Nouvelle croisade
prêchée par le pape ; le prince tartare Cazan envoie une ambassade à Rome ;
assemblée de Poitiers ; prise de Rhodes par les chevaliers de Saint-Jean de
Jérusalem ; les chevaliers du Temple viennent s’établir en France ; coup
d’œil sur les causes de la destruction de l’Ordre ; Charles le Bel reçoit des
ambassadeurs arméniens ; Pétrarque, Raymond Lulle, Sanuto ; Philippe de
Valois assemble les barons dans la Sainte-Chapelle ; le calife d’Égypte
maltraite les chrétiens ; la peste noire ; Pierre de Lusignan, roi de Chypre,
vient à Rome ; ses propositions ; il parcourt l’Europe ; le roi Jean prend la
croix, mais il va mourir à Londres ; une flotte génoise conduit les croisés
devant Almahia (dite Afrique} ; combat de dix contre dix ; défiances contre
les Génois ; commencements de l’empire ottoman ; Bajazet en Hongrie ;
bataille de Nicopolis ; Bajazet renvoie les prisonniers français ; nouvelle
entreprise dirigée par Boucicaut ; Manuel Paléologue à la cour de Charles VI
; Tamerlan vient combattre Bajazet ; bataille d’Ancyre ; le pape Eugène lève
des troupes ; trêve de dix ans conclue avec Amurat II, Scanderberg ; bataille
de Varna perdue par les chrétiens ; Mahomet II se rend maître de
Constantinople.
Nous
voilà parvenu à la fin de l’époque brillante des croisades, mais nous n’avons
point achevé notre ouvrage ; car, de même que la curiosité des lecteurs met
un grand prix à savoir les causes des événements, elle doit en mettre aussi à
connaître ce qu’ils ont laissé après eux et l’influence qu’ils ont eue sur
l’état des sociétés. Après avoir vu pendant près de deux siècles l’Europe
s’ébranler et se porter sur l’Asie, qui n’aura pas le désir d’appendre
comment les passions qui avaient agité le monde chrétien ont perdu peu à peu
leur violence et leur énergie ? quelles sont les combinaisons de la politique
et les e changements survenus dans l’esprit des peuples qui ont affaibli cet
enthousiasme universel ? quels sont, en un mot, les intérêts, les mœurs, les habitudes,
qui ont remplacé la dévotion des pèlerinages d’outremer et succédé aux
prodiges des croisades ? Ici la philosophie de l’histoire vient nous éclairer
de son flambeau et nous montrer le cours éternel des choses humaines. La fin
des grandes révolutions peut être comparée à cette époque de la vie de
l’homme où finit la jeunesse : c’est là qu’on recueille les fruits d’une
expérience acquise au milieu du bruit et de l’ardeur des passions ; c’est là
que vient se réfléchir, comme dans un miroir fidèle, le passé avec ses
souvenirs et ses avertissements salutaires. Nous
poursuivrons donc avec confiance la tâche que nous avons commencée. Si, dans
la carrière qui nous reste à parcourir, nous avons peu de choses à dire qui
puissent réveiller la curiosité du vulgaire, les esprits éclairés trouveront
sans doute quelque intérêt à suivre avec nous ces longs retentissements d’une
révolution qui avait ébranlé l’Orient comme l’Occident, et dont les suites
devaient se faire sentir jusque dans la postérité. Lorsque
la nouvelle de la prise de Ptolémaïs arriva en Europe, le pape Nicolas IV,
qu’on avait accusé d’une coupable indifférence, ne s’occupa plus que de
prêcher une croisade. Une bulle adressée à tous les fidèles déplora en termes
pathétiques les derniers désastres des chrétiens. Plus ces malheurs étaient
grands, plus le pape s’empressa d’ouvrir aux nouveaux croisés le trésor des
miséricordes divines et des indulgences pontificales. Une indulgence de cent
jours était accordée à ceux qui assisteraient aux sermons des prédicateurs de
la croisade et qui viendraient entendre dans les églises les gémissements de
la cité de Dieu. Les orateurs sacrés eurent la permission de prêcher la
guerre d’Orient jusque dans les lieux interdits ; et, pour que les grands pécheurs
pussent être admis au nombre des soldats de la croix, les prédicateurs
reçurent la faculté d’accorder certaines absolutions réservées à l’autorité
suprême du Saint-Siège. Dans
plusieurs provinces le clergé s’assembla, d’après l'invitation du pape, pour
délibérer sur les moyens de recouvrer la Palestine. Les pasteurs de l’Église
s’occupèrent avec zèle de cette pieuse mission, et les opinions de tous les
prélats se réunirent d’abord pour conjurer le souverain pontife de travailler
sans relâche à rétablir la paix entre les princes chrétiens. Plusieurs
monarques avaient déjà pris la croix : Nicolas leur envoya des légats pour
les presser d’accomplir un vœu qu’ils semblaient avoir oublié. Édouard, roi
d’Angleterre, quoiqu’il eût levé des décimes sur le clergé pour les dépenses
de la croisade, montra peu d’empressement à quitter ses États pour retourner
en Asie. L’empereur Rodolphe, qui dans la conférence de Lausanne avait promis
au pape de faire le voyage d’outre-mer, mourut à cette époque, plus occupé
des affaires de l’Allemagne que de celles des chrétiens d’Orient. Nicolas IV
fit représenter à Philippe le Del que l’Occident avait les yeux sur lui, et
que son exemple pouvait entraîner toute la chrétienté ; le souverain pontife
exhortait en même temps les prélats de l’Église de France à se joindre à lui
pour déterminer le roi, les grands et le peuple, à prendre les armes contre
les infidèles. Le père
des chrétiens ne borna point ses efforts à réveiller le zèle des princes et
des peuples de l’Occident. L’empereur grec Andronic Paléologue, l’empereur de
Trébizonde, les rois d’Arménie, de Géorgie et de Chypre, reçurent ses
messages apostoliques, dans lesquels il leur annonçait la prochaine
délivrance des saints lieux. Comme dans leur détresse les chrétiens avaient
quelquefois porté leurs regards vers les Tartares, deux missionnaires furent
envoyés à la cour d’Argon, chargés d’offrir à l’empereur mogol les
bénédictions du souverain pontife et de solliciter ses puissants secours
contre les musulmans. Tout
l’Occident, comme on l’a vu, avait été plongé dans la douleur en apprenant la
ruine des colonies chrétiennes ; mais cette profonde douleur ne put rallumer
dans l’esprit des peuples l’enthousiasme des croisades. Nicolas IV mourut le
4 avril 1292, sans avoir pu rassembler une armée chrétienne. Après sa mort,
le conclave ne fut point d’accord pour nommer un chef de l’Église, et le
Saint-Siège resta vacant pendant vingt-sept mois. Dans ce long intervalle,
les chaires où retentissaient les plaintes des fidèles d’outre-mer restèrent
muettes, et l’Occident oublia les dernières calamités de la terre sainte. En
Orient, les affaires des chrétiens ne prenaient pas une tournure plus
favorable. La discorde élevée entre les princes de la famille d’Hayton
désolait l’Arménie et livrait ce pays à l’invasion des barbares. Le royaume
de Chypre, dernier asile des Francs établis en Asie, ne devait alors une
sécurité passagère qu’aux sanglantes divisions des mameluks d’Égypte, et ne
paraissait occupé que de ses propres dangers. Mais,
tandis que la chrétienté ne songeait plus à la délivrance de Jérusalem, les
Tartares de la Perse, à qui le pape avait envoyé des missionnaires, vinrent
tout à coup ranimer les espérances de la chrétienté, et formèrent le projet
d’arracher aux musulmans la Syrie et la Palestine, entreprise à laquelle il
ne manquait pour être une croisade que d’avoir pour chef un prince chrétien
et d’être proclamée par le chef de l’Église. Depuis
longtemps les Tartares, comme on a pu le voir au livre précédent, faisaient
la guerre aux puissances ennemies des chrétiens. Argon, lorsqu’il mourut,
s’occupait des préparatifs d’une grande expédition contre les maîtres de la
Syrie et de l’Égypte. Ces préparatifs avaient répandu de si vives alarmes
parmi les musulmans, que ceux-ci mirent la mort imprévue du prince mogol au
nombre des miracles opérés en faveur de l’islamisme. Parmi
les successeurs d’Argon, qui furent tour à tour les amis et les ennemis des
musulmans, il se trouva un chef habile, belliqueux et plus animé que tous les
autres de l’ambition des conquêtes. L’historien grec Pachymère et l’arménien
Hayton donnent les plus grands éloges à la bravoure, à la vertu et même à la
piété de Cazan. Ce prince mogol regardait les chrétiens comme ses plus
fidèles alliés, et dans ses armées, où servaient des Géorgiens, le drapeau de
la croix brillait à côté de l’étendard impérial. La conquête des rives du Nil
et du Jourdain occupait toutes ses pensées ; et, lorsque des cités nouvelles
s’élevaient dans son empire, il se plaisait à leur donner le nom des villes
de l’Égypte, de la Syrie ou de la Judée. Cazan
quitta la Perse à la tête d’une armée ; les rois d’Arménie et de Géorgie, le
roi de Chypre et les ordres de Saint-Jean et du Temple avertis de ses
projets, étaient venus rejoindre ses drapeaux. Une grande bataille fut livrée
près d’Émèse : la victoire se déclara contre le sultan d’Égypte, qui perdit
la meilleure partie de son armée et fut poursuivi jusqu’au désert par les
cavaliers arméniens. Alep et
Damas ouvrirent leurs portes aux vainqueurs. Si nous en croyons l’historien
Hayton, les chrétiens rentrèrent alors dans Jérusalem, et l’empereur des
Tartares visita avec eux le tombeau de Jésus-Christ. [1300.]
Ce fut de là que Cazan envoya des ambassadeurs au pape et aux souverains de
l’Europe pour solliciter leur alliance et leur offrir la possession de la
terre sainte. Au milieu des singularités de cette époque, on s’étonnera sans
doute de voir un empereur mogol cherchant à ranimer l’esprit des croisades
parmi les princes de la chrétienté ; on s’étonnera de voir des Barbares venus
des bords de l'Irtiche et du Jaxarte attendant sur le Calvaire et sur le mont
Sion les guerriers de la France, de l’Allemagne et de l’Italie, pour
combattre les ennemis de Jésus-Christ. Le souverain pontife accueillit les
ambassadeurs de Cazan, mais il ne put répondre à leurs propositions et à
leurs demandes que par des promesses restées sans exécution. Dès le
commencement de son règne, Boniface VIII avait fait revivre les prétentions
de la cour de Rome à la suprématie universelle. Aux prises avec la puissante
famille des Colonne, occupé de soumettre à ses lois le royaume de Sicile, il
ne pouvait penser sérieusement à la délivrance de Jérusalem. La hauteur avec
laquelle le successeur de Nicolas parlait aux princes chrétiens, et ses
exhortations, qui ressemblaient à des commandements, indisposèrent contre lui
l’esprit des souverains et surtout du roi de France. Gênes, alors sous le
poids d’une excommunication, fut la seule ville de l’Europe où l’on s’occupa
d’une croisade, et, par une circonstance bizarre, ce furent les dames
génoises qui donnèrent le signal et l’exemple. Il nous
reste un bref du pape par lequel le saint-père félicite les dames qui avaient
pris la croix et ne craignaient point de suivre les traces de Cazan, empereur
de Tartarie, lequel, quoique païen, poursuivait la généreuse résolution de
délivrer la terre sainte. L’histoire nous a conservé deux autres lettres du
pape, l’une adressée à Porchetto, archevêque de Gênes, l’autre à quatre
nobles génois qui devaient diriger l’expédition. « Ô prodige ! ô miracle !
dit-il à Porchetto, un sexe faible et débile prévient les guerriers dans
cette grande entreprise, dans cette guerre contre les ennemis du Christ, dans
ce combat contre les ouvriers de l’iniquité ! Les rois et les princes du
monde, sans aucun égard pour toutes les sollicitations qu’on leur a faites,
refusent d’envoyer des secours aux chrétiens bannis de la terre sainte, et
voici des femmes qui viennent sans être appelées ! D’où peut venir cette
résolution magnanime, si ce n’est de Dieu, source de « toute force et de
toute vertu ? » Le pape
terminait sa lettre en ordonnant à l’archevêque de faire assembler le clergé
et le peuple, et de proclamer le dévouement des nobles dames génoises, afin
que leur exemple put jeter dans le cœur des fidèles des semences de bonnes
œuvres. Au
reste, de si beaux projets n’eurent point de suite : ce n’étaient pas de
pareils auxiliaires qu’attendaient les Tartares dans les murs de Jérusalem.
Cette croisade ne fut sans doute prêchée que pour exciter l’émulation des
chevaliers, et le pape n’y arrêta son attention que pour donner aux princes
chrétiens une leçon dont ils ne profitèrent pas. On a conservé longtemps dans
les archives de la république de Gênes les lettres écrites en celte occasion
par le pape Boniface VIII. Au siècle dernier, on montrait encore dans
l’arsenal de cette ville les casques et les cuirasses dont les dames génoises
devaient s’armer dans leur expédition d’outre-mer. Les
Tartares, malgré leurs victoires, n’avaient pu triompher de la constance et
de la bravoure disciplinée des mameluks, sortis comme eux des déserts de la
Scythie. Il arrivait alors aux Mogols ce qui arriva presque toujours aux
Francs dans la ferveur des croisades : ils remportaient d’abord de grands
avantages ; mais des événements inattendus, des discordes civiles, les
menaces d’un voisin puissant, les rappelaient dans leur pays, et les
forçaient d’abandonner leurs conquêtes. Cazan fut obligé de quitter la Syrie
pour retourner dans la Perse. Il tenta une seconde expédition qu’il abandonna
encore ; et, lorsque dans la troisième invasion son armée s’était avancée
jusqu’à Damas, il tomba malade, et mourut emportant au tombeau les dernières
espérances des chrétiens. Les
guerriers d’Arménie et de Chypre sortirent alors de la ville sainte, dont ils
commençaient à relever les remparts et qui ne devait plus revoir dans ses
murs les étendards de la croix. Le pape Clément V, qui avait fixé son séjour
en deçà des Alpes, entreprit de réveiller par ses exhortations apostoliques
l’enthousiasme de la noblesse et du peuple. Il convoqua, à Poitiers, une
assemblée à laquelle assistèrent les rois de France, de Navarre, de Naples,
le comte de Flandre et Charles de Valois. Cette assemblée s’occupa tout à la
fois d’enlever aux musulmans le royaume de Jérusalem, aux Grecs l’empire de
Byzance. Les forces de l’Occident ne pouvaient suffire à ces deux grandes
entreprises, pour lesquelles on ne fit que des vœux et de vaines
prédications. Les guerriers ne prirent point la croix, le clergé se montrait
peu disposé à payer les décimes exigées par le pape. Une chose digne de
remarque, c’est que Clément se crut, en cette circonstance, obligé de
recommander la modération aux collecteurs, et qu’il leur défendit
formellement ,enlever les calices, les livres et les ornements des églises.
Cette défense du pape nous montre que la violence avait souvent présidé à la
perception du tribut destiné aux guerres saintes, ce qui devait ralentir le
zèle et l’ardeur des peuples pour des entreprises lointaines à la suite
desquelles les villes chrétiennes étaient ruinées et les autels de
Jésus-Christ dépouillés. Cependant
l’Europe attendait alors avec impatience l’issue d’une expédition que
venaient d’entreprendre les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem. Un grand
nombre de guerriers, excités par le récit des aventures de la chevalerie et
par la passion de la gloire militaire, avaient suivi les hospitaliers dans
leur entreprise ; les femmes même voulurent prendre part à cette expédition,
et vendirent leurs joyaux pour fournir aux dépenses de la guerre. L’armée
des nouveaux croisés s’embarqua au port de Brindes, et bientôt on apprit dans
l’Occident que les chevaliers de l’Hôpital s’étaient rendus maîtres de l’île
de Rhodes et de cinq îles voisines qu’ils avaient enlevées à la domination
des Grecs ou des musulmans. La renommée publiait partout les exploits des
hospitaliers et de leurs compagnons d’armes. Le concile de Vienne, qui fut
convoqué à cette époque, aurait pu de nouveau diriger l’esprit des guerriers
chrétiens vers les conquêtes d’Orient, si les poursuites contre les templiers
n’avaient occupé alors toute l’attention du pape, des prélats et du roi de
France. Les
chevaliers du Temple, après avoir été reçus dans l’île de Chypre, s’étaient
retirés en Sicile, où le roi les avait employés à une expédition contre la
Grèce. Réunie aux Catalans et à quelques guerriers d’Italie, cette
belliqueuse milice s’empara de Thessalonique, se rendit maîtresse d’Athènes,
s’avança vers l'Hellespont, et ravagea une partie de la Thrace. Après cette
expédition, les templiers dédaignèrent la possession des villes tombées en
leur pouvoir, et, laissant les provinces conquises à leurs compagnons
d’armes, ils gardèrent pour eux les richesses des peuples vaincus. Ce fut
alors que, chargés des dépouilles de la Grèce, ils vinrent s’établir en
Occident et surtout en France, où leur opulence, leur luxe, leur oisiveté,
durent scandaliser la piété des fidèles, exciter la jalousie et la défiance
des princes, provoquer la haine du peuple et du clergé. Il
n’entre point dans le plan de cet ouvrage de nous arrêter sur le procès des
templiers ; mais si nous avons suivi ces nobles chevaliers dans toutes les
guerres contre les musulmans, si nous avons été si longtemps témoin de leurs
exploits et comme le compagnon de leurs travaux, nous aurons peut-être acquis
le droit d’exprimer notre opinion sur les accusations dirigées contre eux.
Nous devons d’abord déclarer que nous n’avons rien trouvé jusqu’à l’époque de
leur procès, ni dans les chroniques de l’Orient, ni dans celles de
l’Occident, qui put accréditer ou faire naître l’idée et le soupçon des
crimes qu’on leur imputait. Comment croire en effet qu’un ordre guerrier et
religieux qui, vingt-cinq ans auparavant, avait vu trois cents de ses
chevaliers se faire égorger sur les ruines de Safad plutôt que d’embrasser la
foi musulmane ; que cet ordre, qui s’était enseveli presque tout entier sous
les ruines de Ptolémaïs, eût pu contracter une criminelle alliance avec les
infidèles, eût outragé la religion chrétienne par d’horribles blasphèmes, et
livré aux musulmans la terre sainte, toute remplie de son nom et de la gloire
de ses armes ? Et dans
quel temps adressait-on aux templiers des reproches aussi odieux ? dans un
temps où la chrétienté semblait avoir oublié Jérusalem, où le nom de
Jésus-Christ ne suffisait plus pour exciter la bravoure des guerriers
chrétiens. Sans doute que l’ordre des templiers avait dégénéré de l’austérité
des premiers temps et qu’il n’était plus animé de cet esprit d’humilité et de
religion vanté par saint Bernard ; sans doute que quelques-uns de ses
chevaliers avaient apporté avec eux cette corruption qu’on reprochait alors à
tous les chrétiens d’Orient, et dont l’Europe elle-même leur offrait de
nombreux exemples ; sans doute, enfin, que quelques-uns d’entre eux avaient
pu blesser la morale par leur conduite, offenser la religion du Christ par
leurs dérèglements ; mais leurs excès ou plutôt leurs péchés, pour parler le
langage de l’Église, n’appartenaient pas à la justice de la terre, et on peut
croire qu’en cette circonstance le Dieu miséricordieux des chrétiens n’avait
point chargé les lois humaines de sa vengeance. Le
véritable tort des templiers fut d’avoir quitté l’Orient et renoncé à
l’esprit de leur institution, qui était d’accueillir et de protéger les
pèlerins, de combattre les ennemis de la foi chrétienne. Cet ordre, plus
riche que les plus puissants monarques et dont les chevaliers étaient comme
une armée régulière toujours prête aux combats, devait se faire redouter des
princes qui lui accordaient un asile. Les templiers n’avaient point été à
l’abri de tout reproche pendant leur séjour dans l’île de Chypre. Accoutumés
à dominer dans la Palestine, ils durent contracter avec quelque peine
l’habitude d’obéir. L’exemple des chevaliers teutoniques, qui, après avoir
quitté l’Orient, venaient de fonder dans le nord de l’Europe une puissance
redoutée des États voisins, n’était pas propre à rassurer les princes sur
l’esprit belliqueux, sur le génie actif et entreprenant des chevaliers du
Temple. Tels
furent vraisemblablement les motifs qui armèrent contre eux la politique bien
plus que la justice des souverains. Rien ne prouve la crainte qu’ils
inspiraient, comme la violence avec laquelle on les poursuivait et le soin
qu’on prit de les rendre odieux. Lorsqu’on eut commencé à les persécuter, on
ne vit plus en eux que des ennemis qu’il fallait traiter en criminels. Comme
des rigueurs sans exemple avaient précédé leur abolition, on voulut justifier
cette mesure par des rigueurs nouvelles. La vengeance et la haine achevèrent
ce qu’avait commencé la politique des princes, politique qui avait peut-être
des raisons pour être défiante, mais qui n’en avait point pour se montrer
barbare. C’est ainsi qu’on doit expliquer l’issue tragique de ce procès où
toutes les formes de la justice furent tellement violées, que, lors même que
les accusations seraient prouvées, on pourrait encore regarder les templiers
comme des victimes et leurs juges comme des bourreaux. Philippe
le Bel avait promis au concile de Vienne d’aller en Orient combattre les
infidèles, sans doute pour se faire pardonner l’acharnement avec lequel il
poursuivit les chevaliers du Temple. Au milieu des fêtes qu’occasionna
l’arrivée d’Édouard à Paris, le monarque français prit la croix avec les
princes de sa famille. La plupart des seigneurs de sa cour suivirent son
exemple ; les dames promirent de suivre les chevaliers dans la guerre sainte
; mais personne ne se mit en mesure de partir. Alors on promettait de
traverser les mers, sans songer sérieusement à quitter ses foyers. Le serment
de combattre les musulmans semblait une vaine cérémonie qui n’engageait à
rien. On le prêtait avec une légèreté indifférente ; on le violait de même,
ne le regardant comme chose plus sacrée que les serments que les chevaliers
faisaient aux dames. Philippe
le Bel mourut sans s’être occupé d’accomplir son vœu ; Philippe le Long, qui
lui succéda, eut un moment le projet d’aller en Orient. Édouard, qui avait
déjà fait plusieurs fois le serment de combattre les musulmans, renouvelait
alors sa promesse. Mais le souverain pontife, soit qu’il doutât de leur
sincérité, soit qu’il eût besoin du concours de ces deux monarques pour
rétablir la tranquillité en Europe et pour résister à l’empereur d’Allemagne
contre lequel il s’était armé des foudres de l’Église, soit enfin qu’il
jugeât le moment peu favorable, n’approuva point le projet de leur expédition
en Syrie. « Avant de songer au voyage d’outre-mer « écrivait-il au roi
d’Angleterre, nous voudrions que vous eussiez affermi la paix, d’abord dans
votre conscience « ensuite dans votre royaume. » Le père des fidèles
représentait au roi de France que la paix, si nécessaire pour entreprendre
une croisade, était presque bannie de la chrétienté. L’Angleterre et l’Écosse
se faisaient la guerre ; les États d’Allemagne se trouvaient divisés ; le roi
de Sicile et le roi de Naples n’avaient entre eux qu’une trêve de courte
durée ; une défiance réciproque empêchait les rois de Chypre et d’Arménie de
réunir leurs forces contre l’ennemi commun ; les rois d’Espagne défendaient
leurs États contre les Maures ; les républiques de Lombardie s’élevaient les
unes contre les autres ; toutes les villes d’Italie étaient en butte aux
factions, les provinces en proie à des tyrans ; la mer se trouvait
impraticable, la route de terre semée d’écueils. Après avoir fait ce tableau
de l’état déplorable de la chrétienté, le pape engageait Philippe à examiner
sérieusement comment on pourvoirait aux frais de la croisade sans ruiner les
peuples, et sans tenter, ajoutait-il, l'impossible, comme on l’avait
fait autrefois. Les
avis paternels du souverain pontife et des troubles survenus au sein du
royaume, déterminèrent Philippe à différer l’exécution de son projet. Une
multitude de pâtres, d’aventuriers et de vagabonds, arborant, comme au temps
de la captivité de saint Louis, la croix des pèlerins, se rassemblèrent en
plusieurs lieux poursuivirent les juifs, et se livrèrent aux plus coupables
excès. On fut obligé d’employer la force des armes et toute la sévérité des
lois pour arrêter ces désordres, dont la croisade était le prétexte. Dans le
même temps plusieurs provinces de France eurent à souffrir d’une maladie
épidémique : on accusa les juifs d’avoir empoisonné les puits dans le dessein
de suspendre les préparatifs de la guerre sainte ; on les accusa de toutes
sortes de complots contre les chrétiens. La fermentation des esprits était
d’autant plus grande, que les soupçons étaient vagues et que la plupart des
accusations ne pouvaient être prouvées ni démenties. La politique ne trouva
d’autre moyen de dissiper les troubles que d’entrer dans les passions de la
multitude et de renvoyer tous les juifs hors du royaume. Au milieu de ces
circonstances malheureuses, Philippe tomba malade, et mourut en regrettant de
n’avoir point accompli le vœu qu’il avait formé de faire la guerre aux
musulmans. Dans
l’abandon où étaient tombées les croisades, on s’étonne de voir encore
l’esprit des Français dirigé quelquefois vers la délivrance des saints lieux.
Ce reste d’enthousiasme que conservaient nos aïeux au milieu de
l’indifférence universelle, ne tenait point seulement aux sentiments
religieux, mais aussi au sentiment de la patrie et de la gloire nationale.
C’était la France qui avait donné la première impulsion aux guerres saintes.
Le nom de la Palestine, le nom de Saint-Jean-d'Acre ou de Ptolémaïs, celui de
Jérusalem, ne parlaient pas moins au patriotisme qu’à la piété. Quoique les
deux expéditions de Louis IX eussent été malheureuses, l’exemple du saint
monarque était une grande autorité pour les princes de sa famille, et
reportait souvent leurs pensées vers les lieux où il avait trouvé deux fois
la gloire du martyre. Le souvenir de ses exploits et même de ses malheurs, le
souvenir de tant de héros morts sur les bords du Nil et du Jourdain,
intéressait toutes les familles du royaume ; la ville où reposaient les
cendres de Baudouin et de Godefroy de Pouillon, ces régions lointaines où
s’étaient livrés tant de combats glorieux, ne pouvaient être tout à fait
oubliées des guerriers français. Après
la mort de Philippe le Long, il arriva en Europe des ambassadeurs du roi
d’Arménie : le prince arménien, abandonné par les Tartares et menacé par les
mameluks d’Égypte, demandait des secours à l’Occident. Le pape écrivit à
Charles le Rel, successeur de Philippe, et le conjura de prendre les armes
contre les infidèles. Charles reçut avec soumission les conseils et les
exhortations du souverain pontife ; il s’occupait des préparatifs d’une
croisade, lorsque la succession du comté de Flandre fit éclater une guerre
dans les Pays-Bas. Dès lors, la France ne fut plus attentive qu’aux
événements qu’elle avait sous les yeux et dans lesquels sa propre gloire se
trouvait intéressée. A l’approche de sa mort et dans un temps où le royaume
n’avait plus rien à craindre, Charles le Rel se ressouvint de son serment, et
ses dernières pensées se portèrent vers la délivrance de Jérusalem. « Je
lègue, dit-il dans son testament, à la terre saincte cinquante mille livres à
payer et délivrer quand le passage general se fera, et est en mon entente
que, si le passage se faisoit de mon vivant, d’y aller en ma personne. »
C’est ainsi que se montrait encore à cette époque l’esprit des croisades ; la
plupart des testaments que faisaient alors les princes et les riches hommes —
ces mots désignaient la noblesse —, renfermaient quelques dispositions au
profit de la terre sainte ; mais il faut dire aussi que la facilité d’acheter
pour de l’argent le mérite du pèlerinage dut beaucoup diminuer le nombre des
pèlerins et des croisés. [1327.]
Tandis qu’on prodiguait encore des trésors pour la guerre sainte, personne ne
prenait les armes. Cependant il restait quelques hommes doués d’une
imagination vive et d’une âme ardente pour qui rien ne semblait impossible,
et qui dans une génération indifférente croyaient trouver encore les passions
héroïques d’un autre siècle. Pétrarque, qui se trouvait alors à la cour
d’Avignon, déplorait dans ses vers la servitude de la ville sainte, et ses
accents poétiques exhortèrent souvent les guerriers chrétiens à s’armer pour
l’héritage de Jésus-Christ. Dans des stances pleines d’harmonie adressées à
l’évêque de Lombez, qui appartenait à une des plus illustres familles de
Rome, il exprime les espérances que lui donnaient les promesses du pape et
les serments de plusieurs monarques de la chrétienté. « Le fils de Dieu,
disait-il, vient de tourner ses regards vers le lieu où il fut étendu sur la
croix... Ceux qui habitent les contrées situées entre le Rhône, le Rhin et la
mer, ceux que brûlent les ardeurs du Midi, comme ceux qui vivent dans des
régions éloignées du chemin que parcourt le soleil, vont suivre l’étendard de
la croisade. La ville des fils de Mars, la ville des saints Pontifes,
restera-t-elle étrangère à la glorieuse entreprise qui se prépare ? »
Tels étaient les sentiments exprimés par Pétrarque. Ce poète, dans lequel on
ne reconnaît plus aujourd’hui que le chantre ingénieux de la belle Laure,
était regardé alors comme le digne interprète de la sagesse des anciens, et
ses paroles étaient d’un grand poids parmi les hommes éclairés. Tous ceux qui
cultivaient les lettres ou qui étudiaient l’histoire, devaient être plus
frappés que les autres de la gloire des siècles précédents : plusieurs
consacraient leurs veilles à faire renaître un enthousiasme dont ils
admiraient les prodiges. Parmi les derniers apôtres des croisades, on ne peut
oublier le fameux Raymond Lulle, une des lumières de l’école dans le moyen
âge. Lulle
n’eut toute sa vie qu’une pensée, celle de combattre et de convertir les
infidèles. Sur la proposition de ce zélé missionnaire, le concile de Vienne
décida qu’il serait établi dans les universités de Rome, de Bologne, de Paris
et de Salamanque, des chaires pour l’enseignement des langues d’Orient. Il
présenta au pape plusieurs mémoires sur les moyens d’anéantir le culte de
Mahomet et la domination de ses disciples. Lulle, toujours rempli de son
projet, fit un pèlerinage en Palestine, parcourut la Syrie, l’Arménie et
l’Egypte, et revint en Europe raconter les malheurs et la captivité des
chrétiens d’outre-mer. A son retour, il visita toutes les cours de
l’Occident, cherchant à communiquer aux souverains les sentiments dont il
était animé. Après de vains efforts, son zèle l’entraîna sur les côtes
d’Afrique, où il s’efforça de convertir par son éloquence ces mêmes Sarrasins
contre lesquels il avait invoqué les armes des guerriers chrétiens. Il
repassa en Europe, parcourut l’Italie, la France et l’Espagne, prêchant
partout la nécessité d’une croisade. Il s’embarqua de nouveau pour aller à
Jérusalem, rapporta de son pèlerinage d’utiles notions sur la manière
d’attaquer les pays des infidèles. Tous ses travaux, toutes ses recherches,
toutes ses prières, ne purent émouvoir l’indifférence des rois et des
peuples. Lulle, désespérant enfin de voir se réaliser ses projets et
déplorant l’aveuglement de ses contemporains, se retira dans l’île de
Majorque, sa patrie. Du fond de sa retraite, il rédigeait encore des mémoires
sur une expédition en Orient. Mais bientôt la solitude fatigua son esprit
ardent et inquiet ; il quitta Majorque, non plus pour parler aux princes de
l’Europe, qui ne l’entendaient point, mais aux musulmans, qu’il espérait
ramener à l’Évangile. Il se rendit pour la seconde fois en Afrique, et
souffrit enfin, pour prix de ses prédications, le supplice et la mort des
martyrs. Tandis
que Lulle cherchait à ramener les pensées des fidèles vers la délivrance des
saints lieux, un noble Vénitien consacrait aussi sa vie et ses talents à
ranimer l’esprit des croisades. Sanuto raconte ainsi la première audience
qu’il obtint du souverain pontife : « Je ne suis envoyé, lui dit-il, par
aucun roi ni prince, ni par aucune république ; c’est de mon propre mouvement
que je viens aux pieds de Votre Sainteté lui proposer un moyen facile
d’abattre les ennemis de la foi, d’extirper la secte de Mahomet et de
recouvrer la terre sainte. Mes voyages en Chypre, en Arménie, en Égypte, un
long séjour en Romanie, m’ont donné des connaissances et des lumières qu’on
peut faire tourner au profit de la chrétienté. » En achevant ces
paroles, Sanuto présenta au pape deux livres, l’un couvert de rouge et
l’autre de jaune, avec quatre cartes géographiques : la première, de la mer
Méditerranée ; la seconde, de la terre et de la mer ; la troisième delà terre
sainte ; la quatrième, de l’Égypte. Les deux livres du patricien de Venise
contenaient l’histoire des établissements chrétiens en Orient et de sages
conseils sur l’entreprise d’une croisade. Son zèle, éclairé par l’expérience,
ne lui laissait pas négliger le moindre détail sur la route qu’il fallait
suivre, sur le point qu’il fallait attaquer, sur le nombre des troupes, sur
l’armement et l’approvisionnement des vaisseaux. Il conseillait de débarquer
en Égypte et de commencer par affaiblir la puissance des sultans du Caire. Le
moyen le plus sûr d’y parvenir était, selon lui, de tirer directement de Bagdad
les marchandises de l’Inde, que le commerce européen tirait des villes
d’Alexandrie et de Damiette. Sanuto conseillait en même temps au souverain
pontife de redoubler la sévérité des censures ecclésiastiques contre ceux qui
porteraient en Égypte des armes, des métaux, des bois de construction, et
tout ce qui pouvait servir à l’armement des flottes ou dé la milice des
mameluks. Le pape
donna de grands éloges à Sanuto, et le recommanda à plusieurs souverains de
l’Europe : les princes chrétiens, et surtout le roi de France,
l’accueillirent avec bonté, louèrent sa piété et son génie, et ne suivirent
point ses conseils. Sanuto s’adressa aussi à l’empereur de Constantinople
pour l’engager dans une expédition contre les infidèles. Il cherchait partout
des ennemis aux musulmans, et passa sa vie à prêcher une croisade sans
obtenir plus de succès que Raymond Lulle. On ne
peut comparer le zèle des deux hommes dont nous venons de parler qu’à celui
de Pierre l’Ermite. Ils avaient l’un et l’autre plus de lumières que le
cénobite picard ; mais ils ne purent se faire écouter, et l’impuissance de
leurs efforts nous montre assez combien les temps étaient changés. Pierre
prêchait dans les villes et sur les places publiques, et la multitude,
échauffée par ses discours, entraînait les grands. Au temps de Lulle et de
Sanuto, on ne pouvait plus s’adresser efficacement qu’aux souverains, et les
souverains, occupés de leurs propres intérêts, montraient peu d’enthousiasme
pour des projets qui regardaient la chrétienté en général. Toutefois les
prédications en faveur des saints lieux ne manquaient point aux fidèles. Les
papes ne se lassaient point d’exhorter les peuples à prendre les armes,
d’ordonner la levée des décimes, et de proclamer les indulgences que l’Église
accordait aux croisés. Les rois et les princes, sans être touchés comme
auparavant des malheurs de la terre sainte, n’hésitaient point à se revêtir
du signe des pèlerins, et le serment de la croisade, répété comme une formule
consacrée par le temps, ne coûtait rien à leur piété ni à leur bravoure. Sous
le pontificat de Jean XXII, des envoyés du roi de Chypre et du roi d’Arménie
vinrent annoncer à la cour d’Avignon que les États chrétiens qui restaient en
Asie allaient périr de fond en comble, s’ils n’étaient promptement secourus ;
le pape fit, selon l’usage, retentir leurs gémissements et leurs plaintes
dans toute la chrétienté. [1330.]
Le roi de France, Philippe de Valois, convoqua à Paris, dans la
Sainte-Chapelle, une assemblée à laquelle assistèrent Jean, roi de Bohême, le
roi de Navarre, les ducs de Bourgogne, de Bretagne, de Lorraine, de Brabant,
de Bourbon, la plupart des prélats et des barons du royaume. Pierre de la
Palue, nommé patriarche de Jérusalem et qui venait de parcourir l’Égypte et
la Palestine, harangua l’auditoire sur la nécessité d’attaquer les infidèles
et d’arrêter les progrès de leur domination en Orient. Philippe, qui s’était
déjà croisé, renouvela le serment qu’il avait fait ; et, comme il se
disposait à quitter son royaume, les barons prêtèrent serment d’obéissance à
son fils, le prince Jean, en élevant leurs mains vers la couronne d’épines de
Jésus-Christ. Jean de Bohême, le roi de Navarre, un grand nombre de princes
et de seigneurs de la cour, reçurent la croix des mains de l’archevêque de
Rouen. La croisade fut prêchée dans tout le royaume ; « et venoit à tous
seigneurs, dit Froissard, moult grande plaisance, et spécialement à ceulx qui
vouloient le temps dispenser en armes et qui adonc ne le sçavoient mie bien
raisonnablement employer ailleurs. » Le roi
de France envoya au pape l’archevêque de Rouen, qui monta dans la suite sur
la chaire de saint Pierre sous le nom de Clément IV. L’archevêque prononça en
plein consistoire un discours sur la croisade, et déclara, en présence de la
majesté divine, au saint-père, à l’Église de Rome, à toute la chrétienté, que
Philippe de Valois partirait pour l’Orient au mois d’août de l’année 1334. Le
pape félicita le monarque français de sa résolution, et lui accorda des
décimes pendant six ans. Ces circonstances sont rapportées par Jean Villani,
qui se trouvait alors à Avignon et qui, après avoir parlé dans son histoire
de la promesse faite au nom du roi de France, s’écrie : Et moi, historien,
j'entendis le serment que je viens de rapporter. Philippe
donna des ordres pour qu’une flotte, réunie dans le port de Marseille, fût
prête à recevoir quarante mille croisés. Édouard, à qui la croisade offrait
le moyen facile de lever des impôts, promettait d’accompagner le roi de
France avec une armée dans le pèlerinage d’outre-mer. La plupart des
républiques d’Italie, les rois d’Aragon, de Majorque, de Hongrie,
s’engageaient à fournir pour l’expédition de l’argent, des troupes et des
vaisseaux. Au milieu de ces préparatifs, les croisés perdirent celui qui les
dirigeait et qui était l’âme de l’entreprise. Tout fut interrompu par la mort
du pape Jean XXII, et c’est ici qu’il faut montrer une des causes pour
lesquelles on vit échouer dans le treizième et dans le quatorzième siècle de
si nombreuses tentatives pour porter la guerre en Orient. Comme les
successeurs de saint Pierre ne parvenaient presque jamais au trône pontifical
que dans un âge avancé, ils manquaient de l’énergie et de l’activité
nécessaires pour remuer le monde chrétien, diriger des guerres lointaines et
réchauffer un enthousiasme, autrefois difficile à contenir, maintenant si
difficile à ranimer. Chaque croisade exigeant toujours de longs préparatifs,
la vie d’un souverain pontife suffisait à peine pour achever de si grandes
entreprises. Le plus souvent il arrivait que le pape qui avait prêché une
guerre sainte ne pouvait voir le départ des croisés, et que celui qui voyait
partir les armées chrétiennes ne vivait point assez pour les suivre dans
leurs expéditions, les conduire dans leurs triomphes, les secourir dans leurs
revers. Ainsi on ne trouvait jamais, dans les projets que les circonstances
avaient formés, cet esprit de suite et d’ensemble qui devait en assurer
l’exécution et le succès. De plus, par l’établissement des papes à Avignon,
le pouvoir apostolique n’exerçait plus le même ascendant sur les provinces
éloignées ; l’autorité du souverain pontife perdait chaque jour de ce
prestige attaché au nom seul de Rome, regardée pendant tant de siècles comme
la capitale du monde. Cependant
la nouvelle d’une croisade s’était répandue en Orient. Les chrétiens qui
habitaient l’Égypte et la Syrie, les pèlerins et les marchands venus
d’Europe, furent en butte à toutes sortes de persécutions. Le sultan du Caire
et plusieurs princes musulmans rassemblèrent des armées, soit pour résister
aux croisés, soit pour venir attaquer les chrétiens jusque dans l’Occident.
Un descendant des Abbassides qui résidait en Égypte et prenait le titre de
calife, envoya partout des lettres et des messages pour engager les vrais
croyants à prendre les armes, promettant aux martyrs de la foi musulmane
qu’ils assisteraient, dans le paradis de Mahomet, à des banquets délicieux,
et que chacun d’eux aurait sept vierges pour épouses. Le but
de cette espèce de croisade prêchée au nom du prophète delà Mecque était de
pénétrer en Europe par la pointe de Gibraltar ; les guerriers musulmans
juraient d’anéantir le christianisme et de changer en étables tous les
temples des chrétiens. A mesure que les musulmans s’enflammaient de la sorte
pour une expédition qu’ils appelaient aussi une guerre sainte, l’Europe
voyait s’affaiblir et s’éteindre le zèle des princes et des guerriers qui
avaient juré de combattre les ennemis de Jésus-Christ. Quand Benoît XII
succéda à Jean XXII, il trouva toutes les dispositions changées : les haines,
les défiances, les jalousies, avaient pris la place d’un enthousiasme
passager et peu sincère. C’était en vain que les chrétiens arrivés d’Orient
racontaient les persécutions qu’ils avaient souffertes et les préparatifs des
infidèles contre les nations de l’Occident ; c’était en vain que le pape
continuait ses exhortations et ses prières : plus on avait de raisons pour
entreprendre une croisade, plus les esprits se montraient indifférents et
semblaient s’éloigner de la pensée de combattre les musulmans. Ce fut alors
que le frère André d’Antioche vint à Avignon avec le dessein d’implorer le
pape et les princes de la chrétienté. Philippe de Valois s’était rendu à la
cour du souverain pontife pour annoncer qu’il différait son voyage en Orient.
Ce prince montait à cheval pour revenir à Paris lorsque le frère André se
présenta devant lui, et lui dit : « Etes-vous Philippe, roi de France, qui a
promis à Dieu et à son Église de délivrer la terre sainte ? » Le roi répondit
: « Oui ». Alors le religieux reprit : « Si votre intention est de
faire ce que vous avez résolu, je prie Jésus-Christ de diriger vos pas et de
vous donner la victoire ; mais, si l’entreprise que vous avez commencée ne
doit tourner qu’à la honte et au malheur des chrétiens, si vous n’êtes pas
décidé à l’achever avec le secours de Dieu, si vous avez trompé la sainte
Église catholique, la justice divine s’appesantira sur votre famille, sur
votre royaume et le sang que la nouvelle de votre expédition a fait répandre
s’élèvera contre vous. » Le roi, surpris de cet étrange discours, répondit :
« Frère André, venez avec nous » ; et le frère André répliqua sans
s’émouvoir et d’un ton inspiré : « Si vous alliez en Orient, j’irais devant
vous ; mais comme vous allez à l’occident, je vous laisse aller. Je
retournerai faire pénitence de mes péchés dans la terre que vous abandonnez
aux Sarrasins. » Telle
était encore l’autorité des orateurs qui parlaient au nom de Jérusalem, que
les dernières paroles du frère André jetèrent le trouble et l’incertitude
dans l’esprit d’un puissant monarque. Mais de nouveaux orages politiques
venaient d’éclater ; la rivalité ambitieuse d’Edouard III donna le signal
d’une guerre qui devait durer plus d’un siècle et répandre les plus grandes
calamités sur la France. Philippe, attaqué par un ennemi formidable, fut
obligé de renoncer à son expédition d’outre-mer et d’employer, pour défendre
son propre royaume, les troupes et les flottes qu’il avait rassemblées pour
délivrer l’héritage de Jésus-Christ. Le pape
néanmoins n’abandonna point le projet de la guerre sainte. Le poète
Pétrarque, qui se trouvait alors à Padoue, partageant le zèle du souverain
pontife, adressa une lettre éloquente au doge de Venise pour l’engager à
combattre les musulmans et à mettre fin à la guerre entre les Vénitiens et
les Génois. « Plût à Dieu, disait le poète, que vous eussiez pour
ennemies les villes de Damas ou de Suze, de Memphis ou de Smyrne, et que vous
eussiez à combattre les Perses ou les Arabes, les Thraces ou les Illyriens !
mais que faites-vous ? ce sont vos frères que vous vous efforcez de détruire. » Quelques
États d’Italie réunirent leurs forces pour faire une expédition en Orient.
Une chronique des comtes d’Azon rapporte qu’on vit sortir de Milan un grand
nombre de croisés vêtus de blanc, avec une croix rouge. Une flotte armée par
le souverain pontife, par la république de Venise et le roi de Chypre,
parcourut l’Archipel et surprit la ville de Smyrne, où les croisés furent
bientôt assiégés à leur tour par les Turcs. Le légat du pape, un amiral
génois et plusieurs chevaliers de Rhodes, furent tués en défendant la ville,
ce qui détermina le souverain pontife à tenter de nouveaux efforts pour
ranimer l’ardeur de la croisade. Ce fut alors que le dauphin du Viennois,
Humbert II, résolut de prendre la croix, et vint à la cour d’Avignon supplier
le pape de luy octroyer d'estre capitaine du sainct voyage contre les
Turcs et contre les non feaulx de l'Église de Rome. Humbert obtint
facilement ce qu’il demandait, et retourna dans ses États pour faire les
préparatifs de son expédition. Il aliéna ses domaines, vendit des privilèges
à la noblesse, des immunités aux villes ; il leva des sommes considérables
sur les juifs, sur les marchands italiens établis dans le Viennois, exigea un
tribut de tous ceux de ses sujets qui ne l’accompagnaient point à la croisade
; et, s’étant embarqué avec cent hommes d’armes, il alla chercher en Asie la
fortune des conquérants ou la gloire des martyrs. Il ne trouva ni l’une ni
l’autre, et revint en Europe sans renommée et chargé de dettes. L’histoire
nous représente Humbert II comme un prince faible, inconstant et irrésolu. Il
se ruina d’abord par ses dissipations, ensuite par les dépenses de la
croisade ; las du monde et des affaires, il finit par abandonner à la
couronne de France sa principauté, qu’il avait engagée à Philippe de Valois,
et se retira dans un monastère des frères prêcheurs. Afin de le consoler de
n’avoir pas conquis l’Égypte ou tout autre pays des infidèles, le pape lui
donna le titre de patriarche d’Alexandrie ; et le roi de France, pour lui
faire oublier le Dauphiné, le nomma archevêque de Reims. Tels
furent les événements et les suites de cette croisade, occasionnée par
l’arrivée en Europe des ambassadeurs de Chypre et d’Arménie. Quelques années
s’étant écoulées, un petit-fils de Hugues de Lusignan vint lui-même
solliciter le souverain pontife : le pape, tout occupé alors de rétablir dans
l’État romain son autorité ébranlée par la révolution de Rienzi, eut la
singulière pensée de nommer tribun de Rome le jeune prince venu d’Orient.
Nous n’avons pu savoir, ni si cette proposition fut acceptée, ni si le
pontife s’occupa de secourir les fidèles d’outre-mer. Alors la chrétienté
était divisée, et bientôt la peste se joignit à la fureur des armes. Cette
peste, qu’on appelait la peste noire et qui avait pris naissance sur le grand
plateau de la Tartarie, parcourut toutes les contrées de l’Orient et de
l’Occident, et causa en peu d’années le trépas de treize millions d’hommes.
Les historiens ont remarqué que ce fléau avait suivi dans sa marche funèbre
la route des marchands qui apportaient en Europe les productions de l’Inde,
et des pèlerins qui venaient de la Palestine. Quand
la peste eut cessé ses ravages, la guerre reprit toutes ses fureurs. L’état
déplorable où la discorde plongeait alors l’Europe, et surtout la France,
devait faire regretter les temps où la prédication d’une croisade imposait
silence à toutes les passions et suspendait toutes les hostilités. Le pape
avait plusieurs fois entrepris de rétablir la paix. Il adressa d’abord des
supplications au monarque anglais, il le menaça ensuite des foudres de
l’Église ; mais la voix du père des fidèles se perdit dans le bruit des
armes. Philippe
de Valois était mort au milieu de la lutte terrible qu’il soutenait avec
l’Angleterre. La perte de la bataille de Poitiers et la captivité du roi Jean
devinrent le signal des plus grands désordres qui aient troublé le royaume
dans le moyen âge. Les complots du roi de Navarre, les intrigues des grands,
l’égarement du peuple, la fureur des factions, les scènes sanglantes de la
Jacquerie, répandirent l’effroi et la désolation dans la capitale et dans les
provinces. Lorsque la France eut achevé d’épuiser ses trésors pour racheter
la liberté du roi Jean, la présence de son monarque ne put lui rendre le
repos dont elle avait besoin pour réparer ses malheurs. Les soldats des deux
nations, qu’on renvoyait sans solde et qui se trouvaient sans asile, s’étaient
réunis en bandes armées, et, sous le nom de compagnies blanches, parcouraient
le royaume, bravant les ordres du roi, les excommunications du pape, portant
partout la licence, le meurtre, la dévastation. Tout ce qui avait échappé au
fer des Anglais, à l’avidité de ceux qui levaient les impôts, devenait la
proie de ces brigands, dont le nombre s’accroissait en proportion de leur
impunité et de leurs excès. Les campagnes restaient incultes ; toutes les
voies du commerce se trouvaient interrompues ; la terreur et la misère
régnaient dans les villes. Ainsi la suspension des hostilités n’avait apporté
aucun soulagement aux malheurs des peuples, et les désordres qui éclataient
dans la paix étaient plus insupportables que ceux qu’on avait soufferts dans
la guerre. Ce fut
dans ces circonstances malheureuses que Pierre de Lusignan, roi de Chypre,
vint implorer les armes des princes chrétiens contre les infidèles, et fit
adopter à Urbain V le projet d’une nouvelle croisade. Peut-être espérait-il
que l’état de confusion où se trouvait la France lui offrirait un moyen de
lever des troupes, et que tous ces soldats qui désolaient le royaume
prendraient la croix pour le suivre en Orient. Le roi
de Chypre proposait d’attaquer la puissance des sultans du Caire, dont la
domination s’étendait sur Jérusalem. La chrétienté avait alors parmi les
nations musulmanes des ennemis plus redoutables que les mameluks d’Égypte.
Les Turcs, maîtres de l’Asie Mineure, venaient de passer l'Hellespont, de
pousser leurs conquêtes jusqu’au mont Hémus et de porter le siège de leur
empire dans Andrinople ; c’était là, sans doute, l’ennemi qu’il fallait
attaquer ; mais les Turcs n’inspiraient encore de sérieuses alarmes que dans
les pays qu’ils avaient envahis ou menacés. A la cour d’Avignon, où se
trouvèrent avec le roi de Chypre le roi de France et le roi de Danemark, on
ne s’occupa ni de l’invasion de la Romanie, ni des dangers de Constantinople,
mais de la perte des colonies chrétiennes en Syrie et de la captivité dans
laquelle gémissait la ville de Jésus-Christ. Pierre
de Lusignan parlait avec enthousiasme de la guerre contre les infidèles et de
la délivrance des saints lieux. Le roi Jean ne l’écouta point sans émotion,
et finit par oublier ses propres malheurs pour s’occuper de ceux des
chrétiens d’au-delà des mers. Valdemar III, roi de Danemark, était également
touché des discours et des récits du roi de Chypre. Le pape prêcha la
croisade devant les trois monarques. On était alors dans la semaine sainte :
le souvenir des souffrances de Jésus-Christ semblait donner plus d’autorité
aux paroles du pontife ; et, lorsqu’il déplora les malheurs de Jérusalem, les
princes qui l’écoutaient ne purent retenir leurs larmes, et jurèrent d’aller
combattre les musulmans. On doit
croire, sans doute, que le roi de France fut entraîné à prendre la croix par
un sentiment de piété et par l’éloquence du pape ; mais on doit penser aussi
que les conseils de la politique ne furent point étrangers à sa
détermination. L’esprit de la guerre sainte, si on venait à bout de le
réveiller, devait apaiser ou éteindre les discordes et les passions allumées
par la révolution et la guerre civile. Le roi Jean pouvait avoir l’espérance
de réunir sous l’étendard de la croisade et d’entraîner avec lui au-delà des
mers les compagnies blanches, que son autorité n’avait pu soumettre ; le
souverain pontife n’était pas moins impatient de voir s’éloigner ces bandes
de brigands qui bravaient sa puissance spirituelle et le menaçaient de le
faire prisonnier dans Avignon. [1363.]
Plusieurs grands seigneurs, Jean d’Artois, le comte d’Eu, le comte de
Dammartin, le comte de Tancarville, le maréchal Boucicaut, suivirent
l’exemple du roi Jean. Talleyrand de Périgord, cardinal d’Albano, fut nommé
légat du pape dans la croisade. Le roi de Danemark promit de réunir ses
forces à celles des Français. Pour encourager son zèle, le souverain pontife
lui donna un fragment de la vraie croix et plusieurs autres reliques dont la
vue devait lui rappeler sans cesse la sainte cause qu’il avait juré de
défendre. Valdemar III était venu à la cour d’Avignon pour mettre son royaume
sous la protection du Saint-Siège : il fit tous les serments qu’on exigeait
de lui ; mais les bulles qu’il obtint d’Urbain pour prix de sa soumission ne
purent rétablir la paix dans ses Etats, et les troubles qui s’élevèrent à son
retour lui firent oublier ses promesses. Le roi
de Chypre, avec les plus pressantes recommandations du pape, visita toutes
les cours de l’Europe. On admira partout le zèle et l’éloquence chevaleresque
du héros et de l’apôtre de la croisade ; mais il ne reçut que des promesses
vagues pour son entreprise, et de vaines félicitations pour un dévouement qui
ne trouvait point d’imitateurs. Le roi
de France était le seul de tous les princes chrétiens qui parût s’occuper de
la croisade. Urbain V montrait néanmoins peu de confiance dans la fermeté de
sa résolution ; car il menaça d’excommunier tous ceux qui chercheraient à
détourner le monarque de la sainte entreprise. Ces précautions du pontife,
l’exemple du roi et les indulgences de la croisade ne purent entraîner la
nation à prendre les armes, ni déterminer les compagnies blanches à quitter
la chambre : c’est ainsi que les compagnies appelaient le royaume que
désolaient leurs brigandages. On approchait du terme fixé pour l’expédition,
et rien n’était prêt, ni flotte ni armée. A cette époque le roi Jean mourut à
Londres, où il était retourné pour s’offrir en otage à la place du duc
d’Anjou, qui s’était évadé de sa prison, et peut-être aussi pour se
débarrasser des soins d’une entreprise qu’il n’avait aucun moyen d’exécuter
et de diriger avec succès. Le pape
tremblait dans Avignon, et ne s’occupait que d’éloigner ces bandes
formidables dont les chefs se disaient les amis de Dieu et les ennemis de
tout le monde. L’histoire rapporte qu’il employa pour leur faire la guerre le
peu d’argent qu’on avait levé pour la croisade, ce qui excita de violents
murmures. Ce fut alors que l’empereur d’Allemagne, Charles IV, de concert
avec le roi de Hongrie, proposa de prendre les compagnies à sa solde et de
les envoyer contre les Turcs. Si ce projet avait été exécuté, nous aurions pu
joindre le nom de Bertrand Duguesclin à tous les noms glorieux qui ornent les
pages de celte histoire : le héros breton devait être le chef des troupes
destinées à combattre les musulmans sur les rives du Danube ; le souverain
pontife lui avait écrit plusieurs lettres pour l’engager à prendre part à la
croisade. Mais le projet de Charles IV fut à la fin abandonné, et Duguesclin
conduisit les compagnies blanches en Espagne. Cependant
le roi de Chypre était parvenu à enrôler sous ses drapeaux un grand nombre
d’aventuriers de toutes les conditions, accoutumés à vivre au milieu des
périls, et qu’entraînait à sa suite l’espoir de piller les plus riches
contrées de l’Orient. La république de Venise n’avait point dédaigné de
prendre part à une expédition où son commerce pouvait recueillir de grands
avantages. Pierre de Lusignan reçut aussi des secours des braves chevaliers
de Rhodes, et, de retour dans l’île de Chypre, il s’embarqua à la tête d’une
armée de dix mille hommes. Les croisés, à qui le pape avait envoyé un légat,
allèrent attaquer Alexandrie, qu’ils trouvèrent presque sans défense. Lorsque
la place fut tombée en leur pouvoir, le roi de Chypre voulait qu’on s’y
fortifiât et qu’on y attendît les armées du Caire : ses soldats et ses alliés
ne purent résister à l’envie de piller une cité florissante, et, craignant
ensuite d’être surpris par les mameluks, ils mirent le feu à la ville et
l’abandonnèrent le quatrième jour de la conquête. Sans avoir vaincu les
musulmans, on les avait irrités. Après le départ précipité des croisés, le
peuple égyptien, n’écoutant que la vengeance et la haine, se porta à toutes
sortes de violences contre les chrétiens qui habitaient l’Égypte. De leur
côté les croisés firent, quelque temps après, une descente sur les côtes de
Syrie ; ils s’emparèrent de la nouvelle ville de Tripoli et la livrèrent aux
flammes. Tortose, Laodicée, plusieurs villes de la Phénicie, éprouvèrent le
même sort. Cette manière de faire la guerre dans un pays qu’on voulait
délivrer, devait exciter la fureur des musulmans sans relever les espérances
et le courage des chrétiens. Mais, comme le sultan du Caire avait d’autres
ennemis à combattre et que sa flotte ne pouvait se mesurer avec celle des
chrétiens, il sollicita une trêve. On convint que tous les prisonniers
seraient rendus de part et d’autre, et que le roi de Chypre aurait la moitié
des droits perçus sur les marchandises qui entraient à Tyr, à Beyrouth, à
Jérusalem, à Alexandrie et à Damas. Le traité régla le tribut que devaient
payer les pèlerins dans les lieux de la terre sainte où les appelait leur
dévotion. Le sultan d’Égypte rendit aux chevaliers de Saint-Jean la maison
qu’ils possédaient autrefois à Jérusalem ; les chrétiens eurent la permission
de faire réparer les églises du Saint-Sépulcre, de Bethléem, de Nazareth,
etc. Tels étaient les avantages qu’obtenaient les croisés sans avoir remporté
une seule victoire signalée sur les infidèles. Le roi de Chypre et les chrétiens
n’en jouirent pas longtemps ; et, lorsque les forces de cette croisade se
furent dissipées, le sultan ne respecta point des privilèges accordés dans le
seul espoir de tromper et de désarmer des ennemis dont il redoutait la
valeur. [1389.]
Cependant à l’ardeur des croisades avait succédé dans l’esprit des guerriers
une passion de se distinguer et de s’enrichir par des entreprises
chevaleresques et des expéditions aventureuses auxquelles se mêlaient
toujours quelques souvenirs des guerres saintes. Les Génois ayant formé le
projet de faire une expédition sur les côtes de Barbarie, dont les habitants
troublaient la navigation de la Méditerranée et venaient porter la
dévastation jusque dans la rivière de Gênes, demandèrent un chef et des troupes
au roi de France Charles VI. Au seul bruit de cette entreprise lointaine, on
vit accourir de toutes les provinces du royaume, et même de l’Angleterre, une
foule de guerriers avides de signaler leur bravoure. Le dauphin d’Auvergne,
le sire de Coucy, Guy de la Trimouille, messire Jean de Vienne, sollicitèrent
l’honneur d’aller combattre les Sarrasins en Afrique ; quatorze cents
chevaliers et seigneurs, sous les ordres du duc de Bourbon, oncle du roi, se
rendirent à Gênes et s’embarquèrent sur la flotte de la république.
L’expédition passa devant les îles d’Elbe, de Corse, de Sardaigne. Après
avoir essuyé une tempête dans le golfe de Lion, elle arriva à la vue de la
ville d’Afrique. Cette
ville Afrique, dont l’historien Froissard nous donne une description et qui,
par sa situation et son port, ressemblait à la ville de Calais en France,
passait alors pour être la clef des provinces et États de Barbarie, et
n’était pas loin de cette rive de Carthage où cent dix ans auparavant Louis
IX avait trouvé le martyre sous l’étendard de la croix. Les chevaliers
français et les Génois s’arrêtèrent pendant quelques jours dans une île
voisine, et résolurent d’assiéger la ville qu’ils voyaient sur la côte. Quand
on sonna les trompettes de département, dit Froissard, c’estoit
grand plaisance et grand beaulté de voir les rameurs voguer par mer à force
de rames, car la mer qui estait belle et appaisee de tous tourmens, se
fendoit et bruissoit à ïencontre d'eulx, et monstroit par semblant qu’elle
avoit grand désir que les chrestiens vinssent devant Afrique. Le même
historien ajoute que les habitants de la ville, en voyant arriver ainsi la
flotte chrétienne, furent tous esbahis, et qu’ils sonnèrent aussitôt
du haut des tours grand foison de timbales et tambours, tant que la noise (le bruit) et signifiance des venans
s'epartit dans tout le pays. Néanmoins les musulmans n’entreprirent point
de s’opposer au débarquement des guerriers chrétiens, qui dès le lendemain,
jour de la Madeleine, après avoir bu un coup et mangé une soupe en vin
grec, Malvoisie ou Grenache, descendirent sur la rive, et déployèrent
leurs tentes. Les Sarrasins lancèrent quelques traits du haut des tours, et
restèrent enfermés dans leurs remparts. Le jour suivant on vit arriver une
multitude de guerriers qui venaient de Tunis et des pays voisins : cette
armée, qui comptait sous ses drapeaux trente mille archers et dix mille
hommes à cheval, campa en présence des chrétiens. L’histoire contemporaine
décrit les forces et la disposition de l’armée des Francs, composée de
quatorze mille guerriers, presque tous gentilshommes, campés sur un sable
aride et dressant leurs tentes faites d’une toile légère venue de Gênes. Ni du
côté des musulmans, ni du côté des chrétiens, on ne songea point d’abord à
combattre. Les deux armées étaient l’une pour l’autre un spectacle tout
nouveau. On s’observait avec une curiosité inquiète, et chacun se tenait sur
ses gardes. De temps à autre, des troupes de cavaliers sarrasins voltigeaient
dans la plaine, comme pour défier leurs ennemis ; mais ils ne s’approchaient
point du camp. Parmi ces cavaliers sarrasins, on remarquait un jeune
guerrier, monté sur un coursier rapide, armé de javelots qu’il lançait avec
adresse, et vêtu d’une étoffe noire, qui attirait tous les regards. Les
chevaliers français le regardaient comme le plus vaillant des guerriers
maures, et disaient entre eux que les apertises d’armes qu’il faisait,
c’était pour l’amour de la fille du roy de Tunis, une moult belle dame. Cependant,
les habitants de la ville d’Afrique chargèrent un Génois établi parmi eux de
se rendre auprès des assiégeants, et de leur demander, surtout aux Français
et aux Anglais, pourquoi ils étaient venus de si loin porter la guerre chez
un peuple qui ne leur avait point fait de mal. Les barons et les seigneurs
s’étant assemblés dans la tente du duc de Bourbon, ce prince répondit à
l’envoyé génois qu’on était venu faire la guerre aux Sarrasins d’Afrique, pource
que le fils de Dieu, appelé Jésus-Christ et vray prophète, ils l’avaient mis
à mort et crucifié. Les chevaliers chrétiens voulaient amender sur eux
cerneffaict, et le fauls jugement que ceulx de leur loy avoient faict.
Secondement, les Sarrasins ne creoient poinct au sainct baptesme, aussi dans
la vierge Marie ; ils n’avoient poinct de creance ni de raison. Pourquoy,
toutes ces choses considérées, les guerriers de l’Occident tenoient les
musulmans et toute leur secte pour des ennemis. Quand l'envoyé génois revint
dans la ville avec cette réponse, ne firent les Sarrasins quen rire, et
dirent que l’accusation n'estait pas raisonnable ni bien prouvée, car les
Juifs avoient mis ce Jesus-Christ à mort, et non eulx. Ce
qu’on vient de lire est raconté par Froissard, dont nous avons conservé les
expressions ; Paul Émile raconte le même fait avec quelque différence. Ce
dernier historien nous rapporte que les chevaliers anglais et les chevaliers
français reprochèrent aux Sarrasins d’Afrique d’avoir insulté le pavillon de
Gênes, d’avoir maltraité les Génois en haine de la religion chrétienne, chose
dont ils se trouvaient tout aussi offensés que si on avait attaqué Paris ou
Londres. Soit
que les musulmans attendissent une réponse plus pacifique, soit qu’ils ne
voulussent pas être les premiers à donner le signal de la guerre, ils ne
sortirent point de la ville ni de leur camp pendant plusieurs jours. A la
fin, ne voyant venir personne et n’espérant plus la paix, ils résolurent de
surprendre leurs ennemis : favorisés par une nuit obscure, ils s’avancèrent
en silence et avec précaution contre les avant-postes des chrétiens.
L’histoire contemporaine ne fait point connaître ici les faits d’armes des
combattants, mais elle se plaît à raconter les prodiges par lesquels Dieu
défendit lui-même ses vrais serviteurs. « Comme les Sarrasins
approchoient — ce sont les expressions de Froissard —, ils virent devant eulx
une compaignie de dames toutes blanches, une surtout qui, sans comparaison,
estoit plus belle que les aultres, et portoit devant elle un gonfalon tout
blanc et une croix vermeille par dedans ; furent alors les Sarrasins si
effrayés, qu’ils furent d’esprit, de force et de puissance tout esperdus, et
se tinrent tout cois et les dames devant eulx. » Une autre circonstance
non moins curieuse, ce fut l’apparition dans le camp des chrétiens d’un chien
qui n’appartenait à personne et qu’on appelait le chien de Notre-Dame :
toutes les fois que l’ennemi s’approchait du camp pendant la nuit, ce chien
réveillait ceux qui dormaient. Dans cette occasion, il avertit les chrétiens
du danger qu’ils couraient, et les Sarrasins prirent la fuite. Nous
rapportons ces faits merveilleux pour montrer quel était alors l’esprit des
chevaliers chrétiens, qui ne voyaient plus que des dames blanches dans une
circonstance où les premiers croisés n’auraient vu que des saints et des
anges. L’histoire du chien miraculeux nous fait voir que les guerriers
français ne veillaient guère autour de leur camp et qu’on ne suivait pas dans
l’armée les lois d’une sévère discipline. Le
siège, si nous pouvons nous servir ici de ce nom, durait depuis plus d’un
mois, sans qu’on eût livré un combat ou un assaut, sans qu’on eût fait d’un
côté ni de l’autre aucun prisonnier. A la fin, quelques guerriers musulmans,
parmi lesquels était le chevalier de la princesse de Tunis, s’approchèrent du
camp des chrétiens, et, par l’organe d’un Génois, proposèrent à quelques
chevaliers français un combat de dix contre dix. Ce combat fut accepté, et
tous les chevaliers de l’armée voulaient en partager la gloire. Les dix
premiers qui se présentèrent ayant été choisis, on se tint prêt pour le jour
suivant ; mais, comme on avait des défiances, les chefs firent ranger toute
l’armée en bataille devant la ville & Afrique. Les dix champions de
l’honneur des chrétiens, couverts de leurs armes, attendaient dans la plaine
leurs adversaires ; mais nuis nen venaient, et nulles nouvelles on oyoit
deulx. Or, on décida qu’on donnerait un assaut. Les chrétiens franchirent la
première muraille delà ville ; les Sarrasins, sans opposer une grande
résistance, se retirèrent derrière le second mur. Le soleil lançait des feux
dévorants ; la terre et l’air étaient embrasés. Les chevaliers restèrent tout
le jour en présence de l’ennemi ; ils succombaient sous le poids de leurs armures
de fer ; plusieurs expirèrent de chaleur et de soif ; l’armée chrétienne
rentra le soir dans son camp, rapportant avec elle ceux qui étaient morts
sous les murailles de la ville, et disposée à faire plus grand guet que
devant, dans la crainte d’une surprise des Sarrasins. Froissard nous donne
les noms de soixante chevaliers et écuyers qui moururent dans cette journée ;
tous ceulx de l'ost, ajoute-t-il, furent courroucés et esbahis, ce
fut raison, et ce qu’il y a de plus étrange dans ce récif c’est que les
habitants de la ville d‘Afrique ne connurent cette perte des chrétiens
qu’après la levée du siège. Dès
lors il ne fut pas difficile de prévoir l’issue d’une pareille guerre. Les
chrétiens restaient renfermés dans leur camp, et n’osaient parcourir le pays
pour y chercher du fourrage et des vivres. On leur envoyait quelques
provisions de la Sicile, des îles de Sardaigne et de Candie ; mais rien
n’était réglé dans ces envois, et la disette succédait souvent à l’abondance.
L’armée chrétienne n’avait point d’abri contre les ardeurs de la canicule. On
avait creusé dans le sable des puits, dont on ne tirait souvent qu’une eau
trouble et malsaine ; les vins qui arrivaient de la Pouille, de Chypre et
d’autres îles voisines, au lieu de fortifier et de soutenir les guerriers
chrétiens, brûlaient leur sang et ne faisaient que les affaiblir. Quelquefois
tout le camp se trouvait en butte à une multitude de mouches et de moucherons
qui corrompaient l’air, désolaient les hommes et les chevaux. Le
découragement s’emparait des chevaliers, qui ne recevaient aucune nouvelle ni
de la France, ni même de Gênes, d’où l’expédition était partie. Pour comble
de malheur, le chef de l’entreprise, le duc de Bourbon, ne soutenait l’armée
ni par ses discours ni par son exemple : plein de hauteur, d’un caractère
indolent, sans cesse on le voyait assis à la porte de sa tente, les jambes croisées,
ne souffrant point que les chevaliers et les soldats s’adressassent
directement à lui pour faire leurs plaintes ou recevoir ses conseils et ses
ordres. L’avenir
et surtout la saison des pluies se montraient aux soldats chrétiens sous
l’aspect le plus sinistre. « L’hyver, disait-on dans le camp, a froides
nuicts et longues. Nous aurons trop dur parti pour plusieurs raisons :
premièrement en hyver, les mers sont défendues, nul ne s’y ose mettre pour la
cruaulté des vents et des tempestes ; si nous avons huit jours seulement
default de vivres, et que la mer nous soit close, nous sommes morts sans
remede. Si nous avons des vivres à planté (foison), comment pourra le gué porter la peine et le
travail de veiller toutes les nuicts ? Si mortalité se boutoit en notre ost (notre camp), tous mourroient l’un puis
l’aultre, car nous n’avons rien pour remedier à l’encontre. » A
toutes ces craintes se joignaient des soupçons et des défiances sur la
conduite des Génois, qui étaient dures gens et traistres, on craignait
surtout qu’ils ne rentrassent une belle nuit sur leur flotte, et n’abandonnassent
les Français et les Anglais dans une contrée maudite de Dieu. De leur côté,
les Génois n’avaient plus la même confiance qu’ils avaient eue d’abord dans
la valeur de leurs auxiliaires : « Quels hommes d’armes êtes-vous ?
disaient-ils aux guerriers de France. Quand nous partîmes de Gênes, nous
espérions que la conquête d’Afrique serait l’ouvrage de huit jours ou de
quinze jours : voilà bientôt deux mois que nous sommes devant la ville, et
vous n’y avez rien fait. Il n’y a pas de raison pour que la cité soit prise
celte année ni l’autre. » De tels discours se tenaient dans l’armée parmi les
soldats et le peuple. Quand les seigneurs et les barons en furent informés,
ils se rassemblèrent en conseil ; comme ils étaient las d’une guerre sans
combats, qu’ils n’espéraient plus réduire la ville assiégée, et qu’ils
partageaient d’ailleurs les défiances qu’on avait généralement sur la bonne
foi des Génois, ils résolurent de retourner dans leur pays, et mandèrent les
maîtres des navires de Gênes pour leur annoncer la résolution qu’ils avaient
prise. Les maîtres des navires, étant venus, jurèrent sur leur foi et
honneur, que, malgré les offres des Sarrasins, ils n’avaient jamais cessé de tenir
loyaulté à la chevalerie française et anglaise. Le sire de Coucy, qui
avait mérité l’amour et l’estime de toute l’armée, leur répondit que les
barons et les seigneurs tenaient les Génois pour bons, loyaulx et
vaillants hommes, mais que leur intention était de retourner en France
pour engager le roi à venir lui-même aux terres de Barbarie ; car ce roy
estoit jeune et de grande volonté, et ne sçavoit, pour le présent, où
employer ses armes. Celle réponse ne devait pas satisfaire complètement
les Génois, qui étaient venus pour s’emparer de la ville d’Afrique-, mais
rien ne put changer la résolution des barons et des chevaliers. Des hérauts
d’armes annoncèrent dans tout le camp qu’on allait partir ; ils invitèrent en
même temps les soldats et les chevaliers à transporter les bagages sur la
flotte. Tout le monde mit la main à l’œuvre ; on se défiait tellement des
Génois, et la crainte de rester sur les côtes de Barbarie donnait tant
d’activité aux soldats et au menu peuple, que les bagages, les tentes, les
armes, tout fut transporté en un seul jour sur les vaisseaux. Au moment où la
flotte mit à la voile, les Sarrasins d’Afrique ne purent se tenir de mener
grand noise et de ferir sur tambours pour que tout le pays en eust
cognoissance. Depuis
plusieurs mois on n’avait en Europe aucune nouvelle de cette expédition ; on
ne savait ce qu’étaient devenus les chevaliers, pas plus que s’ils
estaient entrés en terre. Dans plusieurs pays de France et dans le
Hainaut, on faisait des prières et processions pour que le ciel les ramenât en
joye et en santé. Nous lisons dans la chronique de Froissard : « La
dame de Coucy, la dame de Sully, la daulphine d’Auvergne, et toutes les dames
de France qui avoient leurs seigneurs et maris dans celui voyage, estoient en
grand esmoy pour eux le terme que le voyage dura ; et, quand les nouvelles
leur veinrent qu’ils avoient ja passé la mer, elles furent toutes resjouies. » Cette
expédition, que les Génois avaient provoquée dans l’intention de défendre le
commerce européen contre les brigandages des pirates, ne fit qu’accroître le
mal auquel on voulait remédier. La vengeance, l’indignation, la crainte,
armèrent de toutes parts les infidèles contre les chrétiens. De toutes les
côtes d’Afrique il sortit des vaisseaux qui couvrirent la Méditerranée et
interceptèrent les communications avec l’Europe. On ne reçut plus les
marchandises qu’on avait coutume de tirer de Damas, du Caire, d’Alexandrie ;
et les historiens du temps déplorent comme une calamité l’impossibilité où
l’on se trouva en France et en Allemagne de se procurer des épiceries.
L’histoire ajoute que dans ces jours de troubles et de périls, toutes les
routes de l’Orient se trouvèrent fermées, et que les pèlerins de l’Occident
ne purent visiter la terre sainte. Nous
nous sommes étendu sur cette expédition, non pas seulement parce qu’elle
offre des circonstances curieuses, mais aussi parce que la manière dont elle
fut conduite nous fait très-bien connaître le changement qui s’était opéré
dans les esprits. Pour apprécier davantage ce changement, il suffira de
comparer les événements que nous venons de décrire avec la dernière croisade
de Louis IX, qui, pour le caractère et les mœurs des chevaliers de la croix,
différait déjà beaucoup des premières guerres saintes. On ne voit plus ici ni
cette exaltation religieuse, ni cette charité héroïque qui portaient les
croisés à sacrifier leur fortune, leur repos et leur vie, pour délivrer les
saints lieux et secourir leurs frères d’Orient. Ce n’est plus le souverain pontife,
ce n’est plus le clergé, ce ne sont plus les images de la religion, ni les
cérémonies de l’Église, ni la voix des orateurs sacrés, qui animent le zèle
des chevaliers chrétiens. Sans développer davantage notre pensée, il nous
suffira de dire que, plus l’enthousiasme des croisades s’affaiblit parmi les
peuples, plus il devient facile de reconnaître les véritables causes de cet
enthousiasme. A l’époque où nous sommes arrivés, lorsqu’on examinant avec
soin les sociétés chrétiennes on y cherche vainement les sentiments et les
passions qui avaient animé les siècles précédents, on doit naturellement
conclure que ce sont ces passions et ces sentiments qui avaient fait les
guerres saintes. Ainsi ce qui avait disparu des mœurs et de l’esprit des
générations nouvelles, nous aide à expliquer les grandes choses des temps qui
n’étaient plus. Il ne
restait aux guerres contre les musulmans que deux mobiles : l’esprit de la
chevalerie et le sentiment des dangers qui menaçaient la chrétienté. L’Europe
avait alors détourné ses regards des contrées qui excitèrent si longtemps sa
vénération et son enthousiasme, pour les porter vers les régions envahies ou
menacées par les Turcs. Nous avons vu vers la fin du onzième siècle les
hordes de cette nation se répandre et dominer dans toute l’Asie occidentale.
On se rappelle que ce fut leur invasion dans la Palestine, leur domination
violente dans la ville sainte, qui souleva la chrétienté et provoqua la
première croisade. Leur puissance, qui s’étendit jusqu’à Nicée et qui
excitait déjà les alarmes des Grecs, fut renversée par les armées
victorieuses de l’Occident. Les Turcs dont nous parlons ici et que commençait
à redouter la chrétienté vers la fin du quatorzième siècle tiraient leur
origine des Tartares, comme ceux qui les avaient précédés. Leurs tribus
guerrières, établies dans le Karisme, en avaient été chassées par les
successeurs de Gengiskan ; les débris de cette nation conquérante, après
avoir ravagé la Syrie et la Mésopotamie, étaient venus, quelques années avant
la première croisade de saint Louis, chercher un asile dans l’Asie Mineure. La
faiblesse des Grecs et la division des princes musulmans leur permirent de
conquérir plusieurs provinces et de fonder un État nouveau au milieu des
ruines de plusieurs empires. La terreur qu’inspirait leur valeur farouche et
brutale facilita leurs progrès et leur ouvrit le chemin de la Grèce. Bientôt
les contrées qui avaient été le berceau de la civilisation, des arts et des
lumières, reçurent les lois du despotisme ottoman. Sans
doute que le despotisme, tel qu’on le connaissait alors en Asie et qu’on l’y
voit encore de nos jours, est la plus fragile des institutions humaines. Les
mesures violentes qu’il prenait pour se conserver montraient assez qu’il
avait lui-même la conscience de sa fragilité. Lorsqu’on l’y voit immoler
toutes les lois de la nature à ses propres lois, tenir le glaive sans cesse
suspendu sur tout ce qui l’approche, éprouver lui-même plus de crainte qu’il
n’en inspire, on est tenté de croire qu’il n’a point d’appui véritable. En
lisant l’histoire orientale du moyen âge, on s’étonne de voir tous ces
empires que le génie du despotisme avait élevés en Asie disparaître tout à
coup de la scène du monde et tomber au moindre choc. Mais, il faut le dire,
lorsque ce gouvernement monstrueux s’appuie sur les idées religieuses, sur
les préjugés et les passions d’un grand peuple, il a aussi son ascendant
populaire, et rien ne peut résister à son action ni arrêter le développement
de sa puissance. Ainsi
s’éleva l’empire ottoman, qui avait pour mobile la haine des chrétiens, la
conquête de l’empire grec, et qui se soutenait par le double fanatisme delà
religion et de la victoire. Les Turcs n’avaient que deux idées ou plutôt deux
passions toujours agissantes qui leur tenaient lieu de patriotisme : étendre
leur domination et propager la foi musulmane. L’ambition qui portait le
souverain à conquérir les provinces chrétiennes se trouvait en harmonie avec
l’esprit de la nation, accoutumée à s’enrichir par toutes les violences de la
guerre et croyant obéir au précepte le plus sacré du Coran en exterminant la
race des infidèles. Si le prince devait sans cesse animer l’enthousiasme
religieux et l’ardeur belliqueuse de ses sujets, les sujets a leur tour tenaient
sans cesse le prince en haleine. Le chef absolu des Ottomans pouvait
commettre impunément tous les crimes ; mais il ne pouvait vivre longtemps en
état de paix avec ses voisins sans risquer son autorité et sa vie. Les Turcs
ne supportaient ni un prince pacifique, ni un prince malheureux à la guerre :
tant ils se persuadaient qu’ils devaient toujours combattre et qu’ils
devaient toujours vaincre. La
dynastie ottomane, qui commença avec la nation turque et lui donna son nom,
cette dynastie, toujours l’objet de la vénération et respectée par la révolte
elle-même, présentait par sa stabilité un spectacle nouveau à l’Orient. Elle
avait montré au monde une succession de grands princes qui ont presque tous
dans l’histoire la même physionomie et se ressemblent par leur orgueil, leur
ambition, leur génie militaire : ce qui prouve que tous ces héros barbares
étaient formés par les mœurs nationales et qu’il n’y avait parmi les Turcs
qu’une seule manière d’être grand. On peut juger quel avantage cette
harmonie, cet accord entre les sujets et le souverain devait donner à la
nation ottomane dans ses guerres contre les chrétiens et même contre des
peuples musulmans. Tandis
que l’Europe n’avait pour sa défense que des troupes féodales qui se
rassemblaient en certaines circonstances et qu’on ne pouvait retenir
longtemps sous les drapeaux, les Ottomans étaient le seul peuple qui eût une
armée régulière toujours sous les armes. Leurs guerriers, animés d’un même
esprit, avaient d’ailleurs l’avantage de la discipline sur la chevalerie
insubordonnée des Francs, que la discorde agitait sans cesse et que mille
passions différentes faisaient mouvoir. Comme
la population des Turcs ne suffisait pas à leurs armées, ils forçaient chaque
famille des pays conquis de livrer le cinquième de ses enfants mâles pour le
service militaire. Ils prélevaient ainsi la dîme de la jeunesse chrétienne.
Cette jeunesse enlevée à la religion du Christ adoptait la croyance et les
lois du vainqueur, et les fils des Grecs efféminés devinrent ces invincibles
janissaires qui devaient un jour assiéger Byzance et détruire jusqu’aux
ruines de l’empire des Césars. Tel était le peuple nouveau qui allait se
placer entre l’Orient et l’Occident, et fixer tous les regards de la
chrétienté, jusqu’alors occupée de délivrer les lieux saints. Lorsqu’on
connaît la puissance et le caractère des Ottomans, on s’étonne de voir ce qui
restait de l’empire grec subsister longtemps dans leur voisinage. C’est ici
qu’il faut reprendre de plus haut l’histoire des faibles successeurs de
Constantin, tantôt formant des alliances avec les Turcs, prêts à les
dépouiller, tantôt implorant le secours des Latins, qu’ils haïssaient, et
cherchant à réveiller l’esprit des croisades, dont ils redoutaient les
suites. Lors
des premières invasions des Turcs dans la Grèce, l’empereur Andronic avait
envoyé une ambassade au pape pour lui promettre d’obéir à l’Eglise romaine,
et lui demander des légats apostoliques avec une armée capable de chasser les
infidèles et d’ouvrir la route du saint sépulcre. Cantacuzène, qui avait
suivi l’exemple d’Andronic, disait aux envoyés du souverain pontife : « Je
trouverai la gloire en servant la chrétienté : mes États offriront aux
croisés un passage libre et sûr ; mes troupes, mes vaisseaux, mes trésors,
seront consacrés à la défense commune, et mon sort sera digne d’envie si
j’obtiens la couronne du martyre. » Clément VI, à qui Cantacuzène s’était
adressé, mourut sans avoir pu intéresser les guerriers chrétiens au sort de
Constantinople. Peu de temps après, l’empereur s’ensevelit dans un cloître,
et le frère Josaphat Christodule, confondu parmi les moines du mont Athos, ne
s’occupa plus ni de se rapprocher des Latins, ni de défendre l’empire de
l’invasion des barbares. Sous le
règne de Jean Paléologue, les progrès des Turcs devinrent plus alarmants.
L’empereur vint lui-même solliciter le souverain pontife. Après avoir dans
une cérémonie publique baisé la main et les pieds du pape, il reconnut la
double procession du Saint-Esprit et la suprématie de l’Église de Rome.
Touché de cette humble soumission, le pape protesta qu’il-irait au secours
des Grecs ; mais, lorsqu’il s’adressa aux souverains de l’Europe, il ne put
en obtenir que de vaines promesses. Au moment où Paléologue était prêt à
s’embarquer à Venise pour retourner en Orient, il fut arrêté par ses
créanciers, et resta ainsi plusieurs mois sans que le souverain pontife et
les princes qu’il était venu solliciter et qui lui avaient promis de délivrer
son empire, eussent fait la moindre démarche pour le délivrer lui-même.
Paléologue, de retour à Constantinople au milieu de sa famille divisée et des
Grecs qui le méprisaient, attendit en vain l’effet des promesses du pape.
Dans son désespoir, il prit enfin le parti d’implorer la clémence du sultan
Amurat et d’acheter par un tribut la permission de régner sur les débris de
son empire. Il se plaignit de celte dure nécessité au pontife de Rome, qui
fit prêcher une nouvelle croisade ; mais les monarques chrétiens virent avec
indifférence un prince qui venait de rentrer dans le sein de l’Église
catholique condamné à se déclarer le vassal des infidèles. L’empereur de Byzance
et le souverain pontife, en promettant, l'un d’armer l’Occident pour la cause
des Grecs, l’autre de soumettre les Grecs à l’Église romaine, avaient pris
des engagements qu’il était chaque jour plus difficile de remplir. Pendant
qu’ils se reprochaient réciproquement de manquer à leur parole, Amurat, qui
accomplissait mieux ses menaces que le pape et les princes chrétiens ne
tenaient leurs engagements, ajoutait de nouvelles rigueurs au sort de
Paléologue, et lui interdisait jusqu’à la liberté de réparer les remparts de
sa capitale. Alors se renouvelèrent les supplications adressées au souverain
pontife ; le pape les renvoya de nouveau aux monarques de la chrétienté, qui
n’y répondirent point ou se contentèrent de plaindre l’empereur et le peuple
de Byzance. Sans
doute que les empereurs grecs avaient besoin, pour se défendre, du secours
des Latins ; mais cette politique pusillanime qui invoquait sans cesse les
nations étrangères, ne faisait que proclamer la faiblesse de l’empire, et
devait ôter aux Grecs, dans les jours de péril, toute confiance en leurs
propres forces. D’un autre côté, ces cris d’alarme qui ne cessaient de
retentir en Europe ne trouvaient plus que des esprits incrédules ou des cœurs
indifférents. En vain on répétait aux guerriers de l’Occident que
Constantinople était la barrière de la chrétienté : ils ne pouvaient regarder
comme une barrière capable d’arrêter l’ennemi, une ville qui ne suffisait
point à sa propre défense et qui avait sans cesse besoin d’être secourue.
Lorsque Grégoire XI sollicita l’empereur d’Allemagne de secourir
Constantinople, ce prince répondit avec humeur que les Grecs avaient ouvert
aux Turcs les portes de l’Europe et mis le loup dans la bergerie. Alors
les tristes restes de l’héritage des Césars n’avaient pas vingt lieues
d’étendue, et dans cet espace étroit il y avait un empire de Byzance, un
empire de Rhodosto ou de Sélivrée. Les princes, que les liens du sang et le
sentiment de leurs malheurs devaient réunir, se disputaient avec fureur les
lambeaux de la pourpre impériale ; on voyait le frère armé contre le frère ;
le père et les fils se déclarant la guerre. Tous les crimes que l’ambition
avait inspirés autrefois pour obtenir le sceptre du monde romain, on les
commettait encore pour régner sur quelques misérables cités. Tel était
l’empire d’Orient, que pressait de toutes parts la domination ottomane. A
l’époque dont nous parlons, tous les princes de la famille de Paléologue,
ayant été mandés à la cour de Bajazet, obéirent en tremblant à son ordre
suprême. S’ils sortirent sains et saufs du palais du sultan, qui était pour
eux comme l’antre du lion, c’est que la pitié désarma les bourreaux et que le
mépris qu’ils inspiraient aux musulmans fut leur sauvegarde. L’empereur
ottoman se contenta d’ordonner à Manuel, fils et successeur de Jean
Paléologue, non pas de lui livrer Constantinople, mais d’y rester enfermé
comme dans une prison, sous peine de perdre la couronne et la vie. Tandis
que les Grecs tremblaient ainsi devant les Turcs, les janissaires
franchissaient sans obstacle le détroit des Thermopyles et s'avançaient dans
le Péloponnèse. D’un autre côté, Bajazet, que la rapidité de ses conquêtes
faisait surnommer Ilderim ou T Éclair, envahissait le pays des Servions,
celui des Bulgares, et se disposait à porter la guerre dans la Hongrie. Un
schisme déplorable divisait alors la chrétienté : deux papes se partageaient
l’empire de l’Église, et la république européenne n’avait plus de chef qui
pût l’avertir de ses dangers, d’organe qui exprimât ses vœux et ses craintes,
de lien qui réunît ses forces. Les opinions religieuses n’avaient plus assez
d’influence pour faire entreprendre une croisade. Il ne restait à la
chrétienté pour sa défense que le caractère belliqueux de quelques nations de
l’Europe. Les
ambassadeurs que Manuel envoya en Occident, répétant les éternelles
lamentations des Grecs sur la barbarie des Turcs, sollicitèrent en vain la
compassion des fidèles. Les envoyés de Sigismond, roi de Hongrie, furent plus
heureux, lorsque arrivés à la cour de France ils implorèrent la bravoure des
chevaliers et des barons. Charles VI n’avait point renoncé, si l’on en croit
les historiens du temps, à tenter quelque grande entreprise contre les
ennemis de la foi, « afin d’acquitter, dit Froissard, les âmes de ses
prédécesseurs, le roy Philippe, de bonne mémoire, et le roy Jean, son ayeul.
» Les envoyés hongrois avaient eu soin d’insinuer dans leurs discours que le
sultan des Turcs méprisait la chevalerie chrétienne : il n’en fallait pas
davantage pour enflammer l’ardeur des guerriers français ; et, lorsque le roi
eut déclaré qu’il entrait dans la ligue contre les infidèles, tout ce que le
royaume avait de preux chevaliers se précipita sous les armes. La plupart des
barons et des seigneurs qui s’étaient trouvés à la malheureuse expédition
contre Afrique, ne voulurent point perdre cette occasion d’exercer leur
valeur. Cette brave milice avait à sa tête le duc de Nevers, fils du duc de
Bourgogne, jeune prince à qui sa témérité fit donner dans la suite le surnom
de Jean sans Peur. Parmi les autres chefs on remarquait le comte de la
Marche, Henri et Philippe de Bar, parents du roi de France ; Philippe
d’Artois, connétable du royaume ; Jean de Vienne, amiral ; le sire de Coucy,
Guy de la Trimouille, et le maréchal de Boucicaut, dont le nom se trouve mêlé
à l’histoire de toutes les guerres de son temps. Toutes
les idées de la gloire, tous les sentiments de la religion et de la
chevalerie, se rattachaient à cette expédition. Les chefs s’étaient ruinés
pour faire les préparatifs de leur voyage et pour étonner l’Orient par leur
magnificence ; le peuple demandait à la protection du ciel le succès de leurs
armes. On comparait déjà l’entreprise des nouveaux croisés à celle de
Godefroy de Bouillon, et les poètes du temps célébraient la délivrance
prochaine de Byzance et de Jérusalem. L’armée
française, où l’on comptait quatorze cents chevaliers et autant d’écuyers,
traversa l’Allemagne et se grossit en chemin d’une foule de guerriers venus
de l’Autriche et de la Bavière. Lorsqu’ils arrivèrent sur les bords du
Danube, ils trouvèrent toute la noblesse de la Hongrie et de la Bohême sous
les armes. En passant en revue les nombreux soldats accourus pour combattre
les Turcs, Sigismond s’écria plein de joie : « Si le ciel venait à tomber,
les lances de l’armée chrétienne le retiendraient dans sa chute. » Jamais
une guerre ne commença sous de plus heureux auspices. Non-seulement l’esprit
de la chevalerie avait fait accourir un grand nombre de guerriers sous les
drapeaux delà croix, mais encore plusieurs peuples maritimes de l’Italie
s’étaient armés pour la défense de leur commerce en Orient. Une flotte
vénitienne, commandée par le noble Mocenigo, venait de se réunir aux
vaisseaux de l’empereur grec et des chevaliers de Rhodes, vers l’embouchure
du Danube, et devait faire triompher le pavillon des Francs dans
l'Hellespont, tandis que l’armée chrétienne marcherait vers Constantinople. Dès
qu’on eut donné le signal de la guerre, rien ne put résister à la valeur
impétueuse des croisés ; partout ils battirent les Turcs ; ils s’emparèrent
de plusieurs villes de la Bulgarie et de la Servie, et vinrent mettre le
siège devant Nicopolis. Heureux si ces premiers avantages ne leur eussent pas
donné une confiance aveugle dans la victoire ! Les
chevaliers français, qu’on voyait toujours à la tête de l’armée chrétienne,
ne pouvaient croire que Bajazet osât les attaquer ; et, lorsqu’on vint
annoncer que le sultan arrivait avec son armée, ils châtièrent le téméraire
qui leur en donna le premier avis. Cependant l’armée ottomane avait traversé
le mont Hémus et s’avançait vers Nicopolis. Quand les deux armées furent en
présence, Sigismond conjura ses alliés de modérer leur ardeur belliqueuse et
d’attendre une occasion favorable pour attaquer un ennemi qu’ils ne
connaissaient point. Le duc de Nevers et les jeunes seigneurs qui
l’accompagnaient écoutèrent impatiemment les avis des Hongrois, et crurent
qu’on voulait leur disputer l’honneur de commencer le combat. A peine le
drapeau du croissant a-t-il frappé leurs regards, qu’ils se précipitent hors
du camp et fondent sur l’ennemi. Les Turcs se retirent et paraissent prendre
la fuite ; les Français les poursuivent en désordre, et se trouvent bientôt
séparés de l’armée hongroise. Tout à coup des nuées de spahis et de
janissaires accourent des forêts du voisinage, où ils étaient placés en
embuscade. Dans toute la campagne on avait planté des pieux qui arrêtaient la
marche de la cavalerie chrétienne. Les guerriers francs, ne pouvant ni
avancer ni reculer, enveloppés par une armée innombrable, ne combattent plus
pour vaincre, mais pour mourir avec gloire et vendre chèrement leur vie.
Après avoir pendant plusieurs heures porté le carnage dans les rangs ennemis,
tout ce qu’il y avait de Français dans la mêlée périt sous le fer des
musulmans ou fut fait prisonnier. [1397.]
Bajazet, après cette première victoire, tourna toutes ses forces contre
l’armée hongroise, que la terreur avait déjà ébranlée et qui fut dispersée au
premier choc. Sigismond, qui le malin de celte journée comptait cent mille
hommes sous ses étendards, se jeta presque seul dans une barque de pêcheur,
et, côtoyant les rives de l’Euxin, se réfugia à Constantinople, où sa
présence annonça sa défaite et répandit la consternation. Tels
furent les fruits de la présomption et de l’indiscipline des guerriers
français. L'histoire a plaint leurs revers plus qu’elle n’a blâmé leur
conduite ; elle s’est contentée de dire que, pour vaincre les Turcs, les
Hongrois auraient dû montrer la valeur des Français, ou les Français imiter
la prudence des Hongrois. Bajazet,
qui avait été blessé dans la bataille, se montra barbare après la victoire.
Quelques historiens ont dit que le sultan avait à venger la mort de plusieurs
captifs musulmans massacrés par l’armée chrétienne. Il fit amener devant lui
tous les prisonniers, dépouillés de leurs vêtements, la plupart couverts de
blessures, et donna Tordre à ses janissaires de les égorger sous ses yeux.
Trois mille guerriers français furent immolés à sa vengeance ; on n’épargna
que le duc de Nevers, le comte de la Marche, le sire de Coucy, Philippe
d’Artois, le comte de Bar, le maréchal Boucicaut, et quelques autres chefs
dont l’empereur ottoman espérait tirer une forte rançon. La
nouvelle d’un si grand désastre fut apportée à Paris par la renommée. On
menaça de jeter dans la Seine les premiers qui en parlèrent ; plusieurs
furent enfermés au Châtelet par ordre du roi. A la fin les bruits les plus
sinistres se trouvèrent confirmés par les récits de messire de Hely, que
Bajazet avait envoyé en France pour annoncer la défaite des chrétiens et la
captivité de leurs chefs. Cette nouvelle porta la désolation à la cour de
Charles VI et dans tout le royaume. Froissard, dans son style naïf, ajoute
que « les haultes dames de France furent fort courroucées, et bien y avoit
cause, car ce leur tenoit trop près du cueur. » Pour
fléchir le courroux de l’empereur turc, Charles VI lui envoya de magnifiques
présents. Des messagers, traversant la Hongrie et le territoire de
Constantinople, portèrent au sultan des faucons blancs venus de Norvège, de
fines escarlattes, des toiles blanches et vermeilles de Reims, des
draps de haulte lice, ou tapisseries ouvrées à Arras, en Picardie,
qui représentaient l’histoire d’Alexandre, laquelle chose, ajoutent les
chroniques contemporaines, estait très agréable à voir à tous gens de bien
et d'honneur. A la cour de France on ne savait comment envoyer en Turquie
l’argent nécessaire pour racheter la liberté des princes et seigneurs retenus
dans les prisons de Bajazet. Un banquier de Paris fit alors ce que n’aurait
pu faire aucun souverain de l’Europe : de concert avec quelques marchands de
Gênes, il négocia la rançon des prisonniers, et se chargea de payer pour
cette rançon la somme convenue de deux cent mille ducats. [1400.]
Les nobles captifs que le sultan avait traînés à sa suite jusqu’à Brousse,
eurent enfin la liberté de revenir en Europe. Deux seulement ne revirent
point leur patrie. Guy de la Trimouille mourut dans l’île de Rhodes. La dame
de Coucy, qui ne pouvait se consoler, avait envoyé chez les Turcs un fidèle
chevalier pour apprendre le sort de son époux, et le chevalier vint avec la
triste nouvelle que le sire de Coucy était mort dans sa prison. Lorsque
le duc de Nevers, avec ses compagnons d’infortune, quitta le camp de Bajazet,
le sultan lui adressa ces paroles rapportées par Froissard : « Comte de
Nevers, je sçays assez et suis informé que tu es en ton pays un grand
seigneur et fils d’un grand seigneur. Tu es jeune et à venir, tu pourras et
peulx par adventure prendre et recueillir en blasme et vergongne ce qui t’est
ainsi advenu en ta première chevalerie, et volontiers pour recouvrer ton
honneur, tu assembleras puissances pour venir sur moy et donner bataille ; si
je faisoye double et si je vouloye, je te feroye jurer sur ta foy et sur la
loy que jamais tu ne t’armeras contre moy, n’y tousceulx qui sont en ta
compaignie ; mais nenni, ce serment n’y à toy n’y à eulx ne feray je faire ;
mais je vueil quand tu seras venu et retourné par delà, que s’il le vient à
plaisance que lu assembles ta puissance et viennes contre moy, tu me
trouveras tousjours prest et appareillé à toy et à les gens. » Ce
discours, où se montrait tout l’orgueil ottoman, dut être sans doute une
leçon pour de jeunes guerriers dont la folle présomption avait amené tous les
malheurs de la guerre. Ils avaient méprisé Bajazet avant leur défaite ; les
superbes dédains de Bajazet ne pouvaient, après sa victoire, passer à leurs
yeux pour une vaine bravade, aussi, dit Froissard, bien leur en souveint
tant qu'ils vescurent. A leur
retour en France, les nobles chevaliers furent reçus avec l’intérêt
qu’inspire la bravoure malheureuse. On ne se lassait point à la cour de
Charles VI et à la cour de Bourgogne de les entendre raconter leurs exploits,
leurs tragiques aventures, les misères de leur captivité ; ils disaient des
merveilles de la magnificence de Bajazet ; et, lorsqu’ils répétaient les
discours du sultan qui avait coutume de dire qu'il serait le sire de tout
le monde, qu’encore il viendrait veoir Rome et ferait manger l'avoine à son
cheval sur l'autel de sainct Pierre, lorsqu’ils parlaient des armées que
l’empereur turc levait chaque jour pour accomplir ses menaces, quelque
crainte, sans doute, devait se mêler dans l’âme des auditeurs au sentiment de
la curiosité et de la surprise. Cependant
les récits du duc de Nevers et de ses compagnons réveillaient l’émulation des
guerriers, et leurs malheurs en Asie inspiraient moins la compassion que le
désir de venger leur défaite. Bientôt on annonça dans le royaume une nouvelle
expédition contre les Turcs. Une foule de jeunes seigneurs et de chevaliers
accoururent sous les armes. Le duc d’Orléans, frère du roi, ne pouvait se
consoler de n’avoir point obtenu la permission de se mettre à leur tête et
d’aller avec eux combattre les infidèles. Ce fut le maréchal Boucicaut qui, à
peine revenu de sa captivité, conduisit les nouveaux croisés en Orient. Leur
arrivée sur les rives du Bosphore délivra Byzance assiégée par Bajazet. Leurs
exploits relevèrent le courage des Grecs et remirent en honneur parmi les
Turcs les milices de l’Occident. Lorsque, après une année de travaux et de
combats glorieux, ils revinrent dans leur patrie, l’empereur grec Manuel crut
voir de nouveaux malheurs prêts à fondre sur lui, et résolut de suivre le
maréchal Boucicaut pour solliciter d’autres secours auprès de Charles VI,
mettant ainsi tout l’espoir de son empire dans les guerriers de la France. Il
fut reçu avec de grands honneurs à son passage en Italie. Lorsqu’il eut
traversé les Alpes, des fêtes brillantes l’attendaient dans toutes les
grandes cités. A deux lieues de Paris il trouva Charles VI et tous les grands
du royaume venus à sa rencontre. Il fit son entrée dans la capitale vêtu
d’une robe de soie blanche et monté sur un cheval blanc, marques distinctives
du rang suprême parmi les Francs. On se plaisait à voir un successeur des
Césars implorant les armes de la chevalerie, et la confiance qu’il mettait
dans la bravoure des Français flattait l’orgueil de la nation ; mais dans
l’état où se trouvait alors la France, il était plus facile d’offrir à Manuel
le spectacle des tournois et des cérémonies brillantes des cours, que de lui
fournir les trésors et les armées dont il avait besoin. Charles VI commençait
à éprouver cette funeste maladie qui laissa le champ libre aux factions et
jeta le royaume dans de grands malheurs. L’Angleterre, dont l’empereur de
Constantinople sollicita aussi les secours, était troublée par l’usurpation
de Henri de Lancastre ; et, si le monarque anglais prit alors la croix, ce
fut moins dans l’intention de secourir les Grecs que pour faire oublier ses
injustices et pour avoir un prétexte de lever des impôts sur son peuple. Dans
le même temps, la déposition de Venceslas mettait tout en mouvement dans
l’empire germanique, et l’hérésie naissante de Jean Hus donnait déjà le
signal des désordres qui devaient troubler la Bohême pendant le quinzième
siècle. Au milieu de tous ces troubles de la chrétienté, la seule puissance
qui aurait pu rétablir l’harmonie était divisée elle-même : l’Église
catholique, toujours partagée entre les prétentions rivales de deux pontifes,
ne pouvait s’occuper ni de la paix entre les chrétiens, ni de la guerre
contre les Turcs. Cet
état de la France et de l’Europe acheva de détruire toutes les espérances de
l’empereur grec. Après avoir passé deux années à Paris sans rien obtenir, il
prit le parti de quitter l’Occident, et, s’étant embarqué à Venise, il
s’arrêta dans le Péloponnèse, où il attendit patiemment que la fortune se
chargeât elle-même de la ruine entière ou de la délivrance de son empire. Cette
délivrance, qui ne pouvait plus venir des puissances chrétiennes, arriva tout
à coup par un peuple plus barbare que les Turcs et dont les conquêtes
faisaient trembler tout l’Orient. Tamerlan ou Timur du sein des guerres
civiles avait été porté au trône des Mogols, et venait de relever au nord de
l’Asie l’empire formidable de Gengiskan. L’histoire peut à peine suivre ce
nouveau conquérant dans ses expéditions gigantesques. L’imagination est
effrayée de la rapidité avec laquelle, pour nous servir d’une expression de
Timur lui-même, il porta le vent destructeur de la désolation depuis le
Zagathai jusqu’à l'Indus, et depuis l'Indus jusqu’aux déserts glacés de la
Sibérie. Tel était le fléau que le ciel envoyait pour abattre l’orgueil
menaçant de Bajazet. Les historiens du temps ne sont pas d’accord sur les
motifs qui armèrent le chef des Mogols contre l’empereur ottoman : les uns
attribuent la résolution de Tamerlan aux plaintes des princes musulmans de
l’Asie Mineure, que le sultan des Turcs avait chassés de leurs États ;
d’autres, fidèles à l’esprit de leur siècle et cherchant les causes des
grands événements dans les phénomènes célestes, expliquent l’invasion des
Tartares par l’apparition d’une comète qui se fit voir pendant deux mois à
l’Asie effrayée. Dédaignant les explications merveilleuses, nous nous
bornerons à dire que la paix ne pouvait durer entre deux hommes poussés par
la même ambition et qui ne devaient point se pardonner l’un à l’autre d’avoir
eu en même temps la pensée de conquérir le monde. Leur caractère, comme leur
politique, se montre assez dans les menaces violentes qu’ils s’adressèrent
réciproquement avant les hostilités et qui devinrent le signal des plus
sanglantes catastrophes. Tamerlan,
parti de Samarcande, réduisit d’abord la ville de Sébaste, dont il anéantit
la population, et, comme s’il eût voulu donner à Bajazet, avant de
l’attaquer, le spectacle des ravages qui accompagnaient partout ses armes, il
dirigea tout à coup ses hordes tartares vers la Syrie et les provinces
gouvernées par les mameluks d’Égypte. La valeur de ses soldats, les discordes
de ses ennemis, la trahison et la perfidie, qu’il ne dédaignait jamais
d’appeler au secours de sa puissance, lui ouvrirent les portes d’Alep, de
Damas, de Tripoli. Des torrents de sang et des pyramides de têtes humaines
marquaient le passage du conquérant mogol. Partout son approche répandait
l’épouvante parmi les chrétiens comme parmi les musulmans ; et, quoiqu’il se
vantât dans ses discours de venger la cause des opprimés, Jérusalem, en cette
occasion, dut s’applaudir qu’il n'eût pas songé à sa délivrance. Enfin
les Tartares s’avancèrent vers l’Asie Mineure. Timur traversa l’Anatolie avec
une armée de huit cent mille hommes. Bajazet, qui avait levé le siège de
Constantinople pour aller au-devant de son redoutable adversaire, le
rencontra dans les plaines d’Ancyre. A la suite d’une bataille qui dura trois
jours, l’empereur ottoman perdit à la fois son empire et sa liberté. Les
Grecs, à qui la renommée annonça bientôt cette victoire, remercièrent en
tremblant leur farouche libérateur ; l’indifférence avec laquelle il reçut
leur ambassade, prouve qu’il n’avait point eu l’intention de mériter leur
reconnaissance. Arrivé au Bosphore, le vainqueur de Bajazet dirigea ses
regards et ses projets vers l’Occident ; mais le maître des plus vastes
royaumes de l’Asie n’avait pas une barque qui pût le transporter au-delà du
canal. Ainsi Constantinople, après avoir échappé au joug des Ottomans, eut le
bonheur d’échapper aussi à la présence des Tartares, et l’Europe vit se
dissiper loin d’elle ce violent orage. Le
vainqueur fit tomber sa colère sur la ville de Smyrne, défendue par les
chevaliers de Rhodes. Cette ville fut emportée d’assaut, livrée au pillage et
réduite en cendres. L’empereur mogol retourna en triomphe à Samarcande,
traînant à sa suite le sultan Bajazet, et méditant tour à tour la conquête de
l’Afrique, l’invasion de l’Occident et une guerre contre la Chine. Après
la bataille d’Ancyre, plusieurs princes de la famille de Bajazet se
disputèrent les provinces ravagées de l’empire ottoman. Si les Francs avaient
paru alors dans le détroit de Gallipoli et dans la Thrace, ils auraient pu
profiter des défaites et de la discorde des Turcs et les repousser au-delà du
Taurus ; mais l’indifférence des États chrétiens, la perfidie et la cupidité
de quelques peuples maritimes de l’Europe, laissèrent à la dynastie ottomane
le temps et les moyens de relever sa puissance abattue. Les
Grecs ne profitèrent pas plus des victoires de Tamerlan que les Latins. Vingt
ans après la bataille d’Ancyre, les Ottomans avaient repris toutes leurs
provinces ; leurs armées environnaient de nouveau Constantinople, et c’est
ici qu’on peut appliquer à la puissance des Turcs la comparaison orientale de
ce serpent du désert qu’un éléphant a écrasé dans sa course, qui rassemble
ensuite ses anneaux dispersés, relève peu à peu sa tête menaçante, ressaisit
la proie qu’il avait abandonnée, et la presse de ses replis monstrueux. Tant
que les empereurs grecs n’eurent point de crainte pour leur capitale, ils
n’eurent aucune relation avec les princes chrétiens de l’Europe ; mais, au
moment du danger, la cour de Byzance renouvela ses supplications et ses
promesses d’obéissance à l’Église romaine. Une conversation de Manuel
rapportée par Phrantza nous fait connaître la situation des Grecs et la
politique des timides successeurs de Constantin : « Il ne nous reste,
disait ce prince à son fils Jean Paléologue, pour toute ressource contre les
Turcs, que leur crainte de notre union avec les Latins et la terreur que leur
inspirent les nations belliqueuses de l’Occident. Dès que vous serez pressé
par les infidèles, envoyez à la cour de Rome, et prolongez la négociation
sans jamais prendre un parti décisif. » Manuel ajoutait que la vanité des
Latins et l’obstination des Grecs s’opposeraient toujours à un accord
véritable, et qu’une réunion quelconque avec le pape, en réveillant les
passions des deux partis, ne ferait que livrer Byzance à la merci des
Barbares. Ces
conseils, qui annonçaient peu de franchise dans la politique des Grecs, ne
pouvaient être suivis longtemps avec succès. Les dangers devinrent plus
pressants, les circonstances plus impérieuses ; comme la chrétienté ne
répondait à de vaines négociations que par de vaines promesses, le successeur
de Manuel se trouva forcé de donner des gages de sa foi et de sa sincérité.
On adopta enfin l’idée d’un concile où les deux Églises devaient s’entendre
et se rapprocher. L’empereur Jean Paléologue et les docteurs de l’Eglise
grecque se rendirent à Ferrare, puis à Florence. Après de longs débats, les
Grecs reconnurent la double procession du Saint-Esprit et la suprématie du
pape ; de son côté, le souverain pontife prit l’engagement d’entretenir pour
la défense de Constantinople deux galères et trois cents soldats dans les
temps ordinaires, et dix galères pendant six mois, ou vingt pendant un an,
dans les jours de péril ; il promit surtout de solliciter les secours de
l’Europe. Pour que les relations entre les Latins et les Grecs fussent plus
fréquentes, le Saint-Siège ordonna à tous les maîtres des navires qui
conduisaient les pèlerins à Jérusalem, d’entrer dans le Bosphore de Thrace et
de s’arrêter au port de Byzance. Lorsque la réunion des deux croyances fut
proclamée, tout l'Occident la regarda comme une victoire de l’Eglise
catholique. A Constantinople, les prélats elles docteurs que la Grèce avait
envoyés au concile de Ferrare, furent accablés de malédictions ; le peuple et
la plus grande partie du clergé déplorèrent la ruine et la honte de l’Église
grecque. Ainsi s’accomplit la prédiction de Manuel ; tous les efforts tentés
pour réunir les opinions ne servirent qu’à élever une nouvelle barrière entre
les Grecs et les Latins. Au
concile de Ferrare et de Florence, les députés des Arméniens et des
maronites, des jacobites d’Égypte et de Syrie, des nestoriens et des
Éthiopiens, se soumirent comme les Grecs à l’autorité pontificale, et sans
doute aussi dans l’espérance d’être secourus par les Latins et délivrés de la
tyrannie des musulmans. Cette démarche solennelle était moins une soumission
au Saint-Siège qu’un hommage rendu à la bravoure des Francs, dans lesquels
tous les chrétiens de l’Asie et de l’Afrique voyaient des libérateurs. Le pape
Eugène, fidèle à ses promesses, espérait que la réunion des deux Églises et
la prédication d’une croisade fixeraient sur lui les regards du monde
chrétien et rendraient à l’autorité pontificale la confiance et la force que
lui avaient fait perdre le schisme de l’Occident elles décrets séditieux du
concile de Bâle. Il écrivit à tous les princes de la chrétienté, les
exhortant à se réunir pour arrêter enfin l’invasion des musulmans. Eugène
rappelait dans sa lettre tous les maux que souffraient les fidèles dans les
pays soumis à la domination des Barbares : Les Turcs, disait-il, liaient avec
des cordes des troupes d’hommes et de femmes qu’ils traînaient à leur suite.
Tous les chrétiens qu’ils condamnaient à la servitude, étaient confondus avec
le plus vil butin et vendus comme des bêtes de somme. Leur barbarie séparait
le fils de son père, le frère de sa sœur, l’époux de son épouse. Ceux que
l’âge ou les infirmités empêchaient de marcher, ils les tuaient sur les
chemins, au milieu des villes. L’enfance même n’excitait point leur pitié :
ils mettaient à mort d’innocentes victimes qui commençaient à peine la vie et
qui, ne connaissant pas encore le danger, souriaient à leurs bourreaux en
recevant le coup mortel. Chaque famille chrétienne était condamnée à livrer
ses propres fils à l’empereur ottoman, comme on avait vu autrefois le peuple
d’Athènes envoyer en tribut la fleur de sa jeunesse au monstre de Crète.
Partout où les Turcs avaient pénétré, les campagnes étaient frappées de
stérilité, les cités étaient sans lois et sans industrie ; la religion
chrétienne n’avait plus de prêtres ni d’autels ; l’humanité, plus d’appui,
plus d’asile. Enfin le père des fidèles n’oubliait aucune des barbaries
commises par les ennemis du Christ ; il ne pouvait contenir la tristesse que
lui causaient tant d’images douloureuses, et conjurait les princes et les
peuples de secourir le royaume de Chypre, l’île de Rhodes et surtout
Constantinople, les derniers boulevards de l’Occident. Les
exhortations du souverain pontife ne trouvèrent que des cœurs indifférents
parmi les peuples de l’Angleterre, de la France et de l’Espagne. Le sentiment
de l’humanité, celui du patriotisme, ne purent ranimer l’enthousiasme
qu’avait fait naître précédemment l’esprit de la religion et de la
chevalerie. Les croisades lointaines, quel que fût leur objet, n’étaient plus
regardées que comme l’œuvre d’une politique jalouse dont on faisait jouer les
ressorts pour éloigner les princes et les grands qu’on voulait dépouiller de
leur puissance. Dans l’état où se trouvait l’Europe, ceux qui aimaient la
guerre n’avaient que trop d’occasions d’exercer leur bravoure sans quitter
leurs foyers. Les Allemands, qui avaient mis sur pied quarante mille hommes
pour combattre les hérétiques de la Bohême, restèrent immobiles lorsqu’on
leur représenta les Turcs prêts à porter l’étendard de l’islamisme jusqu’aux
extrémités de l’Occident. Cependant
le pape ne se contenta pas d’exhorter les fidèles à prendre les armes, et,
voulant donner l’exemple, il leva des soldats, équipa des vaisseaux pour
faire la guerre aux Turcs. Les villes maritimes de Flandre, les républiques
de Gênes et de Venise, qui avaient de grands intérêts en Orient, firent
quelques préparatifs ; leurs flottes se réunirent sous les étendards de saint
Pierre et se dirigèrent vers l'Hellespont. La crainte d’une prochaine
invasion réveilla le zèle des peuples qui habitaient les rives du Dniester et
du Danube ; on prêcha la croisade dans les diètes de la Pologne et de la
Hongrie. Sur les frontières menacées par les Barbares, le peuple, le clergé
et la noblesse obéirent à la voix de la religion et de la patrie. Le
souverain pontife nomma pour légat auprès des croisés le cardinal Julien
Césarini, prélat d’un caractère intrépide, d’un génie ardent, s’armant tour à
tour du glaive des combats et de celui de la parole, redoutable sur le champ
de bataille comme dans les luttes savantes de l’école. Après avoir obtenu la
confiance du concile de Bâle, le cardinal Julien s’était distingué dans le
concile de Florence en défendant les dogmes de l’Église latine. Son éloquence
avait soulevé l’Allemagne contre les hussites ; maintenant il brûlait de
soulever toute la chrétienté contre les Turcs. L’armée rassemblée sous les
drapeaux de la croix avait pour chefs Huniade et Ladislas. Le premier,
vayvode de Transylvanie, avait acquis dans sa jeunesse une brillante renommée
en Italie sous le nom du Chevalier blanc ; il était célèbre parmi les
guerriers chrétiens, et l’épithète de brigand, que les Turcs ajoutaient à son
nom, montre la haine et l’effroi qu’il inspirait aux infidèles. Ladislas
réunissait sur sa tête les deux couronnes de Pologne et de Hongrie, et
méritait par les qualités brillantes de sa jeunesse l’amour des Polonais et
des Hongrois. Les croisés se rassemblèrent sur le Danube et reçurent bientôt
le signal de la guerre. Les flottes du souverain pontife, de Venise, de Gênes,
de la Flandre, croisaient dans l’Hellespont. Les habitants de la Moldavie, de
la Servie et de la Grèce promettaient de se réunir à l’armée chrétienne ; le
sultan de Caramanie, l’implacable ennemi des Ottomans, devait les attaquer en
Asie. L’empereur grec, Jean Paléologue, annonçait de grands préparatifs, et
se disposait à marcher à la tête d’une armée au-devant de ses libérateurs. Huniade
et Ladislas s’avancèrent jusqu’à Sophie, capitale des Bulgares. Deux
batailles leur avaient ouvert les passages du mont Hémus et le chemin de
Byzance. Les rigueurs de l’hiver arrêtèrent seules la marche victorieuse des
guerriers chrétiens ; l’armée des croisés revint dans la Hongrie attendre la
saison favorable pour recommencer la guerre. Elle rentra en triomphe dans
Bude au milieu des acclamations d’un peuple immense. Le clergé célébra par
des cantiques et des actions de grâces les premières victoires des chrétiens,
et Ladislas se rendit, les pieds nus, dans l’église de Notre-Dame, où il
suspendit aux voûtes du sanctuaire les enseignes prises sur les infidèles. Avant
que la guerre fût commencée, on avait persuadé aux guerriers musulmans que la
destruction des chrétiens était écrite dans le livre des destinées. « Quand
tous les ennemis du prophète, disaient-ils entre eux, seront détruits, chacun
de nous n’aura plus qu’à conduire sa charrue et à garder son cheval de
bataille dans l’étable. » Cette opinion, enfantée par l’orgueil de la
victoire, avait suffi pour ralentir le zèle des guerriers ottomans. La
plupart d’entre eux étaient restés dans leurs foyers, tandis que les
chrétiens marchaient vers Andrinople. Quand
la renommée vint leur apprendre les victoires des Francs sur le Danube, cette
aveugle sécurité fit tout à coup place à la crainte. Le sultan Amurat envoya
aussitôt des ambassadeurs pour solliciter la paix. L’histoire ne dit point
quels moyens de séduction les envoyés ottomans employèrent auprès des croisés
victorieux ; mais on sait qu’ils parvinrent à faire écouter leurs
propositions. La paix fut résolue dans le conseil des chefs de l’armée
chrétienne. On jura d’un côté sur le Coran, de l’autre sur l’Évangile, une
trêve de dix ans. Cette résolution inattendue irrita l’orgueil et le zèle du
cardinal Julien, dont la mission était d’animer les chrétiens à la guerre.
Lorsqu’il vit les chefs de la croisade se réunir pour la paix, il garda un
morne silence, et refusa de signer un traité qu’il désapprouvait.
L’inflexible légat attendit une occasion où il pût faire éclater son
mécontentement et forcer les croisés à reprendre les armes. Cette occasion ne
tarda pas à se présenter. Amurat
ou Mourad II, satisfait d’avoir rendu la paix à ses États et fatigué des
grandeurs de la terre, avait renoncé à l’empire et s’était enseveli dans la
retraite à Magnésie de l’Hermus, appelée par les Turcs Magnissa. « Depuis
longtemps, avait-il dit à son ministre Chalil-pacha, le pied sans cesse dans
l’étrier, l’épée toujours hors du fourreau, je n’ai cessé d’agir pour le bien
de la religion : il est temps que je quitte l’empire et que j’aille dans la
retraite m’entretenir avec le Tout-Puissant. Oui, je suis résolu de consacrer
au repentir les instants qui me restent et de poser mes pieds sur le coussin
du repos... je ne veux plus songer qu’à laver mes fautes dans les larmes de
la componction. » On montre à une demi-heure au nord de Magnésie une grande
tour en ruine qui, d’après la tradition musulmane du pays, fut la demeure de
l’auguste solitaire. Le souvenir de Mourad II, de ce sultan que des écrivains
du dernier siècle ont appelé philosophe, est resté parmi les Osmanlis de
Magnissa : parmi les belles mosquées de la ville, on remarque celle qui porte
son nom ; la Mourad-djamissi a des revenus considérables provenant des
donations de son illustre fondateur, et ces revenus servent à l’entretien de
deux hôpitaux, de deux cuisines publiques, et d’une école ouverte à tous les
enfants musulmans de la cité. Le
sultan de Caramanie annonça aux chrétiens la résolution de Mourad ; il leur
disait que leur ennemi le plus redoutable avait perdu la raison, et venait
d’échanger la couronne impériale contre le bonnet d’un cénobite. Il ajoutait
qu'Amurat avait laissé l’autorité suprême à un enfant ; et dans son message
il comparait cet enfant à une jeune plante que le moindre vent pouvait
déraciner. Le même sultan était si persuadé que l’empire ottoman touchait à
sa décadence, qu’il allait entrer avec une armée dans l’Anatolie. Dans le
même temps, le bruit se répandit que l’empereur de Constantinople avançait
vers la Thrace, que les Grecs du Péloponnèse avaient pris les armes, que les,
flottes des confédérés attendaient dans l'Hellespont le nouveau signal de la
guerre. Une autre circonstance non moins importante paraissait propre à
réveiller l’ardeur belliqueuse des croisés : la victoire remportée près de
Sophie leur avait donné dans la Grèce un allié puissant. A cette bataille, le
troisième des fils de Jean Castriot, qui commandait l’avant-garde de l’armée
ottomane, abandonna tout à coup la religion et les drapeaux des Turcs pour
défendre dans l’Albanie le culte et l’héritage de ses ancêtres. Les messagers
de George Castriot Scanderberg annonçaient aux chefs de l’armée chrétienne
qu’il était prêt à la rejoindre à la tête de vingt mille Albanais réunis sous
l’étendard de la croix. Toutes
ces nouvelles arrivèrent à la fois et changèrent tout à coup la face des
affaires et la disposition des esprits. Alors un nouveau conseil se rassemble
; le cardinal Julien prend la parole au milieu des chefs, et leur reproche
d’avoir trahi leur fortune et leur gloire ; il leur reproche sans ménagement
d’avoir signé une paix honteuse, sacrilège, funeste à l’Europe, funeste à
l’Église. « Vous aviez juré, leur dit-il, de combattre les éternels ennemis
de la chrétienté, et vous venez de jurer sur l’Évangile de déposer les armes.
Auquel de ces deux serments resterez-vous fidèles ? Vous venez de conclure un
traité avec les musulmans ; mais n’avez-vous pas aussi des traités avec nos
alliés ? Abandonnerez-vous ces alliés généreux, lorsqu’ils volent de toutes
parts à votre secours et viennent partager les périls d’une guerre dans
laquelle Dieu a protégé si visiblement vos premiers travaux ? Mais, que
dis-je ? vous n’abandonnez pas seulement vos alliés ; vous laissez sans appui
et sans espérance cette foule de chrétiens que vous avez promis de délivrer
d’un joug insupportable, et qui vont rester en proie à toutes les fureurs des
musulmans, que vos victoires ont irrités. Les gémissements de tant de
victimes vous poursuivront dans votre retraite, et vous accuseront devant
Dieu et devant les hommes. Vous fermez pour jamais aux phalanges chrétiennes
les portes de l’Asie, et vous rendez aux musulmans l’espoir qu’ils avaient
perdu d’envahir les pays de la chrétienté, A quels intérêts, répondez-moi,
avez-vous sacrifié votre propre gloire et le salut du monde chrétien ? Ce que
vous promet le sultan Amurat, la guerre ne vous T avait-elle pas donné ? Ne
vous aurait-elle pas donné davantage encore ; et les gages obtenus par la
victoire n’inspirent-ils pas plus de confiance que les promesses des
infidèles ? Que dirai-je au souverain pontife qui m’a envoyé auprès de vous,
non pour traiter avec les musulmans, mais pour les repousser au-delà des mers
? Que dirai-je à tous les pasteurs de l’Église chrétienne, à tous les fidèles
de l’Occident, qui sont maintenant en prières pour demander au ciel le succès
de vos armes ? Sans doute que les Barbares que nous avons vaincus deux fois
n’auraient jamais consenti à la paix, s’ils avaient eu les moyens de
poursuivre la guerre. Croyez-vous qu’ils observeront les conditions du traité
quand la fortune leur deviendra favorable ? Non, les guerriers chrétiens ne
peuvent rester liés par un pacte impie qui livre l’Église et l’Europe aux
disciples de Mahomet. Apprenez qu’il n’y a point de paix entre Dieu et ses
ennemis, entre la vérité et le mensonge, entre le ciel et l’enfer. Je n’ai
pas besoin de vous délier d’un serment évidemment contraire à la religion et
à la morale, à tout ce qui fait parmi les hommes la sainteté et la foi des
promesses. Je vous exhorte donc, au nom de Dieu, au nom de l’Évangile, à
reprendre les armes et à me suivre dans le chemin du salut et de la gloire. » La
violence de ce discours avait sans doute pour excuse la défense de la
chrétienté ; mais l’histoire impartiale, quelles que soient les raisons qu’on
pouvait alléguer, ne saurait approuver cet oubli manifeste de la foi des
serments. Les chefs de la croisade méritaient les reproches du légat
apostolique, qui les accusait d’avoir fait une paix honteuse et funeste à
l’Europe chrétienne ; mais ils méritèrent aussi les reproches de la postérité
en violant les traités qu’ils venaient de conclure. Lorsque le cardinal
Julien avait commencé à parler, les esprits étaient déjà ébranlés ; lorsqu’il
eut achevé son discours, l’ardeur guerrière qui l’animait s’empara de tous
ses auditeurs, et se manifesta parles signes bruyants d’une approbation
générale. Dans le lieu même où l’on venait de jurer la paix, on jura d’une
voix unanime de recommencer la guerre. L’enthousiasme
de la plupart des chefs était à son comble : il leur permit à peine de voir
qu’ils avaient perdu la moitié de leur armée. Un grand nombre de croisés
venaient de quitter leurs drapeaux, les uns impatients de retourner dans
leurs foyers, la plupart mécontents d’un traité qui rendait leur bravoure et
leurs exploits inutiles. Le prince de Servie, voisin des Turcs et redoutant
leur vengeance, n’osa point courir les dangers d’une guerre nouvelle, et
n’envoya point ses troupes à l’armée d'Huniade et de Ladislas. On attendit
vainement les renforts promis par Scanderberg, obligé de défendre l’Albanie.
Il ne restait plus que vingt mille hommes sous l’étendard de la croix. Un
chef des Valaques, en rejoignant les croisés avec sa cavalerie, ne put s’empêcher
de témoigner sa surprise au roi de Hongrie, et lui dit que le sultan qu’on
allait combattre se faisait souvent suivre à la chasse de plus d’esclaves que
l’armée chrétienne n’avait de combattants. On
conseilla aux principaux chefs d’attendre pour commencer la guerre l’arrivée
de nouveaux croisés ou le retour de ceux qui étaient partis ; mais Ladislas,
Huniade, surtout le cardinal Julien, étaient persuadés que Dieu protégeait
les défenseurs de la croix et que rien ne pouvait leur résister. Ils se
mirent en marche, traversant les déserts de la Bulgarie, et vinrent camper à
Varna, sur les côtes de la mer Noire. Ce fut
là que les croisés, au lieu de trouver la flotte qui devait les seconder,
apprirent qu’Amurat, sorti de sa retraite de Magnésie, accourait avec une
armée de soixante mille combattants. A cette nouvelle s’évanouit la folle
confiance que leur avait donnée le cardinal Julien, et dans leur désespoir
ils reprochèrent aux Grecs de les avoir trahis ou abandonnés, ils accusèrent
les Génois et le neveu du pape, qui commandait la flotte chrétienne, d’avoir
livré aux Turcs le passage de Gallipoli. Cette accusation se trouve répétée
dans toutes les chroniques d’Occident ; mais les historiens turcs n’en font
aucune mention : ils disent au contraire qu’Amurat traversa l'Hellespont loin
des lieux qu’occupait la flotte chrétienne, et que le grand visir, qui
l’attendait sur le rivage d’Europe, protégea par une batterie de canons le
passage de l’armée ottomane. Aussitôt que les troupes d’Amurat, ajoute
l’historien turc Coggia-effendi, eurent touché la terre, elles se mirent en
prières pour remercier le dieu de Mahomet, et le zéphyr de la victoire
souffla sur les drapeaux musulmans. Le
sultan poursuivit sa marche, jurant par les prophètes de l’islamisme de punir
sur ses ennemis la violation des traités. S’il faut en croire quelques
auteurs, l’empereur des Turcs supplia Jésus-Christ lui-même de venger
l’outrage fait à son nom par des guerriers parjures. A l’approche des
Ottomans, Huniade et le légat proposèrent la retraite, mais la retraite était
impossible ; Ladislas résolut de mourir ou de vaincre. On livra la bataille :
ce fut alors, dit l’histoire ottomane, qu’il y eut un grand carnage et qu'une
infinité de vaillants hommes coururent à la vallée du néant par des torrents
de sang. Dès le commencement du combat, l’aile droite et l’aile gauche de
l’armée turque furent ébranlées. Quelques auteurs disent qu’Amurat eut alors
la pensée de fuir et qu’il fut arrêté par un janissaire qui le retint par la
bride de son cheval ; d’autres célèbrent le courage inébranlable du sultan,
et le comparent à un rocher qui résiste à tous les coups de la tempête.
Coggia-effendi, que nous avons déjà cité, ajoute que l’empereur ottoman
adressa sur le champ de bataille une prière au dieu de Mahomet et qu’il le
conjura par ses larmes d’éloigner des musulmans la coupe du mépris et de
l’affliction. La
fortune semblait favoriser les armes des croisés. Une grande partie de
l’armée ottomane avait fui devant vingt-quatre mille soldats chrétiens ; rien
ne résistait au courage impétueux du roi de Hongrie. Une foule de prélats et
d’évêques, armés de cuirasses et d’épées, accompagnaient Ladislas et le
conjuraient de diriger ses attaques vers le point où combattait encore
Amurat, défendu par l’élite de ses janissaires. Il n’écouta que trop leurs
conseils imprudents, et, s’étant jeté au milieu des bataillons ennemis, il
fut percé à la fois de mille lances, et tomba avec tous ceux qui avaient pu
le suivre. Sa tête, portée au bout d’une pique et montrée aux Hongrois,
répand la consternation dans leurs rangs. C’est en vain qu’Huniade et les
évêques cherchent à ranimer le courage des croisés en leur disant qu’ils ne
combattent point pour un roi de la terre, mais pour Jésus-Christ, toute
l’armée chrétienne se débande et fuit en désordre ; Huniade est entraîné
lui-même. Dix mille soldats de la croix perdirent la vie ; les Turcs firent
un grand nombre de prisonniers. Le cardinal Julien périt dans le combat ou
dans la fuite. Après
sa victoire, Amurat parcourut le champ de bataille ; et comme parmi les morts
il ne voyait aucun des chrétiens qui eût la barbe grise, son visir lui dit
que des hommes parvenus à l’âge delà raison n’auraient point tenté une
entreprise aussi téméraire. Ces paroles n’étaient qu’une flatterie adressée
au sultan ; mais elles peuvent néanmoins servir à caractériser une guerre où
les chefs des armées chrétiennes obéirent bien plus aux passions imprudentes
de la jeunesse qu’à l’expérience de l’âge mûr. Les
expéditions des chrétiens contre les Turcs commençaient presque toujours,
comme celle-ci, par des succès éclatants, et finissaient par les plus grands
désastres. Le plus souvent une croisade se terminait à la première ou à la
seconde bataille, parce que les croisés n’avaient que de la valeur, et rien
de ce qui peut fixer la victoire ou réparer des revers. Vainqueurs, ils se
disputaient la gloire des combats et les dépouilles de l’ennemi ; vaincus,
ils se décourageaient tout à coup, et retournaient dans leurs foyers, en
s’accusant réciproquement de leurs défaites. La
bataille de Varna assura aux Turcs la possession des provinces qu’ils avaient
envahies en Europe, et leur permit de faire de nouvelles conquêtes. Amurat,
après avoir triomphé de ses ennemis, avait de nouveau renoncé à la couronne
impériale, et la solitude de Magnésie revit le vainqueur des Hongrois revêtu
de l’humble manteau des ermites ; mais les janissaires, qu’il avait si
souvent conduits à la victoire, ne lui permirent point de renoncer au monde
et de jouir du repos qu’il cherchait. Forcé de reprendre le commandement des
armées et les rênes de l’empire, il dirigea ses forces contre l’Albanie ; il
revint ensuite combattre Huniade sur les bords du Danube. Il passa le reste
de ses jours à faire la guerre aux chrétiens ; et sa dernière pensée fut de
recommander à son successeur de tourner ses armes contre la ville de
Constantinople. Mahomet
II, à qui Amurat avait légué la conquête de Byzance, ne succéda à son père
que six ans après la bataille de Varna. Ce fut alors que commencèrent pour
les Grecs les jours de deuil et de calamité. C’est ici que l’histoire nous
offre en spectacle, dans une dernière et terrible lutte, d’un côté, un vieil
empire dont la gloire avait rempli l’univers et qui n’avait plus pour défense
et pour limites que les remparts de sa capitale ; de l’autre, un empire
nouveau dont on connaissait à peine le nom et qui menaçait déjà d’envahir le
monde. Constantin
et Mahomet, montés presque en même temps, l’un sur le trône des Césars,
l’autre sur celui d’Otman, n’offraient pas moins de différence dans leur
caractère que dans leurs destinées. On admirait la modération et la piété de
Constantin ; les historiens ont célébré sa valeur calme et prudente sur le
champ de bataille, sa patience héroïque dans les revers. Mahomet porta sur le
trône un esprit vif et entreprenant, une politique ardente et passionnée, un
indomptable orgueil. On assure qu’il aima les arts et les lettres, mais ces
études paisibles ne purent adoucir sa férocité sauvage. Dans la guerre, il
n’épargna ni la vie de ses ennemis, ni celle de ses soldats ; et les
violences de son caractère ensanglantèrent souvent la paix. Tandis qu’on
trouvait dans Constantin un monarque élevé à l’école du christianisme, on
reconnaissait facilement dans Mahomet un prince formé par les maximes
guerrières et intolérantes du Coran. Le dernier des Césars avait toutes les
vertus qui peuvent honorer et faire supporter une grande infortune. Le fils
d’Amurat montrait les funestes qualités d’un conquérant et toutes les
passions qui, au jour de la victoire, devaient faire le désespoir des
vaincus. Lorsque
Mahomet fut parvenu à l’empire, sa première pensée fut la conquête de
Byzance. Dans les négociations qui précédèrent la rupture de la paix,
Constantin ne cacha point la faiblesse de l’empire grec, et laissa voir toute
la résignation d’un chrétien. « Ma confiance est en Dieu, disait-il au prince
ottoman : s’il lui plaît d’adoucir votre cœur, je me réjouirai de cet heureux
changement ; s’il vous livre Constantinople, je me soumettrai sans murmure à
sa volonté. » Le
siège de Byzance devait commencer au printemps de l’année 1453. Les Grecs et
les Turcs passèrent l’hiver dans les préparatifs de l’attaque et de la
défense. Mahomet s’occupait avec ardeur d’une entreprise vers laquelle se
dirigeaient depuis longtemps tous les vœux de la nation turque et tous les
efforts de la politique ottomane. Au milieu d’une nuit, ayant mandé son visir :
« Tu vois, lui dit Mahomet, le désordre de ma couche. J’y ai porté le
trouble qui m’agite et me dévore ; désormais il n’y aura plus pour moi de
repos ni de sommeil que dans la capitale des Grecs. » Tandis
que Mahomet rassemblait toutes ses forces pour commencer la guerre,
Constantin Paléologue implorait le secours des nations de l’Europe. Des cris
d’alarme étaient si souvent partis de Constantinople, que les uns regardaient
les dangers de l’empire grec comme imaginaires, les autres, sa ruine comme
inévitable. Vainement Constantin promettait, ainsi que tous ses
prédécesseurs, de réunir l’Église grecque à l’Église romaine : le souvenir de
tant de promesses faites dans le péril, oubliées dans les jours de sécurité,
ajoutait à l’antipathie des Latins pour les peuples de la Grèce. Le pape
exhorta faiblement les guerriers de l’Occident à prendre les armes, et se
contenta d’envoyer à l’empereur grec un légat et des ecclésiastiques versés
dans l’art de l’argumentation et dans les études de la théologie. Quoique le
cardinal Isidore emportât avec lui un trésor considérable et qu’il eût à sa
suite quelques soldats italiens, son arrivée à Constantinople dut porter le
découragement parmi les Grecs, qui attendaient d’autres secours et semblaient
avoir mis à plus haut prix leur soumission à l’Église de Rome. Les
princes de la Morée et de l’Archipel, ceux de la Hongrie et de la Bulgarie,
les uns dans la crainte d’être eux-mêmes attaqués, les autres retenus par
l’indifférence ou l’esprit de jalousie, refusèrent de prendre part à une
guerre où la victoire allait décider de leur sort. Comme Gênes et Venise
avaient des comptoirs et des établissements de commerce à Constantinople,
deux mille guerriers génois, cinq ou six cents Vénitiens se présentèrent,
sous les ordres de Justiniani, pour défendre la ville. On vit arriver aussi
une troupe de Catalans, milice intrépide, tour à tour le fléau et l’espoir de
la Grèce, et que le seul amour de la guerre et du péril conduisait dans la
ville impériale. Voilà tout ce qui devait représenter la belliqueuse Europe
au siège de Byzance. A cette
époque plusieurs puissances chrétiennes se faisaient la guerre : le
continuateur de Baronius remarque à ce sujet que les soldats qui périrent
alors dans les combats livrés au sein de la chrétienté auraient suffi pour
disperser les Turcs et les repousser jusqu’au fond de l’Asie. Au reste, si
l’histoire, en cette occasion, accuse l’indifférence des peuples de
l’Occident, que ne doit-elle pas dire de celle des Grecs pour leur propre
défense ? Les efforts de Constantin pour réunir les deux Eglises avaient
affaibli la confiance et le zèle de ses sujets, qui se prétendaient
orthodoxes. Parmi les Grecs, les uns, pour ne rien devoir aux Latins,
annonçaient que Dieu s’était chargé lui-même de sauver son peuple, et, sur la
foi de quelques prophéties qu’ils avaient faites, ils attendaient dans
l’inaction une délivrance miraculeuse. D’autres, plus sombres dans leurs
rêveries scolastiques, ne voulaient point que Constantinople fût sauvée,
parce qu’ils avaient prédit que l’empire devait périr pour expier le crime de
la réunion ; toute espérance d’une victoire avait à leurs yeux quelque chose
d’impie et de contraire aux volontés du ciel. Lorsque l’empereur parlait des
moyens de salut qui restaient encore et de la nécessité de prendre les armes,
ces docteurs atrabilaires s’élevaient avec une sorte d’horreur, et la
multitude, qu’ils avaient égarée, courait auprès du moine Génadius qui, du
fond de sa cellule, criait sans cesse au peuple qu’il n’y avait plus rien à
faire et que tout était perdu. Une des
grandes calamités de l’esprit de parti ou de l’esprit de secte, c’est de
rendre ceux qu’il égare indifférents au sort de la société où ils vivent, et
de rompre les liens qui les attachent à la famille et à la patrie. Quoi de
plus affligeant que de voir des hommes qui se passionnent pour des mots,
qu’un orgueil opiniâtre attache à de vaines subtilités, et pour lesquels la
chute du monde serait un spectacle moins douloureux que le triomphe d’une
opinion qu’ils repoussent ou d’un adversaire qu’ils ont combattu ? A la
veille des plus grands périls, Constantinople était remplie de gens auxquels
la haine des Latins faisait oublier l’approche et les menaces des Turcs. Le
grand-duc Notaras alla jusqu’à dire qu’il aimait mieux voir dans Byzance le
turban de Mahomet que la tiare du pontife de Rome. Il
n’est pas inutile de rappeler que dans tous ces débats il n’était point
question des vérités du christianisme, mais seulement de quelques points de
la discipline ecclésiastique : célébrer la messe en langue latine, consacrer
du pain sans levain, mêler de l’eau froide dans le calice, communiquer avec
les azymites, voilà ce qu’il fallait haïr, ce qu’il fallait craindre plus que
l'islamisme. Tels étaient les motifs pour lesquels les Grecs repoussaient les
Francs, leurs alliés naturels, s’accablaient entre eux d’anathèmes,
invoquaient les malédictions du ciel sur leur propre ville. Au
milieu de ces déplorables disputes on n’entendait plus la voix du patriotisme
et de l’humanité, et l’indifférence, l’égoïsme, les craintes pusillanimes
pouvaient se cacher sous l’apparence respectable de la religion et de
l’orthodoxie. Une grande partie de la population de Constantinople avait
abandonné la ville ; parmi ceux qui étaient restés, les plus riches avaient
enfoui leurs trésors, qu’ils auraient pu employer pour leur défense et qu’ils
perdirent bientôt avec la liberté et la vie. La ville impériale ne trouva
dans son sein que quatre mille neuf cent soixante et dix défenseurs, et
l’empereur fut obligé de dépouiller les églises pour fournir à leur
entretien. Ainsi, huit à neuf mille combattants formaient toute la garnison
de Byzance et la dernière espérance de l’empire d’Orient. Mahomet
avait achevé ses immenses préparatifs. Comme la conquête de Byzance et le
pillage de cette capitale étaient la plus riche récompense qu’on pût offrir à
la valeur des Ottomans, tous les soldats se trouvaient en quelque sorte
associés à l’ambition de leur chef. On vit alors se renouveler parmi les
musulmans l’ardeur et le fanatisme belliqueux des compagnons d’Omar et des
premiers champions de l’islamisme. De toutes les régions qui s’étendent
depuis la chaîne du Taurus jusqu’aux rives de l’Èbre et du Danube accoururent
une foule de guerriers attirés à l’armée du sultan par l’espoir du butin ou
le désir de se distinguer dans une guerre religieuse et nationale. Pour faire
connaître à la fois la décadence et la faiblesse des Grecs, la force et la
puissance des Ottomans, il suffirait de dire que Constantinople, que tout ce
qui restait du territoire de l’empire, renfermait alors moins d’habitants que
Mahomet ne comptait de soldats sous ses drapeaux. L’armée
ottomane partit d'Andrinople au commencement de mars. A l’approche de cette
terrible guerre, les Turcs ne pouvaient contenir leur joie, et leur
historien, pour exprimer l’ivresse qu’il ressent lui-même, s’arrête à décrire
les beaux jours du printemps. « La rose, dit-il, semblable à l’agaçante
beauté, faisait entrevoir ses charmes ; l’amoureux rossignol commençait à
faire entendre ses chants mélancoliques ; les prairies et les collines,
couvertes de fleurs et de verdure, semblaient attendre les légions de l’équitable
sultan. » Le 6 avril, Mahomet avait planté son pavillon devant la porte
Saint-Romain, appelée aujourd’hui Top-Capoussi. On donna bientôt de part et
d’autre le signal des combats. Dès les premiers jours du siège, les Grecs et
les Turcs déployèrent tout ce que l’art de la guerre avait inventé ou
perfectionné chez les anciens et chez les modernes. Parmi ses formidables
préparatifs, Mahomet n’avait point négligé l’artillerie, dont l’usage se
répandait en Occident. Une des pièces de canon fondues sous ses yeux à
Andrinople par un ouvrier du Danemark ou de la Hongrie avait des proportions
si gigantesques, que trois cents bœufs la traînaient avec peine et qu’elle
lançait -un boulet de six ou sept quintaux à une distance de plus de six
cents toises. Tous les historiens du temps parlent de ce formidable appareil
de guerre ; mais ils ne disent presque rien de l’effet qu’il produisit sur le
champ de bataille. En examinant avec soin le récit des contemporains et
surtout la description qu’ils nous ont laissée de ces énormes machines de
bronze qu’il était si difficile de faire mouvoir, on reste persuadé qu’au
siège de Byzance l’artillerie ottomane inspira plus d’effroi et de surprise
qu’elle ne causa de ravage. Les Turcs mirent peu d’adresse et de zèle à
seconder les ingénieurs et les artilleurs francs que Mahomet avait pris à son
service ; ce fut un grand bonheur pour la chrétienté qu’une découverte aussi
funeste ne se perfectionna pas dès lors entre les mains des Barbares ;
l’Europe n’aurait pas pu leur résister, s’ils avaient réuni cette force
nouvelle aux avantages qu’ils avaient déjà dans la guerre. Les
Turcs employèrent avec plus de succès d’autres armes et d’autres moyens
d’attaque, tels que les mines creusées sous les remparts, les tours roulantes
qu’on approchait des murailles, les béliers qui ébranlaient les murs, les
batistes qui lançaient des poutres et des pierres, enfin les flèches, les
javelots, et même le feu grégeois, qui rivalisait encore avec la poudre et
que celle-ci devait bientôt faire oublier. Tous
ces moyens de destruction étaient employés à la fois, et les attaques se
renouvelaient sans cesse. Les assiégés manquaient de bras pour se servir de
leurs machines de guerre ; et, lorsqu’on songe au petit nombre des défenseurs
de Constantinople, on s’étonne qu’ils aient pu résister pendant plus de
cinquante jours à l’innombrable multitude des Ottomans. Cette généreuse
milice occupait une ligne de plus d’une lieue, repoussant nuit et jour les
assauts de l’ennemi, réparant les brèches des murailles, faisant des sorties
; elle se montrait partout en même temps et suffisait à tout, animée par la
présence de ses chefs et surtout par l’exemple de Constantin. Plusieurs fois
la fortune favorisa les efforts de cette troupe héroïque, et mêla quelques
lueurs d’espérance au sentiment de tristesse et d’effroi qui régnait dans
Constantinople. Les
assiégés conservaient un avantage : la ville était inaccessible vers la
Propontide et du côté du port. Mahomet avait rassemblé dans le canal de la
mer Noire une flotte nombreuse ; mais celte flotte ne servait qu’au transport
des vivres et des munitions de guerre. La marine ottomane ne pouvait le
disputer à la marine des Grecs, surtout à celle des Francs ; les Turcs
convenaient eux-mêmes qu’ils devaient céder l’empire de la mer aux peuples
chrétiens. Vers le
milieu du siège, on vit entrer dans le canal cinq vaisseaux venus des côtes
de l’Italie et de la Grèce. Aussitôt toute la flotte ottomane s’ébranle et
s’avance à leur rencontre ; elle les environne, les attaque à plusieurs
reprises pour s’en emparer ou les arrêter dans leur marche. Mahomet, sur la
grève, animait les combattants du geste et de la voix. Quand les Ottomans
sont près de succomber, il ne peut retenir sa colère ; poussant son cheval
dans la mer, il semble menacer les éléments, et, comme un roi barbare de
l’antiquité, accuser les flots de méconnaître sa volonté suprême. D’un autre
côté, les Grecs, rassemblés sur les remparts de la ville, attendaient avec
inquiétude l’issue du combat. Enfin, après un choc opiniâtre et sanglant,
tous les navires des Turcs sont dispersés, jetés sur le rivage ; et la flotte
chrétienne, chargée de vivres et de soldats, arrive en triomphe dans le port
de Constantinople. Cette
victoire remportée par les Francs nous montre combien il était facile aux
peuples maritimes de l’Europe de secourir et de sauver Byzance. Les
musulmans, effrayés de leur défaite, perdirent un moment l’espoir de vaincre
les chrétiens ; pour relever leur courage abattu, le corps des ulémas eut
besoin de leur rappeler les promesses du Coran. « Les chrétiens, dit
Coggia-effendi, semblables à la tortue qui sort de son écaille, montrèrent la
tête au dehors des remparts, et se mirent à vomir des menaces contre les
musulmans. Ceux-ci furent tellement découragés, qu’on parla de la paix ; mais
les ulémas et les cheiks déterminèrent Mahomet II à poursuivre la guerre. »
Le sultan tenta un dernier effort pour se rendre maître du port de
Constantinople. Comme l’entrée en était gardée par plusieurs grands vaisseaux
et fermée par une chaîne de fer qu’on ne pouvait ni briser ni franchir, le
monarque ottoman employa un moyen extraordinaire que les assiégés n’avaient
point prévu et dont le succès devait montrer la force de sa volonté et
l’étendue de sa puissance. Dans une seule nuit, soixante-dix ou quatre-vingts
navires qui étaient mouillés dans le Bosphore, furent transportés par terre
jusque dans les eaux du havre. On avait couvert le chemin de planches
enduites de suif sur lesquelles une foule d’ouvriers et de soldats faisaient
glisser les vaisseaux. La flotte turque, montée par des pilotes, ornée de ses
voiles déployées, équipée comme pour une expédition maritime, s’avança sur un
terrain montueux, et parcourut un espace de deux milles à la lueur des
torches et des flambeaux, au son des clairons et des trompettes, sans que les
Génois qui habitaient Galata osassent s’opposer à son passage. J’ai pu suivre
le chemin que prit la flotte ottomane, partie de la vallée de Dolmak-Baclii,
s’avançant derrière le Champ-des-Morts, gravissant la colline de Péra, et
redescendant par la vallée profonde de Saint-Dimitri jusqu’au quartier appelé
Kassan-pacha. Les Grecs, tout occupés de garder leurs remparts, n’avaient
rien soupçonné des desseins de l’ennemi. Ils ne reconnurent la cause et
l’objet de tout ce tumulte qui s’était fait entendre la nuit vers le rivage
de la mer, qu’en voyant, au lever du jour, flotter dans leur port le pavillon
ottoman. On se
demande ici quelle résistance durent opposer les vaisseaux qui gardaient la
chaîne de fer, et ceux qui étaient entrés dans le port après avoir dispersé
la flotte ottomane. On doit croire que tout ce qu’il y avait de guerriers sur
les navires des chrétiens combattait alors sur les remparts de la ville. II
est probable aussi que la partie du golfe où les navires des Turcs étaient
descendus n’avait point assez de profondeur pour être accessible à de grands
vaisseaux. Quoi qu’il en soit, les musulmans se hâtèrent de profiter de leur
avantage. A peine les bâtiments turcs venaient-ils d’être lancés, qu’une
multitude d’ouvriers s’occupèrent de construire des batteries flottantes au
lieu même où les Vénitiens avaient livré leur dernier assaut dans la cinquième
croisade. Cette
entreprise hardie, poursuivie avec autant d’audace que de succès, dut jeter
le trouble et la consternation parmi les assiégés. Ils firent plusieurs
tentatives pour brûler la flotte et détruire les travaux commencés de
l’ennemi ; mais vainement ils eurent recours au feu grégeois, qui avait tant
de fois sauvé Constantinople de l’attaque des Barbares. Quarante de leurs
guerriers les plus intrépides, trahis par leur valeur imprudente, peut-être
aussi par les Génois, tombèrent entre les mains des Turcs, et la mort des
martyrs fut le prix de leur généreux dévouement. Constantin
usa de représailles et fit exposer sur les remparts de la ville les têtes de
soixante-dix captifs. Cette manière de faire la guerre annonçait que les
combattants n’écoutaient plus que les inspirations du désespoir ou les
fureurs de la vengeance. Les musulmans, qui recevaient chaque jour des
renforts, poursuivaient le siège sans relâche. L’assurance de la victoire
redoublait leur ardeur : Constantinople était attaquée de plusieurs côtés à
la fois, et la garnison, déjà affaiblie par les combats et les travaux d’un
long siège, se trouvait obligée de diviser ses forces pour défendre tous les
points menacés. On
avait négligé de réparer les fortifications de la ville du côté du port. Vers
l’occident plusieurs des tours, surtout celle de Saint-Romain, tombaient en
ruine. Dans cette situation presque désespérée, ce qu’il y avait de plus
déplorable, c’était de voir les défenseurs de Byzance livrés à l’esprit de
discorde. De violents débats s’élevèrent entre le grand-duc Notaras et
Justiniani, qui commandait les guerriers de Gênes. Les Vénitiens et les
Génois furent plusieurs fois sur le point d’en venir aux mains ; l’histoire
peut à peine indiquer le sujet de ces malheureuses querelles. Tel était
l’aveuglement produit par l’esprit de jalousie ou plutôt par le désespoir,
que dans cette élite de guerriers qui sacrifiaient chaque jour leur vie à la
noble cause qu’ils avaient embrassée, on s’accusait réciproquement de lâcheté
et de trahison. Constantin
s’efforçait de les apaiser, et, toujours calme au milieu des partis irrités,
semblait n’avoir d’autre passion que l’amour de la patrie et de la gloire. Le
caractère qu’il déploya au milieu des dangers aurait dû lui rendre la
confiance et l’affection du peuple ; mais l’esprit turbulent et séditieux des
Grecs et la vanité de leurs disputes ne leur permettaient point d’apprécier
la véritable grandeur. Ils reprochaient à Paléologue des malheurs qui
n’étaient point son ouvrage et que sa vertu seule pouvait réparer. On
l’accusait d’achever la ruine d’un empire que tout le monde abandonnait et
que lui seul voulait défendre. Non-seulement on ne respectait plus ni
l’autorité ni les intentions du prince, mais encore tout ce qui s’élevait par
le rang ou par le caractère était un objet de réprobation ou de défiance. Par
une suite de cet esprit inquiet qui, dans les désordres publics, pousse la
multitude à chercher des appuis inconnus, certaines prédictions accréditées
parmi le peuple annonçaient que la ville des Césars ne pouvait être sauvée
que par un misérable mendiant à qui Dieu devait remettre le glaive de sa
colère. A
mesure que le jour des grandes calamités approchait, le peuple et le clergé
se précipitaient dans les églises. On exposa solennellement l’image de la
Vierge, patronne de Constantinople ; on la porta en procession dans les rues.
Ces pieuses cérémonies offraient sans doute quelque chose d'édifiant, mais
elles n’inspiraient point la bravoure nécessaire pour défendre la patrie, la
religion menacées ; et le ciel, dans les grands périls de la guerre,
n’écoutait point les prières d’un peuple désarmé et tremblant. Pendant
le siège, on avait plusieurs fois parlé d’une capitulation. Mahomet exigeait
qu’on lui livrât la capitale d’un empire dont il possédait déjà toutes les
provinces, et permettait aux Grecs de se retirer avec leurs richesses.
Paléologue consentait à payer un tribut ; mais il voulait rester maître de
Constantinople. Enfin, dans un dernier message, le sultan menaça l’empereur
grec de l’immoler avec sa famille et de disperser son peuple captif par toute
la terre, s’il persistait à défendre la ville. Mahomet offrait à son ennemi
une principauté dans le Péloponnèse ; Constantin rejeta cette proposition et
préféra une mort glorieuse. Le
sultan fit annoncer dans son armée une attaque prochaine et générale : les
riches de Constantinople, les captifs, les femmes grecques, devaient
récompenser la valeur de ses soldats ; il se réservait la ville et ses
édifices. Des hérauts d’armes répétèrent à haute voix dans tout le camp : «
Heureux ceux qui vont recueillir la palme de la victoire ! malheur à ceux qui
voudraient fuir, car ils ne peuvent échapper à la justice de Mahomet, lors
même qu’ils auraient les ailes d’un oiseau. » Pour ajouter l’enthousiasme
religieux à celui de la guerre, les derviches parcoururent les rangs de
l’armée ottomane, exhortant les soldats à purifier leur corps par des
ablutions, leur âme par la prière, et promettant les délices du paradis aux
défenseurs de la foi musulmane. Dès que la nuit commença à couvrir la terre,
l’ordre fut donné à tous les guerriers musulmans d’attacher au bout de leurs
lances des flambeaux allumés. Ainsi les assiégeants devaient être toujours
prêts à livrer un assaut, et les assiégés ne devaient pas avoir un seul
moment de sécurité. Cette multitude de flambeaux éclairait au loin l’horizon,
et les rivages de la mer (ce sont les expressions d’un historien turc)
ressemblaient à un champ couvert de roses et de tulipes. L’empereur ottoman
parut alors au milieu de son armée, promit de nouveau à ses soldats le
pillage de Byzance, et, pour rendre sa parole plus solennelle, il jura par l’âme
d’Amurat, par quatre mille prophètes, par ses enfants, enfin par son
cimeterre. Toute l’armée fit éclater sa joie et répéta à plusieurs reprises
cette acclamation : Dieu est Dieu, et Mahomet est l’envoyé de Dieu. Quand
cette cérémonie guerrière fut achevée, le sultan ordonna, sous peine de mort,
que le plus profond silence fût observé dans tout le camp. Dès lors on n’entendit
plus autour de Constantinople que le tumulte confus d’une armée où tout était
en mouvement pour les apprêts d’un combat terrible et décisif. Dans la
ville, la garnison veillait sur les remparts et suivait avec inquiétude les
mouvements de l’armée ottomane. On avait entendu avec effroi les acclamations
bruyantes des Turcs ; le silence qui tout à coup les avait suivies redoublait
la terreur. Les lueurs des feux ennemis se réfléchissaient sur le sommet des
tours, sur les dômes des églises, et rendaient plus effrayante l’obscurité
qui couvrait la ville. Constantinople, où tous les travaux de l’industrie, où
tous les soins ordinaires de la vie avaient été interrompus, était plongée
dans un calme profond, sans que personne y connut le repos ni le sommeil ;
elle présentait l’aspect lugubre d’une cité qu’un grand fléau a rendue
déserte. Seulement on entendait autour des temples quelques sons plaintifs et
la voix de la prière qui implorait la miséricorde du ciel. Constantin
rassembla les principaux chefs de la garnison pour délibérer sur les dangers
qui menaçaient l’empire. Dans un discours pathétique il chercha à ranimer le
courage et l’espoir de ses compagnons d’armes ; parlant aux Grecs de la
patrie, aux auxiliaires latins de la religion et de l’humanité, il les
exhorta à la patience et surtout à la concorde. Les guerriers qui assistaient
à ce dernier conseil écoutèrent l’empereur dans un morne silence ; ils
n’osaient s’interroger les uns les autres sur des moyens de défense que tous
jugeaient inutiles. Ils s’embrassèrent en pleurant, et retournèrent sur les
remparts remplis des plus tristes pensées. L’empereur
entra dans l’église de Sainte-Sophie, où il reçut le sacrement de la
communion ; la tristesse qu’on remarquait sur son visage, la pieuse humilité
avec laquelle il sollicitait l’oubli de ses torts et le pardon de ses fautes,
les paroles touchantes qu’il adressa au peuple et qui ressemblaient à
d’éternels adieux, durent redoubler la consternation générale. Enfin se leva
le dernier jour de l’empire romain : c’était le 29 mai. Les trompettes et les
tambours se firent entendre dans le camp des Turcs. La multitude des soldats
musulmans se précipite vers les murailles de la ville ; l’assaut est livré à
la fois du côté du port et vers la porte Saint-Romain. Dans le premier choc,
les assaillants trouvent partout une vive résistance ; les Catalans, les Génois,
montrèrent tout ce que pouvait le courage des Francs. Paléologue combattait à
la tête des Grecs, et la seule vue de la bannière impériale remplissait de
crainte les guerriers ottomans. Trois cents archers venus de file de Crète
soutinrent glorieusement l’ancienne renommée des Crétois par leur valeur et
par leur adresse à lancer des flèches. Dans cette brave milice il est juste
de distinguer le cardinal Isidore, qui avait fait réparer à ses frais les
fortifications qu’il était chargé de défendre, et qui combattit jusqu’à la
fin du siège à la tête des soldats venus avec lui d’Italie. L’histoire doit
aussi des éloges aux moines de Saint-Basile ; ils avaient sans doute adopté
le parti de l’union, et leur valeur et leur mort glorieuse expièrent
l’aveugle et fatale obstination du clergé de Byzance. L’historien
Phrantza compare les rangs pressés des musulmans à une corde serrée et tendue
qui aurait entouré la ville. Les tours qui défendaient la porte Saint-Romain
s’étaient écroulées sous les coups du bélier et des décharges de l’artillerie
ottomane. Les murs extérieurs avaient été emportés ; les morts et les
blessés, confondus avec les ruines, avaient comblé les fossés. Sur cet
horrible champ de bataille, les défenseurs de Byzance combattaient toujours ;
rien ne pouvait lasser leur constance, ni ébranler leur courage. Après
deux heures d’un choc effroyable, Mahomet s’avance avec l’élite de ses
troupes et dix mille janissaires. Il paraissait au milieu d’eux une massue à
la main, semblable à l’ange de la destruction ; ses regards menaçants
animaient l’ardeur des soldats ; il leur montrait du geste les lieux qu’il
fallait attaquer. Derrière les bataillons qu’il conduisait, une troupe de ces
hommes que le despotisme charge d’exécuter ses vengeances, punissait ou
contenait ceux qui voulaient fuir, et les forçait de courir au carnage. La
poussière qui s’élevait sous les pas des combattants, la fumée de
l’artillerie, couvraient l’armée et la ville. Le bruit des tambours et des
clairons, le fracas des ruines, l’explosion du canon, le choc des armes, ne
permettaient plus d’entendre la voix des chefs ; les janissaires combattaient
en désordre, et Constantin, qui l’avait remarqué, exhortait ses soldats à
faire un dernier effort, lorsque le sort du combat changea tout à coup.
Justiniani ayant été atteint d’une flèche, la douleur que lui causa sa
blessure lui fit abandonner le champ de bataille. Les Génois et la plupart
des auxiliaires latins suivirent son exemple. Les Grecs, restés seuls, sont
bientôt accablés par le nombre ; les Turcs franchissent les remparts,
s’emparent des tours. Constantin combattait encore ; mais bientôt, percé de
coups, il tombe dans la foule des morts, et Constantinople reste sans chefs
et sans défenseurs. C’est près de la porte Carsia, appelée aujourd’hui
Egri-Capou, que nous avons cherché la place où succomba le dernier des
empereurs grecs. C’est par-là que les Turcs victorieux pénétraient dans
Byzance, et Constantin périt sans doute dans l’horrible désordre de
l’invasion. Quel
spectacle que celui d’un empire qui n’a plus qu’un moment d’existence et qui
va finir au milieu des fureurs et sous le glaive des Barbares ! Tout à coup
la société n’a point de liens qui ne se brisent ; la religion, la patrie, la
nature, n’ont plus de lois qu’on puisse invoquer ; la sagesse et l’expérience
ne donnent plus que des conseils inutiles. Tout ce que la vertu, le génie, la
valeur même, peuvent avoir d’ascendant et d’éclat, ne sert plus à distinguer
ni à protéger les citoyens. Ces magnifiques palais qui faisaient l’orgueil
des princes, personne ne les possède plus. Parmi les nombreux édifices d’une
grande capitale, personne n’a plus d’asile ni de demeure. La cité n’a plus de
guerriers ni de magistrats, de nobles ni de plébéiens, de pauvres ni de
riches, et toute la population n’est plus qu’un troupeau d’esclaves qui
attend avec effroi la présence d’un maître irrité. Tel était Constantinople
au moment où les vainqueurs se préparaient à y entrer. Lorsque
quelques-uns de ceux qui avaient défendu les remparts rentrèrent dans la
ville annonçant l’arrivée des Turcs, on ne voulut pas les croire ; lorsqu’on
vit arriver les bataillons musulmans, le peuple, dit l’historien grec Ducas,
était à moitié mort de frayeur et ne pouvait plus respirer. La multitude
fuyait dans les rues sans savoir où elle allait et jetant des cris
déchirants. Des femmes, des enfants, des vieillards, couraient dans les
églises, comme si les autels du Christ eussent été un asile contre les
farouches disciples de Mahomet. Nous
n’avons point à décrire les désastres qui suivirent la prise de
Constantinople. Le massacre des habitants désarmés, la ville livrée au
pillage, les lieux saints profanés, les vierges et les matrones accablées
d’outrages, une population entière chargée de chaînes : tels sont les récits
lamentables qu’on trouve à la fois dans les annales des Turcs, des Grecs et
des Latins. Ainsi tomba cette ville, que de fréquentes révolutions avaient
couverte de ruines et qui devint enfin le jouet et la proie d’un peuple
qu’elle avait longtemps méprisé. Si quelque chose peut consoler au milieu de
tant de scènes douloureuses, c’est la vertu de Constantin, qui ne voulut
point survivre à sa patrie et dont la mort fut la dernière gloire de l’empire
d'Orient. On voit près de la porte d’Egri-Capou les restes assez bien
conservés d’un palais que les traditions ont appelé jusqu’ici le palais de
Constantin : pour ceux qui veulent honorer la mémoire du héros du
patriotisme, quel plus beau mausolée, quel plus noble monument que ces ruines
qui portent encore son nom ! Lorsqu’on
voit la faiblesse de l’empire grec et la puissance de ses ennemis, on
s’étonne qu’il ait résisté aussi longtemps. Les Ottomans avaient toutes les
passions qui favorisent la conquête ; les Grecs n’avaient aucune des qualités
qui servent à la défense. Pour s’en convaincre on n’a qu’à voir agir les deux
peuples. Lorsque Mahomet eut annoncé son entreprise, les Ottomans accoururent
en armes de toutes les parties de son empire ; tandis qu’à la première
nouvelle du siège, une grande partie de la population de Constantinople avait
déserté la ville. On a vu que les derviches encourageaient les soldats
musulmans, et leur présentaient la guerre contre les Grecs comme une guerre
sainte ; les prêtres grecs, au contraire, décourageaient les défenseurs de
Byzance, et peu s’en fallait qu’ils ne regardassent la résistance de
Constantin comme une action sacrilège. Au milieu des assauts livrés à la
ville impériale, les soldats turcs, pour combler les fossés, y jetaient leurs
tentes et leurs bagages, préférant la victoire à tout ce qu’ils possédaient ;
on sait que dans le même temps les plus riches des Grecs s’occupaient
d’enfouir leurs richesses, préférant leurs trésors à la patrie. Nous
pourrions ajouter d’autres traits remarquables ; mais ceux-ci montrent assez
de quel côté était la force. Ce qui devait surtout faire présager la ruine de
Byzance, c’était le peu de confiance que les Grecs avaient dans la durée de
leur empire. Jamais les anciens Romains ne montrèrent mieux la puissance et
l’ascendant de leur patriotisme, qu’en appelant Rome la ville éternelle.
Constantinople vit diminuer le nombre et s’affaiblir le courage de ses
défenseurs en proportion de la facilité avec laquelle s’accréditaient parmi
le peuple des prédictions sinistres sur sa ruine prochaine. Lorsque
Byzance, au commencement du treizième siècle, tomba sous les coups des
Latins, l’empire avait encore de grands moyens de défense, et cependant vingt
mille croisés en firent la conquête, ce qui met la valeur des Francs bien
au-dessus de celle des Turcs. Ce serait peut-être ici le lieu d’examiner
quelle fut l’influence des croisades sur les destinées de l’empire d’Orient.
Dans la première expédition des Latins, l’Asie Mineure se trouva délivrée des
Turcs, qui étaient déjà maîtres de Nicée et qui menaçaient Constantinople ;
mais les croisés vendirent trop chèrement leurs services : d’une part la
violence, de l’autre la perfidie, troublèrent l’harmonie qui aurait dû
subsister entre les Grecs et les Latins. Enfin la prise de Constantinople par
les Francs porta un coup mortel à l’empire de Byzance. Au milieu de la
guerre, le schisme s’accrut par la haine, et le schisme à son tour entretint
et redoubla la haine réciproque. Cette division favorisa les progrès des
Turcs et leur ouvrit les portes de Constantinople. Les Barbares qui renversèrent l’empire d’Occident avaient adopté la religion et les mœurs des peuples vaincus, ce qui fit disparaître peu à peu les traces de l’invasion et de la conquête. Les Turcs, au contraire, voulaient faire triompher le Coran ; ils voulaient établir leurs lois et leurs usages dans tous les lieux où ils portaient leurs armes. Dès qu’ils furent les maîtres de Byzance, la religion, les mœurs, le langage, les souvenirs de la Grèce, le nom même de la ville conquise, tout fut détruit, tout fut changé. Comme la capitale qu’ils venaient de conquérir était pour les infidèles la porte de l’Occident, l’Europe chrétienne, qui pendant deux siècles avait envoyé ses flottes et ses armées en Asie, dut à la fin trembler pour elle-même. Dès lors les croisades prirent un nouveau caractère et ne furent plus que des guerres défensives. |