Sensation produite en
Europe par la prise de Constantinople ; le vœu du faisan ; les Turcs sont
chassés de Belgrade ; Pie II négocie avec Mahomet II ; sa mort ; serment de
Mahomet II ; le royaume de Chypre échappe aux Lusignan ; siège de Rhodes ;
prise d’Otrante ; le prince Zizim ; Charles VIII en Italie ; rôle des
Vénitiens en Orient ; le pape Léon X ; cinquième concile de Latran ; lettres
du roi François Ier ; Luther et Érasme ; les chevaliers de Rhodes
s’établissent à Malte ; prise et sac de Rome par les Impériaux ; victoire de
Lépante ; Jean Sobieski vainqueur des Turcs ; l’empire du croissant
s’affaiblit.
L’Occident
n’avait vu qu’avec indifférence les dangers qui menaçaient l’empire grec. En
apprenant le dernier triomphe de Mahomet, tous les peuples chrétiens furent
saisis d’effroi ; on croyait déjà voir les janissaires renverser les autels
de l’Évangile dans la Hongrie et dans l’Allemagne ; on frémissait à la pensée
que l’Italie n’échapperait point à la domination des Turcs, et qu’un jour le
Coran serait prêché dans les églises de Rome changées en mosquées. De toutes
parts des murmures s’élevaient contre le pape Nicolas V, auquel on reprochait
de n’avoir pas prêché une croisade pour prévenir le malheur que déplorait
toute la chrétienté. Quelques secours envoyés avant le siège auraient, en
effet, sauvé Constantinople ; mais, la ville une fois tombée au pouvoir des
Barbares, cette perte devenait irréparable. La réunion de toutes les
puissances chrétiennes pouvait seule arracher aux Turcs leur conquête, et
cette réunion rencontrait chaque jour de plus grands obstacles. En
vain, pour ébranler encore une fois l’Occident, l’éloquence des orateurs
chrétiens s’adressa tantôt à la douleur, tantôt à la piété des fidèles ; en
vain on employa tour à tour l’ascendant des idées religieuses et celui de la
chevalerie : tout le monde déplora les progrès des Turcs ; mais une aveugle
résignation, ou plutôt une cruelle indifférence, prit bientôt la place de la
consternation universelle. Peu de
mois après la prise de Constantinople, Philippe le Bon, duc de Bourgogne,
rassembla à Lille en Flandre toute la noblesse de ses États ; et, dans une
fête dont l’histoire nous a conservé le récit fidèle, il chercha à réveiller
le zèle et la valeur des preux par le spectacle de tout ce qui pouvait alors
frapper leur imagination chevaleresque. On présenta d’abord à l’assemblée un
grand nombre de tableaux et de scènes curieuses, parmi lesquels on remarquait
les travaux d’Hercule, les aventures de Jason et de Médée, les enchantements
de Mélusine. Les spectateurs virent ensuite arriver dans la salle du festin
le simulacre d’un éléphant conduit par un géant sarrasin et portant une tour,
d’où sortit une matrone vêtue de deuil qui représentait l’Église chrétienne.
L’éléphant étant arrivé devant la table du duc de Bourgogne, la dame captive
récita une longue complainte en vers sur les maux dont elle était accablée,
et, s’adressant aux princes, aux ducs et aux chevaliers, elle se plaignit de
la lenteur et de l’indifférence qu’ils mettaient à la secourir. Alors parut
un héraut d’armes qui portait à la main un faisan, oiseau que la chevalerie
avait adopté comme le symbole et le prix de la bravoure. Deux nobles
demoiselles et plusieurs chevaliers de la Toison d’or s’approchèrent du duc,
et lui présentèrent l’oiseau des braves, le priant de les avoir en
souvenance. Philippe le Bon, qui savait, dit Olivier de la Marche, à quelle
intention il avoit ce banquet, jeta un regard de compassion sur la
dame Saincte Eglise, et tira de son sein un écrit que le héraut d’armes
lut à haute voix. Dans cet écrit, le duc vouoit premièrement à Dieu, son
créateur, à la tressaincte Vierge, et apres aux dames et au faisan, que «
s’il plaisoit au roy de France d’exposer son corps pour la défense de la foy
chrestienne et résister à la damnable entreprise du Grand Turc, il le
serviroit de sa personne et de sa puissance audict sainct voyage, le mieulx
que Dieu lui en donneroit la grâce ; si ledict roy commettoit à cette saincte
expédition aucuns princes de son sang ou aultres seigneurs, il s’engageoit à
leur obéir ; et si, pour ses grandes affaires, il n’estoit disposé d’y aller,
ne d’y envoyer, et que d’aultres puissans princes prissent la croisée, il
s’offroit de les accompaigner le plus avant qu’il pourroit. Si, durant le
sainct voyage, il pouvoit par quelque voye ou manière que ce fust, savoir ou
congnoistre que ledict Grand Turc eust volonté d’avoir affaire à luy corps à
corps, luy, Philippe, pour ladicte foy chrestienne, le combattroit volontiers
avec le secours de Dieu tout puissant et de sa tresdoulce Vierge mere,
lesquels il appeloit tousjours à son aide. » La dame
Sainte-Église remercia le duc du zèle qu’il montrait pour sa défense. Tous
les seigneurs et chevaliers qui étaient présents invoquèrent, à leur tour, le
nom de Dieu et celui de la Vierge, sans oublier les dames et le faisan, et
jurèrent de consacrer leurs biens et leur vie au service de Jésus-Christ et
de leur tresredoubté seigneur le duc de Bourgogne. Tous exprimèrent le
plus ardent enthousiasme. Quelques-uns se distinguèrent par la bizarrerie et
la singularité de leurs promesses. Le comte d’Étampes, neveu de Philippe le
Bon, s’engageait à proposer un cartel à aucuns grans princes et seigneurs
de la compaignie du Grand Turc, et promettait de les combattre corps à
corps, deux à deux, trois à trois, quatre à quatre, cinq à cinq, etc. Le
bâtard de Bourgogne jurait de livrer un combat à un Turc, en quelque manière
qu’il voulust requérir, et prenait l’engagement de faire porter le
défi en l'hostel du Turc. Le seigneur de Pons faisait le serment de ne
séjourner dans aucune ville « jusques à tant que il eust trouvé un Sarrasin
qu’il pust combattre corps à « corps, à l’aide de Nostre Dame, pour l’amour
de laquelle jamais il ne coucheroit dans un lict le samedi, « avant l’entier
accomplissement de son veu. » Un
autre chevalier s’engageait, « du jour de son départ, à ne manger le vendredi
chose qui eust receu mort jusques à ce qu’il se fust trouvé aux prinses avec
un ou plusieurs ennemis de la foy ; si la baniere de son seigneur et celle
des Sarrasins estoient déployées pour le combat, il faisoit veu d’aller
droict à la baniere du Grand Turc, de la trébucher par terre ou de mourir
à la peine. » Le seigneur de Toulongeon, arrivé au pays des infidèles,
devait défier un des hommes d’armes du Grand Turc, elle combattre en présence
de son seigneur le duc de Bourgogne, ou, si le Sarrasin ne voulait pas venir,
il se proposait d’aller le combattre en présence dudit Grand Turc, moyennant
qu’il pust avoir bonne seureté. Toutes
ces promesses, qui ne furent point accomplies, servent du moins à nous faire
connaître l’esprit et les mœurs de la chevalerie. La naïve confiance
qu’avaient les chevaliers dans leurs armes, nous montre combien ils
connaissaient peu les ennemis auxquels ils déclaraient ainsi la guerre. Lorsque
chacun eut exprimé ses vœux, une dame vêtue de blanc et portant sur le dos
cette inscription en lettres d’or, grâce Dieu, vint saluer l’assemblée et
présenta douze dames avec douze chevaliers. Ces dames figuraient douze vertus
ou qualités dont elles portaient le nom sur l’épaule : foy, charité,
justice, raison, prudence, tempérance, force, vérité, largesse, diligence,
esperance, vaillance ; telles étaient les vertus de la chevalerie qui
devaient présider à la croisade. En
lisant la description de celte fête chevaleresque, on a pu voir tout ce qui
restait alors des sentiments belliqueux et de l’héroïque piété qui avaient
animé les compagnons de Godefroy, de Louis VII, de Philippe-Auguste et du roi
Richard. Lorsqu’on se rappelle le concile de Clermont, les prédications de
Pierre l’Ermite et de saint Bernard, l’enthousiasme grave, la dévotion
austère, qui présidaient aux serments des premiers croisés, lorsqu’on voit
ensuite les solennités brillantes de la chevalerie, les promesses moitié
profanes, moitié religieuses des chevaliers, enfin tous les spectacles
mondains au milieu desquels était proclamée la guerre sainte, on se sent tout
à coup transporté dans un autre siècle et dans une société nouvelle. La
religion, qui avait précipité l’Europe sur l’Asie, n’a plus d’empire, si les
dames ne sont ses interprètes et si les prédications de l’Église ne se mêlent
aux fêtes et aux usages de la chevalerie. On sait au reste que ce genre de
prédications ne laissa point une impression profonde et durable dans le cœur
des chevaliers. Il n’eut surtout aucune influence sur la multitude, qui
n’assistait point à ce spectacle, et qui n’y aurait rien compris si elle y
eût assisté. Il n’en était pas ainsi dans les assemblées des fidèles convoquées
par le chef de l’Église, où tout le monde était appelé, où le peuple, comme
les grands, se passionnait pour la défense de la cause commune et des
opinions dominantes. Aussi ne peut-on s’empêcher ici de reconnaître que
l’esprit religieux fut toujours le motif le plus actif et le plus puissant
parmi les hommes, et que dans les siècles dont nous retraçons l’histoire,
aucun autre mobile pris dans les passions humaines n’aurait pu remuer le
monde, comme celui qui avait produit et entretenu l’enthousiasme des croisades. Cependant
quelques hommes pieux firent d’incroyables efforts pour faire revivre les
premiers temps des guerres saintes. Jean Capistran, moine de Saint-François,
et Ænéas Sylvius, évêque de Sienne, ne négligèrent aucun des moyens qui
pouvaient enflammer les esprits et ranimer la dévotion belliqueuse des
croisés. Le premier, qui passait pour un saint, parcourait les cités de
l’Allemagne et de la Hongrie, en parlant au peuple assemblé des périls de la
foi et des menaces des mécréants. Le second, un des évêques les plus éclairés
de son temps, versé dans les lettres grecques et dans les lettres latines,
orateur et poète, exhortait les princes à prendre les armes, pour prévenir
l’invasion de leurs propres États et sauver la république chrétienne d’une
prochaine destruction. Ænéas
Sylvius écrivit au souverain pontife, et s’efforça de réveiller son zèle, en
lui disant que la perte de Constantinople flétrirait éternellement son nom,
s’il ne faisait tous ses efforts pour abattre la puissance des Turcs. Le
pieux orateur se rendit à Rome, et prêcha la croisade dans un consistoire.
Pour montrer la nécessité d’une guerre sainte, il cita tour à tour devant le
pape et les cardinaux l’autorité des philosophes grecs et celle des pères de
l’Église. Il déplora la servitude de Jérusalem, berceau du christianisme, la
servitude de la Grèce, mère des sciences et des arts. Ænéas célébra le
courage héroïque des Allemands, le noble dévouement des Français, le généreux
orgueil des Espagnols, l’amour de la gloire qui animait les peuples de
l’Italie. Le roi de Hongrie, dont les États étaient menacés par Mahomet II,
assistait à cette assemblée. L’orateur de la croisade, montrant ce prince au
souverain pontife et aux prélats, leur demanda de prendre pitié de ses
larmes. Frédéric
III, empereur d’Allemagne, avait en même temps écrit à Nicolas V, pour le
conjurer de sauver la chrétienté. « Les paroles sorties de la bouche de
l’homme ne pouvaient donner une idée du malheur que « venait d’éprouver
l’Église catholique, ni faire connaître toute la férocité de ce peuple qui
désolait la Grèce « et menaçait l’Occident. » L’empereur invitait le pape à
réunir contre cet ennemi formidable toutes les puissances chrétiennes,
annonçant qu’il allait lui-même convoquer les princes et les États de
l’Allemagne. Le pape applaudit aux intentions de l’empereur, et ses légats
furent envoyés aux diètes de Ratisbonne et de Francfort. Ænéas Sylvius prêcha
de nouveau la croisade contre les Turcs dans ces deux assemblées. Le duc de
Bourgogne, qui s’y était rendu, renouvela en présence des princes et des
États de l’Empire le serment qu’il avait fait à Dieu, à la Vierge, aux dames
et au faisan. Des
députés hongrois vinrent annoncer que les rives du Danube et les frontières
d’Allemagne allaient être envahies par les Turcs, si de toutes parts on ne se
hâtait de prendre les armes. La diète arrêta qu’on enverrait contre les Turcs
dix mille hommes de cavalerie et trente-deux mille hommes d’infanterie. Mais,
comme elle ne décida rien sur la manière de lever cette armée et sur les
moyens de l’entretenir, l’enthousiasme de la croisade se ralentit bientôt, et
personne ne se présenta pour s’opposer aux progrès des Ottomans. Ænéas
Sylvius nous explique dans une de ses lettres les causes de cette
indifférence et de cette inaction de la chrétienté : « L’Europe
chrétienne n’était qu’un corps sans tête, qu’une république sans magistrats
et sans lois ; le pape et l’empereur, autorités imposantes par leur nom,
inspiraient le respect et non l’obéissance. Quant aux autres princes, chacun
s’occupait de ses propres intérêts, et ces intérêts étaient souvent un sujet
de guerre. Que deviendrait une armée levée chez plusieurs nations, animée de
mille passions diverses, parlant des langues différentes, toujours près
d’être vaincue si elle était en petit nombre, succombant par sa propre masse
si elle était nombreuse ? qui entreprendrait de lui donner des armes, des
vivres, une discipline ? quel chef contiendrait jamais sous les mêmes
drapeaux les Français et les Anglais, les soldats de Gênes et ceux de
l’Aragon, les guerriers de l’Allemagne et les milices de la Hongrie et de la
Bohême ?’ Ænéas
Sylvius démontrait ainsi l’impossibilité de la croisade, et, toujours
entraîné par son zèle, il passa sa vie à la prêcher. Pendant qu’il haranguait
inutilement les princes d’Allemagne, le pape cherchait à rétablir la concorde
parmi les États de l’Italie. L’ascendant de l’autorité pontificale ne put
réussir à calmer les esprits, et la paix fut l’ouvrage d’un pauvre ermite
dont les paroles étaient toutes puissantes sur le cœur des fidèles. Le frère
Simonet, sorti tout à coup de sa retraite, parcourait les cités, et,
s’adressant aux peuples et aux princes, il les exhortait à se réunir contre
les ennemis de Jésus-Christ. A la voix du saint orateur, Venise, Florence, le
duc de Milan, déposèrent les armes. Une ligue se forma dans laquelle
entrèrent la plupart des républiques et des principautés de l’Italie ; mais
cette ligue ne produisit rien, parce que le zèle des confédérés ne fut dirigé
ni par le pape, qui devait donner le signal et l’exemple, ni par l’empereur
d’Allemagne, qui promettait sans cesse de se mettre à la tête d’une croisade
et restait dans ses États. Frédéric III était retenu par son avarice et
surtout par un excessif amour du repos que lui reprochent les chroniques
contemporaines. Nicolas V, passionné pour l’antiquité savante, toujours entouré
d’érudits, s’occupait bien plus de recueillir les trésors littéraires de Rome
et d’Athènes que de délivrer la ville de Constantin. Pendant que les Turcs
prenaient Byzance, il faisait traduire à grands frais les plus célèbres des
auteurs grecs, et l’on peut croire que les décimes levées pour la croisade
furent quelquefois employées à l’acquisition des chefs-d’œuvre de Platon,
d’Hérodote ou de Thucydide. Nicolas
se borna à quelques exhortations adressées aux fidèles, et mourut sans avoir
aplani aucune des difficultés qui s’opposaient à l’entreprise d’une guerre
sainte. Calixte III, qui lui succéda, montra plus de zèle, et, dès le
commencement de son pontificat, il envoya des légats et des prédicateurs dans
toute l’Europe pour proclamer la croisade et lever des décimes. Une ambassade
du pontife alla solliciter les rois de Perse et d’Arménie et le kan des
Tartares de se réunir aux chrétiens d’Occident pour faire la guerre aux
Turcs. Seize galères, construites avec le produit des décimes, se mirent en
mer sous le commandement du patriarche d’Aquilée, et montrèrent le pavillon
de saint Pierre dans l’Archipel et sur les côtes de l’Ionie et de l’Asie
Mineure. Saint Antonin harangua le pape au nom de la ville de Florence, et
lui promit le concours de toutes les puissances de la chrétienté, si Sa
Sainteté ouvrait les trésors de l’Église, et si par ses exhortations
évangéliques elle appelait tous les ouvriers à la moisson Calixte III
s’adressa au chef de l’Empire, qui ne lui épargnait point les conseils pour
les affaires de la guerre sainte, et il l’invita à donner l’exemple ; mais
l’indolent Frédéric se contenta de renouveler ses promesses. Tandis que
l’empereur exhortait ainsi le pontife à proclamer la croisade, que le
pontife, de son côté, exhortait l’empereur à prendre les armes, les Ottomans
pénétrèrent dans la Hongrie, et s’avancèrent contre Belgrade. Cette
ville, un des boulevards de l’Occident, ne recevait aucun secours de la
chrétienté. Il ne lui restait d’espérance que dans la valeur d’Huniade et
dans le zèle apostolique de Jean Capistran. L’un commandait les troupes des
Hongrois, et les entraînait par son exemple ; l’autre, qui par ses
prédications avait rassemblé un grand nombre de croisés allemands, animait au
combat les soldats chrétiens, et leur inspirait une ardeur invincible. Les
chroniques contemporaines nous apprennent qu’à cette époque deux comètes se
montrèrent dans le ciel : l’une paraissait avant l’aurore, l’autre après le
coucher du soleil. Les peuples de la chrétienté croyaient y voir le signe
prophétique des plus grands malheurs ; et, comme le plus grand des malheurs
qu’on eût alors à redouter était l’invasion des Turcs, Calixte voulut
profiter de cette disposition générale des esprits pour les ramener à l’idée
d’une croisade. Il exhorta les chrétiens à la pénitence ; il leur présenta la
guerre sainte comme un moyen d’expier leurs fautes et d’apaiser la colère
céleste. Cependant
on ne prit les armes que dans les pays menacés par les Turcs. Ce fut alors
que le souverain pontife ordonna que chaque jour, à midi, on sonnerait les
cloches dans toutes les paroisses afin d’avertir les fidèles de prier pour
les Hongrois et pour tous ceux qui combattaient contre les Turcs. Calixte
accordait les indulgences à tous les chrétiens qui à ce signal répéteraient
trois fois l’oraison dominicale et la salutation angélique. Telle fut
l’origine de l’Angélus, que les usages de l’Église ont consacré et conservé
jusqu’aux temps modernes. Le ciel fut touché sans doute de ces ferventes
prières qui s’élevaient ensemble et à la même heure de tous les points de
l’Europe chrétienne. Mahomet avait conduit son armée devant Belgrade ; après
avoir établi leur camp, dit l’historien Coggia-effendi, les Turcs se
précipitèrent sur la ville, comme les abeilles vers leur ruche, mais ils
trouvèrent une résistance invincible. Le siège durait depuis quarante jours,
lorsque Huniade et le moine Capistran accoururent au secours des assiégés,
l’un conduisant de nombreux bataillons, l’autre n’ayant pour triompher de
l’ennemi que sa pieuse éloquence et ses ardentes prières. Dans un seul
combat, les soldats chrétiens mirent en fuite l’armée de Mahomet, et
détruisirent la flotte ottomane, qui couvrait le Danube et la Save. Huniade
fit des prodiges de valeur ; au moment du plus grand péril, on vit Capistran
parcourir les rangs de l’armée chrétienne, portant une croix à la main et
répétant ces paroles : Victoire, Jésus ! victoire ! Plus de vingt mille
musulmans perdirent la vie dans la bataille ou dans la fuite ; le sultan fut
blessé au milieu de ses janissaires, et s’éloigna précipitamment de Belgrade
avec son armée vaincue. Toute l’Europe remercia le ciel de cette victoire, à
laquelle elle n’avait concouru que par ses prières et qu’elle devait regarder
comme un miracle. La tente et les armes de Mahomet furent envoyées au pape,
comme un trophée de la guerre sainte et comme un hommage rendu au père des
fidèles. La religion célébra par ses cérémonies une journée où ses plus
cruels ennemis avaient été vaincus. L’ancienne fête de la Transfiguration,
mise au rang des fêtes doubles solennelles, devait rappeler chaque année à
l’Église universelle la défaite des Turcs devant Belgrade. [1458.]
Huniade et Capistran ne survécurent pas longtemps à leurs triomphes, et
moururent tous les deux pendant que la chrétienté mêlait encore leurs noms
aux hymnes de sa reconnaissance. Le sentiment de la jalousie empoisonna leurs
derniers instants, et la chaleur peu évangélique avec laquelle chacun d’eux
réclama l’honneur d’avoir sauvé Belgrade, imprima une tache à leur renommée.
Ænéas Sylvius, en recommandant leur mémoire à l’estime de la postérité,
célèbre les vertus de Capistran, et s’étonne qu’un humble cénobite qui avait
foulé aux pieds tous les biens de ce monde n’ait point eu assez de force pour
résister aux charmes de la gloire. Du
reste, l’histoire ne peut admettre les assertions superbes des disciples de
Jean Capistran : ce n’est pas aux exhortations d’un moine sans armes, mais à
l’indomptable vaillance d’Huniade qu’elle attribuerait l’honneur de la
victoire sur Mahomet II. Le héros de Hongrie avait été proclamé le sauveur de
la chrétienté, lorsqu’il mourut à Semlin atteint d’une épidémie. L’Europe
regarda la mort du Chevalier Blanc de Valachie comme une calamité publique.
Mahomet lui-même, en apprenant la fin de son redoutable ennemi, s’était écrié
: Il n’y avait personne sous le soleil qui fut comparable à ce grand homme !
Maintenant encore le nom d’Huniade ou Hunyad est prononcé par les Hongrois
avec un sentiment de fierté : ce nom est pour eux un noble souvenir, une
belle gloire. Le tombeau de l’illustre défenseur de l’Europe chrétienne se
voit dans la cathédrale de Carlsbourg en Transylvanie. On visite à Temesvar
la forteresse qui servit de retraite à Huniade à plusieurs époques de sa vie
guerrière. Le château de Vayda-Hunyad, qui domine avec son imposante
architecture féodale le riant bassin de la Maross et qui fut la demeure du
vainqueur de Mahomet II, attire aussi l’attention du voyageur. L’industrie
moderne a envahi l’héroïque manoir ; mais, par un dernier égard du sort envers
une grande mémoire, c’est une industrie belliqueuse qui a pris possession du
vieux château, et le fer des usines d’Hunyad a pu quelquefois encore réprimer
et punir les subites agressions des Ottomans. Pendant
que les Hongrois battaient les Turcs devant Belgrade, la flotte du pape
remportait quelques avantages dans l’Archipel. Calixte ne négligea point de
rappeler à tous les fidèles les exploits et les triomphes du patriarche
d'Aquilée, persuadé que la nouvelle des victoires remportées sur les
musulmans rendrait l’espérance et le courage à tous ceux que les revers des
chrétiens avaient abattus et consternés. On prêcha une nouvelle guerre sainte
en France, en Angleterre, en Allemagne, et jusque dans les royaumes de
Castille, d’Aragon et de Portugal. Partout le peuple écouta avec un pieux
recueillement les prédications de la croisade, mais des murmures s’élevèrent
généralement contre la levée des décimes. Le
clergé de Rouen, l’université et le parlement de Paris, plusieurs évêques,
s’opposèrent ouvertement à cet impôt. En Allemagne, les plaintes furent plus
violentes que partout ailleurs. A mesure que l’esprit des guerres saintes se
refroidissait, on jugeait avec plus de sévérité les moyens employés par les
papes pour renouveler ces expéditions lointaines. Il faut d’ailleurs avouer
qu’il y avait alors de grands abus dans la perception et l’emploi des
décimes. On faisait un trafic des indulgences de la cour de Rome pour la
croisade, et le tribunal de la pénitence ne semblait plus en certaines
occasions qu’un moyen de lever des impôts sur les fidèles. Ce n’était plus
qu’à prix d’argent que s’obtenaient les grâces de l’Église et les
miséricordes du ciel ; les péchés des chrétiens avaient en quelque sorte un
tarif, et nous trouvons dans l’histoire d’Aragon que la désobéissance même
aux décrets du pape était devenue la source d’un tribut nouveau. On se
rappelle que plusieurs fois les souverains pontifes avaient défendu aux
chrétiens de porter des munitions et des armes aux infidèles. Le commerce des
villes maritimes bravait souvent les menaces du Saint-Siège, et l’avarice
portait les marchands à transgresser sur ce point les ordres les plus sévères
: on exigeait alors au nom du pape une somme d’argent de tous ceux qui
s’accusaient de ce péché ; on les condamnait à payer le quart ou le cinquième
des bénéfices provenant d’un commerce illicite. Il y avait des commissaires
chargés de lever cet impôt, et des décrets en réglaient la perception comme
celle de tous les autres revenus publics. Ce qui
achève de faire connaître l’esprit de cette époque et surtout l’esprit de la
cour de Rome, c’est que dans les prédications des croisades on exhortait
moins les fidèles à prendre les armes qu’à payer un tribut en argent. On
appelait les deniers levés au nom du Saint-Siège des secours pour les
Hongrois ; et, comme les Hongrois avaient toujours besoin d’être secourus, la
levée des décimes devenait comme un état de choses permanent, que le peuple
et le clergé supportaient chaque jour avec moins de patience et de
résignation. Nous
devons ajouter aussi que le Saint-Siège ne recevait pas toujours les produits
du tribut qu’il avait imposé aux chrétiens. Les princes, sous prétexte de
faire la guerre aux Turcs, s’en emparaient quelquefois, et trop souvent les
décimes pour la guerre sainte furent employées à soutenir les querelles de
l’ambition. Cependant
les réclamations des Allemands contre les commissaires et les agents de la
cour de Rome devinrent si vives et si nombreuses que le pape se crut obligé
d’y répondre. Dans son apologie, rédigée par Ænéas Sylvius, il déclarait que
Scanderberg et le roi de Hongrie avaient reçu de nombreux secours ; qu’on
avait armé des flottes contre les musulmans ; qu’on avait envoyé des
vaisseaux et des munitions de guerre à Rhodes, en Chypre, à Mitylène ; qu’en
un mot l’argent levé sur les fidèles n’avait été employé que pour la défense
de la foi et de la chrétienté. Cette
apologie, dans laquelle Calixte se félicitait d’avoir sauvé l’Europe,
ressemble trop peut-être à celle de cet ancien Romain qui, accusé d’avoir mal
employé les deniers publics, proposa pour toute réponse de monter au Capitole
afin de remercier les dieux des victoires qu’il avait remportées. Il faut
avouer néanmoins que ce que disait l’apologiste de la cour pontificale
n’était point dépourvu de vérité, et l’histoire doit louer le zèle que
déploya le père des chrétiens pour arrêter les progrès de Mahomet et dérober
une foule de victimes à la tyrannie des Ottomans. Calixte
ne cessait de solliciter les princes chrétiens de se réunir à lui ; il
cherchait surtout à exciter contre les Turcs l’enthousiasme belliqueux de la
France. « Si je suis secondé par les Français, disait-il souvent, nous
détruirons la race des infidèles. » Il n’épargna ni les prières, ni les
promesses, pour engager Charles VII à secourir la Hongrie et à défendre les
barrières de l’Europe. Il lui envoya cette rose d’or que les papes
bénissaient au quatrième dimanche de carême et dont ils faisaient présent aux
princes chrétiens en témoignage de leur estime et de leur affection. On voit
par ces prévenances du pontife combien était éloigné le temps où les chefs de
l’Église ne parlaient aux monarques qu’au nom d’un ciel irrité, et ne les
exhortaient à prendre la croix qu’en leur reprochant leurs fautes, qu’en leur
recommandant de les expier par la guerre sainte. Les papes, en prêchant la
croisade, n’étaient plus les interprètes des opinions dominantes ; leurs
invitations n’étaient plus des lois, et les princes usaient amplement de la
faculté qu’ils avaient de ne point obéir. Charles VII, qui avait toujours à
redouter les entreprises des Anglais, résista aux instances réitérées de
Calixte. En vain le dauphin, qui régna dans la suite sous le nom de Louis XI,
retiré alors à la cour de Bourgogne, se déclara ouvertement pour la croisade
et voulut se faire un parti dans le royaume en prenant la croix : la France
resta étrangère à la guerre prêchée contre les infidèles, et Charles se
contenta de permettre la levée des décimes dans ses États, a la condition
expresse qu’il en surveillerait l’emploi. Tandis
que le pape implorait les secours de la chrétienté pour les Hongrois, la
Hongrie était remplie de troubles occasionnés par la succession de Ladislas
tué à la bataille de Varna. Calixte employa l’autorité paternelle du
Saint-Siège pour apaiser les fureurs de la discorde et pour protéger Mathias
Corvin longtemps retenu dans les fers, enfin proclamé roi d’un pays que la
bravoure de son père avait sauvé. La conduite du pontife parut moins digne
d’éloge et surtout moins désintéressée lorsque la succession d’Alphonse, roi
de Naples, amena de nouvelles guerres en Italie. L’histoire rapporte que le
souverain pontife oublia en cette circonstance les périls de la chrétienté,
et qu’il employa les trésors amassés pour la guerre sainte à la défense d’une
cause qui n’était point celle de la religion. Cependant
l’infatigable orateur de la croisade, Ænéas Sylvius, succéda à Calixte III
sur la chaire de saint Pierre. La tiare paraissait être la récompense de son
zèle pour la guerre contre les Turcs, et tout faisait espérer qu’il ne
négligerait rien pour exécuter lui-même les projets qu’il avait conçus, pour
réveiller parmi les peuples de la chrétienté cet enthousiasme guerrier, ce
patriotisme religieux, qui respiraient dans tous ses discours. Mahomet
II poursuivait toujours le cours de ses victoires, et sa puissance devenait
chaque jour plus redoutable. Il s’occupait alors de dépouiller tous les
princes grecs qui avaient échappé à ses premières invasions et dont la
faiblesse se cachait sous les titres fastueux d’empereur de Trébizonde, de
roi d’Ibérie, de despote de la Morée. Tous ces princes, à qui les actes de
soumission ne coûtaient rien pour régner quelques jours de plus, ou seulement
pour conserver leur vie, s’étaient empressés, peu de temps après la prise de
Constantinople, d’envoyer des ambassadeurs au sultan victorieux pour le
féliciter de ses triomphes. Satisfait de leur humble soumission, Mahomet ne
vit en eux qu’une proie facile à dévorer et des ennemis qu’il pouvait vaincre
à loisir. La plupart de ces princes déshonorèrent les derniers instants d’une
domination qui leur échappait, par tout ce que l’ambition, la jalousie et
l’esprit de discorde peuvent inspirer de perfidie, de cruautés et de
trahison. Lorsque les musulmans pénétrèrent dans les provinces grecques,
souillées de tous les crimes de la guerre civile, et qu’ils les réduisirent
en servitude, on aurait pu croire que Dieu lui-même les envoyait pour venger
ses lois outragées et pour accomplir les menaces de sa justice. Mahomet ne
daigna pas même déployer toutes ses forces contre les tyrans pusillanimes qui
se disputaient quelques restes de l’empire grec. Il n’eut qu’un mot à dire
pour faire tomber du trône Démétrius, despote de la Morée, David, empereur de
Trébizonde. Si tout ce qui restait de la famille des Comnène fut massacré par
ses ordres, ce farouche conquérant obéit moins en cette occasion aux craintes
d’une politique ombrageuse qu’à sa férocité naturelle. Sept ans après la
prise de Byzance, il conduisit ses janissaires dans le Péloponnèse. A son
approche, les princes d’Achaïe prirent la fuite ou devinrent ses esclaves ;
ne trouvant presque point de résistance, il recueillit avec dédain les fruits
d’une conquête facile. Il méditait de plus vastes projets, et, lorsqu’il
arbora l’étendard du croissant au milieu des ruines de Sparte et d’Athènes,
il tenait ses regards attachés sur la mer de Sicile, et cherchait une route
qui pût le conduire aux rivages d’Italie. Le
premier soin de Pie II fut de proclamer les nouveaux dangers de l’Europe. Il
écrivit à toutes les puissances de la chrétienté, et convoqua une assemblée
générale à Mantoue pour délibérer sur les moyens d’arrêter les progrès des
Ottomans. La bulle du pontife rappelait aux fidèles que l’Église de
Jésus-Christ avait été souvent battue par la tempête, mais que celui qui
commande aux vents veillait toujours à son salut. « Mes prédécesseurs,
ajoutait-il, ont déclaré la guerre aux Turcs par terre et par mer ; c’est à
nous maintenant de la poursuivre ; nous n’épargnerons ni travaux, ni
dépenses, pour une guerre aussi utile, aussi juste, aussi sainte. » Tous
les États de la chrétienté promirent d'envoyer à Mantoue leurs ambassadeurs.
Pie II s’y rendit lui-même ; et, dans son discours d’ouverture, il s’éleva
avec force contre l’indifférence des princes et des souverains ; il montra
les Turcs ravageant la Bosnie et la Grèce, prêts à se porter, comme un rapide
incendie, sur l’Italie et sur l’Allemagne, sur tous les pays de l’Europe. Le
pontife déclara qu’il ne quitterait point Mantoue avant que les princes et
les États chrétiens lui eussent donné des gages de leur dévouement à la cause
de la chrétienté ; il protesta enfin que, s’il était abandonné des puissances
chrétiennes, il se présenterait seul dans cette lutte glorieuse et mourrait
en défendant l’indépendance de l’Europe et de l’Église. Le
langage de Pie II était plein de religion, et sa religion pleine de
patriotisme. Lorsque Démosthène et les orateurs grecs montaient à la tribune
aux harangues pour presser leurs concitoyens de défendre la liberté de la
Grèce contre les entreprises de Philippe ou les invasions du grand roi, ils
parlaient sans doute avec plus d’éloquence ; mais jamais ils ne furent
inspirés par de plus grands intérêts et de plus nobles motifs. Le
cardinal Bessarion, que la Grèce avait vu naître et que l’Église de Rome
avait adopté, parla après Pie II, et déclara que tout le collège des
cardinaux était animé du même zèle que le père des fidèles. Les députés de
Rhodes, de Chypre, de l’Epire, ceux de l'Illyrie, du Péloponnèse et de
plusieurs des contrées qu’avaient envahies les Turcs, firent devant le
concile un récit lamentable des maux que souffraient les chrétiens sous la
domination des musulmans. Mais les ambassadeurs des grandes puissances de l’Europe
n’étaient point encore arrivés, et ce retard n’annonçait que trop
l’indifférence des monarques chrétiens pour la croisade. Les débats qui
s’élevèrent ensuite sur les prétentions des familles d’Anjou et d’Aragon au
royaume de Naples, enfin les disputes d’étiquette et de préséance qui
occupèrent le concile pendant plusieurs jours, achevèrent de prouver que les
esprits n’étaient point assez frappés des dangers de l’Europe chrétienne et
qu’on ne prendrait pour les prévenir aucune résolution généreuse. Le pape
proposa de lever pour la croisade un dixième sur les revenus du clergé, un
vingtième sur les juifs, un trentième sur les princes et les séculiers. Il
proposa en même temps de lever une armée de cent mille hommes dans les
différents États de l’Europe, et de confier le commandement de cette armée à
l’empereur d’Allemagne. Ces propositions, pour être exécutées, avaient besoin
de l’approbation des souverains, et la plupart des ambassadeurs ne firent que
de vagues promesses. On tint un grand nombre de conférences ; le concile dura
plusieurs mois, et le pape quitta Mantoue sans avoir fait rien de décisif
pour l'entreprise qu’il méditait. Il revint à Rome, d’où il écrivit de
nouveau aux princes chrétiens, les conjurant de lui envoyer des ambassadeurs
pour délibérer encore sur la guerre contre les Turcs. Toujours
poursuivi par la pensée de délivrer le monde chrétien et perdant chaque jour
l’espoir d’ébranler l’Occident, il conçut l’idée bizarre de s’adresser à
Mahomet II lui-même et d’employer toutes les forces de la dialectique pour
convertir le prince musulman au christianisme. Sa lettre, qui nous a été
conservée, offre un traité complet de la théologie et de la philosophie du
temps. Le pontife oppose aux apôtres de l’islamisme l’autorité des prophètes
et des pères de l'Église, l’autorité profane de Lycurgue et de Solon.
Cherchant surtout à intéresser l’ambition de l’empereur ottoman, il lui
proposait l’exemple du grand Constantin, qui obtint le sceptre du monde en
recevant le baptême et en revêtant le signe sacré par lequel il lui était
donné de vaincre. Le sultan n’avait qu’à reconnaître le Dieu d’où vient toute
autorité, pour que les Abyssins, les Arabes les mameluks, les Persans, tous
les peuples de l’Asie, se soumissent à sa domination, et, si l’intervention
de la cour de Rome lui était nécessaire pour régner sur l’Orient, le chef de
l’Église lui promettait le secours de ses prières et l’appui de la
souveraineté pontificale. Dans
cette singulière négociation avec Mahomet II, le pape ne fut pas plus heureux
qu’avec les princes chrétiens. Ceux-ci, qu’il engageait à défendre leurs
propres États, lui répondaient par de vaines protestations ; Mahomet, auquel
il offrait la conquête du monde au nom du christianisme, se contenta de
répondre qu’il était innocent de la mort de Jésus-Christ et qu’il songeait
avec horreur à ceux qui C avaient attaché à la croix. L’empereur
ottoman venait de s’emparer de la Bosnie ; il avait fait périr dans les
supplices le roi de ce malheureux pays, qui s’était soumis à ses armes. D’un
autre côté, les Turcs ravageaient les frontières de l'Illyrie et menaçaient
Raguse. L’étendard du Croissant flottait sur toutes les îles de l’Archipel et
de la mer d’Ionie. Les dangers de l’Italie et de l’Europe chrétienne
devenaient chaque jour plus pressants. Le pape réunit son consistoire, et lui
représenta que le temps était venu d’arrêter les progrès des Turcs et de
commencer la guerre sainte qu’il avait prêchée. « Le duc de Bourgogne, la
république vénitienne, étaient prêts à seconder son entreprise. Tandis que
les Hongrois et les Polonais s’apprêtaient à combattre les Ottomans sur le
Dniester et sur le Danube, les Épirotes et les Albanais allaient lever parmi
les Grecs l’étendard de la liberté ; en Asie, le sultan de Caramanie et le
roi de Perse devaient attaquer les Turcs et seconder les efforts réunis des
chrétiens. » Le pontife déclara qu’il était résolu à marcher lui-même contre
les infidèles. « Lorsque les princes chrétiens verraient le vicaire de
Jésus-Christ partant pour la guerre sainte, n’auraient-ils pas honte de
rester dans l’inaction ? Chargé d’ans et d’infirmités, il n’avait plus que
peu d’instants à vivre ; il courait à une mort presque certaine, mais
qu’importaient le lieu et l’heure de son trépas, pourvu qu’il mourût pour la
cause de Jésus-Christ et pour le salut de la chrétienté ? » Les
cardinaux donnèrent un assentiment unanime à la résolution de Pie II. Dès
lors, le pape s’occupa des préparatifs de son départ. Il adressa une
exhortation à tous les fidèles pour les engager à le seconder dans ses
desseins. Après avoir, dans cette exhortation apostolique, retracé avec une
vive éloquence les malheurs et les périls de l’Église chrétienne, le pontife
s’exprimait ainsi : « Nos
pères ont perdu Jérusalem et toute l’Asie ; nous avons perdu la Grèce et une
grande partie de l’Europe : la chrétienté n’est plus que dans un coin du
monde. En ce péril extrême, le père commun des fidèles va lui-même au-devant
de l’ennemi. Sans doute que la guerre ne convient ni à la faiblesse des
vieillards, ni au caractère des pontifes ; mais, quand la religion est près
de succomber, qui pourrait nous retenir ? On nous verra, pendant le combat,
sur la poupe d’un navire ou sur une colline élevée, donnant nos bénédictions
aux soldats de Jésus-Christ, invoquant pour eux le Dieu des armées. Ainsi le
patriarche Moïse priait sur la montagne et levait ses mains vers le ciel,
tandis qu’Israël combattait des peuples que Dieu avait réprouvés. Nous serons
suivi de nos cardinaux, d’un grand nombre d’évêques ; nous marcherons,
l’étendard de la croix déployé, avec les reliques des saints, avec
Jésus-Christ lui-même dans son Eucharistie. Quel chrétien refusera de suivre
le vicaire de Dieu, allant avec son sénat sacré et tout le cortège de
l’Église à la défense de la religion et de l’humanité ? « Quelle
guerre fut jamais plus juste et plus nécessaire ? Les Turcs attaquent tout ce
que vous avez de plus cher, ce que la société chrétienne a de plus saint. Si
vous êtes hommes, devez-vous manquer de compassion pour vos semblables ? Si
vous êtes chrétiens, la religion vous ordonne de porter des secours à vos
frères. Si le malheur des autres ne vous touche point, songez à votre propre
salut, prenez pitié de vous-mêmes. Vous vous croyez en sûreté, parce que vous
êtes encore loin du péril : demain le glaive sera sur vos têtes. Si vous ne
portez des secours à ceux qui sont devant vous, ceux qui sont derrière vous
abandonneront aussi dans le danger. « Vous
sentez-vous la force de supporter l’opprobre et l’humiliation d’une
domination barbare ? restez dans vos demeures, attendez-y vos ennemis ;
attendez-y ces vils Asiatiques qui ne sont plus même des hommes et qui ont
l’insolente prétention de gouverner tous les peuples de l’Europe. Mais, si
vous avez un cœur noble, un esprit élevé, un caractère généreux, une âme
chrétienne, vous suivrez les étendards de l’Église, vous nous enverrez des
secours, vous aiderez l’armée du Seigneur. Ceux qui nous aideront, Dieu les
bénira ; mais ceux qui resteront indifférents n’auront point de part aux
trésors des miséricordes divines. Que les méchants et les impies qui
troubleront la paix publique soient maudits de Dieu ! que le ciel fasse
tomber sur eux tous les fléaux de sa colère ! qu’ils vivent sans cesse dans
la crainte, et que leur vie soit comme suspendue à un fil ! Ni le pouvoir ni
la richesse ne les défendront pas ; les flèches du remords les atteindront
partout ; les flammes de l’abîme consumeront leur cœur. » Le
pontife adressait cette exhortation aux princes, à la noblesse et aux peuples
de tous les pays. Il indiquait la ville et le port d’Ancône comme le lieu où
devaient se rendre les croisés. Il promettait la rémission de leurs péchés à
tous ceux qui serviraient pendant six mois à leurs frais, ou qui
entretiendraient un ou deux soldats de la croix pendant le même espace de
temps. Il n’avait rien à donner dans ce monde aux fidèles qui prendraient
part à la croisade ; mais il conjurait le ciel de diriger tous leurs pas, de
multiplier leurs jours, de conserver, d’accroître leurs royaumes, leurs
principautés, leurs possessions. En terminant son discours apostolique, il
s’adressait au Dieu tout-puissant : « Ô toi ! qui sondes les reins
et les cœurs, disait-il, tu sais si nous avons d’autre pensée que de
combattre pour ta gloire et pour le salut du troupeau qui nous est confié.
Venge le sang chrétien qui coule sous le glaive des Turcs et qui de toutes
parts s’élève vers toi ! Jette un regard favorable sur ton peuple ;
conduis-nous dans la guerre entreprise pour le triomphe de ta loi ! Fais que
la Grèce soit rendue à ton culte et que toute l’Europe puisse bénir ton nom !
» Cette
bulle du pape fut envoyée dans tout l’Occident et lue publiquement dans les
églises. Les fidèles assemblés versèrent des larmes au récit des malheurs de
la chrétienté. Dans les pays les plus éloignés des invasions des Turcs, et
jusque dans les contrées du Nord, on prit la croix et les armes. Les uns se
dirigèrent vers Ancône ; les autres allèrent en Hongrie rejoindre l’armée de
Mathias Corvin, prête à se mettre en marche contre les Turcs. Le pape écrivit
au doge de Venise pour le prier d’assister en personne à la guerre qu’on
allait faire aux infidèles. Il lui disait que la présence des princes dans
les armées inspirait de la confiance aux soldats et de la terreur aux
ennemis. Comme le doge était avancé en âge, Pie II lui rappelait que lui-même
avait les cheveux blanchis par le temps ; que le duc de Bourgogne, qui
promettait de suivre les croisés en Orient, avait atteint les jours de la
vieillesse. Nous serons, ajoutait le saint-père, trois vieillards à la tête
de V armée chrétienne. Dieu se plaît au nombre de trois, et la Trinité qui
est dans le ciel ne manquera pas de protéger cette trinité sur la terre. Le doge
de Venise hésitait à s’embarquer, mais comme l’État vénitien était en guerre
avec Mahomet II et qu’il lui importait de confondre ses intérêts avec ceux de
la croisade, le chef de la république fut contraint de suivre le pontife de
Rome. Le duc de Bourgogne ne se disposait point à rejoindre l’armée des
croisés. Le pape dans ses lettres lui rappela ses promesses solennelles. Il
lui reprochait d’avoir trompé les hommes, d’avoir trompé Dieu lui-même ; il
ajoutait que son manque de foi allait jeter toute la chrétienté dans le deuil
et pouvait faire échouer la sainte entreprise. Philippe, à qui Pie II avait
promis le royaume de Jérusalem, ne put se résoudre à partir, dans la crainte
de perdre ses États ; il se contenta d’envoyer deux mille hommes d’armes à
l’armée chrétienne. Il redoutait alors la politique de Louis XI, qui, étant
dauphin, voulait combattre les Turcs, et qui, monté sur le trône, n’avait
plus d’ennemis que ses voisins. Pie II,
après avoir imploré la protection de Dieu, dans la basilique des
Saints-Apôtres, partit de Rome au mois de juin 1464. Atteint d’une fièvre
lente et craignant que la vue de ses infirmités ne décourageât les soldats de
la croix, il dissimula ses souffrances, et recommanda à son médecin de garder
le silence sur sa maladie. Sur toute sa route, le peuple adressait au ciel
des prières pour le succès de son entreprise. La ville d’Ancône le reçut en
triomphe et le salua comme le libérateur du monde chrétien. Un
grand nombre de croisés étaient arrivés dans celte ville, mais la plupart
sans armes, sans munitions et presque nus. Les vives exhortations du pape
n’avaient point ému les chevaliers et les barons de la chrétienté. Les
pauvres et les hommes de la dernière classe du peuple paraissaient avoir été
plus frappés des dangers de l’Europe que les riches et les grands de la
terre. La foule des croisés réunis à Ancône ressemblait moins à une armée
qu’à une troupe de mendiants et de vagabonds. Chaque jour la disette, les
maladies, en faisaient des martyrs. Pie II fut touché de leurs misères ;
mais, comme il ne pouvait fournir à leur entretien, il retint ceux qui
étaient en état de faire la guerre à leurs frais, et renvoya les autres avec
les indulgences de la croisade. L’armée
chrétienne devait se diriger sur les côtes de la Grèce et se joindre à
Scanderberg, qui venait de vaincre les Ottomans dans les plaines d’Ochride.
On avait envoyé des députés aux Hongrois, au roi de Chypre, à tous les
ennemis des Turcs en Asie, sans oublier le roi de Perse, pour les avertir de
se tenir prêts à commencer la guerre contre Mahomet. La
petite ville d’Ancône attirait les regards de toute l’Europe. Quel spectacle,
en effet, plus intéressant pour la chrétienté que celui du père commun des
fidèles bravant les périls de la guerre et de la mer, pour aller dans les
contrées lointaines venger l’humanité outragée, briser les fers des
chrétiens, et visiter ses enfants dans leur affliction ? Malheureusement les
forces de Pie II ne répondaient point à son zèle, et ne lui permirent pas
d’achever son sacrifice. La flotte était prêle à mettre à la voile, lorsque
la fièvre qu’il avait en sortant de Rome, aggravée par les fatigues du
voyage, devint une maladie mortelle. Sentant sa fin approcher, il convoqua
les cardinaux : « Mon heure est venue, leur dit le moribond, Dieu
m’appelle à lui, je meurs dans la foi catholique où j’ai vécu. J’ai fait
jusqu’à ce jour tout ce que j’ai pu pour les brebis qui m’étaient confiées.
Je n’ai épargné ni travaux ni dangers. J’ai offert ma vie pour le salut
commun. Je ne puis achever ce que j’ai commencé. C’est à vous de poursuivre
l’ouvrage de Dieu. Ne laissez pas périr par votre négligence la cause de la
foi ; car vous êtes appelés dans l’Église pour lui porter secours lorsqu’elle
en a besoin... » Le souverain pontife finit son exhortation, que nous
abrégeons, en demandant pardon aux cardinaux pour les péchés qu’il avait
commis envers Dieu et pour les torts qu’il pouvait avoir eus envers eux ;
puis, levant un peu la main, il les embrassa tous en pleurant. Les cardinaux,
les larmes aux yeux, et tombant au pied de son lit, lui demandèrent pardon de
leurs fautes. Pie II mourut en leur recommandant les chrétiens d’Orient, et
les derniers regards qu’il jeta sur la terre se portèrent vers la Grèce
opprimée par les ennemis de Jésus-Christ. Paul
II, qui fut élu pape, s’engagea au milieu du conclave à suivre l’exemple de
son prédécesseur. Mais déjà les croisés assemblés par Pie II étaient
retournés dans leurs foyers. Les Vénitiens, restés seuls, portèrent la guerre
dans le Péloponnèse, sans pouvoir obtenir de grands avantages contre les
Turcs. Ils dévastèrent les pays qu’ils allaient délivrer, et le plus
remarquable de leurs trophées fut le pillage d’Athènes. Les Grecs du canton
de Lacédémone et de quelques autres villes, qui, dans l’espoir d’être
secourus, avaient levé l’étendard de la liberté, ne purent résister aux
janissaires, et tombèrent victimes de leur dévouement à la cause de la
religion et de la patrie. Scanderberg, dont les Turcs assiégeaient la
capitale, vint alors solliciter lui-même les secours du pape. Reçu par Paul
II, en présence des cardinaux, il déclara devant le sacré collège qu’il n’y
avait plus en Orient que l'Épire, et dans l’Épire que sa petite armée qui
combattit encore pour la cause des chrétiens. Il ajouta que, s’il succombait,
personne ne resterait pour défendre les chemins de l’Italie. Le pape donna
les plus grands éloges à la bravoure de Scanderberg, et lui fit présent d’une
épée qu’il avait bénie. Il écrivit en même temps aux princes de la chrétienté
pour les engager à secourir l’Albanie. Dans une lettre adressée au duc de
Bourgogne, Paul II gémissait sur le sort des peuples de la Grèce, chassés de
leur patrie par les Barbares ; il déplorait l’exil et la misère des familles
grecques venant chercher un refuge en Italie, mourant de faim et sans
vêtements, entassées pêle-mêle sur les rivages de la mer, tendant les mains
au ciel, et suppliant leurs frères, les chrétiens, de les secourir ou de les
venger. Le chef de l’Église rappelait tout ce qu’avaient fait ses prédécesseurs,
tout ce qu’il avait fait lui-même pour éviter de si grands malheurs. Il
accusait l’indifférence des princes et des peuples ; il menaçait toute
l’Europe des mêmes calamités, si elle ne se hâtait de prendre les armes
contre les Turcs. Les exhortations du pape restèrent sans effet ;
Scanderberg, ne rapportant avec lui que quelques sommes d’argent qu’il avait
obtenues du Saint-Siège, revint dans son pays ravagé par les Ottomans ; et,
peu de temps après son retour, il mourut à Lissa couvert de gloire, mais
désespérant de la noble cause pour laquelle il avait combattu toute sa vie. Tel fut
alors l’ascendant d’un grand homme, que sous ses drapeaux les Grecs, depuis
longtemps dégénérés, rappelèrent les plus beaux jours de la gloire militaire
de la Grèce : la petite province de l’Albanie avait résisté pendant vingt
années à toutes les forces de l’empire ottoman. La mort de Scanderberg jeta
le désespoir parmi’ ses compagnons d’armes. Accourez, braves Albanais !
s’écrièrent-ils sur les places publiques, redoublez de courage, car les
remparts de l’Epire et de la Macédoine sont maintenant tombés en poussière.
Ces paroles étaient à la fois l’oraison funèbre d’un héros et celle de tout
son peuple. Deux années furent à peine écoulées, que la plupart des villes de
l'Épire tombèrent au pouvoir des Turcs ; et, comme Scanderberg l’avait
annoncé lui-même au pontife de Rome, il ne resta plus d’athlètes de
Jésus-Christ à l’orient de la mer Adriatique. Toutes
les entreprises contre les infidèles se bornèrent dès lors à quelques
expéditions maritimes des Vénitiens et des chevaliers de Rhodes. Ces
expéditions ne suffisaient point pour arrêter les progrès des Ottomans.
Mahomet II s’occupait toujours de l’invasion de l’Allemagne et de l’Italie.
Résolu de porter un dernier coup à ses ennemis, il voulut, à l’exemple des
pontifes romains, employer l’ascendant de la religion pour exciter
l’enthousiasme et la bravoure des musulmans. Au milieu d’une cérémonie solennelle,
en présence du divan et du mufti, il jura de renoncer à tous les plaisirs
et de ne jamais détourner son visage de l'occident à l'orient, s’il ne
renversait et ne foulait aux pieds de ses chevaux les dieux des nations, ces
dieux de bois, d’airain, dé argent, dé or et de peinture, que les disciples
du Christ se faisaient de leurs mains. Il jura d’exterminer de la face
de la terre l’iniquité des chrétiens, et de proclamer du levant au couchant
la gloire du Dieu de Sabaoth et de Mahomet. Après cette déclaration
menaçante, l’empereur turc invitait tous les peuples circoncis qui suivaient
ses lois, à se rendre auprès de lui pour obéir au précepte de Dieu et de son
prophète. Le
serment de Mahomet II fut lu dans les mosquées de l’empire, à l’heure de la
prière. De toutes parts, les guerriers ottomans accoururent à Constantinople.
Déjà une armée du sultan ravageait la Croatie et la Carniole ; bientôt une
flotte formidable sortit du canal, et vint attaquer l’île d’Eubée ou de
Négrepont, séparée par l’Euripe de la ville d’Athènes, que les historiens
turcs appellent la ville ou la patrie des philosophes. A la première nouvelle
du danger, le pape avait ordonné des prières publiques dans la ville de Rome.
Il alla lui-même, nu-pieds, en procession devant l’image de la Vierge ; mais
le ciel, dit l’annaliste de l’Église, ne daigna pas exaucer les prières des
chrétiens. Négrepont tomba au pouvoir des Turcs ; toute la population de
l’île fut exterminée ou traînée en esclavage. Un grand nombre de ceux qui
avaient défendu leur patrie avec courage, expirèrent dans les supplices. La
renommée publia en Europe les excès de la barbarie ottomane, et toutes les
nations chrétiennes furent saisies d’horreur et d’effroi. D’après
les dernières victoires des Turcs, l’Allemagne devait redouter une prochaine
invasion, elles côtes d’Italie se trouvaient menacées. Le cardinal Bessarion
adressa une exhortation éloquente aux Italiens, et les conjura de se réunir
contre l’ennemi commun. Le pape fit tous ses efforts pour apaiser les
discordes, et vint à bout de former une ligue entre Ferdinand, roi de Sicile,
Galéas, duc de Milan, et la république de Florence. Ses légats allèrent
solliciter les secours des rois de France et d’Angleterre. Sur sa pressante
invitation, l’empereur Frédéric III convoqua une diète à Ratisbonne, ensuite
à Nuremberg, dans laquelle on vit paraître les députés de Venise, de Sienne,
de Naples, ceux de la Hongrie et de la Carniole, qui tous racontèrent les
ravages des Ottomans, et représentèrent avec les couleurs les plus vives les
malheurs qui menaçaient l’Europe. Dans ces deux assemblées, on prit plusieurs
résolutions pour la guerre contre les musulmans ; mais aucune ne fut
exécutée. Tel était l’aveuglement général, que ni les exhortations du pape,
ni les progrès effrayants des Turcs, ne purent réveiller le zèle des princes
et des peuples. Les chroniques du temps parlent de plusieurs miracles par
lesquels Dieu manifesta sa puissance dans ces jours malheureux ; mais sans
doute que le plus grand des miracles de la providence fut que l’Italie et
l’Allemagne ne tombassent point au pouvoir des Ottomans, lorsque personne ne
se présentait plus pour les défendre. Après
la mort de Paul II, qui ne put voir le succès d’aucune de ses prédications et
de ses entreprises, son successeur, Sixte IV, ne négligea rien pour la
défense de la chrétienté. A peine monté sur le trône pontifical, il députa
des cardinaux dans plusieurs États de l’Europe pour prêcher la paix entre les
chrétiens et la guerre contre les Turcs. Les légats avaient pour instruction
spéciale de presser la levée des décimes pour la croisade. Ils étaient
autorisés à lancer les foudres de l’excommunication contre ceux qui
s’opposeraient à cet impôt ou qui en détourneraient les produits. Cette
sévérité, qui occasionna des troubles en Angleterre et surtout en Allemagne,
réussit dans d’autres pays, et fournit au souverain pontife des moyens de
préparer la guerre. Mais aucun des princes de l’Occident ne prenait les armes
; et la chrétienté se trouvait toujours exposée aux plus grands périls,
lorsque la fortune lui envoya du fond de l’Asie un secours qu’elle n’espérait
point. De
toutes les puissances qui avaient promis de combattre les Ottomans, la seule
qui tint sa promesse fut le roi de Perse, auquel Calixte III avait envoyé un
missionnaire et qui s’était déclaré le fidèle allié des chrétiens. Dans sa
réponse, le roi de Perse donnait au pape les plus grands éloges,
l’encourageait dans sa résolution d’attaquer Mahomet II, et lui annonçait que
lui-même allait commencer les hostilités. Lorsqu’on reçut sa lettre à Rome,
ses troupes s’avançaient à travers l’Arménie, et déjà plusieurs villes
ottomanes étaient tombées au pouvoir des Persans. Mahomet fut obligé
d’abandonner ou de suspendre ses projets de conquête du côté de l’Europe,
pour marcher contre ses nouveaux ennemis avec la plus grande partie des
forces de son empire. On
aurait pu profiter de cette puissante diversion des Persans ; mais les
Vénitiens, le roi de Naples et le pape se présentèrent seuls pour faire la
guerre aux Ottomans. Le souverain pontife avait fait construire vingt-quatre
galères avec le produit des décimes levées pour la croisade. Cette flotte,
commandée par le cardinal Caraffe et réunie dans le Tibre, après avoir été
bénie par Sixte IV, alla se joindre à celles de Venise et de Naples, et
parcourut les côtes de l'Ionie et de la Pamphylie, portant la terreur dans
toutes les villes maritimes des Ottomans. Les Vénitiens ne manquèrent pas de
diriger la flotte chrétienne contre les villes dont la richesse et le
commerce leur faisaient ombrage. Satalie et Smyrne furent livrées à toutes
les fureurs de la guerre : la première, située sur les côtes de la Pamphylie,
était l’entrepôt des productions et des marchandises qu’on tirait de l’Inde
et de l’Arabie. La seconde, située sur la mer d’Ionie, avait de riches
manufactures, un commerce florissant. Les soldats chrétiens commirent dans
ces deux villes tous les genres d’excès qu’ils avaient jusqu’alors reprochés
aux Turcs. Après cette expédition de pirates, la flotte regagna les ports de
l'Italie, et le cardinal Caraffe rentra dans Rome, en triomphe, suivi de
vingt-cinq captifs montés sur de superbes chevaux et de douze chameaux
chargés des dépouilles de l’ennemi. Les enseignes prises sur les musulmans et
la chaîne du port de Satalie furent solennellement suspendues à la porte et
aux voûtes du Vatican. Pendant
qu’on célébrait à Rome ces faibles avantages remportés sur les infidèles,
Mahomet portait des coups plus terribles à ses ennemis ; et, lorsqu’il revint
à Constantinople, il avait détruit les armées du roi de Perse. Ce qui donnait
à l’empereur turc un avantage immense sur les puissances qui s’armaient
contre lui, c’est que celles-ci n’étaient presque jamais d’accord entre
elles, ni pour la défense, ni pour l’attaque. La discorde ne tarda point à
renaître parmi les princes chrétiens et surtout parmi les États de l’Italie.
Le pape lui-même oublia l’esprit de paix et d’union qu’il avait prêché ; il
oublia la guerre sainte ; et Venise, restée seule dans la lutte contre les
Ottomans, fut obligée de demander la paix à Mahomet. Les
Ottomans profitaient de la paix comme de la guerre pour accroître leur
puissance. Il ne restait plus rien des tristes débris de l’empire grec.
Venise avait perdu la plupart de ses possessions dans l’Archipel et dans la
Grèce ; Gênes perdit enfin la riche colonie de Caffa en Crimée. De toutes les
conquêtes des croisades, les chrétiens n’avaient conservé que le royaume de
Chypre et l’île de Rhodes. Pendant
plus d’un siècle, les rois de Chypre avaient imploré les secours de
l’Occident et combattu avec quelques succès les musulmans et surtout les
mameluks d’Égypte. Les villes maritimes de l’Italie protégeaient un royaume
dont le commerce et la navigation tiraient de grands avantages. Chaque jour
des guerriers venus d’Europe lui prêtaient l’appui de leurs armes. Peu
d’années après la prise de Constantinople, nous voyons Jacques Cœur, qui
avait obtenu la restitution de ses biens, s’établir dans l’île de Chypre et
consacrer sa fortune et sa vie à la défense des chrétiens d’Orient. Après sa
mort, on voyait dans une église de Bourges qu’il avait fondée cette
inscription : Le seigneur Jacques Cœur, capitaine général de l'Eglise
contre les infidèles. Le
royaume de Chypre, après avoir résisté longtemps aux musulmans, devint à la
fin le théâtre et la proie des révolutions. Abandonné en quelque sorte par
les puissances chrétiennes, obligées de se défendre elles-mêmes contre les
Turcs, il s’était mis sous la protection des mameluks d’Égypte. Dans les
temps de troubles, les mécontents se retiraient au Caire, et se faisaient
protéger par une puissance qui avait un grand intérêt à entretenir la
discorde. La famille de Lusignan étant près de s’éteindre, une fille, seul
rejeton de plusieurs rois, avait d’abord épousé un prince portugais, puis
Louis, comte de Savoie. Mais le sultan du Caire et Mahomet II ne voulurent
point souffrir qu’un prince latin portât la couronne de Chypre, et firent
élire un fils naturel du dernier roi. Jacques, que sa naissance illégitime
éloignait du trône et qui avait troublé le royaume par ses prétentions
ambitieuses, fut couronné roi de Chypre dans la ville du Caire, sous les
auspices et en présence des mameluks. Ce qui dut ajouter au scandale de ce
couronnement, ce fut que le nouveau roi promit d’être fidèle au sultan
d’Égypte et de payer cinq mille écus d’or pour l’entretien de toutes les
mosquées de la Mecque et de Jérusalem. C’était sur l’Évangile qu’il jurait de
tenir cette promesse, et, pour ne rien omettre de tout ce qu’exigeaient les
mameluks : « Si je manque à ma parole, ajouta-t-il, je serai apostat et
faussaire, je nierai l’existence de Jésus-Christ et la virginité de sa mère,
je tuerai un chameau sur les fonts de baptême, et je maudirai le sacerdoce. »
Telles étaient les paroles que l’envie de régner mettait dans la bouche d’un
prince qui allait gouverner un royaume fondé par des soldats de Jésus-Christ.
Il mourut peu de temps après avoir pris possession de l’autorité suprême. Son
peuple dut croire que les jours de son règne et de sa vie avaient été abrégés
par la justice divine. Catherine
Cornaro, veuve de Jacques, appartenant à une famille vénitienne, était
l’héritière de la couronne de Chypre. Comme la république de Venise ne
négligeait aucune occasion d’augmenter ses possessions en Orient, elle fit
venir en Italie la nouvelle reine, et les sollicitations du sénat et du doge
obtinrent d’elle la cession de tous ses droits à l’île de Chypre. Ainsi
Venise vit sous ses lois un royaume fondé par la famille de Lusignan, et le
défendit pendant près d’un siècle contre les armes des Ottomans et des
mameluks. L’ile
de Rhodes, bien plus que le royaume de Chypre, fixait alors tous les regards
du monde chrétien. Cette île, défendue par les chevaliers de Saint-Jean,
rappelait aux fidèles le souvenir de la terre sainte, et les entretenait
toujours dans l’espoir de revoir un jour l’étendard de Jésus-Christ flotter
sur les murs de Jérusalem. Une jeunesse guerrière accourait sans cesse de
toutes les contrées de l’Occident, et faisait revivre en quelque sorte
l’ardeur, le zèle et les exploits des premières croisades. L’ordre des
hospitaliers, fidèle à son antique institution, protégeait toujours les
pèlerins qui se rendaient en Palestine, et défendait les navires chrétiens
contre les attaques des Turcs, des mameluks et des pirates. Dès le
commencement de son règne, Mahomet II avait sommé le grand maître, Jean de
Lastic, de lui payer un tribut, comme à son souverain ; celui-ci se contenta
de répondre : Nous ne devons la souveraineté de Rhodes qu’à Dieu et à nos
épées. Notre devoir est d'être les ennemis et non les tributaires des
Ottomans. Mahomet,
après avoir triomphé des Persans, était revenu à Constantinople avec de
nouveaux projets de conquête sur l’Europe, avec une nouvelle animosité contre
les chrétiens, et tout son empire se préparait à servir son ambition et sa
colère. Si les Turcs n’avaient pas jusqu’alors précipité leurs invasions dans
l’Occident, c’était que la différence de religion et de mœurs leur ôtait
toute communication avec les nations chrétiennes, et qu’ils ignoraient
entièrement l’état et les dispositions de la chrétienté, les forces qu’on
pouvait leur opposer, et même le chemin qu’ils devaient suivre. Ils
apprenaient à connaître les frontières de l’Europe, ils étudiaient les côtes
de la mer, épiaient les moments propices, et, semblables au lion de
l’Écriture, ils rôdaient sans cesse pour chercher leur proie. Ils
s’assuraient des postes avancés, et marchaient avec précaution vers le pays
qu’ils voulaient conquérir, comme une armée ennemie s’approche d’une place
qu’elle veut assiéger. Dans des excursions souvent répétées, ils répandaient
la terreur parmi les peuples qu’ils avaient le dessein d’attaquer ; et, par
les ravages qu’ils exerçaient, ils affaiblissaient les moyens de résistance
de leurs ennemis. Mahomet s’était d’abord rendu maître de Négrepont et de
Scutari, pour dominer dans les mers de l’Archipel et dans la mer de Sicile et
de Naples. D’un autre côté, plusieurs de ses armées s’étaient dirigées vers
le Danube pour s’ouvrir les routes de l’Allemagne, et des troupes ottomanes
avaient pénétré, le fer et la flamme à la main, jusque dans le Frioul, pour
effrayer la république de Venise et reconnaître les avenues de l’Italie. Quand
tout fut prêt pour l’exécution de ses terribles desseins, le chef de l’empire
ottoman résolut d’attaquer la chrétienté sur plusieurs points à la fois. Une
nombreuse armée se mit en marche pour envahir la Hongrie et toutes les
contrées voisines du Danube. Deux flottes portant un grand nombre de troupes
devaient se diriger, l’une contre les chevaliers de Rhodes, dont Mahomet
redoutait la bravoure, l’autre contre les côtes de Naples, dont la conquête
ouvrait les chemins de Rome et de l’Italie méridionale. Dans un aussi
pressant danger, les espérances des Allemands et même d’une partie des États
italiens reposaient sur les Hongrois. Le roi de Hongrie était alors regardé
comme le gardien des frontières de l’Europe, et, pour être toujours en mesure
de combattre les Turcs, il recevait chaque année des secours en argent de la
république de Venise et de l’empereur d’Allemagne. Le pape ajoutait à ces
secours une partie des décimes levées pour la croisade ; les légats du
Saint-Siège avaient la mission de distribuer des indulgences aux guerriers de
la Hongrie et d’exhorter sans cesse les peuples de cette contrée à s’armer
contre les ennemis des chrétiens. Mathias
Corvin, fils d'Huniade, gouvernait alors la Hongrie. Par sa valeur il
rappelait son père, et il le surpassait par la culture de son esprit. Au
milieu de peuples presque barbares, il parlait plusieurs langues. Ce roi
guerrier, diplomate et législateur, n’est point effacé de la mémoire des
Hongrois ; ils parlent surtout de son équité devenue proverbiale, et on les
entend répéter : « En perdant notre roi Mathias Corvin, nous avons perdu la
justice. » A
l’approche de l’armée ottomane, toute la Hongrie courut aux armes. L’armée
chrétienne rencontra les Turcs dans la Transylvanie et leur livra la bataille
; la victoire se décida pour les chrétiens, qui, dans un seul combat,
détruisirent l’armée ennemie. Les chroniques contemporaines se sont moins
attachées à décrire ce terrible combat que la joie des vainqueurs après leur
triomphe. L’armée victorieuse assista tout entière à un banquet préparé sur
le champ de bataille, couvert de morts et tout fumant encore de carnage. Les
chefs et les soldats mêlèrent leurs chants d’allégresse aux cris des blessés
et des mourants, et, dans l’ivresse du festin et de la victoire, formèrent
des danses barbares sur les cadavres mutilés de leurs ennemis. La
guerre des chrétiens et des Turcs devenait chaque jour plus cruelle, et ne
présentait plus que les scènes de la barbarie et de la destruction. Les
menaces de Mahomet, le droit des gens et la foi des serments sans cesse
violés par les Turcs dans la paix comme dans la guerre ; plusieurs milliers
de chrétiens condamnés à mourir dans les supplices pour avoir défendu leur
patrie et leur religion ; vingt années de combats, de périls et d’infortunes,
avaient irrité la haine des soldats de la croix ; la soif de la vengeance les
rendit quelquefois aussi féroces que leurs ennemis ; et, dans leurs
triomphes, ils oublièrent trop souvent qu’ils combattaient pour la cause de
l’Évangile. Tandis
que les Turcs éprouvaient une sanglante défaite sur le Danube, la flotte de
Mahomet, qui s’avançait sur l’ile de Rhodes, devait trouver, dans les
chevaliers de Saint-Jean, des ennemis non moins intrépides et non moins
redoutables que les Hongrois. Le pacha qui commandait cette expédition,
appartenait à cette famille impériale des Paléologue dont les humbles prières
avaient tant de fois sollicité les secours de l’Europe chrétienne. Après la
prise de Byzance, il embrassa la religion musulmane, et ne chercha plus qu’à
seconder Mahomet II dans son projet d’exterminer la race des chrétiens en
Orient. Plusieurs
historiens ont raconté avec étendue les événements du siège de Rhodes, et
c’est peut-être ici l’occasion de réparer une grande injustice commise envers
l’un des écrivains qui nous ont précédé. Un mot échappé à l’abbé de Vertot et
dont la critique s’est armée contre lui, a suffi pour lui ravir le plus noble
prix des travaux d’un historien, la réputation de véracité. Après avoir
examiné avec quelque soin les monuments historiques qui nous restent et
d’après lesquels l’auteur de F Histoire des chevaliers de Malte a décrit le
siège de Rhodes, nous nous plaisons à rendre hommage à l’exactitude de ses
récits, et nous ne craignons point d’y renvoyer nos lecteurs. C’est dans cet
historien élégant qu’il faut voir la constance héroïque de d’Aubusson, grand
maître de l’ordre de Saint-Jean, l’infatigable intrépidité de ses chevaliers
se défendant au milieu des ruines contre cent mille Ottomans armés de tout ce
qu’avaient inventé Fart des sièges et le génie de la guerre. A l’approche des
Turcs, le grand maître de Rhodes avait imploré les armes des princes
chrétiens ; mais tous les secours qu’on lui envoya consistèrent en quatre
vaisseaux napolitains et génois, qui n’arrivèrent qu'après la levée du siège,
et quelques sommes d’argent qui furent le produit d’un jubilé ordonné par le
pape sur l’invitation de Louis XI. Selon les vieilles traditions, la défense
de Rhodes fut signalée par des prodiges qui pouvaient rappeler le temps des
premières croisades : les Turcs virent dans le ciel une vierge vêtue de blanc
et les phalanges de la milice céleste arrivant au secours de la ville
assiégée ; les prisonniers ottomans attribuèrent leur défaite à celte
apparition, et, dans sa relation adressée à l’empereur Frédéric, Pierre
d’Aubusson ne dédaigna point de rapporter les miracles attestés par les
infidèles. La
troisième expédition de Mahomet, et la plus importante pour ses projets de
conquête, était celle qui devait se diriger contre le royaume de Naples. La
flotte ottomane s’arrêta devant Otrante. Après quelques jours de siège, cette
ville fut prise d’assaut, livrée au pillage et sa population massacrée ou
traînée en servitude. L’archevêque d’Otrante, au rapport d’un historien, fut
scié en deux avec une scie de bois, et huit cents citoyens subirent le
martyre plutôt que de renoncer à la religion chrétienne. Cette exécution eut
lieu dans une petite vallée qui depuis fut appelée la Vallée des Martyrs. Cette
invasion des Turcs, à laquelle on ne s’attendait point, répandit l’effroi
dans toute l'Italie. Bonfini nous apprend que le pape eut un moment la pensée
de quitter la ville des apôtres et d’aller au-delà des Alpes chercher un
asile dans le royaume de France. Il est
probable que si Mahomet II avait réuni toutes ses forces contre le royaume de
Naples, il aurait pu pousser ses conquêtes jusqu’à Rome. Mais la perte de son
armée en Hongrie et l’échec de ses meilleures troupes devant la ville de
Rhodes, durent arrêter ou suspendre l’exécution de ses projets. Sixte IV,
revenu de ses premières terreurs, implora les secours de la chrétienté. Le
souverain pontife s’adressait à toutes les puissances ecclésiastiques et
séculières, aux chrétiens de toutes les conditions ; il les conjurait par la
miséricorde et les souffrances de Jésus-Christ, par le jugement dernier, où
chacun serait placé selon ses œuvres, par les promesses du baptême, par
l’obéissance due à l’Église, il les suppliait de conserver entre eux, au
moins pendant trois ans, la charité, la paix et la concorde. Il envoya
partout des légats chargés d’apaiser les troubles et les guerres qui
divisaient le monde chrétien. Ces légats avaient pour instructions d’agir
avec modération et prudence ; de ramener par les voies de la persuasion les
peuples et les rois au véritable esprit de l’Évangile, et de ressembler dans
leurs courses pieuses à la colombe qui revint dans l’arche portant l’olivier
pacifique. Afin d’encourager les princes par son exemple, le pontife fit
partir pour les côtes de Naples les galères qu’il avait destinées à secourir
l’île de Rhodes. Il ordonna en même temps des prières publiques ; et, pour
attirer les bénédictions du ciel sur les armes des chrétiens, pour exciter la
piété des fidèles, il ordonna que l’octave de tous les saints fût célébrée
dans l’Église universelle à commencer de l’année 1480, qu’il appelait dans sa
bulle l’octave du siècle. Avant
la prise d’Otrante, l’Italie se trouvait plus divisée que jamais. L’ardeur
des factions, les animosités qu’enfantait la jalousie, avaient tellement
égaré les esprits, que plusieurs États, plusieurs citoyens ne voyaient dans
une invasion des Turcs que la ruine d’un État voisin ou d’une faction rivale.
Venise fut alors accusée d’avoir attiré les troupes ottomanes dans le royaume
de Naples. On doit dire néanmoins que la présence du danger et surtout le
récit des cruautés exercées par les vainqueurs d’Otrante réveillèrent dans
tous les cœurs des sentiments généreux. Sixte
IV voulut profiter de cette disposition des esprits, et convoqua à Rome une
assemblée solennelle à laquelle assistèrent les ambassadeurs des rois et des
principaux États de la chrétienté. On fit un traité par lequel le roi de
France s’engageait à faire marcher des troupes contre les Turcs, le pape à
équiper trois vaisseaux, le roi de Naples, quarante ; le roi de Hongrie
promettait cinquante mille écus d’or ; le duc de Milan, trente mille ducats ;
Gênes, cinq vaisseaux ; Florence, vingt mille ducats ; le duc de Ferrare,
quatre vaisseaux ; Sienne, autant ; Lucques, un ; le marquis de Mantoue, un ;
Bologne, deux. Dans la même assemblée, on fit d’autres traités auxquels
accédèrent la plupart des États de l’Europe ; on prononça, en outre, une
amende de mille marcs d’argent contre ceux qui manqueraient à leurs
promesses. Cette
disposition pénale, qu’on invoquait comme garantie des traités, annonçait
assez que la plupart des États chrétiens manquaient de zèle et surtout de
persévérance dans leurs entreprises contre les musulmans, et qu’ils ne
tarderaient pas à oublier tout ce qu’ils avaient promis. D’autres intérêts,
d’autres soins, occupaient l’Angleterre, la France et l’Allemagne. Les légats
furent reçus partout avec respect, mais ils ne purent mettre un terme à la
guerre élevée entre les Anglais et les Écossais, ni étouffer les germes d’une
division toujours prête à éclater entre Louis XI et l’empereur Maximilien.
Dans une diète germanique qui fut convoquée, on fit, comme à l’ordinaire, des
discours pathétiques sur les calamités qui menaçaient l’Europe chrétienne ;
mais on ne prit point les armes. Les
Ottomans, renfermés dans Otrante, n’avaient point, il est vrai, assez de
forces pour s’avancer en Italie, mais ils pouvaient recevoir chaque jour des
renforts. Après avoir levé trois armées, l’empereur turc en rassemblait une
quatrième dans la Bithynie, pour la diriger, selon les circonstances, contre
les mameluks d’Égypte ou contre les chrétiens d’Occident. Quoique la
chrétienté connût ces préparatifs, les peuples et les princes qui ne se
croyaient point menacés revinrent à leurs divisions et à leurs querelles. Ils
avaient enfin abandonné le salut du monde chrétien aux soins de la
providence, lorsqu’on apprit la mort de Mahomet II. Cette nouvelle se
répandit partout à la fois, et fut reçue comme la nouvelle d’une grande
victoire, surtout dans les pays qui redoutaient les premières attaques des
Ottomans. A Rome, où la crainte avait été plus vive, le pape ordonna des
prières, des fêtes, des processions, qui durèrent trois jours ; et, pendant
ces trois jours, la pacifique artillerie du château Saint-Ange ne cessa de se
faire entendre et d’annoncer la délivrance de l’Italie. Cette
joie, qui succéda à la terreur universelle, peint mieux que les longs récits
de l’histoire l’ambition, la fortune et la politique du héros barbare de
l’islamisme. Pendant le cours de son règne, cinq pontifes s’étaient succédé
sur la chaire de saint Pierre ; tous avaient déployé l’ascendant de leur
puissance temporelle et de leur puissance spirituelle pour arrêter le progrès
de ses armes, et tous moururent avec la douleur de voir s’accroître et
s’étendre cet empire devant qui tout l’Orient tremblait et dont l’Occident
avait sans cesse à redouter les invasions. Les
Turcs abandonnèrent Otrante, et la division qui éclata entre les fils de
Mahomet fit suspendre pour quelque temps les projets ou les menaces de la
politique ottomane. C’est ici que nous pourrons contempler à loisir les jeux
de la fortune, et que dans cette famille de conquérants, toutes les
extrémités des choses humaines vont nous être données en spectacle. Le fils
aîné de Mahomet ayant été proclamé sultan sous le nom de Bajazet II, son
frère Gem, appelé par nos historiens Zezim ou Zizim, qui régnait sur le pays
d’Iconium ou la Caramanie, voulut être associé à l’empire ; il rassembla une
armée pour soutenir ses prétentions ; mais, vaincu par Bajazet et trahi par
les siens, il fut obligé de fuir, et se réfugia dans l’île de Rhodes. Le
grand maître, Pierre d’Aubusson, voyant tout le parti qu’on pouvait tirer
d’un pareil hôte, oublia les devoirs de l’hospitalité, et ne se fit aucun
scrupule de retenir en sa puissance un prince qui s’était livré à sa foi.
Comme il craignait que le voisinage des Turcs ne lui permît pas longtemps de
garder son prisonnier, il résolut de l’éloigner, et, sous divers prétextes,
il le fit partir pour l’Occident. Le
prince musulman, accompagné de ses officiers et de ses serviteurs, arriva
d’abord à Nice, où, selon la remarque d’une chronique turque, on voyait
beaucoup de belles femmes et quantité de jardins délicieux. Peu de temps
après son arrivée à Nice, il fut conduit au bourg d’Exiles en Piémont, de là
à Chambéry et à Saint-Jean de Maurienne, enfin au château de Rumilly,
appartenant aux chevaliers de Rhodes. La présence du prince Gem excitait
partout une vive curiosité ; les seigneurs du pays, le duc de Savoie lui-même,
s’empressèrent de visiter le fils du sultan qui avait pris Constantinople.
Cet empressement éveilla les défiances des gardiens de Gem, qui se hâtèrent
de le faire changer de demeure. Les
chevaliers de Rhodes prirent alors tant de précautions pour cacher leur
prisonnier, que l’histoire peut à peine aujourd’hui suivre ses traces à
travers les montagnes du Dauphiné, de l’Auvergne, du Limousin, et nommer les
forteresses, indiquer les châteaux où il fut successivement enfermé ; on sait
seulement qu’il fut embarqué sur l’Isère et sur le Rhône, qu’il traversa un
grand nombre de villes, qu’il habita plusieurs mois un château bâti sur un
rocher, et qu’il resta deux ans dans un fort situé au milieu d’un lac. En
vain le roi de Hongrie et le roi de Naples s’adressèrent au grand maître de
Rhodes, et demandèrent qu’il envoyât le prince Gem en Italie ou sur les bords
du Danube : plus on insistait pour que le frère de Bajazet sortît des mains
des chevaliers, plus ceux-ci redoublaient de surveillance. Le grand maître
avait fait construire à Bourganeuf, dans le comté de la Marche, une tour que
le prince musulman devait habiter. On y conduisit l’infortuné Gem ; ce fut là
qu’il perdit toute espérance de recouvrer sa liberté, et qu’il se résigna
sans murmures à son sort, charmant les peines de son exil et de sa prison par
la poésie qu’il cultivait avec succès. Les chevaliers de Rhodes étaient
parvenus à dérober le prince Gem à tous les regards, mais sa captivité n’en
faisait pas moins une vive sensation. Quelques traditions populaires, de
vieilles ballades conservées jusqu’à nous, montrent surtout le vif intérêt
que les dames de France prenaient à l’illustre captif. Deux des officiers de
Gem s’étaient enfuis à la cour du duc de Bourbon, qui résidait alors à
Moulins : si nous en croyons la chronique turque où nous puisons notre récit,
le duc applaudit au projet que ces fidèles serviteurs avaient formé de
délivrer leur maître, et donna vingt-quatre mille pièces d’argent pour le
succès de l’entreprise. On
parlait souvent du prince musulman à la cour de France : on se plaisait à
rappeler l’immense héritage qu’il avait disputé au sultan Bajazet et qui
renfermait deux empires et onze royaumes. Le roi témoignait le désir de voir
le prince Gem ; mais les ministres, dit la chronique turque, gagnés par le
grand maître de Rhodes, disaient que le prince infidèle ne pouvait se
résoudre à paraître devant un monarque chrétien, et que pour rien au monde il
ne se déciderait à quitter la compagnie des chevaliers qui l’avaient amené en
Occident. Lorsque Gem, de son côté, demandait à voir le puissant monarque des
Francs, on lui répondait que le roi de France ne pouvait souffrir de musulman
ni à sa cour ni dans sa capitale. Cependant
le nom de Gem n’était point oublié des soldats ottomans, et les inquiétudes
de Bajazet annonçaient assez que son frère n’avait point encore quitté ce
monde. Dans la crainte qu’on ne lui opposât un rival redoutable, il écrivit
au grand maître de Rhodes pour lui déclarer qu’il avait fait suspendre les
préparatifs d’une guerre contre les chrétiens. En reconnaissance du service
que lui avaient rendu les chevaliers, il leur envoya des présents, parmi
lesquels on remarquait un bras de leur patron saint Jean-Baptiste, trouvé
dans la basilique de Constantinople. Des ambassadeurs du sultan se rendirent
auprès du roi de Naples et du roi de France, leur offrant toutes les reliques
qui se trouveraient dans les villes conquises sur les chrétiens. Ils annonçaient
de plus que leur maître avait le dessein de conquérir l’Égypte, et qu’il leur
céderait volontiers le royaume de Jérusalem s’ils retenaient Gem en Occident.
Dans le même temps, le sultan du Caire envoyait au pape un des pères latins
du Saint-Sépulcre, et demandait qu’on lui livrât le frère de l’empereur
ottoman, qu’il voulait montrer à la tête de son armée dans une guerre contre
les Turcs ; il offrait au souverain pontife cent mille ducats d’or, la
possession de la ville sainte, et même la ville de Constantinople, s’il
parvenait à s’en rendre maître. Averti par de si hautes promesses de
l’importance qu’on mettait à la personne de Gem, Innocent VIII demanda au roi
de France que le prince musulman fût envoyé à Rome et confié à sa garde.
L’ambassade turque et le légat du pape se trouvèrent dans le même temps à
Paris. On conseillait à Charles VIII d’accepter les offres brillantes de
Bajazet : mais il aima mieulx, dit son historien, se monstrer vray
fils de b Église, et ne voulust pas preferer avarice à libéralité et loyaulté.
Gem fut délivré de sa prison et conduit à Rome : le pape le reçut avec de
grands honneurs, et lui donna une audience solennelle en présence des envoyés
de la chrétienté. La chronique turque rapporte que le souverain pontife
prodigua au malheureux Gem les témoignages d’une sincère amitié, et que dans
une audience particulière le prince musulman et le père des chrétiens
pleurèrent ensemble sur les vicissitudes de la fortune. Le dessein d’Innocent
Mil était d’engager le prince Gem à se rendre dans la Hongrie ; ses légats
prêchaient déjà la guerre sainte chez tous les peuples du Rhin, du Danube et
de la Vistule. Dans une diète convoquée à Nuremberg, l’empereur Frédéric III
avait proposé une expédition contre les Turcs, et le frère de Bajazet était
annoncé aux soldats de la croix comme devant précéder l’armée chrétienne sur
le territoire ottoman. Le pape renouvela ses instances auprès de Gem ; mais,
dans les misères de son exil, ce prince avait appris à dédaigner les vanités
de ce monde : les sceptres, les couronnes, la victoire même, n’avaient plus
de prix à ses yeux ; il ne montrait plus que des sentiments de modération et
de paix dont on ne pouvait tirer aucun parti. Le pontife désespérait de
l’associer aux entreprises des chrétiens, lorsqu’on vit arriver à Rome l’émir
Mustapha-aga, envoyé par Bajazet. L’empereur ottoman sollicitait l’amitié du
puissant apôtre de la croyance d’Issa, et le conjurait de mettre tous ses
soins à empêcher que son frère ne s'approchât des frontières musulmanes. On
ne connaît point les conditions du traité qui fut conclu alors entre le pape
et le sultan ; il est probable qu’Innocent VIII reçut des avantages
proportionnés à l’importance du service exigé, et que le fier Bajazet
consentit à devenir le tributaire du chef de l’Église chrétienne. Le long
séjour que Gem avait fait dans le royaume de France, l’ambassade et les
promesses de Bajazet, avaient tourné les pensées de la cour et du peuple vers
l’Orient. Plus le chef de l’empire ottoman avait montré d’alarmes, plus on se
persuadait que le moment était venu de renverser sa puissance. On ne
s’entretenait à la cour de Charles VIII que de la conquête de la Grèce, de la
délivrance de la terre sainte, et c’était le frère de l’empereur turc qui
devait ouvrir aux soldats chrétiens les portes de Byzance et de Jérusalem. A
la même époque, le duc de Milan et plusieurs petits États d’au-delà des
Alpes, sans cesse occupés de troubler l’Italie et d’y appeler les armes
étrangères pour accroître ou conserver leur domination, persuadèrent au roi
Charles de faire valoir les droits de la maison d’Anjou sur le royaume de
Naples. Leurs sollicitations et leurs promesses éveillèrent l’ambition du
jeune roi, qui résolut de conquérir la Pouille et la Sicile et proclama le
dessein d’étendre ses conquêtes sur les royaumes d’Orient. La
passion des armes, l’esprit de la chevalerie, et ce qui restait dans les
cœurs de l’ancienne ardeur des croisades, secondèrent d’abord l’entreprise du
monarque français ; on fit dans tout le royaume des prières publiques et des
processions pour le succès d’une expédition contre les infidèles. Quand
Charles VIII eut passé les Alpes avec son armée, tous les peuples de l’Italie
le reçurent avec les démonstrations de la joie. En même temps qu’on recevait
les chevaliers français comme les champions de l’honneur des dames, on
donnait à Charles le titre Renvoyé de Dieu, de libérateur de T Église romaine
et de défenseur de la foi. Tous les actes du roi tendaient à faire croire que
son expédition avait pour objet la gloire et le salut de la chrétienté. Il
écrivit aux évêques de France pour leur demander les décimes de la croisade. « Nostre
intention, leur disait-il dans ses lettres, n’est pas seulement pour le
recouvrement de nostre royaume de Naples, mais est au bien de l’Italie et au
recouvrement de la terre saincte. » Tandis
qu’en deçà et au-delà des Alpes les peuples se livraient à l’allégresse, la
terreur régnait dans l’État de Naples. Alphonse s’adressait à tous ses alliés
; il implorait surtout le secours du Saint-Siège, et, par un contraste
singulier, tandis qu’il plaçait ses plus grandes espérances dans la cour de
Rome, il envoyait des ambassadeurs à Constantinople pour avertir Bajazet des
projets de Charles VIII sur la Grèce, pour conjurer l’empereur musulman de
l’aider à défendre son royaume contre l’invasion des Français. Le successeur
d’Innocent, Alexandre VI, que sa politique attachait à la cause des princes
d’Aragon, ne voyait pas sans la plus vive inquiétude la marche triomphante du
roi de France, qui s’avançait vers Rome sans rencontrer d’obstacles. En vain
il appela à son secours et les États de l’Italie, et les musulmans maîtres de
la Grèce, en vain il essaya l’ascendant de sa puissance spirituelle : il se
vit bientôt obligé de se soumettre et d’ouvrir les portes de sa capitale à un
prince qu’il regardait comme son ennemi et qu’il avait menacé tour à tour de
la colère du ciel et de celle de Bajazet. Ainsi
la guerre que le roi de France avait juré de faire aux infidèles commençait
par une victoire remportée sur le pape. Entré à Rome, Charles VIII demanda
qu’on remît entre ses mains le prince Gem ; Alexandre VI, à qui la captivité
du prince musulman valait un tribut annuel de la Porte Ottomane, s’enferma
avec lui dans le château Saint-Ange, et ce ne fut qu’après un siège de vingt
jours qu’il consentit à ce que lui demandait le roi de France. L’infortuné
Gem, qui ne connaissait rien de la politique dont il était le jouet et dont
il devait être bientôt la victime, se félicitait d’être protégé par le plus
grand roi de l’Occident. Charles plaignit ses malheurs, et les guerriers
français se préparaient déjà à le suivre dans les riches contrées de
l’Orient. Quoique la présence de Gem parût comme le signal des conquêtes
qu’on allait faire, Charles ne négligea pas d’employer d’autres moyens, et
parmi ces moyens le plus singulier sans doute fut d’acheter à prix d’argent
l’empire de Constantinople. On a trouvé au siècle dernier dans la
chancellerie de Rome un acte par lequel André Paléologue, despote d’Achaïe et
neveu du dernier empereur grec, avait cédé au roi de France tous ses droits à
l’empire d’Orient pour une somme de quatre mille trois cents ducats d’or. Un acte
par lequel on achetait par-devant notaire un empire qu’il fallait conquérir
nous montre, d’un côté, quelle était la politique qui présidait à celte
espèce de croisade, et, de l’autre, quel était le prix que les Grecs
eux-mêmes mettaient alors à l’héritage de Constantin. Pendant
que Charles VIII prolongeait son séjour à Rome et qu’il s’occupait ainsi de
régner sur la Grèce, le roi de Naples, Alphonse II, abandonné à ses propres
forces, en proie à la terreur et au remords, poursuivi par les plaintes des
Napolitains, descendait du trône et courait s’ensevelir dans un monastère de
Sicile. Son fils Ferdinand, qui lui avait succédé, ne put, quoiqu’il eût
chassé les Turcs de la ville d’Otrante et qu’il eût été proclamé le
libérateur de l’Italie, ranimer ni le courage de l’armée, ni la fidélité des
peuples. Depuis qu’on annonçait l’arrivée des Français, le joug de la maison
d’Aragon paraissait chaque jour plus insupportable. Lorsque Charles eut
quitté l’État romain, au lieu de rencontrer des armées ennemies, il ne trouva
sur son chemin que des députations qui venaient lui offrir la couronne de
Naples. Bientôt la capitale le reçut en triomphe, et tout le royaume lui fut
soumis. La
renommée ne tarda pas à porter dans la Grèce la nouvelle des conquêtes
miraculeuses de Charles VIII. Les Turcs de l’Épire, frappés de terreur,
croyaient à chaque instant voir arriver les Français. Nicolas Viguier ajoute
que Bajazet eut un tel espouvantement, quil fit venir tout son équipage de
mer au destroict du bras de Sainct George, pour se sauver en Asie. La
présence de Gem dans l’armée chrétienne excitait surtout les alarmes des
Ottomans ; mais la fortune avait épuisé tous ses prodiges pour la cause des
Français. Le prince musulman, que le roi de France regardait comme un
instrument de ses victoires futures, ne devait plus servir qu’à lui montrer
l’instabilité et la fin des choses de la terre. Ce prince, tombé malade à Ter
racine, mourut en arrivant dans la capitale de la Rouille, et, selon les
expressions des Orientaux, après avoir vidé la coupe du martyre, il alla
s’abreuver dans le fleuve de la vie éternelle. On accusa de cette mort le
pape Alexandre VI, à qui l’empereur ottoman avait promis trois cent mille
ducats d’or, s’il aidait son frère à sortir des misères de cette vie.
Nous aimons à croire que le pape se contenta de laisser faire la justice de
Bajazet ; on se rappelle que le sultan avait envoyé à Rome des ambassadeurs,
et tout nous porte à penser que ces ambassadeurs ne restèrent point oisifs en
cette occasion. Les
conquêtes de Charles VIII, qui jetaient tant d’alarmes parmi les Turcs,
commençaient à causer de vives inquiétudes à plusieurs Etats chrétiens. Il se
forma contre les Français une ligue dans laquelle entrèrent le pape,
l’empereur Maximilien, le roi d’Espagne, les principaux États de l’Italie. A
l’exemple de Charles VIII, cette ligue s’annonça comme devant faire la guerre
aux Turcs ; mais son véritable dessein ne resta pas longtemps caché, car elle
sollicita l’adhésion et les secours de Bajazet. La politique, en cette
occasion, ne craignit point de sacrifier des victimes chrétiennes pour
cimenter une alliance avec les disciples du Coran. Les Grecs de l’Épire et du
Péloponnèse cherchaient à profiter de l’entreprise de Charles VIII pour
secouer le joug des Ottomans. Un navire que montait l’archevêque de Durazzo,
envoyé en Épire par le roi de France, et sur lequel, selon le récit de
Philippe de Comines, estaient force espees, boucliers et javelines, pour
bailler à ceulx avec qui il estait en intelligence, fut arresté par les
Vénitiens, qui envoyèrent advertir les gens du Turc aux places voisines.
Le sénat de Venise fît arrêter les députés du Péloponnèse, et livra toute
leur correspondance aux envoyés du sultan. Cinquante mille habitants de la
Grèce périrent victimes de celte politique avide qui vendait ainsi la liberté
et le sang des chrétiens. D’un
autre côté, l’inconstance des peuples, d’abord favorable aux armes du roi de
France, et le mécontentement qu’inspire toujours la présence d’une armée
victorieuse, changèrent tout à coup l’état des choses dans le royaume de
Naples. Les Français, qui avaient été reçus avec tant d’enthousiasme,
devinrent odieux, et toutes les espérances se tournèrent vers la famille
d’Aragon, qu’on avait abandonnée. Charles, au lieu de diriger ses regards
vers la Grèce, les retourna vers la France. Tandis qu’il se faisait couronner
empereur de Byzance et roi de Sicile, il ne songeait plus qu’à abandonner ses
conquêtes. C’était un singulier contraste que le spectacle qui s’offrait à la
fois des préparatifs d’une retraite et d’une cérémonie triomphale. Pendant
que la noblesse, le clergé, tous les corps de l’Etat, venaient féliciter le
prince victorieux, le peuple invoquait contre lui la protection du ciel, et
l’armée française attendait en silence l’ordre et le signal de son départ. Le
lendemain de son couronnement, et comme s’il ne fut venu à Naples que pour
cette vaine cérémonie, Charles VIII partit, accompagné de l'élite de ses
chevaliers, et reprit tristement le chemin de son royaume. A son arrivée en
Italie, il n’avait entendu dans sa marche que des bénédictions et des hymnes
de triomphe ; à son retour, il n’entendait plus que les malédictions des
peuples et les menaces de ses ennemis. Il avait d’abord traversé l’Italie
sans combat ; pour en sortir, il fut obligé de livrer une bataille, et il
regarda comme une victoire la liberté qu’on lui laissa de ramener les débris
de son armée au-delà des Alpes. Ainsi
se termina cette entreprise de Charles VIII, qu’on voulut d’abord présenter
comme une guerre sainte et dont les suites devinrent si funestes à la France
et à l’Italie. Lorsqu’on s’occupait des préparatifs de cette guerre, il
parut, comme nous l’avons dit plus haut, plusieurs écrits en prose et en vers
dans lesquels étaient prédites de grandes victoires. Ces prédictions
n’avaient pas seulement pour but d’exciter l’enthousiasme du peuple, mais
aussi d’affermir dans son entreprise un monarque faible et irrésolu.
Lorsqu’on lit les chants et les hymnes des poètes, on croit voir les Français
partir pour la conquête des saints lieux ; mais la scène change lorsqu’on
revient à l’histoire. Il est évident qu’en cette circonstance les opinions
religieuses, les sentiments de la chevalerie, ne furent que les auxiliaires
d’une ambition imprudente et malheureuse. Au reste, cette expédition ne fut
décidée ni dans le conseil des pontifes, ni même dans le conseil des rois. Au
milieu des fêtes que Charles donnait à Lyon, de jeunes courtisans en
conçurent tout à coup la pensée, avides de voir choses nouvelles et de
faire choses de quoy il fust parlé d'eulx ; le roi, qui était lui-même
sans expérience, se laissa facilement entraîner, et l’esprit aventureux qui
avait provoqué la guerre fut le même qui dirigea toute l’entreprise et qui en
amena les revers. La
politique ou plutôt la trahison de Venise ne l’avait point préservée de la
colère de Bajazet, qui lui déclara la guerre. Les Vénitiens perdirent alors
Méthone, Coron, plusieurs autres villes sur les côtes de la Grèce ; le
secours d’une flotte envoyée par la France et par l’île de Rhodes, ne put les
faire triompher des Turcs, qui avaient en mer deux cent soixante et dix
vaisseaux. Les États de l’Europe étaient toujours divisés entre eux. En vain
Alexandre VI entreprit de rétablir la concorde : la défiance qu’inspirait son
ambition personnelle devait affaiblir l’autorité de ses conseils ; on ne
voulut point recevoir ses légats en Allemagne ; le clergé français et le
clergé de Hongrie n’écoutèrent point ses exhortations, et refusèrent de payer
les décimes de la croisade. Un fait qui montre la décadence du pouvoir
pontifical, au moins pour les croisades, c’est qu’une simple décision de la
faculté de théologie de Paris suffit alors pour renverser tout l’appareil des
menaces et des foudres de Rome. Il faut dire ici, à la louange du pontife,
que la résistance des princes et des évêques n’excita jamais sa colère et ne
découragea point son zèle. A la fin, il réussit à former une ligue entre la
France, l’Espagne, Venise et Rhodes : cette ligue s’engageait à mettre en mer
une flotte nombreuse à laquelle le pape devait joindre ses vaisseaux.
Alexandre VI exhortait en même temps les Hongrois à prendre les armes, et
lui-même promettait de se mettre à la tête des croisés. Enfin, dans une diète
qui se tint à Metz, l’empereur Maximilien, sollicité par le pape, prit la
croix et fit le serment de conduire une armée contre les infidèles.
L’historien Nauclère parle de plusieurs prodiges qu’on aperçut alors et qui
paraissaient comme le signal et le présage d’une guerre formidable. « On
voyait, dit ce chroniqueur, dans les églises, sur les places publiques, dans
les maisons, des croix rouges et noires sur lesquelles se remarquaient des
taches semblables à des gouttes de sang.’ L’annaliste de l’Eglise parle de
plusieurs autres prodiges qui annonçaient les volontés du ciel. « L’empereur
Maximilien, ajoute-t-il, n’en fut point frappé ; car il ne s’occupa que de
chercher des ennemis à la république de Venise, toujours en guerre avec les
Turcs. » Pendant ce temps les soldats de Bajazet continuaient de ravager la
Hongrie et la Pologne, pénétraient dans l'Illyrie, et s’avançaient vers les
frontières de l’Italie et de l’Allemagne. Tous les efforts du pape furent
inutiles ; Alexandre VI mourut sans avoir pu diriger ni une flotte ni une
autre armée contre l’empire ottoman. Nous
avons montré comment et par quelles causes s’était affaibli l’esprit des
croisades. Vers la fin du quinzième siècle et le commencement du seizième,
deux grands événements achevèrent de détourner l’attention de l’Occident.
L’Amérique venait d’être révélée à l’ancien monde, et les Portugais avaient
doublé le cap de Bonne-Espérance. Sans doute que les progrès de la navigation
pendant les guerres saintes avaient contribué aux découvertes de Vasco de
Gama et de Christophe Colomb. Mais ces découvertes, lorsqu’elles furent une
fois connues en Europe, occupèrent entièrement cet esprit entreprenant et
aventureux qui avait si longtemps entretenu l’ardeur des expéditions contre
les infidèles. La direction des esprits, les vues de la politique, les
spéculations du commerce, tout fut changé ; et l’on vit alors la grande
révolution des croisades sur son déclin, se rencontrant en quelque sorte avec
la révolution nouvelle qui naissait de la découverte et de la conquête d’un
nouveau monde. La première de ces révolutions avait enrichi plusieurs peuples
maritimes ; la seconde devait les ruiner et en enrichir d’autres. Les
Vénitiens, maîtres des anciennes routes du commerce de l’Inde, furent les
premiers à s’apercevoir des changements qui s’opéraient et dont les suites
devaient leur être funestes. Ils envoyèrent secrètement des députés au sultan
d’Égypte, intéressé comme eux à combattre l’influence des Portugais. La
députation de Venise engagea le sultan du Caire à s’allier avec le roi de
Calicut et quelques autres puissances indiennes, pour attaquer les flottes et
les troupes du Portugal. La république se chargea d’envoyer en Égypte et sur
les côtes d’Arabie des ouvriers pour fondre du canon, et des charpentiers
pour construire des vaisseaux de guerre. Le monarque égyptien, qui avait les
mêmes intérêts que Venise, entra facilement dans le plan qu’on lui proposait
; et, pour arrêter les progrès des Portugais dans l’Inde, il voulut d’abord
leur inspirer des craintes sur les lieux saints, qui avaient été longtemps et
qui étaient encore un objet de vénération pour tous les fidèles de
l’Occident. Il menaça de ruiner de fond en comble l’église du Saint-Sépulcre,
de jeter au vent les cendres et les ossements des martyrs, de forcer tous les
chrétiens de ses États à renier la foi du Christ. Un
cordelier de Jérusalem vint à Rome exprimer les alarmes des chevaliers de la
Palestine et des gardiens du saint tombeau. Le pape fut saisi de terreur, et
se hâta d’envoyer le cordelier au roi de Portugal, qu’il conjurait de faire à
Dieu et à la chrétienté le sacrifice de ses nouvelles conquêtes. Le monarque
portugais accueillit l’envoyé du pape et des chrétiens d’Orient, lui donna
des sommes considérables pour l’entretien des saints lieux, et répondit au
souverain pontife qu’il ne craignait point de voir se réaliser les menaces du
sultan, qu’il espérait au contraire brûler la Mecque et Médine et soumettre à
la foi de l’Évangile les vastes régions de l’Asie, si les princes de la
chrétienté voulaient se joindre à lui. Le
sultan d’Egypte, qui recevait les tributs de tous les pèlerins, ne détruisit
point les églises de Jérusalem, mais il tenta une expédition contre les
Portugais, de concert avec le roi de Cambaye et de Calicut. On équipa à Suez
une flotte composée de six galères, d’un galion et de quatre bâtiments de
charge, sur laquelle s’embarquèrent huit cents mameluks. La flotte égyptienne
descendit le long de la mer Rouge, côtoya l’Arabie, doubla le golfe de Perse
et vint mouiller dans l’île et au port de Diu, un des points les plus
importants pour le commerce de l’Inde. C’est de cette expédition que parle
l’auteur de la Lusiade, lorsqu’il dit dans son neuvième livre : « Avec le
secours des flottes venues du port d’Arsinoé, les Calicutiens espéraient
réduire en cendres celles d’Emmanuel ; mais l’arbitre du ciel et de la terre
trouve toujours les moyens d’exécuter les décrets de sa profonde sagesse. » L’expédition
des mameluks, malgré les succès qu’elle obtint d’abord, n’eut point le
résultat qu’en attendaient le sultan du Caire et la république de Venise. Le
bruit se répandit alors en Europe que les Portugais avaient engagé le roi
d’Éthiopie à détourner le cours du Nil. Nous ne nous arrêterons pas à
démontrer l’invraisemblance de ce bruit populaire, renouvelé plusieurs fois
dans le moyen âge ; mais le projet de fermer par la force et la violence les
routes ouvertes au commerce par le cap de Bonne-Espérance, t n’était guère
plus raisonnable. Au lieu de tenter la voie des armes, les sultans des
mameluks auraient mieux servi les intérêts de Venise et ceux de leur propre
puissance, s’ils avaient multiplié les canaux dans leurs provinces, s’ils
avaient ouvert un passage commode, prompt et sûr aux marchandises de l’Inde.
Au reste, d’autres révolutions peuvent changer ce qu’ont fait les révolutions
des siècles passés. Au moment où nous écrivons, une direction nouvelle est
partout donnée à l’activité des commerçants et des navigateurs. Une puissance
nouvelle dans le monde, celle de la vapeur, peut tout changer. La Syrie par
l’Euphrate et l’Égypte par Suez ouvriront des routes au commerce de l’Inde,
et la navigation de la Méditerranée retrouverait alors tous les avantages
qu’elle a depuis longtemps perdus. Tandis
que la république de Venise voyait avec effroi les causes de sa décadence
future, elle inspirait encore de la jalousie par l’éclat de ses richesses et
de sa magnificence. Il s’élevait de nombreuses plaintes contre les Vénitiens,
qu’on accusait généralement de tout sacrifier à l’intérêt de leur commerce,
et de trahir ou de servir la cause des chrétiens, selon que la fidélité ou la
trahison leur était profitable. Dans une diète que Maximilien avait convoquée
à Augsbourg, l’ambassadeur de Louis XII, Hélian, prononça un discours
véhément contre la nation vénitienne. Il lui reprocha d’abord d’avoir
traversé par ses hostilités et ses intrigues une ligue formée contre les
Turcs entre le pape, l’empereur d’Allemagne, le roi de France et le roi
d’Aragon. L’orateur reprochait aux Vénitiens d’avoir refusé du secours à
Constantinople assiégée par Mahomet II. « Leur flotte était dans
l'Hellespont pendant le siège ; ils pouvaient entendre les gémissements d’un
peuple chrétien qui tombait sous le glaive des barbares. Rien ne put émouvoir
leur pitié. Ils restèrent immobiles, et, lorsque la ville fut prise, ils
achetèrent les dépouilles des vaincus et vendirent aux musulmans les
malheureux habitants de la Grèce réfugiés sous leurs drapeaux. Plus tard,
lorsque les Ottomans assiégeaient Otrante, non-seulement les villes et les
princes, mais aussi les ordres mendiants, avaient envoyé des secours aux
assiégés ; les Vénitiens, dont la flotte se trouvait alors à l’ancre devant
Corfou, virent avec indifférence, peut-être avec joie, les dangers et les
malheurs d’une ville chrétienne. Non, Dieu ne pouvait pardonner à une nation
qui, par son avarice, sa jalousie, son ambition, avait trahi la cause de la
chrétienté, et qui paraissait s’entendre avec les Turcs pour régner avec eux sur
l’Orient et sur l’Occident. » Hélian,
en terminant son discours, invitait les États et les princes à réunir leurs
efforts pour exécuter les décrets de la justice divine et consommer la ruine
de la république de Venise. Ce
discours, dans lequel on invoquait le nom du christianisme et qui ne
respirait que la vengeance et la haine, fit une vive impression sur
l’assemblée. Les passions qui s’allumèrent dans la diète d’Augsbourg et qui
ne permettaient point de songer à la guerre contre les Turcs, ne montrent que
trop l’état d’agitation et de discorde où se trouvait alors la chrétienté.
Nous ne parlerons point de la ligue formée d’abord contre Venise, de la ligue
formée ensuite contre Louis XII, ni des événements qui portèrent le trouble
dans l’Italie et jusque dans le sein de l’Église, menacée d’un schisme. Au
concile de Latran, convoqué par le successeur d’Alexandre VI et de Pie III,
on déplora les désordres de la chrétienté sans y porter remède ; on revint
sur la guerre contre les Turcs, sans s’occuper des moyens delà poursuivre. Le
pape Jules II, que Voltaire nous représente comme un mauvais prêtre et comme
un grand prince, était entré d’une manière active dans les guerres entre les
princes chrétiens. Depuis qu’il faisait la guerre en son nom, il ne pouvait
remplir le rôle honorable de conciliateur et n’avait plus la considération
attachée au titre de père des fidèles. Il ne put rétablir la paix, qu’il
avait lui-même troublée, et se trouvait dans l’impossibilité de diriger une
entreprise contre les ennemis de la foi. Au
reste, les prédications delà croisade, si souvent répétées, ne frappaient
plus les esprits. On avait tant de fois annoncé aux peuples des malheurs qui
n’étaient point arrivés, qu’on ne pouvait plus réveiller leurs alarmes.
Depuis la mort de Mahomet II, les Turcs semblaient avoir renoncé à conquérir
l’Europe. Bajazet avait d’abord attaqué sans succès les mameluks d’Égypte ;
il s’était endormi ensuite dans la mollesse et dans les plaisirs du sérail,
ce qui avait donné aux chrétiens quelques années de repos et de sécurité.
Mais, comme un prince indolent et efféminé ne remplissait point la première
condition du despotisme ottoman, qui était la guerre, il irrita l’armée
contre lui, et ses goûts pacifiques le firent tomber du trône. Sélim, qui lui
succéda, plus ambitieux et plus cruel que Mahomet, accusé d’avoir empoisonné
son père, couvert du sang de sa famille, fut à peine parvenu à l’empire,
qu’il promit aux janissaires la conquête du monde, et qu’il menaça tout à la
fois l’Italie et l’Allemagne, la Perse et l’Égypte. Dans la
douzième et dernière session du cinquième concile de Latran, Léon X s’occupa
de prêcher une croisade contre le redoutable empereur des Ottomans. Il fit
lire devant les Pères du concile une lettre de l’empereur Maximilien, qui
témoignait sa douleur de voir la chrétienté toujours en butte aux invasions
d’une nation barbare. Dans le
même temps, l’empereur d’Allemagne, écrivant à son conseiller à la diète de
Nuremberg, lui exprimait le désir qu’il avait toujours eu de rétablir
l’empire de Constantin et de délivrer la Grèce de la domination des Turcs. « Nous
aurions volontiers, disait-il, employé à cette entreprise notre puissance et
même notre personne, si les autres chefs de la chrétienté nous avaient
assisté. » En lisant ces lettres de Maximilien, on pourrait croire que ce
prince était plus touché que tous les autres du malheur des Grecs et des
périls de la chrétienté. Mais l’inconstance et la légèreté de son caractère
ne lui permirent point de pousser avec ardeur une entreprise à laquelle il
paraissait mettre tant d’importance. Il passa sa vie à former des projets
contre les Turcs, à faire la guerre à des puissances chrétiennes, et dans sa
vieillesse il se consola en pensant que la gloire de sauver l’Europe
appartiendrait peut-être un jour à un prince de sa famille. Tandis
que les princes chrétiens s’exhortaient ainsi réciproquement à prendre les
armes, sans qu’aucun d’eux renonçât aux intérêts de son ambition et donnât
l’exemple d’un généreux dévouement, Sélim, après avoir vaincu le roi de
Perse, attaquait l’armée des mameluks, détrônait le sultan du Caire et
réunissait à ses vastes Etats tous les pays qu’avaient habités et possédés
les Francs en Asie. Jérusalem vit alors flotter sur ses murailles l’étendard
du Croissant, et le fils de Bajazet, à l’exemple d’Omar, profana par sa
présence l’église du Saint-Sépulcre. La Palestine ne faisait que changer de
domination, et rien n’était changé au sort des chrétiens. Mais, comme
l’Europe redoutait plus les Turcs, qui la menaçaient sans cesse, qu’elle ne
redoutait les mameluks, auxquels on avait cessé de faire la guerre, la
nouvelle qu’on reçut en Occident de la conquête de Sélim, répandit partout la
consternation et la douleur. Il semblait à la chrétienté que la ville sainte
passât pour la première fois sous le joug des infidèles, et les sentiments de
deuil et d’effroi qu’éprouvèrent alors les chrétiens durent réveiller dans
les esprits la pensée de délivrer le tombeau de Jésus-Christ. On doit
ajouter que les dernières victoires de Sélim achevaient de renverser en
Orient toutes les puissances rivales des Turcs, et qu’en accroissant d’une
manière effrayante les forces ottomanes, elles ne lui laissaient plus
d’autres ennemis à combattre que les peuples de l’Occident. Léon X
s’occupa sérieusement des dangers qui menaçaient la chrétienté, et résolut
d’armer les principales puissances de l’Europe contre les Turcs. Le souverain
pontife annonça son projet au collège des cardinaux. Les prélats les plus
distingués par leur savoir et leur habileté dans les négociations furent
envoyés en Angleterre, en Espagne, en Allemagne, avec la mission d’apaiser
toutes les querelles qui divisaient les princes, et de former une puissante
ligue contre les ennemis de la république chrétienne. Léon X, qui se
déclarait d’avance le chef de cette ligue sainte, proclama une trêve de cinq
ans entre tous les États de l’Europe, et menaça de l’excommunication ceux qui
troubleraient la paix. Tandis
que le pape portait ainsi toute son attention sur les préparatifs d’une
croisade, les poètes et les orateurs, dont il encourageait les travaux, le
représentaient déjà comme le libérateur du monde chrétien. Le célèbre Vida,
dans une ode saphique adressée à Léon X, chantait les conquêtes futures du
pontife. Déjà il croyait voir l’Italie et l’Europe se levant en armes, les
profondes mers se couvrant de vaisseaux chrétiens ; déjà il entendait le choc
de l’acier belliqueux, et le bruit des clairons, signal des combats ;
entraîné lui-même par l’exemple des guerriers et cherchant une autre gloire
que celle des Muses, le poète jurait d’affronter les déserts brûlants de
l’Afrique, de puiser dans son casque de l’eau du Xante ou de l'Indus, et de
faire tomber sous son glaive les rois barbares de l’Orient. Vida, dans son
ode sur la croisade, qui renferme seize strophes, ne parle ni de Jésus-Christ
ni de Jérusalem, mais des jeux sanglants de Bellone et des lauriers d’Apollon
et de Mars. Ses vers paraissent bien moins une inspiration de l’Évangile
qu’une imitation d’Horace ; et les louanges qu’il adresse au chef de l’Église
chrétienne ressemblent tout à fait pour le ton et pour la forme à celles que
le chantre de Tibur adressait à Auguste. Pendant que Vida, dans des vers
profanes, félicitait ainsi Léon X de la gloire dont il allait couvrir son
nom, un autre littérateur non moins célèbre, dans une épître en prose
imprimée à la tête des Oraisons de Cicéron, adressait au pontife les mêmes
félicitations et les mêmes éloges. Novagéri se plaisait à célébrer d’avance
ces jours de gloire que la croisade promettait au monde chrétien et au père
des fidèles : « Nous verrons, disait-il à Léon X, nous verrons luire
cette belle journée où, vainqueur des nations infidèles, tu reviendras
couvert des lauriers de la victoire ; cette journée mémorable où toute
l’Italie, toute la terre te saluera comme un dieu libérateur, où
d’innombrables citoyens de toutes les classes sortiront des bourgs et des
cités, et se précipiteront sur tes pas, te rendant grâces d’avoir sauvé leurs
foyers, leur liberté et leur vie. » L’Italie
était alors remplie de Grecs réfugiés, parmi lesquels se trouvaient
d’illustres savants qui exerçaient une grande influence sur les esprits et ne
cessaient de représenter les Turcs comme un peuple barbare et féroce. La
langue grecque s’enseignait avec succès dans les plus célèbres écoles, et la
direction nouvelle des études, l’admiration qu’inspiraient les chefs-d’œuvre
de la Grèce, ajoutaient encore à la haine des peuples contre les farouches
dominateurs de Byzance, d’Athènes et de Jérusalem. Ainsi, tous les disciples
d’Homère et de Platon s’associaient en quelque sorte par leurs vœux et par
leurs discours à l’entreprise du souverain pontife. On a pu remarquer que la
manière de prêcher les croisades et les motifs allégués pour exciter l’ardeur
des chrétiens, différaient selon les circonstances et tenaient presque
toujours aux idées dominantes de chaque époque. Au temps dont nous parlons,
tout devait porter le caractère et l’empreinte du beau siècle de Léon X ; et,
si les croisades avaient pu contribuer à la renaissance des lettres, il était
juste que les lettres à leur tour fussent pour quelque chose dans une guerre
entreprise contre les ennemis de la civilisation et des lumières. Les
envoyés de la cour de Rome avaient été accueillis avec distinction dans tous
les États de l’Europe, et n’avaient négligé ni les exhortations évangéliques,
ni les séductions, ni les promesses, ni aucun des ressorts de la politique
profane, pour disposer les princes chrétiens à la croisade proclamée par le
pape. Le sacré collège se réjouit du succès de leur mission, et le pape, pour
en remercier le ciel, pour attirer les bénédictions divines sur son
entreprise, ordonna qu’on ferait pendant trois jours des processions et des
prières dans la capitale du monde chrétien. Il célébra lui-même l’office
divin, distribua des aumônes, et se rendit les pieds nus et la tête
découverte dans l’église des Saints-Apôtres. Sadolet,
secrétaire du Saint-Siège, un des favoris les plus distingués des Muses, et
qui, au jugement d’Érasme, avait dans ses écrits l’abondance et la manière de
Cicéron, prononça en présence du clergé et du peuple romain un discours dans
lequel il célébra le zèle et l’activité du souverain pontife, l’empressement
des princes chrétiens à faire la paix entre eux, le désir qu’ils témoignaient
de réunir leurs forces contre les Turcs. L’orateur rappelait à son auditoire
l’empereur d’Allemagne et le roi de France, glorieux appuis de la chrétienté
; l’archiduc Charles, roi de Castille, dont la jeunesse montrait toutes les
vertus de l’âge mûr ; le roi d’Angleterre, invincible défenseur de la foi ;
Emmanuel, roi de Portugal, toujours prêt à sacrifier ses propres intérêts à
ceux de l’Église ; Louis II, roi de Hongrie, et Sigismond, roi de Pologne, le
premier, jeune prince, l’espérance des chrétiens ; le second, digne d’être
leur chef ; le roi de Danemark, dont l’Europe connaissait le dévouement à la
religion ; Jacques, roi d’Écosse, que les exemples de sa famille devaient
retenir dans le chemin de la vertu et de la gloire. Parmi
les États chrétiens sur lesquels l’humanité et la religion devaient placer
leurs espérances, Sadolet n’oubliait point la nation helvétique, nation
puissante et belliqueuse, qui brûlait d’un si grand zèle pour la guerre
contre les Turcs, que ses nombreux soldats étaient déjà prêts à marcher et
n’attendaient que le signal du chef de l’Église. L’orateur sacré finissait
par une apostrophe véhémente à la race des Ottomans, qu’il menaçait des
forces réunies de l’Europe, et par une invocation à Dieu, qu’il conjurait de
bénir les armes de tant de princes, de tant de peuples chrétiens, afin que
l’empire du monde fût arraché à Mahomet et que les louanges de Jésus-Christ
pussent enfin retentir du midi au septentrion et de l’occident à l’orient. Léon X
était sans cesse occupé de la croisade qu’il avait prêchée ; il consultait
les habiles capitaines, prenait des informations sur la puissance des Turcs,
sur les moyens de les attaquer avec avantage. Ce qui montre combien on était
loin alors de l’esprit et de la dévotion des premiers croisés, c’est que le
pontife, dans ses lettres aux princes et aux fidèles, disait que les prières
ne suffisaient point pour vaincre les Barbares, et qu’on ne pouvait espérer
de succès pour la croisade qu’en levant des armées formidables, qu’en
marchant contre l’ennemi avec toutes les forces réunies du monde chrétien. De
concert avec les principaux États de la chrétienté, il arrêta enfin le plan
de la guerre sainte. L’empereur d’Allemagne s’engageait à fournir une armée à
laquelle se joindraient la cavalerie hongroise et la cavalerie polonaise, et,
traversant la Mœsie et la Thrace, il devait attaquer les Turcs en deçà et
au-delà du mont Hémus. Le roi de France, avec toutes ses forces, avec celles
des Vénitiens et de plusieurs États d’Italie, avec seize mille Suisses,
devait s’embarquer à Brindes et descendre sur les côtes de la Grèce, tandis
que les flottes d’Espagne, de Portugal et d’Angleterre partiraient de
Carthagène et des ports voisins, pour transporter les troupes espagnoles sur
les rives de l’Hellespont. Le pape se proposait de s’embarquer lui-même au
port d’Ancône, pour se rendre sous les murs de Constantinople, rendez-vous
général de toutes les forces chrétiennes. Ce plan
était gigantesque, et jamais l’empire ottoman n’aurait couru de plus grands
dangers, si d’aussi vastes desseins avaient pu être mis à exécution. Mais les
monarques chrétiens purent à peine observer pendant quelques mois la trêve
proclamée par le pape et qu’ils avaient acceptée : chacun d’eux s’était
engagé à fournir pour la croisade des troupes qui leur devenaient chaque jour
plus nécessaires dans leurs propres États, qu’ils voulaient agrandir ou
défendre. La vieillesse de Maximilien, la vacance prochaine du trône
impérial, tenaient alors toutes les ambitions dans l’attente de quelques
grands changements ; bientôt la rivalité de Charles-Quint et de François I
ralluma la guerre en Europe, et la chrétienté, troublée par les querelles des
princes, ne songea plus qu’elle pouvait être envahie par les Turcs. Au
reste, ces dissensions politiques ne furent pas le seul obstacle à
l’exécution des projets de Léon X. Une autre difficulté naissait de la levée
des décimes. Partout le clergé paraissait avoir la même indifférence que les
princes pour des guerres qui le ruinaient. Les peuples craignaient de voir
leurs aumônes employées à des entreprises qui n’avaient point pour objet le
triomphe de la religion. Le légat du pape en Espagne s’adressa d’abord aux
Aragonais, qui répondirent par un refus formel exprimé dans un synode
national. Le cardinal Ximenès déclara au nom du roi de Castille que les
Espagnols ne croyaient point aux menaces des Turcs, et qu’ils ne donneraient
point d’argent avant que le pape eût positivement annoncé l’emploi qu’il en
voulait faire. Si les dispositions et les volontés de la cour de Rome
trouvèrent moins de résistance et n’occasionnèrent point de troubles en
France et en Angleterre, c’est que le cardinal Wolsey, ministre de Henri
VIII, fut associé à la mission du légat apostolique, et que Léon X abandonna
à François Ier la levée des décimes dans son royaume. Nous
avons sous les yeux plusieurs pièces historiques qui n’ont jamais été
imprimées et qui nous servent à jeter un grand jour sur les circonstances
dont nous parlons. La première est une lettre de François Ier, datée
d’Amboise le 16 décembre 1616, par laquelle maistre Josse de Lagarde,
docteur en théologie, vicaire général de l’eglise cathédrale de Toulouse, est
nommé commissaire, touchant le faict de la croisade, dans le diocèse. Le
roi de France expose dans une autre lettre le but du jubilé qui allait s’ouvrir
: c’était pour implorer à faire la guerre aux infidèles, et conquérir la
terre saincte et l'empire de Grece, détenus et usurpés par lesdicts infidèles.
A ces lettres patentes se trouvent jointes des instructions données par le
roi de concert avec le légat du pape pour l’exécution de la bulle qui ordonne
la prédication de la croisade dans le royaume de France pendant les deux
années 1517 et 1518. Ces instructions recommandent d’abord de choisir de bons
prédicateurs, chargés de faire de beaux et dévots sermons au peuple, et
d’expliquer les facultés et dispenses qui se trouvent dans la bulle, ainsi
que les justes et les sainctes causes et raisons pour lesquelles il est
ordonné que pendant deux ans toutes aultres indulgences, tous aultres pardons
generaulx et particuliers, sont suspendus et révoqués. Après
avoir parlé du choix des prédicateurs et de la manière dont ils doivent
prêcher, les lettres patentes du roi donnent quelques instructions sur le
choix des confesseurs. Le commissaire général de la croisade pouvait en
choisir autant qu’il le jugerait convenable pour chaque église où se
trouvaient les troncs et questes du jubilé. Il lui était recommandé
d’en nommer six pour la cathédrale du diocèse, gens de bonne conscience, hors
de suspicion. Les ecclésiastiques choisis ainsi parle commissaire avaient la
mission de confesser ceux qui voudraient gagner les indulgences ; et, pour
éviter toute espèce de désordres qui auraient pu naître de l’esprit de
rivalité, ils avoient, à l'exclusion de tous aultres, puissance de faire
des compositions et restitutions, et bailler l'absolution d'icelles, etc. Enfin,
l’ordonnance royale n’oublie rien des circonstances qui accompagnaient la
prédication d’une croisade, des formes dans lesquelles on devait procéder à
la distribution des indulgences. Elle va jusqu’à régler la construction des
troncs placés dans les églises pour recevoir les offrandes des fidèles, et
les cérémonies religieuses qui doivent être observées pendant le jubilé.
Entre autres dispositions, cette ordonnance portait qu’il serait fait une
grande quantité de confessionnaulx ou billets d’absolution et
d’indulgences ; que ces billets, signés par un notaire, seraient envoyés au
commissaire général, qui les scellerait du scel envoyé par le roy, et
qu’on y laisserait une place en blanc pour écrire le nom de celui ou de celle
qui voudrait se les procurer. L’instruction royale ajoutait que le
commissaire feroit bien et honnestement accoustrer son tronc, au milieu
duquel serait une belle et grande croix en laquelle on escriroit en grosses
et belles lettres, in hoc signo vinces... Pour que rien ne manquât
de ce qui pouvait émouvoir le peuple à dévotion, il était, en outre,
ordonné de taire des processions solennelles, et d’y porter une belle
bannière où seraient, d’un côté, les portraits du pape et du roi de France,
de l’autre, des peinctures pleines de Turcs et aultres infidèles. Une
circonstance qui devait animer le zèle des fidèles et que rapportent les
lettres missives du roi, c’est une incursion de quelques musulmans d’Afrique
dans les îles d'Hyères et sur les côtes voisines de foulon et de Marseille. Nous
vous advertissons, disaient les lettres patentes adressées aux
commissaires de la croisade, nous vous advertissons, pour le faire sçavoir
etprescher, que puis nagueres les Maures et les barbares, infidèles et
ennemis de nostre divine foy, ont couru et sont venus à grosse puissance
jusques en isles de notre conte de Provence, où ils ont prins, ravi et emmené
plusieurs chrestiens pour les tourmenter et livrer à martyre. On ne
se borna point sans doute à prêcher la guerre sainte dans le diocèse de
Toulouse ; nous n’avons aucun document ni aucune tradition écrite sur la
prédication qui dut se faire en même temps dans les autres provinces du
royaume ; mais tout nous porte à penser que la crainte d’une invasion,
l’éloquence des prédicateurs, l’exemple et les avertissements du roi, la
pompe des cérémonies religieuses, n’excitèrent que faiblement la pieuse
libéralité des peuples. Si nous en croyons les procès-verbaux et les comptes
rendus qui nous restent, les dépenses qu’occasionnèrent la prédication de la
guerre sainte et la distribution des indulgences pontificales, n’étaient pas
loin d’égaler la somme à laquelle se montaient les offrandes des fidèles.
Rien ne prouve mieux que la dévotion des croisades s’affaiblissait chaque
jour davantage ; et c’est ce qui peut aussi nous faire voir l’exagération de
beaucoup de plaintes qui s’élevaient alors sur l’emploi des deniers amassés
au nom des chefs de l’Église et pour les frais de la guerre sainte. Comme on
faisait toujours beaucoup de bruit de ces sortes de prédications et que les
troncs des églises restaient souvent vides, on s’en prenait aux prédicateurs
; on les accusait d’avoir dissipé l’argent qu’ils n’avaient pas reçu. Au reste,
plus les peuples étaient portés à la défiance, plus on doit applaudir aux
précautions qui avaient été prises : les dépenses de la prédication ou du
jubilé pouvaient être quelquefois augmentées par ces précautions mêmes ; mais
on avait calmé les esprits, et c’était beaucoup. Pour tout ce qui concernait
la perception et l’emploi des deniers de la croisade, comme pour beaucoup
d’autres choses, l’autorité du roi avait d’autant plus besoin d’exercer une
surveillance sévère, que ceux qui recevaient les offrandes des chrétiens
n’avaient pas toujours été gens de bonne conscience et hors de suspicion, et
que parmi les orateurs de la terre sainte il s’en trouvait toujours
quelques-uns qui montraient plus de zèle que de prudence et dont les
prédications étaient un véritable sujet de scandale. Comme la plupart d’entre
eux recevaient un salaire proportionné à la quantité d’argent versée dans les
troncs des églises, plusieurs ne manquaient pas d’exagérer les promesses du
souverain pontife et les privilèges accordés aux dons de la charité. Ainsi,
pour nous résumer, nous dirons que cette prédication, ordonnée par le pape et
par le roi, n’avança pas de beaucoup les affaires de la croisade, mais que du
moins la sagesse prévoyante du gouvernement et la prudence des chefs de l’Église
gallicane prévinrent de grands désordres dans le royaume. Il n’en fut pas de
même en Allemagne, où les esprits étaient portés au plus haut point
d’irritation et de mécontentement ; où des semences de trouble et d’hérésie
commençaient à se développer jusque dans le sein du clergé. On a pu
voir jusqu’ici combien la cour de Rome se montrait chaque jour plus facile à
ouvrir le trésor des indulgences pontificales. Dans les premières expéditions
d’Orient, ces indulgences n’étaient accordées qu’aux pèlerins de la terre
sainte ; on les accorda ensuite à ceux qui fournissaient à l’entretien des
croisés ; plus tard, on les accorda aux fidèles qui écoutaient les sermons
des prédicateurs de la croisade, quelquefois même à ceux qui assistaient à la
messe des légats du pape. Léon X imagina de les accorder non-seulement à ceux
qui par leurs aumônes fourniraient aux frais de la guerre contre les Turcs,
mais encore à tous les fidèles dont la pieuse libéralité contribuerait aux
dépenses nécessaires pour achever la construction de l’église de Saint-Pierre,
commencée par son prédécesseur Jules II. Quoique cette destination eût
quelque chose d’utile, de noble, de grand, de véritablement catholique,
quoiqu’elle fût digne, en quelque sorte, d’un siècle où les arts jetèrent un
magnifique éclat, beaucoup de chrétiens, surtout en Allemagne, n’y virent
d’abord qu’un abus de l’autorité pontificale, et plusieurs disaient que, pour
bâtir l’église de Saint-Pierre, la cour de Rome démolissait l’église de
Jésus-Christ. Albert,
archevêque de Mayence, chargé de nommer les prédicateurs du jubilé et les
distributeurs des indulgences pontificales, nomma pour la Saxe les frères
prêcheurs ou dominicains, à l’exclusion des frères mineurs ou augustins, qui
avaient quelquefois rempli ces sortes de missions. Ces derniers se montrèrent
jaloux de la préférence ; comme on n’avait pris aucune précaution, ni pour
prévenir les effets de cette rivalité, ni pour arrêter les abus qui
pourraient se commettre, il arriva que les augustins censurèrent avec amertume
la conduite, les mœurs, les opinions des dominicains, et que ceux-ci ne
justifièrent que trop les plaintes de leurs adversaires. Luther,
religieux augustin, se fit connaître dans ces violentes querelles, et se
distingua par la chaleur de son éloquence ; il poursuivit de sa colère les
prédicateurs qu’on avait choisis pour recueillir les tributs des fidèles, et
parmi les propositions qu’il débita en chaire, l’histoire nous a conservé
celle-ci, qui fut censurée par Léon X : C’est un péché de résister aux
Turcs, attendu que la providence se sert de cette nation infidèle pour
visiter les iniquités de son peuple. Cette étrange maxime s’accrédita
parmi les partisans de Luther ; et, lorsque le légat du pape demanda dans la
diète de Ratisbonne la levée des décimes destinées à la croisade, il trouva
une vive opposition. De toutes les parties de l’Allemagne, il s’éleva des
murmures et des plaintes. On compara la cour de Rome au berger infidèle qui
tond les brebis confiées à ses soins ; on l’accusa de dépouiller les peuples
crédules, de ruiner les nations et les rois, d’accumuler sur les chrétiens
plus de misères que ne pouvait leur en causer la domination des Turcs. Depuis
plus d’un siècle, ces sortes d’accusations retentissaient en Allemagne,
chaque fois qu’on levait des deniers pour les croisades ou qu’un tribut
quelconque était imposé aux chrétiens par le souverain pontife. Les
réformateurs profilèrent de cette disposition des esprits pour répandre des
idées nouvelles et tenter une révolution dans l'Église. Chez une nation
portée par son génie et son caractère aux idées spéculatives, les nouveautés
philosophiques et religieuses devaient trouver plus qu’ailleurs de chauds
partisans et d’ardents apôtres. Il faut ajouter que l’Allemagne était un des
pays de la chrétienté que la cour de Rome avait le moins épargnés dans sa
toute-puissance, et que l’esprit d’opposition y avait pris naissance au
milieu des longues querelles élevées entre le sacerdoce et l’Empire. Une fois
qu’on eut brisé le lien qui unissait les esprits et qu’on eut secoué le joug
d’une autorité consacrée par le temps, l’opposition ne connut plus de bornes
; il n’y eut plus de mesure pour les opinions : l’Église fut attaquée de tous
les côtés à la fois, et par mille sectes différentes, toutes opposées à la
cour de Rome, la plupart opposées entre elles. Dès lors éclata cette
révolution qui devait à jamais séparer de la communion romaine plusieurs
peuples de la chrétienté. Nous
n’avons point à parler des événements qui accompagnèrent le schisme de Luther
; mais il est curieux de voir que l’origine de la réforme se trouve liée, non
pas directement aux croisades, mais à l’abus des indulgences promulguées pour
les croisades. Comme
tous ceux qui commencent des révolutions, Luther ne savait point jusqu’où
pouvait aller sa guerre contre la cour de Rome ; il attaqua d’abord quelques
abus de l’autorité pontificale, et finit bientôt par attaquer l’autorité
elle-même. Les opinions qu’il avait échauffées par son éloquence, les
passions qu’il avait fait naître parmi ses disciples, l’entraînèrent lui-même
beaucoup plus loin qu’il n’aurait pu le prévoir ; ceux qui avaient le plus
grand intérêt à combattre les doctrines du réformateur, ne virent pas plus
que lui ce que ces doctrines devaient amener avec elles. L’Allemagne, toute
morcelée, en proie aux divisions et à tous les genres de désordres, n’avait
aucune autorité assez forte, assez prévoyante pour prévenir les effets d’un
schisme. A la cour de Rome, personne n’avait pu croire qu’un simple moine
ébranlât jamais les colonnes de l’Église ; au milieu de la pompe et de
l’éclat des arts qu’il protégeait, distrait par les soins d’une politique
ambitieuse, Léon X oublia trop peut-être les progrès de Luther. Il eut tort
surtout d’abandonner entièrement l’expédition contre les Turcs, qu’il avait
annoncée dans tout le monde chrétien et qui pouvait, au moins dans les
premiers moments, offrir une utile distraction aux esprits dominés par les
idées de la réforme. L’entreprise d’une guerre sainte, qu’il avait suivie
avec tant de chaleur au commencement de son pontificat et pour laquelle les
poètes lui promettaient une gloire éternelle, cette entreprise, lorsqu’il
mourut, n’occupait plus sa pensée ni celle de ses contemporains. Cependant
le successeur de Sélim, Soliman, venait de s’emparer de Belgrade et menaçait
l’île de Rhodes. Cette île était la dernière colonie des chrétiens en Asie.
Tant que les chevaliers de Saint-Jean en restaient les maîtres, le sultan des
Turcs pouvait craindre qu’on ne formât en Occident quelque grande expédition pour
le recouvrement de la Palestine et de la Syrie, et même pour la conquête de
l’Égypte, qui venait d’être réunie à l’empire ottoman. Le
grand maître des hospitaliers envoya solliciter les secours de l’Europe
chrétienne. Charles-Quint venait de réunir sur sa tête la couronne impériale
et celle des Espagnes. Tout occupé d’abattre la puissance de la France et
cherchant à entraîner le pape Adrien VI dans une guerre contre le roi
très-chrétien, l’empereur fut peu touché du danger qui menaçait les
chevaliers de Rhodes. Le souverain pontife n’osa les secourir et solliciter
pour eux l’appui de la chrétienté. François I montra des sentiments plus
généreux, mais, dans la situation où se trouvait le royaume, il ne put
envoyer les secours qu’il avait promis. Les
chevaliers de Rhodes restèrent réduits à leurs propres forces. L’histoire a
redit les travaux et les prodiges d’héroïsme par lesquels l’ordre des
hospitaliers illustra sa défense. Après plusieurs mois de combats, Rhodes
tomba au pouvoir de Soliman. Ce fut un spectacle bien touchant que celui du
grand maître l'Isle-Adam, le père de ses chevaliers et de ses sujets,
entraînant avec lui les tristes débris de l’ordre et tout le peuple de
Rhodes, qui avait voulu le suivre. Il aborda sur les côtes du royaume de
Naples, non loin des lieux où Virgile fait débarquer le pieux Énée avec les
glorieux restes de Troie. Si l’esprit des croisades avait pu se ranimer,
quels cœurs seraient restés sans émotion, en voyant ce vénérable vieillard,
suivi de ses fidèles compagnons d’infortune, cherchant un asile, implorant la
compassion, et sollicitant pour prix de ses services passés un coin de terre
où lui et ses guerriers pussent encore déployer l’étendard de la religion et
combattre les infidèles. Lorsque
le grand maître se mit en marche pour Rome, Adrien VI déclarait la guerre au
roi de France : une ligue s’était formée entre le souverain pontife,
l’empereur, le roi d’Angleterre et le duc de Milan. Dans cet état de choses,
les chrétiens d’Orient ne pouvaient espérer aucun secours. Après la mort
d’Adrien, le pape Clément VII se montra plus favorable à l’ordre des
hospitaliers. Il accueillit le grand maître avec toutes les démonstrations
d’une tendresse paternelle. Lorsque dans le consistoire le chancelier de
l’ordre raconta les exploits et les revers des chevaliers, le souverain
pontife et les prélats de Rome versèrent des larmes et promirent d’intéresser
à de si nobles infortunes tous les royaumes du monde chrétien.
Malheureusement pour l’ordre de Saint-Jean, les puissances de l’Europe
étaient plus que jamais divisées entre elles. François I fut fait prisonnier
à la bataille de Pavie. Le pape, qui avait voulu reprendre le titre de
conciliateur, ne fit qu’exciter contre lui-même la haine et la colère de
Charles-Quint. Au milieu de ces divisions on oublia les chevaliers de Rhodes,
et ce ne fut que dix ans après la conquête de Soliman que ces nobles
guerriers purent obtenir de l’empereur le rocher de Malte, où ils devinrent
encore la terreur des musulmans. Tandis
que l’Europe était ainsi troublée, le conquérant de Rhodes et de Belgrade
reparaissait menaçant sur les rives du Danube. Louis II chercha à ranimer le
patriotisme des Hongrois, et fit revivre l’ancien usage d’exposer en public
un sabre ensanglanté, signal de la guerre et des périls de la patrie. Les
exhortations du monarque, celles du clergé, l’approche de l’ennemi, ne purent
apaiser les discordes nées de l’anarchie féodale et des longs malheurs de la
Hongrie. Le monarque hongrois ne put rassembler que vingt-deux mille hommes
sous l’étendard de la croix. Ces
vingt-deux mille chrétiens, commandés par un prélat, avaient à combattre une
armée de cent mille Ottomans ; ce fut l’armée hongroise qui, d’après l’avis
des évêques, présenta la bataille aux infidèles. Ce qu’il y a de remarquable
dans les guerres saintes, c’est qu’on peut reconnaître presque toujours
l’ascendant du clergé à la témérité des entreprises. La persuasion où étaient
les ecclésiastiques qu’ils combattaient pour la cause de Dieu, leur ignorance
de la guerre, les empêchaient de voir les périls, ne leur permettaient point
de douter de la victoire, et leur faisaient souvent négliger les moyens de la
prudence humaine. Ce fut dans la confiance d’un succès miraculeux que
l’archevêque de Colocza n’hésita point à livrer le combat décisif de Mohacs.
Le clergé qui l’accompagnait anima les combattants par ses discours, et donna
l’exemple de la bravoure. Mais l’enthousiasme religieux et guerrier ne put
triompher du nombre : la plupart des prélats reçurent dans la mêlée la palme
du martyre ; dix-huit mille chrétiens restèrent sur le champ de bataille. Ce qu’il
y eut de plus malheureux, Louis II disparut et périt dans la déroute
générale, laissant son royaume livré aux factions et ravagé par les Turcs. La
défaite des Hongrois porta le désespoir dans l'âme de Clément VIL Le pontife
écrivit à tous les souverains de l’Europe ; il avait formé le projet de les
visiter en personne et de les engager par ses prières et par ses larmes à
défendre la chrétienté. Les touchantes exhortations du pape et son attitude
suppliante ne purent émouvoir les princes ; et c’est ici qu’on aperçoit la
rapide décadence du pouvoir pontifical, naguère si formidable avec les
foudres de l’Église, et dont les décisions étaient regardées comme des arrêts
du ciel. Comme l’empereur troublait l’Italie par son ambition et refusait de
s’associer aux desseins du pontife, la cour de Rome essaya de prêcher contre
lui une espèce de croisade, et le pape se mit à la tête d’une ligue qu’on
appela une ligue sainte ; mais cette coalition, moitié religieuse, moitié
politique, se dissipa comme d’elle-même, et Clément ne tarda pas à être
victime d’une vaine hostilité. Les troupes impériales entrèrent dans Rome
comme dans une ville ennemie. L’empereur, qui prenait le titre de chef
temporel de l’Église, ne craignit point de donner à l’Europe le scandale de
la captivité d’un pontife. Quoique l’autorité des papes n’exerçât plus la
même influence, qu’on fût bien loin alors du siècle d’Innocent IV et de
Grégoire IX, qui avaient accablé l’empereur Frédéric II, néanmoins les
violences de Charles-Quint excitèrent une indignation générale. L’Angleterre
et la France coururent aux armes. Toute l’Europe fut troublée : les uns
voulaient venger les outrages faits au vicaire de Jésus-Christ, les autres
profiter du désordre. On ne s’occupait plus de défendre la chrétienté de
l’invasion des Ottomans. Cependant
Clément VII, du fond de la prison où le retenait l’empereur, veillait encore
à la défense de l’Europe chrétienne : ses légats exhortaient les Hongrois à
continuer de combattre pour leur Dieu et pour leur patrie. L’active
sollicitude du pape allait chercher des ennemis aux Turcs jusque dans
l’Orient et parmi les infidèles. Acomat, qui avait secoué en Égypte le joug
de la Porte, reçut des encouragements de la cour de Rome. Un légat du pape
fut chargé de lui promettre l’appui des chrétiens de l’Occident. Le souverain
pontife entretenait de continuelles relations sur toutes les frontières et
dans toutes les provinces de l’empire turc, pour connaître les desseins et
les préparatifs des sultans de Constantinople. Il n’est pas inutile de dire
ici que la plupart des prédécesseurs de Clément avaient mis comme lui les
plus grands soins à surveiller les projets des infidèles. Ainsi les chefs de
l’Église ne se bornaient point à exciter les chrétiens à se défendre sur leur
propre territoire ; mais, comme des sentinelles vigilantes, ils tenaient sans
cesse les yeux attachés sur les ennemis de la chrétienté, pour avertir
l’Europe des périls qui la menaçaient. Lorsque
l’empereur eut brisé les fers de Clément VII, le saint pontife oublia les
outrages qu’il avait reçus, pour ne songer qu’au danger de l’empire
germanique, qui allait être attaqué par les Turcs. Dans les diètes
d’Augsbourg et de Spire, le légat du pape s’efforça, au nom de la religion,
de réveiller l’ardeur des peuples de l’Allemagne pour leur propre défense. Un
député de l’empereur joignit ses exhortations à celles du légat apostolique ;
il fît un appel à l’antique vertu des Germains, et rappela à ses auditeurs
l’exemple de leurs ancêtres, qui n’avaient jamais souffert une domination
étrangère. Il invita les princes, les magistrats et les peuples à combattre
pour leur indépendance et pour leur propre salut. Ferdinand, roi de Bohême et
de Hongrie, proposa aux princes et aux États de l’Empire de prendre des
mesures promptes et efficaces contre les Turcs. Ces exhortations et ces
conseils obtinrent peu de succès et trouvèrent une forte opposition dans
l’esprit toujours plus actif des doctrines nouvelles. Toutes les villes,
toutes les provinces, étaient occupées des questions agitées par la réforme.
On pouvait alors comparer les peuples de l’Allemagne, menacés par les Turcs,
aux Grecs du Ras-Empire, que l’histoire nous montre livrés à de vaines
disputes lorsque les barbares étaient à leurs portes. Ainsi que chez les
Grecs, on trouvait parmi les Allemands une foule d’hommes qui redoutaient
moins de voir dans leurs cités le turban de Mahomet que la tiare du pontife
de Rome : les uns, poussés par un esprit de fatalisme qu’on trouve à peine
dans le Coran, soutenaient que Dieu avait jugé la Hongrie et que le salut de
ce royaume n’était point au pouvoir des hommes ; d’autres (les millénaires)
annonçaient avec une joie fanatique l’approche du jugement dernier, et, tandis
que les prédicateurs de la croisade exhortaient les Allemands à défendre la
patrie, l’orgueil jaloux d’une secte impie invoquait les jours de la
désolation universelle. Soliman
venait d’entrer en Hongrie à la tête d’une puissante armée. Comme il ne
trouvait plus d’ennemis à combattre, il s’avança jusque dans l’Allemagne. La
capitale de l’Autriche, assiégée par les Turcs, ne dut son salut qu’au
débordement du Danube, au courage de sa garnison, et, si l’on en croit
quelques historiens, à l’infidélité du grand visir, gagné par l’argent des
chrétiens. Au signal du péril, l’empereur fit avancer ses troupes ; mais,
toujours préoccupé de la pensée d’étendre son empire en Italie, il s’arrêta
tout à coup dans les plaines de Lintz, et ne songea point à poursuivre les
Turcs, qui se retiraient traînant avec eux trente mille captifs. Dans le même
temps, une flotte espagnole, commandée par Doria, parcourut la mer de
l’Archipel, sans remporter aucun avantage sur la marine turque ; cette
expédition se borna à la prise de Coron et de Patras, qui furent bientôt
rendus aux Ottomans. Les
démarches et les conseils paternels du pape ne purent ranimer l’enthousiasme
d’une guerre sainte, non-seulement en Allemagne, mais même parmi les
Hongrois. Ferdinand, frère de Charles-Quint, que la puissance impériale avait
fait déclarer roi de Hongrie, et le comte Jean Zapoli, palatin de
Transylvanie, qui, avec la protection des Turcs, régnait sur les ruines de
son pays, se disputaient ce malheureux royaume, maltraité à la fois par ses
ennemis et par ses alliés. Soliman, maître de Rude, ravageait toutes les
provinces et faisait de grands préparatifs. On convoqua plusieurs diètes pour
délibérer sur les moyens d’arrêter l’invasion des armées ottomanes ; et, ce
qui ne montre que trop la malheureuse disposition des esprits à cette époque,
dans une assemblée tenue à Vienne pour la croisade contre les Turcs, on ne
s’occupa que de réprimer la licence des écrits et de contenir le rapide essor
de l’imprimerie, dont l’usage se répandait partout et qu’on accusait d’être
l’auxiliaire de la réforme. Les troupes envoyées en Hongrie furent battues et
dispersées par Soliman. Ferdinand n’eut plus d’autre ressource que de
demander la paix aux Turcs. Circonstance digne de remarque : le pape fut
compris dans le traité ; Soliman y donnait le titre de père au pontife
romain, et celui de frère au roi de Hongrie. Clément VII, après tant
d’inutiles tentatives auprès des princes de la chrétienté, semblait n’avoir
plus d’espoir que dans la providence, et s’écriait avec amertume, en
approuvant l’issue des négociations pacifiques : « Il ne nous reste plus qu’à
supplier le ciel de veiller lui-même au salut du monde chrétien. » On
aurait pu croire que les guerres saintes touchaient à leur fin, puisque le
chef de l’Église avait déposé les armes et fait la paix avec les infidèles.
Au reste, ce traité de paix, comme ceux qui l’avaient précédé, ne pouvait
être considéré que comme une trêve, et la guerre ne devait pas tarder à
recommencer, lorsque du côté des chrétiens ou du côté des musulmans on aurait
l’espoir de la poursuivre avec avantage. Telle était la politique du temps,
et surtout celle qui dirigeait dans leurs relations réciproques les
puissances chrétiennes et les puissances musulmanes. Soliman avait abandonné
ses projets sur l’Allemagne et la Hongrie, moins par respect pour les traités
que parce qu’il employait ses forces dans une guerre contre les Persans. D’un
autre côté, la chrétienté laissait en paix les Ottomans, parce qu’elle était
en proie à la discorde et que la plupart des princes chrétiens, occupés de
leurs propres intérêts, n’écoutaient que les conseils de leur ambition. L’Europe
avait alors trois grands monarques dont les forces réunies auraient suffi
pour abattre la puissance des Turcs ; mais ces trois princes se trouvaient
opposés entre eux par la politique autant que par leur caractère et par leur
génie. Le roi d’Angleterre, Henri VIII, qui avait réfuté Luther, et qui
s’était ligué avec le roi de France pour délivrer le pape captif, venait de
se séparer de l’Église romaine. Tantôt l’allié de la France, tantôt l’allié
de l’empereur, occupé de faire triompher le schisme dont il était l’apôtre et
le chef, il ne portait plus ses pensées vers la guerre d’Orient. François I
avait d’abord prétendu à la couronne impériale, ensuite au duché de Milan et
au royaume de Naples : ces prétentions, qui furent une source de malheurs pour
lui et pour la France, troublèrent tout son règne, et ne lui permirent point
de s’occuper sérieusement de la croisade contre les Turcs, croisade qu’il
avait fait prêcher lui-même dans ses États. Le sentiment de haine et de
jalousie qui l’animait contre un rival heureux et puissant lui inspira deux
fois la pensée de rechercher l’alliance des infidèles ; au grand scandale de
la chrétienté, on vit une flotte ottomane accueillie dans le port de
Marseille, et l’étendard des lis mêlé à celui du croissant sous les murs de
Nice. Charles-Quint, maître de toutes les Espagnes, chef de l’empire
germanique, souverain des Pays-Bas, possesseur de plusieurs empires dans le
nouveau monde, s’occupait bien plus d’abaisser la monarchie française et
d’établir sa domination en Europe que de défendre la chrétienté. Pendant la
plus grande partie de son règne, ce monarque ménagea les partisans de la
réforme en Allemagne, à cause des Ottomans, et ne poursuivit point les
Ottomans, à cause de ses ennemis dans la république chrétienne. Il se
contenta de protéger deux fois la capitale de l’Autriche par la présence de
ses armées ; et, quand le pape le conjura de défendre la Hongrie, il aima
mieux porter la guerre sur les côtes d’Afrique. Les puissances barbaresques
venaient de se former sous la protection de la Porte Ottomane, et
commençaient à se rendre redoutables dans la Méditerranée. Charles, dans une
première expédition, s’empara de Tunis, planta ses étendards sur les ruines
de Carthage, et délivra plus de vingt mille captifs, qui allèrent publier ses
victoires dans toutes les parties du monde chrétien. Dans une seconde
expédition, il avait le projet de détruire Alger, où se rassemblaient les
pirates, fléau des côtes de l’Italie et de l’Espagne. Malgré les
avertissements des hommes les plus expérimentés, il ne craignit point de
s’embarquer dans la saison des pluies et des orages. A peine était-il
descendu sur la côte de l’ancienne Numidie, que son armée et sa flotte
disparurent dans une tempête qui ébranla la mer et la terre. Après avoir
couru les plus grands dangers pour sa vie, il revint presque seul en Europe,
où ses ennemis, et surtout le pape, l’accusèrent d’avoir laissé sans défense
l’Allemagne et même l'Italie, menacées plus que jamais par Soliman. Alors
retentirent en Europe de nouveaux cris d’alarme. Parmi ceux qui exhortaient
les peuples à combattre les Turcs, on entendit la voix de Martin Luther. Dans
un livre intitulé Prières contre le Turc, le réformateur condamnait
l’indifférence des peuples et des rois, et conseillait aux chrétiens de
résister aux musulmans, s’ils ne voulaient être conduits en captivité comme
l’avaient été autrefois les fils d’Israël. Dans une formule de prière qu’il
avait composée, il s’exprimait ainsi : « Lève-toi, Seigneur, grand Dieu,
et sanctifie ton nom que tes ennemis outragent, affermis ton règne qu’ils
veulent détruire, et ne souffre pas que nous soyons foulés aux pieds par ceux
qui ne veulent pas que tu sois notre Dieu. » Plusieurs
fois des murmures s’étaient élevés contre Luther, qu’on accusait d’avoir
affaibli par ses doctrines le courage des Allemands. Quelque temps avant
l’époque dont nous parlons, il avait déjà publié une apologie dans laquelle,
sans désavouer la fameuse proposition censurée par le pape, il donnait à ses
paroles un autre sens que celui que leur donnait la cour de Rome. Toutes ses
explications, qu’il n’est pas facile d’analyser, se réduisent à la
distinction qu’il fait entre l’autorité civile et l’autorité ecclésiastique.
C’est à la première, dit le réformateur, qu’il appartient de combattre les
Turcs ; le devoir de la seconde est d’attendre, de se soumettre, de prier et
de gémir. Il ajoutait que la guerre n’était point l’affaire des évêques, mais
celle des magistrats ; que l’empereur, dans cette circonstance, devait être
considéré comme le chef de la confédération germanique, et non point comme le
protecteur de l’Église, ni comme le soutien de la foi chrétienne, titre qu’on
ne pouvait donner qu’à Jésus-Christ. Toutes ces distinctions avaient sans
doute quelque chose de raisonnable, et l’opinion de Luther sur l’autorité
civile, quoiqu’il ne l’eût adoptée que pour l’opposer à la puissance
pontificale, aurait obtenu l’approbation des esprits éclairés, s’il n’y avait
mêlé des erreurs graves et s’il n’eût mis à la soutenir tout l’emportement de
l’orgueil irrité. Non
content de cette apologie, qui avait pour titre Dissertation sur la guerre
contre les Turcs, Luther, deux ans après le siège de Vienne, publia un autre
ouvrage intitulé Discours militaire, dans lequel il invitait aussi les
Allemands à prendre les armes. Ce second discours commence, comme le premier,
par des distinctions et des subtilités théologiques, par des déclamations
contre le pape et les évêques, par des prédictions sur la prochaine fin du
monde et sur la puissance des Turcs, que l’auteur trouve clairement annoncées
dans Daniel. Quoiqu’il s’efforce de prouver, comme dans son premier écrit,
que la guerre contre les musulmans n’est point une guerre religieuse, mais
une entreprise toute politique, il n’en promet pas moins les palmes du
martyre à ceux qui mourront les armes à la main. Il représente cette guerre
comme agréable à la Divinité et comme le devoir d’un véritable disciple de
l’Évangile. « Ton bras et ta lance, dit-il au soldat chrétien, seront le bras
et la lance de Dieu. En immolant les Turcs, tu ne verseras point le sang
innocent, et le monde te regardera comme l’exécuteur des arrêts de la justice
divine, car tu ne feras que tuer ceux que Dieu même a condamnés. » On peut
juger combien ce genre de prédication diffère de celui des orateurs qui
prêchaient la croisade dans les siècles précédents. Dans la seconde partie de
son discours, le chef de la réforme s’adresse aux diverses classes de la
société : à la noblesse, qui se perd dans le luxe et les plaisirs et pour
laquelle l’heure des combats est enfin venue ; aux bourgeois et aux
marchands, longtemps adonnés à l’usure et à la cupidité ; aux ouvriers et aux
paysans, qu’il accuse de tromper et de voler leur prochain. Le ton du
prédicateur est plein d’une excessive dureté ; il parle comme un homme qui
n’est pas fâché des malheurs qui vont arriver, par la raison qu’il les a
prédits et qu’on a dédaigné ses avertissements. Il dit, avec une sorte de
satisfaction, qu’après les jours de la joie et de la débauche, après le temps
des fêtes et des plaisirs, vient le temps des pleurs, des misères et des
alarmes. Il finit par une apostrophe véhémente adressée à tous ceux qui
resteront sourds à sa voix et que l’ennemi trouvera sans défense : « Écoutez
maintenant le diable dans le Turc, vous qui ne vouliez pas écouter Dieu dans
Jésus-Christ : le Turc brûlera vos demeures ; il enlèvera vos bestiaux et vos
moissons ; il outragera, il égorgera, sous vos yeux, vos femmes et vos filles
; il empalera vos petits-enfants avec les pieux mêmes de la haie qui sert de
clôture à votre héritage ; il vous immolera vous-mêmes, ou vous emmènera en
Turquie pour vous exposer au marché comme un vil bétail ; c’est lui qui vous
apprendra ce que vous aurez perdu et ce que vous auriez dû faire. C’est au
Turc qu’il appartient de soumettre la noblesse superbe, de rendre la
bourgeoisie docile, de châtier et de dompter le peuple grossier. » A peu
près dans le même temps, le célèbre Érasme publia un écrit sur la question de
savoir si on devait faire la guerre aux Turcs. On trouve dans cet écrit
quelque chose de cette philosophie rêveuse et chagrine I qui était l’esprit
de la réforme ; mais Érasme s’y abandonne avec moins de violence et
d’amertume que Luther. Il attribue les malheurs qui désolaient le monde à la
corruption des mœurs et des esprits, et regarde les progrès toujours
croissants des Turcs comme le dernier châtiment que le ciel réservait aux
chrétiens dégénérés. Après avoir peint à grands traits la tyrannie des
Barbares, de ce peuple sans loi et sans Dieu, Érasme combat tour à tour, et
ceux qui voulaient qu’on fît toujours la guerre aux Turcs, et ceux qui
voulaient qu’on ne la leur fît jamais. Sans doute que la providence irritée
envoyait elle-même aux chrétiens cette nation cruelle ; mais, en résistant
aux Turcs, on ne désobéissait pas plus à Dieu que lorsqu’on invoque les
secours des médecins pour guérir les maladies que le ciel nous envoie. Érasme
veut, comme Luther, qu’on se prépare à la guerre contre les Turcs par la
pénitence ; il veut que les princes chrétiens se réunissent franchement
contre l’ennemi commun ; il n’exclut point le pape d’une ligue chrétienne,
mais il ne peut souffrir les pasteurs de l’Église parmi les combattants. Un
cardinal, général d'armée, un évêque capitaine, un prêtre centurion, lui
offrent l’image d’une statue composée d’or et d’argile, d’un centaure moitié
homme, moitié cheval. L’ingénieux écrivain oppose aux prélats guerriers
l’exemple du Christ, qui ne fit jamais la guerre, mais qui apporta au genre
humain la philosophie céleste, instruisit ceux qui suivaient le chemin de
l’erreur, avertit les incrédules, consola les affligés, soutint les faibles,
s’attacha par des bienfaits les hommes qui en étaient dignes comme ceux qui
ne l’étaient pas. Plusieurs chrétiens pensaient que, pour avoir la paix, on
devait abandonner la Hongrie aux Ottomans. Érasme demande à ces politiques
prudents s’il leur paraissait juste que les fidèles reçussent leurs princes
et même leurs évêques de la main des Turcs. Lors même que ces Barbares
domineraient sur la Hongrie, croyait-on que leur ambition fût satisfaite ?
non, ils ne devaient se reposer que lorsqu’ils auraient marché sur la tête
des rois et des princes, et que tous les trônes du monde chrétien seraient
devenus comme la poussière de leurs pieds. Cet
écrit, ou consultation d’Érasme, dont nous ne donnons ici qu’une faible idée,
renfermait beaucoup de raisonnements et de subtilités qu’il serait impossible
d’analyser avec précision. Un pareil ouvrage était plus fait d’ailleurs pour
être lu et apprécié parmi les savants, que pour animer l’enthousiasme ou la
dévotion des fidèles. L’esprit de secte et de controverse altérait chaque
jour davantage le caractère et les sentiments des peuples ; on devenait plus
indifférent aux périls de la chrétienté et même à ceux de la patrie, surtout
en Allemagne, où il paraissait plus facile de soutenir avec éclat des thèses
philosophiques, même de convoquer des diètes nombreuses, que de faire la
guerre et de rassembler des armées. Du sein des querelles religieuses qui troublaient
le sanctuaire étaient nées des dissensions politiques qui troublaient l’État
et la société. Au milieu des violents débats qui agitaient l’empire
germanique, l’Église et même l’autorité civile proclamée par Luther perdirent
cette unité d’action sans laquelle on ne pouvait combattre avec avantage un
ennemi formidable. Tel était l’état des esprits, que les Allemands se
haïssaient plus entre eux qu’ils ne haïssaient les Turcs, et que chaque parti
redoutait moins le triomphe des mécréants que celui de ses adversaires. Les
luthériens hésitaient à prendre les armes, craignant sans cesse d’avoir à
repousser les attaques des catholiques ; ceux-ci se trouvaient retenus par la
crainte des luthériens. Ce fut ainsi que la réforme, qui avait pris naissance
à la suite des croisades, acheva d’éteindre cet enthousiasme religieux qui
arma tant de fois l’Occident, d’abord contre les Sarrasins, et ensuite contre
les Turcs. Le nom
des Turcs fut encore prononcé dans les diètes d’Allemagne et dans le concile
de Trente ; mais on ne prit aucune mesure pour leur faire la guerre. Dès
lors, il ne se passa plus rien dans la Hongrie et dans l’Orient qui pût fixer
l’attention du monde chrétien. Le seul événement sur lequel l’Europe eût
encore les yeux attachés, fut la défense de Malte contre toutes les forces de
Soliman. Cette
défense augmenta la réputation de l’ordre militaire de Saint-Jean. Le port de
Malte devint le seul abri des vaisseaux chrétiens sur la route qui conduit
aux côtes de l’Égypte, de la Syrie et de la Grèce. Les corsaires de Tunis et
d’Alger, tous les pirates qui infestaient la Méditerranée, tremblèrent à
l’aspect du rocher de Malte et des galères où flottait l’étendard de la
croix. Cette colonie militaire, toujours armée contre les infidèles, sans
cesse renouvelée par la noblesse belliqueuse de l’Europe, nous offre jusqu’à
la fin du dix-huitième siècle une image vivante de l’antique chevalerie et de
l’époque héroïque des croisades. Nous avons raconté l’origine de cet ordre
illustre ; nous l’avons suivi dans ses jours de triomphe, dans ses revers
plus glorieux encore que ses victoires. Nous ne dirons point par quelle
révolution il est tombé ; par quels événements il a perdu cette île qui lui
avait été donnée comme le prix de la bravoure, et qu’il défendit pendant plus
de deux cents ans contre les forces ottomanes et les Barbares d’Afrique. Tandis
que les Turcs échouaient devant l’île de Malte, Soliman poursuivait la guerre
en Hongrie. Il mourut sur les bords du Danube, au milieu de ses victoires sur
les chrétiens. L’Europe aurait dû se réjouir de sa mort, comme elle s’était
réjouie autrefois de celle de Mahomet II. Sous le règne de Soliman I, qui fut
le plus grand prince de la dynastie ottomane, non-seulement les Turcs avaient
envahi une partie de l’empire germanique, mais encore leur marine, secondée
par le génie de Barberousse et de Dragut, prenait des accroissements qui
devaient alarmer toutes les puissances maritimes de l’Europe. Sélim H, qui
lui succéda, n’avait ni les qualités, ni le génie de la plupart de ses
prédécesseurs, mais il n’en suivait pas moins leurs projets de conquêtes. Les
Ottomans, maîtres des côtes de la Grèce, de la Syrie et de l’Afrique,
voulurent ajouter à leur empire le royaume de Chypre, que possédaient alors
les Vénitiens. Après
un siège de plusieurs mois, l’armée ottomane s’empara des villes de
Famagouste et de Nicosie. Les Turcs souillèrent leurs victoires par des
cruautés sans exemple. Les plus braves défenseurs de l’île de Chypre
expièrent dans les supplices la gloire d’une résistance opiniâtre, et Ion
peut dire que ce furent les bourreaux qui achevèrent la guerre. Cette
barbarie des Jures excita l’indignation des peuples chrétiens, les nations
maritimes virent avec effroi une invasion qui tendait à fermer au commerce
européen les chemins de l’Orient. A
l’approche du péril, le pape Pie V avait exhorté les puissances chrétiennes à
prendre les aimes contre les Ottomans. Une confédération s’était formée dans
laquelle entrèrent la république de Venise, le roi d’Espagne Philippe II, et le pape lui-même,
toujours prêt à donner à ses prédications l’autorité de son exemple. Une
flotte nombreuse armée pour défendre l’ile de Chypre arriva trop tard dans
les mers de l’Orient, et ne put servir qu’à réparer la honte des armes
chrétiennes. Cette flotte, commandée par don Juan d’Autriche, rencontra celle
des Ottomans dans le golfe de Lépante. C’est dans cette mer qu’Auguste et
Antoine s’étaient disputé l’empire romain. La bataille qui s’engagea entre
les chrétiens et les Turcs rappelait quelque chose de l’esprit et de
l’enthousiasme des croisades. Avant de commencer le combat, don Juan fit
arborer sur son vaisseau l’étendard de saint Pierre, qu’il avait reçu du
pape, et l’armée salua par des cris de joie ce signe religieux de la
victoire. Les chefs des chrétiens parcouraient les rangs dans des barques,
exhortant les soldats à combattre pour la cause de Jésus-Christ. Tous les
guerriers, se jetant à genoux, implorèrent la protection divine, et se
relevèrent pleins de confiance dans leur bravoure et dans les miracles du ciel. Aucune
bataille navale dans l’antiquité n’est comparable à celle de Lépante, dans
laquelle les Turcs combattaient pour l’empire du monde, les chrétiens pour la
défense de l’Europe. Le courage et l’habileté de don Juan et des autres
chefs, l’intrépidité et l’ardeur des soldats, la supériorité des Francs dans
la manœuvre des vaisseaux et dans l’artillerie, firent remporter à la flotte
une victoire décisive. Deux cents vaisseaux ennemis furent pris, brûlés ou
coulés à fond. Les débris de la flotte turque, en annonçant la victoire des
chrétiens, portèrent la consternation sur toutes les côtes de la Grèce et
dans la capitale de l’empire ottoman. Ce fut
alors que Sélim effrayé fit bâtir le château des Dardanelles, qui défend
encore aujourd’hui l’entrée du canal de Constantinople. Le jour même où fut
livrée la bataille, le toit du temple de la Mecque s’écroula, et les Turcs
crurent voir dans cet accident un signe de la colère céleste. Le toit était
de bois, et, pour qu’il pût être, dit Cantemir, un plus solide emblème de
l’empire, le fils de Soliman le fit reconstruire en brique. Tandis
que les Turcs déploraient ainsi le premier revers de leurs armes, toute la
chrétienté apprenait avec joie la victoire de Lépante. Les Vénitiens, qui
attendaient dans la terreur l’issue de la bataille, célébrèrent le triomphe
de la flotte chrétienne par des fêtes extraordinaires. Pour qu’aucun
sentiment de tristesse ne vînt se mêler à la joie universelle, le sénat
délivra tous les prisonniers, et défendit à tous les sujets de la république
de porterie deuil pour leurs parents ou leurs amis morts en combattant les
Turcs. La bataille de Lépante fut inscrite sur les monnaies ; et, comme les
mécréants avaient été défaits le jour de sainte Justine, la Seigneurie
ordonna que ce jour mémorable serait, chaque année, une fête pour tout le
peuple de Venise. A
Tolède et dans toutes les églises d’Espagne, le peuple et le clergé
adressèrent au ciel des hymnes de reconnaissance pour la victoire qu’il
venait d’accorder à la valeur des soldats chrétiens. Aucun peuple, aucun
prince de l’Europe ne resta indifférent à la défaite des Turcs ; et, si on en
croit un historien, le roi d’Angleterre, Jacques Ier, célébra dans un poème
la glorieuse journée de Lépante. Comme
le pape avait efficacement contribué au succès des armes chrétiennes, ce fut
à Rome qu’on vit éclater la plus vive allégresse. Marc-Antoine Colonne, qui
avait commandé les vaisseaux du souverain pontife, fut reçu en triomphe et
conduit au Capitole, précédé d’un grand nombre de prisonniers de guerre. On
suspendit dans l’église d'Ara Cœli les enseignes prises sur les infidèles.
Après une messe solennelle, Marc-Antoine Muret prononça devant le peuple
assemblé le panégyrique du triomphateur. Ainsi se mêlaient les cérémonies de
l’ancienne Rome et de la nouvelle pour célébrer la valeur et les exploits des
défenseurs de la chrétienté. L’Eglise elle-même voulut consacrer dans ses
fastes une victoire remportée sur ses ennemis : Pie A institua une fête en
l’honneur de la Vierge, par l’intercession de laquelle on croyait avoir
vaincu les musulmans. Cette fête était célébrée le 7 octobre, jour de la
bataille, sous la dénomination de Notre-Dame-des-Victoires. Le pape décida en
même temps qu’on ajouterait aux litanies de la Vierge ces mots : Refuge des
chrétiens, priez pour nous, et que le 8 octobre on célébrerait l’office des
morts pour le repos des âmes de tous ceux qui avaient été tués dans la
bataille. Six mois après, Grégoire XIII institua encore une fête publique du
Rosaire, qu’on fixa au premier dimanche d’octobre, en mémoire de la victoire
de Lépante. On doit remarquer ici que jamais les héros des premières
croisades n’obtinrent d’aussi grands honneurs ; l’Église n’avait pas célébré
avec autant de solennité la conquête de Jérusalem et d’Antioche : plus on
avait redouté les Turcs, plus on admirait leurs vainqueurs ; les victoires
des premiers croisés avaient délivré quelques villes d’Orient, celle de
Lépante délivrait l’Europe. Tous
les fidèles s’étaient réunis alors pour remercier ensemble le Dieu des armées
; mais bientôt cette harmonie toute chrétienne, ce sentiment commun du péril,
fit place à des passions rivales. L’ambition, les défiances réciproques, la
diversité des intérêts, tout ce qui avait favorisé jusque-là les progrès des
Turcs empêcha les chrétiens de profiter de leur victoire. Les Vénitiens
voulaient poursuivre la guerre afin de reprendre l’île de Chypre ; mais
Philippe II, craignant de voir s’accroître la puissance de Venise, renonça à
la confédération. La république vénitienne, abandonnée de ses alliés, se hâta
de demander la paix ; elle l’obtint en renonçant à toutes les possessions
qu’elle avait perdues pendant la guerre : étrange résultat de la victoire par
lequel les vaincus dictaient la loi au vainqueur, et qui nous montre où se
seraient portées les prétentions des Turcs, si la fortune avait favorisé
leurs armes. La
guerre qui se termina par la bataille de Lépante fut la dernière où l’on vit
l’étendard de la croix animer les combattants. L’esprit
des guerres saintes était né d’abord des opinions populaires. Quand ces
opinions s’affaiblirent et que les grandes puissances se formèrent, tout ce
qui tient à la guerre et à la paix se concentra dans le conseil des
monarques. On ne forma plus de projets d’expéditions lointaines dans les
conciles ; on ne parla plus d’entreprises guerrières dans les chaires des
églises et devant les fidèles assemblés. Les États et les princes appelés à
décider les affaires, lors même qu’ils faisaient la guerre aux musulmans,
obéissaient moins à l’influence des idées religieuses qu’à des intérêts
purement politiques. Dès lors on ne comptait plus pour rien l’enthousiasme de
la multitude et toutes les passions qui avaient enfanté les croisades. L’alliance
de François Ier avec Soliman avait été d’abord un grand sujet de scandale
pour toute la chrétienté. Le roi de France s’était justifié en accusant
l’ambition et la perfidie de Charles-Quint. Son exemple ne tarda pas à être
suivi par Charles-Quint lui-même et par d’autres États chrétiens. La
politique, se dégageant de plus en plus de ce qu’elle avait de religieux, fit
voir à la fin dans la Porte Ottomane, non plus un ennemi qu’il fallait
toujours combattre, mais une grande puissance qu’il fallait quelquefois
ménager, et dont on pouvait rechercher l’appui sans outrager Dieu et sans
nuire aux intérêts de l’Église. Comme
on ne s’armait contre les infidèles qu’à la voix du souverain pontife,
l’esprit des croisades dut s’affaiblir à mesure que l’autorité des papes
déclina. Il faut ajouter que le système politique de l’Europe prenait son
développement, et que les liens et les rapports qui devaient fonder
l’équilibre de la république chrétienne tendaient plus que jamais à
s’établir. Chaque État avait son plan de défense et d’agrandissement qu’il
suivait avec une activité constante ; tous s’occupaient d’atteindre le degré de
puissance et de force auquel les appelaient leur position et la fortune de
leurs armes. De là ces ambitions inquiètes, ces défiances mutuelles, cet
esprit de rivalité toujours agissant, qui ne permettaient guère aux
souverains de porter leur attention vers des guerres lointaines. Tandis
que l’ambition et le besoin d’agrandir ou de défendre leur puissance
retenaient les princes dans leurs États, les peuples se trouvaient retenus
dans leurs foyers par les avantages ou plutôt par les promesses d’une
civilisation naissante. Dans le douzième siècle, les Francs, les Normands et
les autres Barbares venus du Nord n’avaient pas tout à fait perdu le
caractère et les habitudes des peuples nomades, ce qui favorisa l’essor et
les progrès de cet enthousiasme belliqueux qui avait précipité les croisés en
Orient. Dans le seizième siècle, les progrès des lumières, de l’industrie et
de l’agriculture, les souvenirs de chaque cité, de chaque famille, les
traditions de chaque peuple, de chaque contrée ; les titres, les privilèges,
les droits qu’on avait acquis, le besoin d’en jouir, la nécessité de les
défendre, l’espoir de les accroître, avaient changé le caractère des Francs,
diminué leur penchant pour la vie errante, et devenaient autant de liens qui
les attachaient à la patrie. Dans le
siècle précédent, le génie de la navigation avait découvert l’Amérique et le
passage du cap de Bonne-Espérance. Les résultats de cette découverte
opérèrent une grande révolution dans le commerce, fixèrent l’attention de
tous les peuples, et donnèrent aux esprits une direction nouvelle. Toutes les
spéculations de l’industrie, longtemps fondées sur les croisades, se
dirigèrent vers l’Amérique et vers les Indes Orientales. De grands empires,
de riches climats s’offrirent tout à coup à l’ambition, à la cupidité de ceux
qui cherchaient la gloire, la fortune ou des aventures ; et les merveilles
d’un monde nouveau firent oublier celles de l’Orient. A cette
époque si mémorable, on remarquait en Europe une émulation générale pour la
culture des arts et des lettres. Le siècle de Léon X avait produit des
chefs-d’œuvre dans tous les genres. La France, l’Espagne et surtout l’Italie
faisaient tourner au profit des lumières l’invention récente de l’imprimerie.
Partout commencèrent à revivre les beaux génies de l’ancienne Grèce et de
l’ancienne Rome. A mesure que les esprits s’éclairaient, une nouvelle
carrière s’ouvrait devant eux. Un autre enthousiasme succédait à celui des
entreprises religieuses ; les exploits des temps héroïques de notre histoire
inspiraient bien moins le désir de les imiter, qu’ils n’excitaient
l’admiration des romanciers et des poètes. Alors la muse de l’épopée, dont la
voix ne célèbre que des événements éloignés, chantait les héros des guerres
saintes ; et les croisades, par la raison même que le Tasse pouvait en orner
le récit de toutes les richesses de son imagination, les croisades,
disons-nous, n’étaient plus pour l’Europe qu’un souvenir poétique. Une
circonstance heureuse pour la chrétienté, c’est que dans le temps même où les
croisades, qui avaient pour objet la défense de l’Europe, touchaient à leur
déclin, les Turcs commencèrent à perdre quelque chose de cette puissance
militaire qu’ils avaient déployée contre les peuples chrétiens. Les Ottomans
avaient d’abord été, comme nous l’avons déjà dit, la seule nation qui eût sur
pied une armée régulière et permanente, ce qui lui donnait une grande
supériorité sur les peuples qu’elle voulait soumettre à ses armes. Dans le
seizième siècle, la plupart des grands États de l’Europe avaient aussi des
armées qu’ils pouvaient toujours opposer à leurs ennemis. La discipline et la
tactique militaire avaient fait de rapides progrès parmi les peuples de la
chrétienté ; l’artillerie et la marine se perfectionnaient chaque jour en
Occident, tandis que les Turcs, pour tout ce qui tient à l’art de la guerre
et à celui de la navigation, repoussaient les leçons de l’expérience, et ne
profitaient point des lumières répandues chez leurs ennemis et chez leurs
voisins. Nous
devons ajouter que l’esprit de superstition et d’intolérance que les Turcs
portaient dans la guerre, nuisit beaucoup à la conservation et au progrès de
leurs conquêtes. Quand ils s’emparaient d’une province, ils voulaient y faire
régner leurs lois, leurs usages et leur culte. Il leur fallait tout changer,
tout détruire dans le pays où ils s’établissaient ; il fallait qu’ils en
exterminassent la population ou qu’ils la réduisissent à l’impossibilité de
troubler une domination étrangère ; aussi a-t-on pu remarquer que, maîtres
plusieurs fois de la Hongrie, les Turcs se retiraient néanmoins après chaque
campagne, et qu’ils ne purent jamais, au milieu de toutes leurs victoires, y
fonder une colonie ou un établissement durable. La population ottomane, qui avait
suffi pour occuper et pour asservir les provinces de l’empire grec, ne
pouvait suffire pour peupler et pour conserver des contrées plus éloignées.
Ce fut là surtout ce qui sauva l’Allemagne et l’Italie de l’invasion des
Turcs. Les Ottomans auraient peut-être conquis le monde, s’ils avaient pu lui
imposer leurs mœurs ou lui fournir des habitants. Après
la bataille de Lépante, quoiqu’ils eussent conservé l’île de Chypre et dicté
des lois à la république de Venise, les Turcs n’en perdirent pas moins l’idée
qu’ils étaient invincibles et que le monde devait être soumis à leurs armes.
On remarque que, depuis cette époque, la plupart des chefs des armées et des
flottes turques furent plus timides, et s’abandonnèrent moins à l’assurance
de la victoire en présence de l’ennemi. Les astrologues, qui avaient vu
jusque-là dans tous les phénomènes du ciel, l’accroissement et la gloire de
l’empire ottoman, ne virent plus, sous le règne de Sélim et sous les règnes
suivants, que des augures sinistres dans les aspects des corps célestes. Nous
parlons aussi des astrologues, parce que leurs prédictions entraient pour
beaucoup dans la politique des Turcs. Il est probable que ces prétendus
devins ne se contentaient pas d'observer les corps célestes, mais qu’ils
observaient aussi les mœurs et les opinions du peuple, la marche des
événements et des affaires. C’est pour cela que leurs prophéties se sont
trouvées justes et qu’elles appartiennent en quelque sorte à l’histoire. Cependant
l’esprit de conquêtes qui avait longtemps animé la nation subsistait encore,
et quelquefois la fortune ramena la victoire sous les drapeaux ottomans. Vers
la fin du seizième siècle, les Turcs portèrent la guerre sur les bords du
Danube et sur les frontières de la Perse. Parmi les guerriers chrétiens qui
volèrent au secours de l’Allemagne, on doit distinguer le duc de Mercœur,
frère du duc de Mayenne : il était suivi d’une foule de soldats français qui
avaient combattu contre Henri IV et qui allaient expier les crimes de la
guerre civile en combattant les infidèles. Le duc de Mercœur, à qui
l’empereur Rodolphe II avait donné le commandement de l’armée impériale,
remporta plusieurs avantages sur les Ottomans. Pendant
qu’on se battait en Hongrie, le roi de Perse avait envoyé une ambassade à
l’empereur d’Allemagne et aux princes de l’Occident, pour les engager à faire
une alliance avec lui contre les Turcs. Les ambassadeurs persans s’étaient
rendus auprès du pape, auprès de plusieurs puissances chrétiennes, les
conjurant de déclarer la guerre aux Ottomans. Cette ambassade du roi de Perse
elles exploits des Français sur le Danube donnèrent de vives inquiétudes au
divan, qui envoya un ambassadeur au roi de France ; le divan le redoutait
plus que tous les autres princes chrétiens. Les lettres de créance de
l’envoyé turc portaient ce titre : « Au plus glorieux, magnanime et plus
grand seigneur de la croyance de Jésus, pacificateur des différends qui
surviennent entre les princes chrétiens, seigneur de grandeur, majesté et
richesse, et glorieux guide des plus grands, Henri IV, empereur de France. »
Dans sa lettre, le sultan des Turcs conjurait le monarque français de ménager
une trêve entre la Porte et l’empereur d’Allemagne, et de rappeler de la
Hongrie le duc de Mercœur, dont la valeur et l’habileté retenaient la
victoire sous les drapeaux des Allemands. Henri
IV interrogea l’ambassadeur ottoman, et lui demanda pourquoi les Turcs
craignaient ainsi le duc de Mercœur. L’ambassadeur répondit qu’une prophétie
accréditée parmi les Turcs annonçait que l’épée des Français les chasserait
de l’Europe et renverserait leur empire. Henri IV ne rappela point le duc de
Mercœur : cet habile capitaine continua de battre les Ottomans, et, s’étant
couvert de gloire dans la guerre contre les infidèles, il fut surpris, en
revenant en France, par une fièvre pourprée, laquelle, dit Mézerai, l'envoya
triompher dans le ciel. Après
la mort de Rodolphe II, qui avait arrêté les armées des Turcs, on vit éclater
cette guerre qui désola l’Allemagne pendant trente années. Ce fut un grand
bonheur pour la chrétienté que, dans ce long- période de temps, la Porte
Ottomane se trouvât tantôt occupée de ses guerres contre la Perse, tantôt
troublée par les révolutions du sérail, par les séditions populaires et les
révoltes des pachas. L’empire germanique, le Danemark et la Suède, les
luthériens et les catholiques, levèrent plus d’armées et répandirent plus de
sang dans les combats qu’il n’en fallait pour arracher Byzance à la
domination des musulmans. Mais, au milieu des passions religieuses et
politiques qui divisaient et troublaient l’Occident, personne ne pouvait
avoir la pensée d’attaquer les Turcs. Le pape, sollicité par l’empereur
Ferdinand II, publia un jubilé pour le succès des armes impériales, et peu
s’en fallut qu’on ne prêchât une croisade contre Gustave Adolphe et ses
alliés. Lorsque cette guerre de trente ans allait finir par un traité qui fut
comme une loi générale de l’Europe, le ciel permit que les Ottomans
reprissent leurs hostilités contre les peuples chrétiens. Ils attaquèrent
d’abord la Dalmatie, province vénitienne, et file de Candie ou ancienne
Crète, importante colonie de Venise. Bientôt après, une armée formidable
entra dans la Hongrie, et s’avança sur les frontières de la Moravie et de
l’Autriche. Le pape
Alexandre VII s’occupa de former une ligue entre les princes et Étals de la
chrétienté, et s’adressa au roi de Pologne, au roi d’Espagne et surtout au
roi de France, pour implorer leurs secours contre les Turcs. Louis
XIV, quoiqu’il fût l’allié de la Porte, se rendit aux prières du souverain
pontife, et fit partir pour Rome un ambassadeur chargé d’annoncer à Sa
Sainteté qu’il était prêt a entrer dans la confédération des princes
chrétiens. D’un autre côté, les États de l’empire germanique, qui étaient les
alliés de la France, se rassemblaient à Francfort, et s’engageaient à lever
de l’argent et des troupes, promettant d’unir leurs efforts à ceux du
monarque français pour la défense de la chrétienté. Ce
généreux empressement méritait sans doute la reconnaissance de Léopold ; mais
l’empereur n’avait pu voir sans jalousie que les États germaniques se
concertassent avec un monarque étranger plutôt qu’avec le chef de l’empire ;
il n’avait point oublié la conduite de la France dans la guerre de Trente ans
et dans les négociations qui avaient précédé le traité de Westphalie. Le zèle
que Louis XIV et ses alliés montraient pour la cause commune, et qui allait
beaucoup plus loin qu’il ne l’espérait, ne fit qu’exciter ses défiances. On
doit croire que Léopold communiqua ses craintes à la cour de Rome, qui avait
vu de mauvais œil les alliances récentes du royaume très-chrétien avec les
princes luthériens de l’Allemagne. Alexandre VII accueillit froidement les
propositions du roi de France, et dit à son ambassadeur qu’il n’y avait rien
à faire ; que le roi d’Espagne avait de grands démêlés avec le Portugal, que
le roi de Pologne n’était pas en état d’entrer dans la ligue, que l’empereur
ri était pas pressé, et enfin qu’il fallait tenir les choses en suspens.
Lorsqu’on apprit à Rome la décision unanime de la diète de Francfort, qui
offrait de lever vingt ou vingt-quatre mille hommes pour la cause de la
chrétienté, la cour pontificale reçut avec indifférence et refusa même de
publier cette heureuse nouvelle, pour laquelle le pape, dans tout autre
temps, n’aurait pas manqué d’aller rendre des actions de grâces solennelles
dans l’église de Saint-Pierre ou de Saint-Jean-de-Latran. Leroi de France ne
put dissimuler sa surprise, et dans une lettre écrite à l’ambassadeur
français on trouve ce passage remarquable : « C’est, au reste, plus l’affaire
de Sa Sainteté que la nôtre. Il suffira à Sa Majesté, pour sa satisfaction et
sa décharge envers Dieu, d’avoir fait toutes les avances par rapport à celle
ligue, qu’un roi, fils aîné de l’Église et principal défenseur de la
religion, pouvoir faire dans le péril imminent des préjudices que la
chrétienté peut appréhender. » Bientôt
on apprit que les Turcs s’avançaient sur le territoire de la Moravie. On
proposa de reprendre les négociations ; mais les préoccupations de la
jalousie ne permirent point qu’on s’en occupât sérieusement, et tout était
subordonné aux nouvelles qu’on recevait des progrès de l’armée ottomane. Le
timide Léopold négociait tour à tour avec le divan et avec le pape, redoutant
l’invasion des Turcs, mais ne redoutant pas moins de devoir son salut à des
alliés trop empressés de le défendre. Avant de parler des conditions de la
ligue qu’on devait former, il fallut d’abord examiner les pouvoirs des
ambassadeurs. L’empereur, dans les lettres de créance données à son ministre,
prenait les titres de duc de Bourgogne, de landgrave d’Alsace, et, fidèle aux
anciennes prétentions de la maison impériale, il se présentait comme le chef
temporel de l’Église, caput populi christiani. Le roi d’Espagne, qui
montrait également peu d’ardeur pour la ligue sainte, prenait le titre de roi
de Navarre, et ne rappelait le roi de France que par ces mots où respirait
l’orgueil castillan, otros reyes, les autres rois. La république de
Venise, de son côté, semblait avoir affecté de ne point parler de Louis XIV
ni du monarque espagnol, et ne les désignait l’un et l’autre que par ces mots
: elle due corone. Nous n’entrons ici dans tous ces détails que pour
montrer comment on traitait alors des affaires où se trouvait intéressé le
monde chrétien. Tant de vaines difficultés n’annonçaient que trop qu’on ne
voulait prendre aucun parti. On demanda de nouveaux pouvoirs, et, lorsque ces
pouvoirs furent reçus à Rome, le pape ne les communiqua point. Peu de temps
après, une insulte faite à l’ambassadeur de France fit interrompre toute
négociation. Telle fut l’issue de cette affaire, qui occupa plusieurs
puissances chrétiennes durant près de deux années et dans laquelle il serait
bien difficile de retrouver quelque chose de l’esprit qui présidait aux
anciennes croisades. Cependant
les Turcs s’avançaient toujours. L’empereur d’Allemagne effrayé avait quitté
sa capitale. L’approche du péril fit taire les vaines prétentions. Ne pouvant
obtenir la paix des Ottomans, Léopold consentit à être secouru par les
princes chrétiens. Louis XIV, pour ménager l’esprit inquiet de l’empereur, se
contenta d’envoyer en Hongrie six mille hommes d’élite sous les ordres du
comte de Coligny et du marquis de La Feuillade. Le pape ne voulut pas rester
neutre dans cette guerre qu’on allait faire aux musulmans ; il accorda à
l’empereur un subside de soixante-dix mille florins et la faculté de lever
des décimes sur tous les biens ecclésiastiques dans les États autrichiens ;
il fournit quelques troupes levées dans l’État romain, et pour l’entretien de
cette milice il employa deux cent mille écus que le cardinal Mazarin avait
légués dans son testament pour la guerre contre les Turcs. Tous les secours
réunis du pape, du roi de France et des autres États confédérés, formèrent
une armée de trente mille hommes. Cette armée, réunie à celle de l’empereur,
marcha sous les ordres de Montecucculi, et remporta une victoire décisive
dans les plaines de Saint-Gothard. Les Ottomans sollicitèrent une suspension
d’armes ; les passions jalouses qui avaient empêché d’abord qu’on ne poussât
la guerre avec vigueur, permirent au divan de conclure une paix avantageuse. Les
Ottomans, délivrés ainsi d’une guerre formidable, purent diriger toutes leurs
forces contre l’île et la ville de Candie, que Venise, aidée seulement des
vaisseaux du pape et de la bravoure de quelques chevaliers de Malte, ne
pouvait plus défendre. La France envoya une flotte et six mille hommes de
troupes au secours d’une ville chrétienne assiégée par les infidèles. Ces
troupes étaient commandées par le duc de Beaufort et par le duc de Navailles.
L’aventureux duc de La Feuillade alla braver aussi les périls de cette guerre
à la tête de trois cents gentilshommes qu’il entretint à ses frais. Parmi les
chevaliers que l’amour de la religion et delà gloire conduisit alors en
Orient, l'histoire se plaît à citer le comte de Saint-Paul, un comte de
Beauvau, un comte de Créqui, et le marquis de Fénelon, dont les soins avaient
élevé l’archevêque de Cambrai et que son siècle regardait comme le modèle des
preux. Son jeune fils, qu’il avait conduit avec lui, fut blessé dans une
attaque contre les Turcs, et mourut de ses blessures. La France, dans la même
expédition, eut à pleurer une autre espérance de la patrie et de la religion,
le duc de Beaufort. Mascaron, qui prononça l’oraison funèbre de ce nouveau
Macchabée, décrit ainsi son trépas : « Après la fuite de tous les autres,
cédant plutôt au nombre qu’à la force, il tombe sur ses propres trophées, et
meurt d’une mort la plus glorieuse qu’un héros chrétien puisse souhaiter,
l’épée à la main contre les ennemis de son Dieu et de son roi, à la vue de
l’Afrique et de l’Asie, et, plus que tout cela, à la vue de Dieu et de ses
anges. » Tant de
bravoure, tant de sacrifices, ne purent sauver la ville de Candie, qui tomba
au pouvoir des Turcs après un siège de vingt-huit mois. Cette conquête rendit
à la nation ottomane son fanatique orgueil ; dès lors on répéta plus souvent
dans les mosquées les préceptes du Coran qui ordonnent de conquérir les pays
infidèles. Une grande partie de la noblesse hongroise, qui ne pouvait
supporter la domination de l’empereur Léopold, implora les armes de Mahomet
IV, et le pressa d’envoyer une armée contre les Allemands. Enfin les
janissaires demandèrent à grands cris qu’on portât la guerre sur les rives du
Danube, et l’uléma déclara que le temps était venu de soumettre aux lois de
l’islamisme les contrées les plus reculées de l’Occident. Le
souverain pontife, averti des nouveaux périls de la chrétienté, sollicita les
secours de tous les États catholiques : il s’adressa surtout à Jean Sobieski,
que sa gloire militaire et surtout ses victoires remportées sur les Turcs
avaient fait monter sur le trône de Pologne. Bientôt une armée levée à la
hâte sur la Vistule et le Dnieper accourut à la défense de l’Allemagne
menacée ; la capitale de l’Empire était assiégée par trois cent mille
musulmans. L’empereur et sa famille, cherchant une retraite dans la ville de
Lintz, avaient échappé comme par miracle à la poursuite de quelques cavaliers
tartares. L’Allemagne n’avait plus pour sa défense qu’une armée découragée,
que la valeur du duc de Lorraine et le zèle patriotique des électeurs de Saxe
et de Bavière. La présence de Sobieski et des Polonais changea tout à coup la
face des affaires. A leur approche, les Allemands sentirent se ranimer leur
bravoure, et le découragement passa dans l’armée des Turcs. Toute la province
d’Autriche était remplie de bataillons ottomans ; cent mille tentes
couvraient les rives du Danube ; celle du grand visir, au rapport de
Sobieski, occupait plus d’espace que la ville de Varsovie ou de Léopold. Le
présomptueux ministre de la Porte Ottomane se confiait à cet appareil de guerre,
il mettait son espoir dans l’innombrable multitude de ses soldats ; et ce fut
cet appareil incommode, ce fut celte multitude si difficile à conduire qui
donna la victoire aux chrétiens. L ai niée de Sobieski, celle du duc de
Lorraine, auxquelles s’étaient réunies les troupes de plusieurs princes de
l’Empire, comptaient a peine soixante et quinze mille combattants. Les deux
armées en vinrent aux mains le 13 septembre 1683. La victoire ne resta pas
longtemps indécise. « Dieu soit béni, écrivait le roi de Pologne après
la bataille ; Dieu a donné la victoire à notre nation ; il lui a donné un
triomphe tel, que les siècles passés n’en virent jamais de semblable. Toute
l’artillerie, tout le camp des musulmans, des richesses infinies, nous sont
tombés dans les mains ; les approches de Vienne, les champs d’alentours, sont
couverts des morts de l’armée infidèle, et le « reste fuit dans la
consternation. » Le père d’Aviano, envoyé par le pape, prétendait avoir
vu une colombe blanche planer sur l’armée chrétienne pendant la bataille ; le
roi de Pologne lui-même, quelques jours auparavant, avait aperçu dans le ciel
un phénomène extraordinaire. Mais toutes ces apparitions célestes ne
frappaient plus l’esprit des guerriers chrétiens, et la défaite des musulmans
ne fut attribuée qu’aux prodiges de la bravoure. Le lendemain de la victoire,
le clergé chanta le Te Deum dans les églises de Vienne, qui auraient été
changées en mosquées si l’arrivée des Polonais eût été seulement retardée de
quelques jours. On envoya le grand étendard des musulmans au souverain
pontife ; et, ce qu’il y eut de glorieux pour la France, le libérateur de
l’Allemagne crut devoir adresser à Louis XIV, comme au roi très-chrétien, son
rapport de la bataille gagnée et du salut de la chrétienté. Les Turcs furent
poursuivis jusque dans la Hongrie, où les débris de leurs armées ne purent
défendre les villes et les provinces qu’ils avaient conquises. La renommée
publia les victoires des chrétiens, et de tous les pays de l’Europe on vit
accourir une foule de nobles guerriers qui brûlaient de combattre les Turcs.
Parmi ces guerriers qu’animait le zèle de la religion et de la gloire, nous
devons citer le jeune duc de Berwick, que le malheureux Jacques II envoya
deux fois à la défense de l’Europe et de l’Église. Toute cette chevalerie
chrétienne fut un modèle d’héroïsme, et rappela les vertus belliqueuses des
premiers croisés. Tandis
que les Turcs étaient attaqués en Hongrie par l’élite des soldats de
l’Allemagne et des autres pays de la chrétienté, les Polonais et les
Moscovites portaient la terreur sur les rives du Pruth et dans la Crimée.
Venise, que le pape avait exhortée à prendre les armes contre les infidèles,
déclara la guerre aux Ottomans. Les vaisseaux du chef de l’Église et la
flotte de la république parcoururent en triomphe les mers de la Grèce et de
l’Archipel. On vit flotter l’étendard de saint Pierre et celui de saint Marc
sur les remparts de Coron, de Navarin, de Patras, de Napoli de Romanie, de
Corinthe, d’Athènes, etc. ; les Turcs perdirent presque toute la Morée et
plusieurs îles ; leurs armées furent partout vaincues et dispersées. Deux
visirs, un grand nombre de pachas, payèrent de leur tête les défaites de
l’islamisme. Mahomet IV, accusé par le peuple, par l’armée et par l’uléma,
fut précipité du trône au bruit de ces grands désastres, qu’on attribuait à
la colère du ciel et qui portèrent le désordre elle trouble dans tout
l’Empire. Après seize années de combats malheureux et de révolutions dans le
sérail, les Ottomans, quoiqu’ils fussent favorisés par la guerre que la
France avait déclarée à l’empire germanique, se trouvèrent enfin réduits à
solliciter la paix sans avoir vaincu leurs ennemis, ce qui blessait à la fois
l’orgueil national et les maximes du Coran. Le fameux traité de Carlowitz
atteste les pertes qu’avait faites la nation turque et l’incontestable
supériorité des États chrétiens. La décadence de la Turquie, comme puissance
maritime, avait commencé à la bataille de Lépante ; sa décadence, comme
puissance militaire et conquérante, fut marquée par la défaite de Vienne. Les
Grecs auraient pu alors échapper au joug ottoman ; mais ils avaient conservé
leurs préventions ou leur antipathie contre les Latins, et Venise ne fit rien
pour que sa domination parût plus supportable que celle des Turcs. L’histoire
a deux choses à faire remarquer dans les négociations et dans le traité de
Carlowitz : la Hongrie, qui pendant deux siècles avait résisté à toutes les
forces de l’empire ottoman et dont le territoire était comme les Thermopyles
de la chrétienté, affaiblie enfin par les discordes civiles, parles guerres
étrangères, à la fois en butte aux empereurs d’Allemagne et aux sultans de
Constantinople, perdit alors son indépendance et fut réunie aux possessions
de la maison d’Autriche. Parmi les États et les princes qui signèrent le
traité on vit paraître les czars de la Moscovie, puissance nouvelle qu’on
n’avait point aperçue jusque-Là dans la lutte des chrétiens contre les
infidèles et qui devait porter plus tard les coups les plus terribles à
l’empire ottoman. Nous
avons montré l’origine et les progrès des Turcs ; il ne nous reste plus
maintenant qu’à parler des causes de leur décadence. Les
Turcs n’étaient constitués que pour combattre des peuples barbares comme eux,
ou des peuples dégénérés comme les Grecs. Lorsqu’ils rencontrèrent des
nations qui n’étaient point corrompues et qui ne manquaient ni de bravoure,
ni de patriotisme, ils furent obligés de s’arrêter. Chose digne de remarque,
ils ne purent jamais entamer les peuples de l’Église latine. ; la seule
nation qui se trouvât séparée de la chrétienté par les conquêtes des Turcs,
ce fut celle qui s’en était séparée elle-même par ses croyances. Lorsque les
Ottomans ne purent plus rien envahir, toutes les passions qui les avaient
poussés à la conquête ne servirent plus qu’à ébranler leur empire, destinée
ordinaire des peuples conquérants. Une des
premières causes qui affaiblirent la puissance militaire des Turcs, ce furent
les guerres qu’ils poursuivaient à la fois contre l’Europe chrétienne et
contre la Perse. Les efforts qu’ils firent contre les Persans les
détournèrent de leurs expéditions contre les chrétiens ; et leurs expéditions
contre les chrétiens nuisirent au succès de leurs guerres en Asie. Dans ces
deux sortes de guerres, ils avaient une manière de combattre toute
différente. Après avoir combattu quelque temps les guerriers de l’Oxus et du
Caucase, ils se trouvaient inhabiles à faire la guerre en Europe. Ils ne
purent jamais triompher ni des Persans, ni des nations chrétiennes, et
restèrent à la fin pressés entre deux ennemis également intéressés à leur
ruine, également animés par les passions religieuses. Les
Turcs avaient apporté avec eux, comme tous les Barbares venus du nord de
l’Asie, le gouvernement féodal. La première chose à faire pour tous ces
peuples nomades qui s’établissaient dans les pays conquis, c’était le partage
des terres avec certaines conditions de protection et d’obéissance. De ce
partage devait naître le régime de la féodalité. La différence qui existait
néanmoins entre les Turcs et les autres Barbares qui avaient conquis
l’Occident, c’est que le despotisme jaloux des sultans ne permit jamais que
les fiefs devinssent héréditaires et qu’il s’élevât à côté de lui une
aristocratie, comme dans les monarchies de la chrétienté. Ainsi on ne vit
dans l’empire turc, d’un côté, que l’autorité d’un maître absolu, de l’autre,
qu’une démocratie militaire. On a
comparé les Turcs aux Romains. Les deux peuples ont commencé de même. Rien ne
ressemble plus aux compagnons de Romulus que les compagnons d’Othman ; mais
ce qui distingue dans l’histoire les deux nations, c’est que la dernière est
restée ce qu’elle était à son origine. Les Romains dans leurs conquêtes ne
repoussaient ni les lumières, ni les usages, ni même les dieux des peuples
vaincus ; les Turcs, au contraire, ne prenaient rien aux autres peuples, et
mettaient tout leur orgueil à rester barbares. Nous
avons dit plus haut que l’aristocratie héréditaire n’avait jamais pu
s’établir à côté du despotisme : c’est peut-être une des causes pour
lesquelles la nation ottomane était restée dans l’état de barbarie. Ceux qui
ont étudié la marche des sociétés, savent que c’est par l’aristocratie que se
forment les mœurs et les manières d’un peuple, que c’est par la classe
intermédiaire que les lumières arrivent et que la civilisation commence.
L’absence de l’aristocratie dans les gouvernements orientaux, non-seulement
nous explique la fragilité de ces gouvernements, mais sert aussi à nous
expliquer comment l’esprit humain, dans ces sortes de gouvernements, ne fait
point de progrès. Sous le mortel niveau d’une égalité absolue, sous une
domination jalouse de tout éclat qui ne vient point d’elle, il ne peut y
avoir ni émulation, ni modèle à suivre, ni amour de la gloire, conditions
sans lesquelles toute société est condamnée à rester dans l’ignorance
grossière où elle se trouvait à son origine et à perdre ainsi la plupart de
ses avantages. Par
suite de l’indifférence des Turcs pour les sciences et les arts, les travaux
de l’industrie, de l’agriculture, de la navigation, furent confiés à leurs
esclaves, qui étaient leurs ennemis. Comme ils avaient en horreur tout ce qui
était nouveau, tout ce qu’ils n’avaient point apporté d’Asie, il leur fallait
avoir recours aux étrangers pour tout ce qu’on avait inventé ou perfectionné
en Europe. Ainsi les sources de la prospérité et de la puissance, la force de
leurs armées et de leurs flottes, ne se trouvaient point entre leurs mains.
On sait tout ce que les Turcs ont perdu pour avoir négligé de connaître et de
suivre les progrès de la tactique militaire des Européens. Tant qu’il ne
s’agissait que de rassembler et de retenir sous les drapeaux une multitude de
soldats animés par le fanatisme, l’avantage fut pour les Ottomans ; mais cet
avantage disparut quand la guerre appela le concours des sciences humaines,
et que le génie, avec ses découvertes, devint le redoutable auxiliaire de la
valeur. Quelques
écrivains modernes, cherchant partout des rapprochements, ont comparé les
janissaires aux cohortes prétoriennes : cette comparaison n’a rien d’exact.
Chez les Romains, l’empire se trouvait électif ; les prétoriens s’en étaient
emparés pour le mettre à l’encan. Chez les Turcs, la pensée de choisir leur
prince ne se présenta jamais à l’esprit du peuple et des armées. Les
janissaires se contentaient de troubler le gouvernement, et de le maintenir
dans un tel état de désordre, qu’on ne pût jamais les renvoyer et qu’ils
pussent toujours demeurer les maîtres. Toute leur opposition consistait à
empêcher une amélioration quelconque dans la discipline et les usages
militaires. Les abus et les préjugés les plus difficiles à détruire chez une
nation sont ceux qui tiennent à un corps ou à une classe où se trouve placée
la force. Le despotisme tout-puissant ne put jamais vaincre l’opposition des
janissaires et des spahis ; ces corps redoutables, qui avaient si
efficacement contribué aux anciennes conquêtes, devinrent le plus grand
obstacle à ce qu’on en fît de nouvelles. Les
Turcs, établis dans la Grèce, avaient plus de respect pour d’anciens usages,
pour d’anciens préjugés, que d’amour pour le pays qu’ils habitaient. Maîtres
de Stamboul, ils tenaient sans cesse leurs regards attachés sur les lieux de
leur origine, et semblaient n’être que des voyageurs, des conquérants
passagers en Europe. Derrière eux étaient les tombeaux de leurs aïeux, le
berceau de leur culte, tous les objets de leur vénération ; devant eux, des
peuples qu’ils haïssaient, des religions qu’ils voulaient détruire, des pays
qui leur semblaient maudits de Dieu. Au
milieu de leur décadence, rien ne fut plus funeste aux Turcs que le souvenir
d’une gloire passée ; rien ne leur fut plus nuisible que cet orgueil national
qui ne se trouvait plus en harmonie avec leur fortune, ni en proportion avec
leurs forces. Les illusions d’une puissance qui n’était plus les empêchaient
de prévoir les obstacles qu’ils devaient rencontrer dans leurs entreprises et
les dangers dont ils étaient menacés. Lorsque les Ottomans faisaient une
guerre malheureuse ou un traité défavorable, ils ne manquaient jamais de s’en
prendre à leurs chefs, que les vengeances populaires dévouaient à la mort ou
à l’exil : tandis qu’ils immolaient ainsi des victimes à leur vanité, leurs
revers devenaient d’autant plus irréparables, qu’ils s’obstinaient à en méconnaître
les véritables causes. Tacite
exprime quelque part la joie qu’il éprouva en voyant des Barbares qui se
faisaient la guerre : on éprouve quelque chose de cette joie, lorsqu’on voit
le despotisme menacé par ses propres institutions et tourmenté par les
instruments mêmes de sa puissance. L’histoire n’a point de plus grande leçon
que ce spectacle où nous voyons un pouvoir sans frein et sans pitié portant
au hasard ses coups et frappant sur tout ce qui l’entoure ; une famille de
despotes dont le nom seul répand la terreur et qui se dévore elle-même. On
sait quelles victimes chaque sultan, en montant sur le trône, offrait au
génie ombrageux du despotisme ; mais le ciel ne permit point que les lois les
plus sacrées de la nature fussent toujours violées impunément, et la dynastie
ottomane, en expiation de tant de crimes contre la famille, tomba enfin dans
une espèce de dégradation. Les princes ottomans, élevés dans l’asservissement
et la crainte, perdirent l’énergie et les facultés nécessaires pour le
gouvernement d’un grand empire. Soliman II ne fit qu’accroître le mal, en
décidant par une loi constitutive qu’aucun des fils des sultans ne pourrait
ni commander les armées, ni gouverner les provinces. On ne vit plus dès lors
sur le trône ottoman que des princes efféminés, des hommes timides, ou des
insensés. Il
suffisait que la volonté du prince fût corrompue, pour que la corruption
devînt générale. A mesure que le caractère des sultans dégénérait, tout
dégénérait autour d’eux. Un engourdissement universel avait remplacé la
bruyante activité de la guerre et de la victoire. A la passion des conquêtes
avaient succédé la cupidité, l’ambition, l'égoïsme, tous les vices qui
signalent et achèvent le déclin des empires. Quand les Etats s’élèvent et
marchent vers la prospérité, il y a une émulation pour accroître leurs forces
; lorsqu’ils déclinent, il y a aussi une émulation pour les pousser à leur
perte et profiter de leur ruine. L’empire
avait toujours une nombreuse armée ; mais cette armée, où la discipline
dégénérait chaque jour, n’était redoutable que dans la paix. Une foule de
Timariots, ou possesseurs de fiefs à vie, n’ayant rien à léguer à leurs
familles, passaient sur les terres qu’on leur avait données, comme les
sauterelles qui, dans les campagnes où le vent les a jetées, détruisent
jusqu’au germe des moissons. Les pachas gouvernaient les provinces en
conquérants. Les richesses du peuple étaient pour eux comme le butin que les
vainqueurs se distribuent au jour de la victoire. Ceux qui amassaient des
trésors achetaient l’impunité, ceux qui avaient des armées proclamaient leur
indépendance. Les
sultans de Constantinople, endormis dans leur sérail, se réveillaient souvent
au bruit des révoltes populaires. Les violences de l’armée et du peuple
étaient la seule justice qui pût atteindre le despotisme. Mais celle justice
même était une calamité de plus, et ne faisait que précipiter la décadence
générale. Ce qu’il y a de singulier, c’est que les Turcs, lorsqu’ils se
soulevaient contre un prince de la dynastie ottomane, conservaient une
profonde vénération pour cette dynastie ; ils immolaient le tyran à leur
vengeance, et se montraient tout prêts à s’immoler eux-mêmes pour la
tyrannie. Ainsi, la licence, dans ses plus grands excès, respectait toujours
le despotisme, et, ce qui devait mettre le comble au désordre, le despotisme
à son tour respectait la licence. La
société se trouvait ainsi constituée chez les Turcs par la religion
musulmane, qui se mêlait tout à la fois aux mœurs de la licence et à celles
de la servitude : cette religion inspirait à l’esclave une soumission aveugle
qui ressemblait au dévouement ; au prince, un respect des préjugés qui
ressemblait à la modération et à la justice ; à tout le peuple, une profonde
aversion pour les étrangers, une ardeur de vaincre les ennemis qui
ressemblait au patriotisme. La loi du Coran, qui entretenait dans les cœurs
le mépris de tout ce qu’elle n’avait pas prévu, pouvait sans doute être
regardée comme une institution merveilleuse pour conserver les choses telles
qu’elles étaient ; mais elle devenait un obstacle invincible, lorsque le
temps arrivait de faire des changements salutaires et d’écouter les leçons de
l’expérience. Admirable pour fonder un État barbare, cette loi était
impuissante pour protéger un empire sur son déclin, et pour prévenir sa
décadence. Les Turcs, toujours remplis d’un fanatique orgueil, ne pouvaient,
au milieu de leur abaissement, se persuader qu’il manquât quelque chose à
leur puissance, à leur législation, à leur discipline. Rien n’est plus
remarquable dans l’histoire que celte superbe ignorance d’un grand peuple au
milieu d’une révolution qui l’entraînait chaque jour à sa perte ; et cette
révolution se faisait chez les Turcs, non point par des idées nouvelles, mais
par des idées anciennes ; non point par l’amour de la liberté, mais par les
habitudes de l’esclavage ; non point enfin par la passion du changement, mais
par une vaine obstination à ne jamais rien changer. Les Turcs respectaient la
cause de leur ruine, parce qu’elle se liait à l’histoire des temps barbares,
et la religion musulmane, en leur répétant sans cesse qu'il faut obéir au
destin, et que celui qui est dans le feu doit se résigner, les empêchait
d’arrêter les progrès du mal. On nous
demandera pourquoi la chrétienté ne profita point de cette décadence des
Turcs pour les repousser en Asie. Nous avons vu dans cette histoire que les
peuples de l’Europe chrétienne ne purent jamais s’entendre et s’accorder pour
défendre Constantinople, lorsqu’elle fut attaquée par les Ottomans : ils ne
s’entendirent pas davantage pour la délivrer quand elle fut prise. Il faut
ajouter que, moins on redouta les Turcs, moins on fit d’efforts pour les
vaincre. Ils n’inspiraient d’ailleurs aucune jalousie aux nations
commerçantes de la chrétienté. C’était en vain que la fortune les avait
placés entre l’Orient et l’Occident, qu’elle les avait rendus maîtres de
l’Archipel, des côtes d’Afrique, des ports de la mer Noire et de la mer Rouge
: leurs plus belles provinces étaient désertes, leurs villes restaient
abandonnées ; tout dépérissait entre les mains d’un peuple indolent et
grossier. On épargna les Turcs par la raison qu’ils ne profitaient point de
leurs avantages, et qu’ils étaient, pour nous servir d’une expression de
Montesquieu, de tous les hommes les plus propres à posséder inutilement de
grands empires. Ce
qu’on aurait pu faire dans le quinzième et le seizième siècle présentait plus
tard de grandes difficultés. Les nations, quelles qu’elles soient,
ressemblent aux fleuves ou aux torrents, qui chaque jour ajoutent à la profondeur
de leur lit et dont il n’est pas facile de changer le cours une fois tracé.
Les Turcs avaient cessé d’être redoutables comme puissance militaire ; mais,
comme nation, ils ne manquaient point d’une certaine force pour résister à
une domination étrangère. S’il devenait difficile, impossible même aux armes
ottomanes de conquérir une seule province, une seule ville sur la chrétienté,
il était en même temps difficile aux chrétiens, non pas de vaincre une armée,
mais de soumettre une population turque, défendue par ses préjugés et par l’excès
même de sa barbarie. Ajoutons
ici une dernière considération. Dans le temps où les Turcs fondaient leur
empire en Europe, il se formait entre tous les peuples de l’Occident une
vaste association dont le temps a resserré les liens et qu’on appelle encore
aujourd’hui la république chrétienne : cette confédération, où l’on éprouvait
sans cesse le besoin de maintenir un certain équilibre entre les nations
rivales, où l’accord au moins de plusieurs puissances était nécessaire pour
envahir ou renverser un grand empire, cette confédération, disons-nous,
devint pour les Ottomans comme une espèce de sauvegarde, comme un moyen de
salut. Ainsi la puissance ottomane, à mesure qu’elle s’affaiblissait au
dedans, trouvait au dehors un appui ou du moins un motif de sécurité, non
plus comme autrefois dans les éternelles discordes des chrétiens, mais dans
la crainte qu’on avait de troubler la paix générale et de changer l’ordre
établi en Europe. On ne redoutait plus les entreprises du Croissant, mais
l’ambition de ceux qui pouvaient avoir la pensée d’envahir son territoire ou
de profiter de sa décadence. Nos lecteurs trouveront peut-être que nous nous
sommes trop longtemps arrêté sur l’empire ottoman. Mais l’origine de cet
empire, ses progrès et son déclin sont liés à tous les événements que nous
avons eu à décrire : plusieurs traits du tableau que nous en avons tracé ont
pu servir à faire connaître l’esprit et le caractère des guerres contre les
infidèles ; et, sous ce rapport, notre travail a son utilité. A
l’époque de l’histoire où nous sommes arrivés, les passions qui avaient
enfanté les prodiges des croisades, étaient devenues des opinions
spéculatives qui occupaient moins l’attention des rois et des peuples que
celle des écrivains et des érudits. Ainsi les guerres saintes, avec leurs
causes et leurs effets, se trouvèrent livrées aux argumentations des docteurs
et des philosophes. On se rappelle l’opposition de Luther ; et, quoiqu’il eût
désavoué ou rétracté en quelque sorte sa première opinion sur la guerre
contre les Turcs, la plupart de ses partisans continuaient de montrer une
grande aversion pour les croisades. Le
ministre Jurieu va beaucoup plus loin que Luther : cet ardent apôtre de la
réforme, loin de penser qu’on dût faire la guerre aux musulmans, n’hésitait
point à regarder les Turcs comme les auxiliaires des protestants, et disait
que les farouches sectateurs de Mahomet avaient été envoyés pour travailler
avec les réformés au grand œuvre de Dieu, qui était la ruine de l’empire
papal. Après la levée du dernier siège de Vienne en 1683 et la révocation de
l’édit de Nantes, le même Jurieu s’affligeait de la disgrâce des réformés et
de la défaite des Turcs, ajoutant en même temps que Dieu ne les avait
abaissés que pour les relever ensemble et en faire les instruments de sa
vengeance contre les papes. Tel est l’excès d’aveuglement où peut conduire
l’esprit de parti ou l’esprit de secte, égaré par la haine, irrité par la
persécution. Cependant
d’autres écrivains renommés par leur génie et qui appartenaient aussi à la
réforme, soutenaient qu’on devait combattre les infidèles ; ils déploraient
l’indifférence de la chrétienté et les guerres qui éclataient chaque jour
entre les nations chrétiennes, tandis qu’on laissait en paix un peuple ennemi
de tous les autres. Le chancelier Bacon, dans son dialogue de Belle sacro,
déploie toute sa dialectique pour prouver que les Turcs sont hors de la loi
des nations. Il invoque tour à tour le droit naturel, le droit des gens et le
droit divin, contre ces barbares auxquels il refuse le nom de peuple, et
soutient qu’on doit leur faire la guerre comme on la fait aux pirates, aux
anthropophages, aux animaux féroces. L’illustre chancelier cite à l’appui de
son opinion des maximes d’Aristote, des maximes de la Rible, des exemples
tirés de l’histoire et même de la Fable. Sa manière de raisonner se ressent
un peu de la politique et de la philosophie du seizième siècle, et nous
croyons devoir nous dispenser de rappeler des arguments dont plusieurs ne
seraient point de nature à persuader les esprits du siècle présent. Nous
aimons mieux donner quelque développement aux idées de Leibnitz, qui, pour
faire revivre l’esprit des expéditions lointaines, s’adressait à l’ambition
des princes, et dont les vues politiques ont reçu une mémorable application
dans les temps modernes. Dans le moment où Louis XIV se disposait à porter
ses armes dans les Pays-Bas, le philosophe allemand lui envoya un long
mémoire pour le déterminer à renouveler l’expédition de saint Louis en
Égypte. La conquête de cette riche contrée, que Leibnitz appelait la Hollande
d’Orient, devait favoriser le triomphe et la propagation de la foi ; elle
devait procurer au roi très-chrétien la glorieuse renommée d’Alexandre, et à
la monarchie française les plus grands moyens de puissance et de prospérité.
Après l’occupation d’Alexandrie et du Caire, la fortune offrait aux
vainqueurs l’heureuse occasion de relever l’empire d’Orient : la puissance
ottomane, attaquée par les Polonais et les Allemands, troublée par des
divisions intérieures, était près de tomber en ruine ; déjà la Moscovie et la
Perse se préparaient à profiter de sa chute ; si la France se présentait,
rien ne lui était plus facile que de recueillir l’immense héritage de
Constantin, de dominer sur la Méditerranée, d’étendre son empire sur la mer
Rouge, sur la mer d’Éthiopie, sur le golfe Persique, de s’emparer du commerce
de l’Inde. Tout ce que la gloire et la grandeur des empires ont de plus
éclatant, s’offrait alors à l’imagination de Leibnitz ; et ce beau génie,
ébloui de sa propre pensée, alliant à sa politique les préjugés de son
siècle, ne trouvait au-dessus de la conquête de l’Égypte que la découverte de
la pierre philosophale. Après
avoir développé les avantages de la vaste entreprise qu’il proposait,
Leibnitz ne négligeait aucun des moyens qui devaient en assurer le succès et
en faciliter l’exécution. C’est dans cette partie de son mémoire qu’il montre
toute la supériorité de son génie, et, lorsqu’on a lu la relation de la
dernière guerre des Français en Égypte, on demeure persuadé que Bonaparte
avait connu le plan de campagne adressé à Louis XIV. Les
idées de Leibnitz, dédaignées dans les conseils des princes, n’en étaient pas
moins accueillies parmi les savants et les hommes pieux qu’animaient les
images toujours vivantes des croisades et les préoccupations d’une politique
spéculative. Nous avons eu sous les yeux un grand nombre de mémoires composés
dans le quatorzième, le quinzième et le seizième siècle, pour engager les
puissances de la chrétienté à porter la guerre en Orient. Saint François de
Sales, qui vivait au temps de Henri IV, exprime souvent dans ses lettres le
désir de voir la terre sainte délivrée du joug des infidèles. En donnant au
recueil d’histoires qu’il a publié, le titre de Gesta Dei per Francos,
Bongars nous montre tout son enthousiasme pour les guerres entreprises au nom
de la croix. Dans sa dédicace à Louis XIII, il ne manque point de lui
rappeler l’exemple de ses aïeux, qui allèrent en Orient, et de lui promettre
la gloire d’un héros et d’un saint, si sa piété l’entraîne à la délivrance de
Constantinople et de Jérusalem. Plus tard le célèbre Ducange, en publiant les
mémoires de Joinville, s’adressait à Louis XIV, et le conjurait, au nom de la
France et de la religion, d’accomplir une ancienne prophétie annonçant que la
destruction de la puissance ottomane était réservée à la valeur d’un monarque
français. Ces souvenirs des temps anciens frappaient vivement l’imagination
des générations nouvelles ; et lorsque dans son Épître au roi, Boileau disait
: Je t’attends dans deux ans aux bords de
l'Hellespont, il
n’adressait pas seulement une louange poétique au monarque, mais il se
montrait l’ingénieux interprète d’un grand nombre de ses contemporains. Rien
n’était alors plus populaire que les guerres d’Orient. Dix-sept ans après le
traité de Carlowitz, nous voyons encore la chrétienté s’intéresser aux
événements d’une guerre contre les Turcs. Venise, qui craignait de perdre ses
possessions dans la Morée, implora le secours du souverain pontife. Clément
XI envoya partout ses légats et ses brefs apostoliques pour engager les
peuples et les rois à prendre les armes. Ces muses chrétiennes réunirent
leurs voix à celle du pontife : la guerre déclarée par les Ottomans à la
république de Venise inspira la colère pindarique de J.-B. Rousseau, exilé à
Bruxelles, et les vers de ce grand poète, pleins du souvenir des guerres
saintes, rappelèrent aux princes de la chrétienté l’exemple de Godefroy
dispersant les infidèles dans les plaines d’Ascalon, celui de Sobieski,
vainqueur des Ottomans sous les murs de Vienne. L’Espagne, le Portugal,
Gênes, la Toscane, l’ordre de Malte, armèrent des vaisseaux, et la flotte des
confédérés, à laquelle le pape joignit ses galères, parcourut l’Archipel avec
le pavillon de l’Église. Les
pontifes de Rome, depuis la réforme de Luther, distribuaient rarement les
indulgences de la croisade : Clément prodigua ses propres trésors pour une
guerre dont il aurait volontiers, disait-il, acheté le succès par la vente
des calices et des ciboires. A sa voix, l’armée impériale marcha au-devant
des Turcs, qui s’avançaient vers l’Allemagne. Six mille Suisses levés avec
les subsides de la cour de Rome, un grand nombre de gentilshommes qu’avaient
touchés les périls de l’Église et les exhortations du souverain pontife, se
réunirent à l’armée des Allemands. On fit des prières dans toutes les églises
pour le triomphe des guerriers chrétiens qui combattaient en Hongrie et dans
le Péloponnèse. Quand le prince Eugène eut battu les Turcs à Peterwaradin et
sous les murs de Belgrade, qui fut rendue aux chrétiens, le pape, à la tête
du sacré collège, se rendit à l’église de Sainte-Marie-Majeure pour remercier
le Dieu des armées, et les drapeaux enlevés aux infidèles furent déposés sur
les autels de la Vierge, dont on avait imploré l’appui. Circonstance
remarquable, tandis que l’Église de Rome célébrait les exploits et les
triomphes des armées chrétiennes, à Constantinople le corps des ulémas
condamnait cette guerre, qui lui semblait d’autant plus injuste qu’elle était
malheureuse, et le mufti maudissait ceux qui l’avaient provoquée. Les
Ottomans, mettant leur espoir dans la paix, renoncèrent dès lors à tout
projet de conquête, et, satisfaits d’avoir recouvré quelques villes dans le
Péloponnèse, ne songèrent plus qu’à défendre leur empire, menacé à son tour
par les Allemands et les Russes. Dès qu’on n’eut plus d’alarmes pour la
chrétienté, l’Église n’eut plus à prêcher de croisades contre les Turcs, et
les guerres d’Orient n’eurent plus de mobile que l’ambition des souverains et
les souvenirs de l’ancienne Grèce. Cependant
Jérusalem, au nom de laquelle on avait entrepris tant d’expéditions
lointaines, n’était point tout à fait oubliée en Occident. Pendant qu’on
s’occupait d’arrêter les invasions des Turcs, des pèlerins, portant le
bourdon et la panetière, ne cessaient point de visiter la terre sainte. Parmi
les hommes pieux qui depuis le quinzième siècle s’étaient rendus sur les
bords du Jourdain et sur les ruines de Sion, on remarque le célèbre Ignace de
Loyola. Il visita deux fois la Palestine, et, comme saint Jérôme, il y aurait
terminé ses jours, si les pères latins ne l’avaient obligé de revenir en
Europe, où il fonda à son retour la société de Jésus. Comme avant les
croisades, on vit alors les princes se mêler à la foule des chrétiens qui
allaient à Jérusalem. Frédéric III, avant de monter sur le trône impérial,
était allé en pèlerinage à la terre sainte. Il nous reste une relation des
voyages que firent successivement dans la sainte cité un prince de Radziwil,
un duc de Bavière, un duc d’Autriche, et trois électeurs de Saxe, parmi
lesquels se trouve celui qui fut protecteur de Luther. La
plupart des souverains de la chrétienté, à l’exemple de Charlemagne,
mettaient leur gloire, non plus à délivrer, mais à protéger la ville de
Jésus-Christ contre les violences des musulmans. Les capitulations de
François I, renouvelées par la plupart de ses successeurs, renferment
plusieurs dispositions qui tendent à assurer la paix des chrétiens et le
libre exercice de la religion chrétienne dans l’Orient. Sous le règne de
Henri IV, Deshayes, ambassadeur de France à Constantinople, alla visiter les
fidèles de Jérusalem, et leur porta les consolations et les secours d’une
charité toute royale. Le comte de Nointel, qui représentait Louis XIV auprès
du sultan des Turcs, se rendit aussi dans la terre sainte, et Jérusalem reçut
en triomphe l’envoyé du puissant monarque dont le crédit et la renommée
allaient protéger les chrétiens jusqu’au-delà des mers. Après le traité de
Passarowitz, la Porte envoya une ambassade solennelle à Louis XV. Cette
ambassade était chargée de présenter au roi très-chrétien un firman du Grand
Seigneur qui accordait aux catholiques de Jérusalem l’entière possession du
saint sépulcre et la liberté de réparer leurs églises. Les princes de la
chrétienté envoyaient chaque année leurs tributs à la ville sainte, et, dans
les cérémonies solennelles, l’église de la Résurrection étalait les trésors
des rois de l’Occident. Les pèlerins n’étaient plus reçus à Jérusalem par les
chevaliers de Saint-Jean, mais par les gardiens du sépulcre, qui
appartenaient à la règle de Saint-François d’Assise. Conservant les mœurs
hospitalières des temps anciens, le supérieur lavait lui-même les pieds des
voyageurs, et leur donnait tous les secours nécessaires pour leur pèlerinage.
Par une espèce de miracle sans cesse renaissant, les monuments sacrés de la
religion chrétienne longtemps défendus par les armées de l’Europe, n’ayant
plus pour défense que les souvenirs religieux, se conservaient au milieu des
barbares sectateurs de l’islamisme. La sécurité qui régnait dans la ville de
Jérusalem fit qu’on songea moins à sa délivrance. Ce qui avait suscité
l’esprit des croisades dans le onzième siècle, c’était surtout la persécution
dirigée contre les pèlerins et l’état misérable dans lequel gémissaient les
chrétiens d’Orient. Lorsqu’ils cessèrent d’être persécutés et qu’ils eurent
moins de misères à souffrir, des récits lamentables ne réveillèrent plus ni
la pitié ni l’indignation des peuples de l’Occident, et la chrétienté se
contenta d’adresser à Dieu des prières pour le maintien de la paix dans les
lieux qu’il avait sanctifiés par ses miracles. Il y avait alors un esprit de
résignation qui remplaçait l’enthousiasme des croisades ; la cité de David et
de Godefroy se confondait dans la pensée des chrétiens avec la Jérusalem
céleste, et, comme les orateurs sacrés disaient qu'il fallait passer par le
ciel pour arriver au territoire de Sion, on ne dut plus s’adresser à la
bravoure des guerriers, mais à la dévotion et à la charité des fidèles. Dans les considérations générales qu’on pourra lire dans ce dernier volume, on verra quelle fut l’influence des croisades sur la civilisation de l’Occident ; nos lecteurs peuvent voir dès à présent quels furent les résultats de ces guerres lointaines pour l’Orient et pour la terre sainte. |