HISTOIRE DES CROISADES

TOME SECOND

 

LIVRE DIX-NEUVIÈME. — TENTATIVES DE NOUVELLES CROISADES CONTRE LES TURCS. 1291-1453.

 

 

Nouvelle croisade prêchée par le pape ; le prince tartare Cazan envoie une ambassade à Rome ; assemblée de Poitiers ; prise de Rhodes par les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem ; les chevaliers du Temple viennent s’établir en France ; coup d’œil sur les causes de la destruction de l’Ordre ; Charles le Bel reçoit des ambassadeurs arméniens ; Pétrarque, Raymond Lulle, Sanuto ; Philippe de Valois assemble les barons dans la Sainte-Chapelle ; le calife d’Égypte maltraite les chrétiens ; la peste noire ; Pierre de Lusignan, roi de Chypre, vient à Rome ; ses propositions ; il parcourt l’Europe ; le roi Jean prend la croix, mais il va mourir à Londres ; une flotte génoise conduit les croisés devant Almahia (dite Afrique} ; combat de dix contre dix ; défiances contre les Génois ; commencements de l’empire ottoman ; Bajazet en Hongrie ; bataille de Nicopolis ; Bajazet renvoie les prisonniers français ; nouvelle entreprise dirigée par Boucicaut ; Manuel Paléologue à la cour de Charles VI ; Tamerlan vient combattre Bajazet ; bataille d’Ancyre ; le pape Eugène lève des troupes ; trêve de dix ans conclue avec Amurat II, Scanderberg ; bataille de Varna perdue par les chrétiens ; Mahomet II se rend maître de Constantinople.

 

Nous voilà parvenu à la fin de l’époque brillante des croisades, mais nous n’avons point achevé notre ouvrage ; car, de même que la curiosité des lecteurs met un grand prix à savoir les causes des événements, elle doit en mettre aussi à connaître ce qu’ils ont laissé après eux et l’influence qu’ils ont eue sur l’état des sociétés. Après avoir vu pendant près de deux siècles l’Europe s’ébranler et se porter sur l’Asie, qui n’aura pas le désir d’appendre comment les passions qui avaient agité le monde chrétien ont perdu peu à peu leur violence et leur énergie ? quelles sont les combinaisons de la politique et les e changements survenus dans l’esprit des peuples qui ont affaibli cet enthousiasme universel ? quels sont, en un mot, les intérêts, les mœurs, les habitudes, qui ont remplacé la dévotion des pèlerinages d’outremer et succédé aux prodiges des croisades ? Ici la philosophie de l’histoire vient nous éclairer de son flambeau et nous montrer le cours éternel des choses humaines. La fin des grandes révolutions peut être comparée à cette époque de la vie de l’homme où finit la jeunesse : c’est là qu’on recueille les fruits d’une expérience acquise au milieu du bruit et de l’ardeur des passions ; c’est là que vient se réfléchir, comme dans un miroir fidèle, le passé avec ses souvenirs et ses avertissements salutaires.

Nous poursuivrons donc avec confiance la tâche que nous avons commencée. Si, dans la carrière qui nous reste à parcourir, nous avons peu de choses à dire qui puissent réveiller la curiosité du vulgaire, les esprits éclairés trouveront sans doute quelque intérêt à suivre avec nous ces longs retentissements d’une révolution qui avait ébranlé l’Orient comme l’Occident, et dont les suites devaient se faire sentir jusque dans la postérité.

Lorsque la nouvelle de la prise de Ptolémaïs arriva en Europe, le pape Nicolas IV, qu’on avait accusé d’une coupable indifférence, ne s’occupa plus que de prêcher une croisade. Une bulle adressée à tous les fidèles déplora en termes pathétiques les derniers désastres des chrétiens. Plus ces malheurs étaient grands, plus le pape s’empressa d’ouvrir aux nouveaux croisés le trésor des miséricordes divines et des indulgences pontificales. Une indulgence de cent jours était accordée à ceux qui assisteraient aux sermons des prédicateurs de la croisade et qui viendraient entendre dans les églises les gémissements de la cité de Dieu. Les orateurs sacrés eurent la permission de prêcher la guerre d’Orient jusque dans les lieux interdits ; et, pour que les grands pécheurs pussent être admis au nombre des soldats de la croix, les prédicateurs reçurent la faculté d’accorder certaines absolutions réservées à l’autorité suprême du Saint-Siège.

Dans plusieurs provinces le clergé s’assembla, d’après l'invitation du pape, pour délibérer sur les moyens de recouvrer la Palestine. Les pasteurs de l’Église s’occupèrent avec zèle de cette pieuse mission, et les opinions de tous les prélats se réunirent d’abord pour conjurer le souverain pontife de travailler sans relâche à rétablir la paix entre les princes chrétiens.

Plusieurs monarques avaient déjà pris la croix : Nicolas leur envoya des légats pour les presser d’accomplir un vœu qu’ils semblaient avoir oublié. Édouard, roi d’Angleterre, quoiqu’il eût levé des décimes sur le clergé pour les dépenses de la croisade, montra peu d’empressement à quitter ses États pour retourner en Asie. L’empereur Rodolphe, qui dans la conférence de Lausanne avait promis au pape de faire le voyage d’outre-mer, mourut à cette époque, plus occupé des affaires de l’Allemagne que de celles des chrétiens d’Orient. Nicolas IV fit représenter à Philippe le Del que l’Occident avait les yeux sur lui, et que son exemple pouvait entraîner toute la chrétienté ; le souverain pontife exhortait en même temps les prélats de l’Église de France à se joindre à lui pour déterminer le roi, les grands et le peuple, à prendre les armes contre les infidèles.

Le père des chrétiens ne borna point ses efforts à réveiller le zèle des princes et des peuples de l’Occident. L’empereur grec Andronic Paléologue, l’empereur de Trébizonde, les rois d’Arménie, de Géorgie et de Chypre, reçurent ses messages apostoliques, dans lesquels il leur annonçait la prochaine délivrance des saints lieux. Comme dans leur détresse les chrétiens avaient quelquefois porté leurs regards vers les Tartares, deux missionnaires furent envoyés à la cour d’Argon, chargés d’offrir à l’empereur mogol les bénédictions du souverain pontife et de solliciter ses puissants secours contre les musulmans.

Tout l’Occident, comme on l’a vu, avait été plongé dans la douleur en apprenant la ruine des colonies chrétiennes ; mais cette profonde douleur ne put rallumer dans l’esprit des peuples l’enthousiasme des croisades. Nicolas IV mourut le 4 avril 1292, sans avoir pu rassembler une armée chrétienne. Après sa mort, le conclave ne fut point d’accord pour nommer un chef de l’Église, et le Saint-Siège resta vacant pendant vingt-sept mois. Dans ce long intervalle, les chaires où retentissaient les plaintes des fidèles d’outre-mer restèrent muettes, et l’Occident oublia les dernières calamités de la terre sainte.

En Orient, les affaires des chrétiens ne prenaient pas une tournure plus favorable. La discorde élevée entre les princes de la famille d’Hayton désolait l’Arménie et livrait ce pays à l’invasion des barbares. Le royaume de Chypre, dernier asile des Francs établis en Asie, ne devait alors une sécurité passagère qu’aux sanglantes divisions des mameluks d’Égypte, et ne paraissait occupé que de ses propres dangers.

Mais, tandis que la chrétienté ne songeait plus à la délivrance de Jérusalem, les Tartares de la Perse, à qui le pape avait envoyé des missionnaires, vinrent tout à coup ranimer les espérances de la chrétienté, et formèrent le projet d’arracher aux musulmans la Syrie et la Palestine, entreprise à laquelle il ne manquait pour être une croisade que d’avoir pour chef un prince chrétien et d’être proclamée par le chef de l’Église.

Depuis longtemps les Tartares, comme on a pu le voir au livre précédent, faisaient la guerre aux puissances ennemies des chrétiens. Argon, lorsqu’il mourut, s’occupait des préparatifs d’une grande expédition contre les maîtres de la Syrie et de l’Égypte. Ces préparatifs avaient répandu de si vives alarmes parmi les musulmans, que ceux-ci mirent la mort imprévue du prince mogol au nombre des miracles opérés en faveur de l’islamisme.

Parmi les successeurs d’Argon, qui furent tour à tour les amis et les ennemis des musulmans, il se trouva un chef habile, belliqueux et plus animé que tous les autres de l’ambition des conquêtes. L’historien grec Pachymère et l’arménien Hayton donnent les plus grands éloges à la bravoure, à la vertu et même à la piété de Cazan. Ce prince mogol regardait les chrétiens comme ses plus fidèles alliés, et dans ses armées, où servaient des Géorgiens, le drapeau de la croix brillait à côté de l’étendard impérial. La conquête des rives du Nil et du Jourdain occupait toutes ses pensées ; et, lorsque des cités nouvelles s’élevaient dans son empire, il se plaisait à leur donner le nom des villes de l’Égypte, de la Syrie ou de la Judée.

Cazan quitta la Perse à la tête d’une armée ; les rois d’Arménie et de Géorgie, le roi de Chypre et les ordres de Saint-Jean et du Temple avertis de ses projets, étaient venus rejoindre ses drapeaux. Une grande bataille fut livrée près d’Émèse : la victoire se déclara contre le sultan d’Égypte, qui perdit la meilleure partie de son armée et fut poursuivi jusqu’au désert par les cavaliers arméniens.

Alep et Damas ouvrirent leurs portes aux vainqueurs. Si nous en croyons l’historien Hayton, les chrétiens rentrèrent alors dans Jérusalem, et l’empereur des Tartares visita avec eux le tombeau de Jésus-Christ.

[1300.] Ce fut de là que Cazan envoya des ambassadeurs au pape et aux souverains de l’Europe pour solliciter leur alliance et leur offrir la possession de la terre sainte. Au milieu des singularités de cette époque, on s’étonnera sans doute de voir un empereur mogol cherchant à ranimer l’esprit des croisades parmi les princes de la chrétienté ; on s’étonnera de voir des Barbares venus des bords de l'Irtiche et du Jaxarte attendant sur le Calvaire et sur le mont Sion les guerriers de la France, de l’Allemagne et de l’Italie, pour combattre les ennemis de Jésus-Christ. Le souverain pontife accueillit les ambassadeurs de Cazan, mais il ne put répondre à leurs propositions et à leurs demandes que par des promesses restées sans exécution. Dès le commencement de son règne, Boniface VIII avait fait revivre les prétentions de la cour de Rome à la suprématie universelle. Aux prises avec la puissante famille des Colonne, occupé de soumettre à ses lois le royaume de Sicile, il ne pouvait penser sérieusement à la délivrance de Jérusalem. La hauteur avec laquelle le successeur de Nicolas parlait aux princes chrétiens, et ses exhortations, qui ressemblaient à des commandements, indisposèrent contre lui l’esprit des souverains et surtout du roi de France. Gênes, alors sous le poids d’une excommunication, fut la seule ville de l’Europe où l’on s’occupa d’une croisade, et, par une circonstance bizarre, ce furent les dames génoises qui donnèrent le signal et l’exemple.

Il nous reste un bref du pape par lequel le saint-père félicite les dames qui avaient pris la croix et ne craignaient point de suivre les traces de Cazan, empereur de Tartarie, lequel, quoique païen, poursuivait la généreuse résolution de délivrer la terre sainte. L’histoire nous a conservé deux autres lettres du pape, l’une adressée à Porchetto, archevêque de Gênes, l’autre à quatre nobles génois qui devaient diriger l’expédition. « Ô prodige ! ô miracle ! dit-il à Porchetto, un sexe faible et débile prévient les guerriers dans cette grande entreprise, dans cette guerre contre les ennemis du Christ, dans ce combat contre les ouvriers de l’iniquité ! Les rois et les princes du monde, sans aucun égard pour toutes les sollicitations qu’on leur a faites, refusent d’envoyer des secours aux chrétiens bannis de la terre sainte, et voici des femmes qui viennent sans être appelées ! D’où peut venir cette résolution magnanime, si ce n’est de Dieu, source de « toute force et de toute vertu ? »

Le pape terminait sa lettre en ordonnant à l’archevêque de faire assembler le clergé et le peuple, et de proclamer le dévouement des nobles dames génoises, afin que leur exemple put jeter dans le cœur des fidèles des semences de bonnes œuvres.

Au reste, de si beaux projets n’eurent point de suite : ce n’étaient pas de pareils auxiliaires qu’attendaient les Tartares dans les murs de Jérusalem. Cette croisade ne fut sans doute prêchée que pour exciter l’émulation des chevaliers, et le pape n’y arrêta son attention que pour donner aux princes chrétiens une leçon dont ils ne profitèrent pas. On a conservé longtemps dans les archives de la république de Gênes les lettres écrites en celte occasion par le pape Boniface VIII. Au siècle dernier, on montrait encore dans l’arsenal de cette ville les casques et les cuirasses dont les dames génoises devaient s’armer dans leur expédition d’outre-mer.

Les Tartares, malgré leurs victoires, n’avaient pu triompher de la constance et de la bravoure disciplinée des mameluks, sortis comme eux des déserts de la Scythie. Il arrivait alors aux Mogols ce qui arriva presque toujours aux Francs dans la ferveur des croisades : ils remportaient d’abord de grands avantages ; mais des événements inattendus, des discordes civiles, les menaces d’un voisin puissant, les rappelaient dans leur pays, et les forçaient d’abandonner leurs conquêtes. Cazan fut obligé de quitter la Syrie pour retourner dans la Perse. Il tenta une seconde expédition qu’il abandonna encore ; et, lorsque dans la troisième invasion son armée s’était avancée jusqu’à Damas, il tomba malade, et mourut emportant au tombeau les dernières espérances des chrétiens.

Les guerriers d’Arménie et de Chypre sortirent alors de la ville sainte, dont ils commençaient à relever les remparts et qui ne devait plus revoir dans ses murs les étendards de la croix. Le pape Clément V, qui avait fixé son séjour en deçà des Alpes, entreprit de réveiller par ses exhortations apostoliques l’enthousiasme de la noblesse et du peuple. Il convoqua, à Poitiers, une assemblée à laquelle assistèrent les rois de France, de Navarre, de Naples, le comte de Flandre et Charles de Valois. Cette assemblée s’occupa tout à la fois d’enlever aux musulmans le royaume de Jérusalem, aux Grecs l’empire de Byzance. Les forces de l’Occident ne pouvaient suffire à ces deux grandes entreprises, pour lesquelles on ne fit que des vœux et de vaines prédications. Les guerriers ne prirent point la croix, le clergé se montrait peu disposé à payer les décimes exigées par le pape. Une chose digne de remarque, c’est que Clément se crut, en cette circonstance, obligé de recommander la modération aux collecteurs, et qu’il leur défendit formellement ,enlever les calices, les livres et les ornements des églises. Cette défense du pape nous montre que la violence avait souvent présidé à la perception du tribut destiné aux guerres saintes, ce qui devait ralentir le zèle et l’ardeur des peuples pour des entreprises lointaines à la suite desquelles les villes chrétiennes étaient ruinées et les autels de Jésus-Christ dépouillés.

Cependant l’Europe attendait alors avec impatience l’issue d’une expédition que venaient d’entreprendre les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem. Un grand nombre de guerriers, excités par le récit des aventures de la chevalerie et par la passion de la gloire militaire, avaient suivi les hospitaliers dans leur entreprise ; les femmes même voulurent prendre part à cette expédition, et vendirent leurs joyaux pour fournir aux dépenses de la guerre.

L’armée des nouveaux croisés s’embarqua au port de Brindes, et bientôt on apprit dans l’Occident que les chevaliers de l’Hôpital s’étaient rendus maîtres de l’île de Rhodes et de cinq îles voisines qu’ils avaient enlevées à la domination des Grecs ou des musulmans. La renommée publiait partout les exploits des hospitaliers et de leurs compagnons d’armes. Le concile de Vienne, qui fut convoqué à cette époque, aurait pu de nouveau diriger l’esprit des guerriers chrétiens vers les conquêtes d’Orient, si les poursuites contre les templiers n’avaient occupé alors toute l’attention du pape, des prélats et du roi de France.

Les chevaliers du Temple, après avoir été reçus dans l’île de Chypre, s’étaient retirés en Sicile, où le roi les avait employés à une expédition contre la Grèce. Réunie aux Catalans et à quelques guerriers d’Italie, cette belliqueuse milice s’empara de Thessalonique, se rendit maîtresse d’Athènes, s’avança vers l'Hellespont, et ravagea une partie de la Thrace. Après cette expédition, les templiers dédaignèrent la possession des villes tombées en leur pouvoir, et, laissant les provinces conquises à leurs compagnons d’armes, ils gardèrent pour eux les richesses des peuples vaincus. Ce fut alors que, chargés des dépouilles de la Grèce, ils vinrent s’établir en Occident et surtout en France, où leur opulence, leur luxe, leur oisiveté, durent scandaliser la piété des fidèles, exciter la jalousie et la défiance des princes, provoquer la haine du peuple et du clergé.

Il n’entre point dans le plan de cet ouvrage de nous arrêter sur le procès des templiers ; mais si nous avons suivi ces nobles chevaliers dans toutes les guerres contre les musulmans, si nous avons été si longtemps témoin de leurs exploits et comme le compagnon de leurs travaux, nous aurons peut-être acquis le droit d’exprimer notre opinion sur les accusations dirigées contre eux. Nous devons d’abord déclarer que nous n’avons rien trouvé jusqu’à l’époque de leur procès, ni dans les chroniques de l’Orient, ni dans celles de l’Occident, qui put accréditer ou faire naître l’idée et le soupçon des crimes qu’on leur imputait. Comment croire en effet qu’un ordre guerrier et religieux qui, vingt-cinq ans auparavant, avait vu trois cents de ses chevaliers se faire égorger sur les ruines de Safad plutôt que d’embrasser la foi musulmane ; que cet ordre, qui s’était enseveli presque tout entier sous les ruines de Ptolémaïs, eût pu contracter une criminelle alliance avec les infidèles, eût outragé la religion chrétienne par d’horribles blasphèmes, et livré aux musulmans la terre sainte, toute remplie de son nom et de la gloire de ses armes ?

Et dans quel temps adressait-on aux templiers des reproches aussi odieux ? dans un temps où la chrétienté semblait avoir oublié Jérusalem, où le nom de Jésus-Christ ne suffisait plus pour exciter la bravoure des guerriers chrétiens. Sans doute que l’ordre des templiers avait dégénéré de l’austérité des premiers temps et qu’il n’était plus animé de cet esprit d’humilité et de religion vanté par saint Bernard ; sans doute que quelques-uns de ses chevaliers avaient apporté avec eux cette corruption qu’on reprochait alors à tous les chrétiens d’Orient, et dont l’Europe elle-même leur offrait de nombreux exemples ; sans doute, enfin, que quelques-uns d’entre eux avaient pu blesser la morale par leur conduite, offenser la religion du Christ par leurs dérèglements ; mais leurs excès ou plutôt leurs péchés, pour parler le langage de l’Église, n’appartenaient pas à la justice de la terre, et on peut croire qu’en cette circonstance le Dieu miséricordieux des chrétiens n’avait point chargé les lois humaines de sa vengeance.

Le véritable tort des templiers fut d’avoir quitté l’Orient et renoncé à l’esprit de leur institution, qui était d’accueillir et de protéger les pèlerins, de combattre les ennemis de la foi chrétienne. Cet ordre, plus riche que les plus puissants monarques et dont les chevaliers étaient comme une armée régulière toujours prête aux combats, devait se faire redouter des princes qui lui accordaient un asile. Les templiers n’avaient point été à l’abri de tout reproche pendant leur séjour dans l’île de Chypre. Accoutumés à dominer dans la Palestine, ils durent contracter avec quelque peine l’habitude d’obéir. L’exemple des chevaliers teutoniques, qui, après avoir quitté l’Orient, venaient de fonder dans le nord de l’Europe une puissance redoutée des États voisins, n’était pas propre à rassurer les princes sur l’esprit belliqueux, sur le génie actif et entreprenant des chevaliers du Temple.

Tels furent vraisemblablement les motifs qui armèrent contre eux la politique bien plus que la justice des souverains. Rien ne prouve la crainte qu’ils inspiraient, comme la violence avec laquelle on les poursuivait et le soin qu’on prit de les rendre odieux. Lorsqu’on eut commencé à les persécuter, on ne vit plus en eux que des ennemis qu’il fallait traiter en criminels. Comme des rigueurs sans exemple avaient précédé leur abolition, on voulut justifier cette mesure par des rigueurs nouvelles. La vengeance et la haine achevèrent ce qu’avait commencé la politique des princes, politique qui avait peut-être des raisons pour être défiante, mais qui n’en avait point pour se montrer barbare. C’est ainsi qu’on doit expliquer l’issue tragique de ce procès où toutes les formes de la justice furent tellement violées, que, lors même que les accusations seraient prouvées, on pourrait encore regarder les templiers comme des victimes et leurs juges comme des bourreaux.

Philippe le Bel avait promis au concile de Vienne d’aller en Orient combattre les infidèles, sans doute pour se faire pardonner l’acharnement avec lequel il poursuivit les chevaliers du Temple. Au milieu des fêtes qu’occasionna l’arrivée d’Édouard à Paris, le monarque français prit la croix avec les princes de sa famille. La plupart des seigneurs de sa cour suivirent son exemple ; les dames promirent de suivre les chevaliers dans la guerre sainte ; mais personne ne se mit en mesure de partir. Alors on promettait de traverser les mers, sans songer sérieusement à quitter ses foyers. Le serment de combattre les musulmans semblait une vaine cérémonie qui n’engageait à rien. On le prêtait avec une légèreté indifférente ; on le violait de même, ne le regardant comme chose plus sacrée que les serments que les chevaliers faisaient aux dames.

Philippe le Bel mourut sans s’être occupé d’accomplir son vœu ; Philippe le Long, qui lui succéda, eut un moment le projet d’aller en Orient. Édouard, qui avait déjà fait plusieurs fois le serment de combattre les musulmans, renouvelait alors sa promesse. Mais le souverain pontife, soit qu’il doutât de leur sincérité, soit qu’il eût besoin du concours de ces deux monarques pour rétablir la tranquillité en Europe et pour résister à l’empereur d’Allemagne contre lequel il s’était armé des foudres de l’Église, soit enfin qu’il jugeât le moment peu favorable, n’approuva point le projet de leur expédition en Syrie. « Avant de songer au voyage d’outre-mer « écrivait-il au roi d’Angleterre, nous voudrions que vous eussiez affermi la paix, d’abord dans votre conscience « ensuite dans votre royaume. » Le père des fidèles représentait au roi de France que la paix, si nécessaire pour entreprendre une croisade, était presque bannie de la chrétienté. L’Angleterre et l’Écosse se faisaient la guerre ; les États d’Allemagne se trouvaient divisés ; le roi de Sicile et le roi de Naples n’avaient entre eux qu’une trêve de courte durée ; une défiance réciproque empêchait les rois de Chypre et d’Arménie de réunir leurs forces contre l’ennemi commun ; les rois d’Espagne défendaient leurs États contre les Maures ; les républiques de Lombardie s’élevaient les unes contre les autres ; toutes les villes d’Italie étaient en butte aux factions, les provinces en proie à des tyrans ; la mer se trouvait impraticable, la route de terre semée d’écueils. Après avoir fait ce tableau de l’état déplorable de la chrétienté, le pape engageait Philippe à examiner sérieusement comment on pourvoirait aux frais de la croisade sans ruiner les peuples, et sans tenter, ajoutait-il, l'impossible, comme on l’avait fait autrefois.

Les avis paternels du souverain pontife et des troubles survenus au sein du royaume, déterminèrent Philippe à différer l’exécution de son projet. Une multitude de pâtres, d’aventuriers et de vagabonds, arborant, comme au temps de la captivité de saint Louis, la croix des pèlerins, se rassemblèrent en plusieurs lieux poursuivirent les juifs, et se livrèrent aux plus coupables excès. On fut obligé d’employer la force des armes et toute la sévérité des lois pour arrêter ces désordres, dont la croisade était le prétexte. Dans le même temps plusieurs provinces de France eurent à souffrir d’une maladie épidémique : on accusa les juifs d’avoir empoisonné les puits dans le dessein de suspendre les préparatifs de la guerre sainte ; on les accusa de toutes sortes de complots contre les chrétiens. La fermentation des esprits était d’autant plus grande, que les soupçons étaient vagues et que la plupart des accusations ne pouvaient être prouvées ni démenties. La politique ne trouva d’autre moyen de dissiper les troubles que d’entrer dans les passions de la multitude et de renvoyer tous les juifs hors du royaume. Au milieu de ces circonstances malheureuses, Philippe tomba malade, et mourut en regrettant de n’avoir point accompli le vœu qu’il avait formé de faire la guerre aux musulmans.

Dans l’abandon où étaient tombées les croisades, on s’étonne de voir encore l’esprit des Français dirigé quelquefois vers la délivrance des saints lieux. Ce reste d’enthousiasme que conservaient nos aïeux au milieu de l’indifférence universelle, ne tenait point seulement aux sentiments religieux, mais aussi au sentiment de la patrie et de la gloire nationale. C’était la France qui avait donné la première impulsion aux guerres saintes. Le nom de la Palestine, le nom de Saint-Jean-d'Acre ou de Ptolémaïs, celui de Jérusalem, ne parlaient pas moins au patriotisme qu’à la piété. Quoique les deux expéditions de Louis IX eussent été malheureuses, l’exemple du saint monarque était une grande autorité pour les princes de sa famille, et reportait souvent leurs pensées vers les lieux où il avait trouvé deux fois la gloire du martyre. Le souvenir de ses exploits et même de ses malheurs, le souvenir de tant de héros morts sur les bords du Nil et du Jourdain, intéressait toutes les familles du royaume ; la ville où reposaient les cendres de Baudouin et de Godefroy de Pouillon, ces régions lointaines où s’étaient livrés tant de combats glorieux, ne pouvaient être tout à fait oubliées des guerriers français.

Après la mort de Philippe le Long, il arriva en Europe des ambassadeurs du roi d’Arménie : le prince arménien, abandonné par les Tartares et menacé par les mameluks d’Égypte, demandait des secours à l’Occident. Le pape écrivit à Charles le Rel, successeur de Philippe, et le conjura de prendre les armes contre les infidèles. Charles reçut avec soumission les conseils et les exhortations du souverain pontife ; il s’occupait des préparatifs d’une croisade, lorsque la succession du comté de Flandre fit éclater une guerre dans les Pays-Bas. Dès lors, la France ne fut plus attentive qu’aux événements qu’elle avait sous les yeux et dans lesquels sa propre gloire se trouvait intéressée. A l’approche de sa mort et dans un temps où le royaume n’avait plus rien à craindre, Charles le Rel se ressouvint de son serment, et ses dernières pensées se portèrent vers la délivrance de Jérusalem. « Je lègue, dit-il dans son testament, à la terre saincte cinquante mille livres à payer et délivrer quand le passage general se fera, et est en mon entente que, si le passage se faisoit de mon vivant, d’y aller en ma personne. » C’est ainsi que se montrait encore à cette époque l’esprit des croisades ; la plupart des testaments que faisaient alors les princes et les riches hommes — ces mots désignaient la noblesse —, renfermaient quelques dispositions au profit de la terre sainte ; mais il faut dire aussi que la facilité d’acheter pour de l’argent le mérite du pèlerinage dut beaucoup diminuer le nombre des pèlerins et des croisés.

[1327.] Tandis qu’on prodiguait encore des trésors pour la guerre sainte, personne ne prenait les armes. Cependant il restait quelques hommes doués d’une imagination vive et d’une âme ardente pour qui rien ne semblait impossible, et qui dans une génération indifférente croyaient trouver encore les passions héroïques d’un autre siècle. Pétrarque, qui se trouvait alors à la cour d’Avignon, déplorait dans ses vers la servitude de la ville sainte, et ses accents poétiques exhortèrent souvent les guerriers chrétiens à s’armer pour l’héritage de Jésus-Christ. Dans des stances pleines d’harmonie adressées à l’évêque de Lombez, qui appartenait à une des plus illustres familles de Rome, il exprime les espérances que lui donnaient les promesses du pape et les serments de plusieurs monarques de la chrétienté. « Le fils de Dieu, disait-il, vient de tourner ses regards vers le lieu où il fut étendu sur la croix... Ceux qui habitent les contrées situées entre le Rhône, le Rhin et la mer, ceux que brûlent les ardeurs du Midi, comme ceux qui vivent dans des régions éloignées du chemin que parcourt le soleil, vont suivre l’étendard de la croisade. La ville des fils de Mars, la ville des saints Pontifes, restera-t-elle étrangère à la glorieuse entreprise qui se prépare ? » Tels étaient les sentiments exprimés par Pétrarque. Ce poète, dans lequel on ne reconnaît plus aujourd’hui que le chantre ingénieux de la belle Laure, était regardé alors comme le digne interprète de la sagesse des anciens, et ses paroles étaient d’un grand poids parmi les hommes éclairés. Tous ceux qui cultivaient les lettres ou qui étudiaient l’histoire, devaient être plus frappés que les autres de la gloire des siècles précédents : plusieurs consacraient leurs veilles à faire renaître un enthousiasme dont ils admiraient les prodiges. Parmi les derniers apôtres des croisades, on ne peut oublier le fameux Raymond Lulle, une des lumières de l’école dans le moyen âge.

Lulle n’eut toute sa vie qu’une pensée, celle de combattre et de convertir les infidèles. Sur la proposition de ce zélé missionnaire, le concile de Vienne décida qu’il serait établi dans les universités de Rome, de Bologne, de Paris et de Salamanque, des chaires pour l’enseignement des langues d’Orient. Il présenta au pape plusieurs mémoires sur les moyens d’anéantir le culte de Mahomet et la domination de ses disciples. Lulle, toujours rempli de son projet, fit un pèlerinage en Palestine, parcourut la Syrie, l’Arménie et l’Egypte, et revint en Europe raconter les malheurs et la captivité des chrétiens d’outre-mer. A son retour, il visita toutes les cours de l’Occident, cherchant à communiquer aux souverains les sentiments dont il était animé. Après de vains efforts, son zèle l’entraîna sur les côtes d’Afrique, où il s’efforça de convertir par son éloquence ces mêmes Sarrasins contre lesquels il avait invoqué les armes des guerriers chrétiens. Il repassa en Europe, parcourut l’Italie, la France et l’Espagne, prêchant partout la nécessité d’une croisade. Il s’embarqua de nouveau pour aller à Jérusalem, rapporta de son pèlerinage d’utiles notions sur la manière d’attaquer les pays des infidèles. Tous ses travaux, toutes ses recherches, toutes ses prières, ne purent émouvoir l’indifférence des rois et des peuples. Lulle, désespérant enfin de voir se réaliser ses projets et déplorant l’aveuglement de ses contemporains, se retira dans l’île de Majorque, sa patrie. Du fond de sa retraite, il rédigeait encore des mémoires sur une expédition en Orient. Mais bientôt la solitude fatigua son esprit ardent et inquiet ; il quitta Majorque, non plus pour parler aux princes de l’Europe, qui ne l’entendaient point, mais aux musulmans, qu’il espérait ramener à l’Évangile. Il se rendit pour la seconde fois en Afrique, et souffrit enfin, pour prix de ses prédications, le supplice et la mort des martyrs.

Tandis que Lulle cherchait à ramener les pensées des fidèles vers la délivrance des saints lieux, un noble Vénitien consacrait aussi sa vie et ses talents à ranimer l’esprit des croisades. Sanuto raconte ainsi la première audience qu’il obtint du souverain pontife : « Je ne suis envoyé, lui dit-il, par aucun roi ni prince, ni par aucune république ; c’est de mon propre mouvement que je viens aux pieds de Votre Sainteté lui proposer un moyen facile d’abattre les ennemis de la foi, d’extirper la secte de Mahomet et de recouvrer la terre sainte. Mes voyages en Chypre, en Arménie, en Égypte, un long séjour en Romanie, m’ont donné des connaissances et des lumières qu’on peut faire tourner au profit de la chrétienté. » En achevant ces paroles, Sanuto présenta au pape deux livres, l’un couvert de rouge et l’autre de jaune, avec quatre cartes géographiques : la première, de la mer Méditerranée ; la seconde, de la terre et de la mer ; la troisième delà terre sainte ; la quatrième, de l’Égypte. Les deux livres du patricien de Venise contenaient l’histoire des établissements chrétiens en Orient et de sages conseils sur l’entreprise d’une croisade. Son zèle, éclairé par l’expérience, ne lui laissait pas négliger le moindre détail sur la route qu’il fallait suivre, sur le point qu’il fallait attaquer, sur le nombre des troupes, sur l’armement et l’approvisionnement des vaisseaux. Il conseillait de débarquer en Égypte et de commencer par affaiblir la puissance des sultans du Caire. Le moyen le plus sûr d’y parvenir était, selon lui, de tirer directement de Bagdad les marchandises de l’Inde, que le commerce européen tirait des villes d’Alexandrie et de Damiette. Sanuto conseillait en même temps au souverain pontife de redoubler la sévérité des censures ecclésiastiques contre ceux qui porteraient en Égypte des armes, des métaux, des bois de construction, et tout ce qui pouvait servir à l’armement des flottes ou dé la milice des mameluks.

Le pape donna de grands éloges à Sanuto, et le recommanda à plusieurs souverains de l’Europe : les princes chrétiens, et surtout le roi de France, l’accueillirent avec bonté, louèrent sa piété et son génie, et ne suivirent point ses conseils. Sanuto s’adressa aussi à l’empereur de Constantinople pour l’engager dans une expédition contre les infidèles. Il cherchait partout des ennemis aux musulmans, et passa sa vie à prêcher une croisade sans obtenir plus de succès que Raymond Lulle.

On ne peut comparer le zèle des deux hommes dont nous venons de parler qu’à celui de Pierre l’Ermite. Ils avaient l’un et l’autre plus de lumières que le cénobite picard ; mais ils ne purent se faire écouter, et l’impuissance de leurs efforts nous montre assez combien les temps étaient changés. Pierre prêchait dans les villes et sur les places publiques, et la multitude, échauffée par ses discours, entraînait les grands. Au temps de Lulle et de Sanuto, on ne pouvait plus s’adresser efficacement qu’aux souverains, et les souverains, occupés de leurs propres intérêts, montraient peu d’enthousiasme pour des projets qui regardaient la chrétienté en général. Toutefois les prédications en faveur des saints lieux ne manquaient point aux fidèles. Les papes ne se lassaient point d’exhorter les peuples à prendre les armes, d’ordonner la levée des décimes, et de proclamer les indulgences que l’Église accordait aux croisés. Les rois et les princes, sans être touchés comme auparavant des malheurs de la terre sainte, n’hésitaient point à se revêtir du signe des pèlerins, et le serment de la croisade, répété comme une formule consacrée par le temps, ne coûtait rien à leur piété ni à leur bravoure. Sous le pontificat de Jean XXII, des envoyés du roi de Chypre et du roi d’Arménie vinrent annoncer à la cour d’Avignon que les États chrétiens qui restaient en Asie allaient périr de fond en comble, s’ils n’étaient promptement secourus ; le pape fit, selon l’usage, retentir leurs gémissements et leurs plaintes dans toute la chrétienté.

[1330.] Le roi de France, Philippe de Valois, convoqua à Paris, dans la Sainte-Chapelle, une assemblée à laquelle assistèrent Jean, roi de Bohême, le roi de Navarre, les ducs de Bourgogne, de Bretagne, de Lorraine, de Brabant, de Bourbon, la plupart des prélats et des barons du royaume. Pierre de la Palue, nommé patriarche de Jérusalem et qui venait de parcourir l’Égypte et la Palestine, harangua l’auditoire sur la nécessité d’attaquer les infidèles et d’arrêter les progrès de leur domination en Orient. Philippe, qui s’était déjà croisé, renouvela le serment qu’il avait fait ; et, comme il se disposait à quitter son royaume, les barons prêtèrent serment d’obéissance à son fils, le prince Jean, en élevant leurs mains vers la couronne d’épines de Jésus-Christ. Jean de Bohême, le roi de Navarre, un grand nombre de princes et de seigneurs de la cour, reçurent la croix des mains de l’archevêque de Rouen. La croisade fut prêchée dans tout le royaume ; « et venoit à tous seigneurs, dit Froissard, moult grande plaisance, et spécialement à ceulx qui vouloient le temps dispenser en armes et qui adonc ne le sçavoient mie bien raisonnablement employer ailleurs. »

Le roi de France envoya au pape l’archevêque de Rouen, qui monta dans la suite sur la chaire de saint Pierre sous le nom de Clément IV. L’archevêque prononça en plein consistoire un discours sur la croisade, et déclara, en présence de la majesté divine, au saint-père, à l’Église de Rome, à toute la chrétienté, que Philippe de Valois partirait pour l’Orient au mois d’août de l’année 1334. Le pape félicita le monarque français de sa résolution, et lui accorda des décimes pendant six ans. Ces circonstances sont rapportées par Jean Villani, qui se trouvait alors à Avignon et qui, après avoir parlé dans son histoire de la promesse faite au nom du roi de France, s’écrie : Et moi, historien, j'entendis le serment que je viens de rapporter.

Philippe donna des ordres pour qu’une flotte, réunie dans le port de Marseille, fût prête à recevoir quarante mille croisés. Édouard, à qui la croisade offrait le moyen facile de lever des impôts, promettait d’accompagner le roi de France avec une armée dans le pèlerinage d’outre-mer. La plupart des républiques d’Italie, les rois d’Aragon, de Majorque, de Hongrie, s’engageaient à fournir pour l’expédition de l’argent, des troupes et des vaisseaux. Au milieu de ces préparatifs, les croisés perdirent celui qui les dirigeait et qui était l’âme de l’entreprise. Tout fut interrompu par la mort du pape Jean XXII, et c’est ici qu’il faut montrer une des causes pour lesquelles on vit échouer dans le treizième et dans le quatorzième siècle de si nombreuses tentatives pour porter la guerre en Orient. Comme les successeurs de saint Pierre ne parvenaient presque jamais au trône pontifical que dans un âge avancé, ils manquaient de l’énergie et de l’activité nécessaires pour remuer le monde chrétien, diriger des guerres lointaines et réchauffer un enthousiasme, autrefois difficile à contenir, maintenant si difficile à ranimer. Chaque croisade exigeant toujours de longs préparatifs, la vie d’un souverain pontife suffisait à peine pour achever de si grandes entreprises. Le plus souvent il arrivait que le pape qui avait prêché une guerre sainte ne pouvait voir le départ des croisés, et que celui qui voyait partir les armées chrétiennes ne vivait point assez pour les suivre dans leurs expéditions, les conduire dans leurs triomphes, les secourir dans leurs revers. Ainsi on ne trouvait jamais, dans les projets que les circonstances avaient formés, cet esprit de suite et d’ensemble qui devait en assurer l’exécution et le succès. De plus, par l’établissement des papes à Avignon, le pouvoir apostolique n’exerçait plus le même ascendant sur les provinces éloignées ; l’autorité du souverain pontife perdait chaque jour de ce prestige attaché au nom seul de Rome, regardée pendant tant de siècles comme la capitale du monde.

Cependant la nouvelle d’une croisade s’était répandue en Orient. Les chrétiens qui habitaient l’Égypte et la Syrie, les pèlerins et les marchands venus d’Europe, furent en butte à toutes sortes de persécutions. Le sultan du Caire et plusieurs princes musulmans rassemblèrent des armées, soit pour résister aux croisés, soit pour venir attaquer les chrétiens jusque dans l’Occident. Un descendant des Abbassides qui résidait en Égypte et prenait le titre de calife, envoya partout des lettres et des messages pour engager les vrais croyants à prendre les armes, promettant aux martyrs de la foi musulmane qu’ils assisteraient, dans le paradis de Mahomet, à des banquets délicieux, et que chacun d’eux aurait sept vierges pour épouses.

Le but de cette espèce de croisade prêchée au nom du prophète delà Mecque était de pénétrer en Europe par la pointe de Gibraltar ; les guerriers musulmans juraient d’anéantir le christianisme et de changer en étables tous les temples des chrétiens. A mesure que les musulmans s’enflammaient de la sorte pour une expédition qu’ils appelaient aussi une guerre sainte, l’Europe voyait s’affaiblir et s’éteindre le zèle des princes et des guerriers qui avaient juré de combattre les ennemis de Jésus-Christ. Quand Benoît XII succéda à Jean XXII, il trouva toutes les dispositions changées : les haines, les défiances, les jalousies, avaient pris la place d’un enthousiasme passager et peu sincère. C’était en vain que les chrétiens arrivés d’Orient racontaient les persécutions qu’ils avaient souffertes et les préparatifs des infidèles contre les nations de l’Occident ; c’était en vain que le pape continuait ses exhortations et ses prières : plus on avait de raisons pour entreprendre une croisade, plus les esprits se montraient indifférents et semblaient s’éloigner de la pensée de combattre les musulmans. Ce fut alors que le frère André d’Antioche vint à Avignon avec le dessein d’implorer le pape et les princes de la chrétienté. Philippe de Valois s’était rendu à la cour du souverain pontife pour annoncer qu’il différait son voyage en Orient. Ce prince montait à cheval pour revenir à Paris lorsque le frère André se présenta devant lui, et lui dit : « Etes-vous Philippe, roi de France, qui a promis à Dieu et à son Église de délivrer la terre sainte ? » Le roi répondit : « Oui ». Alors le religieux reprit : « Si votre intention est de faire ce que vous avez résolu, je prie Jésus-Christ de diriger vos pas et de vous donner la victoire ; mais, si l’entreprise que vous avez commencée ne doit tourner qu’à la honte et au malheur des chrétiens, si vous n’êtes pas décidé à l’achever avec le secours de Dieu, si vous avez trompé la sainte Église catholique, la justice divine s’appesantira sur votre famille, sur votre royaume et le sang que la nouvelle de votre expédition a fait répandre s’élèvera contre vous. » Le roi, surpris de cet étrange discours, répondit : « Frère André, venez avec nous » ; et le frère André répliqua sans s’émouvoir et d’un ton inspiré : « Si vous alliez en Orient, j’irais devant vous ; mais comme vous allez à l’occident, je vous laisse aller. Je retournerai faire pénitence de mes péchés dans la terre que vous abandonnez aux Sarrasins. »

Telle était encore l’autorité des orateurs qui parlaient au nom de Jérusalem, que les dernières paroles du frère André jetèrent le trouble et l’incertitude dans l’esprit d’un puissant monarque. Mais de nouveaux orages politiques venaient d’éclater ; la rivalité ambitieuse d’Edouard III donna le signal d’une guerre qui devait durer plus d’un siècle et répandre les plus grandes calamités sur la France. Philippe, attaqué par un ennemi formidable, fut obligé de renoncer à son expédition d’outre-mer et d’employer, pour défendre son propre royaume, les troupes et les flottes qu’il avait rassemblées pour délivrer l’héritage de Jésus-Christ.

Le pape néanmoins n’abandonna point le projet de la guerre sainte. Le poète Pétrarque, qui se trouvait alors à Padoue, partageant le zèle du souverain pontife, adressa une lettre éloquente au doge de Venise pour l’engager à combattre les musulmans et à mettre fin à la guerre entre les Vénitiens et les Génois. « Plût à Dieu, disait le poète, que vous eussiez pour ennemies les villes de Damas ou de Suze, de Memphis ou de Smyrne, et que vous eussiez à combattre les Perses ou les Arabes, les Thraces ou les Illyriens ! mais que faites-vous ? ce sont vos frères que vous vous efforcez de détruire. »

Quelques États d’Italie réunirent leurs forces pour faire une expédition en Orient. Une chronique des comtes d’Azon rapporte qu’on vit sortir de Milan un grand nombre de croisés vêtus de blanc, avec une croix rouge. Une flotte armée par le souverain pontife, par la république de Venise et le roi de Chypre, parcourut l’Archipel et surprit la ville de Smyrne, où les croisés furent bientôt assiégés à leur tour par les Turcs. Le légat du pape, un amiral génois et plusieurs chevaliers de Rhodes, furent tués en défendant la ville, ce qui détermina le souverain pontife à tenter de nouveaux efforts pour ranimer l’ardeur de la croisade. Ce fut alors que le dauphin du Viennois, Humbert II, résolut de prendre la croix, et vint à la cour d’Avignon supplier le pape de luy octroyer d'estre capitaine du sainct voyage contre les Turcs et contre les non feaulx de l'Église de Rome. Humbert obtint facilement ce qu’il demandait, et retourna dans ses États pour faire les préparatifs de son expédition. Il aliéna ses domaines, vendit des privilèges à la noblesse, des immunités aux villes ; il leva des sommes considérables sur les juifs, sur les marchands italiens établis dans le Viennois, exigea un tribut de tous ceux de ses sujets qui ne l’accompagnaient point à la croisade ; et, s’étant embarqué avec cent hommes d’armes, il alla chercher en Asie la fortune des conquérants ou la gloire des martyrs. Il ne trouva ni l’une ni l’autre, et revint en Europe sans renommée et chargé de dettes. L’histoire nous représente Humbert II comme un prince faible, inconstant et irrésolu. Il se ruina d’abord par ses dissipations, ensuite par les dépenses de la croisade ; las du monde et des affaires, il finit par abandonner à la couronne de France sa principauté, qu’il avait engagée à Philippe de Valois, et se retira dans un monastère des frères prêcheurs. Afin de le consoler de n’avoir pas conquis l’Égypte ou tout autre pays des infidèles, le pape lui donna le titre de patriarche d’Alexandrie ; et le roi de France, pour lui faire oublier le Dauphiné, le nomma archevêque de Reims.

Tels furent les événements et les suites de cette croisade, occasionnée par l’arrivée en Europe des ambassadeurs de Chypre et d’Arménie. Quelques années s’étant écoulées, un petit-fils de Hugues de Lusignan vint lui-même solliciter le souverain pontife : le pape, tout occupé alors de rétablir dans l’État romain son autorité ébranlée par la révolution de Rienzi, eut la singulière pensée de nommer tribun de Rome le jeune prince venu d’Orient. Nous n’avons pu savoir, ni si cette proposition fut acceptée, ni si le pontife s’occupa de secourir les fidèles d’outre-mer. Alors la chrétienté était divisée, et bientôt la peste se joignit à la fureur des armes. Cette peste, qu’on appelait la peste noire et qui avait pris naissance sur le grand plateau de la Tartarie, parcourut toutes les contrées de l’Orient et de l’Occident, et causa en peu d’années le trépas de treize millions d’hommes. Les historiens ont remarqué que ce fléau avait suivi dans sa marche funèbre la route des marchands qui apportaient en Europe les productions de l’Inde, et des pèlerins qui venaient de la Palestine.

Quand la peste eut cessé ses ravages, la guerre reprit toutes ses fureurs. L’état déplorable où la discorde plongeait alors l’Europe, et surtout la France, devait faire regretter les temps où la prédication d’une croisade imposait silence à toutes les passions et suspendait toutes les hostilités. Le pape avait plusieurs fois entrepris de rétablir la paix. Il adressa d’abord des supplications au monarque anglais, il le menaça ensuite des foudres de l’Église ; mais la voix du père des fidèles se perdit dans le bruit des armes.

Philippe de Valois était mort au milieu de la lutte terrible qu’il soutenait avec l’Angleterre. La perte de la bataille de Poitiers et la captivité du roi Jean devinrent le signal des plus grands désordres qui aient troublé le royaume dans le moyen âge. Les complots du roi de Navarre, les intrigues des grands, l’égarement du peuple, la fureur des factions, les scènes sanglantes de la Jacquerie, répandirent l’effroi et la désolation dans la capitale et dans les provinces. Lorsque la France eut achevé d’épuiser ses trésors pour racheter la liberté du roi Jean, la présence de son monarque ne put lui rendre le repos dont elle avait besoin pour réparer ses malheurs. Les soldats des deux nations, qu’on renvoyait sans solde et qui se trouvaient sans asile, s’étaient réunis en bandes armées, et, sous le nom de compagnies blanches, parcouraient le royaume, bravant les ordres du roi, les excommunications du pape, portant partout la licence, le meurtre, la dévastation. Tout ce qui avait échappé au fer des Anglais, à l’avidité de ceux qui levaient les impôts, devenait la proie de ces brigands, dont le nombre s’accroissait en proportion de leur impunité et de leurs excès. Les campagnes restaient incultes ; toutes les voies du commerce se trouvaient interrompues ; la terreur et la misère régnaient dans les villes. Ainsi la suspension des hostilités n’avait apporté aucun soulagement aux malheurs des peuples, et les désordres qui éclataient dans la paix étaient plus insupportables que ceux qu’on avait soufferts dans la guerre.

Ce fut dans ces circonstances malheureuses que Pierre de Lusignan, roi de Chypre, vint implorer les armes des princes chrétiens contre les infidèles, et fit adopter à Urbain V le projet d’une nouvelle croisade. Peut-être espérait-il que l’état de confusion où se trouvait la France lui offrirait un moyen de lever des troupes, et que tous ces soldats qui désolaient le royaume prendraient la croix pour le suivre en Orient.

Le roi de Chypre proposait d’attaquer la puissance des sultans du Caire, dont la domination s’étendait sur Jérusalem. La chrétienté avait alors parmi les nations musulmanes des ennemis plus redoutables que les mameluks d’Égypte. Les Turcs, maîtres de l’Asie Mineure, venaient de passer l'Hellespont, de pousser leurs conquêtes jusqu’au mont Hémus et de porter le siège de leur empire dans Andrinople ; c’était là, sans doute, l’ennemi qu’il fallait attaquer ; mais les Turcs n’inspiraient encore de sérieuses alarmes que dans les pays qu’ils avaient envahis ou menacés. A la cour d’Avignon, où se trouvèrent avec le roi de Chypre le roi de France et le roi de Danemark, on ne s’occupa ni de l’invasion de la Romanie, ni des dangers de Constantinople, mais de la perte des colonies chrétiennes en Syrie et de la captivité dans laquelle gémissait la ville de Jésus-Christ.

Pierre de Lusignan parlait avec enthousiasme de la guerre contre les infidèles et de la délivrance des saints lieux. Le roi Jean ne l’écouta point sans émotion, et finit par oublier ses propres malheurs pour s’occuper de ceux des chrétiens d’au-delà des mers. Valdemar III, roi de Danemark, était également touché des discours et des récits du roi de Chypre. Le pape prêcha la croisade devant les trois monarques. On était alors dans la semaine sainte : le souvenir des souffrances de Jésus-Christ semblait donner plus d’autorité aux paroles du pontife ; et, lorsqu’il déplora les malheurs de Jérusalem, les princes qui l’écoutaient ne purent retenir leurs larmes, et jurèrent d’aller combattre les musulmans.

On doit croire, sans doute, que le roi de France fut entraîné à prendre la croix par un sentiment de piété et par l’éloquence du pape ; mais on doit penser aussi que les conseils de la politique ne furent point étrangers à sa détermination. L’esprit de la guerre sainte, si on venait à bout de le réveiller, devait apaiser ou éteindre les discordes et les passions allumées par la révolution et la guerre civile. Le roi Jean pouvait avoir l’espérance de réunir sous l’étendard de la croisade et d’entraîner avec lui au-delà des mers les compagnies blanches, que son autorité n’avait pu soumettre ; le souverain pontife n’était pas moins impatient de voir s’éloigner ces bandes de brigands qui bravaient sa puissance spirituelle et le menaçaient de le faire prisonnier dans Avignon.

[1363.] Plusieurs grands seigneurs, Jean d’Artois, le comte d’Eu, le comte de Dammartin, le comte de Tancarville, le maréchal Boucicaut, suivirent l’exemple du roi Jean. Talleyrand de Périgord, cardinal d’Albano, fut nommé légat du pape dans la croisade. Le roi de Danemark promit de réunir ses forces à celles des Français. Pour encourager son zèle, le souverain pontife lui donna un fragment de la vraie croix et plusieurs autres reliques dont la vue devait lui rappeler sans cesse la sainte cause qu’il avait juré de défendre. Valdemar III était venu à la cour d’Avignon pour mettre son royaume sous la protection du Saint-Siège : il fit tous les serments qu’on exigeait de lui ; mais les bulles qu’il obtint d’Urbain pour prix de sa soumission ne purent rétablir la paix dans ses Etats, et les troubles qui s’élevèrent à son retour lui firent oublier ses promesses.

Le roi de Chypre, avec les plus pressantes recommandations du pape, visita toutes les cours de l’Europe. On admira partout le zèle et l’éloquence chevaleresque du héros et de l’apôtre de la croisade ; mais il ne reçut que des promesses vagues pour son entreprise, et de vaines félicitations pour un dévouement qui ne trouvait point d’imitateurs.

Le roi de France était le seul de tous les princes chrétiens qui parût s’occuper de la croisade. Urbain V montrait néanmoins peu de confiance dans la fermeté de sa résolution ; car il menaça d’excommunier tous ceux qui chercheraient à détourner le monarque de la sainte entreprise. Ces précautions du pontife, l’exemple du roi et les indulgences de la croisade ne purent entraîner la nation à prendre les armes, ni déterminer les compagnies blanches à quitter la chambre : c’est ainsi que les compagnies appelaient le royaume que désolaient leurs brigandages. On approchait du terme fixé pour l’expédition, et rien n’était prêt, ni flotte ni armée. A cette époque le roi Jean mourut à Londres, où il était retourné pour s’offrir en otage à la place du duc d’Anjou, qui s’était évadé de sa prison, et peut-être aussi pour se débarrasser des soins d’une entreprise qu’il n’avait aucun moyen d’exécuter et de diriger avec succès.

Le pape tremblait dans Avignon, et ne s’occupait que d’éloigner ces bandes formidables dont les chefs se disaient les amis de Dieu et les ennemis de tout le monde. L’histoire rapporte qu’il employa pour leur faire la guerre le peu d’argent qu’on avait levé pour la croisade, ce qui excita de violents murmures. Ce fut alors que l’empereur d’Allemagne, Charles IV, de concert avec le roi de Hongrie, proposa de prendre les compagnies à sa solde et de les envoyer contre les Turcs. Si ce projet avait été exécuté, nous aurions pu joindre le nom de Bertrand Duguesclin à tous les noms glorieux qui ornent les pages de celte histoire : le héros breton devait être le chef des troupes destinées à combattre les musulmans sur les rives du Danube ; le souverain pontife lui avait écrit plusieurs lettres pour l’engager à prendre part à la croisade. Mais le projet de Charles IV fut à la fin abandonné, et Duguesclin conduisit les compagnies blanches en Espagne.

Cependant le roi de Chypre était parvenu à enrôler sous ses drapeaux un grand nombre d’aventuriers de toutes les conditions, accoutumés à vivre au milieu des périls, et qu’entraînait à sa suite l’espoir de piller les plus riches contrées de l’Orient. La république de Venise n’avait point dédaigné de prendre part à une expédition où son commerce pouvait recueillir de grands avantages. Pierre de Lusignan reçut aussi des secours des braves chevaliers de Rhodes, et, de retour dans l’île de Chypre, il s’embarqua à la tête d’une armée de dix mille hommes. Les croisés, à qui le pape avait envoyé un légat, allèrent attaquer Alexandrie, qu’ils trouvèrent presque sans défense. Lorsque la place fut tombée en leur pouvoir, le roi de Chypre voulait qu’on s’y fortifiât et qu’on y attendît les armées du Caire : ses soldats et ses alliés ne purent résister à l’envie de piller une cité florissante, et, craignant ensuite d’être surpris par les mameluks, ils mirent le feu à la ville et l’abandonnèrent le quatrième jour de la conquête. Sans avoir vaincu les musulmans, on les avait irrités. Après le départ précipité des croisés, le peuple égyptien, n’écoutant que la vengeance et la haine, se porta à toutes sortes de violences contre les chrétiens qui habitaient l’Égypte. De leur côté les croisés firent, quelque temps après, une descente sur les côtes de Syrie ; ils s’emparèrent de la nouvelle ville de Tripoli et la livrèrent aux flammes. Tortose, Laodicée, plusieurs villes de la Phénicie, éprouvèrent le même sort. Cette manière de faire la guerre dans un pays qu’on voulait délivrer, devait exciter la fureur des musulmans sans relever les espérances et le courage des chrétiens. Mais, comme le sultan du Caire avait d’autres ennemis à combattre et que sa flotte ne pouvait se mesurer avec celle des chrétiens, il sollicita une trêve. On convint que tous les prisonniers seraient rendus de part et d’autre, et que le roi de Chypre aurait la moitié des droits perçus sur les marchandises qui entraient à Tyr, à Beyrouth, à Jérusalem, à Alexandrie et à Damas. Le traité régla le tribut que devaient payer les pèlerins dans les lieux de la terre sainte où les appelait leur dévotion. Le sultan d’Égypte rendit aux chevaliers de Saint-Jean la maison qu’ils possédaient autrefois à Jérusalem ; les chrétiens eurent la permission de faire réparer les églises du Saint-Sépulcre, de Bethléem, de Nazareth, etc. Tels étaient les avantages qu’obtenaient les croisés sans avoir remporté une seule victoire signalée sur les infidèles. Le roi de Chypre et les chrétiens n’en jouirent pas longtemps ; et, lorsque les forces de cette croisade se furent dissipées, le sultan ne respecta point des privilèges accordés dans le seul espoir de tromper et de désarmer des ennemis dont il redoutait la valeur.

[1389.] Cependant à l’ardeur des croisades avait succédé dans l’esprit des guerriers une passion de se distinguer et de s’enrichir par des entreprises chevaleresques et des expéditions aventureuses auxquelles se mêlaient toujours quelques souvenirs des guerres saintes. Les Génois ayant formé le projet de faire une expédition sur les côtes de Barbarie, dont les habitants troublaient la navigation de la Méditerranée et venaient porter la dévastation jusque dans la rivière de Gênes, demandèrent un chef et des troupes au roi de France Charles VI. Au seul bruit de cette entreprise lointaine, on vit accourir de toutes les provinces du royaume, et même de l’Angleterre, une foule de guerriers avides de signaler leur bravoure. Le dauphin d’Auvergne, le sire de Coucy, Guy de la Trimouille, messire Jean de Vienne, sollicitèrent l’honneur d’aller combattre les Sarrasins en Afrique ; quatorze cents chevaliers et seigneurs, sous les ordres du duc de Bourbon, oncle du roi, se rendirent à Gênes et s’embarquèrent sur la flotte de la république. L’expédition passa devant les îles d’Elbe, de Corse, de Sardaigne. Après avoir essuyé une tempête dans le golfe de Lion, elle arriva à la vue de la ville d’Afrique.

Cette ville Afrique, dont l’historien Froissard nous donne une description et qui, par sa situation et son port, ressemblait à la ville de Calais en France, passait alors pour être la clef des provinces et États de Barbarie, et n’était pas loin de cette rive de Carthage où cent dix ans auparavant Louis IX avait trouvé le martyre sous l’étendard de la croix. Les chevaliers français et les Génois s’arrêtèrent pendant quelques jours dans une île voisine, et résolurent d’assiéger la ville qu’ils voyaient sur la côte. Quand on sonna les trompettes de département, dit Froissard, c’estoit grand plaisance et grand beaulté de voir les rameurs voguer par mer à force de rames, car la mer qui estait belle et appaisee de tous tourmens, se fendoit et bruissoit à ïencontre d'eulx, et monstroit par semblant qu’elle avoit grand désir que les chrestiens vinssent devant Afrique. Le même historien ajoute que les habitants de la ville, en voyant arriver ainsi la flotte chrétienne, furent tous esbahis, et qu’ils sonnèrent aussitôt du haut des tours grand foison de timbales et tambours, tant que la noise (le bruit) et signifiance des venans s'epartit dans tout le pays. Néanmoins les musulmans n’entreprirent point de s’opposer au débarquement des guerriers chrétiens, qui dès le lendemain, jour de la Madeleine, après avoir bu un coup et mangé une soupe en vin grec, Malvoisie ou Grenache, descendirent sur la rive, et déployèrent leurs tentes. Les Sarrasins lancèrent quelques traits du haut des tours, et restèrent enfermés dans leurs remparts. Le jour suivant on vit arriver une multitude de guerriers qui venaient de Tunis et des pays voisins : cette armée, qui comptait sous ses drapeaux trente mille archers et dix mille hommes à cheval, campa en présence des chrétiens. L’histoire contemporaine décrit les forces et la disposition de l’armée des Francs, composée de quatorze mille guerriers, presque tous gentilshommes, campés sur un sable aride et dressant leurs tentes faites d’une toile légère venue de Gênes.

Ni du côté des musulmans, ni du côté des chrétiens, on ne songea point d’abord à combattre. Les deux armées étaient l’une pour l’autre un spectacle tout nouveau. On s’observait avec une curiosité inquiète, et chacun se tenait sur ses gardes. De temps à autre, des troupes de cavaliers sarrasins voltigeaient dans la plaine, comme pour défier leurs ennemis ; mais ils ne s’approchaient point du camp. Parmi ces cavaliers sarrasins, on remarquait un jeune guerrier, monté sur un coursier rapide, armé de javelots qu’il lançait avec adresse, et vêtu d’une étoffe noire, qui attirait tous les regards. Les chevaliers français le regardaient comme le plus vaillant des guerriers maures, et disaient entre eux que les apertises d’armes qu’il faisait, c’était pour l’amour de la fille du roy de Tunis, une moult belle dame.

Cependant, les habitants de la ville d’Afrique chargèrent un Génois établi parmi eux de se rendre auprès des assiégeants, et de leur demander, surtout aux Français et aux Anglais, pourquoi ils étaient venus de si loin porter la guerre chez un peuple qui ne leur avait point fait de mal. Les barons et les seigneurs s’étant assemblés dans la tente du duc de Bourbon, ce prince répondit à l’envoyé génois qu’on était venu faire la guerre aux Sarrasins d’Afrique, pource que le fils de Dieu, appelé Jésus-Christ et vray prophète, ils l’avaient mis à mort et crucifié. Les chevaliers chrétiens voulaient amender sur eux cerneffaict, et le fauls jugement que ceulx de leur loy avoient faict. Secondement, les Sarrasins ne creoient poinct au sainct baptesme, aussi dans la vierge Marie ; ils n’avoient poinct de creance ni de raison. Pourquoy, toutes ces choses considérées, les guerriers de l’Occident tenoient les musulmans et toute leur secte pour des ennemis. Quand l'envoyé génois revint dans la ville avec cette réponse, ne firent les Sarrasins quen rire, et dirent que l’accusation n'estait pas raisonnable ni bien prouvée, car les Juifs avoient mis ce Jesus-Christ à mort, et non eulx.

Ce qu’on vient de lire est raconté par Froissard, dont nous avons conservé les expressions ; Paul Émile raconte le même fait avec quelque différence. Ce dernier historien nous rapporte que les chevaliers anglais et les chevaliers français reprochèrent aux Sarrasins d’Afrique d’avoir insulté le pavillon de Gênes, d’avoir maltraité les Génois en haine de la religion chrétienne, chose dont ils se trouvaient tout aussi offensés que si on avait attaqué Paris ou Londres.

Soit que les musulmans attendissent une réponse plus pacifique, soit qu’ils ne voulussent pas être les premiers à donner le signal de la guerre, ils ne sortirent point de la ville ni de leur camp pendant plusieurs jours. A la fin, ne voyant venir personne et n’espérant plus la paix, ils résolurent de surprendre leurs ennemis : favorisés par une nuit obscure, ils s’avancèrent en silence et avec précaution contre les avant-postes des chrétiens. L’histoire contemporaine ne fait point connaître ici les faits d’armes des combattants, mais elle se plaît à raconter les prodiges par lesquels Dieu défendit lui-même ses vrais serviteurs. « Comme les Sarrasins approchoient — ce sont les expressions de Froissard —, ils virent devant eulx une compaignie de dames toutes blanches, une surtout qui, sans comparaison, estoit plus belle que les aultres, et portoit devant elle un gonfalon tout blanc et une croix vermeille par dedans ; furent alors les Sarrasins si effrayés, qu’ils furent d’esprit, de force et de puissance tout esperdus, et se tinrent tout cois et les dames devant eulx. » Une autre circonstance non moins curieuse, ce fut l’apparition dans le camp des chrétiens d’un chien qui n’appartenait à personne et qu’on appelait le chien de Notre-Dame : toutes les fois que l’ennemi s’approchait du camp pendant la nuit, ce chien réveillait ceux qui dormaient. Dans cette occasion, il avertit les chrétiens du danger qu’ils couraient, et les Sarrasins prirent la fuite. Nous rapportons ces faits merveilleux pour montrer quel était alors l’esprit des chevaliers chrétiens, qui ne voyaient plus que des dames blanches dans une circonstance où les premiers croisés n’auraient vu que des saints et des anges. L’histoire du chien miraculeux nous fait voir que les guerriers français ne veillaient guère autour de leur camp et qu’on ne suivait pas dans l’armée les lois d’une sévère discipline.

Le siège, si nous pouvons nous servir ici de ce nom, durait depuis plus d’un mois, sans qu’on eût livré un combat ou un assaut, sans qu’on eût fait d’un côté ni de l’autre aucun prisonnier. A la fin, quelques guerriers musulmans, parmi lesquels était le chevalier de la princesse de Tunis, s’approchèrent du camp des chrétiens, et, par l’organe d’un Génois, proposèrent à quelques chevaliers français un combat de dix contre dix. Ce combat fut accepté, et tous les chevaliers de l’armée voulaient en partager la gloire. Les dix premiers qui se présentèrent ayant été choisis, on se tint prêt pour le jour suivant ; mais, comme on avait des défiances, les chefs firent ranger toute l’armée en bataille devant la ville & Afrique. Les dix champions de l’honneur des chrétiens, couverts de leurs armes, attendaient dans la plaine leurs adversaires ; mais nuis nen venaient, et nulles nouvelles on oyoit deulx. Or, on décida qu’on donnerait un assaut. Les chrétiens franchirent la première muraille delà ville ; les Sarrasins, sans opposer une grande résistance, se retirèrent derrière le second mur. Le soleil lançait des feux dévorants ; la terre et l’air étaient embrasés. Les chevaliers restèrent tout le jour en présence de l’ennemi ; ils succombaient sous le poids de leurs armures de fer ; plusieurs expirèrent de chaleur et de soif ; l’armée chrétienne rentra le soir dans son camp, rapportant avec elle ceux qui étaient morts sous les murailles de la ville, et disposée à faire plus grand guet que devant, dans la crainte d’une surprise des Sarrasins. Froissard nous donne les noms de soixante chevaliers et écuyers qui moururent dans cette journée ; tous ceulx de l'ost, ajoute-t-il, furent courroucés et esbahis, ce fut raison, et ce qu’il y a de plus étrange dans ce récif c’est que les habitants de la ville d‘Afrique ne connurent cette perte des chrétiens qu’après la levée du siège.

Dès lors il ne fut pas difficile de prévoir l’issue d’une pareille guerre. Les chrétiens restaient renfermés dans leur camp, et n’osaient parcourir le pays pour y chercher du fourrage et des vivres. On leur envoyait quelques provisions de la Sicile, des îles de Sardaigne et de Candie ; mais rien n’était réglé dans ces envois, et la disette succédait souvent à l’abondance. L’armée chrétienne n’avait point d’abri contre les ardeurs de la canicule. On avait creusé dans le sable des puits, dont on ne tirait souvent qu’une eau trouble et malsaine ; les vins qui arrivaient de la Pouille, de Chypre et d’autres îles voisines, au lieu de fortifier et de soutenir les guerriers chrétiens, brûlaient leur sang et ne faisaient que les affaiblir. Quelquefois tout le camp se trouvait en butte à une multitude de mouches et de moucherons qui corrompaient l’air, désolaient les hommes et les chevaux. Le découragement s’emparait des chevaliers, qui ne recevaient aucune nouvelle ni de la France, ni même de Gênes, d’où l’expédition était partie. Pour comble de malheur, le chef de l’entreprise, le duc de Bourbon, ne soutenait l’armée ni par ses discours ni par son exemple : plein de hauteur, d’un caractère indolent, sans cesse on le voyait assis à la porte de sa tente, les jambes croisées, ne souffrant point que les chevaliers et les soldats s’adressassent directement à lui pour faire leurs plaintes ou recevoir ses conseils et ses ordres.

L’avenir et surtout la saison des pluies se montraient aux soldats chrétiens sous l’aspect le plus sinistre. « L’hyver, disait-on dans le camp, a froides nuicts et longues. Nous aurons trop dur parti pour plusieurs raisons : premièrement en hyver, les mers sont défendues, nul ne s’y ose mettre pour la cruaulté des vents et des tempestes ; si nous avons huit jours seulement default de vivres, et que la mer nous soit close, nous sommes morts sans remede. Si nous avons des vivres à planté (foison), comment pourra le gué porter la peine et le travail de veiller toutes les nuicts ? Si mortalité se boutoit en notre ost (notre camp), tous mourroient l’un puis l’aultre, car nous n’avons rien pour remedier à l’encontre. »

A toutes ces craintes se joignaient des soupçons et des défiances sur la conduite des Génois, qui étaient dures gens et traistres, on craignait surtout qu’ils ne rentrassent une belle nuit sur leur flotte, et n’abandonnassent les Français et les Anglais dans une contrée maudite de Dieu. De leur côté, les Génois n’avaient plus la même confiance qu’ils avaient eue d’abord dans la valeur de leurs auxiliaires : « Quels hommes d’armes êtes-vous ? disaient-ils aux guerriers de France. Quand nous partîmes de Gênes, nous espérions que la conquête d’Afrique serait l’ouvrage de huit jours ou de quinze jours : voilà bientôt deux mois que nous sommes devant la ville, et vous n’y avez rien fait. Il n’y a pas de raison pour que la cité soit prise celte année ni l’autre. » De tels discours se tenaient dans l’armée parmi les soldats et le peuple. Quand les seigneurs et les barons en furent informés, ils se rassemblèrent en conseil ; comme ils étaient las d’une guerre sans combats, qu’ils n’espéraient plus réduire la ville assiégée, et qu’ils partageaient d’ailleurs les défiances qu’on avait généralement sur la bonne foi des Génois, ils résolurent de retourner dans leur pays, et mandèrent les maîtres des navires de Gênes pour leur annoncer la résolution qu’ils avaient prise. Les maîtres des navires, étant venus, jurèrent sur leur foi et honneur, que, malgré les offres des Sarrasins, ils n’avaient jamais cessé de tenir loyaulté à la chevalerie française et anglaise. Le sire de Coucy, qui avait mérité l’amour et l’estime de toute l’armée, leur répondit que les barons et les seigneurs tenaient les Génois pour bons, loyaulx et vaillants hommes, mais que leur intention était de retourner en France pour engager le roi à venir lui-même aux terres de Barbarie ; car ce roy estoit jeune et de grande volonté, et ne sçavoit, pour le présent, où employer ses armes. Celle réponse ne devait pas satisfaire complètement les Génois, qui étaient venus pour s’emparer de la ville d’Afrique-, mais rien ne put changer la résolution des barons et des chevaliers. Des hérauts d’armes annoncèrent dans tout le camp qu’on allait partir ; ils invitèrent en même temps les soldats et les chevaliers à transporter les bagages sur la flotte. Tout le monde mit la main à l’œuvre ; on se défiait tellement des Génois, et la crainte de rester sur les côtes de Barbarie donnait tant d’activité aux soldats et au menu peuple, que les bagages, les tentes, les armes, tout fut transporté en un seul jour sur les vaisseaux. Au moment où la flotte mit à la voile, les Sarrasins d’Afrique ne purent se tenir de mener grand noise et de ferir sur tambours pour que tout le pays en eust cognoissance.

Depuis plusieurs mois on n’avait en Europe aucune nouvelle de cette expédition ; on ne savait ce qu’étaient devenus les chevaliers, pas plus que s’ils estaient entrés en terre. Dans plusieurs pays de France et dans le Hainaut, on faisait des prières et processions pour que le ciel les ramenât en joye et en santé. Nous lisons dans la chronique de Froissard : « La dame de Coucy, la dame de Sully, la daulphine d’Auvergne, et toutes les dames de France qui avoient leurs seigneurs et maris dans celui voyage, estoient en grand esmoy pour eux le terme que le voyage dura ; et, quand les nouvelles leur veinrent qu’ils avoient ja passé la mer, elles furent toutes resjouies. »

Cette expédition, que les Génois avaient provoquée dans l’intention de défendre le commerce européen contre les brigandages des pirates, ne fit qu’accroître le mal auquel on voulait remédier. La vengeance, l’indignation, la crainte, armèrent de toutes parts les infidèles contre les chrétiens. De toutes les côtes d’Afrique il sortit des vaisseaux qui couvrirent la Méditerranée et interceptèrent les communications avec l’Europe. On ne reçut plus les marchandises qu’on avait coutume de tirer de Damas, du Caire, d’Alexandrie ; et les historiens du temps déplorent comme une calamité l’impossibilité où l’on se trouva en France et en Allemagne de se procurer des épiceries. L’histoire ajoute que dans ces jours de troubles et de périls, toutes les routes de l’Orient se trouvèrent fermées, et que les pèlerins de l’Occident ne purent visiter la terre sainte.

Nous nous sommes étendu sur cette expédition, non pas seulement parce qu’elle offre des circonstances curieuses, mais aussi parce que la manière dont elle fut conduite nous fait très-bien connaître le changement qui s’était opéré dans les esprits. Pour apprécier davantage ce changement, il suffira de comparer les événements que nous venons de décrire avec la dernière croisade de Louis IX, qui, pour le caractère et les mœurs des chevaliers de la croix, différait déjà beaucoup des premières guerres saintes. On ne voit plus ici ni cette exaltation religieuse, ni cette charité héroïque qui portaient les croisés à sacrifier leur fortune, leur repos et leur vie, pour délivrer les saints lieux et secourir leurs frères d’Orient. Ce n’est plus le souverain pontife, ce n’est plus le clergé, ce ne sont plus les images de la religion, ni les cérémonies de l’Église, ni la voix des orateurs sacrés, qui animent le zèle des chevaliers chrétiens. Sans développer davantage notre pensée, il nous suffira de dire que, plus l’enthousiasme des croisades s’affaiblit parmi les peuples, plus il devient facile de reconnaître les véritables causes de cet enthousiasme. A l’époque où nous sommes arrivés, lorsqu’on examinant avec soin les sociétés chrétiennes on y cherche vainement les sentiments et les passions qui avaient animé les siècles précédents, on doit naturellement conclure que ce sont ces passions et ces sentiments qui avaient fait les guerres saintes. Ainsi ce qui avait disparu des mœurs et de l’esprit des générations nouvelles, nous aide à expliquer les grandes choses des temps qui n’étaient plus.

Il ne restait aux guerres contre les musulmans que deux mobiles : l’esprit de la chevalerie et le sentiment des dangers qui menaçaient la chrétienté. L’Europe avait alors détourné ses regards des contrées qui excitèrent si longtemps sa vénération et son enthousiasme, pour les porter vers les régions envahies ou menacées par les Turcs. Nous avons vu vers la fin du onzième siècle les hordes de cette nation se répandre et dominer dans toute l’Asie occidentale. On se rappelle que ce fut leur invasion dans la Palestine, leur domination violente dans la ville sainte, qui souleva la chrétienté et provoqua la première croisade. Leur puissance, qui s’étendit jusqu’à Nicée et qui excitait déjà les alarmes des Grecs, fut renversée par les armées victorieuses de l’Occident. Les Turcs dont nous parlons ici et que commençait à redouter la chrétienté vers la fin du quatorzième siècle tiraient leur origine des Tartares, comme ceux qui les avaient précédés. Leurs tribus guerrières, établies dans le Karisme, en avaient été chassées par les successeurs de Gengiskan ; les débris de cette nation conquérante, après avoir ravagé la Syrie et la Mésopotamie, étaient venus, quelques années avant la première croisade de saint Louis, chercher un asile dans l’Asie Mineure.

La faiblesse des Grecs et la division des princes musulmans leur permirent de conquérir plusieurs provinces et de fonder un État nouveau au milieu des ruines de plusieurs empires. La terreur qu’inspirait leur valeur farouche et brutale facilita leurs progrès et leur ouvrit le chemin de la Grèce. Bientôt les contrées qui avaient été le berceau de la civilisation, des arts et des lumières, reçurent les lois du despotisme ottoman.

Sans doute que le despotisme, tel qu’on le connaissait alors en Asie et qu’on l’y voit encore de nos jours, est la plus fragile des institutions humaines. Les mesures violentes qu’il prenait pour se conserver montraient assez qu’il avait lui-même la conscience de sa fragilité. Lorsqu’on l’y voit immoler toutes les lois de la nature à ses propres lois, tenir le glaive sans cesse suspendu sur tout ce qui l’approche, éprouver lui-même plus de crainte qu’il n’en inspire, on est tenté de croire qu’il n’a point d’appui véritable. En lisant l’histoire orientale du moyen âge, on s’étonne de voir tous ces empires que le génie du despotisme avait élevés en Asie disparaître tout à coup de la scène du monde et tomber au moindre choc. Mais, il faut le dire, lorsque ce gouvernement monstrueux s’appuie sur les idées religieuses, sur les préjugés et les passions d’un grand peuple, il a aussi son ascendant populaire, et rien ne peut résister à son action ni arrêter le développement de sa puissance.

Ainsi s’éleva l’empire ottoman, qui avait pour mobile la haine des chrétiens, la conquête de l’empire grec, et qui se soutenait par le double fanatisme delà religion et de la victoire. Les Turcs n’avaient que deux idées ou plutôt deux passions toujours agissantes qui leur tenaient lieu de patriotisme : étendre leur domination et propager la foi musulmane. L’ambition qui portait le souverain à conquérir les provinces chrétiennes se trouvait en harmonie avec l’esprit de la nation, accoutumée à s’enrichir par toutes les violences de la guerre et croyant obéir au précepte le plus sacré du Coran en exterminant la race des infidèles. Si le prince devait sans cesse animer l’enthousiasme religieux et l’ardeur belliqueuse de ses sujets, les sujets a leur tour tenaient sans cesse le prince en haleine. Le chef absolu des Ottomans pouvait commettre impunément tous les crimes ; mais il ne pouvait vivre longtemps en état de paix avec ses voisins sans risquer son autorité et sa vie. Les Turcs ne supportaient ni un prince pacifique, ni un prince malheureux à la guerre : tant ils se persuadaient qu’ils devaient toujours combattre et qu’ils devaient toujours vaincre.

La dynastie ottomane, qui commença avec la nation turque et lui donna son nom, cette dynastie, toujours l’objet de la vénération et respectée par la révolte elle-même, présentait par sa stabilité un spectacle nouveau à l’Orient. Elle avait montré au monde une succession de grands princes qui ont presque tous dans l’histoire la même physionomie et se ressemblent par leur orgueil, leur ambition, leur génie militaire : ce qui prouve que tous ces héros barbares étaient formés par les mœurs nationales et qu’il n’y avait parmi les Turcs qu’une seule manière d’être grand. On peut juger quel avantage cette harmonie, cet accord entre les sujets et le souverain devait donner à la nation ottomane dans ses guerres contre les chrétiens et même contre des peuples musulmans.

Tandis que l’Europe n’avait pour sa défense que des troupes féodales qui se rassemblaient en certaines circonstances et qu’on ne pouvait retenir longtemps sous les drapeaux, les Ottomans étaient le seul peuple qui eût une armée régulière toujours sous les armes. Leurs guerriers, animés d’un même esprit, avaient d’ailleurs l’avantage de la discipline sur la chevalerie insubordonnée des Francs, que la discorde agitait sans cesse et que mille passions différentes faisaient mouvoir.

Comme la population des Turcs ne suffisait pas à leurs armées, ils forçaient chaque famille des pays conquis de livrer le cinquième de ses enfants mâles pour le service militaire. Ils prélevaient ainsi la dîme de la jeunesse chrétienne. Cette jeunesse enlevée à la religion du Christ adoptait la croyance et les lois du vainqueur, et les fils des Grecs efféminés devinrent ces invincibles janissaires qui devaient un jour assiéger Byzance et détruire jusqu’aux ruines de l’empire des Césars. Tel était le peuple nouveau qui allait se placer entre l’Orient et l’Occident, et fixer tous les regards de la chrétienté, jusqu’alors occupée de délivrer les lieux saints.

Lorsqu’on connaît la puissance et le caractère des Ottomans, on s’étonne de voir ce qui restait de l’empire grec subsister longtemps dans leur voisinage. C’est ici qu’il faut reprendre de plus haut l’histoire des faibles successeurs de Constantin, tantôt formant des alliances avec les Turcs, prêts à les dépouiller, tantôt implorant le secours des Latins, qu’ils haïssaient, et cherchant à réveiller l’esprit des croisades, dont ils redoutaient les suites.

Lors des premières invasions des Turcs dans la Grèce, l’empereur Andronic avait envoyé une ambassade au pape pour lui promettre d’obéir à l’Eglise romaine, et lui demander des légats apostoliques avec une armée capable de chasser les infidèles et d’ouvrir la route du saint sépulcre. Cantacuzène, qui avait suivi l’exemple d’Andronic, disait aux envoyés du souverain pontife : « Je trouverai la gloire en servant la chrétienté : mes États offriront aux croisés un passage libre et sûr ; mes troupes, mes vaisseaux, mes trésors, seront consacrés à la défense commune, et mon sort sera digne d’envie si j’obtiens la couronne du martyre. » Clément VI, à qui Cantacuzène s’était adressé, mourut sans avoir pu intéresser les guerriers chrétiens au sort de Constantinople. Peu de temps après, l’empereur s’ensevelit dans un cloître, et le frère Josaphat Christodule, confondu parmi les moines du mont Athos, ne s’occupa plus ni de se rapprocher des Latins, ni de défendre l’empire de l’invasion des barbares.

Sous le règne de Jean Paléologue, les progrès des Turcs devinrent plus alarmants. L’empereur vint lui-même solliciter le souverain pontife. Après avoir dans une cérémonie publique baisé la main et les pieds du pape, il reconnut la double procession du Saint-Esprit et la suprématie de l’Église de Rome. Touché de cette humble soumission, le pape protesta qu’il-irait au secours des Grecs ; mais, lorsqu’il s’adressa aux souverains de l’Europe, il ne put en obtenir que de vaines promesses. Au moment où Paléologue était prêt à s’embarquer à Venise pour retourner en Orient, il fut arrêté par ses créanciers, et resta ainsi plusieurs mois sans que le souverain pontife et les princes qu’il était venu solliciter et qui lui avaient promis de délivrer son empire, eussent fait la moindre démarche pour le délivrer lui-même. Paléologue, de retour à Constantinople au milieu de sa famille divisée et des Grecs qui le méprisaient, attendit en vain l’effet des promesses du pape. Dans son désespoir, il prit enfin le parti d’implorer la clémence du sultan Amurat et d’acheter par un tribut la permission de régner sur les débris de son empire. Il se plaignit de celte dure nécessité au pontife de Rome, qui fit prêcher une nouvelle croisade ; mais les monarques chrétiens virent avec indifférence un prince qui venait de rentrer dans le sein de l’Église catholique condamné à se déclarer le vassal des infidèles. L’empereur de Byzance et le souverain pontife, en promettant, l'un d’armer l’Occident pour la cause des Grecs, l’autre de soumettre les Grecs à l’Église romaine, avaient pris des engagements qu’il était chaque jour plus difficile de remplir. Pendant qu’ils se reprochaient réciproquement de manquer à leur parole, Amurat, qui accomplissait mieux ses menaces que le pape et les princes chrétiens ne tenaient leurs engagements, ajoutait de nouvelles rigueurs au sort de Paléologue, et lui interdisait jusqu’à la liberté de réparer les remparts de sa capitale. Alors se renouvelèrent les supplications adressées au souverain pontife ; le pape les renvoya de nouveau aux monarques de la chrétienté, qui n’y répondirent point ou se contentèrent de plaindre l’empereur et le peuple de Byzance.

Sans doute que les empereurs grecs avaient besoin, pour se défendre, du secours des Latins ; mais cette politique pusillanime qui invoquait sans cesse les nations étrangères, ne faisait que proclamer la faiblesse de l’empire, et devait ôter aux Grecs, dans les jours de péril, toute confiance en leurs propres forces. D’un autre côté, ces cris d’alarme qui ne cessaient de retentir en Europe ne trouvaient plus que des esprits incrédules ou des cœurs indifférents. En vain on répétait aux guerriers de l’Occident que Constantinople était la barrière de la chrétienté : ils ne pouvaient regarder comme une barrière capable d’arrêter l’ennemi, une ville qui ne suffisait point à sa propre défense et qui avait sans cesse besoin d’être secourue. Lorsque Grégoire XI sollicita l’empereur d’Allemagne de secourir Constantinople, ce prince répondit avec humeur que les Grecs avaient ouvert aux Turcs les portes de l’Europe et mis le loup dans la bergerie.

Alors les tristes restes de l’héritage des Césars n’avaient pas vingt lieues d’étendue, et dans cet espace étroit il y avait un empire de Byzance, un empire de Rhodosto ou de Sélivrée. Les princes, que les liens du sang et le sentiment de leurs malheurs devaient réunir, se disputaient avec fureur les lambeaux de la pourpre impériale ; on voyait le frère armé contre le frère ; le père et les fils se déclarant la guerre. Tous les crimes que l’ambition avait inspirés autrefois pour obtenir le sceptre du monde romain, on les commettait encore pour régner sur quelques misérables cités. Tel était l’empire d’Orient, que pressait de toutes parts la domination ottomane.

A l’époque dont nous parlons, tous les princes de la famille de Paléologue, ayant été mandés à la cour de Bajazet, obéirent en tremblant à son ordre suprême. S’ils sortirent sains et saufs du palais du sultan, qui était pour eux comme l’antre du lion, c’est que la pitié désarma les bourreaux et que le mépris qu’ils inspiraient aux musulmans fut leur sauvegarde. L’empereur ottoman se contenta d’ordonner à Manuel, fils et successeur de Jean Paléologue, non pas de lui livrer Constantinople, mais d’y rester enfermé comme dans une prison, sous peine de perdre la couronne et la vie.

Tandis que les Grecs tremblaient ainsi devant les Turcs, les janissaires franchissaient sans obstacle le détroit des Thermopyles et s'avançaient dans le Péloponnèse. D’un autre côté, Bajazet, que la rapidité de ses conquêtes faisait surnommer Ilderim ou T Éclair, envahissait le pays des Servions, celui des Bulgares, et se disposait à porter la guerre dans la Hongrie.

Un schisme déplorable divisait alors la chrétienté : deux papes se partageaient l’empire de l’Église, et la république européenne n’avait plus de chef qui pût l’avertir de ses dangers, d’organe qui exprimât ses vœux et ses craintes, de lien qui réunît ses forces. Les opinions religieuses n’avaient plus assez d’influence pour faire entreprendre une croisade. Il ne restait à la chrétienté pour sa défense que le caractère belliqueux de quelques nations de l’Europe.

Les ambassadeurs que Manuel envoya en Occident, répétant les éternelles lamentations des Grecs sur la barbarie des Turcs, sollicitèrent en vain la compassion des fidèles. Les envoyés de Sigismond, roi de Hongrie, furent plus heureux, lorsque arrivés à la cour de France ils implorèrent la bravoure des chevaliers et des barons. Charles VI n’avait point renoncé, si l’on en croit les historiens du temps, à tenter quelque grande entreprise contre les ennemis de la foi, « afin d’acquitter, dit Froissard, les âmes de ses prédécesseurs, le roy Philippe, de bonne mémoire, et le roy Jean, son ayeul. » Les envoyés hongrois avaient eu soin d’insinuer dans leurs discours que le sultan des Turcs méprisait la chevalerie chrétienne : il n’en fallait pas davantage pour enflammer l’ardeur des guerriers français ; et, lorsque le roi eut déclaré qu’il entrait dans la ligue contre les infidèles, tout ce que le royaume avait de preux chevaliers se précipita sous les armes. La plupart des barons et des seigneurs qui s’étaient trouvés à la malheureuse expédition contre Afrique, ne voulurent point perdre cette occasion d’exercer leur valeur. Cette brave milice avait à sa tête le duc de Nevers, fils du duc de Bourgogne, jeune prince à qui sa témérité fit donner dans la suite le surnom de Jean sans Peur. Parmi les autres chefs on remarquait le comte de la Marche, Henri et Philippe de Bar, parents du roi de France ; Philippe d’Artois, connétable du royaume ; Jean de Vienne, amiral ; le sire de Coucy, Guy de la Trimouille, et le maréchal de Boucicaut, dont le nom se trouve mêlé à l’histoire de toutes les guerres de son temps.

Toutes les idées de la gloire, tous les sentiments de la religion et de la chevalerie, se rattachaient à cette expédition. Les chefs s’étaient ruinés pour faire les préparatifs de leur voyage et pour étonner l’Orient par leur magnificence ; le peuple demandait à la protection du ciel le succès de leurs armes. On comparait déjà l’entreprise des nouveaux croisés à celle de Godefroy de Bouillon, et les poètes du temps célébraient la délivrance prochaine de Byzance et de Jérusalem.

L’armée française, où l’on comptait quatorze cents chevaliers et autant d’écuyers, traversa l’Allemagne et se grossit en chemin d’une foule de guerriers venus de l’Autriche et de la Bavière. Lorsqu’ils arrivèrent sur les bords du Danube, ils trouvèrent toute la noblesse de la Hongrie et de la Bohême sous les armes. En passant en revue les nombreux soldats accourus pour combattre les Turcs, Sigismond s’écria plein de joie : « Si le ciel venait à tomber, les lances de l’armée chrétienne le retiendraient dans sa chute. »

Jamais une guerre ne commença sous de plus heureux auspices. Non-seulement l’esprit de la chevalerie avait fait accourir un grand nombre de guerriers sous les drapeaux delà croix, mais encore plusieurs peuples maritimes de l’Italie s’étaient armés pour la défense de leur commerce en Orient. Une flotte vénitienne, commandée par le noble Mocenigo, venait de se réunir aux vaisseaux de l’empereur grec et des chevaliers de Rhodes, vers l’embouchure du Danube, et devait faire triompher le pavillon des Francs dans l'Hellespont, tandis que l’armée chrétienne marcherait vers Constantinople.

Dès qu’on eut donné le signal de la guerre, rien ne put résister à la valeur impétueuse des croisés ; partout ils battirent les Turcs ; ils s’emparèrent de plusieurs villes de la Bulgarie et de la Servie, et vinrent mettre le siège devant Nicopolis. Heureux si ces premiers avantages ne leur eussent pas donné une confiance aveugle dans la victoire !

Les chevaliers français, qu’on voyait toujours à la tête de l’armée chrétienne, ne pouvaient croire que Bajazet osât les attaquer ; et, lorsqu’on vint annoncer que le sultan arrivait avec son armée, ils châtièrent le téméraire qui leur en donna le premier avis. Cependant l’armée ottomane avait traversé le mont Hémus et s’avançait vers Nicopolis. Quand les deux armées furent en présence, Sigismond conjura ses alliés de modérer leur ardeur belliqueuse et d’attendre une occasion favorable pour attaquer un ennemi qu’ils ne connaissaient point. Le duc de Nevers et les jeunes seigneurs qui l’accompagnaient écoutèrent impatiemment les avis des Hongrois, et crurent qu’on voulait leur disputer l’honneur de commencer le combat. A peine le drapeau du croissant a-t-il frappé leurs regards, qu’ils se précipitent hors du camp et fondent sur l’ennemi. Les Turcs se retirent et paraissent prendre la fuite ; les Français les poursuivent en désordre, et se trouvent bientôt séparés de l’armée hongroise. Tout à coup des nuées de spahis et de janissaires accourent des forêts du voisinage, où ils étaient placés en embuscade. Dans toute la campagne on avait planté des pieux qui arrêtaient la marche de la cavalerie chrétienne. Les guerriers francs, ne pouvant ni avancer ni reculer, enveloppés par une armée innombrable, ne combattent plus pour vaincre, mais pour mourir avec gloire et vendre chèrement leur vie. Après avoir pendant plusieurs heures porté le carnage dans les rangs ennemis, tout ce qu’il y avait de Français dans la mêlée périt sous le fer des musulmans ou fut fait prisonnier.

[1397.] Bajazet, après cette première victoire, tourna toutes ses forces contre l’armée hongroise, que la terreur avait déjà ébranlée et qui fut dispersée au premier choc. Sigismond, qui le malin de celte journée comptait cent mille hommes sous ses étendards, se jeta presque seul dans une barque de pêcheur, et, côtoyant les rives de l’Euxin, se réfugia à Constantinople, où sa présence annonça sa défaite et répandit la consternation.

Tels furent les fruits de la présomption et de l’indiscipline des guerriers français. L'histoire a plaint leurs revers plus qu’elle n’a blâmé leur conduite ; elle s’est contentée de dire que, pour vaincre les Turcs, les Hongrois auraient dû montrer la valeur des Français, ou les Français imiter la prudence des Hongrois.

Bajazet, qui avait été blessé dans la bataille, se montra barbare après la victoire. Quelques historiens ont dit que le sultan avait à venger la mort de plusieurs captifs musulmans massacrés par l’armée chrétienne. Il fit amener devant lui tous les prisonniers, dépouillés de leurs vêtements, la plupart couverts de blessures, et donna Tordre à ses janissaires de les égorger sous ses yeux. Trois mille guerriers français furent immolés à sa vengeance ; on n’épargna que le duc de Nevers, le comte de la Marche, le sire de Coucy, Philippe d’Artois, le comte de Bar, le maréchal Boucicaut, et quelques autres chefs dont l’empereur ottoman espérait tirer une forte rançon.

La nouvelle d’un si grand désastre fut apportée à Paris par la renommée. On menaça de jeter dans la Seine les premiers qui en parlèrent ; plusieurs furent enfermés au Châtelet par ordre du roi. A la fin les bruits les plus sinistres se trouvèrent confirmés par les récits de messire de Hely, que Bajazet avait envoyé en France pour annoncer la défaite des chrétiens et la captivité de leurs chefs. Cette nouvelle porta la désolation à la cour de Charles VI et dans tout le royaume. Froissard, dans son style naïf, ajoute que « les haultes dames de France furent fort courroucées, et bien y avoit cause, car ce leur tenoit trop près du cueur. »

Pour fléchir le courroux de l’empereur turc, Charles VI lui envoya de magnifiques présents. Des messagers, traversant la Hongrie et le territoire de Constantinople, portèrent au sultan des faucons blancs venus de Norvège, de fines escarlattes, des toiles blanches et vermeilles de Reims, des draps de haulte lice, ou tapisseries ouvrées à Arras, en Picardie, qui représentaient l’histoire d’Alexandre, laquelle chose, ajoutent les chroniques contemporaines, estait très agréable à voir à tous gens de bien et d'honneur. A la cour de France on ne savait comment envoyer en Turquie l’argent nécessaire pour racheter la liberté des princes et seigneurs retenus dans les prisons de Bajazet. Un banquier de Paris fit alors ce que n’aurait pu faire aucun souverain de l’Europe : de concert avec quelques marchands de Gênes, il négocia la rançon des prisonniers, et se chargea de payer pour cette rançon la somme convenue de deux cent mille ducats.

[1400.] Les nobles captifs que le sultan avait traînés à sa suite jusqu’à Brousse, eurent enfin la liberté de revenir en Europe. Deux seulement ne revirent point leur patrie. Guy de la Trimouille mourut dans l’île de Rhodes. La dame de Coucy, qui ne pouvait se consoler, avait envoyé chez les Turcs un fidèle chevalier pour apprendre le sort de son époux, et le chevalier vint avec la triste nouvelle que le sire de Coucy était mort dans sa prison.

Lorsque le duc de Nevers, avec ses compagnons d’infortune, quitta le camp de Bajazet, le sultan lui adressa ces paroles rapportées par Froissard : « Comte de Nevers, je sçays assez et suis informé que tu es en ton pays un grand seigneur et fils d’un grand seigneur. Tu es jeune et à venir, tu pourras et peulx par adventure prendre et recueillir en blasme et vergongne ce qui t’est ainsi advenu en ta première chevalerie, et volontiers pour recouvrer ton honneur, tu assembleras puissances pour venir sur moy et donner bataille ; si je faisoye double et si je vouloye, je te feroye jurer sur ta foy et sur la loy que jamais tu ne t’armeras contre moy, n’y tousceulx qui sont en ta compaignie ; mais nenni, ce serment n’y à toy n’y à eulx ne feray je faire ; mais je vueil quand tu seras venu et retourné par delà, que s’il le vient à plaisance que lu assembles ta puissance et viennes contre moy, tu me trouveras tousjours prest et appareillé à toy et à les gens. »

Ce discours, où se montrait tout l’orgueil ottoman, dut être sans doute une leçon pour de jeunes guerriers dont la folle présomption avait amené tous les malheurs de la guerre. Ils avaient méprisé Bajazet avant leur défaite ; les superbes dédains de Bajazet ne pouvaient, après sa victoire, passer à leurs yeux pour une vaine bravade, aussi, dit Froissard, bien leur en souveint tant qu'ils vescurent.

A leur retour en France, les nobles chevaliers furent reçus avec l’intérêt qu’inspire la bravoure malheureuse. On ne se lassait point à la cour de Charles VI et à la cour de Bourgogne de les entendre raconter leurs exploits, leurs tragiques aventures, les misères de leur captivité ; ils disaient des merveilles de la magnificence de Bajazet ; et, lorsqu’ils répétaient les discours du sultan qui avait coutume de dire qu'il serait le sire de tout le monde, qu’encore il viendrait veoir Rome et ferait manger l'avoine à son cheval sur l'autel de sainct Pierre, lorsqu’ils parlaient des armées que l’empereur turc levait chaque jour pour accomplir ses menaces, quelque crainte, sans doute, devait se mêler dans l’âme des auditeurs au sentiment de la curiosité et de la surprise.

Cependant les récits du duc de Nevers et de ses compagnons réveillaient l’émulation des guerriers, et leurs malheurs en Asie inspiraient moins la compassion que le désir de venger leur défaite. Bientôt on annonça dans le royaume une nouvelle expédition contre les Turcs. Une foule de jeunes seigneurs et de chevaliers accoururent sous les armes. Le duc d’Orléans, frère du roi, ne pouvait se consoler de n’avoir point obtenu la permission de se mettre à leur tête et d’aller avec eux combattre les infidèles. Ce fut le maréchal Boucicaut qui, à peine revenu de sa captivité, conduisit les nouveaux croisés en Orient. Leur arrivée sur les rives du Bosphore délivra Byzance assiégée par Bajazet. Leurs exploits relevèrent le courage des Grecs et remirent en honneur parmi les Turcs les milices de l’Occident. Lorsque, après une année de travaux et de combats glorieux, ils revinrent dans leur patrie, l’empereur grec Manuel crut voir de nouveaux malheurs prêts à fondre sur lui, et résolut de suivre le maréchal Boucicaut pour solliciter d’autres secours auprès de Charles VI, mettant ainsi tout l’espoir de son empire dans les guerriers de la France. Il fut reçu avec de grands honneurs à son passage en Italie. Lorsqu’il eut traversé les Alpes, des fêtes brillantes l’attendaient dans toutes les grandes cités. A deux lieues de Paris il trouva Charles VI et tous les grands du royaume venus à sa rencontre. Il fit son entrée dans la capitale vêtu d’une robe de soie blanche et monté sur un cheval blanc, marques distinctives du rang suprême parmi les Francs. On se plaisait à voir un successeur des Césars implorant les armes de la chevalerie, et la confiance qu’il mettait dans la bravoure des Français flattait l’orgueil de la nation ; mais dans l’état où se trouvait alors la France, il était plus facile d’offrir à Manuel le spectacle des tournois et des cérémonies brillantes des cours, que de lui fournir les trésors et les armées dont il avait besoin. Charles VI commençait à éprouver cette funeste maladie qui laissa le champ libre aux factions et jeta le royaume dans de grands malheurs. L’Angleterre, dont l’empereur de Constantinople sollicita aussi les secours, était troublée par l’usurpation de Henri de Lancastre ; et, si le monarque anglais prit alors la croix, ce fut moins dans l’intention de secourir les Grecs que pour faire oublier ses injustices et pour avoir un prétexte de lever des impôts sur son peuple. Dans le même temps, la déposition de Venceslas mettait tout en mouvement dans l’empire germanique, et l’hérésie naissante de Jean Hus donnait déjà le signal des désordres qui devaient troubler la Bohême pendant le quinzième siècle. Au milieu de tous ces troubles de la chrétienté, la seule puissance qui aurait pu rétablir l’harmonie était divisée elle-même : l’Église catholique, toujours partagée entre les prétentions rivales de deux pontifes, ne pouvait s’occuper ni de la paix entre les chrétiens, ni de la guerre contre les Turcs.

Cet état de la France et de l’Europe acheva de détruire toutes les espérances de l’empereur grec. Après avoir passé deux années à Paris sans rien obtenir, il prit le parti de quitter l’Occident, et, s’étant embarqué à Venise, il s’arrêta dans le Péloponnèse, où il attendit patiemment que la fortune se chargeât elle-même de la ruine entière ou de la délivrance de son empire.

Cette délivrance, qui ne pouvait plus venir des puissances chrétiennes, arriva tout à coup par un peuple plus barbare que les Turcs et dont les conquêtes faisaient trembler tout l’Orient. Tamerlan ou Timur du sein des guerres civiles avait été porté au trône des Mogols, et venait de relever au nord de l’Asie l’empire formidable de Gengiskan. L’histoire peut à peine suivre ce nouveau conquérant dans ses expéditions gigantesques. L’imagination est effrayée de la rapidité avec laquelle, pour nous servir d’une expression de Timur lui-même, il porta le vent destructeur de la désolation depuis le Zagathai jusqu’à l'Indus, et depuis l'Indus jusqu’aux déserts glacés de la Sibérie. Tel était le fléau que le ciel envoyait pour abattre l’orgueil menaçant de Bajazet. Les historiens du temps ne sont pas d’accord sur les motifs qui armèrent le chef des Mogols contre l’empereur ottoman : les uns attribuent la résolution de Tamerlan aux plaintes des princes musulmans de l’Asie Mineure, que le sultan des Turcs avait chassés de leurs États ; d’autres, fidèles à l’esprit de leur siècle et cherchant les causes des grands événements dans les phénomènes célestes, expliquent l’invasion des Tartares par l’apparition d’une comète qui se fit voir pendant deux mois à l’Asie effrayée. Dédaignant les explications merveilleuses, nous nous bornerons à dire que la paix ne pouvait durer entre deux hommes poussés par la même ambition et qui ne devaient point se pardonner l’un à l’autre d’avoir eu en même temps la pensée de conquérir le monde. Leur caractère, comme leur politique, se montre assez dans les menaces violentes qu’ils s’adressèrent réciproquement avant les hostilités et qui devinrent le signal des plus sanglantes catastrophes.

Tamerlan, parti de Samarcande, réduisit d’abord la ville de Sébaste, dont il anéantit la population, et, comme s’il eût voulu donner à Bajazet, avant de l’attaquer, le spectacle des ravages qui accompagnaient partout ses armes, il dirigea tout à coup ses hordes tartares vers la Syrie et les provinces gouvernées par les mameluks d’Égypte. La valeur de ses soldats, les discordes de ses ennemis, la trahison et la perfidie, qu’il ne dédaignait jamais d’appeler au secours de sa puissance, lui ouvrirent les portes d’Alep, de Damas, de Tripoli. Des torrents de sang et des pyramides de têtes humaines marquaient le passage du conquérant mogol. Partout son approche répandait l’épouvante parmi les chrétiens comme parmi les musulmans ; et, quoiqu’il se vantât dans ses discours de venger la cause des opprimés, Jérusalem, en cette occasion, dut s’applaudir qu’il n'eût pas songé à sa délivrance.

Enfin les Tartares s’avancèrent vers l’Asie Mineure. Timur traversa l’Anatolie avec une armée de huit cent mille hommes. Bajazet, qui avait levé le siège de Constantinople pour aller au-devant de son redoutable adversaire, le rencontra dans les plaines d’Ancyre. A la suite d’une bataille qui dura trois jours, l’empereur ottoman perdit à la fois son empire et sa liberté. Les Grecs, à qui la renommée annonça bientôt cette victoire, remercièrent en tremblant leur farouche libérateur ; l’indifférence avec laquelle il reçut leur ambassade, prouve qu’il n’avait point eu l’intention de mériter leur reconnaissance. Arrivé au Bosphore, le vainqueur de Bajazet dirigea ses regards et ses projets vers l’Occident ; mais le maître des plus vastes royaumes de l’Asie n’avait pas une barque qui pût le transporter au-delà du canal. Ainsi Constantinople, après avoir échappé au joug des Ottomans, eut le bonheur d’échapper aussi à la présence des Tartares, et l’Europe vit se dissiper loin d’elle ce violent orage.

Le vainqueur fit tomber sa colère sur la ville de Smyrne, défendue par les chevaliers de Rhodes. Cette ville fut emportée d’assaut, livrée au pillage et réduite en cendres. L’empereur mogol retourna en triomphe à Samarcande, traînant à sa suite le sultan Bajazet, et méditant tour à tour la conquête de l’Afrique, l’invasion de l’Occident et une guerre contre la Chine.

Après la bataille d’Ancyre, plusieurs princes de la famille de Bajazet se disputèrent les provinces ravagées de l’empire ottoman. Si les Francs avaient paru alors dans le détroit de Gallipoli et dans la Thrace, ils auraient pu profiter des défaites et de la discorde des Turcs et les repousser au-delà du Taurus ; mais l’indifférence des États chrétiens, la perfidie et la cupidité de quelques peuples maritimes de l’Europe, laissèrent à la dynastie ottomane le temps et les moyens de relever sa puissance abattue.

Les Grecs ne profitèrent pas plus des victoires de Tamerlan que les Latins. Vingt ans après la bataille d’Ancyre, les Ottomans avaient repris toutes leurs provinces ; leurs armées environnaient de nouveau Constantinople, et c’est ici qu’on peut appliquer à la puissance des Turcs la comparaison orientale de ce serpent du désert qu’un éléphant a écrasé dans sa course, qui rassemble ensuite ses anneaux dispersés, relève peu à peu sa tête menaçante, ressaisit la proie qu’il avait abandonnée, et la presse de ses replis monstrueux.

Tant que les empereurs grecs n’eurent point de crainte pour leur capitale, ils n’eurent aucune relation avec les princes chrétiens de l’Europe ; mais, au moment du danger, la cour de Byzance renouvela ses supplications et ses promesses d’obéissance à l’Église romaine. Une conversation de Manuel rapportée par Phrantza nous fait connaître la situation des Grecs et la politique des timides successeurs de Constantin : « Il ne nous reste, disait ce prince à son fils Jean Paléologue, pour toute ressource contre les Turcs, que leur crainte de notre union avec les Latins et la terreur que leur inspirent les nations belliqueuses de l’Occident. Dès que vous serez pressé par les infidèles, envoyez à la cour de Rome, et prolongez la négociation sans jamais prendre un parti décisif. » Manuel ajoutait que la vanité des Latins et l’obstination des Grecs s’opposeraient toujours à un accord véritable, et qu’une réunion quelconque avec le pape, en réveillant les passions des deux partis, ne ferait que livrer Byzance à la merci des Barbares.

Ces conseils, qui annonçaient peu de franchise dans la politique des Grecs, ne pouvaient être suivis longtemps avec succès. Les dangers devinrent plus pressants, les circonstances plus impérieuses ; comme la chrétienté ne répondait à de vaines négociations que par de vaines promesses, le successeur de Manuel se trouva forcé de donner des gages de sa foi et de sa sincérité. On adopta enfin l’idée d’un concile où les deux Églises devaient s’entendre et se rapprocher. L’empereur Jean Paléologue et les docteurs de l’Eglise grecque se rendirent à Ferrare, puis à Florence. Après de longs débats, les Grecs reconnurent la double procession du Saint-Esprit et la suprématie du pape ; de son côté, le souverain pontife prit l’engagement d’entretenir pour la défense de Constantinople deux galères et trois cents soldats dans les temps ordinaires, et dix galères pendant six mois, ou vingt pendant un an, dans les jours de péril ; il promit surtout de solliciter les secours de l’Europe. Pour que les relations entre les Latins et les Grecs fussent plus fréquentes, le Saint-Siège ordonna à tous les maîtres des navires qui conduisaient les pèlerins à Jérusalem, d’entrer dans le Bosphore de Thrace et de s’arrêter au port de Byzance. Lorsque la réunion des deux croyances fut proclamée, tout l'Occident la regarda comme une victoire de l’Eglise catholique. A Constantinople, les prélats elles docteurs que la Grèce avait envoyés au concile de Ferrare, furent accablés de malédictions ; le peuple et la plus grande partie du clergé déplorèrent la ruine et la honte de l’Église grecque. Ainsi s’accomplit la prédiction de Manuel ; tous les efforts tentés pour réunir les opinions ne servirent qu’à élever une nouvelle barrière entre les Grecs et les Latins.

Au concile de Ferrare et de Florence, les députés des Arméniens et des maronites, des jacobites d’Égypte et de Syrie, des nestoriens et des Éthiopiens, se soumirent comme les Grecs à l’autorité pontificale, et sans doute aussi dans l’espérance d’être secourus par les Latins et délivrés de la tyrannie des musulmans. Cette démarche solennelle était moins une soumission au Saint-Siège qu’un hommage rendu à la bravoure des Francs, dans lesquels tous les chrétiens de l’Asie et de l’Afrique voyaient des libérateurs.

Le pape Eugène, fidèle à ses promesses, espérait que la réunion des deux Églises et la prédication d’une croisade fixeraient sur lui les regards du monde chrétien et rendraient à l’autorité pontificale la confiance et la force que lui avaient fait perdre le schisme de l’Occident elles décrets séditieux du concile de Bâle. Il écrivit à tous les princes de la chrétienté, les exhortant à se réunir pour arrêter enfin l’invasion des musulmans. Eugène rappelait dans sa lettre tous les maux que souffraient les fidèles dans les pays soumis à la domination des Barbares : Les Turcs, disait-il, liaient avec des cordes des troupes d’hommes et de femmes qu’ils traînaient à leur suite. Tous les chrétiens qu’ils condamnaient à la servitude, étaient confondus avec le plus vil butin et vendus comme des bêtes de somme. Leur barbarie séparait le fils de son père, le frère de sa sœur, l’époux de son épouse. Ceux que l’âge ou les infirmités empêchaient de marcher, ils les tuaient sur les chemins, au milieu des villes. L’enfance même n’excitait point leur pitié : ils mettaient à mort d’innocentes victimes qui commençaient à peine la vie et qui, ne connaissant pas encore le danger, souriaient à leurs bourreaux en recevant le coup mortel. Chaque famille chrétienne était condamnée à livrer ses propres fils à l’empereur ottoman, comme on avait vu autrefois le peuple d’Athènes envoyer en tribut la fleur de sa jeunesse au monstre de Crète. Partout où les Turcs avaient pénétré, les campagnes étaient frappées de stérilité, les cités étaient sans lois et sans industrie ; la religion chrétienne n’avait plus de prêtres ni d’autels ; l’humanité, plus d’appui, plus d’asile. Enfin le père des fidèles n’oubliait aucune des barbaries commises par les ennemis du Christ ; il ne pouvait contenir la tristesse que lui causaient tant d’images douloureuses, et conjurait les princes et les peuples de secourir le royaume de Chypre, l’île de Rhodes et surtout Constantinople, les derniers boulevards de l’Occident.

Les exhortations du souverain pontife ne trouvèrent que des cœurs indifférents parmi les peuples de l’Angleterre, de la France et de l’Espagne. Le sentiment de l’humanité, celui du patriotisme, ne purent ranimer l’enthousiasme qu’avait fait naître précédemment l’esprit de la religion et de la chevalerie. Les croisades lointaines, quel que fût leur objet, n’étaient plus regardées que comme l’œuvre d’une politique jalouse dont on faisait jouer les ressorts pour éloigner les princes et les grands qu’on voulait dépouiller de leur puissance. Dans l’état où se trouvait l’Europe, ceux qui aimaient la guerre n’avaient que trop d’occasions d’exercer leur bravoure sans quitter leurs foyers. Les Allemands, qui avaient mis sur pied quarante mille hommes pour combattre les hérétiques de la Bohême, restèrent immobiles lorsqu’on leur représenta les Turcs prêts à porter l’étendard de l’islamisme jusqu’aux extrémités de l’Occident.

Cependant le pape ne se contenta pas d’exhorter les fidèles à prendre les armes, et, voulant donner l’exemple, il leva des soldats, équipa des vaisseaux pour faire la guerre aux Turcs. Les villes maritimes de Flandre, les républiques de Gênes et de Venise, qui avaient de grands intérêts en Orient, firent quelques préparatifs ; leurs flottes se réunirent sous les étendards de saint Pierre et se dirigèrent vers l'Hellespont. La crainte d’une prochaine invasion réveilla le zèle des peuples qui habitaient les rives du Dniester et du Danube ; on prêcha la croisade dans les diètes de la Pologne et de la Hongrie. Sur les frontières menacées par les Barbares, le peuple, le clergé et la noblesse obéirent à la voix de la religion et de la patrie.

Le souverain pontife nomma pour légat auprès des croisés le cardinal Julien Césarini, prélat d’un caractère intrépide, d’un génie ardent, s’armant tour à tour du glaive des combats et de celui de la parole, redoutable sur le champ de bataille comme dans les luttes savantes de l’école. Après avoir obtenu la confiance du concile de Bâle, le cardinal Julien s’était distingué dans le concile de Florence en défendant les dogmes de l’Église latine. Son éloquence avait soulevé l’Allemagne contre les hussites ; maintenant il brûlait de soulever toute la chrétienté contre les Turcs. L’armée rassemblée sous les drapeaux de la croix avait pour chefs Huniade et Ladislas. Le premier, vayvode de Transylvanie, avait acquis dans sa jeunesse une brillante renommée en Italie sous le nom du Chevalier blanc ; il était célèbre parmi les guerriers chrétiens, et l’épithète de brigand, que les Turcs ajoutaient à son nom, montre la haine et l’effroi qu’il inspirait aux infidèles. Ladislas réunissait sur sa tête les deux couronnes de Pologne et de Hongrie, et méritait par les qualités brillantes de sa jeunesse l’amour des Polonais et des Hongrois. Les croisés se rassemblèrent sur le Danube et reçurent bientôt le signal de la guerre. Les flottes du souverain pontife, de Venise, de Gênes, de la Flandre, croisaient dans l’Hellespont. Les habitants de la Moldavie, de la Servie et de la Grèce promettaient de se réunir à l’armée chrétienne ; le sultan de Caramanie, l’implacable ennemi des Ottomans, devait les attaquer en Asie. L’empereur grec, Jean Paléologue, annonçait de grands préparatifs, et se disposait à marcher à la tête d’une armée au-devant de ses libérateurs.

Huniade et Ladislas s’avancèrent jusqu’à Sophie, capitale des Bulgares. Deux batailles leur avaient ouvert les passages du mont Hémus et le chemin de Byzance. Les rigueurs de l’hiver arrêtèrent seules la marche victorieuse des guerriers chrétiens ; l’armée des croisés revint dans la Hongrie attendre la saison favorable pour recommencer la guerre. Elle rentra en triomphe dans Bude au milieu des acclamations d’un peuple immense. Le clergé célébra par des cantiques et des actions de grâces les premières victoires des chrétiens, et Ladislas se rendit, les pieds nus, dans l’église de Notre-Dame, où il suspendit aux voûtes du sanctuaire les enseignes prises sur les infidèles.

Avant que la guerre fût commencée, on avait persuadé aux guerriers musulmans que la destruction des chrétiens était écrite dans le livre des destinées. « Quand tous les ennemis du prophète, disaient-ils entre eux, seront détruits, chacun de nous n’aura plus qu’à conduire sa charrue et à garder son cheval de bataille dans l’étable. » Cette opinion, enfantée par l’orgueil de la victoire, avait suffi pour ralentir le zèle des guerriers ottomans. La plupart d’entre eux étaient restés dans leurs foyers, tandis que les chrétiens marchaient vers Andrinople.

Quand la renommée vint leur apprendre les victoires des Francs sur le Danube, cette aveugle sécurité fit tout à coup place à la crainte. Le sultan Amurat envoya aussitôt des ambassadeurs pour solliciter la paix. L’histoire ne dit point quels moyens de séduction les envoyés ottomans employèrent auprès des croisés victorieux ; mais on sait qu’ils parvinrent à faire écouter leurs propositions. La paix fut résolue dans le conseil des chefs de l’armée chrétienne. On jura d’un côté sur le Coran, de l’autre sur l’Évangile, une trêve de dix ans. Cette résolution inattendue irrita l’orgueil et le zèle du cardinal Julien, dont la mission était d’animer les chrétiens à la guerre. Lorsqu’il vit les chefs de la croisade se réunir pour la paix, il garda un morne silence, et refusa de signer un traité qu’il désapprouvait. L’inflexible légat attendit une occasion où il pût faire éclater son mécontentement et forcer les croisés à reprendre les armes. Cette occasion ne tarda pas à se présenter.

Amurat ou Mourad II, satisfait d’avoir rendu la paix à ses États et fatigué des grandeurs de la terre, avait renoncé à l’empire et s’était enseveli dans la retraite à Magnésie de l’Hermus, appelée par les Turcs Magnissa. « Depuis longtemps, avait-il dit à son ministre Chalil-pacha, le pied sans cesse dans l’étrier, l’épée toujours hors du fourreau, je n’ai cessé d’agir pour le bien de la religion : il est temps que je quitte l’empire et que j’aille dans la retraite m’entretenir avec le Tout-Puissant. Oui, je suis résolu de consacrer au repentir les instants qui me restent et de poser mes pieds sur le coussin du repos... je ne veux plus songer qu’à laver mes fautes dans les larmes de la componction. » On montre à une demi-heure au nord de Magnésie une grande tour en ruine qui, d’après la tradition musulmane du pays, fut la demeure de l’auguste solitaire. Le souvenir de Mourad II, de ce sultan que des écrivains du dernier siècle ont appelé philosophe, est resté parmi les Osmanlis de Magnissa : parmi les belles mosquées de la ville, on remarque celle qui porte son nom ; la Mourad-djamissi a des revenus considérables provenant des donations de son illustre fondateur, et ces revenus servent à l’entretien de deux hôpitaux, de deux cuisines publiques, et d’une école ouverte à tous les enfants musulmans de la cité.

Le sultan de Caramanie annonça aux chrétiens la résolution de Mourad ; il leur disait que leur ennemi le plus redoutable avait perdu la raison, et venait d’échanger la couronne impériale contre le bonnet d’un cénobite. Il ajoutait qu'Amurat avait laissé l’autorité suprême à un enfant ; et dans son message il comparait cet enfant à une jeune plante que le moindre vent pouvait déraciner. Le même sultan était si persuadé que l’empire ottoman touchait à sa décadence, qu’il allait entrer avec une armée dans l’Anatolie. Dans le même temps, le bruit se répandit que l’empereur de Constantinople avançait vers la Thrace, que les Grecs du Péloponnèse avaient pris les armes, que les, flottes des confédérés attendaient dans l'Hellespont le nouveau signal de la guerre. Une autre circonstance non moins importante paraissait propre à réveiller l’ardeur belliqueuse des croisés : la victoire remportée près de Sophie leur avait donné dans la Grèce un allié puissant. A cette bataille, le troisième des fils de Jean Castriot, qui commandait l’avant-garde de l’armée ottomane, abandonna tout à coup la religion et les drapeaux des Turcs pour défendre dans l’Albanie le culte et l’héritage de ses ancêtres. Les messagers de George Castriot Scanderberg annonçaient aux chefs de l’armée chrétienne qu’il était prêt à la rejoindre à la tête de vingt mille Albanais réunis sous l’étendard de la croix.

Toutes ces nouvelles arrivèrent à la fois et changèrent tout à coup la face des affaires et la disposition des esprits. Alors un nouveau conseil se rassemble ; le cardinal Julien prend la parole au milieu des chefs, et leur reproche d’avoir trahi leur fortune et leur gloire ; il leur reproche sans ménagement d’avoir signé une paix honteuse, sacrilège, funeste à l’Europe, funeste à l’Église. « Vous aviez juré, leur dit-il, de combattre les éternels ennemis de la chrétienté, et vous venez de jurer sur l’Évangile de déposer les armes. Auquel de ces deux serments resterez-vous fidèles ? Vous venez de conclure un traité avec les musulmans ; mais n’avez-vous pas aussi des traités avec nos alliés ? Abandonnerez-vous ces alliés généreux, lorsqu’ils volent de toutes parts à votre secours et viennent partager les périls d’une guerre dans laquelle Dieu a protégé si visiblement vos premiers travaux ? Mais, que dis-je ? vous n’abandonnez pas seulement vos alliés ; vous laissez sans appui et sans espérance cette foule de chrétiens que vous avez promis de délivrer d’un joug insupportable, et qui vont rester en proie à toutes les fureurs des musulmans, que vos victoires ont irrités. Les gémissements de tant de victimes vous poursuivront dans votre retraite, et vous accuseront devant Dieu et devant les hommes. Vous fermez pour jamais aux phalanges chrétiennes les portes de l’Asie, et vous rendez aux musulmans l’espoir qu’ils avaient perdu d’envahir les pays de la chrétienté, A quels intérêts, répondez-moi, avez-vous sacrifié votre propre gloire et le salut du monde chrétien ? Ce que vous promet le sultan Amurat, la guerre ne vous T avait-elle pas donné ? Ne vous aurait-elle pas donné davantage encore ; et les gages obtenus par la victoire n’inspirent-ils pas plus de confiance que les promesses des infidèles ? Que dirai-je au souverain pontife qui m’a envoyé auprès de vous, non pour traiter avec les musulmans, mais pour les repousser au-delà des mers ? Que dirai-je à tous les pasteurs de l’Église chrétienne, à tous les fidèles de l’Occident, qui sont maintenant en prières pour demander au ciel le succès de vos armes ? Sans doute que les Barbares que nous avons vaincus deux fois n’auraient jamais consenti à la paix, s’ils avaient eu les moyens de poursuivre la guerre. Croyez-vous qu’ils observeront les conditions du traité quand la fortune leur deviendra favorable ? Non, les guerriers chrétiens ne peuvent rester liés par un pacte impie qui livre l’Église et l’Europe aux disciples de Mahomet. Apprenez qu’il n’y a point de paix entre Dieu et ses ennemis, entre la vérité et le mensonge, entre le ciel et l’enfer. Je n’ai pas besoin de vous délier d’un serment évidemment contraire à la religion et à la morale, à tout ce qui fait parmi les hommes la sainteté et la foi des promesses. Je vous exhorte donc, au nom de Dieu, au nom de l’Évangile, à reprendre les armes et à me suivre dans le chemin du salut et de la gloire. »

La violence de ce discours avait sans doute pour excuse la défense de la chrétienté ; mais l’histoire impartiale, quelles que soient les raisons qu’on pouvait alléguer, ne saurait approuver cet oubli manifeste de la foi des serments. Les chefs de la croisade méritaient les reproches du légat apostolique, qui les accusait d’avoir fait une paix honteuse et funeste à l’Europe chrétienne ; mais ils méritèrent aussi les reproches de la postérité en violant les traités qu’ils venaient de conclure. Lorsque le cardinal Julien avait commencé à parler, les esprits étaient déjà ébranlés ; lorsqu’il eut achevé son discours, l’ardeur guerrière qui l’animait s’empara de tous ses auditeurs, et se manifesta parles signes bruyants d’une approbation générale. Dans le lieu même où l’on venait de jurer la paix, on jura d’une voix unanime de recommencer la guerre.

L’enthousiasme de la plupart des chefs était à son comble : il leur permit à peine de voir qu’ils avaient perdu la moitié de leur armée. Un grand nombre de croisés venaient de quitter leurs drapeaux, les uns impatients de retourner dans leurs foyers, la plupart mécontents d’un traité qui rendait leur bravoure et leurs exploits inutiles. Le prince de Servie, voisin des Turcs et redoutant leur vengeance, n’osa point courir les dangers d’une guerre nouvelle, et n’envoya point ses troupes à l’armée d'Huniade et de Ladislas. On attendit vainement les renforts promis par Scanderberg, obligé de défendre l’Albanie. Il ne restait plus que vingt mille hommes sous l’étendard de la croix. Un chef des Valaques, en rejoignant les croisés avec sa cavalerie, ne put s’empêcher de témoigner sa surprise au roi de Hongrie, et lui dit que le sultan qu’on allait combattre se faisait souvent suivre à la chasse de plus d’esclaves que l’armée chrétienne n’avait de combattants.

On conseilla aux principaux chefs d’attendre pour commencer la guerre l’arrivée de nouveaux croisés ou le retour de ceux qui étaient partis ; mais Ladislas, Huniade, surtout le cardinal Julien, étaient persuadés que Dieu protégeait les défenseurs de la croix et que rien ne pouvait leur résister. Ils se mirent en marche, traversant les déserts de la Bulgarie, et vinrent camper à Varna, sur les côtes de la mer Noire.

Ce fut là que les croisés, au lieu de trouver la flotte qui devait les seconder, apprirent qu’Amurat, sorti de sa retraite de Magnésie, accourait avec une armée de soixante mille combattants. A cette nouvelle s’évanouit la folle confiance que leur avait donnée le cardinal Julien, et dans leur désespoir ils reprochèrent aux Grecs de les avoir trahis ou abandonnés, ils accusèrent les Génois et le neveu du pape, qui commandait la flotte chrétienne, d’avoir livré aux Turcs le passage de Gallipoli. Cette accusation se trouve répétée dans toutes les chroniques d’Occident ; mais les historiens turcs n’en font aucune mention : ils disent au contraire qu’Amurat traversa l'Hellespont loin des lieux qu’occupait la flotte chrétienne, et que le grand visir, qui l’attendait sur le rivage d’Europe, protégea par une batterie de canons le passage de l’armée ottomane. Aussitôt que les troupes d’Amurat, ajoute l’historien turc Coggia-effendi, eurent touché la terre, elles se mirent en prières pour remercier le dieu de Mahomet, et le zéphyr de la victoire souffla sur les drapeaux musulmans.

Le sultan poursuivit sa marche, jurant par les prophètes de l’islamisme de punir sur ses ennemis la violation des traités. S’il faut en croire quelques auteurs, l’empereur des Turcs supplia Jésus-Christ lui-même de venger l’outrage fait à son nom par des guerriers parjures. A l’approche des Ottomans, Huniade et le légat proposèrent la retraite, mais la retraite était impossible ; Ladislas résolut de mourir ou de vaincre. On livra la bataille : ce fut alors, dit l’histoire ottomane, qu’il y eut un grand carnage et qu'une infinité de vaillants hommes coururent à la vallée du néant par des torrents de sang. Dès le commencement du combat, l’aile droite et l’aile gauche de l’armée turque furent ébranlées. Quelques auteurs disent qu’Amurat eut alors la pensée de fuir et qu’il fut arrêté par un janissaire qui le retint par la bride de son cheval ; d’autres célèbrent le courage inébranlable du sultan, et le comparent à un rocher qui résiste à tous les coups de la tempête. Coggia-effendi, que nous avons déjà cité, ajoute que l’empereur ottoman adressa sur le champ de bataille une prière au dieu de Mahomet et qu’il le conjura par ses larmes d’éloigner des musulmans la coupe du mépris et de l’affliction.

La fortune semblait favoriser les armes des croisés. Une grande partie de l’armée ottomane avait fui devant vingt-quatre mille soldats chrétiens ; rien ne résistait au courage impétueux du roi de Hongrie. Une foule de prélats et d’évêques, armés de cuirasses et d’épées, accompagnaient Ladislas et le conjuraient de diriger ses attaques vers le point où combattait encore Amurat, défendu par l’élite de ses janissaires. Il n’écouta que trop leurs conseils imprudents, et, s’étant jeté au milieu des bataillons ennemis, il fut percé à la fois de mille lances, et tomba avec tous ceux qui avaient pu le suivre. Sa tête, portée au bout d’une pique et montrée aux Hongrois, répand la consternation dans leurs rangs. C’est en vain qu’Huniade et les évêques cherchent à ranimer le courage des croisés en leur disant qu’ils ne combattent point pour un roi de la terre, mais pour Jésus-Christ, toute l’armée chrétienne se débande et fuit en désordre ; Huniade est entraîné lui-même. Dix mille soldats de la croix perdirent la vie ; les Turcs firent un grand nombre de prisonniers. Le cardinal Julien périt dans le combat ou dans la fuite.

Après sa victoire, Amurat parcourut le champ de bataille ; et comme parmi les morts il ne voyait aucun des chrétiens qui eût la barbe grise, son visir lui dit que des hommes parvenus à l’âge delà raison n’auraient point tenté une entreprise aussi téméraire. Ces paroles n’étaient qu’une flatterie adressée au sultan ; mais elles peuvent néanmoins servir à caractériser une guerre où les chefs des armées chrétiennes obéirent bien plus aux passions imprudentes de la jeunesse qu’à l’expérience de l’âge mûr.

Les expéditions des chrétiens contre les Turcs commençaient presque toujours, comme celle-ci, par des succès éclatants, et finissaient par les plus grands désastres. Le plus souvent une croisade se terminait à la première ou à la seconde bataille, parce que les croisés n’avaient que de la valeur, et rien de ce qui peut fixer la victoire ou réparer des revers. Vainqueurs, ils se disputaient la gloire des combats et les dépouilles de l’ennemi ; vaincus, ils se décourageaient tout à coup, et retournaient dans leurs foyers, en s’accusant réciproquement de leurs défaites.

La bataille de Varna assura aux Turcs la possession des provinces qu’ils avaient envahies en Europe, et leur permit de faire de nouvelles conquêtes. Amurat, après avoir triomphé de ses ennemis, avait de nouveau renoncé à la couronne impériale, et la solitude de Magnésie revit le vainqueur des Hongrois revêtu de l’humble manteau des ermites ; mais les janissaires, qu’il avait si souvent conduits à la victoire, ne lui permirent point de renoncer au monde et de jouir du repos qu’il cherchait. Forcé de reprendre le commandement des armées et les rênes de l’empire, il dirigea ses forces contre l’Albanie ; il revint ensuite combattre Huniade sur les bords du Danube. Il passa le reste de ses jours à faire la guerre aux chrétiens ; et sa dernière pensée fut de recommander à son successeur de tourner ses armes contre la ville de Constantinople.

Mahomet II, à qui Amurat avait légué la conquête de Byzance, ne succéda à son père que six ans après la bataille de Varna. Ce fut alors que commencèrent pour les Grecs les jours de deuil et de calamité. C’est ici que l’histoire nous offre en spectacle, dans une dernière et terrible lutte, d’un côté, un vieil empire dont la gloire avait rempli l’univers et qui n’avait plus pour défense et pour limites que les remparts de sa capitale ; de l’autre, un empire nouveau dont on connaissait à peine le nom et qui menaçait déjà d’envahir le monde.

Constantin et Mahomet, montés presque en même temps, l’un sur le trône des Césars, l’autre sur celui d’Otman, n’offraient pas moins de différence dans leur caractère que dans leurs destinées. On admirait la modération et la piété de Constantin ; les historiens ont célébré sa valeur calme et prudente sur le champ de bataille, sa patience héroïque dans les revers. Mahomet porta sur le trône un esprit vif et entreprenant, une politique ardente et passionnée, un indomptable orgueil. On assure qu’il aima les arts et les lettres, mais ces études paisibles ne purent adoucir sa férocité sauvage. Dans la guerre, il n’épargna ni la vie de ses ennemis, ni celle de ses soldats ; et les violences de son caractère ensanglantèrent souvent la paix. Tandis qu’on trouvait dans Constantin un monarque élevé à l’école du christianisme, on reconnaissait facilement dans Mahomet un prince formé par les maximes guerrières et intolérantes du Coran. Le dernier des Césars avait toutes les vertus qui peuvent honorer et faire supporter une grande infortune. Le fils d’Amurat montrait les funestes qualités d’un conquérant et toutes les passions qui, au jour de la victoire, devaient faire le désespoir des vaincus.

Lorsque Mahomet fut parvenu à l’empire, sa première pensée fut la conquête de Byzance. Dans les négociations qui précédèrent la rupture de la paix, Constantin ne cacha point la faiblesse de l’empire grec, et laissa voir toute la résignation d’un chrétien. « Ma confiance est en Dieu, disait-il au prince ottoman : s’il lui plaît d’adoucir votre cœur, je me réjouirai de cet heureux changement ; s’il vous livre Constantinople, je me soumettrai sans murmure à sa volonté. »

Le siège de Byzance devait commencer au printemps de l’année 1453. Les Grecs et les Turcs passèrent l’hiver dans les préparatifs de l’attaque et de la défense. Mahomet s’occupait avec ardeur d’une entreprise vers laquelle se dirigeaient depuis longtemps tous les vœux de la nation turque et tous les efforts de la politique ottomane. Au milieu d’une nuit, ayant mandé son visir : « Tu vois, lui dit Mahomet, le désordre de ma couche. J’y ai porté le trouble qui m’agite et me dévore ; désormais il n’y aura plus pour moi de repos ni de sommeil que dans la capitale des Grecs. »

Tandis que Mahomet rassemblait toutes ses forces pour commencer la guerre, Constantin Paléologue implorait le secours des nations de l’Europe. Des cris d’alarme étaient si souvent partis de Constantinople, que les uns regardaient les dangers de l’empire grec comme imaginaires, les autres, sa ruine comme inévitable. Vainement Constantin promettait, ainsi que tous ses prédécesseurs, de réunir l’Église grecque à l’Église romaine : le souvenir de tant de promesses faites dans le péril, oubliées dans les jours de sécurité, ajoutait à l’antipathie des Latins pour les peuples de la Grèce. Le pape exhorta faiblement les guerriers de l’Occident à prendre les armes, et se contenta d’envoyer à l’empereur grec un légat et des ecclésiastiques versés dans l’art de l’argumentation et dans les études de la théologie. Quoique le cardinal Isidore emportât avec lui un trésor considérable et qu’il eût à sa suite quelques soldats italiens, son arrivée à Constantinople dut porter le découragement parmi les Grecs, qui attendaient d’autres secours et semblaient avoir mis à plus haut prix leur soumission à l’Église de Rome.

Les princes de la Morée et de l’Archipel, ceux de la Hongrie et de la Bulgarie, les uns dans la crainte d’être eux-mêmes attaqués, les autres retenus par l’indifférence ou l’esprit de jalousie, refusèrent de prendre part à une guerre où la victoire allait décider de leur sort. Comme Gênes et Venise avaient des comptoirs et des établissements de commerce à Constantinople, deux mille guerriers génois, cinq ou six cents Vénitiens se présentèrent, sous les ordres de Justiniani, pour défendre la ville. On vit arriver aussi une troupe de Catalans, milice intrépide, tour à tour le fléau et l’espoir de la Grèce, et que le seul amour de la guerre et du péril conduisait dans la ville impériale. Voilà tout ce qui devait représenter la belliqueuse Europe au siège de Byzance.

A cette époque plusieurs puissances chrétiennes se faisaient la guerre : le continuateur de Baronius remarque à ce sujet que les soldats qui périrent alors dans les combats livrés au sein de la chrétienté auraient suffi pour disperser les Turcs et les repousser jusqu’au fond de l’Asie. Au reste, si l’histoire, en cette occasion, accuse l’indifférence des peuples de l’Occident, que ne doit-elle pas dire de celle des Grecs pour leur propre défense ? Les efforts de Constantin pour réunir les deux Eglises avaient affaibli la confiance et le zèle de ses sujets, qui se prétendaient orthodoxes. Parmi les Grecs, les uns, pour ne rien devoir aux Latins, annonçaient que Dieu s’était chargé lui-même de sauver son peuple, et, sur la foi de quelques prophéties qu’ils avaient faites, ils attendaient dans l’inaction une délivrance miraculeuse. D’autres, plus sombres dans leurs rêveries scolastiques, ne voulaient point que Constantinople fût sauvée, parce qu’ils avaient prédit que l’empire devait périr pour expier le crime de la réunion ; toute espérance d’une victoire avait à leurs yeux quelque chose d’impie et de contraire aux volontés du ciel. Lorsque l’empereur parlait des moyens de salut qui restaient encore et de la nécessité de prendre les armes, ces docteurs atrabilaires s’élevaient avec une sorte d’horreur, et la multitude, qu’ils avaient égarée, courait auprès du moine Génadius qui, du fond de sa cellule, criait sans cesse au peuple qu’il n’y avait plus rien à faire et que tout était perdu.

Une des grandes calamités de l’esprit de parti ou de l’esprit de secte, c’est de rendre ceux qu’il égare indifférents au sort de la société où ils vivent, et de rompre les liens qui les attachent à la famille et à la patrie. Quoi de plus affligeant que de voir des hommes qui se passionnent pour des mots, qu’un orgueil opiniâtre attache à de vaines subtilités, et pour lesquels la chute du monde serait un spectacle moins douloureux que le triomphe d’une opinion qu’ils repoussent ou d’un adversaire qu’ils ont combattu ? A la veille des plus grands périls, Constantinople était remplie de gens auxquels la haine des Latins faisait oublier l’approche et les menaces des Turcs. Le grand-duc Notaras alla jusqu’à dire qu’il aimait mieux voir dans Byzance le turban de Mahomet que la tiare du pontife de Rome.

Il n’est pas inutile de rappeler que dans tous ces débats il n’était point question des vérités du christianisme, mais seulement de quelques points de la discipline ecclésiastique : célébrer la messe en langue latine, consacrer du pain sans levain, mêler de l’eau froide dans le calice, communiquer avec les azymites, voilà ce qu’il fallait haïr, ce qu’il fallait craindre plus que l'islamisme. Tels étaient les motifs pour lesquels les Grecs repoussaient les Francs, leurs alliés naturels, s’accablaient entre eux d’anathèmes, invoquaient les malédictions du ciel sur leur propre ville.

Au milieu de ces déplorables disputes on n’entendait plus la voix du patriotisme et de l’humanité, et l’indifférence, l’égoïsme, les craintes pusillanimes pouvaient se cacher sous l’apparence respectable de la religion et de l’orthodoxie. Une grande partie de la population de Constantinople avait abandonné la ville ; parmi ceux qui étaient restés, les plus riches avaient enfoui leurs trésors, qu’ils auraient pu employer pour leur défense et qu’ils perdirent bientôt avec la liberté et la vie. La ville impériale ne trouva dans son sein que quatre mille neuf cent soixante et dix défenseurs, et l’empereur fut obligé de dépouiller les églises pour fournir à leur entretien. Ainsi, huit à neuf mille combattants formaient toute la garnison de Byzance et la dernière espérance de l’empire d’Orient.

Mahomet avait achevé ses immenses préparatifs. Comme la conquête de Byzance et le pillage de cette capitale étaient la plus riche récompense qu’on pût offrir à la valeur des Ottomans, tous les soldats se trouvaient en quelque sorte associés à l’ambition de leur chef. On vit alors se renouveler parmi les musulmans l’ardeur et le fanatisme belliqueux des compagnons d’Omar et des premiers champions de l’islamisme. De toutes les régions qui s’étendent depuis la chaîne du Taurus jusqu’aux rives de l’Èbre et du Danube accoururent une foule de guerriers attirés à l’armée du sultan par l’espoir du butin ou le désir de se distinguer dans une guerre religieuse et nationale. Pour faire connaître à la fois la décadence et la faiblesse des Grecs, la force et la puissance des Ottomans, il suffirait de dire que Constantinople, que tout ce qui restait du territoire de l’empire, renfermait alors moins d’habitants que Mahomet ne comptait de soldats sous ses drapeaux.

L’armée ottomane partit d'Andrinople au commencement de mars. A l’approche de cette terrible guerre, les Turcs ne pouvaient contenir leur joie, et leur historien, pour exprimer l’ivresse qu’il ressent lui-même, s’arrête à décrire les beaux jours du printemps. « La rose, dit-il, semblable à l’agaçante beauté, faisait entrevoir ses charmes ; l’amoureux rossignol commençait à faire entendre ses chants mélancoliques ; les prairies et les collines, couvertes de fleurs et de verdure, semblaient attendre les légions de l’équitable sultan. » Le 6 avril, Mahomet avait planté son pavillon devant la porte Saint-Romain, appelée aujourd’hui Top-Capoussi. On donna bientôt de part et d’autre le signal des combats. Dès les premiers jours du siège, les Grecs et les Turcs déployèrent tout ce que l’art de la guerre avait inventé ou perfectionné chez les anciens et chez les modernes. Parmi ses formidables préparatifs, Mahomet n’avait point négligé l’artillerie, dont l’usage se répandait en Occident. Une des pièces de canon fondues sous ses yeux à Andrinople par un ouvrier du Danemark ou de la Hongrie avait des proportions si gigantesques, que trois cents bœufs la traînaient avec peine et qu’elle lançait -un boulet de six ou sept quintaux à une distance de plus de six cents toises. Tous les historiens du temps parlent de ce formidable appareil de guerre ; mais ils ne disent presque rien de l’effet qu’il produisit sur le champ de bataille. En examinant avec soin le récit des contemporains et surtout la description qu’ils nous ont laissée de ces énormes machines de bronze qu’il était si difficile de faire mouvoir, on reste persuadé qu’au siège de Byzance l’artillerie ottomane inspira plus d’effroi et de surprise qu’elle ne causa de ravage. Les Turcs mirent peu d’adresse et de zèle à seconder les ingénieurs et les artilleurs francs que Mahomet avait pris à son service ; ce fut un grand bonheur pour la chrétienté qu’une découverte aussi funeste ne se perfectionna pas dès lors entre les mains des Barbares ; l’Europe n’aurait pas pu leur résister, s’ils avaient réuni cette force nouvelle aux avantages qu’ils avaient déjà dans la guerre.

Les Turcs employèrent avec plus de succès d’autres armes et d’autres moyens d’attaque, tels que les mines creusées sous les remparts, les tours roulantes qu’on approchait des murailles, les béliers qui ébranlaient les murs, les batistes qui lançaient des poutres et des pierres, enfin les flèches, les javelots, et même le feu grégeois, qui rivalisait encore avec la poudre et que celle-ci devait bientôt faire oublier.

Tous ces moyens de destruction étaient employés à la fois, et les attaques se renouvelaient sans cesse. Les assiégés manquaient de bras pour se servir de leurs machines de guerre ; et, lorsqu’on songe au petit nombre des défenseurs de Constantinople, on s’étonne qu’ils aient pu résister pendant plus de cinquante jours à l’innombrable multitude des Ottomans. Cette généreuse milice occupait une ligne de plus d’une lieue, repoussant nuit et jour les assauts de l’ennemi, réparant les brèches des murailles, faisant des sorties ; elle se montrait partout en même temps et suffisait à tout, animée par la présence de ses chefs et surtout par l’exemple de Constantin. Plusieurs fois la fortune favorisa les efforts de cette troupe héroïque, et mêla quelques lueurs d’espérance au sentiment de tristesse et d’effroi qui régnait dans Constantinople.

Les assiégés conservaient un avantage : la ville était inaccessible vers la Propontide et du côté du port. Mahomet avait rassemblé dans le canal de la mer Noire une flotte nombreuse ; mais celte flotte ne servait qu’au transport des vivres et des munitions de guerre. La marine ottomane ne pouvait le disputer à la marine des Grecs, surtout à celle des Francs ; les Turcs convenaient eux-mêmes qu’ils devaient céder l’empire de la mer aux peuples chrétiens.

Vers le milieu du siège, on vit entrer dans le canal cinq vaisseaux venus des côtes de l’Italie et de la Grèce. Aussitôt toute la flotte ottomane s’ébranle et s’avance à leur rencontre ; elle les environne, les attaque à plusieurs reprises pour s’en emparer ou les arrêter dans leur marche. Mahomet, sur la grève, animait les combattants du geste et de la voix. Quand les Ottomans sont près de succomber, il ne peut retenir sa colère ; poussant son cheval dans la mer, il semble menacer les éléments, et, comme un roi barbare de l’antiquité, accuser les flots de méconnaître sa volonté suprême. D’un autre côté, les Grecs, rassemblés sur les remparts de la ville, attendaient avec inquiétude l’issue du combat. Enfin, après un choc opiniâtre et sanglant, tous les navires des Turcs sont dispersés, jetés sur le rivage ; et la flotte chrétienne, chargée de vivres et de soldats, arrive en triomphe dans le port de Constantinople.

Cette victoire remportée par les Francs nous montre combien il était facile aux peuples maritimes de l’Europe de secourir et de sauver Byzance. Les musulmans, effrayés de leur défaite, perdirent un moment l’espoir de vaincre les chrétiens ; pour relever leur courage abattu, le corps des ulémas eut besoin de leur rappeler les promesses du Coran. « Les chrétiens, dit Coggia-effendi, semblables à la tortue qui sort de son écaille, montrèrent la tête au dehors des remparts, et se mirent à vomir des menaces contre les musulmans. Ceux-ci furent tellement découragés, qu’on parla de la paix ; mais les ulémas et les cheiks déterminèrent Mahomet II à poursuivre la guerre. » Le sultan tenta un dernier effort pour se rendre maître du port de Constantinople. Comme l’entrée en était gardée par plusieurs grands vaisseaux et fermée par une chaîne de fer qu’on ne pouvait ni briser ni franchir, le monarque ottoman employa un moyen extraordinaire que les assiégés n’avaient point prévu et dont le succès devait montrer la force de sa volonté et l’étendue de sa puissance. Dans une seule nuit, soixante-dix ou quatre-vingts navires qui étaient mouillés dans le Bosphore, furent transportés par terre jusque dans les eaux du havre. On avait couvert le chemin de planches enduites de suif sur lesquelles une foule d’ouvriers et de soldats faisaient glisser les vaisseaux. La flotte turque, montée par des pilotes, ornée de ses voiles déployées, équipée comme pour une expédition maritime, s’avança sur un terrain montueux, et parcourut un espace de deux milles à la lueur des torches et des flambeaux, au son des clairons et des trompettes, sans que les Génois qui habitaient Galata osassent s’opposer à son passage. J’ai pu suivre le chemin que prit la flotte ottomane, partie de la vallée de Dolmak-Baclii, s’avançant derrière le Champ-des-Morts, gravissant la colline de Péra, et redescendant par la vallée profonde de Saint-Dimitri jusqu’au quartier appelé Kassan-pacha. Les Grecs, tout occupés de garder leurs remparts, n’avaient rien soupçonné des desseins de l’ennemi. Ils ne reconnurent la cause et l’objet de tout ce tumulte qui s’était fait entendre la nuit vers le rivage de la mer, qu’en voyant, au lever du jour, flotter dans leur port le pavillon ottoman.

On se demande ici quelle résistance durent opposer les vaisseaux qui gardaient la chaîne de fer, et ceux qui étaient entrés dans le port après avoir dispersé la flotte ottomane. On doit croire que tout ce qu’il y avait de guerriers sur les navires des chrétiens combattait alors sur les remparts de la ville. II est probable aussi que la partie du golfe où les navires des Turcs étaient descendus n’avait point assez de profondeur pour être accessible à de grands vaisseaux. Quoi qu’il en soit, les musulmans se hâtèrent de profiter de leur avantage. A peine les bâtiments turcs venaient-ils d’être lancés, qu’une multitude d’ouvriers s’occupèrent de construire des batteries flottantes au lieu même où les Vénitiens avaient livré leur dernier assaut dans la cinquième croisade.

Cette entreprise hardie, poursuivie avec autant d’audace que de succès, dut jeter le trouble et la consternation parmi les assiégés. Ils firent plusieurs tentatives pour brûler la flotte et détruire les travaux commencés de l’ennemi ; mais vainement ils eurent recours au feu grégeois, qui avait tant de fois sauvé Constantinople de l’attaque des Barbares. Quarante de leurs guerriers les plus intrépides, trahis par leur valeur imprudente, peut-être aussi par les Génois, tombèrent entre les mains des Turcs, et la mort des martyrs fut le prix de leur généreux dévouement.

Constantin usa de représailles et fit exposer sur les remparts de la ville les têtes de soixante-dix captifs. Cette manière de faire la guerre annonçait que les combattants n’écoutaient plus que les inspirations du désespoir ou les fureurs de la vengeance. Les musulmans, qui recevaient chaque jour des renforts, poursuivaient le siège sans relâche. L’assurance de la victoire redoublait leur ardeur : Constantinople était attaquée de plusieurs côtés à la fois, et la garnison, déjà affaiblie par les combats et les travaux d’un long siège, se trouvait obligée de diviser ses forces pour défendre tous les points menacés.

On avait négligé de réparer les fortifications de la ville du côté du port. Vers l’occident plusieurs des tours, surtout celle de Saint-Romain, tombaient en ruine. Dans cette situation presque désespérée, ce qu’il y avait de plus déplorable, c’était de voir les défenseurs de Byzance livrés à l’esprit de discorde. De violents débats s’élevèrent entre le grand-duc Notaras et Justiniani, qui commandait les guerriers de Gênes. Les Vénitiens et les Génois furent plusieurs fois sur le point d’en venir aux mains ; l’histoire peut à peine indiquer le sujet de ces malheureuses querelles. Tel était l’aveuglement produit par l’esprit de jalousie ou plutôt par le désespoir, que dans cette élite de guerriers qui sacrifiaient chaque jour leur vie à la noble cause qu’ils avaient embrassée, on s’accusait réciproquement de lâcheté et de trahison.

Constantin s’efforçait de les apaiser, et, toujours calme au milieu des partis irrités, semblait n’avoir d’autre passion que l’amour de la patrie et de la gloire. Le caractère qu’il déploya au milieu des dangers aurait dû lui rendre la confiance et l’affection du peuple ; mais l’esprit turbulent et séditieux des Grecs et la vanité de leurs disputes ne leur permettaient point d’apprécier la véritable grandeur. Ils reprochaient à Paléologue des malheurs qui n’étaient point son ouvrage et que sa vertu seule pouvait réparer. On l’accusait d’achever la ruine d’un empire que tout le monde abandonnait et que lui seul voulait défendre. Non-seulement on ne respectait plus ni l’autorité ni les intentions du prince, mais encore tout ce qui s’élevait par le rang ou par le caractère était un objet de réprobation ou de défiance. Par une suite de cet esprit inquiet qui, dans les désordres publics, pousse la multitude à chercher des appuis inconnus, certaines prédictions accréditées parmi le peuple annonçaient que la ville des Césars ne pouvait être sauvée que par un misérable mendiant à qui Dieu devait remettre le glaive de sa colère.

A mesure que le jour des grandes calamités approchait, le peuple et le clergé se précipitaient dans les églises. On exposa solennellement l’image de la Vierge, patronne de Constantinople ; on la porta en procession dans les rues. Ces pieuses cérémonies offraient sans doute quelque chose d'édifiant, mais elles n’inspiraient point la bravoure nécessaire pour défendre la patrie, la religion menacées ; et le ciel, dans les grands périls de la guerre, n’écoutait point les prières d’un peuple désarmé et tremblant.

Pendant le siège, on avait plusieurs fois parlé d’une capitulation. Mahomet exigeait qu’on lui livrât la capitale d’un empire dont il possédait déjà toutes les provinces, et permettait aux Grecs de se retirer avec leurs richesses. Paléologue consentait à payer un tribut ; mais il voulait rester maître de Constantinople. Enfin, dans un dernier message, le sultan menaça l’empereur grec de l’immoler avec sa famille et de disperser son peuple captif par toute la terre, s’il persistait à défendre la ville. Mahomet offrait à son ennemi une principauté dans le Péloponnèse ; Constantin rejeta cette proposition et préféra une mort glorieuse.

Le sultan fit annoncer dans son armée une attaque prochaine et générale : les riches de Constantinople, les captifs, les femmes grecques, devaient récompenser la valeur de ses soldats ; il se réservait la ville et ses édifices. Des hérauts d’armes répétèrent à haute voix dans tout le camp : « Heureux ceux qui vont recueillir la palme de la victoire ! malheur à ceux qui voudraient fuir, car ils ne peuvent échapper à la justice de Mahomet, lors même qu’ils auraient les ailes d’un oiseau. » Pour ajouter l’enthousiasme religieux à celui de la guerre, les derviches parcoururent les rangs de l’armée ottomane, exhortant les soldats à purifier leur corps par des ablutions, leur âme par la prière, et promettant les délices du paradis aux défenseurs de la foi musulmane. Dès que la nuit commença à couvrir la terre, l’ordre fut donné à tous les guerriers musulmans d’attacher au bout de leurs lances des flambeaux allumés. Ainsi les assiégeants devaient être toujours prêts à livrer un assaut, et les assiégés ne devaient pas avoir un seul moment de sécurité. Cette multitude de flambeaux éclairait au loin l’horizon, et les rivages de la mer (ce sont les expressions d’un historien turc) ressemblaient à un champ couvert de roses et de tulipes. L’empereur ottoman parut alors au milieu de son armée, promit de nouveau à ses soldats le pillage de Byzance, et, pour rendre sa parole plus solennelle, il jura par l’âme d’Amurat, par quatre mille prophètes, par ses enfants, enfin par son cimeterre. Toute l’armée fit éclater sa joie et répéta à plusieurs reprises cette acclamation : Dieu est Dieu, et Mahomet est l’envoyé de Dieu. Quand cette cérémonie guerrière fut achevée, le sultan ordonna, sous peine de mort, que le plus profond silence fût observé dans tout le camp. Dès lors on n’entendit plus autour de Constantinople que le tumulte confus d’une armée où tout était en mouvement pour les apprêts d’un combat terrible et décisif.

Dans la ville, la garnison veillait sur les remparts et suivait avec inquiétude les mouvements de l’armée ottomane. On avait entendu avec effroi les acclamations bruyantes des Turcs ; le silence qui tout à coup les avait suivies redoublait la terreur. Les lueurs des feux ennemis se réfléchissaient sur le sommet des tours, sur les dômes des églises, et rendaient plus effrayante l’obscurité qui couvrait la ville. Constantinople, où tous les travaux de l’industrie, où tous les soins ordinaires de la vie avaient été interrompus, était plongée dans un calme profond, sans que personne y connut le repos ni le sommeil ; elle présentait l’aspect lugubre d’une cité qu’un grand fléau a rendue déserte. Seulement on entendait autour des temples quelques sons plaintifs et la voix de la prière qui implorait la miséricorde du ciel.

Constantin rassembla les principaux chefs de la garnison pour délibérer sur les dangers qui menaçaient l’empire. Dans un discours pathétique il chercha à ranimer le courage et l’espoir de ses compagnons d’armes ; parlant aux Grecs de la patrie, aux auxiliaires latins de la religion et de l’humanité, il les exhorta à la patience et surtout à la concorde. Les guerriers qui assistaient à ce dernier conseil écoutèrent l’empereur dans un morne silence ; ils n’osaient s’interroger les uns les autres sur des moyens de défense que tous jugeaient inutiles. Ils s’embrassèrent en pleurant, et retournèrent sur les remparts remplis des plus tristes pensées.

L’empereur entra dans l’église de Sainte-Sophie, où il reçut le sacrement de la communion ; la tristesse qu’on remarquait sur son visage, la pieuse humilité avec laquelle il sollicitait l’oubli de ses torts et le pardon de ses fautes, les paroles touchantes qu’il adressa au peuple et qui ressemblaient à d’éternels adieux, durent redoubler la consternation générale. Enfin se leva le dernier jour de l’empire romain : c’était le 29 mai. Les trompettes et les tambours se firent entendre dans le camp des Turcs. La multitude des soldats musulmans se précipite vers les murailles de la ville ; l’assaut est livré à la fois du côté du port et vers la porte Saint-Romain. Dans le premier choc, les assaillants trouvent partout une vive résistance ; les Catalans, les Génois, montrèrent tout ce que pouvait le courage des Francs. Paléologue combattait à la tête des Grecs, et la seule vue de la bannière impériale remplissait de crainte les guerriers ottomans. Trois cents archers venus de file de Crète soutinrent glorieusement l’ancienne renommée des Crétois par leur valeur et par leur adresse à lancer des flèches. Dans cette brave milice il est juste de distinguer le cardinal Isidore, qui avait fait réparer à ses frais les fortifications qu’il était chargé de défendre, et qui combattit jusqu’à la fin du siège à la tête des soldats venus avec lui d’Italie. L’histoire doit aussi des éloges aux moines de Saint-Basile ; ils avaient sans doute adopté le parti de l’union, et leur valeur et leur mort glorieuse expièrent l’aveugle et fatale obstination du clergé de Byzance.

L’historien Phrantza compare les rangs pressés des musulmans à une corde serrée et tendue qui aurait entouré la ville. Les tours qui défendaient la porte Saint-Romain s’étaient écroulées sous les coups du bélier et des décharges de l’artillerie ottomane. Les murs extérieurs avaient été emportés ; les morts et les blessés, confondus avec les ruines, avaient comblé les fossés. Sur cet horrible champ de bataille, les défenseurs de Byzance combattaient toujours ; rien ne pouvait lasser leur constance, ni ébranler leur courage.

Après deux heures d’un choc effroyable, Mahomet s’avance avec l’élite de ses troupes et dix mille janissaires. Il paraissait au milieu d’eux une massue à la main, semblable à l’ange de la destruction ; ses regards menaçants animaient l’ardeur des soldats ; il leur montrait du geste les lieux qu’il fallait attaquer. Derrière les bataillons qu’il conduisait, une troupe de ces hommes que le despotisme charge d’exécuter ses vengeances, punissait ou contenait ceux qui voulaient fuir, et les forçait de courir au carnage. La poussière qui s’élevait sous les pas des combattants, la fumée de l’artillerie, couvraient l’armée et la ville. Le bruit des tambours et des clairons, le fracas des ruines, l’explosion du canon, le choc des armes, ne permettaient plus d’entendre la voix des chefs ; les janissaires combattaient en désordre, et Constantin, qui l’avait remarqué, exhortait ses soldats à faire un dernier effort, lorsque le sort du combat changea tout à coup. Justiniani ayant été atteint d’une flèche, la douleur que lui causa sa blessure lui fit abandonner le champ de bataille. Les Génois et la plupart des auxiliaires latins suivirent son exemple. Les Grecs, restés seuls, sont bientôt accablés par le nombre ; les Turcs franchissent les remparts, s’emparent des tours. Constantin combattait encore ; mais bientôt, percé de coups, il tombe dans la foule des morts, et Constantinople reste sans chefs et sans défenseurs. C’est près de la porte Carsia, appelée aujourd’hui Egri-Capou, que nous avons cherché la place où succomba le dernier des empereurs grecs. C’est par-là que les Turcs victorieux pénétraient dans Byzance, et Constantin périt sans doute dans l’horrible désordre de l’invasion.

Quel spectacle que celui d’un empire qui n’a plus qu’un moment d’existence et qui va finir au milieu des fureurs et sous le glaive des Barbares ! Tout à coup la société n’a point de liens qui ne se brisent ; la religion, la patrie, la nature, n’ont plus de lois qu’on puisse invoquer ; la sagesse et l’expérience ne donnent plus que des conseils inutiles. Tout ce que la vertu, le génie, la valeur même, peuvent avoir d’ascendant et d’éclat, ne sert plus à distinguer ni à protéger les citoyens. Ces magnifiques palais qui faisaient l’orgueil des princes, personne ne les possède plus. Parmi les nombreux édifices d’une grande capitale, personne n’a plus d’asile ni de demeure. La cité n’a plus de guerriers ni de magistrats, de nobles ni de plébéiens, de pauvres ni de riches, et toute la population n’est plus qu’un troupeau d’esclaves qui attend avec effroi la présence d’un maître irrité. Tel était Constantinople au moment où les vainqueurs se préparaient à y entrer.

Lorsque quelques-uns de ceux qui avaient défendu les remparts rentrèrent dans la ville annonçant l’arrivée des Turcs, on ne voulut pas les croire ; lorsqu’on vit arriver les bataillons musulmans, le peuple, dit l’historien grec Ducas, était à moitié mort de frayeur et ne pouvait plus respirer. La multitude fuyait dans les rues sans savoir où elle allait et jetant des cris déchirants. Des femmes, des enfants, des vieillards, couraient dans les églises, comme si les autels du Christ eussent été un asile contre les farouches disciples de Mahomet.

Nous n’avons point à décrire les désastres qui suivirent la prise de Constantinople. Le massacre des habitants désarmés, la ville livrée au pillage, les lieux saints profanés, les vierges et les matrones accablées d’outrages, une population entière chargée de chaînes : tels sont les récits lamentables qu’on trouve à la fois dans les annales des Turcs, des Grecs et des Latins. Ainsi tomba cette ville, que de fréquentes révolutions avaient couverte de ruines et qui devint enfin le jouet et la proie d’un peuple qu’elle avait longtemps méprisé. Si quelque chose peut consoler au milieu de tant de scènes douloureuses, c’est la vertu de Constantin, qui ne voulut point survivre à sa patrie et dont la mort fut la dernière gloire de l’empire d'Orient. On voit près de la porte d’Egri-Capou les restes assez bien conservés d’un palais que les traditions ont appelé jusqu’ici le palais de Constantin : pour ceux qui veulent honorer la mémoire du héros du patriotisme, quel plus beau mausolée, quel plus noble monument que ces ruines qui portent encore son nom !

Lorsqu’on voit la faiblesse de l’empire grec et la puissance de ses ennemis, on s’étonne qu’il ait résisté aussi longtemps. Les Ottomans avaient toutes les passions qui favorisent la conquête ; les Grecs n’avaient aucune des qualités qui servent à la défense. Pour s’en convaincre on n’a qu’à voir agir les deux peuples. Lorsque Mahomet eut annoncé son entreprise, les Ottomans accoururent en armes de toutes les parties de son empire ; tandis qu’à la première nouvelle du siège, une grande partie de la population de Constantinople avait déserté la ville. On a vu que les derviches encourageaient les soldats musulmans, et leur présentaient la guerre contre les Grecs comme une guerre sainte ; les prêtres grecs, au contraire, décourageaient les défenseurs de Byzance, et peu s’en fallait qu’ils ne regardassent la résistance de Constantin comme une action sacrilège. Au milieu des assauts livrés à la ville impériale, les soldats turcs, pour combler les fossés, y jetaient leurs tentes et leurs bagages, préférant la victoire à tout ce qu’ils possédaient ; on sait que dans le même temps les plus riches des Grecs s’occupaient d’enfouir leurs richesses, préférant leurs trésors à la patrie. Nous pourrions ajouter d’autres traits remarquables ; mais ceux-ci montrent assez de quel côté était la force. Ce qui devait surtout faire présager la ruine de Byzance, c’était le peu de confiance que les Grecs avaient dans la durée de leur empire. Jamais les anciens Romains ne montrèrent mieux la puissance et l’ascendant de leur patriotisme, qu’en appelant Rome la ville éternelle. Constantinople vit diminuer le nombre et s’affaiblir le courage de ses défenseurs en proportion de la facilité avec laquelle s’accréditaient parmi le peuple des prédictions sinistres sur sa ruine prochaine.

Lorsque Byzance, au commencement du treizième siècle, tomba sous les coups des Latins, l’empire avait encore de grands moyens de défense, et cependant vingt mille croisés en firent la conquête, ce qui met la valeur des Francs bien au-dessus de celle des Turcs. Ce serait peut-être ici le lieu d’examiner quelle fut l’influence des croisades sur les destinées de l’empire d’Orient. Dans la première expédition des Latins, l’Asie Mineure se trouva délivrée des Turcs, qui étaient déjà maîtres de Nicée et qui menaçaient Constantinople ; mais les croisés vendirent trop chèrement leurs services : d’une part la violence, de l’autre la perfidie, troublèrent l’harmonie qui aurait dû subsister entre les Grecs et les Latins. Enfin la prise de Constantinople par les Francs porta un coup mortel à l’empire de Byzance. Au milieu de la guerre, le schisme s’accrut par la haine, et le schisme à son tour entretint et redoubla la haine réciproque. Cette division favorisa les progrès des Turcs et leur ouvrit les portes de Constantinople.

Les Barbares qui renversèrent l’empire d’Occident avaient adopté la religion et les mœurs des peuples vaincus, ce qui fit disparaître peu à peu les traces de l’invasion et de la conquête. Les Turcs, au contraire, voulaient faire triompher le Coran ; ils voulaient établir leurs lois et leurs usages dans tous les lieux où ils portaient leurs armes. Dès qu’ils furent les maîtres de Byzance, la religion, les mœurs, le langage, les souvenirs de la Grèce, le nom même de la ville conquise, tout fut détruit, tout fut changé. Comme la capitale qu’ils venaient de conquérir était pour les infidèles la porte de l’Occident, l’Europe chrétienne, qui pendant deux siècles avait envoyé ses flottes et ses armées en Asie, dut à la fin trembler pour elle-même. Dès lors les croisades prirent un nouveau caractère et ne furent plus que des guerres défensives.