HISTOIRE DES CROISADES

TOME SECOND

 

LIVRE VINGT-UNIÈME.

 

 

Le travail que je me suis imposé et qui m’a occupé sans relâche pendant tant d’années, est devenu pour moi, je dois l’avouer, comme une habitude de la vie à laquelle j’ai peine à renoncer. En quittant les croisés avec lesquels j’ai vécu et les vieux chroniqueurs qui m’ont servi de guides, il me semble que quelque chose de triste se mêle à la fin de mes travaux, et que je me sépare des objets d’une ancienne amitié. J’ai commencé à les connaître dans ma jeunesse ; je les ai suivis dans mon âge mûr, et naguère ne m’a-t-on pas vu en cheveux blancs les suivre encore sur les chemins de Jérusalem ? Qu’on me pardonne donc d’y revenir avec cette prédilection opiniâtre dont il serait peut-être plus facile de me justifier que de me corriger. Je crains toujours d’ailleurs d’avoir oublié quelque chose d’essentiel, quelque vérité bonne à dire. Dans mes longues courses, dans mes études si longtemps prolongées, j’ose dire que je n’ai pas tout à fait perdu mon temps ; j’ai fait comme les vieux pèlerins qui, malgré la défense des papes, regardaient à droite et à gauche et rapportaient à leur retour beaucoup de choses curieuses qu’on se plaisait à entendre raconter. En étudiant les guerres saintes, je n’ai rien négligé pour avoir une connaissance approfondie des mœurs, des coutumes et de l’esprit du moyen âge ; pourquoi ne dirais-je pas à mes lecteurs tout ce que j’ai pu en avoir appris ? On ne peut avoir une idée juste du moyen âge sans connaître à fond les croisades, de même qu’on ne peut connaître complètement les croisades sans avoir une idée approfondie du moyen âge. Ceux de nos contemporains qui se persuadent que quelques lambeaux des chroniques suffisent à l’histoire d’une grande époque, ne manqueront pas d’être scandalisés et de me prendre en compassion ; pour moi, je n’en suis point encore à mépriser le temps et les lumières qu’il nous donne ; je pense qu’en toutes choses il peut nous aider à bien faire, et je suis patiemment ses leçons. Dans un siècle où nulle chose ne reste longtemps à la même place ; où tout s’improvise, même les empires ; où rien n’étonne que ce qui dure, je désire qu’on puisse dire un jour de moi que je suis resté trente ans avec la même idée. Voilà toute la gloire que j’attends.

La diversité des objets et des questions que j’ai à traiter m’a fait adopter une forme nouvelle dans mon travail ; je diviserai mes deux derniers livres en chapitres : l’avant-dernier livre est un tableau général des croisades ; dans le dernier, je ferai connaître ce que les croisades ont produit de biens et de maux chez les générations contemporaines et dans la postérité.

 

CHAPITRE PREMIER. — ESPRIT DES CROISÉS.

Nous avons souvent parlé de cet enthousiasme religieux et guerrier, de cette dévotion belliqueuse qui ébranla l’Occident. Nous parlerons ici des sentiments qui animaient la chrétienté en présence des guerres saintes. Il ne s’agissait pas de combattre pour les royaumes de la terre, mais pour le royaume du ciel ; les croisades n’étaient point l’affaire des hommes, mais celle de Dieu lui-même. On ne devait point, d’après cela, les juger comme les autres événements humains. Ce qui doit nous paraître étonnant, dans le siècle où nous sommes, c’est l’opinion qu’on avait alors de ces guerres lointaines, et la persuasion où l’on était que la gloire divine s’y trouvait intéressée : aussi nos bons aïeux, lorsque les expéditions d’Orient trompaient leur pieuse attente, n’osaient consulter leur faible raison, et ne pouvaient comprendre les triomphes des musulmans. Qu’on se rappelle le désespoir de cette multitude de pèlerins qui allaient rejoindre en Syrie les compagnons de Godefroy et qui apprirent tout à coup sur leur route que toute l’armée chrétienne allait périr dans les murs d’Antioche. La chute du monde aurait jeté moins de trouble et de désordre dans leur esprit. Nous avons peine à croire les chroniques du temps, lorsqu’elles nous représentent une foule de pieux chevaliers, des clercs et des évêques, suspendant durant plusieurs jours les cérémonies religieuses, et n’osant ni prier ni interroger le Dieu des chrétiens, qu’ils accusaient d’avoir abandonné sa propre cause.

Lorsqu’on apprit en Europe les malheurs de la seconde croisade, la France éplorée s’en prit à saint Bernard, qui avait prêché la guerre sainte. Dans une apologie adressée au Saint-Siège, l’abbé de Clairvaux exprime avec une chaleur éloquente la surprise et la douleur que lui causaient les revers des chrétiens. Il lui semblait que Dieu avait jugé les hommes avant le temps, et qu’il s’était repenti, comme au premier âge du monde, de son propre ouvrage. Pourquoi, disait-il, le Seigneur irrité n’avait-il point pardonné à son peuple ? Pourquoi n’avait-il point épargné la gloire de son nom ? Les nations infidèles qui avaient vu les enfants de l’Eglise dispersés sur des terres inconnues, moissonnés par le glaive ou par la faim, se disaient entre elles : Où est donc leur Dieu ? La passion avec laquelle l’apôtre de la croisade croyait à la sainteté du ministère qu’il avait rempli, lui faisait demander à la justice divine si elle avait dédaigné ses jeûnes, si elle avait ignoré ses humiliations et ses prières. L’éloquent cénobite s’étonnait que Dieu ne fît point de miracles pour confondre les impies ; et, dédaignant de répondre à ceux qui refusaient de croire à la vérité de sa mission : « Répondez pour moi, disait-il au souverain pontife, répondez pour vous et pour Dieu lui-même. »

Nous retrouvons les mêmes sentiments dans plusieurs écrivains du moyen âge qui ont parlé des croisades et qu’on doit regarder comme les fidèles interprètes de leurs contemporains. Quoiqu’ils ne s’expriment point avec la même énergie et la même audace de conviction que l’abbé de Clairvaux, leur témoignage ne mérite pas moins d’être rapporté. L’auteur des Gestes de Louis VII, après avoir raconté la défaite des armées chrétiennes dans l’Asie Mineure, déclare que les jugements de Dieu ne doivent jamais être censurés, « mais que, néanmoins, il paraît extraordinaire à la faible raison des hommes, que les Français, nation pieuse et soumise à la loi divine, aient été vaincus par ceux qui haïssent la loi du Christ. » La mort de Frédéric Barberousse et la ruine entière d’une armée florissante, partie des bords du Rhin et du Danube, durent jeter toute l’Allemagne dans la consternation. Les chroniques du temps qui racontent les désastres de l'armée impériale disent que les âmes chrétiennes n’osaient interroger les volontés du ciel ; « car ces volontés terribles étaient comme autant d’abîmes devant lesquels l’esprit de l’homme restait confondu et troublé. » Un historien allemand qui accompagnait l’empereur, craint que son désespoir ne paraisse accuser les œuvres de Dieu, et se hâte d’exprimer sa résignation par cette réflexion pieuse : « Rapportons-nous-en au jugement de celui à qui personne n’ose dire : Pourquoi avez-vous fait cela ? »

De toutes les calamités des croisades, celle qui causa en Europe le plus de surprise et de douleur fut sans doute la captivité de Louis IX en Égypte. Au rapport des historiens du temps, un grand nombre de croisés abandonnèrent la religion de Jésus-Christ pour embrasser la religion triomphante de Mahomet. En France, en Allemagne, surtout en Italie, la foi de plusieurs fut ébranlée. Le pape lui-même n’osait lever le voile impénétrable qui semblait dérober la bonté divine aux regards des fidèles, et, dans ses lettres adressées au cierge de France, au monarque captif, il ne peut concevoir que Dieu ait envoyé autant de maux a ceux qui combattaient pour sa cause. « Seigneur Jésus — ce sont les expressions d’Innocent —, qu’il me soit permis de vous demander avec crainte pourquoi vous vous êtes appesanti sur le plus chrétien des princes et sur sa pieuse armée, qui, brûlant d’une sainte ardeur, sont allés au-delà des mers braver tous les périls pour défendre votre nom. » Le chef de l'Église craignait que la foi des enfants de Dieu ne pérît par le scandale et que le monde n’accusât de sévérité les arrêts du juge suprême.

Ces plaintes mystérieuses, ces sentiments qu’on a de la peine à expliquer et qui nous rappellent quelquefois la fatalité des anciens avec ses maux inévitables, se reproduisaient dans toutes les expéditions malheureuses Nous les retrouvons dans les chroniques qui ont parlé des dernières croisades et de la destruction de l’empire chrétien en Syrie. Plusieurs chroniques de la fin du treizième siècle, en annonçant que l’Europe n’a plus de cités ni de colonies en Orient, déplorent avec amertume celte calamité inouïe, et s’étonnent de ne pas trouver la miséricorde de Dieu d’accord avec sa justice. « Quelle gloire était réservée à la foi chrétienne, dit un de ces historiens, si les musulmans eussent été vaincus en Syrie ! Je parle ainsi, ajoute-t-il, d’après mon jugement qui est tout humain ; car ceux de Dieu sont incompréhensibles, et lui seul sait pourquoi il permet que ces choses arrivent. »

Toutefois, comme on ne pouvait se persuader que Dieu eût véritablement abandonné la cause des guerres saintes, on rejeta les malheurs de ces expéditions sur les crimes et la corruption des croisés. Si Dieu permettait que des armées chrétiennes périssent dans une guerre entreprise en son nom, c’était, disait-on, pour punir des enfants pervers ; les désastres des soldats de la croix ne devaient pas être attribués à l’injustice du maître qui châtie, mais aux iniquités du peuple qui avait péché. Lorsqu’on rappelait aux prédicateurs des croisades les promesses qu’ils avaient faites au nom du ciel et qui ne s’étaient point accomplies, ils se contentaient d’invoquer l’exemple des enfants d’Israël, qui avaient péri dans le désert. « En sortant d'Égypte, disaient-ils, Moïse promit aux Hébreux une terre meilleure ; mais ils blasphémèrent contre Dieu et contre Moïse son serviteur ; ils tombèrent dans toutes sortes de désordres : le désert devint le sépulcre de ce peuple indocile, et Dieu ne fut point trouvé pour cela infidèle à ses promesses. »

Nous devons faire remarquer ici que l’envie de justifier les croisades inspira souvent aux chroniqueurs des peintures satiriques dont l’histoire impartiale ne saurait adopter l’exagération. Pour confondre les incrédules et pour montrer toute la vérité des jugements de Dieu, ils se croyaient obligés de rembrunir leurs tableaux et de présenter les soldats de la croix sous les couleurs les plus odieuses. Ce qui doit le plus nous étonner, c’est que les croisés, lorsqu’ils éprouvaient des revers, s’accusaient eux-mêmes d’avoir mérité par leur conduite tous les maux qu’ils souffraient. La disette, les maladies, les malheurs de la guerre, éveillaient dans leurs âmes le remords des coupables, et les austérités de la pénitence se mêlaient toujours au sentiment de leurs misères ; lorsque enfin la victoire revenait sous leurs drapeaux et que la fortune se montrait plus favorable, les guerriers chrétiens se persuadaient qu’ils étaient devenus meilleurs, et remerciaient le ciel de les avoir rendus dignes de sa miséricorde et de ses bienfaits.

Dans une croisade malheureuse, on n’accusait pas seulement les pèlerins, mais aussi les chrétiens restés en Occident. D’après l’opinion du temps, Dieu avait confié son héritage à la vertu, à la dévotion de tous les fidèles, et l’univers chrétien répondait de ce dépôt sacré. Lorsqu’on apprit en Europe que Jérusalem était tombée au pouvoir de Saladin, les fidèles accoururent de toutes parts dans les églises, pour s’accuser de leurs fautes, et la chrétienté ne songea plus qu’à expier par le jeûne et la prière la licence et la corruption des mœurs qui avaient amené la ruine de Sion et le dernier triomphe des impies.

Après avoir expliqué les malheurs des croisades par la justice et même par la colère de Dieu, on les expliquait encore par la miséricorde divine. On a pu lire dans l’histoire que les prédicateurs de la guerre sainte la présentaient toujours comme un moyen de convertir les pécheurs et d’éprouver la vertu des justes. Dieu n’avait pas besoin, suivant eux, du secours des hommes pour conquérir l’héritage de Jésus-Christ ; mais il leur ouvrait la voie du salut et leur offrait une occasion de racheter leurs péchés. Rien n’est plus curieux aujourd’hui que les raisonnements par lesquels on s’efforçait alors de faire voir les avantages d’une guerre qui avait dépeuplé plusieurs contrées de l’Europe, mais dont le résultat véritable, aux yeux de la foi populaire, était de peupler la demeure des anges et de multiplier à l’infini le nombre des martyrs et des élus de Dieu. Pour connaître sur ce point l’opinion des peuples de l’Occident, il suffit d’écouter les prédicateurs les plus ardents des croisades. Ne devait-on pas savoir, disaient-ils, que Dieu ne hait point ceux qu’il punit, et qu’il a toujours une verge prête à frapper l’enfant qu’il aime ; sa divine bonté blessait pour guérir, abaissait pour élever, et, lorsqu’il envoyait les jours de sa colère, les jours de sa miséricorde n’étaient pas loin. Si le ciel poursuivait par des peines temporelles l’ingratitude de ses enfants, n’était-ce pas pour les sauver des supplices qui n’ont point de fin ? La voix des pontifes se mêlait à celle des prédicateurs, pour annoncer aux chrétiens que le deuil et les pleurs étaient des armes invincibles contre les puissances de l’enfer, et que tous les guerriers morts à la croisade, semblables à l’or essayé trois fois et purifié sept fois par le feu, avaient trouvé grâce devant le souverain juge. Comment les hommes, disait l’un de ces pontifes, comment les hommes qui habitaient ici-bas des maisons de boue, pouvaient-ils éviter les souillures, et s’ils ne passaient par le feu des tribulations, comment pouvaient-ils se trouver assez purs devant celui qui découvre des ombres et des taches sur le front des étoiles ?

Dans les temps ordinaires, les hommes s’éclairent par l’adversité et persévèrent rarement dans ce qui ne leur réussit point. Mais, d’après l’opinion qu'on avait sur les croisades, les leçons du malheur étaient perdues, et rien ne pouvait affaiblir ou décourager le pieux aveuglement et la crédulité opiniâtre des guerriers de la croix. On considérait alors la guerre sainte comme une guerre toute spirituelle, et, pour nous servir de l’expression d’un vieux chroniqueur, comme un travail qui estait ainsi que feu de purgatoire devant la mort. On comparait le sort d’une croisade à celui de la vertu malheureuse, qui n’est jugée et récompensée que dans une autre vie. Cette disposition des esprits dut entretenir longtemps l’enthousiasme des peuples de l’Occident et prolonger la durée des guerres saintes.

 

CHAPITRE II. — HUMILITÉ CHRÉTIENNE ET FRATERNITÉ DES GUERRIERS DE LA CROIX.

Ce qui nous étonne le plus dans l’histoire du moyen âge, c’est de voir l’humilité chrétienne se mêler à l'héroïsme de la chevalerie et s’associer en quelque sorte à tout ce que la valeur guerrière a de plus éclatant et de plus glorieux. Les croisades nous offrent souvent ce spectacle, et nous en citerons quelques exemples.

L’historien de Tancrède nous dit que son héros fut longtemps retenu dans l’inaction par l’opposition qu’il trouvait entre les maximes du monde et les maximes de l’Évangile. Mais rien ne put contenir son ardeur belliqueuse, lorsque la religion eut parlé et qu’elle eut proclamé la guerre sainte. Il faut croire néanmoins que l’illustre chevalier conserva quelque chose de ses premiers scrupules et que le christianisme lui inspira l’esprit d’humilité qu’il porta dans les combats. Cette simplicité de cœur qu’il sut allier avec les habitudes des camps, le serment qu’il fit prêter à son écuyer de garder le silence sur une victoire, peuvent être regardés comme un prodige dans l’histoire même des guerriers chrétiens.

Quoique les croisades ne nous présentent pas souvent le phénomène d’une abnégation aussi étrange, nous devons dire néanmoins que la modestie évangélique fut un des caractères distinctifs de ces guerres religieuses. On n’a qu’à lire les relations pleines de simplicité que les princes et les chevaliers de la croix adressaient au pape Urbain après les victoires de la première croisade. « Nous désirons, écrivaient-ils, que vous sachiez combien la miséricorde de Dieu a été grande envers nous, et comment, pai le secours du Tout-Puissant, vainqueurs des Sarrasins, nous avons échappé aux plus grands périls. » Anselme de Ribemont, un des plus illustres compagnons de Godefroy, écrivait à Manasse, archevêque de Reims, et, lui rappelant les triomphes des armées chrétiennes, « nous devons plus à nos prières, lui disait-il, qu’à nos propres mérites. » L’abbé Guibert, observateur assez éclairé des mœurs de son temps, dit, dans son histoire, que les soldats chrétiens s’affaiblissaient lorsque leur cœur était enflé par la victoire, mais que, revenus à l’humilité chrétienne, ils se montraient des guerriers invincibles. Dans une bulle adressée aux fidèles pour les exhorter à prendre la croix, le pape Célestin IV présentait l’humilité comme le seul moyen de triompher des musulmans. Dans la croisade où les Latins s’emparèrent de Constantinople, rien n’est plus curieux que de voir les guerriers de l’Occident s’abaisser sous la main du pape et s’excuser humblement de la plus grande victoire qu’aient jamais remportée les croisés. Olivier Scholastique, qui a décrit le siège de Damiette, nous parle des guerriers de Pise, qui voulurent attaquer un rempart de la ville, et fait à ce sujet une réflexion où se peint l’esprit des guerres saintes. « Les Pisans, nous dit-il, quoique pleins de bravoure, n’étaient pas de ceux qui devaient opérer le salut d’Israël ; car ils avaient pour but d’acquérir une grande renommée. »

Nos vieilles chroniques ne croient pas pouvoir mieux honorer la mémoire de Godefroy, qu’en le comparant à un lion sur le champ de bataille, à un cénobite dans les actions ordinaires de la vie. Son refus de porter une couronne dans la ville de Jésus-Christ suffirait pour nous donner une idée juste du genre d’héroïsme qui animait les chefs des croisades. Cette humilité chrétienne étonnait les Orientaux et leur donnait une haute idée des guerriers de la croix. Guillaume de Tyr nous raconte d’une manière touchante l’entrevue des députés de Samarie avec le duc de Lorraine, qui assiégeait la ville d’Arsur. Le nouveau maître de Jérusalem reçut les émirs sans déployer aucun appareil et modestement assis sur un sac de paille. Les chefs des tribus arabes demandèrent pourquoi un si grand prince, qui, venu de l'Occident, avait ébranlé l'Asie, et dont le bras avait conquis un puissant royaume, se montrait ainsi sans escorte et sans pompe, étendu à terre, n’ayant ni tapis ni vêtements de soie. Godefroy répondit que la terre pouvait bien lui servir de siège, puisqu’elle devait être sa demeure après la mort. Les Samaritains ne purent voir sans une grande admiration tant d’humilité unie à tant de gloire, et se retirèrent en disant : « Cet homme est vraiment celui qui doit conquérir l’Orient et gouverner les nations. » Ce contraste de la grandeur et de la modestie a toujours été un sujet de surprise parmi les hommes, et l’histoire ne peut offrir de spectacle plus imposant que celui de la suprême puissance proclamant elle-même le néant des grandeurs humaines.

Les historiens des croisades ne nous offrent qu’un seul trait d’orgueil et de jalousie ; encore ne le trouve-t-on que vers la fin des guerres contre les infidèles. Huniade et le moine Capistran se disputèrent devant le pape l’honneur de la victoire de Belgrade. L’oubli de sa propre renommée était sans doute le plus grand sacrifice qu’un chevalier pût faire à Dieu, et ce fut une chose heureuse dans les guerres saintes, que cet esprit d’humilité qui ne quitta point les guerriers de la croix. Ils se divisèrent souvent pour le partage du butin, pour la possession des villes et des provinces : on ne peut savoir jusqu’où seraient allées les fureurs de la discorde, s’ils s’étaient divisés aussi pour la gloire. Le caractère si violent et si impétueux de Richard n’est point lui-même étranger à cet héroïsme modeste et pieux qu’on remarque dans les guerres saintes. Il nous reste deux lettres que le roi d’Angleterre écrivait, l’une à l’archevêque de Rouen, l’autre à l’abbé de Clairvaux, et dans lesquelles il raconte la célèbre victoire qu’il remporta sur Saladin dans la plaine d’Arsur. Le héros victorieux se recommande humblement aux prières des fidèles, et ne parle de lui que pour nous dire qu’il a été blessé par une flèche, quodam pilo. Pour apprécier cet exemple d’humilité chrétienne, il est nécessaire de se reporter au temps des croisades. Dans un siècle où toute puissance venait de l’épée, où la colère et l’orgueil auraient pu porter les guerriers à tous les excès, qu’y avait-il de plus rassurant pour l’humanité que devoir la force qui s’oubliait et s’abaissait de la sorte ? Un des historiens modernes de la Grande-Bretagne compare Richard au bouillant Achille, et cette comparaison ne manque point de vérité. Nous regrettons seulement que l’écrivain anglais n’ait point dit ce que le christianisme devait apporter de différence dans les caractères qu’il met en parallèle. On sait que l’humilité, telle que nous l’enseigne l’Évangile, n’était pas la vertu des héros de l’antiquité : les épopées dans lesquelles ils sont célébrés nous les montrent toujours pleins d’ostentation ; nous les voyons sans cesse insulter à leurs ennemis, en vantant leurs propres exploits, et le pieux Enée lui-même s’écrie plus d’une fois sur le champ de bataille que sa renommée est montée jusqu’aux astres. Ce sentiment brutal de la force, cet orgueil du glaive, n’annoncent que les passions d’un siècle barbare, et, pour savoir quelle devait être la supériorité de la civilisation moderne sur celle de l’antiquité païenne, il suffirait peut-être de comparer les héros de l’Iliade et de l'Énéide aux héros célébrés par le Tasse et par nos simples chroniqueurs.

Une autre vertu distinctive des croises, c’est le sentiment de la fraternité. Ce sentiment, qui leur montrait des frères dans les chrétiens d’Orient, devait resserrer tous les liens qui les unissaient entre eux ; il devait s’accroître surtout en présence des infidèles, au milieu des misères et des périls d’une guerre lointaine. « Nous qui avons été baptisés en Jésus-Christ, disait l’évêque Adhémar à ses compagnons prêts à combattre les Turcs, nous sommes tous les enfants de Dieu, nous sommes tous des frères : qu’une affection réciproque unisse tous ceux que lie un nœud spirituel. »

Les orateurs des guerres saintes prêchaient sans cesse la fraternité évangélique ; les rois et les princes en donnaient eux-mêmes l’exemple. Richard montra souvent, dans la croisade dont il fut le chef, cette magnanimité généreuse, cette charité héroïque qui fait braver tous les dangers pour secourir la faiblesse qui succombe. Un jour qu’il volait au secours du comte de Leicester et qu’on cherchait à le retenir. « Non, je ne serais pas digne d’être roi, s’écria-t-il, si je ne savais pas mépriser la mort pour défendre ceux qui m’ont suivi dans la guerre ! » Nous pourrions rappeler ici beaucoup d’autres circonstances où Richard exposa sa vie pour sauver celle des soldats chrétiens ; et ces traits de générosité font oublier les actes de barbarie qui souillèrent sa gloire.

Un prince qui porta dans les croisades plus de piété et de charité chrétienne que Richard, se dévoua avec moins d’éclat, mais avec plus de vertu, au salut des croisés qui l’avaient suivi en Orient. Nous avons rapporté la réponse admirable de Louis IX à ceux qui l’exhortaient à s’embarquer sur le Nil, tandis que des guerriers épuisés de fatigue et désespérés retournaient par terre à Damiette. Lorsque ce prince expirait sur la cendre à Tunis, le sort de ses compagnons d’armes occupait encore sa pensée. Qui reconduira en France ce peuple que j'ai amené ici ? telles furent les dernières paroles du saint monarque.

Toutes les fois que les croisés quittaient l’Europe, les chefs leur promettaient de les ramener dans leur pays, de veiller à leur salut pendant leur pèlerinage. Malheur à ceux qui ne tenaient point leur promesse, car ils étaient accusés devant Dieu et devant les hommes de manquer de foi et de charité. Un de nos vieux chroniqueurs, en racontant l’histoire des croisades, admire la magnanimité des grands de la terre, qui s’immolaient pour leurs soldats et leurs serviteurs ; mais il n’en est pas surpris, lorsqu’il se rappelle que Jésus-Christ, le maître et le sauveur du monde, en avait donné l’exemple.

Aucune loi ne punissait la désertion des croisés ; mais l’opinion générale des chrétiens la condamnait comme une action infâme. Nous avons vu avec quelle violence tout l’Occident s’éleva contre Étienne, comte de Blois, déserteur de la première croisade. En nous rappelant que ce prince tomba sous les coups des infidèles dans son second pèlerinage, Guillaume de Tyr ajoute que Dieu fit éclater envers lui sa miséricorde, parce que la palme du martyre pouvait seule effacer la honte dont il s’était couvert. Pour connaître sur ce point les sentiments des contemporains, il faut entendre l’abbé Guibert reprochant à l’ermite Pierre d’avoir, au milieu des horreurs de la famine, abandonné les croisés : « Sache te nourrir de l’herbe des troupeaux, lui dit le sévère historien. Lorsque tu haranguais les peuples, tu ne les appelais pas à des festins : sache te conformer à ce que tu as dit, et donne l’exemple à tes frères en Jésus-Christ. » L’histoire contemporaine hésite à nommer les chevaliers qui désertaient la bannière des pèlerins, car ces chevaliers félons estaient rayés du livre de vie.

Si les chefs des croisades se montrèrent dévoués au salut de leurs soldats, ceux-ci n’avaient pas moins de dévouement pour leurs chefs. Chaque troupe de croises présentait l’image d’une véritable famille, on aime à voir les chroniqueurs du temps employer l’expression latine familia, pour designer la maison militaire d’un prince ou d’un chevalier de la croix. Lorsque Godefroy de Bouillon, après avoir terrasse un ours qui poursuivait un pauvre pèlerin, reparut au milieu des croisés, blessé et couvert de son sang, ceux-ci furent plus affligés que s’ils avaient été vaincus par les musulmans. Dans les guerres ordinaires, le soldat ne prend qu’une faible part aux intérêts de la cause qu’il défend ; mais, dans une guerre qui avait pour unique objet le triomphe d’une croyance, tous ceux qui combattaient avaient les mêmes craintes, les mêmes espérances, nous devons dire la même ambition. Cette communauté d’intérêt et de sentiments donnait beaucoup de force aux armées de la croix, et rapprochait sur le champ de bataille non-seulement les chefs et les soldats, mais même des nations opposées entre elles par les mœurs, le caractère et le langage. « Si un Breton, un Allemand ou tout autre, voulait me parler, dit un historien qui se trouvait à la première croisade, je ne savais pas lui répondre ; mais, quoique divisés par la différence des langues, nous paraissions ne faire qu’un seul peuple, à cause de notre amour pour Dieu et de notre charité pour le prochain. » Au siège de Nicée, à celui d’Antioche, tout était en commun parmi les innombrables soldats de la croix, venus de tous les pays de l’Occident. Les chroniqueurs de la Germanie se plaisent à décrire l’esprit de paix et de charité qui régnait dans l’armée de Frédéric Barberousse traversant les provinces de l’empire grec. Sans doute que les armées chrétiennes ne présentèrent pas toujours ce spectacle édifiant : que de discordes n’éclatèrent point sous les drapeaux des croisades ! mais le sentiment de fraternité n’en subsistait pas moins au fond des cœurs. Pour apprécier le caractère des croisés, il suffit de se rappeler les discours des prélats et des clercs chargés de les ramener aux vertus évangéliques, et la facilité que trouvaient les saints orateurs à se faire écouter, lorsqu’ils leur parlaient de l’oubli des injures.

Que serait devenu le malheureux peuple des pèlerins s’il n’avait été secouru par les sentiments généreux ? C’est ici qu’il faut admirer la providence, qui place toujours le remède à côté du mal, et qui, dans les misères de l’homme, lui envoie les vertus nécessaires pour les supporter. On peut voir ce que les sentiments fraternels ont de plus simple et de plus touchant dans une lettre adressée aux fidèles d’Occident par les pèlerins de Jérusalem. Ceux-ci recommandaient aux chrétiens d’Europe les croisés qui retournaient dans leur patrie : « Nous vous prions, disaient-ils, et nous vous supplions par Noire-Seigneur Jésus-Christ, qui fut toujours avec nous et qui nous a sauvés de toutes nos tribulations, de vous montrer reconnaissants envers vos frères qui retournent vers vous, de leur faire du bien, et de leur payer ce que vous leur devez, afin de vous rendre agréables au Seigneur. » Nous regrettons que l’histoire n’ait point parlé plus longuement des derniers moments que les guerriers de la première croisade passèrent ensemble à Jérusalem et des regrets déchirants qui durent accompagner leur séparation. Ceux qui partaient se recommandaient au souvenir et aux prières de leurs compagnons d’armes, gardiens du saint tombeau, et ceux-ci leur répondaient, les larmes aux yeux : « N’oubliez jamais vos frères restés dans l’exil. » Ces sentiments réciproques des croisés n’annonçaient-ils pas d’avance les liens de la fraternité, les rapports de famille qui devaient unir pendant deux siècles les peuples de l’Europe et les colonies chrétiennes d’Orient ?

 

CHAPITRE III. — DE LA SUPERSTITION ET DE LA MAGIE DANS LES CROISADES ; DE LA CRÉDULITÉ DES CROISÉS.

Nous avons souvent parlé dans notre Histoire des visions et des miracles qui enflammaient à la fois la dévotion et la bravoure des croisés. Leur crédulité était excessive sans doute, mais il faut avouer qu’elle n’avait rien de vulgaire. Un tremblement de terre, une aurore boréale, une comète chevelue, une éclipse de lune ou de soleil, étaient à leurs yeux des avertissements ou des signes par lesquels Dieu leur manifestait sa volonté. Dans les périls de la guerre, souvent ils croyaient voir les saints et les anges descendre du ciel et se mêler dans leurs rangs pour combattre les ennemis de Jésus-Christ. Les pèlerins s’étaient persuadé, comme nous l’avons dit, que la puissance divine devait sans cesse intervenir pour la cause qu’ils défendaient ou qu’ils croyaient défendre, et cette persuasion suffit pour nous montrer ce qu’il y avait de noble et d’élevé dans leur superstition.

Lorsqu’on a lu avec attention l’histoire des croisades, on s’étonne que la magie occupe une si grande place dans la Jérusalem délivrée. Nous allons rappeler ici tous les faits qui peuvent avoir donné au Tasse la pensée d’employer ce genre de merveilleux. La plupart des chroniqueurs, et même les romanciers du douzième siècle, s’accordent à nous parler de la mère de Kerbogath, sultan de Mossoul. Cette princesse, nous disent-ils, qui avait vécu plus d’un siècle, se vantait de connaître l’avenir ; elle vint annoncer à son fils les malheurs qui le menaçaient s’il combattait les croisés. Celui-ci lui demanda comment elle savait qu’il allait être vaincu et qu’il devait mourir dans l’année : « J’ai contemplé, répondit-elle, le cours des astres, j’ai interrogé les entrailles des animaux, et j’ai pratiqué des sortilèges. » Comme elle insistait sur sa prédiction : « Ma mère, répliqua le farouche Kerbogath, ne me parle plus ainsi, car les Francs ne sont point des dieux, et je veux les combattre. » Le signal d’une bataille fut donné, et la princesse musulmane alla cacher son désespoir prophétique dans les murs d’Alep. Plusieurs historiens rapportent un autre fait de la même époque. Pendant le siège de Jérusalem, deux femmes se montrèrent sur les remparts de la ville, et par des signes mystérieux elles entreprirent de détruire l’effet terrible d’une machine des chrétiens. « Lorsqu’elles commençaient leur profane conjuration, dit une chronique, une énorme pierre lancée par la machine les renversa à terre, et leurs âmes furent renvoyées aux enfers, d’où elles étaient sorties. » Le dernier exemple que nous offre l'histoire se rapporte aux jours qui précédèrent la bataille de Tibériade. Une esclave syrienne, montée sur une ânesse, fut surprise invoquant contre l’armée chrétienne la puissance des sortilèges et des maléfices. Interrogée, elle ne dissimula point son projet criminel : on la jeta au milieu d’un bûcher, d’où elle sortit sans être atteinte par les flammes ; on finit par la tuer à coups de hache. Voilà les seuls exemples de magie qui nous aient été rapportés par les historiens des croisades. Nous laissons à nos lecteurs le soin de juger si le chantre de Godefroy a passé les bornes de la vraisemblance dans la peinture, si poétique d’ailleurs, qu’il fait des charmes d’Ismène et des enchantements d’Armide.

Nous lisons dans Odon de Deuil que les croisés allemands, ayant vu à Nicopolis un homme qui jouait avec des serpents, le prirent pour un magicien et le mirent en pièces, ce qui prouve au moins que les soldats de la croix ne respectaient guère la magie ni ceux qui l’exerçaient. Gilon, auteur d’un poème historique sur la première croisade, nous apprend qu’au siège de Nicée les croisés firent une procession autour de la ville en jetant de l’eau bénite sur les remparts. Les musulmans crurent que les assiégeants voulaient s’emparer de la place par la magie, et firent une sortie pour arrêter les effets du sortilège. Le poème ajoute que les chrétiens furent très-irrités de cette opinion des infidèles, et qu’ils vengèrent dans le sang de leurs ennemis l’outrage qu’ils croyaient fait à leur religion et à ses divins mystères.

On ne doit pas conclure néanmoins de ce que nous venons de dire, que la magie fût alors inconnue en Europe. Il nous suffit de prouver qu’elle ne suivit point les chrétiens dans les guerres saintes et sous les drapeaux de la croix. Tout le monde sait qu’au temps des croisades, l’Occident était livré à toutes sortes de superstitions grossières. Tandis que le ciel, aux yeux de la multitude crédule, prodiguait ses miracles, l’enfer avait aussi ses prodiges, et, selon les croyances populaires, le démon présidait à l’art ténébreux des enchantements et des sortilèges. Il n’y avait point de jour, point de lieu, où le sinistre messager de l’enfer, suivi de ses prestiges trompeurs, n’apparût tantôt pour séduire la faiblesse humaine ou pour disputer l’âme d’un mourant à l’ange du salut, tantôt pour découvrir aux hommes quelques secrets honteux ou pour favoriser les entreprises des méchants. Les annales du moyen âge n’ont pas un chapitre où les tentatives de l’esprit des ténèbres ne se trouvent mêlées aux événements politiques et religieux. Cependant l’histoire contemporaine ne parle jamais de l’apparition du démon parmi les pèlerins de Jérusalem. Un seul chroniqueur, l’abbé Guibert, rapporte qu’à l’époque de la première croisade, un chevalier de la Picardie avait fait un pacte avec le diable pour venger la mort de son frère tué dans un combat ; qu’après avoir obtenu ce qu’il désirait, ce chevalier ne put se débarrasser de la présence de l’esprit infernal qu’en prenant la croix du saint pèlerinage. La même chronique ajoute que le noble Picard se mit en route avec les autres croisés, et que pendant tout son voyage le diable ne se présenta point ; mais que, lorsque après la délivrance de Jérusalem le pèlerin revint dans ses foyers, il vit aussitôt reparaître celui qui ne donne jamais que des conseils criminels. Nous citons ce trait singulier, parce qu’il peint à lui seul le genre de superstition des pèlerins de la terre sainte. Rien ne doit moins nous étonner, aujourd’hui, que cette absence des démons dans une multitude comme celle des croisades. Nous voyons dans l’histoire que les soldats de la croix avaient d’autres préoccupations et d’autres pensées. Leur imagination se donnait de bien plus grands spectacles, et, s’il nous est permis de parler ainsi, il nous semble que le diable était de trop petite dimension pour figurer sur l’immense théâtre et parmi les scènes gigantesques des guerres d’outre-mer.

Nous avons parlé, en commençant ce chapitre, des grands phénomènes de la nature, des apparitions célestes qui, dans le cours de leur pèlerinage, attiraient l’attention et redoublaient l’enthousiasme des croisés. Lorsqu’ils arrivaient en Syrie, quel spectacle plus propre à frapper leur esprit que celui des lieux qu'ils devaient conquérir ! quel prestige de la magie pouvait produire le même effet sur des cœurs religieux que l’aspect de la vallée de Josaphat, du mont Sion et des rochers du Calvaire ! Les hymnes que chantaient leurs prêtres rappelaient sans cesse aux croisés l’objet de leur expédition sainte. Lorsqu’on leur répétait les paroles des prophètes adressées aux élus de Dieu dans les lieux mêmes où elles avaient été inspirées, il n’était pas un pèlerin qui ne s’appliquât le sens des divines prophéties et qui ne se persuadât que l’Éternel marchait devant lui pour accomplir les promesses de l’Écriture. C’est dans cette croyance et non dans les idées d’une superstition étroite et vulgaire qu’il faut chercher le caractère et le mobile des croisades.

Les chroniques arabes racontent moins d’apparitions surnaturelles que les chroniques de l’Occident Toutefois les musulmans avaient aussi leurs puissances célestes qui venaient à leur secours dans les périls de la guerre. L’historien Kémal-eddin, en racontant la défaite de Roger, prince d’Antioche, parle d’un ange vêtu de vert qui mit en fuite l’armée des Francs et fit prisonnier un de leurs chefs. Boha-eddin rapporte qu’une légion descendue du ciel entra pendant la nuit dans la ville de Ptolémaïs, assiégée par Philippe-Auguste et Richard Cœur-de-Lion. On lit dans le même historien qu’après le massacre des prisonniers musulmans ordonné par Richard dans la plaine de Saint-Jean-d'Acre, les martyrs de l’islamisme montrèrent à leurs compagnons qui allèrent les visiter les blessures glorieuses qu’ils avaient reçues, et qu’ils leur racontèrent les joies qui les attendaient dans les jardins du paradis. Au siège de Margat, l’armée du sultan vit apparaître les quatre archanges que les musulmans ont coutume d’implorer dans les périls, et dont la phalange céleste animait le courage des assiégeants.

Nos chroniques latines invoquent quelquefois le témoignage des prisonniers musulmans, lorsqu’elles racontent l’apparition des saints et des habitants du ciel ; mais il est évident que les captifs livrés à la merci des chrétiens voulaient flatter la crédulité de leurs vainqueurs. Ainsi, après la bataille de Dorylée, les Turcs qui étaient au pouvoir des Francs disaient avoir vu la milice céleste combattre avec les soldats de la croix. Au siège de Damiette, les infidèles faits prisonniers à la tour du Nil demandèrent à voir les hommes vêtus de blanc et de rouge qui les avaient combattus avec un courage surnaturel et des armes inconnues. Les assiégeants jugèrent par-là que la milice du ciel s’était mêlée aux soldats chrétiens, et cette pensée les remplissait de joie. Le traître Phirous, qui livra Antioche aux croisés, cherchant à obtenir la confiance de Bohémond, lui demanda un jour où était campée cette troupe miraculeuse qu’on voyait souvent combattre avec les Francs. Si on en croit le moine Robert, le prince de Tarente fut embarrassé de ces questions, et renvoya Phirous à son chapelain, qui lui expliqua comment les saints et les anges descendaient du ciel pour secourir les soldats de Jésus-Christ. Toutefois quelques-uns de nos chroniqueurs reprochent aux musulmans leur incrédulité. Peu de jours avant la bataille d’Antioche, une flamme céleste étant tombée dans le camp des Turcs, les chrétiens y virent un signe miraculeux de la puissance divine qui se déclarait en leur faveur. « Si les païens, dit à ce sujet l’abbé Guibert, avaient eu la moindre intelligence des choses de la terre et des choses du ciel, ils auraient compris que Dieu leur annonçait sa colère. » Un autre chroniqueur, Robert le Moine, qui se trouvait au siège d’Antioche, ajoute qu’un grand nombre de musulmans furent véritablement frappés du sinistre présage, mais qu’il y avait parmi eux une foule d'insensés qui s’obstinaient à ne point voir le miracle. Ainsi les croisés croyaient à tous les prodiges, et leur superstition naïve ne s’étonnait que d’une chose, c’est qu’on ne partageât point ses illusions et qu’on ne se laissât pas persuader comme elle.

Au reste, la crédulité des pèlerins les rendit quelquefois plus faciles à gouverner et à conduire ; elle aida les chefs à maintenir la discipline, elle servit à relever le courage abattu des soldats. Lorsque les croisés eurent perdu l’évêque du Puy, qui les conduisait comme un autre Moïse, leur dévotion superstitieuse crut souvent le revoir au milieu des périls. Les chroniques rapportent qu’il apparut au siège de Marah, au siège d’Archas, et que dans le dernier assaut livré à Jérusalem l’ombre du pontife animait du haut des remparts la bravoure des guerriers de la croix. Pour avoir une idée des prodiges que pouvait enfanter la crédulité passionnée des pèlerins, on n’a qu’à se rappeler la situation désastreuse des croisés enfermés dans Antioche ; ils se persuadèrent que les puissances du ciel venaient à leur secours ; une lance découverte miraculeusement leur parut une arme invincible que Dieu lui-même leur envoyait pour disperser leurs ennemis ; fortifiés par cette croyance, ils triomphèrent à la fin de la famine, du désespoir et de la multitude innombrable des musulmans. Que le sort de la guerre place dans la même position une armée composée de soldats plus éclairés et moins crédules, ils ne seront frappés que de l’impossibilité de se sauver, ils ne croiront qu’à la nécessité de mourir, et ils périront tous misérablement. Cette considération ne doit-elle pas faire pardonner aux soldats de la croix leur excessive crédulité ?

 

CHAPITRE IV. —  BARBARIE DES FRANCS DANS LES CROISADES ; MŒURS ET MORALE DES CROISÉS.

Quels que soient le but et l’esprit d’une guerre, c’est rarement au milieu des camps et dans une multitude sous les armes que les hommes deviennent meilleurs et que la morale voit triompher ses éternelles maximes. Les croisés étaient si persuadés que la guerre sainte pouvait leur tenir lieu de toutes les vertus, qu’ils se livrèrent souvent aux plus grands excès, dans la pensée que Dieu devait tout leur pardonner ou tout leur permettre. Nous avons vu plusieurs fois des bandes de pèlerins dévaster les pays qu’elles traversaient, et, chargés de dépouilles, poursuivre leur route, en répétant le proverbe de Salomon : Le bien du pécheur est réservé à T homme juste. Attachés exclusivement aux pratiques les plus minutieuses de la dévotion, ils les mettaient beaucoup au-dessus de la morale évangélique. Aussi Albert d’Aix, en parlant de quelques croisés qui se livraient au brigandage dans la Hongrie, les accuse sans amertume d’avoir enlevé les bœufs et les moutons des habitants ; mais ce qu’il ne leur pardonne point, c’est d’avoir mangé de la chair de ces animaux dans les jours que l’Église a consacrés à l’abstinence. Dans cette guerre d’extermination, l’histoire a trop souvent à déplorer l’oubli du droit des gens, le mépris des lois de la justice et de la foi jurée. Les chroniques contemporaines ne nous parlent de Phirous, qui livra Antioche aux chrétiens, qu’en appelant sa trahison une trahison brave, et lui-même un brave traître. La haine qui animait les croisés contre les musulmans, jointe au sentiment des maux qu’ils avaient soufferts, ensanglanta souvent leurs triomphes. Ils oubliaient tellement la morale du Sauveur des hommes, que le sang de leurs ennemis leur paraissait une offrande agréable à Dieu ; au milieu des scènes du carnage, ils se croyaient à l’abri de tout reproche, en appelant les musulmans des chiens immondes ; et, lorsque le glaive avait moissonné la population désarmée des villes musulmanes, ils répétaient avec joie : Ainsi ont été purifiées les demeures des infidèles.

Les Grecs, qui avaient vu si souvent les croisés traverser leur territoire et qui eurent tant à souffrir de leurs violences, ne les épargnent pas dans leurs chroniques. « Que de maux, disaient-ils, nous ont faits ces Latins avec leur collier d’airain, leur sourcil élevé, leur barbe rase, leur esprit superbe, leur caractère inhumain, leurs narines où respire la colère, leur parole brève et animée ! » Les Grecs jugeaient ainsi les Latins avec sévérité, non-seulement parce qu’ils avaient été en butte à leurs excès, mais encore parce qu’ils se croyaient beaucoup au-dessus d’eux par leurs lumières. Les Turcs, qui ne croyaient point à leur propre supériorité, ne jugeaient ni la conduite ni le caractère des pèlerins de l’Occident : comme tous les barbares, ils ne méprisaient que la faiblesse qu’ils pouvaient opprimer, et n’estimaient que la force qui pouvait les vaincre ; ils n’éprouvaient d’autre sentiment que la haine des chrétiens, la crainte du péril ou l’orgueil de la victoire.

Lorsque, dans la première croisade, les musulmans, vaincus et dispersés par les Francs, n’avaient plus, selon l’expression orientale, d’autre asile que le ventre des vautours et le dos de leurs chameaux, ils déploraient ainsi leurs défaites : « Quel peuple pourra résister à une nation si opiniâtre et si cruelle, qui n’a pu être détournée de ses entreprises ni par la famine, ni par le glaive, ni par la présence de la mort, et qui se nourrit maintenant de chair humaine ? »

Ce qui peut excuser la barbarie des croisés, c’est qu’elle se trouve souvent jointe à des qualités sociales qui promettent un âge meilleur ; aux scènes les plus révoltantes se mêlent sans cesse des tableaux sur lesquels l’imagination aime à s’arrêter. Si les croisés se montraient barbares envers leurs ennemis, ils furent souvent admirables dans leurs rapports entre eux, et l’histoire contemporaine se plaît à nous rappeler l’esprit de justice, la charité évangélique, les nobles sentiments qui animaient les pèlerins sous les drapeaux de la croix. « Si un des croisés, dit Foulcher de Chartres, perdait quelque chose, celui qui l’avait trouvé le portait avec lui pendant plusieurs jours, jusqu’à ce qu’il l’eût rendu de son plein gré, comme il convient à des hommes qui ont entrepris le saint pèlerinage. » C’est ainsi que se montrèrent les armées de la croix aux sièges de Nicée, d’Antioche et de Jérusalem. La troisième croisade offrit souvent le même spectacle ; le chroniqueur Ansberg, qui accompagnait Frédéric Ier, parle ainsi des croisés allemands : « On ne peut dire assez de quelle manière admirable régnaient dans cette armée la paix et la bonne foi. Si quelqu’un, ce qui arrivait souvent, avait laissé tomber ou perdu par négligence une bourse pleine d’or et d’argent, celui qui l’avait trouvée la montrait partout, cherchant à qui elle appartenait, et la rendait aussitôt, sans que le nombre des pièces ou le poids de la monnaie fût en rien diminué. » Ce respect de la propriété, cette probité scrupuleuse qui dirigeaient la multitude confuse et misérable des pèlerins, doivent exciter quelque surprise dans nos sociétés modernes. Nous avons fait remarquer qu’au milieu des plus affreuses disettes, le peuple des croisés, vivant de racines et de l’herbe des champs, ne portait point envie à ceux qui avaient des vivres, et qu’il resta toujours calme et soumis aux lois, à l’aspect des provisions entassées par l’avarice. Il y avait des changeurs de monnaie à la suite des armées : Odon de Deuil, qui suivit Louis VII en Asie, nous apprend que les tables des changeurs furent livrées au pillage sous les murs de Constantinople ; mais nous ne voyons point que ce désordre se soit renouvelé dans les autres expéditions. Nous ne trouvons pas dans les chroniques le moindre indice d’une insubordination ou d’une révolte occasionnée par l’excès de la misère, et ce fut là un des prodiges de la guerre sainte.

Les croisés ne surent pas aussi bien se préserver de la débauche et des vices enfantés par le climat d’Orient. On sait que tous ceux qui prenaient la croix n’allaient pas à Jérusalem pour faire pénitence et sanctifier leur vie. Un grand nombre de cénobites, malgré les défenses du pape, avaient déserté leur cloître, elles vertus de la solitude ne les suivaient pas toujours dans leur pèlerinage en Orient. On se rappelle l’exemple de ce moine qui, pendant le siège d’Antioche, fut surpris avec une religieuse, marqué d’un fer chaud et promené dans tout le camp en punition de son crime. Albert d’Aix nous parle d’une religieuse de Trêves qu’on accusait d’avoir eu un commerce infâme et abominable avec un Turc, et qui, après être revenue au camp des chrétiens, retourna chez les infidèles, entraînée par sa honteuse passion.

Si les moines avaient pris le chemin de Jérusalem pour s’affranchir de la discipline, beaucoup de laïques s’enrôlaient sous les bannières de la croix dans l’unique dessein de se dérober aux devoirs et à l’uniformité de la vie domestique. Dès le premier temps des guerres saintes, les docteurs de l’Église condamnaient le mari qui partait pour l’Orient sans le consentement de sa femme, ou l’épouse sans le consentement de son mari. Mais on ne tarda pas à se relâcher de celte morale sévère, et le Saint-Siège lui-même, dans la crainte de voir diminuer le nombre des pèlerins, laissa toute liberté aux époux qui prenaient la croix. Ainsi les mœurs de la famille ne furent point défendues contre les séductions d’une longue absence et les dangers d’un voyage lointain.

La présence des femmes dans les croisades fut une des causes de la corruption qui régna souvent parmi les soldats chrétiens. Gauthier Vinisauf regarde les femmes, dans ces expéditions lointaines, comme la source de tous les crimes, fontes delictorum. On lit dans une lettre écrite par le frère Louis Marcilli à une demoiselle nommée Domicilia, que le diable n’avait jamais entendu prêcher une chose qui lui fît plus de plaisir qu’une croisade ; « car dans le pèlerinage de la croix une foule de nobles dames allaient devenir courtisanes, et des « milliers de jeunes filles allaient perdre leur innocence. » Les chroniques attribuent presque toujours les malheurs des croisés à la justice de Dieu, qu’avait irrité la licence des mœurs. Plusieurs fois les évêques défendirent le pèlerinage aux femmes de leurs diocèses, à cause des péchés qui se commettaient sur la route d’Orient. Un roman en vers du treizième siècle nous apprend que le chevalier de Coucy se décida à prendre la croix, parce que la belle Gabrielle de Vergy devait aller dans la Palestine. « Quand vous serez en Orient, disait l’écuyer Gobert à son maître, vous verrez votre dame plus facilement que dans le comté de Fayel. »

Nous ajouterons que la corruption ne venait pas toujours des femmes qui suivaient les armées. Dans les incursions des croisés les femmes des ennemis devenaient une partie du butin ; les vainqueurs les gardaient avec eux ou les vendaient comme esclaves. Si nous en croyons les auteurs arabes, trois cents femmes achetées dans les îles voisines débarquèrent tout à coup au camp de Ptolémaïs. On doit croire que Louis IX ne laissa pas embarquer sur sa flotte des femmes de mauvaise vie ; mais il faut se rappeler que Guillaume Longue-Epée avait surpris dans un château près d’Alexandrie un grand nombre de dames musulmanes qu’il emmena en triomphe à l’armée chrétienne, et ce fut sans doute avec cette espèce de butin qu’on remplit les lieux de prostitution établis, selon Joinville, à un jet de pierre de la tente du roi.

Cependant les armées de la croix nous offrent souvent le modèle des mœurs chrétiennes. Dans cette multitude de pèlerins où le crime et la vertu étaient également accueillis, il devait se trouver de très-grands contrastes. Nous ferons remarquer d’ailleurs que les croisés, comme tous les hommes qu’animent des passions vives, passaient facilement d’un excès à un autre. Rien ne caractérise mieux l’esprit mobile du peuple croisé que ces subites et fréquentes transitions de la piété à l’oubli de la morale et de l’excès du vice à la vertu la plus austère. Nous avons vu les pèlerins au siège d’Antioche plongés dans toutes sortes de désordres ; mais les grandes calamités, un tremblement de terre, un phénomène aperçu dans le ciel, les prédications du clergé, les menaces de la religion et des lois, touchaient soudainement leurs cœurs, et la multitude la plus dissolue devenait tout à coup un peuple soumis et religieux. L’évêque d’Acre rapporte qu’après la prise de Damiette les soldats de la croix se livraient aux plus honteuses voluptés, à la plus grossière ivrognerie ; qu’ils se déchiraient les uns les autres, qu’ils troublaient méchamment les affaires de Jésus-Christ ; qu’ils n’avaient que des mépris pour le glaive de l’Église, et que les sentences d’excommunication ne leur inspiraient aucune crainte. Quelque temps après, sans qu’on puisse savoir la cause d’un aussi grand changement, ces chrétiens abandonnés à toutes sortes de dérèglements se confessèrent et devinrent des hommes nouveaux. Jacques de Vitri, témoin oculaire, était si édifié de celte conversion, qu’il ne voyait plus dans l’armée du Seigneur qu'un véritable couvent de moines, expression qui peint à la fois l’esprit de l’historien et celui des croisés.

Chaque nation conservait dans les croisades ses mœurs et ses usages. Raoul de Caen décrit assez longuement les mœurs des Provençaux, ou plutôt des croisés qui suivaient le comte de Toulouse. Ils avaient le regard fier, l’air hautain, une démarche pleine de vivacité ; ils ne différaient pas moins des Français que la poule ne diffère du canard ; l’historien de Tancrède nous les représente occupés sans cesse à parer leurs mulets, plus prompts à chercher des vivres qu’à prendre les armes, fouillant sans cesse la terre avec leurs pointes de fer pour en extraire les racines et les semences, vendant du chien pour du lièvre, de l’âne pour du chevreau, faisant mourir les chevaux d’autrui pour s’en approprier la chair et les dépouilles. Ce tableau est sans doute fort exagéré ; on trouve moins d’amertume et plus de vérité dans celui que la chronique de Tours nous retrace des différents peuples qui composaient l’armée de Jean de Brienne. « Les Romains, dit l’auteur, ne cessaient d’étaler leur orgueil ; les Espagnols et les Gascons de faire entendre leur babil facétieux, et les Germains de montrer leur entêtement ; mais la milice des Français, remarquable par sa modestie, ses mœurs et ses armes, se tenait, avec le roi de Jérusalem, les templiers et les hospitaliers, loin du bruit et des clameurs. »

Jacques de Vitri peint avec de vives couleurs le caractère et les mœurs des Allemands, des Français et des Italiens qui combattaient sous l’étendard de la croix ou qui s’étaient établis dans la terre sainte. Les Italiens étaient graves, circonspects, sobres dans les repas, polis dans leurs discours et leurs manières, fermes et opiniâtres dans leurs desseins, se soumettant difficilement aux autres, défendant leur liberté sur toutes choses, fortement attachés à leurs institutions ; les Allemands, les Français et les Prêtons avaient moins de gravité, plus d’ardeur ; ils étaient plus adonnés aux excès de la table, plus prodigues, moins prudents, prompts à l’action, dévots, charitables, pleins de bravoure, aussi redoutables par leur cavalerie que les Italiens par leurs forces de mer. Le même auteur nous retrace les mœurs de tous les peuples de la Syrie, et surtout des habitants de Jérusalem pendant les croisades.

Ces tableaux ressemblent trop à la satire pour que l’histoire impartiale puisse les répéter dans ses récits. Si nous en croyons les chroniqueurs contemporains, le peuple de Dieu qui habitait la Palestine montra d’abord la simplicité et l’innocence des habitants d’Eden ; mais bientôt les mœurs se corrompirent, et l’enfer se hâta de préparer des logements pour tous les vices. Les règlements du concile de Naplouse, tenu sous le règne de Baudouin II, révèlent des crimes que l’histoire n’ose nommer. La corruption et le désordre s’accroissaient encore par l’arrivée d’une foule d’hommes pervers que les lois de l’Occident avaient condamnés à un pèlerinage ou plutôt à un exil perpétuel dans la terre sainte. Le tableau que nous venons de présenter ne renferme que des idées générales, et peut paraître incomplet à nos lecteurs ; mais nous devons faire remarquer que dans les chapitres suivants nous reviendrons sur le même sujet et que tout ce livre est consacré à peindre la physionomie des croisades.

 

CHAPITRE V. — DE LA MULTITUDE QUI SUIVAIT LES CROISÉS.

Les croisades, surtout la première, nous présentent le spectacle de tout un peuple qui passe d’un pays dans un autre. On se tromperait si on pouvait croire que le plus grand nombre des pèlerins portaient les armes et combattaient sous les drapeaux du Christ. Il y avait à la suite des soldats de la croix une multitude comme dans toutes les grandes cités. Il s’y trouvait des ouvriers, des hommes oisifs, des marchands, des pauvres et des riches, des clercs, des moines, des femmes, et jusqu’à des enfants au berceau.

Les Écritures, qui nous ont représenté les misères, les passions, les vices, les vertus du peuple juif marchant à travers le désert, nous ont fait d’avance une histoire fidèle du peuple croisé, qu’on appelait aussi le peuple de Dieu. Un historien du douzième siècle nous peint assez la multitude dont nous parlons, en mettant ces paroles dans la bouche des femmes, des infirmes, des vieillards, qui partaient pour l’Orient : « Vous combattrez les « infidèles, disaient-ils aux guerriers ; et nous, nous souffrirons pour la cause de Jésus-Christ. »

Il est certain que jamais engagement ne fut mieux rempli de part et d’autre ; jamais la bravoure et la résignation ne furent portées plus loin que dans une guerre qu’on peut justement appeler la guerre des héros et des martyrs. Tandis que les guerriers de la croix combattaient ou se préparaient au combat, la multitude des pèlerins était en prières, faisait des processions, assistait aux prédications du clergé. Pendant la terrible bataille livrée au sultan de Mossoul, nous les voyons, sur les remparts d’Antioche, levant les mains vers le ciel, chantant les cantiques de la victoire, implorant l’assistance du Dieu des armées. Toutes les fois qu’au siège de Damiette on livrait un assaut à la ville, une foule innombrable de chrétiens se rassemblaient sur la rive du Nil, portant la croix de Jésus-Christ et répétant les oraisons belliqueuses des évêques ; tantôt, les larmes aux yeux et la voix étouffée par la crainte, ils se prosternaient en silence dans la poussière ; tantôt ils se livraient à la joie et célébraient par leurs acclamations le triomphe des combattants.

Dans l’intervalle des batailles, on voyait la multitude des croisés errer dans les plaines et les montagnes, cherchant des vivres et bravant les embûches des musulmans. Tout ce qu’ils voyaient, tout ce qu’ils entendaient dans des pays inconnus, disposait les pèlerins à l’enthousiasme ; la disette, les maladies, la fatigue, les jetaient souvent dans le désespoir, et le désespoir ajoutait encore à l’extrême exaltation des esprits.

De là les prodiges sans nombre qu’on racontait chaque jour au milieu des camps, et qui s’accréditaient facilement dans une foule oisive, ignorante et passionnée. La plupart des chroniqueurs qui rapportent les faits des premières croisades, peuvent être regardés comme les interprètes fidèles de cette multitude, parce qu’en leur qualité de moines et d’ecclésiastiques, ils ne combattaient point et se trouvaient confondus avec les pèlerins sans armes. Raoul de Caen, écrivain laïque et chevalier, exprime mieux le caractère particulier des guerriers de la croix ; aussi est-il moins prodigue de visions et de faits miraculeux que Raymond d’Agiles, le moine Robert, et le chapelain de Baudouin. On aurait un document bien précieux pour cette époque, si on avait l’histoire ou le journal d’une seule famille partie de l’Occident pour aller à Jérusalem.

C’est là qu’on pourrait voir dans toute leur vérité les espérances, les chagrins, les joies, toutes les impressions diverses du peuple de la guerre sainte. Mais, dans cette foule innombrable, combien peu d’hommes savaient écrire ! et les clercs qui écrivaient, se bornaient à rappeler les grands événements de la guerre sans entrer dans aucun de ces détails qui auraient aujourd’hui tant d’intérêt pour nous. C’est ainsi que les chroniques contemporaines ne daignent pas même nous apprendre par quels revers une prodigieuse multitude de pèlerins disparut dans l’Asie Mineure, et une d’elles nous dit qu’en Occident on ne recevait pas plus de nouvelles de la Romanie qu’on n’en reçoit du royaume des morts.

Les noms de ces nombreux pèlerins, le souvenir de leurs misères, et jusqu’aux traces de leurs pas, tout avait péri ; et l’histoire, loin de connaître aujourd’hui les destinées de tant de familles éteintes misérablement, peut à peine savoir si l’un des plus illustres chefs de la troisième croisade, un des plus grands empereurs d’Allemagne, fut enseveli à Antioche, à Tarse, ou dans la ville de Tyr. La multitude dont nous parlons devait être plus malheureuse que les autres croisés, car elle ne pouvait se défendre dans les périls, et profitait rarement de la victoire. « Ayez soin des pauvres clercs et des faibles « pèlerins, disait l’évêque Adhémar aux guerriers de la croix : ils ne peuvent, comme vous, combattre et se procurer les choses nécessaires à la vie ; mais, tandis que vous bravez les fatigues et les périls de la guerre, ils prient Dieu de vous pardonner tant de péchés que vous commettez tous les jours. »

Orderic Vital nous rapporte une proclamation par laquelle les chefs, après les victoires d’Antioche, annonçaient l’intention de venir au secours de ce peuple misérable. « Nous donnerons, disaient-ils, une solde à chacun ; les malades et les infirmes seront traités aux frais du trésor de l’armée. » Raymond d’Agiles nous apprend qu’au siège d’Archas on préleva la dîme du butin, qu’une partie de cette dîme fut distribuée aux prêtres et aux évêques qui disaient la messe aux pèlerins, et l’autre partie aux pauvres du clergé et du peuple.

Dans l’excès des calamités qui désolaient les croisés, on en vit quelques-uns oublier leur foi pour trouver un secours chez les musulmans ; mais le plus grand nombre offraient leurs tribulations à Jésus-Christ et restaient fidèles à la cause malheureuse de la croix. « Quand on aurait la voix des anges, nous dit un témoin oculaire, on ne pourrait raconter tous les maux que les pèlerins souffrirent patiemment et sans faire entendre aucune plainte. » Le même auteur, qui accompagnait les croisés allemands conduits par Frédéric Ier, nous dit que plusieurs d’entre eux accablés de faim, de fatigue et de maladies, n’ayant plus qu’un souffle de vie et ne pouvant suivre l’armée, récitèrent tout haut le Symbole, et que, se jetant à terre en forme de croix, ils attendirent la mort au nom du Seigneur. « Quoique nous ne fussions pas loin d’eux, ajoute l’historien, les ennemis qui nous suivaient leur coupèrent la tête et en firent des martyrs de Jésus-Christ. »

Telle était cette multitude de croisés qui semblaient n’avoir quitté l’Occident que pour chercher les palmes du martyre, tandis que les princes et les barons qui les conduisaient étaient soutenus par l’ambition de conquérir l’Asie.

Cependant ceux qui ne participaient point à la victoire et qui n’en profitaient pas, étaient souvent plus enflés d'orgueil que les guerriers. « Que nos frères d’Occident — nous citons une lettre des prélats de l’armée chrétienne — apprennent que nous sommes maîtres d’Antioche et de quarante grandes cités. Quelques-uns des nôtres ne sont plus, mais, lorsque nous avons perdu une poignée d’hommes, l’ennemi a perdu une armée ; là où nous avons laissé quelques soldats, il a laissé des princes ; enfin, si nous avons abandonné un camp, les Turcs ont abandonné un royaume. » Au ton de cette lettre, nous voyons que la simplicité et l'humilité chrétiennes qui distinguaient les chevaliers de la croix n’étaient pas toujours la vertu des ecclésiastiques et des pèlerins qui suivaient l’armée.

Nous devons ajouter que ce peuple, que touchait si vivement l’honneur des armes chrétiennes, ne perdait jamais de vue l’objet du saint pèlerinage ; et, tandis que les princes et les rois oubliaient les serments de la croisade au milieu des riches provinces qu’ils parcouraient, plus d’une fois les clameurs d’une pieuse révolte les ramenèrent à la pensée de délivrer Jérusalem. Nous n’avons pas besoin de dire que cette multitude, qui ne combattait pas et qui vivait presque toujours dans la crainte, devait se montrer moins généreuse envers les ennemis vaincus, et nous n’hésitons point à lui attribuer en grande partie les scènes sanglantes qui souillèrent quelquefois le triomphe des guerriers chrétiens.

On n’a point oublié cette troupe de vagabonds auxquels les croisés qui assiégeaient Antioche donnèrent un chef qu’on appelait le roi truand, ou le roi des gueux ; dans cette troupe misérable se trouvaient quelquefois des comtes et des barons, car l’extrême détresse confondait les grands avec les petits, et beaucoup de nobles guerriers, selon l’expression du temps, devenaient des chevaliers sans avoir, ou des pauvres de Jésus-Christ. Cette multitude confuse dut souvent porter le désordre dans les armées qu’elle suivait. Un chroniqueur qui avait assisté à une défaite des croisés, déplore la misère de cette foule désarmée, et s’écrie avec amertume : « Plût au ciel que le pape, qui a défendu aux princes d’emmener avec eux des chiens et des oiseaux, qui a fait des règlements sur les habits et les armes des chevaliers, plût à Dieu qu’il se fût occupé du pauvre peuple partant pour Jérusalem, qu’il n’eût pas permis aux faibles de prendre la croix, qu’il eût donné aux forts un glaive au lieu d’une panetière, un arc au lieu d’un bâton ! »

Odon de Deuil ajoute que ces pèlerins sans armes empêchaient les guerriers chrétiens de combattre et n’offraient qu’une proie facile aux barbares. Aussi, plus leur nombre diminuait, plus les armées de la croix devenaient redoutables. L’histoire a moins à déplorer les désordres qu’entraînait une multitude inutile, lorsque les croisés se rendirent par mer en Orient.

 

CHAPITRE VI. — DIVERTISSEMENTS DES CROISÉS.

Virgile s’arrête dans son cinquième livre pour décrire les jeux et les solennités qui rappelaient aux Troyens, errants sur les mers, les souvenirs touchants de la patrie. Ainsi l’histoire nous représente les croisés conservant dans leur pieux exil les mœurs, les coutumes, les chagrins, les joies et jusqu’aux amusements des foyers domestiques. Les chroniques nous disent que les barons et les chevaliers de l’Occident s’étaient fait suivre en Asie du luxe et des plaisirs de leurs châteaux.

On se rappelle que leurs chiens et leurs faucons moururent de soif et de chaleur dans la Phrygie brûlée ; et cette perte, au milieu des malheurs de la guerre sainte, n’était pas ce qui affligeait le moins les nobles pèlerins. Les relations contemporaines sont aussi fidèles à décrire les combats livrés aux bêtes fauves que les batailles contre les musulmans. Tantôt c’est Godefroy qui triomphe d’un ours formidable dans les bois de Cilicie ; tantôt c’est Richard Cœur-de-Lion qui dans les montagnes de la Judée soutient un combat contre un sanglier plus terrible que celui de Calydon. Les daims et les gazelles du Carmel, du Silo, du Liban, furent souvent effrayés dans leurs retraites par le bruit des armes, et tombèrent sous les coups des guerriers venus de la France, de l’Allemagne ou de la Norvège. Ni les fatigues du pèlerinage, ni les périls de la guerre, ne pouvaient détourner les chevaliers et les princes de leur passion favorite.

Nous avons vu que le roi d’Angleterre fut sur le point d’être pris par les infidèles, lorsqu’il chassait avec plusieurs croisés dans la forêt d’Arsur ou de Sichem. Un auteur allemand, Mutius, prétend que Frédéric Barberousse voulut connaître les bêtes fauves de l’Arménie, et que, s’étant fatigué à les poursuivre à travers les montagnes de Séleucie, il se baigna dans le fleuve Sélef, où il trouva la mort. Une chronique rapporte qu’avant le combat où il fut tué, Roger, prince d’Antioche, parcourut les plaines et les montagnes voisines d’Apamée, prenant des oiseaux avec ses faucons et forçant des quadrupèdes avec ses chiens. La chasse n’était pas le seul amusement des croisés ; la passion du jeu n’avait pas moins d’attraits pour les chevaliers de la croix, et cette passion était commune aux Francs et aux musulmans.

On sait que le prince de Mossoul jouait aux échecs quand les croisés sortirent d’Antioche pour lui livrer la bataille où son armée fut détruite. Les chroniques du temps nous apprennent qu’après la prise d’Antioche par les chrétiens, on ne trouva dans la place que de la ciguë, du cumin, des jeux de dés et d’autres jeux de hasard. Pour connaître jusqu’à quel point les croisés portèrent souvent la passion du jeu, il suffira de lire les règlements publiés dans différentes croisades. « Nul, dans toute l’armée, dit un de ces règlements rapporté par Brompton, ne pourra jouer de l’argent à aucune espèce de jeu, excepté les chevaliers et les clercs, qui ne pourront perdre que vingt sous dans tout le jour et dans toute la nuit. »

Les ecclésiastiques et les chevaliers qui perdaient plus de vingt sous dans un jour devaient payer une amende. Il n’y avait que les rois qui pussent jouer selon leur bon plaisir. Les simples croisés qu’on surprenait jouant entre eux, étaient dépouillés de leurs vêtements, battus de verges au milieu de l’armée pendant trois jours. Si les coupables appartenaient au service de la mer, on les précipitait trois fois du haut d’un navire dans les flots.

On se rappelle qu’après la conquête de Constantinople, les simples chevaliers jouaient aux dés les cités et les provinces de l’empire grec. Les compagnons de saint Louis, pendant leur séjour à Damiette, jouaient jusqu’à leurs chevaux, jusqu’à leurs armes. Il n’était point de misère que le jeu ne fît oublier aux croisés. Après la captivité du roi de France en Égypte, et pendant que les débris de l’armée chrétienne revenaient par mer à Ptolémaïs, le comte d’Anjou et le comte de Poitiers jouaient aux dés dans le vaisseau du roi. Joinville, qui était présent, nous rapporte que Louis IX, plein de colère, renversa la table du jeu, s’empara des dés et jeta tout à la mer.

Parmi les divertissements des soldats de la croix lorsqu’ils marchaient à la conquête de l’Asie, nous ne pouvons oublier les réjouissances tumultueuses et quelquefois immodérées de la victoire. Quand ils furent maîtres de la capitale de la Syrie, les croisés, si l’on en croit l’histoire contemporaine, passèrent trois jours et trois nuits au milieu des festins et des danses avec les femmes des musulmans. On sait qu’après la prise de Ptolémaïs les pèlerins se décidèrent avec peine à suivre Richard s’avançant vers Joppé, parce que la ville conquise renfermait du vin en abondance et qu’il s’y trouvait beaucoup de belles femmes. Lorsque Richard eut pris une caravane venant du Caire, on célébra celte riche conquête par des feux de joie, par des hymnes et par de nombreux banquets où la chair blanche du chameau paraissait délicieuse aux soldats de la croix.

Dans le même temps, les croisés français ne quittaient point la ville de Tyr, et se livraient aux plaisirs de la paix, se couronnant de fleurs, étalant en public leurs colliers dorés, leurs manteaux retenus par des agrafes d’argent, et passant les nuits dans la joie bruyante des tavernes. Les tournois, quoiqu’ils eussent été défendus à plusieurs reprises par les papes, devaient surtout occuper les loisirs des guerriers de la croix.

Nous avons vu, au milieu des misères du siège d’Antioche, les chevaliers et les barons donner aux ambassadeurs du Caire le spectacle de leur adresse et de leur force dans des joules et des courses chevaleresques. Ils faisaient voltiger en tournoyant leurs chevaux agiles ; ils représentaient l'image des combats en courant avec leurs lances les uns sur les autres. Leur exercice favori était la quintaine : on plaçait sur des pieux fortement plantés en terre un mannequin couvert de l’armure et des vêlements d’un guerrier ; sa main droite étendue tenait un bouclier, sa main gauche une épée ou un bâton. Les cavaliers, dans leur course rapide, devaient frapper le mannequin à la poitrine ; si le coup portait à droite ou à gauche, l’image du guerrier, tournant sur elle-même, frappait de son bouclier ou de son épée le cavalier maladroit, que poursuivaient les huées de la multitude. Pour les pèlerins, qui n’avaient jamais quitté leur pays, tout devait être un sujet de curiosité et de surprise.

L’histoire du temps a pris soin de nous dire avec quel étonnement, avec quelle joie ils contemplaient la ville de Byzance et les riches cités de l’Orient. S’ils offrirent quelquefois aux nations étrangères le spectacle de leurs jeux et de leurs fêtes, ils partagèrent quelquefois aussi les plaisirs et les divertissements des Orientaux. Lorsque le roi de Norvège, Sigurd, revenait de la terre sainte, l’empereur de Constantinople fit représenter devant lui des jeux que les Grecs appelaient padrémiques, et dans lesquels les guerriers du Nord virent les dieux et les héros d’Homère se mêlant ensemble sur le champ de bataille. Des feux semblables aux feux du tonnerre tombaient du haut des airs, éclataient avec fracas dans l’arène des combattants, tandis qu’on entendait au loin les sons harmonieux des lyres et des cithares.

L’historien qui décrit ces jeux héroïques ajoute que des guerriers soutenus par une divinité tutélaire défendaient dans la mêlée la gloire de la nation grecque, et que la multitude qui assistait à ce spectacle y voyait les destinées futures de l’empire. Les chroniques arabes nous parlent de certaines femmes musulmanes qu’on élevait pour danser et se donner en spectacle à la cour des sultans et des émirs : l’histoire nous dit que ce genre de spectacle ne trouva pas tous les croisés indifférents. Richard de Cornouailles, frère de Henri III, ramena avec lui en Angleterre plusieurs de ces femmes musulmanes, dont on admirait la souplesse élégante, et qui, sans perdre leur équilibre, s’accompagnant de la cymbale, dansaient sur les boules d’acier avec la légèreté des vents.

Dans la troisième croisade, où les Francs et les musulmans restèrent si longtemps en présence, les guerriers chrétiens étalèrent souvent devant leurs ennemis la pompe et les solennités des fêtes militaires de l’Europe. Les musulmans et Saladin lui-même prirent quelque part à ces jeux de la chevalerie chrétienne ; un neveu du sultan fut reçu chevalier par Richard, en présence même de l’armée des croisés, qui campait près d’Ascalon. Dans les jours consacrés à célébrer la gloire de la chevalerie, on dut voir tout à la fois les cérémonies et les exercices belliqueux de l’Orient et de l’Occident.

Si nous en croyons un passage de l’historien Brompton, les compagnons de Richard ne se livraient pas toujours à des exercices aussi nobles que les tournois. Plusieurs seigneurs anglais et français étaient sortis de Messine pour se livrer à leurs jeux accoutumés, et, rentrant dans la ville, ils rencontrèrent la voiture d’un paysan qui portait au marché des cannes et des roseaux. Tout à coup les plus nobles chevaliers de la France et de l’Angleterre s’emparèrent de cette voiture de paysan. Les cannes qu’ils y trouvent deviennent comme des lances, avec lesquelles ils s’attaquent et se poursuivent dans les rues et sur les places publiques ; ainsi tout ce qui ressemblait à un combat plaisait à des guerriers venus de si loin pour montrer leur valeur. Dans ce combat, qui eut toute la ville de Messine pour témoin, on s’attaqua d’abord en se jouant, on se disputa ensuite très-sérieusement la victoire. Le roi d’Angleterre eut la honte d’être vaincu par Guillaume des Barres ; et tel fut le dépit de Richard Cœur-de-Lion, que le roi de France et tous les barons français le sollicitèrent en vain de pardonner à celui qui l’avait désarmé dans ce singulier exercice, grossière et misérable image de la guerre.

Dans la croisade de Frédéric II, l’histoire nous représente des amusements plus graves, plus dignes des rois et des princes. Le sultan d’Égypte et l’empereur d’Allemagne, tous deux cultivant la poésie, tous deux avides de savoir, employaient leurs loisirs et leur temps à étudier les mœurs et le caractère de leurs peuples divers ; et, tandis que la guerre menaçait d’éclater autour d’eux, ils s’informaient, dans leurs messages pacifiques, des lois, de l’industrie, des productions de l’Asie et de l’Europe.

On lit dans les historiens arabes que ces deux princes s’adressaient, tour à tour, des problèmes de géométrie à résoudre, comme au temps de Salomon les rois d’Orient s’envoyaient des énigmes ou des allégories dont ils devaient chercher le sens et la morale. Des troubadours et des ménestrels se mêlèrent quelquefois à la multitude qui partait pour les croisades. Les chroniques nous disent que dans la première guerre sainte on fit des chansons sur le chapelain du duc de Normandie et sur ses deux nièces qu’il avait amenées avec lui en Orient. Guillaume, duc de Poitou, célébra ses déplorables aventures en Asie, dans des vers inspirés par le génie du gai savoir. Après la prise de Ptolémaïs, Richard avait composé des vers satiriques contre le duc de Bourgogne ; celui-ci, qui se piquait aussi d’être poète, répliqua par une chanson où la reine Bérengère et les princesses qui accompagnaient Richard n’étaient point épargnées. Nous n’avons pas besoin de dire qu’on ne perdit jamais l’habitude de chanter dans les croisades où se trouvèrent les Français. Le roi de Navarre, qui avait lui-même prêché dans ses vers l’expédition dont il était le chef, fut suivi en Palestine par un grand nombre de chevaliers, troubadours comme lui. Quelques-unes des chansons qu’ils composèrent dans la croisade, sont arrivées jusqu’à nous. Il y règne en général un sentiment de tristesse et de mélancolie qui prouve que ces chants étaient moins faits pour amuser que pour consoler les pèlerins. Plusieurs des compagnons de Thibaut tombés aux mains des musulmans à la bataille de Gaza, chantaient, dans les prisons du Caire, la France, ce doux pays que tant ils aimaient. Ainsi les souvenirs poétiques de la patrie les aidaient à supporter leurs malheurs et charmaient leur captivité chez les infidèles.