HISTOIRE DES CROISADES

TOME SECOND

 

LIVRE DIX-HUITIÈME. — CHUTE DES COLONIES CHRÉTIENNES EN ORIENT. 1271-1290.

 

 

Édouard d’Angleterre débarque à Ptolémaïs ; reprise de Nazareth ; assassinat tenté sur le prince anglais par un émissaire du Vieux de la Montagne ; Édouard retourne dans sa patrie ; élection de Grégoire X ; il revient en Occident ; concile de Lyon ; Rodolphe de Hapsbourg reconnu empereur d’Allemagne ; Humbert de Romanis publie un mémoire en faveur de la guerre sainte ; nouvelles conquêtes de Bibars ; sa mort ; Kélaoun lui succède, et bat les Tartares à Émesse ; mort de Grégoire X ; les vêpres siciliennes ; politique de Kélaoun ; le châtelain de Marakia ; Kélaoun prend Laodicée, Tripoli, menace Ptolémaïs, et traite avec les chrétiens ; sa mort ; son fils et successeur Chalil emporte d’assaut Ptolémaïs, et chasse les chrétiens de la Syrie. — Dénombrement des cités et des châteaux qui tombent en son pouvoir.

 

La mort de Louis IX, comme on l’a vu, avait tout à coup suspendu les entreprises d’outre-mer. Le seul Édouard partit pour la Syrie avec le comte de Bretagne, son frère Edmond, trois cents chevaliers, et cinq cents croisés venus de la Frise. Tous ces croisés réunis formaient à peine un corps de mille ou douze cents combattants, et voilà tout ce qui devait arriver en Asie de ces armées innombrables qu’on avait levées en Occident pour la délivrance de la terre sainte. Un aussi faible renfort n’était point fait pour inspirer la confiance et rendre la sécurité aux chrétiens de la Palestine, consternés encore de la retraite des croisés devant Tunis et de leur retour en Europe.

La plupart des princes et des États chrétiens de la Syrie, dans la crainte d’être attaqués, avaient conclu des traités avec le sultan du Caire. Plusieurs devaient hésiter à s’engager dans une guerre où les faibles secours de l’Europe ne leur permettaient pas d’espérer de grands avantages, où d’ailleurs ils avaient à craindre d’être abandonnés par les croisés, toujours prêts à retourner en Occident. Cependant les hospitaliers et les templiers, qui ne manquaient jamais une occasion de combattre les musulmans, se réunirent au prince Édouard, que sa renommée avait devancé en Orient. Bibars, qui ravageait alors le territoire de Ptolémaïs, s’éloigna d’une ville qu’il avait remplie d’alarmes, et parut un moment avoir abandonné l’exécution de ses projets.

La petite armée des chrétiens, composée de six à sept mille hommes, s’avança sur le territoire des musulmans ; elle se dirigea d’abord vers la Phénicie, pour rétablir la communication interrompue entre les villes chrétiennes. Dans cette expédition, les croisés eurent beaucoup à souffrir de l’excès de la chaleur ; plusieurs moururent pour avoir mangé des fruits et du miel que le pays produisait en abondance. Ils marchèrent ensuite vers la ville de Nazareth, sur les murs de laquelle ils plantèrent l’étendard de Jésus-Christ. Les soldats de la croix ne purent se rappeler sans indignation que Bibars avait fait détruire de fond en comble l’église de cette ville, consacrée à la Vierge : Nazareth fut livrée au pillage, et tous les musulmans qu’on trouva dans la ville conquise, immolés par le glaive, expièrent l’incendie et la destruction d’un des plus beaux monuments élevés par les chrétiens en Syrie.

Après cette victoire, dont on ne peut louer les croisés, les musulmans ne cessèrent point de faire des excursions sur le territoire des Francs. Mais, soit qu’il n’eût point assez de forces pour se mettre en campagne et qu’il ne fût pas secondé par les chrétiens du pays, soit qu’il plaçât quelque espérance dans une négociation entamée avec l’émir de Joppé, qui lui promettait de se convertir et de lui livrer la ville qu’il commandait, le prince Édouard rentra tout à coup dans les murs de Ptolémaïs, et ne chercha point de nouveaux périls sur le champ de bataille. L’émir de Joppé entretenait avec lui de fréquentes relations : afin de parvenir à ses secrets desseins, il avait choisi pour messager un des disciples du Vieux de la Montagne ; un jour qu'Édouard était seul dans sa chambre et qu’il reposait sur un lit, le perfide envoyé se présente, et se précipite sur sa victime, le poignard à la main. Le prince est blessé au bras ; mais, comme il était doué d’une force extraordinaire, il renverse l’assassin d’un coup de pied, il lui arrache ensuite le poignard elle lui plonge dans le sein. Bientôt on accourt au bruit : le fanatique musulman était étendu par terre. Édouard, d’abord blessé au bras, s’était fait lui-même, en se défendant, une seconde blessure au front : on craignait que le poignard ne fût empoisonné. Quelques historiens rapportent que la princesse Éléonore, femme d’Edouard, eut le courage de sucer les plaies de son époux pour en extraire le poison ; d’autres racontent que le grand maître du Temple envoya sur-le-champ à Édouard un remède dont l’efficacité était reconnue en Orient. Quoi qu’il en soit, tous les soins furent d’abord inutiles ; on craignait pour la vie du prince, lorsqu’un médecin arabe se présenta, et répondit d’une guérison prochaine, si Édouard éloignait de lui tous ses courtisans, la princesse Éléonore elle-même, et s’il suivait exactement le régime qui lui serait prescrit. Les conseils du médecin furent suivis, et le prince anglais ne tarda pas à se montrer à cheval au milieu de ses compagnons d’armes.

[1271.] Après avoir couru un aussi grand danger, Edouard n’hésita point à accepter la trêve qui lui fut alors proposée par le sultan d’Égypte. Sans avoir rien fait d’important pour la cause qu’il avait juré de défendre, il revint en Europe, où il apprit le trépas de son père, Henri III, qui chaque jour rappelant son fils par ses prières n’avait pu le voir à sa dernière heure et lui donner sa bénédiction.

En terminant le récit de chacune des croisades, nous avons coutume de nous arrêter un moment pour en faire connaître le caractère et l’esprit, pour juger les hommes qui y ont pris part, pour apprécier les circonstances principales qui l’ont accompagnée, les résultats immédiats qu’elle a produits. Ici notre tâche est facile à remplir. Après trois années de préparatifs, nous voyons une puissante armée partir pour une guerre lointaine, qui dure à peine trois mois, et dans laquelle les soldats et les chefs n’eurent réellement à se défendre que de l’influence du climat, du fléau de la peste, et surtout des suites d’un plan imprudemment arrêté. Ils virent à peine les murs de Tunis, qu’ils allaient assiéger, et les Maures, qu’ils voulaient combattre ou convertir. Dans cette expédition, prêchée au nom de Jésus-Christ, on ne songea guère à la délivrance des saints lieux ; et, si nous en croyons certains chroniqueurs du temps, les calamités de cette croisade furent la manifestation de la colère divine. Le seul Louis IX porta dans cette guerre malheureuse de saintes pensées ; et, lorsqu’à ses derniers moments il prononça plusieurs fois le nom de Jérusalem, peut-être s’accusait-il lui-même d’avoir cédé à des inspirations profanes, et d’être venu chercher la palme du martyre dans un pays où ne l’appelait point la volonté de Dieu. Après que le pieux monarque eut rendu le dernier soupir, tout ce qu’il y avait encore de religieux, de noble et de chevaleresque dans cette entreprise dont il était le chef et qu’il soutenait par sa présence, disparut tout à coup pour faire place à l’ambition et à la cupidité : ainsi, quand l’âme de l’homme se retire du corps auquel elle donnait la vie, elle n’y laisse que corruption et poussière. Parmi les croisés on ne parla plus de la conversion des musulmans, mais de leurs trésors, ce qui n’empêcha pas que les barons et les seigneurs ne revinssent fort misérables dans leur patrie. Tous les résultats de cette croisade qui devait répandre tant d’effroi parmi les infidèles, se réduisirent, d’un côté, au massacre de la population désarmée de Nazareth, de l’autre à la vaine conquête des ruines de Carthage. Un autre résultat de cette guerre, pour l’Europe comme pour le pays d’outre-mer, fut de décourager presque entièrement les guerriers chrétiens et de leur faire oublier Jérusalem. Après Édouard, aucun prince ne passa la mer pour aller combattre en Asie les infidèles, et la petite armée qu’il conduisit jusqu’en Syrie fut la dernière qui partit de l’Occident pour la délivrance ou le recouvrement de la terre sainte. Ainsi la seconde croisade de saint Louis, qui avait pour objet de sauver les colonies chrétiennes, ne fit, comme nous le verrons bientôt, que précipiter leur chute.

Parmi les circonstances qui firent échouer cette croisade, l’histoire ne doit pas oublier la longue vacance du Saint-Siège, pendant laquelle aucune voix ne se fît entendre pour animer les croisés. Cependant le conclave, après deux ans, choisit un successeur de saint Pierre, et, par une circonstance heureuse pour les chrétiens d’Orient, les suffrages des cardinaux tombèrent sur Thibaut, archidiacre de Liège, qui avait suivi les Frisons en Asie et que la nouvelle de son élévation trouva encore dans la Palestine. Les chrétiens de Syrie durent espérer que le nouveau pontife, longtemps témoin de leurs périls et de leurs misères, ne manquerait pas d’employer tout son pouvoir pour les secourir. Thibaut leur en donna l’assurance avant de quitter Ptolémaïs, et, dans un discours qu’il adressa au peuple assemblé, il prit pour texte ce verset du psaume 130 : Si je t'oublie jamais, ô Jérusalem, que je sois moi-méme oublié parmi les hommes.

[1272.] Le patriarche de Jérusalem, les grands maîtres du Temple et de l’Hôpital accompagnèrent Grégoire X en Occident. A son retour, le pontife s’appliqua d’abord à rétablir la paix en Italie et en Allemagne. Il engagea les princes et surtout le roi de France à réunir leurs efforts pour secourir la terre sainte. Philippe se contenta d’envoyer quelques troupes en Orient, et d’avancer au pape 36,000 marcs d’argent, pour lesquels furent engagées toutes les possessions des templiers dans le royaume. Pise, Venise, Gênes et Marseille, fournirent plusieurs galères, et cinq cents guerriers à la solde du souverain pontife s’embarquèrent pour Ptolémaïs.

Ces secours étaient loin encore de répondre aux espérances et aux besoins des colonies chrétiennes. Grégoire résolut d’intéresser à son projet toute la chrétienté, et, pour y parvenir, il convoqua un concile en 1274. Ce concile, qui se tint à Lyon, fut plus nombreux et plus solennel que celui qu’Innocent IV avait rassemblé trente ans auparavant dans la même ville. On y remarqua les patriarches de Jérusalem et de Constantinople, plus de mille évêques et archevêques, les envoyés des empereurs d’Orient et d’Occident, ceux du roi de France, du roi de Chypre, de tous les princes d’Europe et d’outre-mer. Dans cette nombreuse assemblée, les regards des fidèles se portaient surtout vers les ambassadeurs et les princes tartares envoyés par le chef puissant des Mogols pour contracter une alliance avec les chrétiens contre les musulmans ; plusieurs de ces princes tartares reçurent le baptême des mains du pape, et les chrétiens, témoins de cette cérémonie, y voyaient un gage assuré des promesses divines.

On admirait la puissance de Dieu, qui avait choisi les instruments de ses desseins dans des régions inconnues ; la foule des fidèles regardait le chef suprême des hordes de la Tartarie, comme un autre Cyrus que la providence avait chargé de la destruction de Babylone et de la délivrance de Jérusalem. Dans une de ses séances, le concile de Lyon arrêta qu’on entreprendrait une nouvelle croisade, et qu’il serait levé pendant dix ans une dîme sur tous les revenus des biens ecclésiastiques. Paléologue qui se soumettait enfin à l’Église Latine, promit d’envoyer des troupes pour délivrer l’héritage de Jésus-Christ. Le pape reconnut comme empereur d’Occident, Rodolphe de Hapsbourg, à condition qu’il irait en Palestine à la tête d’une armée.

[1273.] Cependant le spectacle d’un concile, les décisions et les exhortations du pape et des prélats, ne purent réveiller l’enthousiasme des fidèles, qui n’était plus, pour nous servir d’une expression de l’Écriture, que le reste fumant d’une étoile brûlée. Grégoire X était parvenu à pacifier l’Italie et l’Allemagne, et ces deux pays auraient pu fournir un grand nombre de soldats de la croix, si les esprits avaient été portés aux entreprises d’outre-mer. Les lettres apostoliques sollicitèrent le zèle de Philippe le Hardi, qui avait fait le serment de combattre les infidèles, et celui d’Édouard qui promettait de repartir pour l’Asie. Des légats étaient envoyés clans les différents États de l’Europe pour animer par leur présence la prédication de la guerre sainte. Dans tous les pays on s’occupait de la levée des décimes : mais partout les chevaliers et les barons restaient dans l’inaction et dans l’indifférence : les guerriers ne voyaient plus que les misères des croisades, et l’espoir de s’enrichir ou de se rendre illustres dans une expédition lointaine n’animait plus leur bravoure. Depuis qu’on avait vu des empereurs de Byzance, des rois de Jérusalem, parcourir l’Occident en demandant l’aumône, la noblesse belliqueuse était désenchantée de l’Orient, et les croisades avaient perdu un de leurs mobiles les plus puissants : l’ambition des princes et des seigneurs. Les principautés de l’Afrique ou de l’Asie, que les papes offraient ou distribuaient à tous ceux qui se présentaient pour les conquérir, ne déterminaient plus personne à prendre les armes, et la dévotion de la chevalerie pour les lieux saints n’était plus assez vive pour l’entraîner dans une entreprise qui ne lui promettait que les palmes du martyre et les récompenses du ciel.

Il nous reste de cette époque un écrit qui avait sans doute obtenu l’approbation et les encouragements du pape, et qui nous paraît très-propre à faire connaître tout à la fois le mauvais goût du siècle et l’opinion généralement répandue alors sur les expéditions d’Orient.

Dans cet écrit ou mémoire, qu’on jugera singulier et bizarre, au moins pour la forme, l’auteur, Humbert de Romanis, général des frères prêcheurs, s’efforce de ranimer le zèle des chrétiens pour la guerre sainte, et, déplorant l’indifférence de ses contemporains, il trouve d’abord huit obstacles à l’effet de ses prédications : 1° l’habitude du péché ; 2° la crainte de la fatigue et des travaux ; 3° la répugnance à quitter son pays natal ; 4° un amour excessif pour la famille et pour les pénates ; 5° les mauvais discours des hommes ; 6° les mauvais exemples ; 7° une faiblesse d’esprit qui fait croire tout impossible ; 8° une foi sans chaleur. Parmi tous ces motifs d’indifférence l’auteur aurait pu ajouter d’autres raisons tirées de la marche des gouvernements et de la direction des affaires publiques ; mais les moines qui prêchaient les croisades ne connaissaient guère la politique des rois, ni les changements survenus dans la société ; et c’est pour cela qu’ils ne voyaient qu’une partie des difficultés qu’ils avaient à vaincre. Cependant Humbert de Romanis ne se laisse point abattre par les obstacles qu’il croyait voir autour de lui : et il se persuade que dans cette génération dont il accuse l’insouciance ou les travers on peut trouver encore de nobles causes d’enthousiasme et de puissants mobiles pour une guerre sainte. Il en compte jusqu’à sept dont il fait ainsi l’énumération : 1° le zèle pour la gloire de Dieu ; 20 le zèle pour la foi chrétienne ; 3° la charité fraternelle ; 4° la dévotion pour la terre sainte ; 3° la guerre commencée par les musulmans ; 6° l’exemple des premier s’croisés ; 7° les grâces de l'Eglise. On voit ici qu’Humbert de Romanis ne faisait qu’opposer à la tiédeur des esprits qui s’introduisait dans le siècle, des vertus ou des passions qui n’existaient plus ou qui s’affaiblissaient chaque jour davantage. Nous ne répéterons point avec lui toutes les raisons qu’on alléguait de son temps contre les croisades et qu’il cherche à réfuter dans son mémoire. Il divise les opposants en sept classes différentes : la première, s’appuyant des préceptes de Jésus-Christ et de l’exemple des apôtres, disait qu’il fallait savoir souffrir sans se plaindre, qu’on devait remettre l’épée dans le fourreau, et ne pas rendre le mal pour le mal ; la seconde prétendait qu’il n’était pas sage de poursuivre la guerre contre les musulmans, à cause du sang qu’on y avait répandu et qu’on devait y répandre, et parce qu’il était à craindre que la dent saine ne fût arrachée avec la dent gâtée, et qu’on ne versât plus de sang innocent que de sang criminel ; dans l’opinion de la troisième classe des adversaires de la croisade, cette guerre pouvait paraître indiscrète ; c’était tenter Dieu que de l’entreprendre, parce que plusieurs avaient dans leurs pays tous les biens que la providence peut donner, et qu’ils allaient dans des lieux où ils ne trouveraient que la misère et le désespoir ; la quatrième classe d’opposants pensait qu’il était permis aux chrétiens de se défendre, mais qu’il ne l’était pas d’attaquer les Sarrasins, ni d’envahir leur territoire ; la cinquième, qu’on n’avait pas plus le droit de poursuivre les Sarrasins que les Juifs ; la sixième, qu’on n’avait point d’espérance de convertir les musulmans, et que tous les infidèles qui étaient tués à la guerre allaient en enfer ; la septième enfin, que la croisade ne semblait pas être agréable à Dieu, puisque le Seigneur avait permis que les plus grandes calamités accablassent les croisés et que les pays conquis au prix de tant de travaux et de sang répandu fussent ravis, en peu de temps et presque sans efforts, à la chrétienté.

Humbert de Romanis répond à chacune de ces sept objections : « C’était avec le glaive, dit-il, qu'il fallait défendre la vigne du Seigneur, qui n’était plus défendue par des miracles : l’humilité convenait aux chrétiens lorsqu’ils étaient sans force et sans puissance ; maintenant ils devaient s’appuyer sur leurs armes et se confier à la victoire. Tels avaient été les sentiments de Charles Martel, de Charlemagne et de Godefroy de Bouillon, qui s’étaient toujours fait gloire de combattre les Sarrasins. Les Sarrasins avaient eux-mêmes envahi les terres des chrétiens, qu’on regardait avec raison comme l’héritage de Jésus-Christ. Si on épargnait les Juifs, c’était parce qu’ils étaient soumis ; mais il fallait accabler les superbes. Les musulmans pouvaient bien n’être pas convertis, mais la guerre qu’on leur faisait était une source de salut pour les fidèles ; si les croisés qui mouraient dans les combats laissaient un vide dans le monde, ils remplissaient les demeures du ciel. Dans la guerre contre les Philistins, Dieu avait permis que l’arche d’alliance fût prise, que le roi Saul fût tué avec ses enfants, et son peuple mis en fuite : ainsi les malheurs arrivés dans les croisades ne prouvaient pas que la guerre déplût à Dieu ; mais la miséricorde divine avait souffert que ces malheurs arrivassent pour effacer les péchés des croisés, ou pour éprouver leur foi. »

Humbert de Romanis, poursuivant ses raisonnements, et procédant toujours par énumérations et catégories, n’épargnait ni l’avarice du clergé, qui, arrachant la dîme aux pauvres, refusait de donner la dîme de ses biens pour le recouvrement de la terre sainte, ni la félonie des barons et des princes chrétiens, qui étaient les vassaux de Dieu, et qui, ayant tout reçu de lui, souffraient qu’on lui enlevât sa terre ; il ne négligeait, dans sa discussion, ni l’histoire profane ni l’histoire sacrée, ni l’autorité de l’Écriture ni celle de la philosophie. Mais tout cet étalage d’érudition et d’argumentations scolastiques, tous ces lieux communs d’un autre temps, ne portaient plus la conviction dans les esprits : non qu’on fût plus éclairé qu’on ne l’était quelques années auparavant, mais parce qu’on avait d’autres intérêts et d’autres pensées. De pareils discours auraient fait fortune dans le siècle précédent, adressés aux passions dominantes ; ils ne produisaient aucun effet, adressés à l’indifférence.

Cette indifférence de l’Europe était funeste aux colonies chrétiennes en Orient ; elle les livrait sans défense à la merci d’un ennemi qui devenait chaque jour plus puissant, et dont le fanatisme était échauffé par la victoire. D’un autre côté, on remarquait chaque jour dans la confédération des Francs en Syrie, de nouveaux symptômes de décadence et de nouveaux signes d’une ruine prochaine. Toutes ces petites principautés, toutes ces villes éparses sur les côtes de Syrie, étaient divisées entre elles ; et toutes les passions qu’enfantait l’esprit de rivalité devenaient les auxiliaires des musulmans. Chacun de ces petits États, sans cesse dans la crainte, s’empressait d’acheter quelques jours de paix, quelques mois d’existence, par des traités avec Bibars, traités dans lesquels on sacrifiait presque toujours l’honneur et l’intérêt commun des chrétiens. Les sultans du Caire ne dédaignaient point de conclure un traité d’alliance avec une ville, avec une bourgade, et rien n’est plus curieux que de voir figurer dans ces actes de la politique, d’un côté le souverain de l’Égypte, de la Syrie, de la Mésopotamie, de plusieurs autres provinces, de l’autre une petite cité, comme Sidon ou Tortose, avec ses champs, ses vergers et ses moulins : déplorable contraste qui devait faire sentir aux chrétiens leur humiliation, et leur montrer tout ce qu’ils avaient à craindre ! Souvent les Francs s’engageaient à ne point bâtir de forteresses, à ne point fortifier leurs villes ; ils renonçaient même au droit de réparer les églises des saints lieux, et, lorsqu’une pierre tombait d’une muraille — telle est l’expression des traités —, elle était jetée dehors, sans pouvoir être employée à la réparation de l’édifice. Dans tous ces traités, la politique musulmane cherchait surtout à diviser les Francs, à les tenir sous sa dépendance, ne les regardant jamais comme des alliés, mais comme des vassaux, des fermiers et des tributaires.

Telle était la paix dont jouissaient les États chrétiens en Syrie. Chose plus déplorable encore ! il y avait alors trois prétendants au royaume de Jérusalem : le roi de Chypre, le roi de Sicile et Marie d’Antioche, qui descendaient de la quatrième fille d’Isabelle, femme d'Amaury. Des partis s’agitaient ; on se battait pour un royaume à moitié détruit, ou plutôt on se disputait la honte de le perdre tout à fait, et de le livrer, déchiré par la discorde, à la domination des musulmans.

Cependant Bibars poursuivait le cours de ses conquêtes. Chaque jour la renommée racontait quelque nouveau triomphe : tantôt il rentrait au Caire traînant à sa suite un roi de Nubie qu’il avait vaincu ; tantôt il revenait de l’Arménie, d’où il ramenait trente mille chevaux et dix mille enfants des deux sexes. Ces récits portaient l’effroi dans les villes chrétiennes, que ne rassuraient point leurs traités avec le sultan d’Égypte. Au milieu de toutes ses victoires, Bibars ne perdait jamais de vue le projet d’assiéger Ptolémaïs ; mais, pour accomplir ce grand dessein, il fallait réduire le roi de Chypre à l’impuissance de secourir la place. On construisit en Égypte une flotte sur laquelle le sultan fondait les plus grandes espérances. Cette flotte se mit en mer, et, lorsqu’elle arriva devant Limisso, onze vaisseaux se brisèrent contre les rochers qui bordent la côte : ces vaisseaux avaient reçu la forme des navires chrétiens ; et, pour surprendre les habitants de file de Chypre, on avait placé des croix sur les mâts, ce qui fait dire à l’historien de Bibars que Dieu fut irrité contre les musulmans, et fit tomber sur eux le poids de sa colère. Le roi de Chypre écrivit au sultan du Caire pour lui annoncer la destruction delà flotte égyptienne. Bibars ne put retenir son indignation ; il jura de détruire tous les États chrétiens ; mais la mort ne lui permit point d’accomplir ses menaces.

La fin de Bibars est racontée de plusieurs manières. Nous suivrons le récit de l'historien arabe Ibn-Férat, dont nous emprunterons quelquefois les expressions. Bibars allait partir de Damas pour combattre les Tartares vers l’Euphrate : avant son départ, il demanda un impôt extraordinaire ; l'iman Mohyeddin-Almoury lui adressa des représentations ; le sultan répondit : « Ô mon maître, j’abolirai cet impôt quand j’aurai vaincu les ennemis. » Lorsque Bibars eut triomphé des Tartares, il écrivit en ces termes au chef du Divan à Damas : « Nous ne descendrons point de cheval que tu n’aies levé un impôt de deux cent mille dirhems sur Damas, de trois cent mille sur son territoire, de trois cent mille sur ses bourgs, et de mille mille dirhems sur la province méridionale. » Ainsi la joie qu’avait causée la victoire de Bibars se changea en tristesse ; le peuple désira la mort du sultan. On alla se plaindre au cheik Mohyeddin, homme pieux et respecté ; on avait à peine commencé à lever le tribut que Bibars était rayé de la liste des vivants.

Les historiens arabes placent Bibars parmi les grands princes de la dynastie des mameluks babarites. Il avait été d’abord vendu comme esclave, et, quoiqu’il n’eût vécu que parmi des soldats, une grande sagacité d’esprit lui tenait lieu d’éducation. Lorsque dans la suite il eut fait la guerre et qu’il eut été jeté dans les factions de l’armée, il sut tout ce qu’il devait savoir pour régner sur les mameluks. Ce qui le servit le plus dans la carrière de son ambition, ce fut son incroyable activité : pendant les dix-sept années de son règne, il ne connut pas un jour de repos ; on le voyait presque en même temps en Syrie, en Égypte, sur les bords de l’Euphrate ; les chroniques rapportent que souvent il parcourait les rues d’Alep ou celles de Damas, tandis que les courtisans attendaient encore son réveil à la porte des palais du Caire. Comme deux sultans d’Égypte avaient péri sous ses coups et qu’il arriva à l’empire par des révolutions violentes, ce qu’il redoutait le plus, c’était l’influence de son exemple : tous ceux dont il craignait l’ambition ou l’infidélité ne pouvaient conserver la vie. Bibars avait fait mourir, disait-on, en peu de temps et sous divers prétextes, deux cent quatre-vingts émirs.

Les plus simples communications des hommes entre eux alarmaient son humeur défiante et farouche : si l’on en croit les historiens orientaux, pendant le règne de Bibars les amis s’évitaient dans les rues, et personne n’osait entrer dans la maison d’un autre. Lorsqu’il lui importait de cacher ses desseins, de voiler ses démarches, de dérober aux regards sa présence, malheur à qui devinait sa pensée, malheur à qui prononçait son nom ou le saluait sur son passage ! Sévère avec ses soldats, flatteur avec ses émirs, ne dédaignant point la ruse, préférant la violence, se jouant des traités et des serments, d’une dissimulation que personne ne pouvait pénétrer, d’une avarice qui le rendait impitoyable dans la levée des tributs ; n’ayant jamais reculé ni devant l’ennemi ni devant un crime, son génie et son caractère semblaient faits pour ce gouvernement, qu’il avait en quelque sorte fondé, gouvernement monstrueux qui se soutenait par des vices, par des excès et qui n’aurait pu subsister par la modération et la vertu.

Ses ennemis et ses sujets tremblaient sans cesse devant lui ; on tremblait encore autour de cette litière qui le transporta de Damas au Caire après sa mort. Mais tant d’excès, tant de violences, tant de triomphes qui ne servaient qu’à son ambition personnelle, ne purent fixer la couronne dans sa famille : ses deux fils ne firent que monter sur le trône et en descendre. Kélaoun, le plus brave des émirs, usurpa bientôt la souveraine puissance ; une marche uniforme dans la succession au trône ne pouvait convenir à une armée sans cesse portée à la sédition. Tous les mameluks se croyaient nés pour l’empire, et dans cette république d’esclaves il semblait permis à tout le monde de rêver la tyrannie. Chose incroyable ! ce qui devait perdre cette milice turbulente, fut précisément ce qui la sauva : la faiblesse ou l’incapacité ne pouvaient jamais se soutenir longtemps sur le trône, et dans le tumulte des factions il arrivait presque toujours que le plus brave et le plus habile était choisi pour diriger le gouvernement et la guerre.

[1278.] Bibars avait été le plus redoutable fléau des colonies chrétiennes ; Kélaoun n’aurait pas tardé d’achever leur ruine, s’il n’avait eu à combattre un ennemi formidable. C’est ici qu’il faut arrêter un moment notre attention sur cette multitude de barbares qui, toujours prêts à envahir les provinces occupées par les mameluks, se trouvaient, par cela même, les auxiliaires naturels des Francs.

On se rappelle que dès le commencement du douzième siècle, surtout après la première croisade, des hordes innombrables, connues sous le nom de Turcs, inondaient sans cesse les plus riches contrées de la Syrie. Elles venaient du pays de Mossoul, des bords de la mer Caspienne, du Kurdistan et de la Perse. Ces hordes redoutables avaient embrassé l’islamisme, et le fanatisme musulman les poussait à faire une guerre implacable aux chrétiens. Les rives de l’Euphrate, de l’Oronte et même du Jourdain, furent souvent le théâtre de leurs ravages.

Vers le commencement du treizième siècle, la scène changea. Toutes les nations turques qui dominaient depuis l’Euphrate jusqu’à l’Oxus, furent vaincues et dispersées par Gengiskan et ses successeurs. Le califat de Bagdad, qui était le lien de toutes ces puissances, fut lui-même anéanti. Dès lors, les Tartares ou Mogols, ne trouvant plus de barrières à leurs invasions, pénétrèrent, à leur tour, dans la Mésopotamie, l’Asie Mineure et la Syrie. Comme ces nations nouvelles n’avaient point embrassé la foi de Mahomet et que jusque-là elles n’avaient combattu que des musulmans, elles se montrèrent disposées à s’unir aux colonies chrétiennes. Pendant tout le treizième siècle, elles ne cessèrent point de porter la terreur de leurs armes, tantôt au-delà du Taurus, tantôt dans les pays voisins du Liban, toujours fortifiées par l’alliance des chefs de la Géorgie, des princes de la petite Arménie et de plusieurs autres États chrétiens. Les puissances musulmanes qui dominaient en Syrie et en Egypte, eurent ainsi tout à la fois deux ennemis à combattre, ce qui contribua à maintenir quelque temps les faibles restes de la puissance chrétienne en Asie. Malheureusement pour les chrétiens, leur alliance avec les Tartares, toujours subordonnée à un état de choses passager, à des circonstances imprévues, ne produisit point les fruits qu’on devait en attendre : les Mogols, aidés de leurs alliés, ne purent jamais, dans leurs guerres irrégulières, triompher de la milice disciplinée des mameluks, ni de la politique suivie des sultans du Caire. Ils perdirent plus de dix batailles livrées dans le territoire d’Émèse, et les chemins de l’Égypte leur restèrent à jamais fermés. Si la fortune avait favorisé leurs armes, on doit croire qu’ils auraient plus tard embrassé la foi du Christ ; et, dès lors, l’Orient aurait tout à fait changé de face.

A peine Kélaoun fut-il monté sur le trône d’Égypte, qu’il reçut la nouvelle que les Tartares avaient de nouveau passé l’Euphrate, et qu’ils s’avançaient précédés des guerriers de la Géorgie et de l’Arménie. Le nouveau sultan accourut en Syrie, à la tête de son armée. Bientôt le territoire d’Émèse fut le théâtre d’une bataille sanglante où les mameluks remportèrent une victoire complète et décisive. Après cette victoire des musulmans, tous les États chrétiens attendaient dans la crainte. Kélaoun se rendit aux prières du comte de Tripoli, des chevaliers du Temple et de l’Hôpital, qui lui demandèrent la paix ; mais il alla décharger sa colère sur les États du roi d’Arménie, qu’il accusait d’avoir appelé en Syrie les armes des Mogols. Toute l’Arménie fut ravagée par les mameluks, et les tributs imposés par la trêve qui suivit la guerre achevèrent la ruine de cette contrée. Ce qu’il y eut de plus remarquable dans le traité conclu en cette occasion, c’est que le sultan du Caire dicta lui-même au roi d’Arménie la formule du serment : le prince chrétien, en s’engageant à subir la loi d’une puissance musulmane, jura par la vérité de la croix, par la vérité de l’Evangile, par la vérité du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et se soumit d’avance, s’il ne remplissait ses promesses, à faire trente fois le pèlerinage de Jérusalem, les pieds nus et la tête découverte. Kélaoun brûlait de punir aussi le roi de Géorgie ; mais il fut retenu par les obstacles et les dangers d’une expédition lointaine. Le hasard ou la trahison ne tarda pas à lui offrir l’occasion facile d’exercer sa vengeance : le prince géorgien, accompagné d’un seul de ses serviteurs, se rendait en pèlerinage à Jérusalem, lorsqu’il tomba entre les mains des mameluks, qui le conduisirent au Caire, où le sultan le retint en captivité.

Pendant que les chrétiens d’Orient reconnaissaient ainsi la puissance toujours croissante des infidèles, Grégoire X poursuivait en vain, dans l’Occident, les préparatifs ou plutôt les prédications de la croisade. Il avait plusieurs fois renouvelé ses instances auprès de Rodolphe de Hapsbourg ; mais Rodolphe avait un empire à conserver. Vainement le pape menaça de lui ôter sa couronne : le nouvel empereur voyait moins de danger pour lui dans la colère du souverain pontife que dans une expédition qui l’éloignerait de ses États. Enfin Grégoire mourut sans avoir pu remplir les promesses qu’il avait faites aux chrétiens d’Orient. La Palestine recevait, de temps à autre, quelques secours de l’Europe ; mais ces secours, n’arrivant presque jamais à propos, semblaient moins propres à la défendre qu’à compromettre sa sécurité. Le roi de Sicile, qui s’était fait proclamer roi de Jérusalem, avait envoyé des soldats et un gouverneur à Ptolémaïs ; il se disposait à faire une expédition formidable en Syrie ; et peut-être que son ambition, en celte circonstance, aurait servi la cause des chrétiens, si une révolution ne l’eût tout à coup arrêté dans ses projets.

[1279.] Le mécontentement des peuples dans ses nouveaux États et surtout en Sicile, allait toujours croissant. On avait chargé les peuples d’impôts pour la dernière croisade ; la publication d’une croisade nouvelle irrita les esprits. Les ennemis de Charles ne voyaient dans la croix des pèlerins que le signal de la violence et du brigandage : c’est sous cette bannière sacrée, disaient-ils, qu’il a coutume de répandre le sang innocent. On se rappelait encore que la conquête de Naples avait été faite sous les drapeaux de la croix. Enfin le signal delà révolte étant donné, huit mille Français furent immolés aux mânes de Conradin, et les Vêpres siciliennes, dont le résultat fut de faire passer la Sicile sous la domination des princes d’Aragon, achevèrent de détruire tous les desseins de Charles sur l’Orient.

Kélaoun poursuivait toujours ses projets ; mais il lui manquait une flotte pour assiéger par mer les villes chrétiennes. Accoutumé à considérer les établissements des Francs comme une proie qui ne pouvait lui échapper, il attendait patiemment le moment favorable, et ne craignait point de renouveler des traités de paix avec des principautés et des villes qu’il voulait détruire. Quoiqu’il n’eût plus rien à redouter de la part des Mogols, ni de la part de la chrétienté, il consentit à conclure une nouvelle trêve avec les Francs de Ptolémaïs. On voit par ce traité, que les auteurs arabes nous ont conservé, quels étaient les desseins des sultans du Caire et quel ascendant ils prenaient sur leurs faibles ennemis. Les chrétiens s’engageaient, dans le cas où un prince franc ferait une expédition en Asie, à prévenir les infidèles de l’arrivée des armées chrétiennes d’Occident. C’était à la fois signer une condition déshonorante et renoncer à l’espérance d’une croisade. Au reste, la prévoyance des sultans du Caire ne se contentait pas des avertissements que promettaient de leur donner les chrétiens de Syrie. Kélaoun envoyait fréquemment des ambassadeurs en Europe, et de nombreux agents qu’il entretenait en tous lieux l’instruisaient avec régularité de tout ce qui se préparait contre les musulmans, à la cour de Rome et dans les conseils des princes chrétiens. Une ambassade du Caire resta trois ans à la cour de Séville, où elle était traitée avec une grande distinction. Les princes et les États qui avaient quelques intérêts à ménager en Orient, non-seulement s’alliaient sans scrupule avec le sultan d’Égypte, mais promettaient même par des traités et juraient sur l’Évangile de se déclarer les ennemis de toutes les puissances chrétiennes qui attaqueraient les États de leur allié musulman. Dans un traité qui nous a été conservé, nous voyons le roi d’Aragon et ses frères refuser leur coopération à toute espèce de croisade entreprise par le pape de Rome, les rois des Francs, des Grecs ou des Tartares. Il n’était point de ville maritime en Italie ou sur les côtes de la Méditerranée qui ne se montrât disposée à préférer ainsi dans ses relations avec l’Orient les avantages de son commerce à la délivrance des saints lieux.

[1282.] Tous ces traités, dictés tantôt par la crainte, tantôt par l'ambition ou l’avarice, élevaient chaque jour une nouvelle barrière entre les chrétiens de l’Orient et ceux de l’Occident. D’ailleurs ils n’arrêtaient point le sultan du Caire, qui trouvait toujours quelque prétexte pour les rompre, lorsque la guerre lui offrait plus d'avantages que la paix. C’est ce qui arriva pour la forteresse de Markah, située entre Tortose et Tripoli. On accusa les hospitaliers, auxquels ce château appartenait, de faire des incursions sur les terres des musulmans. Cette accusation, qui n'était peut-être pas sans fondement, fut bientôt suivie du siège de la place. « Markah — nous empruntons ici les expressions de l’histoire orientale — était comme une ville placée en « observation sur une montagne : les sommets des tours, qui surpassaient en hauteur celles de Palmyre, « n’étaient accessibles qu’à l’aigle du Liban ; et, lorsqu’on les contemplait du rivage de la mer, on croyait « voir l’astre du jour à travers l’azur et les nuages du ciel. » Malgré les difficultés du lieu, on parvint à placer des machines ; on commença l’attaque dans les premiers jours d’avril ; les mineurs creusèrent la terre sous les remparts elles tours. Lorsqu’on eut fait une brèche aux murailles, on livra l’assaut ; mais la bravoure des assiégés contint le choc des musulmans. Ceux-ci, après plusieurs attaques renouvelées avec impétuosité, sentirent s’ébranler leur courage ; cependant le dieu de Mahomet, disent les auteurs arabes, envoya ses anges mocarrabins et les milices célestes au secours de l’islamisme. La mine pratiquée sous les remparts fut poussée jusqu’à l’intérieur de la place ; la garnison chrétienne, qui reconnut qu’il n’y avait plus de salut pour elle, proposa de se rendre, et l’étendard du prophète flotta sur les murs de la forteresse. Tandis que les soldats chrétiens prenaient la route de Tripoli, les vrais croyants louaient Dieu Ravoir exterminé les adorateurs au Messie et délivré le pays de leur présence. Un grand nombre d’imans et de fakirs avaient assisté au siège de Markah : cette milice sainte se retira en chantant les louanges de Kélaoun, et le nom du sultan victorieux fut proclamé au milieu des actions de grâces dans toutes les mosquées de la Syrie et de l’Égypte.

[1284.] Entre Markah et Tortose s’élevait le château de Marakia, dont on trouve aujourd’hui encore des restes. Dans ce château, qu’on ne pouvait attaquer qu’avec une flotte, s’était retiré un seigneur franc que les chroniques arabes appellent, les unes le sire de Télima, les autres le sire de Barthélemi. Ce seigneur franc ne cessait de ravager les terres du voisinage, et chaque jour il revenait dans sa forteresse chargé des dépouilles des musulmans. Kélaoun voulut s’emparer du château du sire de Barthélemi ; mais, n’ayant point de vaisseaux et jugeant le fort inexpugnable, il écrivit au comte de Tripoli : « C’est toi qui as bâti ou laissé « bâtir ce château : malheur à toi, malheur à ta capitale, malheur à ton peuple, s’il n’est promptement « démoli ! » Le comte de Tripoli fut d’autant plus effrayé de ces menaces, que, lorsqu’il reçut la lettre du sultan, les troupes musulmanes étaient déjà sur son territoire. Il offrit en échange au seigneur Barthélemi des terres considérables : les offres les plus brillantes, les promesses, les prières, tout fut inutile. Enfin le fils de Barthélemi s’interposa dans la négociation, et partit pour implorer la compassion du sultan du Caire. Le vieillard irrité vola sur les pas de son fils, l’atteignit dans la ville de Ptolémaïs, et le poignarda devant le peuple assemblé. Ce meurtre révolta tous les chrétiens ; Barthélemi se vit à la fin abandonné par ses propres soldats, à qui son crime faisait horreur. Le château, qui était resté désert, fut démoli. Dès lors le sire de Barthélemi devint le plus cruel ennemi des Francs, et se retira parmi les infidèles, sans cesse occupé de les associer à sa vengeance et de provoquer la destruction des villes chrétiennes.

[1287.] Sa haine impitoyable n’eut que trop d’occasions de se satisfaire. Le sultan du Caire poursuivait la guerre contre les chrétiens, et tout semblait favoriser ses entreprises. Depuis longtemps il avait le projet de s’emparer de Laodicée, dont le port rivalisait avec celui d’Alexandrie ; mais la citadelle de cette ville, bâtie au milieu des flots, était inaccessible. Un tremblement de terre renversa la tour appelée tour des Pigeons et le phare qui guidait les navires pendant la nuit. Alors, dit l’auteur arabe de la Vie de Kélaoun, le sultan dirigea contre Laodicée ces redoutables machines dont les langues chantent les triomphes, et les doigts font signe à la victoire. Quelques châteaux bâtis par les chrétiens sur la côte de Phénicie, tombèrent encore au pouvoir des musulmans. Après s’être ainsi ouvert toutes les avenues de Tripoli, le sultan du Caire ne s’occupa plus que du siège de cette ville. Ni la foi des traités, ni les soumissions récentes de Bohémond, ne purent retarder un moment la chute d’une cité florissante. Aucune ville chrétienne, aucun prince de la Palestine ne vint au secours de Tripoli. Tel était l’esprit de division qui régnait toujours parmi les Francs, que les templiers, d’accord avec le seigneur de Gibelet, avaient, peu de temps auparavant, formé le dessein de s’emparer de la ville. Tout était prêt pour l’exécution du complot, et l’entreprise n’échoua que par une circonstance imprévue. Nous avons sous les yeux une déclaration manuscrite, rédigée par un notaire de Tripoli et signée par un grand nombre de témoins, dans laquelle le sire de Gibelet raconte toutes les circonstances de sa trahison. Après la découverte de ce complot, le même seigneur de Gibelet se mit, par ordre du grand maître du Temple, à guerroyer les Pisans et à les piller. « Il n’avait aucun démêlé avec eux — c’est lui-même qui avoue sa félonie — ; mais il agissait ainsi parce que ledit maître lui avait demandé du froment et de l’orge pour sa maison et ses gens. » Toutes ces violences, tous ces désordres, mettaient sans cesse en péril les cités chrétiennes, et personne n’avait assez d’ascendant ou de patriotisme pour chercher à en prévenir les effets. Poussé par le remords ou par la crainte, le sire de Gibelet voulut solliciter sa grâce auprès du comte de Tripoli, offrant d’abandonner sa terre et d'aller vivre ailleurs comme il pourrait. Mais les templiers refusèrent d’intercéder pour lui et de se mêler d’une affaire où ils l’avaient engagé. Ibn-Férat rapporte que le sire de Gibelet fut tué par les ordres de Bohémond. Son fils, dépouillé de l’héritage paternel, ne songea plus qu’à venger la mort de son père ; et, comme beaucoup d’autres chrétiens victimes de la violence et de l’injustice, il implora l’assistance des musulmans. La mort de Bohémond, qui suivit de près celle du seigneur de Gibelet, acheva de jeter le trouble et la discorde parmi les habitants de Tripoli. La sœur et la mère du prince se disputèrent son autorité ; tous ceux qui, jusque-là, avaient médité des projets de trahison et de révolte, se mirent à renouveler leurs complots. L’esprit de licence et de jalousie animait tous les citoyens les uns contre les autres, lorsque Kélaoun parut devant leurs remparts avec une armée formidable.

Dix-sept grandes machines furent dressées contre les murailles ; quinze cents ouvriers ou soldats s’occupaient de miner la terre ou de lancer le feu grégeois. Après trente-cinq jours de siège, les musulmans pénétrèrent dans la ville le fer et la flamme à la main. Sept mille chrétiens tombèrent sous l’épée du vainqueur ; les femmes, les enfants, furent traînés en esclavage ; une foule éperdue chercha vainement dans l’îlot de Saint-Nicolas un asile contre les mameluks, animés au carnage. Aboulféda rapporte qu’étant allé lui-même dans cet îlot, quelques jours après la prise de Tripoli, il le trouva couvert de morts. Plusieurs habitants s’étaient retirés sur des vaisseaux et fuyaient leur patrie désolée : la mer les repoussa sur le rivage, où ils furent massacrés par les musulmans. Non-seulement la population de Tripoli périt presque tout entière, mais encore le sultan ordonna de brûler et de démolir la ville. Le port de Tripoli attirait une grande partie du commerce de la Méditerranée, la ville renfermait plus de quatre mille métiers en soie ; on admirait ses palais, ses tours, ses fortifications. Tant de sources de prospérité, tout ce qui pouvait faire fleurir la paix et servir de défense dans la guerre, tout périt sous la hache et le marteau. Le principal but de la politique musulmane, dans cette guerre, était de détruire ce qu’avaient fait les chrétiens, de ne laisser sur la côte de Syrie aucune trace de leur puissance, rien qui pût y attirer désormais les princes et les guerriers de l’Occident, rien qui leur donnât les moyens de s’y maintenir, si jamais ils étaient tentés d’y arborer de nouveau leurs étendards.

Ptolémaïs, restée neutre dans une si cruelle guerre, apprit la chute et la destruction d’une ville chrétienne, par quelques fugitifs qui avaient échappé au glaive des musulmans et venaient lui demander un asile. A cette triste nouvelle, elle dut pressentir les malheurs qui la menaçaient elle-même.

Ptolémaïs était alors la capitale des colonies chrétiennes et la ville la plus considérable de la Syrie. La plupart des Francs, chassés des autres villes delà Palestine, s’y étaient réfugiés avec leurs richesses ; c’était là qu’abordaient toutes les flottes qui venaient d’Occident ; on y voyait les plus riches marchands de tous les pays du monde. La ville n’avait pas moins reçu d’accroissement en étendue qu’en population ; elle était construite en pierres de taille carrées ; tous les murs des maisons s’élevaient à une hauteur égale ; une plate-forme ou terrasse couvrait la plupart des édifices, des peintures ornaient l’intérieur des principales habitations, et ces habitations recevaient le jour par des fenêtres vitrées, ce qui était alors un luxe extraordinaire. Dans les places publiques des tentures de soie ou d’une étoffe transparente garantissaient les habitants des ardeurs du soleil. Entre les deux remparts qui bornaient la ville à l’orient, s’élevaient des châteaux et des palais habités par les princes et les grands ; les artisans et les marchands habitaient l’intérieur de la cité. Parmi les princes et les nobles qui avaient des habitations à Ptolémaïs, on remarquait le roi de Jérusalem, ses frères et sa famille, les princes de Galilée et d’Antioche, le lieutenant du roi de France, celui du roi de Chypre, le duc de Césarée, les comtes de Tripoli et de Joppé, les seigneurs de Beyrouth, de Tyr, de Tibériade, de Sidon, d’Ibelin, d’Arsur, etc. On lit dans une vieille chronique que tous ces princes et seigneurs se promenaient sur les places publiques, portant des couronnes d’or comme des rois ; leur suite nombreuse avait des vêtements éclatants d’or et de pierreries. Les jours se passaient en fêtes, en spectacles, en tournois, tandis que le port voyait s’échanger les trésors de l’Asie et de l’Occident, et montrait à toute heure le tableau animé du commerce et de l’industrie.

L’histoire contemporaine déplore avec amertume la corruption de mœurs qui régnait à Ptolémaïs : la foule des étrangers y apportait les vices de toutes les nations ; la mollesse et le luxe s’étaient répandus dans toutes les classes ; le clergé lui-même n’avait pu éviter la contagion ; parmi les peuples qui habitaient la Syrie, les plus efféminés, les plus dissolus, étaient les habitants de Ptolémaïs.

Non-seulement Ptolémaïs était la plus riche des villes de la Syrie, elle passait encore pour être la place la mieux fortifiée. Saint Louis, pendant son séjour en Palestine, n’avait rien négligé pour réparer, pour accroître ses fortifications. Du côté de la terre, une double muraille, surmontée de distance en distance de hautes tours avec leurs créneaux, entourait la ville ; un fossé large et profond défendait l’accès des remparts. Du côté de la mer, la ville était défendue par une forteresse bâtie à l’entrée du port, par le château du Temple vers le midi, et par la tour appelée la Tour du roi, vers l’orient.

Ptolémaïs avait alors beaucoup plus de moyens de défense qu’à l’époque où elle soutint pendant trois ans l’attaque de toutes les forces de l’Europe. Aucune puissance n’aurait pu la réduire si elle avait eu pour habitants de véritables citoyens, et non des étrangers, des pèlerins, des marchands, toujours prêts à se transporter d’un lieu à un autre avec leurs richesses. Ceux qui représentaient le roi de Naples, les lieutenants du roi de Chypre, les Français, les Anglais, le légat du pape, le patriarche de Jérusalem, le prince d’Antioche, les trois ordres militaires, les Vénitiens, les Génois, les Pisans, les Arméniens, les Tartares, avaient chacun leur quartier, leur juridiction, leurs tribunaux, leurs magistrats, tous indépendants les uns des autres, tous avec le droit de souveraineté. Ces quartiers étaient comme autant de cités différentes qui n’avaient ni les mêmes coutumes, ni le même langage, ni les mêmes intérêts. Il était impossible d’établir l’ordre dans une ville où tant de souverains faisaient des lois, qui n’avait point d’administration uniforme ; où souvent le crime se trouvait poursuivi d’un côté, protégé de l’autre. Ainsi toutes les passions étaient sans frein, et donnaient lieu souvent à des scènes sanglantes : outre les querelles qui naissaient dans le pays, il n’y avait pas une division en Europe, et surtout en Italie, qui ne se fît ressentir à Ptolémaïs. Les discordes des Guelfes et des Gibelins y agitaient les esprits, et les rivalités de Venise et de Gênes y avaient fait couler des torrents de sang. Chaque nation avait des fortifications dans le quartier qu’elle habitait ; on y fortifiait jusqu’aux églises. A l’entrée de chaque place il y avait une forteresse, des portes et des chaînes de fer. Il était aisé de voir que tous ces moyens de défense avaient été employés moins pour arrêter l’ennemi que pour élever une barrière contre des voisins et des rivaux.

Les chefs de tous les quartiers, les principaux de la ville, se rassemblaient quelquefois : mais ils s’accordaient rarement et se défiaient toujours les uns des autres ; ces sortes d’assemblées n’avaient jamais aucun plan de conduite, aucune règle fixe, surtout aucune prévoyance. La cité tout à la fois demandait des secours à l’Occident, et sollicitait une trêve auprès des musulmans. Lorsqu’on venait à conclure un traité, personne n’avait assez de puissance pour le faire respecter ; chacun au contraire était maître de le violer et d’attirer ainsi sur la ville tous les maux que cette violation pouvait entraîner.

Après la prise de Tripoli, le sultan du Caire menaça la ville de Ptolémaïs ; cependant, soit qu’il redoutât le désespoir des chrétiens, soit qu’il ne jugeât point encore le moment favorable, il céda à quelques sollicitations, et renouvela avec les habitants une trêve pour deux ans, deux mois, deux semaines, deux jours et deux heures. Au rapport d’une chronique, le légat du pape désapprouva le traité, et fit insulter des marchands musulmans qui s’étaient rendus à Ptolémaïs ; les templiers et les autres ordres militaires voulaient faire réparation au sultan d’Égypte ; le légat s’y opposa, et menaça d’excommunier ceux qui auraient la moindre relation avec les infidèles.

Un auteur arabe donne une autre cause à la rupture des traités. Il raconte que la femme d’un riche habitant de Ptolémaïs, éprise d’un jeune musulman, s’était rendue avec lui dans un des jardins qui environnaient la ville ; le mari, averti de cet outrage fait à la foi conjugale, rassemble quelques amis, sort avec eux de Ptolémaïs, surprend sa femme avec son corrupteur, et les immole tous deux à sa vengeance. Quelques musulmans accourent du voisinage, les chrétiens arrivent en plus grand nombre ; la querelle s’échauffe et devient générale ; tout ce qu’on rencontre de musulmans est massacré.

[1290.] Ces violences, que la renommée ne manquait pas d’exagérer dans ses récits, pouvaient donner au sultan d’Égypte un prétexte pour recommencer la guerre : les chrétiens, qui avaient le pressentiment de leurs nouveaux périls, implorèrent les secours du souverain pontife. Le pape engagea Venise à lui fournir vingt galères ; cette flotte transporta à Ptolémaïs une troupe de seize cents hommes levée à la hâte dans quelques villes d’Italie. Le renfort qu’on envoyait aux habitants de la Palestine pour leur défense, provoqua leur perte. Les soldats du Saint-Siège, levés parmi les aventuriers et les vagabonds, se livraient à toutes sortes d’excès ; n’ayant point de solde, ils pillaient les musulmans et les chrétiens ; enfin cette troupe indisciplinée sortit en armes de la ville, et alla faire une incursion sur les terres des musulmans ; tout fut ravagé sur son passage ; les bourgs et les villages furent pillés, les habitants insultés, plusieurs massacrés. Le sultan du Caire envoya des ambassadeurs aux chrétiens pour se plaindre de ces violences commises dans la paix. A l’arrivée des envoyés musulmans, on tint plusieurs conseils dans Ptolémaïs ; les avis étaient d’abord partagés : les uns voulaient qu’on défendît ceux qui avaient rompu la trêve, les autres, qu’on donnât satisfaction au sultan et qu’on sollicitât la continuation des traités. A la fin on se décida à envoyer au Caire une députation chargée de faire des excuses et d’offrir des présents. La députation, admise à l’audience de Kélaoun, allégua que le mal avait été commis par des soldats venus d’Occident et non point par des habitants de Ptolémaïs ; les députés offrirent au nom de leur cité de punir les auteurs du désordre : leurs soumissions, leurs prières, ne purent fléchir le sultan, qui leur reprocha avec amertume de se jouer de la foi des traités et de donner asile à des perturbateurs, à des ennemis de la paix et du droit des gens. Il se montra d’autant plus inflexible, qu’il jugeait l’occasion favorable pour accomplir ses projets : il savait qu’aucune croisade ne se préparait en Europe, que le pape Nicolas sollicitait en vain le concours belliqueux des rois de France et d’Angleterre, et que tous les secours de l’Occident se réduisaient à ces aventuriers qui venaient de rompre la trêve. Kélaoun renvoya les ambassadeurs, en menaçant de toute sa colère la ville de Ptolémaïs. Déjà ses ordres étaient donnés pour qu’on fît des préparatifs de guerre dans toutes ses provinces.

Au retour des ambassadeurs, on assembla à Ptolémaïs un grand conseil, auquel assistèrent le patriarche de Jérusalem, Jean de Gresli, qui commandait pour le roi de France, messire Oste de Granson pour le roi d’Angleterre, les grands maîtres du Temple et de l’Hôpital, les principaux de la cité, un grand nombre de bourgeois et de pèlerins. Quand les députés eurent rendu compte de leur mission et rapporté les menaces du sultan d’Égypte, le patriarche prit la parole : ses vertus, ses cheveux blancs, son zèle pour la cause des chrétiens, inspiraient la confiance et le respect. Ce vénérable prélat exhorta tous ceux qui l’écoutaient à s’armer pour défendre la ville, à se ressouvenir qu’ils étaient chrétiens et qu’ils devaient mourir pour la cause de Jésus-Christ ; il les conjura d’oublier leurs discordes, de n’avoir d’autres ennemis que les musulmans, et de se montrer dignes de la sainte cause pour laquelle ils allaient combattre. Son éloquence réveilla dans son auditoire des sentiments généreux : tous jurèrent d’obéir aux exhortations du patriarche. Heureuse la cité de Ptolémaïs, si ses habitants et ses défenseurs eussent toujours conservé les mêmes dispositions et le même enthousiasme au milieu des périls et des malheurs de la guerre !

On demanda partout des secours. Il arriva quelques pèlerins de l’Occident, quelques guerriers des îles de la Méditerranée ; le roi de Chypre débarqua avec cinq cents hommes d’armes. Ces nouveaux auxiliaires et tous ceux qui portaient les armes dans la cité s’élevaient à neuf cents hommes à cheval, à dix-huit mille combattants à pied. On les partagea en quatre divisions chargées de défendre les tours et les remparts : la première de ces divisions était sous le commandement de Jean de Gresli et d’Oste de Granson, l’un avec les Français, l’autre avec les Anglais et les Picards ; la seconde division était commandée par le roi de Chypre réuni au grand maître de l’ordre teutonique ; la troisième par le grand maître de Saint-Jean et celui des chevaliers de Cantorbéry ; la quatrième par le grand maître du Temple et celui de Saint-Lazare. Un conseil composé de huit chefs devait gouverner la cité pendant le siège.

Les musulmans se préparaient de toutes parts à la guerre, tout était en mouvement depuis les rives du Nil jusqu’à celles de l’Euphrate. Le sultan Kélaoun, étant tombé malade en sortant du Caire, envoya devant lui sept principaux émirs, chacun avec quatre mille cavaliers et vingt mille fantassins. A leur arrivée sur le territoire de Ptolémaïs, les jardins, les maisons de plaisance, les vignes qui couvraient les collines, tout fut dévasté. La vue de l’incendie qui s’élevait de tous côtés, la foule éperdue des habitants du voisinage qui fuyaient avec leurs meubles, leurs troupeaux et leurs familles, apprirent à Ptolémaïs les menaces et les projets sinistres des musulmans. Il y eut quelques combats livrés dans la plaine, mais rien de remarquable et de décisif : les musulmans attendaient l’arrivée du sultan pour commencer les travaux du siège.

Cependant Kélaoun était toujours retenu en Égypte par sa maladie, et, sentant sa fin approcher, le sultan manda auprès de lui son fils et ses émirs : il recommanda aux uns de reconnaître et de servir son fils comme ils l’avaient servi lui-même ; à celui-ci, de poursuivre sans relâche la guerre contre les chrétiens, le conjurant de ne point lui accorder les honneurs de la sépulture avant d’avoir conquis la ville de Ptolémaïs. Chalil jura d’accomplir les dernières volontés de son père ; et, lorsque Kélaoun eut fermé les yeux, les ulémas et les imans se rassemblèrent dans la chapelle où ses restes furent déposés, lurent pendant toute la nuit les versets du Coran, et ne cessèrent d’invoquer leur prophète contre les disciples du Christ. Chalil ne tarda pas à se mettre en marche avec son armée. Les Francs espéraient que la mort de Kélaoun ferait naître quelques discordes parmi les mameluks ; mais la haine des chrétiens suffisait pour réunir les soldats musulmans ; le siège même de Ptolémaïs, l’espoir d’anéantir une ville chrétienne, étouffèrent tous les germes de divisions, et consolidèrent la puissance de Chalil, qu’on proclamait d’avance le vainqueur des Francs et le pacificateur de la religion musulmane.

Le sultan arriva devant Ptolémaïs ; son armée couvrait un espace de plusieurs lieues, depuis la mer jusqu’aux montagnes. Tous les musulmans étaient accourus des bords l’Euphrate, des bords de la mer Rouge, de toutes les provinces de la Syrie et de l’Arabie. On s’occupa de construire des béliers, des catapultes, des galeries couvertes ; les cèdres du Liban et les chênes qui couvraient les montagnes de Naplouse, tombés sous la cognée des infidèles, avaient été transportés sous les murs de Ptolémaïs. Plus de trois cents machines de guerre étaient prêtes à foudroyer les remparts de la ville. L’historien Aboulféda, qui assistait à ce siège, parle d’une de ces machines que cent chariots suffisaient à peine à transporter.

Ce formidable appareil jeta la consternation parmi les habitants de Ptolémaïs : le grand maître du Temple, désespérant de la défense et du salut de la ville, assembla les autres chefs pour savoir s’il restait quelques moyens de renouveler la trêve et d’échapper ainsi à une ruine inévitable. S’étant rendu à la tente du sultan, il lui demanda la paix, et, cherchant à ébranler son esprit, il exagéra les forces de Ptolémaïs. Le sultan, effrayé sans doute des difficultés du siège et pensant trouver une autre occasion de se rendre maître de la ville, consentit à une trêve, à condition que chaque habitant lui payerait un denier de Venise. Le grand maître revint dans la place, convoqua une assemblée du peuple dans l’église de Sainte-Croix, et lui exposa les conditions que le sultan mettait à la conclusion d’une trêve nouvelle. Son avis était de souscrire à ces conditions, attendu qu’on n’avait aucun autre moyen de sauver Ptolémaïs. A peine avait-il exprimé son opinion, que la multitude entre en fureur ; de toutes parts on crie à la trahison, peu s’en fallut que le grand maître du Temple n’expiât sur l’heure sa sage prévoyance et son zèle pour le salut de la ville. Dès lors ce généreux guerrier ne songea plus qu’à mourir les armes à la main pour un peuple incapable de repousser la guerre par la guerre et ne souffrant point qu’on le sauvât par la paix.

[1291.] La présence du sultan avait redoublé l’ardeur des troupes musulmanes. Dès les premiers jours de son arrivée on poussa le siège avec une incroyable vigueur. L’armée des assiégeants comptait soixante mille cavaliers et cent quarante mille fantassins, qui se relevaient sans cesse et ne laissaient point de repos aux assiégés. Les machines lançaient des pierres et d’énormes pièces de bois dont la chute ébranlait les palais et les maisons de la ville. Une nuée de traits, de javelots, de pots à feu, de balles de plomb, tombait jour et nuit sur les remparts et sur les tours. Dans les premières attaques, les chrétiens tuèrent à coups de flèches et de pierres un grand nombre d’infidèles qui s’approchaient des murailles. Ils firent plusieurs sorties, dans l’une desquelles ils pénétrèrent jusqu’aux tentes des assiégeants. Ils furent repoussés à la fin, quelques-uns d’entre eux tombèrent au pouvoir des musulmans, et les cavaliers syriens, qui avaient attaché au cou de leurs chevaux les têtes des vaincus, allèrent étaler devant le sultan du Caire les barbares trophées d’une victoire chèrement achetée.

Le danger avait d’abord réuni tous les habitants de Ptolémaïs et les animait des mêmes sentiments. Dans les premiers combats, rien n’égalait leur ardeur : ils étaient soutenus par l’espoir qu’on recevrait des secours de l'Occident ; ils espéraient aussi que quelques avantages remportés sur les assiégeants les forceraient à la retraite ; mais, à mesure que ces espérances s’évanouissaient, on voyait se ralentir leur zèle ; la plupart ne pouvaient supporter de longues fatigues ; la vue d’un péril qui renaissait sans cesse, lassait leur courage ; ceux qui défendaient les remparts voyaient chaque jour diminuer leur nombre ; le port était couvert de chrétiens qui fuyaient emportant leurs richesses. L’exemple de ceux qui prenaient ainsi la fuite, achevait de décourager ceux qui restaient ; dans une ville qui comptait cent mille habitants et qui, dans les premiers jours du siège, avait fourni près de vingt mille guerriers, on ne trouva plus enfin que douze mille hommes sous les armes.

A la désertion se joignit bientôt un autre malheur, ce fut la division parmi les chefs : plusieurs désapprouvaient les mesures qu’on suivait pour la défense de la ville, et, parce que leur avis n’avait point prévalu dans le conseil, ils restaient dans l’inaction, oubliant les périls et les malheurs qui menaçaient la cité et les menaçaient eux-mêmes.

Le quatrième jour de mai — le siège durait depuis près d’un mois —, le sultan du Caire donna le signal d’un assaut. Il fit réunir dans la plaine trois cents chameaux, et sur chacun de ces chameaux on plaça un tambour ; un bruit épouvantable retentissait au loin. Les soldats musulmans, rangés en bataille, sortirent de leur camp : la multitude des guerriers et des armes offrait le plus terrible spectacle. « A mesure que l’armée musulmane s’avançait — ce sont les expressions d’une chronique contemporaine —, le soleil brillait sur les targes d’or, et tout le pays semblait réfléchir leur éclat. Le fer des épées polies ressemblait aux étoiles qui brillent au ciel pendant une nuit d’été ; quand les troupes se déployaient, les lances levées, on croyait voir une forêt mouvante ; plus de quatre cent mille combattants couvraient les plaines et les collines. » Depuis le lever du jour, les plus formidables machines de guerre ne cessaient de battre les remparts ; les efforts des assiégeants se dirigèrent surtout vers la porte et la tour Saint-Antoine, à l’orient de la ville. Ce poste était gardé par les soldats du roi de Chypre ; les musulmans vinrent planter leurs échelles au pied des murailles ; la défense ne fut pas moins vive que l’attaque ; le combat dura toute la journée, la nuit seule força les assaillants à la retraite. Le roi de Chypre, plus occupé alors de sa sûreté que de sa gloire, ne pensa plus qu’à déserter une ville qu’il n’espérait plus sauver. Il se retira le soir avec sa troupe, sous prétexte de prendre quelque repos, et, confiant le poste du péril aux chevaliers teutoniques, il leur promit de revenir au soleil levant. Mais, quand le jour parut, le roi de Chypre s’était embarqué avec tous ses chevaliers et trois mille combattants. A la nouvelle d’un aussi lâche abandon, quelles furent la surprise et l’indignation des guerriers chrétiens ! « Plût au ciel, s’écrie un témoin oculaire, plût au ciel, qu’un vent impétueux eût soufflé, eût submergé ces fugitifs, et qu’ils fussent tombés au fond de la mer comme du plomb ! »

Le lendemain, les musulmans donnèrent un nouvel assaut. Ils s’avancèrent en bon ordre couverts de leurs larges boucliers, approchant leurs machines, portant avec eux une multitude d’échelles. Les chrétiens défendirent quelque temps l’approche des murailles ; mais, lorsque les assiégeants s’aperçurent que les tours occupées la veille par les Cypriotes étaient abandonnées, leur audace redoubla ; ils s’occupèrent de combler le fossé en y jetant des pierres, de la terre, des chevaux morts. Les relations contemporaines rapportent ici un fait difficile à croire : une troupe de sectaires, qu’elles appellent des charges, suivait l’armée des mameluks ; la dévotion de ces sectaires consistait à souffrir toutes sortes de privations, à s’immoler pour le salut de l’islamisme. Le sultan leur ordonna de remplir le fossé : ils le comblèrent de leurs corps vivants, et c’est par ce chemin que la cavalerie musulmane parvint jusqu’au pied des murailles.

Les assiégeants combattaient avec fureur : les uns dressaient leurs échelles et s’élançaient en foule sur les remparts ; d’autres battaient les murs avec les béliers, et s’efforçaient de les démolir avec toutes sortes d’instruments. Enfin une large brèche ouvrit un passage pour pénétrer dans la ville. Celte brèche devint bientôt le théâtre d’un combat sanglant : on ne lançait plus de pierres et de flèches, on se battait avec la lance, l’épée et la massue. La multitude des musulmans ne faisait que s’accroître, tandis que les chrétiens ne recevaient point de secours. A la fin, ceux qui défendaient le rempart, harassés de fatigue, accablés par le nombre, sont obligés de se retirer dans la ville ; les assaillants se précipitaient à leur poursuite, et, ce qu’on aura peine à croire, la plupart des habitants restaient spectateurs immobiles : non que la vue du péril eût glacé tous les courages, mais l’esprit de rivalité et de jalousie n’était point étouffé par le sentiment des malheurs publics. « Quand la nouvelle de l’entrée des Sarrasins — nous laissons parler une relation contemporaine — se respandit par la cité, beaucoup de bourgeois, par despit l’ung de l'aultre, n’eurent mie si grand’pitié du commun qu’ils dussent, et n’en tinrent nul compte ainsi que de ce qui pouvoit leur advenir, pensant dans leur cueur que le souldan ne leur feroit nul grief, attendu qu’ils n’avoient poinct consenti à la violation de la trêve. » Dans leurs folles espérances, ils aimaient mieux devoir leur salut à la clémence du vainqueur qu’à la bravoure des guerriers chrétiens. Loin de porter du secours à ses voisins, chacun se réjouissait en secret de leurs pertes ; les principaux chefs de chaque quartier ou de chaque nation craignaient d’exposer leurs soldats, non point pour conserver leurs forces contre les musulmans, mais pour avoir plus d’empire dans la cité et se ménager les moyens d’être un jour les plus puissants et les plus redoutés dans les discordes publiques.

Cependant la véritable bravoure ne se laissait point entraîner à de si lâches passions : les milices du Temple et de l’Hôpital se montraient partout où il y avait du danger ; Guillaume de Clermont, maréchal des hospitaliers, accourut avec ses chevaliers au lieu du désordre et du carnage. Il rencontra une foule de chrétiens qui fuyaient : ce brave guerrier ranime leur courage abattu, et, se précipitant lui-même dans les rangs des ennemis, il frappe et renverse tout ce qu’il trouve sur son passage ; les musulmans, dit la relation déjà citée, fuyaient, à son approche comme brebis devant le loup. Alors la plupart de ceux qui avaient pris la fuite revinrent au combat ; le choc fut terrible, le carnage effroyable. Vers le soir, les trompettes des assiégeants sonnèrent la retraite ; les musulmans échappés au fer des chrétiens se retirèrent en désordre par la brèche qu’ils avaient faite.

Cet avantage inattendu changea tout à coup les esprits. Ceux qui n’avaient point pris de part aux combats et qui étaient restés paisibles dans leurs demeures, craignirent enfin qu’on ne les accusât de trahir la cause des chrétiens. Ils se mirent en marche, les bannières déployées, et s’avancèrent vers la porte Saint Antoine. La vue du champ de bataille, rempli encore des traces du carnage, dut réveiller en eux quelques généreux sentiments, et, s’ils n’avaient point fait éclater leur bravoure, l’aspect des guerriers qu’ils virent étendus à terre, et qui les conjuraient de panser leurs blessures, leur offrit au moins l’occasion d’exercer leur humanité. On soigna les blessés, on enterra les morts ; on s’occupa ensuite de réparer les murailles, de placer des machines ; toute la nuit fut employée à préparer les moyens de défense pour le jour qui devait suivre.

Le lendemain, avant le lever du soleil, on convoqua une assemblée générale dans la maison des hospitaliers. La tristesse était peinte sur tous les visages : la veille on avait perdu mille guerriers ; il ne restait plus dans la ville que sept mille combattants, ils ne pouvaient plus suffire à défendre les tours et les remparts, ils n’étaient plus soutenus par l’espoir de vaincre leurs ennemis ; l’avenir n’offrait que des périls et des calamités.

Quand toute l’assemblée fut réunie, le patriarche de Jérusalem prit la parole. Le vénérable prélat ne fit point de reproches à ceux qui n’avaient pas assisté au combat de la veille, on devait oublier le passé ; il ne loua point ceux qui avaient signalé leur bravoure, de peur d’éveiller la jalousie. Dans son discours il ne parla point de la patrie ; car pour la plupart de ceux qui l’écoutaient la patrie n’était pas dans Ptolémaïs. Le tableau des malheurs qui menaçaient la ville et chacun de ses habitants fut présenté sous les couleurs les plus sombres : il n’y avait point d’espérance et point d’asile pour les vaincus ; on ne devait rien espérer de la clémence des musulmans, accomplissant toujours leurs menaces, jamais leurs promesses ; il n’était que trop certain que l’Europe n’enverrait point de secours ; on n’avait point assez de vaisseaux pour songer à fuir par la mer. Ainsi le patriarche cherchait moins à dissiper les alarmes de ses auditeurs qu’à les animer par le désespoir. Il termina son discours en les exhortant à placer toute leur confiance en Dieu et dans leur épée, à se préparer au combat par la pénitence, à se chérir, à se secourir les uns les autres, à rendre leur vie et leur mort glorieuses pour eux, utiles à la chrétienté.

Le discours du patriarche fit la plus vive impression sur l’assemblée : on n’entendait que des soupirs et des sanglots ; tout le monde fondait en larmes ; les sentiments religieux, que ranime d’ordinaire la vue d’un grand péril, remplissaient toutes les âmes d’une ardeur et d’un enthousiasme inconnus ; la plupart s’embrassaient, s’exhortaient réciproquement à braver tous les dangers ; ils se confessaient les uns aux autres et souhaitaient la couronne du martyre ; ceux mêmes qui la veille méditaient leur désertion, jurent qu’ils n’abandonneront point la ville et qu’ils mourront sur le rempart avec leurs frères et leurs compagnons.

Les chefs et les soldats vont ensuite occuper les postes confiés à leur bravoure. Ceux qui ne sont point employés à la défense des remparts et des tours, se disposent à combattre l’ennemi s’il vient à pénétrer dans la ville ; on élève des barrières dans toutes les rues, on fait des amas de pierres sur les toits, à la porte des maisons, pour arrêter dans leur marche et pour écraser les musulmans.

A peine avait-on achevé ces préparatifs, que l’air retentit du son des trompettes et des tambours ; un bruit horrible, qui se faisait entendre dans la plaine, annonce l’approche des musulmans ; après avoir lancé une multitude de flèches, ils se précipitent vers le mur qu’ils avaient renversé le jour précédent. On leur opposa une résistance à laquelle ils ne s’attendaient point ; plusieurs trouvèrent la mort au pied des remparts ; mais, comme leur nombre s’accroissait de moment en moment, leurs attaques sans cesse renouvelées devaient à la fin épuiser les forces des chrétiens, toujours en petit nombre et ne recevant point de renforts. Ceux-ci, vers la fin de la journée, avaient à peine la force de lancer leurs traits et de manier leurs lances. La muraille s’écroula de nouveau sous les coups des béliers ; alors on entendit le patriarche, toujours présent au lieu du danger, s’écrier d’une voix lamentable : « Ô Dieu, entoure-nous d’un rempart que les hommes ne puissent détruire, et couvre-nous de l’égide de ta puissance. » A cette voix, les soldats parurent se ranimer, et firent un dernier effort ; on les voyait se précipiter au-devant de l’ennemi, en appelant le benoist Jesus-Christ à haultevoix. Les Sarrasins, ajoute la Relation manuscrite, appelaient le nom de leur Mahomet, et proféraient les plus violentes menaces contre les défenseurs de la foi chrétienne.

Tandis qu’on se battait ainsi sur les remparts, la ville attendait dans la crainte l’issue du combat. L'agitation des esprits enfantait mille rumeurs qu’on adoptait, qu’on rejetait tour à tour. On disait dans les quartiers les plus éloignés que les chrétiens étaient victorieux et que les musulmans avaient pris la fuite ; on ajoutait qu’une flotte arrivait de l’Occident avec une armée. A ces nouvelles, qui donnaient un moment de joie, succédaient des nouvelles effrayantes, et dans tous ces bruits il n’y avait de vrai que ce qu’ils annonçaient de sinistre.

Bientôt on apprend que les musulmans sont entrés dans la ville. Les guerriers chrétiens qui défendaient la porte Saint-Antoine n’avaient pu résister au choc de l’ennemi, et fuyaient dans les rues, implorant le secours des habitants. Alors ceux-ci se rappellent les exhortations du patriarche ; des renforts accourent de tous les quartiers, on voit reparaître les chevaliers de l’Hôpital ayant à leur tête le valeureux Guillaume. Une grêle de pierres tombait du haut des maisons ; des chaînes de fer étaient tendues sur le passage de la cavalerie musulmane. Ceux qui avaient déjà combattu reprennent des forces, et se précipitent de nouveau dans la mêlée ; ceux qui arrivaient à leur secours volent sur leurs pas, enfoncent les bataillons musulmans, les dispersent, et les poursuivent jusqu’au-delà des remparts. Ces combats nous montrent tout ce que peut la valeur jointe au désespoir. En voyant d’un côté l’inévitable ruine d’une grande cité, de l’autre les efforts d’un petit nombre de défenseurs qui reculent chaque jour les scènes de la destruction et de la mort, on ne peut se défendre de la compassion et de la surprise. Les assauts se renouvelaient sans cesse, et toujours avec la même fureur. A la fin de chaque journée, les malheureux habitants de Ptolémaïs se félicitaient d’avoir triomphé de leurs ennemis ; mais le lendemain, quand le soleil revenait sur l’horizon, quelles étaient leurs pensées, lorsque du haut de leurs remparts ils revoyaient l’armée musulmane toujours la même, couvrant la plaine depuis la mer jusqu’au pied des montagnes de Karouba !

Comme au temps de Saladin, les musulmans n’avaient point de flotte qui leur apportât des secours et des vivres, ou qui pût fermer le port de Ptolémaïs, tandis que les chrétiens avaient une foule de vaisseaux et de barques qui parcouraient la côte et portaient l’effroi parmi les musulmans campés sur le bord de la mer. Après tant de combats, dans lesquels l’innombrable multitude des assiégeants n’avait pu obtenir un avantage décisif, ceux-ci commençaient à tomber dans le découragement. Dans l’armée musulmane on ne pouvait s’expliquer l’invincible bravoure des soldats chrétiens qu’en lui assignant des causes miraculeuses. Mille récits extraordinaires volaient de bouche en bouche, et frappaient l’imagination de la foule grossière des musulmans. Ils croyaient voir deux hommes dans chacun de ceux qu’ils avaient à combattre ; dans l’excès de leur étonnement, ils se persuadaient que chaque guerrier qui tombait sous leurs coups renaissait de lui-même et reparaissait ensuite plus fort et plus terrible sur le champ de bataille. Le sultan du Caire semblait avoir perdu l’espoir de prendre la ville d’assaut. On assure que les renégats, à qui leur apostasie faisait désirer la ruine du nom chrétien, cherchèrent alors à relever son courage ; ces implacables transfuges ne négligèrent rien pour encourager les chefs, pour les animer au combat, pour éveiller dans leurs cœurs les passions furieuses qui les poursuivaient eux-mêmes. D’un autre côté, les imans et les cheiks, accourus au camp des mameluks, parcouraient les rangs de l’armée pour enflammer le fanatisme des soldats ; le sultan menaça du supplice ceux qui fuiraient devant l’ennemi ; il proposa des récompenses extraordinaires pour ceux qui planteraient l’étendard du prophète, non plus sur les remparts de Ptolémaïs, mais au milieu de la ville.

Le 18 mai, jour funeste aux chrétiens, on donna le signal d’un nouvel assaut. Dès le lever du jour l’armée musulmane était sous les armes ; le sultan animait les soldats par sa présence. L’attaque et la défense furent beaucoup plus vives et plus opiniâtres que dans les jours précédents. Parmi ceux qui tombaient sur le champ de bataille, on comptait sept musulmans pour un chrétien ; mais les musulmans pouvaient réparer leurs perles, celles des chrétiens étaient irréparables. Les assiégeants dirigèrent encore tous leurs efforts contre la tour et la porte Saint-Antoine.

Ils étaient déjà sur la brèche, lorsque les chevaliers du Temple prirent la résolution hardie de sortir de la ville et d’attaquer le camp des musulmans. Ils trouvèrent l’armée ennemie rangée en bataille ; après un combat sanglant, les musulmans repoussèrent les chrétiens, et les poursuivirent jusqu’au pied des remparts. Le grand maître du Temple fut atteint d’une flèche et tomba au milieu de ses chevaliers. Le grand maître de l’Hôpital reçut en même temps une blessure qui le mit hors de combat. Alors la déroute devint générale ; on perdit tout espoir de sauver la ville. Il restait à peine mille guerriers chrétiens pour défendre la porte Saint-Antoine contre toute l’armée musulmane.

Les chrétiens furent obligés de céder à la multitude de leurs ennemis ; ils se dirigèrent vers la maison du Temple, située du côté de la mer. Ce fut alors qu’un crêpe de mort s’étendit sur toute la ville de Ptolémaïs : les musulmans s’avançaient pleins de fureur ; il n’y avait point de rue qui ne fût le théâtre du carnage ; on livrait un combat pour chaque fort, pour chaque palais, à l’entrée de chaque place, et dans tous ces combats il y eut tant d’hommes tués, qu’au rapport d’un chevalier de Saint-Jean, on marchait sur les morts comme sur un pont.

Alors, comme si le ciel irrité eût voulu donner le signal de la fin de toutes choses un violent orage accompagné de grêle et de pluie éclata sur la ville ; l’horizon se couvrit tout à coup d’une si grande obscurité, qu’on pouvait à peine distinguer les enseignes des combattants, et voir quel drapeau flottait encore sur les tours. Tous les fléaux concouraient à la désolation de Ptolémaïs. L’incendie s’alluma dans plusieurs quartiers, sans que personne s’occupât de l’éteindre : les vainqueurs ne pensaient qu’à détruire la ville, les vaincus ne songeaient qu’à fuir.

Une multitude de peuple fuyait au hasard, sans savoir où elle pourrait trouver un asile. Des familles entières se réfugiaient dans les églises, où elles étaient étouffées par les flammes ou égorgées au pied des autels ; des religieuses, des vierges timides, se mêlaient à la multitude qui errait dans la ville, ou se meurtrissaient le sein et le visage pour échapper à la brutalité du vainqueur. Ce qu’il y avait de plus déplorable dans le spectacle qu’offrait alors Ptolémaïs, c’était la désertion des chefs, qui abandonnaient un peuple livré à l’excès de son désespoir. On avait vu fuir, dès le commencement du combat, Jean de Gresli et Oste de Granson, qui s’étaient à peine montrés sur les remparts pendant le siège ; beaucoup d’autres, qui avaient fait le serment de mourir, à l’aspect de cette destruction générale, ne songeaient plus qu’à sauver leur vie, et jetaient leurs armes pour précipiter leur fuite. L’histoire peut cependant opposer à ces lâches désertions quelques traits d’un véritable héroïsme. On n’a pas oublié les actions éclatantes de Guillaume de Clermont. Au milieu des ruines de Ptolémaïs, au milieu de la désolation universelle, il défiait encore l’ennemi ; cherchant à rallier quelques guerriers chrétiens, il accourt à la porte Saint-Antoine, que les templiers venaient d’abandonner ; il veut recommencer le combat lui seul ; il traverse plusieurs fois les rangs des musulmans, et retourne sur ses pas combattant toujours ; quand il fut revenu au milieu de la cité, son dextrier, nous copions la Relation manuscrite, fut molt las et luy mesme aussi : le dextrier résista encontre les espérons, et s’arresta dans la rue comme qui n’en peult plus. Les Sarrasins, à coups de flèches, ruerent à terre frère Guillaume : ainsi ce loyal champion de Jésus-Christ rendit l'âme à son Créateur.

On ne peut refuser des éloges au dévouement du patriarche de Jérusalem, qui, pendant tout le siège, avait partagé les dangers des combattants. Lorsqu’on l’entraînait vers le port pour le dérober à la poursuite des musulmans, ce généreux vieillard se plaignait avec amertume d’être séparé de son troupeau au fort du péril, on le força enfin de s’embarquer ; mais, comme il reçut dans son navire tous ceux qui se présentaient, le vaisseau fut submergé, et le fidèle pasteur mourut victime de sa charité.

La mer était très-orageuse, les navires ne pouvaient s’approcher de la terre. Le rivage présentait un spectacle déchirant : c’était une mère qui appelait son fils, un fils son père ; plusieurs se précipitaient de désespoir dans les flots ; la foule s’efforçait de gagner les vaisseaux à la nage, les uns se noyaient dans le trajet, les autres étaient écartés à coups de rames. On vit arriver sur le port plusieurs femmes des plus nobles familles, emportant avec elles leurs diamants et leurs effets les plus précieux ; elles promettaient aux nautoniers de devenir leurs épouses, de se livrer à eux avec toutes leurs richesses, si on les conduisait loin du péril : elles furent transportées dans l’île de Chypre. On ne montrait plus de pitié que pour ceux qui avaient des trésors à donner ; ainsi, tandis que les larmes ne touchaient plus les cœurs, l’avarice tenait lieu d’humanité. Enfin les cavaliers musulmans arrivèrent sur le port ; ils poursuivirent les chrétiens jusque dans les flots : dès lors personne ne put échapper au carnage.

Cependant au milieu de la ville livrée aux flammes, au pillage, à la barbarie du vainqueur, plusieurs forteresses restaient debout, défendues par quelques soldats chrétiens ; ces malheureux guerriers moururent les armes à la main, sans avoir d’autres témoins de leur fin glorieuse que leurs implacables ennemis.

Le château du Temple, où s’étaient réfugiés tous les chevaliers qui avaient échappé au glaive des musulmans, fut bientôt le seul lieu de la ville où l’on combattît encore. Le sultan, leur ayant accordé une capitulation, envoya trois cents musulmans pour l’exécution du traité. A peine ceux-ci furent-ils entrés dans une des principales tours, la tour du Grand Maître, qu’ils outragèrent les femmes qui s’y étaient réfugiées. Cette violation du droit des gens irrita à tel point les guerriers chrétiens, que tous les musulmans entrés dans la tour furent sur l’heure immolés à une trop juste vengeance. Le sultan irrité ordonna qu’on assiégeât les chrétiens dans leur dernier asile et qu’on les passât tous au fil de l’épée. Les chevaliers du Temple et leurs compagnons se défendirent pendant plusieurs jours ; à la fin la tour du Grand Maître fut minée, elle s’écroula au moment où les musulmans montaient à l’assaut : ceux qui l’attaquaient et ceux qui la défendaient furent également écrasés dans sa chute ; les femmes, les enfants, les guerriers chrétiens, tout ce qui était venu chercher un refuge dans la maison du Temple, périt enseveli sous les décombres. Toutes les églises de Ptolémaïs avaient été profanées, pillées, livrées aux flammes ; le sultan ordonna que les principaux édifices, les tours et les remparts fussent démolis.

Les soldats musulmans exprimaient leur joie par de féroces clameurs ; cette joie des vainqueurs formait un horrible contraste avec la désolation des vaincus. Au milieu des scènes tumultueuses de la victoire, on entendait d’un côté les cris des femmes à qui les barbares faisaient violence dans leur camp, de l’autre les cris des petits enfants qu’on emmenait. Une multitude éperdue de fugitifs, chassés de ruine en ruine et n’ayant plus de refuge, se dirigèrent vers la tente du sultan pour implorer sa miséricorde ; Chalil distribua ces chrétiens suppliants à ses émirs, qui les firent tous massacrer. Makrisi fait monter à dix mille le nombre de ces malheureuses victimes.

Après la prise et la destruction de Ptolémaïs, le sultan envoya un de ses émirs avec un corps de troupes pour s’emparer de la ville de Tyr : cette ville, saisie d’épouvante, ouvrit ses portes sans résistance. Les vainqueurs s’emparèrent aussi de Beyrouth, de Sidon, et de toutes les villes chrétiennes de la côte. Ces villes, qui n’avaient point porté de secours à Ptolémaïs et qui se croyaient protégées par une trêve, virent leur population massacrée, dispersée, traînée en esclavage. La fureur des musulmans s’étendit jusque sur les pierres : on bouleversa jusqu’au sol qu’avaient foulé les chrétiens ; leurs maisons, leurs temples, les monuments de leur industrie, de leur piété et de leur valeur, tout fut condamné à périr avec eux par le fer ou par l’incendie.

La plupart des chroniques contemporaines attribuent de si grands désastres aux péchés des habitants de la Palestine, et ne voient dans les scènes de la destruction que l’effet de la colère divine qui s’appesantit sur Ninive et sur Babylone. L’histoire ne rejette point ces explications faciles ; mais il lui est permis, sans doute, de pénétrer plus avant dans les affaires humaines, et, tout en reconnaissant l’intervention du ciel dans les destinées politiques des peuples, elle doit au moins chercher à connaître les moyens dont s’est servie la providence pour élever, maintenir quelque temps, et détruire enfin les empires.

Nous avons montré dans notre récit jusqu’à quel point l’ambition des chefs, l’indiscipline des guerriers, les passions turbulentes de la multitude, la corruption des mœurs, l’esprit de discorde et de dissension, enfin l’esprit d’égoïsme et d’isolement, avaient pu précipiter le royaume de Jérusalem vers sa décadence. Dans les livres suivants, nous nous étendrons davantage sur les causes qui amenèrent la fin des croisades et qui firent perdre aux Francs, longtemps victorieux, le fruit de leurs conquêtes. Nous nous bornerons à dire ici en peu de mots comment la puissance chrétienne en Syrie avait pu tomber aussi promptement.

Cette puissance avait été jetée sur les côtes de l’Asie comme par une tempête ; semblable à ces plantes exotiques qui ne s’élèvent qu’avec peine loin du sol qui leur est propre, elle n’avait pu recevoir son développement naturel dans un climat et sous un ciel étrangers. Les colonies chrétiennes en Orient comptaient plus de quatre-vingts cités, un plus grand nombre de châteaux ou forteresses ; mais la plupart de ces châteaux et de ces villes recevaient leurs défenseurs et leurs habitants de la France, de l’Allemagne, de l’Angleterre ou de l’Italie. Ainsi ces États lointains n’avaient point en eux-mêmes le principe de leur conservation, et les véritables soutiens du royaume de Jérusalem se trouvaient en Occident. La décadence ou la prospérité de ce royaume ne tenaient pas seulement à ses lois, à son étendue, au nombre de ses villes : son salut dépendait aussi du zèle que d’autres peuples mettaient à le secourir ; il dépendait de certaines opinions dominantes qui entraînaient les nations chrétiennes à prendre les armes contre ses ennemis. Tant que les colonies des Francs attirèrent l’attention de l’Europe et que leur nom suffit pour exciter l’ardeur belliqueuse des peuples qui habitaient au-delà des mers, elles se soutinrent avec éclat ; elles tombèrent lorsque l’Europe en détourna ses regards et que la puissante opinion qui les avait fondées commença à s’affaiblir. Leur gloire fut l’ouvrage de l’enthousiasme religieux, ou plutôt du patriotisme chrétien qui les avait fondées ; une de leurs plus grandes calamités fut l’indifférence des fidèles. Pour résumer notre pensée, il nous suffira de dire que l’empire des chrétiens en Asie avait commencé avec les croisades et qu’il devait finir avec elles.

Une chronique musulmane, après avoir décrit la désolation des côtes de Syrie et l’expulsion des chrétiens, termine son récit par cette réflexion singulière : « Les choses, s’il plaît à Dieu, resteront ainsi jusqu’au dernier jugement. » Les vœux de l’historien arabe n’ont été jusqu’ici que trop exaucés : les musulmans, depuis plus de cinq siècles, dominent sur tous les pays jadis occupés par les chrétiens, et avec eux règne le génie de la destruction qui présida à la guerre que nous venons de décrire. Parmi les douloureuses pensées que nous laisse le récit de tant de désastres, il en est une qui nous afflige plus que toutes les autres, parce qu’elle nous offre un des plus déplorables résultats des croisades en Asie. On se rappelle cette multitude de chrétiens qui, à l’époque de la première croisade, peuplaient les villes de la Syrie et de l’Asie Mineure. Après les derniers triomphes des mameluks, non-seulement la population des Francs qui habitaient la Phénicie, la Palestine, fut anéantie ou obligée de fuir ; mais encore le nombre des chrétiens se trouvait réduit de plus de moitié dans toutes les contrées du voisinage, dans tous les lieux où avaient passé les croisés. La guerre faite à l’islamisme avait irrité les musulmans, qui, abusant de leurs victoires, n’avaient plus permis aux disciples de l’Évangile de s’établir au milieu d’eux, et qui, les regardant comme leurs plus cruels ennemis, les avaient partout condamnés à l’exil, à la servitude, à tous les genres de misères. La plupart des églises qui avaient été bâties dans les villes de Damas, d’Alep, du Caire, d’Édesse, d’Iconium, étaient démolies ou abandonnées ; les grottes du Liban et des montagnes de la Judée, les cellules du Sinaï et du Carmel, les solitudes de Memphis et de Scetté, avaient perdu leurs hôtes pieux, et ne retentissaient plus des accents de la prière. Ainsi, ces expéditions lointaines, dont le but principal fut de délivrer au-delà des mers les serviteurs de Jésus-Christ, ne firent à la fin qu’appeler la persécution, le désespoir et la mort sur les fidèles d’Orient. C’est ici qu’il faut admirer les desseins secrets de la providence, et qu’on peut s’écrier avec le plus éloquent prédicateur des croisades que dans ces saintes entreprises Dieu n’avait épargné ni son peuple ni son nom.

Lorsqu’on apprit en Europe la prise et la destruction de Ptolémaïs, l’Occident fut plongé dans la douleur. Personne n’avait songé à prendre les armes pour la secourir, mais tout le monde déplora sa perte. Les fidèles s’accusaient d’avoir laissé sans défense une ville chrétienne, de l’avoir abandonnée comme une brebis au milieu des loups. Dans la désolation générale, des plaintes s’élevèrent contre le souverain pontife et les premiers pasteurs de l’Église, trop occupés des royaumes et des biens de ce monde. Dans son récit du siège et de la ruine de Ptolémaïs fait en présence du pape, le moine grec Arsène lui disait : « Vos soins pour la Sicile occupaient tellement votre cœur que vous vous endormiez sur les dangers de la Palestine. » Les reproches des fidèles n’épargnaient pas les princes et les rois de la chrétienté, les uns, s’abandonnant aux délices de cette vie, élevant des tours et des palais superbes, dirigeant leurs armes contre les bêtes fauves et les oiseaux du ciel ; les autres, accablant leurs sujets d’impôts pour faire la guerre à des peuples chrétiens et reculer les limites de leur empire. La multitude consternée racontait les prodiges par lesquels le Dieu tout-puissant avait annoncé les décrets de sa colère. Beaucoup de fidèles étaient persuadés que les saints et les anges avaient déserté les demeures sacrées de Jérusalem, les sanctuaires de Bethléem, de Nazareth et de la Galilée. Chaque jour on voyait débarquer dans les ports de l’Italie de malheureux habitants de la Palestine, qui parcouraient les cités en demandant l’aumône et racontaient, les yeux remplis de larmes, les derniers malheurs des chrétiens d’Orient.