèlerins qui n’emportaient pas avec eux la valeur de trois marcs d’argent, prouve d’une part qu’on prenait des précautions, de l’autre, qu’on reconnaissait une autorité à laquelle les pèlerins devaient obéir. En France et en Angleterre, les serfs, les laboureurs, les bourgeois des villes, ne pouvaient prendre la croix sans la permission de leurs seigneurs. Tous les croisés qui n’obtenaient pas cette permission étaient condamnés à payer la dîme saladine comme ceux qui restaient en Occident, preuve évidente que les chemins du pèlerinage n’étaient pas ouverts à tout le monde comme dans la première guerre sainte, et que le grand mouvement des croisades commençait à se régler par les lois et les usages établis. Plus tard le cardinal de Courçon, qui prêcha en France la guerre sacrée, voulut faire des règlements au nom de la croix, et cette conduite du légat fut regardée comme une véritable usurpation des droits du prince. Il nous reste à ce sujet une correspondance entre le Saint-Siège et Philippe-Auguste, qui nous représente le roi de France suspendant le départ des croisés et le pape obligé de recourir à la prière pour que la croisade ne souffre ni obstacle ni retard. L’histoire contemporaine ajoute que les prédications du légat romain ne portèrent que peu de fruits pour la guerre sainte, et qu’en donnant la croix à tous ceux qui se présentaient, il mécontenta les chevaliers et les barons, ce qui achève de démontrer que les croisades dépendaient chaque jour davantage de l’autorité des grands et des monarques.

On sait que la plupart des croisés allemands partirent avec Frédéric Barberousse, et que, quand Frédéric expira, l’armée victorieuse qu’il conduisait se dispersa et disparut avec son illustre chef. L’empereur Henri VI se fit reconnaître pour chef de la quatrième croisade, en prenant l’engagement de donner à chaque croisé trois onces d’or et des vivres pour un an ; quand ce prince mourut dans la Pouille, tous les pèlerins qu’il avait envoyés en Orient se hâtèrent de revenir en Europe, malgré les efforts que fit le Saint-Siège pour les retenir sous les drapeaux de la croix.

Nous trouvons dans une chronique d’Italie un état des soldats que devaient fournir tous les prélats du pays de Naples à la croisade de Frédéric II. Dans une chronique de Brême, il est dit que le pape, de concert avec l’empereur d’Allemagne, arrêta que les ducs, les archevêques et évêques, les comtes et les barons, fourniraient un certain nombre de guerriers pour secourir la terre sainte. La ville de Brême fournit son contingent, qui fut conduit en Asie par deux consuls, et reçut de l’empereur des armoiries particulières pour les services rendus pendant le siège et la prise de Sidon. Après la conquête de Damiette au temps de Jean de Brienne, la ville de Harlem obtint aussi quelques privilèges du chef de l’Empire comme prix des exploits par lesquels ses citoyens s’étaient distingués en Égypte.

On doit conclure des faits qui viennent d’être rapportés qu’on avait appliqué aux guerres saintes les usages du système féodal. De même que dans les temps primitifs la religion chrétienne, pour ses cérémonies et ses pratiques, avait adopté quelques-unes des coutumes du paganisme, ainsi l’esprit religieux des croisades s’était mêlé aux institutions et aux usages des sociétés contemporaines. Dans les prédications des guerres saintes, les croisés étaient souvent désignés comme vassaux du Fils de Dieu. Un troubadour du douzième siècle parle de Jérusalem comme du fief de Jésus-Christ. Le pape Innocent III compare ceux qui ne volent pas au secours de la terre sainte à des vassaux infidèles qui refusent à leur roi ou à leur seigneur prisonnier le secours de leurs bras, de leurs trésors et de leurs armes. Lorsqu’un baron ou un chevalier prenait la croix, il lui semblait qu’il entrait au service de Dieu et qu’il s’établissait entre le ciel et lui une réciprocité d’obéissance et de protection. C’est ce qui explique les plaintes si étranges que les croisés adressaient quelquefois au ciel, inspirés par leur désespoir : « Ô Dieu puissant ! s’écriait un d’eux dans des jours de calamité, si tu abandonnes de la sorte ceux qui te servent, quels sont les chrétiens qui voudront rester à ton service ? » Une chronique nous rapporte que les croisés tués sous les murs d’Antioche, lorsqu’ils parurent devant le trône de l’Éternel avec l’étole blanche et la couronne du martyre, lui adressèrent ces paroles : « Pourquoi ri as-tu pas vengé notre sang qui a coulé aujourd'hui pour toi ? » N’est-ce pas ainsi que dans le régime féodal un vassal se serait plaint de son seigneur qui l’aurait abandonné ? Une autre chronique, en parlant des secours miraculeux que le ciel envoyait aux croisés, ne manque pas d’ajouter que ces secours leur étaient bien dus pour leur zèle à défendre la cause du Christ et pour leur constance dans le service de Dieu. Ainsi les traditions et les usages de l’Europe accompagnaient en Asie ceux qui allaient combattre pour l’héritage de Jésus-Christ ou pour le royaume du ciel ; on suivait les rois et les princes comme les grands vassaux du Dieu des armées, et telle était la force des habitudes apportées d’Occident, que le gouvernement féodal s’établissait comme de lui-même dans tous les pays conquis par les armes des croisés. Lorsqu’on n’éprouva plus que des revers, lorsque les seigneurs s’aperçurent que les croisades dévoraient leurs revenus et leur puissance, ils refusèrent d’aller en Palestine, craignant de se ruiner. Louis IX fut obligé de donner une solde aux chevaliers et aux barons pour les entraîner avec lui au-delà des mers.

Nous avons montré les armées chrétiennes réunies sous les drapeaux des princes et des rois ; venons maintenant aux moyens qu’on avait de pourvoir à leur entretien. Dans la première croisade, comme nous l’avons dit, rien n’était réglé à cet égard : les chefs vendirent ou engagèrent leurs terres, chacun prit de l’argent où il pouvait en trouver, on pilla les juifs, on dépouilla les chrétiens et surtout les Grecs ; quand le butin vint à manquer, on souffrit patiemment la disette et tous les maux qu’entraînait une guerre lointaine. Une chronique nous apprend qu’au concile de Clermont le pape avait dit aux fidèles : « Si vous n’avez point « d’argent, la miséricorde divine vous en fournira. » Tout le monde sait que cette promesse du souverain pontife fut loin d’être accomplie, et l’histoire nous apprend comment on y suppléa.

La prévoyance vint enfin de l’excès des calamités. Dès la seconde croisade, l’usage s’établit de lever des tributs destinés à l’entretien des armées chrétiennes. Nous n’avons pas pu savoir avec précision quels moyens on employa en Allemagne pour subvenir aux dépenses de l’armée de Conrad ; mais dans le royaume de France, des plaintes s’élevèrent de toutes parts, surtout du sein du clergé, qu’on dépouillait ; et, lorsque les malheurs arrivèrent, on ne manqua pas d’en trouver la cause dans la ruine du peuple et des églises.

Les statuts des barons de France et d’Angleterre pour la levée de la dîme saladine, portaient que le clergé et tous les laïques, militaires ou autres, paieraient le dixième de leurs revenus et de leurs possessions mobilières. L’institution de cette dîme, dont le texte a été conservé, promet les bénédictions du ciel au chrétien qui payera ce qu'il doit, dévotement et sans contrainte : c’était un appel à la charité et à la conscience des fidèles ; toutefois, on établit en France des commissaires pour la perception du tribut, et, si nous en croyons les historiens anglais, les ordonnances de Henri II et de Richard condamnaient à l’emprisonnement ceux qui refusaient de payer les sommes qu’on leur demandait au nom de Jésus-Christ. Comme le clergé ne fut point épargné, il se plaignit avec beaucoup d’amertume. On accusait les princes croisés d’avoir décidé une guerre non en faveur de l’Église, mais contre l’Église, d’avoir livré d’avance aux fureurs des Turcs la vigne du Seigneur. Pour se faire une idée du mécontentement des ecclésiastiques, il faut lire surtout les déclamations véhémentes de Pierre de Blois. « Pourquoi fallait-il que ceux qui combattaient pour l’Église ruinassent l’Église elle-même ? Leur devoir au contraire était de l’enrichir des dépouilles de l’ennemi, des trésors de la victoire. Les princes du siècle pensaient-ils donc que le Christ, qui était lui-même la souveraine justice, regardât d’un œil favorable une taxe injuste et sacrilège ? Si l’opinion des chrétiens condamnait aux flammes de l’enfer ceux qui ne donnaient point leurs biens aux pauvres, à quel supplice devait-on condamner ceux qui enlevaient les biens des pauvres et de l’Église ? » Telles étaient les plaintes du clergé ; mais toutes ces plaintes n’empêchèrent pas que la dîme saladine, approuvée par le chef de l’Église, ne fût levée dans tout l’Occident.

Plus tard, Innocent III publia une circulaire adressée à tous les fidèles, aux évêques, abbés, prieurs, à tous les chapitres, à toutes les villes et bourgs, les conjurant de fournir, chacun selon ses facultés, un certain nombre de guerriers et tout ce qu’il fallait pour les entretenir pendant trois ans. Chaque fois qu’on prêchait une croisade nouvelle, les papes, les conciles et les rois s’occupaient de trouver un impôt et de régler les subsides de la guerre. Tantôt on imposait le clergé pour un vingtième de ses revenus, tantôt pour un quarantième ou un centième. Quelquefois le clergé se trouvait seul imposé, d’autres fois on imposait tous les fidèles, et ces sortes de tributs étaient levés avec plus de rigueur que tous les autres. Deux fois, sous le règne de saint Louis, le clergé de France adressa ses réclamations au pape, qui repoussa ses prières et menaça même les évêques de les excommunier.

Les frères prêcheurs et les frères mineurs que Grégoire IX avait envoyés en Angleterre pour lever l’impôt de la croisade, épuisèrent tellement ce royaume, dit Mathieu Paris, que beaucoup d'habitants jurent contraints de quitter leurs pays et de demander l‘aumône. Tout annonce que l’Allemagne ne fut pas plus épargnée que les autres contrées dont nous venons de parler. Aussi la résistance du clergé de la Germanie fut-elle portée quelquefois jusqu’à la violence, comme on le vit au concile de Visbourg, où le neveu du légat romain fut tué, et où lui-même courut les plus grands dangers pour sa vie.

Rien ne prouve mieux la disposition des esprits ou le mécontentement et la défiance des fidèles, que les précautions publiques qu’on prenait dans le treizième siècle pour lever les décimes des guerres saintes. Comme la conscience des peuples s’était révoltée contre ce genre d’impôt, il est probable qu’il ne se payait pas avec exactitude et que ses produits devinrent insuffisants. Aussi fut-on obligé d’avoir recours à d’autres moyens. On imposa les juifs tantôt au dixième, tantôt au vingtième de leurs biens ; plusieurs fois on exigea d’eux des sommes énormes. On implora aussi la charité des chrétiens, et des troncs placés dans les églises reçurent les tributs volontaires de la piété. On employa aux dépenses des guerres sacrées les legs pieux dont la destination n’était pas déterminée, ainsi que les revenus des bénéfices vacants et des bénéfices non sujets à résidence. Vers le commencement du treizième siècle, les papes dispensaient les croisés à prix d’argent de l’obligation de remplir leur vœu ; un grand nombre de ceux qui avaient pris la croix obtenaient ainsi la permission de rester dans leurs foyers, et la croisade se poursuivait avec les trésors des riches pèlerins qui désertaient les drapeaux de Jésus-Christ. Il nous reste du pape Honoré III une lettre dans laquelle ce pontife, pour l’instruction de la postérité, nous présente le tableau exact des sommes immenses qu’il avait envoyées au siège de Damiette, et qui étaient le produit du rachat des vœux et de la levée du vingtième. Nous ne parlerons point ici de la distribution des indulgences, dont les croisades profitèrent peu et qui eut des suites si malheureuses pour l’Église de Rome.

 

CHAPITRE X. — DES APPROVISIONNEMENTS ET DE L’ENTRETIEN DES ARMÉES CHRÉTIENNES DANS LES CROISADES.

C’est encore un point sur lequel l’histoire nous fournit peu de notions exactes et positives. Tous ces guerriers francs qui ne restaient jamais plus de vingt ou de quarante jours sous les drapeaux des armées féodales, ne connaissaient guère les moyens de s’approvisionner pour des guerres lointaines qui duraient souvent plusieurs années. Chaque chef avait sans doute la pensée de s’approvisionner pour la route, mais tous ignoraient les difficultés des chemins, les distances qu’ils avaient à parcourir, et cette ignorance même retenait trop souvent les croisés dans une sécurité malheureuse. Les troupes les mieux disciplinées pouvaient à peine atteindre Constantinople sans éprouver les horreurs de la faim.

Après le siège de Nicée, où les Grecs avaient fourni à tous leurs besoins, les croisés, traversant la Phrygie brûlée, n’avaient déjà plus d’autres ressources que les épis des moissons qu’ils trouvaient dans les campagnes et qu’ils froissaient dans leurs mains. Ce fut bien pis dans les armées qui vinrent après la prise de Jérusalem. Ayant à traverser toute l’Asie Mineure, elles prirent des vivres pour quelques jours, espérant arriver sans obstacle dans le Khorassan ou dans la terre promise. La famine et la maladie livrèrent bientôt toute cette multitude au glaive des Turcs.

Quand les pèlerins s’approchaient des côtes de la mer, des vaisseaux leur apportaient des provisions ; mais ces secours n’arrivaient pas toujours à propos, et, lorsqu’ils arrivaient, les pèlerins qui manquaient d’argent n’en souffraient pas moins de la disette. Les habitants des pays que traversaient les croisés fuyaient leur approche, emportant tout ce qu’ils avaient, de sorte que les chrétiens s’avançaient dans des contrées désertes et stériles, n’ayant pas même l’espoir que la victoire vînt à leur secours et leur livrât les dépouilles d’un camp ou d’une ville prise d’assaut.

Il ne s’agissait pas seulement de se procurer des vivres, mais de les transporter. Il paraît que dans les longues marches chaque croisé portait ses provisions. Ansberg nous rapporte qu’un pèlerin, traversant l’Asie Mineure à la suite de l’armée, n’avait plus qu’un pain, et qu’il tua d’un coup de flèche un musulman qui en avait neuf, ce qui l’approvisionna pour dix jours. Dès la première expédition, on employa des chariots auxquels on fut obligé de renoncer dans les chemins difficiles. Frédéric I en fit construire une grande quantité non-seulement pour les vivres et les bagages, mais aussi pour les blessés et les malades ; tout fut abandonné lorsqu’on eut traversé le détroit du Bosphore. Comment, en effet, des voitures attelées de chevaux ou de bœufs ferrés auraient-elles pu s’avancer à travers des rochers et des précipices, sur des monts escarpés où, selon l’expression d’une chronique, les seigneurs et les prélats de l’armée, s’aidant des pieds et des mains, marchaient à la manière des quadrupèdes ?

Les historiens nous parlent des marchés que Frédéric conclut avec le roi de Hongrie pour la fourniture des bœufs et des moutons. Dans une ville hongroise, deux édifices se trouvaient remplis de farine et d’avoine à l’usage des pauvres croisés. Des commissaires assignaient à l’armée chrétienne des logements dans lesquels on devait fournir les fruits des arbres, les légumes des jardins, et du bois pour le feu. A Philippopolis, non-seulement on distribua des logements, mais on distribua aussi les terres, les vignes des habitants, de sorte que les pèlerins firent les moissons et les vendanges et purent s’approvisionner comme dans leur propre pays.

Il arriva souvent aux croisés de se nourrir de leurs propres chevaux lorsqu’ils manquaient de vivres ou que ces animaux manquaient eux-mêmes de fourrage. Dans un voyage de Baudouin, comte d’Édesse, à Jérusalem, les pèlerins, dit un chroniqueur, s’étant aperçus que les chevaux, pressés par la faim, ne pouvaient plus avancer, on se décida à les manger, afin qu'ils fussent bons à quelque chose. Cette extrémité était sans doute la plus douloureuse à supporter pour les chevaliers, qui ne pouvaient combattre à pied et qu’on vit quelquefois dans la mêlée réduits à monter sur des ânes ou sur des bœufs. L’histoire nous apprend que le jour qui précéda la grande bataille livrée à Kerbogath, il y avait si peu de chevaux dans l’armée chrétienne, on en sentit si vivement le besoin, que l’évêque du Puy ordonna par une proclamation solennelle que chaque cavalier qui aurait conservé son cheval partageât la provision de grain qui lui restait avec le fidèle compagnon de ses fatigues et de ses périls. Dans un si long trajet, les croisés ne pouvaient conserver leurs bêtes de somme. « Vous eussiez ri, dit Foulcher de Chartres, ou plutôt vous auriez pleuré de compassion, si vous « aviez vu les pauvres pèlerins charger de leurs bagages des chèvres, des porcs et des chiens ; le dos de ces « animaux se trouvait meurtri par des fardeaux qu’ils n’avaient jamais portés. » Dans les chemins les plus difficiles, les croisés vendaient à vil prix ou jetaient dans des précipices leurs vêtements et les bagages qui embarrassaient leur marche ; aussi attendaient-ils tout de la victoire : la victoire semblait seule chargée du soin de les nourrir, de les vêtir et de les armer. On les voyait s’avancer à travers l’Asie Mineure et la Syrie couverts de lambeaux, vivant au jour le jour, n’ayant souvent ni tentes ni abri contre le froid, la pluie ou la chaleur. Aux jours delà victoire, ils s’asseyaient aux banquets préparés par leurs ennemis ; ils s’emparaient des traits et des armes des musulmans ; ils se revêtaient des robes flottantes, du turban ou du bonnet de soie des Orientaux ; ils s’habillaient de tout ce qu’ils rencontraient sur le champ de bataille ou dans les villes conquises ; on peut se faire une idée du spectacle singulier et bizarre qu’offraient ainsi les armées chrétiennes. Aussi vit-on quelquefois dans les combats des pèlerins tomber sous les coups de leurs compagnons ou de leurs frères, qui ne les reconnaissaient point. On doit ajouter que les croisés se coupaient rarement la barbe, que leur visage était couvert de crasse et de poussière, brûlé par le soleil, maigri par la faim, ce qui achevait de les rendre méconnaissables. Pour éviter de funestes méprises, l’évêque du Puy avait ordonné aux soldats qui le suivaient de se raser, de porter sur la poitrine une croix de métal, et de répéter à haute voix dans la mêlée les mots de Kyrie eleison.

Les misères des croisés leur venaient presque toujours de leur imprévoyance. En arrivant sur les bords de l'Oronte, ils trouvèrent des amas de blé et des vivres de toute espèce. Au milieu de cette abondance, ils dédaignaient les parties les moins exquises des bœufs et des agneaux ; Foulcher de Chartres nous dit qu’un mois après leur arrivée, ils mangeaient les tiges des fèves qui commençaient à croître, des chardons piquants qu’ils ne pouvaient assaisonner ; ils dévoraient des chiens et des rats ; les plus misérables se nourrissaient de la peau de ces animaux, et, ce qui est affreux à dire, ajoute notre chroniqueur, les souris mortes et les graines qu’ils trouvaient dans les ordures leur paraissaient un mets délicieux. Dans les longues marches et même dans les sièges, on n’était pas toujours en garde contre le manque d’eau et de bois : souvent les croisés, pressés par la soif, furent réduits à boire leur urine, le sang de leurs chevaux, ou à mâcher des racines, de la fiente de cheval, des mottes de terre humide ; d’autres fois, comme on n’avait ni bois, ni roseaux, ni herbes sèches, pour faire cuire la viande des chevaux et des bêtes de somme, on faisait du feu avec des selles, des tentes, des arcs, des javelots et même des vêtements.

Lorsque la famine pressait les croisés, ils n’avaient souvent d’autres ressources que de ravager une province ; les pèlerins à pied étaient chargés de parcourir les campagnes pour amasser des provisions. Guillaume de Tyr, en parlant d’une expédition contre le prince de Damas, rapporte que cette expédition échoua, parce que l’infanterie chrétienne, qui devait approvisionner l’armée, fut surprise et dispersée par les infidèles. Les croisés n’épargnaient pas toujours les chrétiens et surtout les Grecs dans leurs excursions guerrières. Les pèlerins regardaient Jésus-Christ comme le suprême pourvoyeur des armées de la croix, et les dépouilles des musulmans, quelquefois même des chrétiens, étaient reçues dans le camp des croisés comme les bienfaits du ciel. Il nous reste une lettre d’Innocent III qui prouve que le chef même de l’Église n’avait pas beaucoup de scrupule sur les moyens de se procurer des vivres lorsqu’on en manquait. « Vous êtes dévoués, dit-il aux chefs de la cinquième croisade, vous êtes dévoués au service du Crucifié, à qui toute la terre appartient. Si on vous refusait les provisions nécessaires, il ne paraîtrait pas injuste que vous en prissiez partout où vous pourrez en trouver, toujours avec la crainte de Dieu, dans l'intention de restituer, et sans faire violence aux personnes. » Dans le conseil qu’il donnait aux pèlerins, le pontife s’appuyait de l’exemple de Gédéon, qui, ayant demandé inutilement du pain pour le peuple qu’il conduisait, ravagea les terres des villes ennemies et broya une partie des habitants avec les herbes des campagnes et les ronces du désert. Nous n’avons pas besoin de dire que les croisés étaient naturellement portés à suivre les conseils du pape, et qu’ils ne les attendaient pas pour se procurer les vivres qui leur étaient nécessaires.

Il faut croire que la cupidité ou le besoin de s’enrichir vint quelquefois au secours des pèlerins dans leur misère, et que les prévoyances de l’industrie suppléèrent souvent à celles des rois et des princes. Les chroniques contemporaines, lorsqu’elles décrivent une disette ou une famine, ne manquent jamais de déplorer la cherté excessive des vivres, ce qui prouve qu’il y avait à la suite des armées des marchands qui vendaient des provisions. Nous trouvons dans une chronique anglaise un règlement publié par Richard sur la vente du vin du pain et de la viande dans l’armée chrétienne. Après beaucoup de recherches, nous n’avons pu savoir quels moyens on employait pour préparer le blé et le réduire en farine ; les documents qui nous restent se bornent à nous apprendre que les croisés, en traversant l’Asie Mineure et sous les murs d’Antioche, avaient des moulins à bras. L’histoire ajoute qu’on employait à tourner ces moulins les femmes musulmanes que le sort de la guerre avait fait tomber aux mains des chrétiens. Gauthier Vinisauf rapporte qu’au siège de Ptolémaïs les Allemands construisirent une machine pour moudre du blé. Cette machine, qui présentait l’aspect d’un château fort, était mise en mouvement par des chevaux ; les meules tournaient avec un si grand bruit, que les musulmans prirent cette construction nouvelle pour une machine de guerre et qu’ils furent saisis d’effroi.

Lorsqu’on abandonna la route de terre et qu’on prit celle de mer, il devint moins difficile d’approvisionner les armées chrétiennes. Néanmoins la disette désolait encore la multitude des croisés toutes les fois qu’on était arrêté par le siège d’une ville ou par la résistance inattendue de l’ennemi. Pendant le siège d’Acre, les chrétiens éprouvèrent une famine si cruelle, qu’on vit des chevaliers poussés par la faim voler publiquement du pain chez les marchands. Une chronique rapporte que Louis IX avait fait transporter dans l’île de Chypre assez de vivres pour nourrir vingt mille hommes pendant six ans ; mais, lorsque l’armée française sortit de Damiette, il ne restait plus rien de tant de provisions ; et parmi les fléaux qui accablèrent les croisés sur les bords du Thanis, la disette ne fut pas celui dont ils eurent le moins à souffrir. La seule croisade où les cris de la faim ne se mêlèrent point au bruit des combats et aux hymnes de la victoire, fut celle de Constantinople. Les Vénitiens s’étaient engagés à approvisionner pour un an l’armée des croisés ; le traité fut exécuté fidèlement, et les vivres ne manquèrent point.

Sanuto a donné les détails les plus minutieux sur l’approvisionnement des flottes qui transportaient les pèlerins en Orient. Il calcule les dépenses qu’occasionnait la fourniture des vivres, pour dix, pour cent, pour mille et pour cent mille soldats de la croix. Il indique les provisions dont on devait se pourvoir ; il dit à quel prix il fallait acheter les vivres et comment il fallait les distribuer. Ainsi la sage prévoyance donnait d’utiles conseils ; mais ces conseils furent rarement suivis, et la disette exerçait presque toujours de grands ravages parmi les croisés. Il mourut beaucoup plus de pèlerins par la famine que par le glaive ; aussi nos pieux chroniqueurs cherchaient-ils à se persuader que ceux qui mouraient de faim étaient aussi des martyrs el qu’ils devaient être admis dans le ciel à se nourrir du pain des anges. Lorsqu’on voit les moyens qu’on avait pour entreprendre et poursuivre des expéditions lointaines comme celles de l’Orient, et qu’on les compare aux ressources déployées aujourd’hui pour la guerre la plus ordinaire, on sent bien davantage ce qu’il y avait de courage et de résignation dans les générations qui ont fait les croisades. Il faut ajouter que la plupart des pèlerins supportaient d’autant plus facilement la disette, qu’ils avaient souvent à souffrir de ce fléau dans leur propre pays. Des hommes qui se nourrissaient de tout ce qu’ils trouvaient, même de la chair des musulmans, pouvaient résister mieux que beaucoup d’autres aux terribles épreuves d’une croisade, et méritaient bien que leurs ennemis les appelassent une nation de fer.

 

CHAPITRE XL — DES ARMES DES CROISÉS ET DE LEUR MANIÈRE DE COMBATTRE.

Pour savoir quelles étaient les armes des croisés, il suffirait de connaître celles dont on se servait au moyen âge. On ne devait pas être armé d’une manière uniforme dans ces guerres où combattaient ensemble vingt nations différentes. Nous nous contenterons de parler des armes le plus généralement en usage. Les armes offensives étaient la lance de tremble ou de frêne, terminée en fer aigu, ornée le plus souvent d’une banderole ; l’épée longue et large, tranchante d’un seul côté ; plusieurs sortes de flèches ou de javelots ; la hache et la massue. Parmi les armes défensives, on distinguait les boucliers à forme ovale ou carrée, le haubert ou jaque de mailles, tissu de fils d’acier ; le casque ou le heaume surmonté d’un cimier et d’un chaperon, la cotte d’armes, le gobisson de cuir ou de drap, doublé de laine ; la cuirasse ou plastron d’acier ou de fer. Nous ne voyons nulle part que les croisés, surtout dans les premières expéditions, fussent couverts d’une armure pesante, comme les guerriers du quinzième siècle. Cette armure eut été trop incommode pour parcourir des pays inconnus, pour traverser des rivières, des montagnes, porter la guerre dans des climats lointains.

La lance des croisés fit de grands ravages dans la première expédition, où cette arme n’était point employée par les musulmans. L’épée des guerriers francs devait porter des coups redoutables, si on en juge par les exploits vigoureux de Godefroy de Bouillon, de l’empereur Conrad, de Robert de Normandie, et de plusieurs autres chevaliers de la croix. Leurs boucliers et leurs cuirasses doublées de laine suffisaient pour arrêter ou amortir les flèches des ennemis ; une expression familière aux chroniqueurs en nous montrant les croisés sur le champ de bataille le corps hérissé de javelots, c’est de nous dire qu’ils étaient semblables à des porcs-épics. Un historien anglais compare Richard sortant de la mêlée, ses habits tout percés de flèches, à une pelote couverte d’aiguilles. Les pèlerins d’Europe, avec leur bouclier de bois, de cuir ou d’acier, leur cuirasse noire, leur casque de fer et de bronze, leur tunique de serge de Reims, leurs chevaux couverts de mailles, présentaient à l’Orient un spectacle nouveau. Les musulmans qui, au siège de Ptolémaïs, les apercevaient des hauteurs du Karouba sortant en foule de leur camp, croyaient voir, selon l’expression des chroniques arabes, des serpents écaillés et d’innombrables fourmis courir et s’étendre sur de vastes plaines. Raoul de Caen, en parlant delà bataille de Dorylée, nous représente les croisés brandissant leurs lances, tirant le glaive, couvrant leurs poitrines de leurs boucliers échancrés. Le sultan de Nicée, si on en croit les chroniques contemporaines, disait aux Arabes qui lui reprochaient sa fuite : « Les lances des Francs brillent comme des astres radieux ; leurs cuirasses et leurs boucliers jettent des feux pareils à ceux de l’aurore au printemps, et le bruit de leurs armes est plus redoutable que celui de la foudre. »

Les machines de guerre employées dans les croisades étaient les mêmes que chez les Romains. On y voyait le bélier, grosse poutre armée d’une masse de fer, qu’on poussait contre les murailles avec des câbles et des chaînes ; le muscule, qui mettait à l’abri les travailleurs et que le cuir et les briques défendaient de l’atteinte du fer et des pierres ; le pluteus et la vinea, couverts d’une peau de bœuf ou de chameau, sous lesquels se plaçaient des soldats chargés de protéger ceux qui montaient à l’assaut ; les catapultes et les batistes, d’où partaient d’énormes javelots, et qui lançaient des quartiers de roc et quelquefois même des cadavres d’hommes et d’animaux ; enfin les tours roulantes à plusieurs étages, dont les sommets dominaient les murs et contre lesquelles les assiégés n’avaient d’autre moyen de défense que l’incendie. Dans les sièges de Jérusalem, de Ptolémaïs et de Damiette, les chevaliers de la croix inventèrent ou perfectionnèrent une foule de machines qui portaient l’effroi parmi les musulmans. L’histoire contemporaine n’a point oublié la tour roulante de Godefroy de Bouillon, qui a mérité d’être mentionnée par le chevalier de Folard, et cette machine flottante, ouvrage d’un pauvre prêtre de Cologne, à l’aide de laquelle les chrétiens s’emparèrent de la tour bâtie au milieu du Nil.

Dans la première guerre sainte, on employa l’arbalète, dont Anne Comnène nous a laissé une description. On y renonça dans les croisades suivantes, parce que le concile de Latran l’avait défendue comme une arme trop homicide. Cette défense, qui fut renouvelée par les papes et par plusieurs conciles, mérite de fixer l’attention de l’histoire. On a remarqué que les croisés n’empruntèrent presque rien des musulmans pour l’art de la guerre. Ce feu grégeois, qui donnait tant de peur à Joinville et à ses compagnons d’armes, ne leur inspira pas même la pensée de l’imiter et d’en faire usage contre leurs ennemis.

Une observation qu’on peut faire en l’honneur des guerriers de tous les temps, c’est que la véritable bravoure n’a jamais recherché les armes qui multipliaient la mort sur le champ de bataille. Voilà pourquoi les chevaliers chrétiens se soumirent si facilement aux décrets de l’Église qui leur interdirent l’usage de l’arbalète. Les armes meurtrières ôtent en effet à la valeur personnelle une grande partie de son ascendant et de sa gloire. Il ne serait pas déraisonnable de penser que les moyens les plus actifs de détruire l’espèce humaine dans les combats ont été révélés aux hommes par le génie de la peur. L’histoire se plaît à répéter en celle occasion que l’usage du feu grégeois commença chez un peuple qui avait perdu sa réputation militaire, et que plus tard la poudre à canon, au lieu d’être une invention des camps, fut découverte dans la solitude pacifique d’un cloître.

Dans chacune des armées chrétiennes se trouvaient des hérauts d’armes qui proclamaient les ordres des chefs et publiaient le ban par lequel on se mettait en possession des villes et des provinces. Au milieu de l’armée flottait l’étendard de la croisade, porté par un comte ou un chevalier : c’était l’oriflamme de saint Denis, ou l’étendard de saint Pierre, ou bien une bannière bénite par le pape. Chaque troupe ou chaque bataillon avait son drapeau particulier, autour duquel se réunissaient les croisés du même pays et parlant la même langue. On voyait sur ce drapeau les armoiries et les couleurs distinctives des seigneurs bannerets qui conduisaient leurs vassaux à la croisade. Dans plusieurs guerres saintes, les croisés avaient une bannière que les chroniques latines appellent standard et que les Italiens appelaient carrocchio. Le standard était une grosse poutre surmontée d’un drapeau flottant et placée sur quatre roues. On avait coutume de confier la garde du standard à une troupe d’élite, surtout dans les combats qui se livraient en plaine ; c’était auprès de cette bannière qu’on portait les malades, les blessés, quelquefois même les guerriers morts dont on voulait honorer la mémoire.

Les chroniques du temps sont remplies de discours prononcés au milieu des combats. « Opposez une âme intrépide au danger, disait Richard aux soldats de la croix rangés en bataille devant Joppé ; les ennemis occupent tous les chemins : tenter la fuite, c’est courir à la mort. Recevez avec reconnaissance la couronne du martyre, mais vengeons d’avance notre trépas, et rendons grâces à Dieu pour la faveur qu’il nous accorde de mourir pour lui. » Un témoin oculaire rapporte que Richard, après avoir fait cette exhortation, ajouta qu’il couperait la tête à ceux qui sortiraient des rangs. C’est ainsi que les chefs des croisades haranguaient les pèlerins ; nous croyons néanmoins qu’ils n’ont pas prononcé tous les discours rapportés par les chroniqueurs, mais ce qu’on peut dire, c’est qu’ils marchaient toujours à la tête de leurs bataillons, et la troupe qu’ils conduisaient était surtout encouragée par leur exemple.

Les armées chrétiennes avaient avec elles une musique guerrière qui donnait le signal des combats. Les instruments les plus usités étaient la trompette d’airain, les cornets de bois, de fer, d’or ou d’argent, les sistres, les harpes, les timbales ou nacaires, et les tambours empruntés aux Sarrasins. Un historien de la première croisade rapporte que dans la foule des croisés partis pour l’Orient l’air retentissait d’une symphonie belliqueuse. Pendant que les croisés s’avançaient vers Ascalon, dit le moine Robert, le son retentissant des clairons, des sistres et des trompettes, animait les soldats de la croix, et, répété par les échos lointains, portail l’épouvante dans les camps ennemis. Nous lisons dans Albert d’Aix qu’après une expédition sur les bords de la mer, les guerriers chrétiens, revenant à Jérusalem et traversant les montagnes de la Judée, firent tout à coup retentir en signe de victoire les cornets, les clairons et les tambours ; les animaux sauvages, effrayés du bruit, fuyaient de toutes parts, et les oiseaux du ciel, arrêtés dans leur vol, tombaient d’effroi au milieu des bataillons chrétiens. Marin Sanulo, dans son projet des croisades présenté au pape, demandait qu’il y eût dans l’armée destinée à combattre les infidèles des flûtes, des trompettes, des vielles et des clairons, afin qu’une harmonie tantôt douce, tantôt belliqueuse, pût tour à tour charmer les pèlerins, enflammer leur courage et porter l’épouvante dans les rangs ennemis.

Toutes les nations de l'Europe avaient adopté des cris de guerre dans les combats. Celui des premiers croisés, celui qui retentit au concile de Clermont, était Dieu le veut, Deus lo vultDieix lo volt. On y ajouta ensuite le cri de Dieu aide ou Dieu aix, qui se trouve mentionné dans presque toutes les chroniques du temps. Outre ce cri général, chaque nation avait le sien comme elle avait sa bannière et son drapeau. Raoul de Caen rapporte qu’à la bataille de Dorylée le duc Robert fondit sur les musulmans, en criant : A moi, Normandie ! Les Provençaux, selon Raymond d’Agiles, répétaient le nom de Toulouse dans leur marche à travers la Macédoine. Le cri de guerre changea dans toutes les expéditions d’Orient. Richard Cœur-de-Lion, à la bataille d’Arsur, criait : Dieu aide son sépulcre ! Les croisés vainqueurs de Constantinople s’avançaient contre les Grecs aux cris de Flandre et de Montferrat. Ce fut aux cris de Mont joie Saint-Denis, que les compagnons de Louis IX abordèrent sur les côtes d’Égypte. Au dernier assaut de Damiette, assiégée par Jean de Brienne, les guerriers chrétiens qui parvinrent les premiers sur le rempart se mirent à crier, Kyrie, eleison, et l’armée répondit, Gloria in excelsis. Le cri des rois de Jérusalem était : Au Christ victorieux ! Au règne du Christ ! Nous avons vu dans l’histoire que les noms de saint George, de saint Démétrius et de saint Mercure furent souvent invoqués dans les batailles. Les cris militaires les plus chers aux pèlerins, exilés de leur patrie, étaient sans doute les noms des provinces ou des royaumes qu’ils avaient quittés pour la cause de Jésus-Christ. Les mots France, Autriche, Angleterre, Allemagne, durent animer plus d’une fois la valeur des Francs dans les plaines de l’Asie et servir à rallier les soldats de la croix sur les bords de l'Oronte, du Nil et du Jourdain.

 

CHAPITRE XII. — CONTINUATION DU MÊME SUJET.

C’est dans leur marche à travers des contrées inconnues que les croisés avaient le plus de dangers à courir, de misères à supporter. On avait coutume de placer au milieu de l’armée les bagages et la foule des pèlerins sans armes ; mais cet ordre ne pouvait être suivi longtemps dans des armées poursuivies par la faim, dans une multitude que nos vieilles chroniques comparent à un faisceau sans liens, à du sable sans chaux. Chaque soir les pèlerins dressaient leurs tentes sans savoir où ils étaient ; le lendemain ils décampaient, n’ayant d’autre guide que l’aspect du firmament. Une armée avait rarement des éclaireurs pour connaître l’ennemi et les contrées qu’elle traversait ; aussi des légions innombrables étaient-elles souvent vaincues au premier choc, et la plus légère défaite fut quelquefois le signal d’une déroute ou d’une destruction générale. Ce qui nuisit le plus aux armées chrétiennes, c’est que dans leur marche les différents corps qui les composaient restaient souvent séparés les uns des autres, et que les chefs ne communiquaient pas toujours entre eux. On se rappelle comment les premières bandes des croisés et les troupes de Louis VII et de Conrad périrent dans l’Asie Mineure ; plus tard deux armées, celles de Jean de Brienne et de Louis IX, furent vaincues sur les bords du Nil, parce qu’on avait négligé d’entretenir des communications avec Damiette, d’où elles étaient parties.

Nous n’avons pas assez de notions positives pour faire la description exacte d’un camp au moyen âge et dans les guerres saintes. Un camp, suivant la position des lieux, devait avoir une forme carrée, triangulaire ou demi-ronde ; la forme quadrangulaire oblongue était la plus propre à la défense. L’enceinte du camp était environnée d’un fossé de neuf pieds de large et de huit pieds de profondeur ; on construisait autour du camp des murs de terre de trois pieds de hauteur, au-devant desquels étaient plantées des palissades faites avec des pieux. Pour asseoir un camp, on avait coutume d’éviter les bords des torrents, les plaines trop arides, le voisinage des montagnes. Louis VII et l’empereur Conrad furent obligés de lever le siège de Damas, parce qu’ils avaient placé leurs tentes dans un lieu où ils manquaient d’eau. Les chroniqueurs de la troisième croisade parlent beaucoup du camp devant Ptolémaïs : il ressemblait à une vaste cité ; on y avait construit tant de fortifications, que, selon l’expression d’un témoin oculaire, les oiseaux ne pouvaient y pénétrer.

Les batailles que nous avons décrites dans notre Histoire ont déjà pu donner une idée de la manière de combattre des croisés. Tout le monde sait que dans le moyen âge la cavalerie formait la véritable force des armées. Les chevaliers de la croix n’avaient plus de confiance dans leur bravoure, lorsqu’ils perdaient leurs chevaux ; nous les avons vus quelquefois monter sur des chameaux, même sur des ânes et des bœufs, plutôt que de combattre à pied. La cavalerie chrétienne avait toujours à sa suite une foule considérable de fantassins, que les chroniques désignent par le mot latin vulgus, et qu’on employait utilement dans les sièges.

Dans les grandes batailles, les guerriers de la croix ne distinguaient ni l’aile droite, ni l’aile gauche, ni le centre de l’armée ; ils étaient le plus souvent divisés en plusieurs corps, et chaque corps était commandé par un chef qui suivait les instructions arrêtées dans un conseil. Robert le Moine nous apprend qu’à la bataille livrée à Kerbogath, l’armée chrétienne s’avança contre l’ennemi rangée en forme pyramidale, ou plutôt en forme de coin. Raoul de Caen fait honneur à Tancrède de la victoire de Dorylée, et rapporte que le héros normand mit le désordre parmi les musulmans en s’emparant des lieux élevés. Nous ne sommes point assez éclairé pour apprécier le talent militaire que déployèrent ceux qui commandaient dans les guerres saintes ; mais il nous semble que les batailles d’Antioche et d'Ascalon, celles de la troisième croisade, attestent la présence des chefs les plus expérimentés ; nous ne pouvons nous empêcher de dire qu’on ne reconnaît pas la même habileté dans les batailles malheureuses de Tibériade et de Mansourah.

Les musulmans ne marchaient jamais à l’ennemi qu’en poussant des cris horribles, en frappant avec force leurs boucliers, leurs tambours et leurs timbales. Les historiens disent que ce fracas, qui avait pour objet d’animer le courage des guerriers, leur inspirait l’ivresse ou plutôt la fureur de la victoire. Le sultan de Nicée, que les Francs avaient vaincu plusieurs fois, nous dit comment ceux-ci se préparaient au combat. « Ils élevaient leurs lances, marchaient à la file, et se taisaient comme s’ils eussent été sans voix ; lorsqu’ils approchaient de l’ennemi — nous répétons les paroles du prince musulman —, ils se précipitaient comme des lions poussés par la faim, grinçaient des dents, remplissaient l’air de leurs cris belliqueux. » Quelquefois les musulmans ouvraient leurs rangs comme pour laisser passer l’ennemi, et pour l’accabler ensuite de leur multitude. D’autres fois, ils combattaient en fuyant, et s’efforçaient d’attirer les chrétiens dans des embuscades. La pensée d’une fuite, même simulée, répugnait à la bravoure des Francs. « Il y a des gens, dit un de leurs historiens, qui regardent cette tactique des Turcs comme une habileté ; mais cette habileté n’est au fond que de la perfidie. » Les croisés ignoraient les ruses ou les stratagèmes de la guerre, et Saladin lui-même leur reprochait d’avoir négligé ce moyen de vaincre. Se précipiter sur l’ennemi qu’ils avaient devant eux et l’attaquer à force ouverte, voilà toute leur tactique. Richard ayant ordonné, à la bataille d’Arsur, d’attendre un signal convenu pour fondre sur les ennemis, les chevaliers chrétiens se désolaient, et, lorsque l’armée musulmane vint à menacer leurs rangs, « il n’y eut pas, dit l’histoire, un prince, un comte ou un baron, qui ne rougît de honte et ne se crût déshonoré par cette inaction en présence de l’ennemi. »

Souvent les soldats de la croix, éprouvés par les travaux et les périls de la guerre, montrèrent tout ce que la subordination et la discipline peuvent donner de force à une armée. Voici quelle était la disposition de la troupe de Richard devant les murs de Joppé. Cette troupe n’avait avec elle que dix chevaux. Les combattants à pied mettaient le genou droit en terre, afin d’être plus fermes, et, s’appuyant sur le pied gauche, ils tenaient de la main gauche leurs boucliers étendus ; de la main droite, ils tenaient leurs lances, qu’ils inclinaient et dont ils présentaient la pointe à leurs ennemis. Un balistaire était placé entre deux guerriers, protégé par leurs boucliers ; un autre soldat disposait la baliste, en sorte que l’office de l’un était de tenir la baliste tendue, celui de l’autre, de lancer les javelots. Deux mille fantassins, ordonnés de la sorte, dociles à la voix de leur chef et ne quittant point leurs rangs, repoussèrent plusieurs fois l’armée de Saladin.

Il faut avouer que ces prodiges de la valeur disciplinée se rencontrent rarement dans l’histoire des croisades. L’enthousiasme religieux qui animait les croisés leur fit remporter plus de victoires que la tactique militaire et l’habileté de leurs chefs. A la veille des batailles, les guerriers chrétiens confessaient leurs fautes, recevaient la communion, « afin, dit une ancienne chronique, que, s’étant fortifiés du pain céleste, ils pussent vivre ou mourir comme il convient à des soldats de Jésus-Christ. Au dernier assaut de Jérusalem, les prêtres, vêtus de leurs ornements sacerdotaux — nous copions ici Raoul de Caen —, se montraient au milieu de la foule des guerriers, tour à tour pleurant d’une sainte allégresse, chantant des hymnes, transportant les échelles. Les chevaliers marchaient à la voix de ces hommes pieux, et le cri de Kyrie, eleison, parti du fond des cœurs, montait jusqu’au trône du souverain juge. » Quand on eut retrouvé la véritable croix du Sauveur, elle fut portée à la suite des armées. A la victoire de Ramla, les chrétiens crurent voir cette croix miraculeuse s’étendre sur tous les points de l’horizon et s’élever jusqu’au ciel. Comme le bois de la vraie croix était couvert d’or et de pierreries, il devait exciter l’avidité des soldats musulmans ; il devint souvent l’objet des plus sanglants combats. Dans la bataille de Tibériade, où ce signe révéré tomba au pouvoir de Saladin, les plus braves de l’armée se firent tuer pour le défendre, elles auteurs arabes comparent les guerriers chrétiens volant au secours de la croix aux papillons qui voltigent autour d’un flambeau. La veille du combat où périt Roger, prince d’Antioche, un héraut d’armes publia cette proclamation : « Au premier signal de la trompette, les soldats prendront les armes ; au second, ils se trouveront à leur rang ; au troisième, ils se présenteront devant la croix du Seigneur. »

Les soldats du Christ n’auraient pas osé livrer le moindre combat, s’ils n’avaient reçu la bénédiction des évêques. Lorsque l’armée chrétienne se trouva en présence des Karismiens dans les plaines de Gaza, on retarda quelque temps le signal de la bataille, parce que le patriarche de Jérusalem refusait sa bénédiction au comte de Joppé. La bénédiction et les indulgences de l’Église étaient souvent le prix et la récompense d’une action glorieuse. Pendant le siège de Damiette, le légat romain Pélage retenait les pèlerins sous les drapeaux de la croisade et leur faisait braver tous les périls, en leur promettant les grâces du ciel non-seulement pour eux-mêmes, mais aussi pour leurs familles restées en Occident. Comme le trésor des indulgences était inépuisable, on prodigua celle monnaie sainte dans toutes les circonstances périlleuses. Après la bataille où Bohémond fut fait prisonnier, plusieurs prélats avaient cherché leur salut dans la fuite ; l’archevêque Bernard exhortait ses compagnons à couper la queue de son cheval, qui l’empêchait de fuir, et promettait une indulgence plénière pour un aussi grand service. Dans la foule des chrétiens fugitifs, un seul chevalier vint à son secours, et reçut la bénédiction épiscopale. « Ainsi, ajoute le chroniqueur qui nous rapporte ce fait, l’un ayant assuré son salut dans celte vie, l’autre dans la vie future, tous deux rentrèrent paisiblement dans Édesse. » Le trait que nous venons de citer peut faire sourire le lecteur ; mais lorsqu’on relit l’histoire des croisades, on s’étonne de tous les prodiges de bravoure qu’enfantèrent les promesses faites au nom du ciel. De quelque manière qu’on juge aujourd’hui les palmes du martyre et les miséricordes de Dieu présentées comme le premier mobile et le seul prix de la valeur, il faut avouer que cette croyance à l’éternité et cette pensée de la vie future que les guerriers portaient au milieu des scènes de la destruction et de la mort, donnent à l’histoire des guerres saintes une physionomie et un caractère moral qu’on ne trouve point dans les guerres les plus glorieuses des temps anciens.