Édouard d’Angleterre
débarque à Ptolémaïs ; reprise de Nazareth ; assassinat tenté sur le prince
anglais par un émissaire du Vieux de la Montagne ; Édouard retourne dans sa
patrie ; élection de Grégoire X ; il revient en Occident ; concile de Lyon ;
Rodolphe de Hapsbourg reconnu empereur d’Allemagne ; Humbert de Romanis
publie un mémoire en faveur de la guerre sainte ; nouvelles conquêtes de
Bibars ; sa mort ; Kélaoun lui succède, et bat les Tartares à Émesse ; mort
de Grégoire X ; les vêpres siciliennes ; politique de Kélaoun ; le châtelain
de Marakia ; Kélaoun prend Laodicée, Tripoli, menace Ptolémaïs, et traite
avec les chrétiens ; sa mort ; son fils et successeur Chalil emporte d’assaut
Ptolémaïs, et chasse les chrétiens de la Syrie. — Dénombrement des cités et
des châteaux qui tombent en son pouvoir.
La mort
de Louis IX, comme on l’a vu, avait tout à coup suspendu les entreprises
d’outre-mer. Le seul Édouard partit pour la Syrie avec le comte de Bretagne,
son frère Edmond, trois cents chevaliers, et cinq cents croisés venus de la
Frise. Tous ces croisés réunis formaient à peine un corps de mille ou douze
cents combattants, et voilà tout ce qui devait arriver en Asie de ces armées
innombrables qu’on avait levées en Occident pour la délivrance de la terre
sainte. Un aussi faible renfort n’était point fait pour inspirer la confiance
et rendre la sécurité aux chrétiens de la Palestine, consternés encore de la
retraite des croisés devant Tunis et de leur retour en Europe. La
plupart des princes et des États chrétiens de la Syrie, dans la crainte
d’être attaqués, avaient conclu des traités avec le sultan du Caire.
Plusieurs devaient hésiter à s’engager dans une guerre où les faibles secours
de l’Europe ne leur permettaient pas d’espérer de grands avantages, où
d’ailleurs ils avaient à craindre d’être abandonnés par les croisés, toujours
prêts à retourner en Occident. Cependant les hospitaliers et les templiers,
qui ne manquaient jamais une occasion de combattre les musulmans, se
réunirent au prince Édouard, que sa renommée avait devancé en Orient. Bibars,
qui ravageait alors le territoire de Ptolémaïs, s’éloigna d’une ville qu’il
avait remplie d’alarmes, et parut un moment avoir abandonné l’exécution de
ses projets. La
petite armée des chrétiens, composée de six à sept mille hommes, s’avança sur
le territoire des musulmans ; elle se dirigea d’abord vers la Phénicie, pour
rétablir la communication interrompue entre les villes chrétiennes. Dans
cette expédition, les croisés eurent beaucoup à souffrir de l’excès de la
chaleur ; plusieurs moururent pour avoir mangé des fruits et du miel que le
pays produisait en abondance. Ils marchèrent ensuite vers la ville de
Nazareth, sur les murs de laquelle ils plantèrent l’étendard de Jésus-Christ.
Les soldats de la croix ne purent se rappeler sans indignation que Bibars
avait fait détruire de fond en comble l’église de cette ville, consacrée à la
Vierge : Nazareth fut livrée au pillage, et tous les musulmans qu’on trouva
dans la ville conquise, immolés par le glaive, expièrent l’incendie et la
destruction d’un des plus beaux monuments élevés par les chrétiens en Syrie. Après
cette victoire, dont on ne peut louer les croisés, les musulmans ne cessèrent
point de faire des excursions sur le territoire des Francs. Mais, soit qu’il
n’eût point assez de forces pour se mettre en campagne et qu’il ne fût pas
secondé par les chrétiens du pays, soit qu’il plaçât quelque espérance dans
une négociation entamée avec l’émir de Joppé, qui lui promettait de se
convertir et de lui livrer la ville qu’il commandait, le prince Édouard
rentra tout à coup dans les murs de Ptolémaïs, et ne chercha point de
nouveaux périls sur le champ de bataille. L’émir de Joppé entretenait avec
lui de fréquentes relations : afin de parvenir à ses secrets desseins, il
avait choisi pour messager un des disciples du Vieux de la Montagne ; un jour
qu'Édouard était seul dans sa chambre et qu’il reposait sur un lit, le
perfide envoyé se présente, et se précipite sur sa victime, le poignard à la
main. Le prince est blessé au bras ; mais, comme il était doué d’une force
extraordinaire, il renverse l’assassin d’un coup de pied, il lui arrache
ensuite le poignard elle lui plonge dans le sein. Bientôt on accourt au bruit
: le fanatique musulman était étendu par terre. Édouard, d’abord blessé au
bras, s’était fait lui-même, en se défendant, une seconde blessure au front :
on craignait que le poignard ne fût empoisonné. Quelques historiens
rapportent que la princesse Éléonore, femme d’Edouard, eut le courage de
sucer les plaies de son époux pour en extraire le poison ; d’autres racontent
que le grand maître du Temple envoya sur-le-champ à Édouard un remède dont
l’efficacité était reconnue en Orient. Quoi qu’il en soit, tous les soins
furent d’abord inutiles ; on craignait pour la vie du prince, lorsqu’un
médecin arabe se présenta, et répondit d’une guérison prochaine, si Édouard
éloignait de lui tous ses courtisans, la princesse Éléonore elle-même, et
s’il suivait exactement le régime qui lui serait prescrit. Les conseils du
médecin furent suivis, et le prince anglais ne tarda pas à se montrer à
cheval au milieu de ses compagnons d’armes. [1271.]
Après avoir couru un aussi grand danger, Edouard n’hésita point à accepter la
trêve qui lui fut alors proposée par le sultan d’Égypte. Sans avoir rien fait
d’important pour la cause qu’il avait juré de défendre, il revint en Europe,
où il apprit le trépas de son père, Henri III, qui chaque jour rappelant son
fils par ses prières n’avait pu le voir à sa dernière heure et lui donner sa
bénédiction. En
terminant le récit de chacune des croisades, nous avons coutume de nous
arrêter un moment pour en faire connaître le caractère et l’esprit, pour
juger les hommes qui y ont pris part, pour apprécier les circonstances
principales qui l’ont accompagnée, les résultats immédiats qu’elle a
produits. Ici notre tâche est facile à remplir. Après trois années de
préparatifs, nous voyons une puissante armée partir pour une guerre
lointaine, qui dure à peine trois mois, et dans laquelle les soldats et les
chefs n’eurent réellement à se défendre que de l’influence du climat, du
fléau de la peste, et surtout des suites d’un plan imprudemment arrêté. Ils
virent à peine les murs de Tunis, qu’ils allaient assiéger, et les Maures,
qu’ils voulaient combattre ou convertir. Dans cette expédition, prêchée au
nom de Jésus-Christ, on ne songea guère à la délivrance des saints lieux ;
et, si nous en croyons certains chroniqueurs du temps, les calamités de cette
croisade furent la manifestation de la colère divine. Le seul Louis IX porta
dans cette guerre malheureuse de saintes pensées ; et, lorsqu’à ses derniers
moments il prononça plusieurs fois le nom de Jérusalem, peut-être
s’accusait-il lui-même d’avoir cédé à des inspirations profanes, et d’être
venu chercher la palme du martyre dans un pays où ne l’appelait point la
volonté de Dieu. Après que le pieux monarque eut rendu le dernier soupir,
tout ce qu’il y avait encore de religieux, de noble et de chevaleresque dans
cette entreprise dont il était le chef et qu’il soutenait par sa présence,
disparut tout à coup pour faire place à l’ambition et à la cupidité : ainsi,
quand l’âme de l’homme se retire du corps auquel elle donnait la vie, elle
n’y laisse que corruption et poussière. Parmi les croisés on ne parla plus de
la conversion des musulmans, mais de leurs trésors, ce qui n’empêcha pas que
les barons et les seigneurs ne revinssent fort misérables dans leur patrie.
Tous les résultats de cette croisade qui devait répandre tant d’effroi parmi
les infidèles, se réduisirent, d’un côté, au massacre de la population
désarmée de Nazareth, de l’autre à la vaine conquête des ruines de Carthage. Un
autre résultat de cette guerre, pour l’Europe comme pour le pays d’outre-mer,
fut de décourager presque entièrement les guerriers chrétiens et de leur
faire oublier Jérusalem. Après Édouard, aucun prince ne passa la mer pour
aller combattre en Asie les infidèles, et la petite armée qu’il conduisit
jusqu’en Syrie fut la dernière qui partit de l’Occident pour la délivrance ou
le recouvrement de la terre sainte. Ainsi la seconde croisade de saint Louis,
qui avait pour objet de sauver les colonies chrétiennes, ne fit, comme nous
le verrons bientôt, que précipiter leur chute. Parmi
les circonstances qui firent échouer cette croisade, l’histoire ne doit pas
oublier la longue vacance du Saint-Siège, pendant laquelle aucune voix ne se
fît entendre pour animer les croisés. Cependant le conclave, après deux ans,
choisit un successeur de saint Pierre, et, par une circonstance heureuse pour
les chrétiens d’Orient, les suffrages des cardinaux tombèrent sur Thibaut,
archidiacre de Liège, qui avait suivi les Frisons en Asie et que la nouvelle
de son élévation trouva encore dans la Palestine. Les chrétiens de Syrie
durent espérer que le nouveau pontife, longtemps témoin de leurs périls et de
leurs misères, ne manquerait pas d’employer tout son pouvoir pour les
secourir. Thibaut leur en donna l’assurance avant de quitter Ptolémaïs, et,
dans un discours qu’il adressa au peuple assemblé, il prit pour texte ce
verset du psaume 130 : Si je t'oublie jamais, ô Jérusalem, que je sois moi-méme
oublié parmi les hommes. [1272.]
Le patriarche de Jérusalem, les grands maîtres du Temple et de l’Hôpital
accompagnèrent Grégoire X en Occident. A son retour, le pontife s’appliqua
d’abord à rétablir la paix en Italie et en Allemagne. Il engagea les princes
et surtout le roi de France à réunir leurs efforts pour secourir la terre
sainte. Philippe se contenta d’envoyer quelques troupes en Orient, et
d’avancer au pape 36,000 marcs d’argent, pour lesquels furent engagées toutes
les possessions des templiers dans le royaume. Pise, Venise, Gênes et
Marseille, fournirent plusieurs galères, et cinq cents guerriers à la solde
du souverain pontife s’embarquèrent pour Ptolémaïs. Ces
secours étaient loin encore de répondre aux espérances et aux besoins des
colonies chrétiennes. Grégoire résolut d’intéresser à son projet toute la
chrétienté, et, pour y parvenir, il convoqua un concile en 1274. Ce concile,
qui se tint à Lyon, fut plus nombreux et plus solennel que celui qu’Innocent
IV avait rassemblé trente ans auparavant dans la même ville. On y remarqua
les patriarches de Jérusalem et de Constantinople, plus de mille évêques et
archevêques, les envoyés des empereurs d’Orient et d’Occident, ceux du roi de
France, du roi de Chypre, de tous les princes d’Europe et d’outre-mer. Dans
cette nombreuse assemblée, les regards des fidèles se portaient surtout vers
les ambassadeurs et les princes tartares envoyés par le chef puissant des
Mogols pour contracter une alliance avec les chrétiens contre les musulmans ;
plusieurs de ces princes tartares reçurent le baptême des mains du pape, et
les chrétiens, témoins de cette cérémonie, y voyaient un gage assuré des
promesses divines. On
admirait la puissance de Dieu, qui avait choisi les instruments de ses
desseins dans des régions inconnues ; la foule des fidèles regardait le chef
suprême des hordes de la Tartarie, comme un autre Cyrus que la providence
avait chargé de la destruction de Babylone et de la délivrance de Jérusalem.
Dans une de ses séances, le concile de Lyon arrêta qu’on entreprendrait une
nouvelle croisade, et qu’il serait levé pendant dix ans une dîme sur tous les
revenus des biens ecclésiastiques. Paléologue qui se soumettait enfin à
l’Église Latine, promit d’envoyer des troupes pour délivrer l’héritage de
Jésus-Christ. Le pape reconnut comme empereur d’Occident, Rodolphe de
Hapsbourg, à condition qu’il irait en Palestine à la tête d’une armée. [1273.]
Cependant le spectacle d’un concile, les décisions et les exhortations du
pape et des prélats, ne purent réveiller l’enthousiasme des fidèles, qui
n’était plus, pour nous servir d’une expression de l’Écriture, que le reste
fumant d’une étoile brûlée. Grégoire X était parvenu à pacifier l’Italie et
l’Allemagne, et ces deux pays auraient pu fournir un grand nombre de soldats
de la croix, si les esprits avaient été portés aux entreprises d’outre-mer.
Les lettres apostoliques sollicitèrent le zèle de Philippe le Hardi, qui
avait fait le serment de combattre les infidèles, et celui d’Édouard qui
promettait de repartir pour l’Asie. Des légats étaient envoyés clans les
différents États de l’Europe pour animer par leur présence la prédication de
la guerre sainte. Dans tous les pays on s’occupait de la levée des décimes :
mais partout les chevaliers et les barons restaient dans l’inaction et dans
l’indifférence : les guerriers ne voyaient plus que les misères des
croisades, et l’espoir de s’enrichir ou de se rendre illustres dans une
expédition lointaine n’animait plus leur bravoure. Depuis qu’on avait vu des
empereurs de Byzance, des rois de Jérusalem, parcourir l’Occident en
demandant l’aumône, la noblesse belliqueuse était désenchantée de l’Orient,
et les croisades avaient perdu un de leurs mobiles les plus puissants :
l’ambition des princes et des seigneurs. Les principautés de l’Afrique ou de
l’Asie, que les papes offraient ou distribuaient à tous ceux qui se
présentaient pour les conquérir, ne déterminaient plus personne à prendre les
armes, et la dévotion de la chevalerie pour les lieux saints n’était plus
assez vive pour l’entraîner dans une entreprise qui ne lui promettait que les
palmes du martyre et les récompenses du ciel. Il nous
reste de cette époque un écrit qui avait sans doute obtenu l’approbation et
les encouragements du pape, et qui nous paraît très-propre à faire connaître
tout à la fois le mauvais goût du siècle et l’opinion généralement répandue
alors sur les expéditions d’Orient. Dans
cet écrit ou mémoire, qu’on jugera singulier et bizarre, au moins pour la
forme, l’auteur, Humbert de Romanis, général des frères prêcheurs, s’efforce
de ranimer le zèle des chrétiens pour la guerre sainte, et, déplorant
l’indifférence de ses contemporains, il trouve d’abord huit obstacles à
l’effet de ses prédications : 1° l’habitude du péché ; 2° la crainte de la
fatigue et des travaux ; 3° la répugnance à quitter son pays natal ; 4° un
amour excessif pour la famille et pour les pénates ; 5° les mauvais discours
des hommes ; 6° les mauvais exemples ; 7° une faiblesse d’esprit qui fait
croire tout impossible ; 8° une foi sans chaleur. Parmi tous ces motifs
d’indifférence l’auteur aurait pu ajouter d’autres raisons tirées de la
marche des gouvernements et de la direction des affaires publiques ; mais les
moines qui prêchaient les croisades ne connaissaient guère la politique des
rois, ni les changements survenus dans la société ; et c’est pour cela qu’ils
ne voyaient qu’une partie des difficultés qu’ils avaient à vaincre. Cependant
Humbert de Romanis ne se laisse point abattre par les obstacles qu’il croyait
voir autour de lui : et il se persuade que dans cette génération dont il
accuse l’insouciance ou les travers on peut trouver encore de nobles causes
d’enthousiasme et de puissants mobiles pour une guerre sainte. Il en compte
jusqu’à sept dont il fait ainsi l’énumération : 1° le zèle pour la gloire de
Dieu ; 20 le zèle pour la foi chrétienne ; 3° la charité fraternelle ; 4° la
dévotion pour la terre sainte ; 3° la guerre commencée par les musulmans ; 6°
l’exemple des premier s’croisés ; 7° les grâces de l'Eglise. On voit ici
qu’Humbert de Romanis ne faisait qu’opposer à la tiédeur des esprits qui
s’introduisait dans le siècle, des vertus ou des passions qui n’existaient
plus ou qui s’affaiblissaient chaque jour davantage. Nous ne répéterons point
avec lui toutes les raisons qu’on alléguait de son temps contre les croisades
et qu’il cherche à réfuter dans son mémoire. Il divise les opposants en sept
classes différentes : la première, s’appuyant des préceptes de Jésus-Christ
et de l’exemple des apôtres, disait qu’il fallait savoir souffrir sans se
plaindre, qu’on devait remettre l’épée dans le fourreau, et ne pas rendre le
mal pour le mal ; la seconde prétendait qu’il n’était pas sage de poursuivre
la guerre contre les musulmans, à cause du sang qu’on y avait répandu et
qu’on devait y répandre, et parce qu’il était à craindre que la dent saine ne
fût arrachée avec la dent gâtée, et qu’on ne versât plus de sang innocent que
de sang criminel ; dans l’opinion de la troisième classe des adversaires de
la croisade, cette guerre pouvait paraître indiscrète ; c’était tenter Dieu
que de l’entreprendre, parce que plusieurs avaient dans leurs pays tous les
biens que la providence peut donner, et qu’ils allaient dans des lieux où ils
ne trouveraient que la misère et le désespoir ; la quatrième classe
d’opposants pensait qu’il était permis aux chrétiens de se défendre, mais
qu’il ne l’était pas d’attaquer les Sarrasins, ni d’envahir leur territoire ;
la cinquième, qu’on n’avait pas plus le droit de poursuivre les Sarrasins que
les Juifs ; la sixième, qu’on n’avait point d’espérance de convertir les
musulmans, et que tous les infidèles qui étaient tués à la guerre allaient en
enfer ; la septième enfin, que la croisade ne semblait pas être agréable à
Dieu, puisque le Seigneur avait permis que les plus grandes calamités
accablassent les croisés et que les pays conquis au prix de tant de travaux
et de sang répandu fussent ravis, en peu de temps et presque sans efforts, à
la chrétienté. Humbert
de Romanis répond à chacune de ces sept objections : « C’était avec le
glaive, dit-il, qu'il fallait défendre la vigne du Seigneur, qui n’était plus
défendue par des miracles : l’humilité convenait aux chrétiens lorsqu’ils
étaient sans force et sans puissance ; maintenant ils devaient s’appuyer sur
leurs armes et se confier à la victoire. Tels avaient été les sentiments de
Charles Martel, de Charlemagne et de Godefroy de Bouillon, qui s’étaient
toujours fait gloire de combattre les Sarrasins. Les Sarrasins avaient
eux-mêmes envahi les terres des chrétiens, qu’on regardait avec raison comme
l’héritage de Jésus-Christ. Si on épargnait les Juifs, c’était parce qu’ils
étaient soumis ; mais il fallait accabler les superbes. Les musulmans
pouvaient bien n’être pas convertis, mais la guerre qu’on leur faisait était
une source de salut pour les fidèles ; si les croisés qui mouraient dans les
combats laissaient un vide dans le monde, ils remplissaient les demeures du
ciel. Dans la guerre contre les Philistins, Dieu avait permis que l’arche
d’alliance fût prise, que le roi Saul fût tué avec ses enfants, et son peuple
mis en fuite : ainsi les malheurs arrivés dans les croisades ne prouvaient
pas que la guerre déplût à Dieu ; mais la miséricorde divine avait souffert
que ces malheurs arrivassent pour effacer les péchés des croisés, ou pour
éprouver leur foi. » Humbert
de Romanis, poursuivant ses raisonnements, et procédant toujours par
énumérations et catégories, n’épargnait ni l’avarice du clergé, qui,
arrachant la dîme aux pauvres, refusait de donner la dîme de ses biens pour
le recouvrement de la terre sainte, ni la félonie des barons et des princes
chrétiens, qui étaient les vassaux de Dieu, et qui, ayant tout reçu de lui,
souffraient qu’on lui enlevât sa terre ; il ne négligeait, dans sa
discussion, ni l’histoire profane ni l’histoire sacrée, ni l’autorité de
l’Écriture ni celle de la philosophie. Mais tout cet étalage d’érudition et
d’argumentations scolastiques, tous ces lieux communs d’un autre temps, ne
portaient plus la conviction dans les esprits : non qu’on fût plus éclairé
qu’on ne l’était quelques années auparavant, mais parce qu’on avait d’autres
intérêts et d’autres pensées. De pareils discours auraient fait fortune dans
le siècle précédent, adressés aux passions dominantes ; ils ne produisaient
aucun effet, adressés à l’indifférence. Cette
indifférence de l’Europe était funeste aux colonies chrétiennes en Orient ;
elle les livrait sans défense à la merci d’un ennemi qui devenait chaque jour
plus puissant, et dont le fanatisme était échauffé par la victoire. D’un
autre côté, on remarquait chaque jour dans la confédération des Francs en
Syrie, de nouveaux symptômes de décadence et de nouveaux signes d’une ruine
prochaine. Toutes ces petites principautés, toutes ces villes éparses sur les
côtes de Syrie, étaient divisées entre elles ; et toutes les passions
qu’enfantait l’esprit de rivalité devenaient les auxiliaires des musulmans.
Chacun de ces petits États, sans cesse dans la crainte, s’empressait
d’acheter quelques jours de paix, quelques mois d’existence, par des traités
avec Bibars, traités dans lesquels on sacrifiait presque toujours l’honneur
et l’intérêt commun des chrétiens. Les sultans du Caire ne dédaignaient point
de conclure un traité d’alliance avec une ville, avec une bourgade, et rien
n’est plus curieux que de voir figurer dans ces actes de la politique, d’un
côté le souverain de l’Égypte, de la Syrie, de la Mésopotamie, de plusieurs
autres provinces, de l’autre une petite cité, comme Sidon ou Tortose, avec
ses champs, ses vergers et ses moulins : déplorable contraste qui devait
faire sentir aux chrétiens leur humiliation, et leur montrer tout ce qu’ils
avaient à craindre ! Souvent les Francs s’engageaient à ne point bâtir de
forteresses, à ne point fortifier leurs villes ; ils renonçaient même au
droit de réparer les églises des saints lieux, et, lorsqu’une pierre tombait
d’une muraille — telle est l’expression des traités —, elle était jetée
dehors, sans pouvoir être employée à la réparation de l’édifice. Dans tous
ces traités, la politique musulmane cherchait surtout à diviser les Francs, à
les tenir sous sa dépendance, ne les regardant jamais comme des alliés, mais
comme des vassaux, des fermiers et des tributaires. Telle
était la paix dont jouissaient les États chrétiens en Syrie. Chose plus
déplorable encore ! il y avait alors trois prétendants au royaume de
Jérusalem : le roi de Chypre, le roi de Sicile et Marie d’Antioche, qui descendaient
de la quatrième fille d’Isabelle, femme d'Amaury. Des partis s’agitaient ; on
se battait pour un royaume à moitié détruit, ou plutôt on se disputait la
honte de le perdre tout à fait, et de le livrer, déchiré par la discorde, à
la domination des musulmans. Cependant
Bibars poursuivait le cours de ses conquêtes. Chaque jour la renommée
racontait quelque nouveau triomphe : tantôt il rentrait au Caire traînant à
sa suite un roi de Nubie qu’il avait vaincu ; tantôt il revenait de
l’Arménie, d’où il ramenait trente mille chevaux et dix mille enfants des
deux sexes. Ces récits portaient l’effroi dans les villes chrétiennes, que ne
rassuraient point leurs traités avec le sultan d’Égypte. Au milieu de toutes
ses victoires, Bibars ne perdait jamais de vue le projet d’assiéger Ptolémaïs
; mais, pour accomplir ce grand dessein, il fallait réduire le roi de Chypre
à l’impuissance de secourir la place. On construisit en Égypte une flotte sur
laquelle le sultan fondait les plus grandes espérances. Cette flotte se mit
en mer, et, lorsqu’elle arriva devant Limisso, onze vaisseaux se brisèrent
contre les rochers qui bordent la côte : ces vaisseaux avaient reçu la forme
des navires chrétiens ; et, pour surprendre les habitants de file de Chypre,
on avait placé des croix sur les mâts, ce qui fait dire à l’historien de
Bibars que Dieu fut irrité contre les musulmans, et fit tomber sur eux le
poids de sa colère. Le roi de Chypre écrivit au sultan du Caire pour lui
annoncer la destruction delà flotte égyptienne. Bibars ne put retenir son
indignation ; il jura de détruire tous les États chrétiens ; mais la mort ne
lui permit point d’accomplir ses menaces. La fin
de Bibars est racontée de plusieurs manières. Nous suivrons le récit de
l'historien arabe Ibn-Férat, dont nous emprunterons quelquefois les
expressions. Bibars allait partir de Damas pour combattre les Tartares vers
l’Euphrate : avant son départ, il demanda un impôt extraordinaire ; l'iman
Mohyeddin-Almoury lui adressa des représentations ; le sultan répondit : « Ô
mon maître, j’abolirai cet impôt quand j’aurai vaincu les ennemis. »
Lorsque Bibars eut triomphé des Tartares, il écrivit en ces termes au chef du
Divan à Damas : « Nous ne descendrons point de cheval que tu n’aies
levé un impôt de deux cent mille dirhems sur Damas, de trois cent mille sur
son territoire, de trois cent mille sur ses bourgs, et de mille mille dirhems
sur la province méridionale. » Ainsi la joie qu’avait causée la victoire de
Bibars se changea en tristesse ; le peuple désira la mort du sultan. On alla
se plaindre au cheik Mohyeddin, homme pieux et respecté ; on avait à peine
commencé à lever le tribut que Bibars était rayé de la liste des vivants. Les
historiens arabes placent Bibars parmi les grands princes de la dynastie des
mameluks babarites. Il avait été d’abord vendu comme esclave, et, quoiqu’il
n’eût vécu que parmi des soldats, une grande sagacité d’esprit lui tenait
lieu d’éducation. Lorsque dans la suite il eut fait la guerre et qu’il eut
été jeté dans les factions de l’armée, il sut tout ce qu’il devait savoir
pour régner sur les mameluks. Ce qui le servit le plus dans la carrière de
son ambition, ce fut son incroyable activité : pendant les dix-sept années de
son règne, il ne connut pas un jour de repos ; on le voyait presque en même
temps en Syrie, en Égypte, sur les bords de l’Euphrate ; les chroniques
rapportent que souvent il parcourait les rues d’Alep ou celles de Damas,
tandis que les courtisans attendaient encore son réveil à la porte des palais
du Caire. Comme deux sultans d’Égypte avaient péri sous ses coups et qu’il
arriva à l’empire par des révolutions violentes, ce qu’il redoutait le plus,
c’était l’influence de son exemple : tous ceux dont il craignait l’ambition
ou l’infidélité ne pouvaient conserver la vie. Bibars avait fait mourir,
disait-on, en peu de temps et sous divers prétextes, deux cent quatre-vingts
émirs. Les
plus simples communications des hommes entre eux alarmaient son humeur
défiante et farouche : si l’on en croit les historiens orientaux, pendant le
règne de Bibars les amis s’évitaient dans les rues, et personne n’osait
entrer dans la maison d’un autre. Lorsqu’il lui importait de cacher ses
desseins, de voiler ses démarches, de dérober aux regards sa présence,
malheur à qui devinait sa pensée, malheur à qui prononçait son nom ou le
saluait sur son passage ! Sévère avec ses soldats, flatteur avec ses émirs,
ne dédaignant point la ruse, préférant la violence, se jouant des traités et
des serments, d’une dissimulation que personne ne pouvait pénétrer, d’une
avarice qui le rendait impitoyable dans la levée des tributs ; n’ayant jamais
reculé ni devant l’ennemi ni devant un crime, son génie et son caractère
semblaient faits pour ce gouvernement, qu’il avait en quelque sorte fondé,
gouvernement monstrueux qui se soutenait par des vices, par des excès et qui
n’aurait pu subsister par la modération et la vertu. Ses
ennemis et ses sujets tremblaient sans cesse devant lui ; on tremblait encore
autour de cette litière qui le transporta de Damas au Caire après sa mort.
Mais tant d’excès, tant de violences, tant de triomphes qui ne servaient qu’à
son ambition personnelle, ne purent fixer la couronne dans sa famille : ses
deux fils ne firent que monter sur le trône et en descendre. Kélaoun, le plus
brave des émirs, usurpa bientôt la souveraine puissance ; une marche uniforme
dans la succession au trône ne pouvait convenir à une armée sans cesse portée
à la sédition. Tous les mameluks se croyaient nés pour l’empire, et dans
cette république d’esclaves il semblait permis à tout le monde de rêver la
tyrannie. Chose incroyable ! ce qui devait perdre cette milice turbulente,
fut précisément ce qui la sauva : la faiblesse ou l’incapacité ne pouvaient
jamais se soutenir longtemps sur le trône, et dans le tumulte des factions il
arrivait presque toujours que le plus brave et le plus habile était choisi
pour diriger le gouvernement et la guerre. [1278.]
Bibars avait été le plus redoutable fléau des colonies chrétiennes ; Kélaoun
n’aurait pas tardé d’achever leur ruine, s’il n’avait eu à combattre un
ennemi formidable. C’est ici qu’il faut arrêter un moment notre attention sur
cette multitude de barbares qui, toujours prêts à envahir les provinces
occupées par les mameluks, se trouvaient, par cela même, les auxiliaires
naturels des Francs. On se
rappelle que dès le commencement du douzième siècle, surtout après la
première croisade, des hordes innombrables, connues sous le nom de Turcs,
inondaient sans cesse les plus riches contrées de la Syrie. Elles venaient du
pays de Mossoul, des bords de la mer Caspienne, du Kurdistan et de la Perse.
Ces hordes redoutables avaient embrassé l’islamisme, et le fanatisme musulman
les poussait à faire une guerre implacable aux chrétiens. Les rives de
l’Euphrate, de l’Oronte et même du Jourdain, furent souvent le théâtre de
leurs ravages. Vers le
commencement du treizième siècle, la scène changea. Toutes les nations
turques qui dominaient depuis l’Euphrate jusqu’à l’Oxus, furent vaincues et
dispersées par Gengiskan et ses successeurs. Le califat de Bagdad, qui était
le lien de toutes ces puissances, fut lui-même anéanti. Dès lors, les
Tartares ou Mogols, ne trouvant plus de barrières à leurs invasions,
pénétrèrent, à leur tour, dans la Mésopotamie, l’Asie Mineure et la Syrie.
Comme ces nations nouvelles n’avaient point embrassé la foi de Mahomet et que
jusque-là elles n’avaient combattu que des musulmans, elles se montrèrent
disposées à s’unir aux colonies chrétiennes. Pendant tout le treizième
siècle, elles ne cessèrent point de porter la terreur de leurs armes, tantôt
au-delà du Taurus, tantôt dans les pays voisins du Liban, toujours fortifiées
par l’alliance des chefs de la Géorgie, des princes de la petite Arménie et
de plusieurs autres États chrétiens. Les puissances musulmanes qui dominaient
en Syrie et en Egypte, eurent ainsi tout à la fois deux ennemis à combattre,
ce qui contribua à maintenir quelque temps les faibles restes de la puissance
chrétienne en Asie. Malheureusement pour les chrétiens, leur alliance avec
les Tartares, toujours subordonnée à un état de choses passager, à des
circonstances imprévues, ne produisit point les fruits qu’on devait en
attendre : les Mogols, aidés de leurs alliés, ne purent jamais, dans leurs
guerres irrégulières, triompher de la milice disciplinée des mameluks, ni de
la politique suivie des sultans du Caire. Ils perdirent plus de dix batailles
livrées dans le territoire d’Émèse, et les chemins de l’Égypte leur restèrent
à jamais fermés. Si la fortune avait favorisé leurs armes, on doit croire
qu’ils auraient plus tard embrassé la foi du Christ ; et, dès lors, l’Orient
aurait tout à fait changé de face. A peine
Kélaoun fut-il monté sur le trône d’Égypte, qu’il reçut la nouvelle que les
Tartares avaient de nouveau passé l’Euphrate, et qu’ils s’avançaient précédés
des guerriers de la Géorgie et de l’Arménie. Le nouveau sultan accourut en
Syrie, à la tête de son armée. Bientôt le territoire d’Émèse fut le théâtre
d’une bataille sanglante où les mameluks remportèrent une victoire complète
et décisive. Après cette victoire des musulmans, tous les États chrétiens
attendaient dans la crainte. Kélaoun se rendit aux prières du comte de
Tripoli, des chevaliers du Temple et de l’Hôpital, qui lui demandèrent la
paix ; mais il alla décharger sa colère sur les États du roi d’Arménie, qu’il
accusait d’avoir appelé en Syrie les armes des Mogols. Toute l’Arménie fut
ravagée par les mameluks, et les tributs imposés par la trêve qui suivit la
guerre achevèrent la ruine de cette contrée. Ce qu’il y eut de plus
remarquable dans le traité conclu en cette occasion, c’est que le sultan du
Caire dicta lui-même au roi d’Arménie la formule du serment : le prince
chrétien, en s’engageant à subir la loi d’une puissance musulmane, jura par
la vérité de la croix, par la vérité de l’Evangile, par la vérité du Père, du
Fils et du Saint-Esprit, et se soumit d’avance, s’il ne remplissait ses
promesses, à faire trente fois le pèlerinage de Jérusalem, les pieds nus et
la tête découverte. Kélaoun brûlait de punir aussi le roi de Géorgie ; mais
il fut retenu par les obstacles et les dangers d’une expédition lointaine. Le
hasard ou la trahison ne tarda pas à lui offrir l’occasion facile d’exercer
sa vengeance : le prince géorgien, accompagné d’un seul de ses serviteurs, se
rendait en pèlerinage à Jérusalem, lorsqu’il tomba entre les mains des
mameluks, qui le conduisirent au Caire, où le sultan le retint en captivité. Pendant
que les chrétiens d’Orient reconnaissaient ainsi la puissance toujours
croissante des infidèles, Grégoire X poursuivait en vain, dans l’Occident,
les préparatifs ou plutôt les prédications de la croisade. Il avait plusieurs
fois renouvelé ses instances auprès de Rodolphe de Hapsbourg ; mais Rodolphe
avait un empire à conserver. Vainement le pape menaça de lui ôter sa couronne
: le nouvel empereur voyait moins de danger pour lui dans la colère du
souverain pontife que dans une expédition qui l’éloignerait de ses États.
Enfin Grégoire mourut sans avoir pu remplir les promesses qu’il avait faites
aux chrétiens d’Orient. La Palestine recevait, de temps à autre, quelques
secours de l’Europe ; mais ces secours, n’arrivant presque jamais à propos,
semblaient moins propres à la défendre qu’à compromettre sa sécurité. Le roi
de Sicile, qui s’était fait proclamer roi de Jérusalem, avait envoyé des
soldats et un gouverneur à Ptolémaïs ; il se disposait à faire une expédition
formidable en Syrie ; et peut-être que son ambition, en celte circonstance,
aurait servi la cause des chrétiens, si une révolution ne l’eût tout à coup
arrêté dans ses projets. [1279.]
Le mécontentement des peuples dans ses nouveaux États et surtout en Sicile,
allait toujours croissant. On avait chargé les peuples d’impôts pour la
dernière croisade ; la publication d’une croisade nouvelle irrita les
esprits. Les ennemis de Charles ne voyaient dans la croix des pèlerins que le
signal de la violence et du brigandage : c’est sous cette bannière sacrée,
disaient-ils, qu’il a coutume de répandre le sang innocent. On se rappelait
encore que la conquête de Naples avait été faite sous les drapeaux de la
croix. Enfin le signal delà révolte étant donné, huit mille Français furent
immolés aux mânes de Conradin, et les Vêpres siciliennes, dont le résultat
fut de faire passer la Sicile sous la domination des princes d’Aragon,
achevèrent de détruire tous les desseins de Charles sur l’Orient. Kélaoun
poursuivait toujours ses projets ; mais il lui manquait une flotte pour
assiéger par mer les villes chrétiennes. Accoutumé à considérer les
établissements des Francs comme une proie qui ne pouvait lui échapper, il
attendait patiemment le moment favorable, et ne craignait point de renouveler
des traités de paix avec des principautés et des villes qu’il voulait
détruire. Quoiqu’il n’eût plus rien à redouter de la part des Mogols, ni de
la part de la chrétienté, il consentit à conclure une nouvelle trêve avec les
Francs de Ptolémaïs. On voit par ce traité, que les auteurs arabes nous ont
conservé, quels étaient les desseins des sultans du Caire et quel ascendant
ils prenaient sur leurs faibles ennemis. Les chrétiens s’engageaient, dans le
cas où un prince franc ferait une expédition en Asie, à prévenir les
infidèles de l’arrivée des armées chrétiennes d’Occident. C’était à la fois
signer une condition déshonorante et renoncer à l’espérance d’une croisade.
Au reste, la prévoyance des sultans du Caire ne se contentait pas des
avertissements que promettaient de leur donner les chrétiens de Syrie.
Kélaoun envoyait fréquemment des ambassadeurs en Europe, et de nombreux
agents qu’il entretenait en tous lieux l’instruisaient avec régularité de
tout ce qui se préparait contre les musulmans, à la cour de Rome et dans les
conseils des princes chrétiens. Une ambassade du Caire resta trois ans à la
cour de Séville, où elle était traitée avec une grande distinction. Les
princes et les États qui avaient quelques intérêts à ménager en Orient,
non-seulement s’alliaient sans scrupule avec le sultan d’Égypte, mais
promettaient même par des traités et juraient sur l’Évangile de se déclarer
les ennemis de toutes les puissances chrétiennes qui attaqueraient les États
de leur allié musulman. Dans un traité qui nous a été conservé, nous voyons
le roi d’Aragon et ses frères refuser leur coopération à toute espèce de
croisade entreprise par le pape de Rome, les rois des Francs, des Grecs ou
des Tartares. Il n’était point de ville maritime en Italie ou sur les côtes
de la Méditerranée qui ne se montrât disposée à préférer ainsi dans ses
relations avec l’Orient les avantages de son commerce à la délivrance des
saints lieux. [1282.]
Tous ces traités, dictés tantôt par la crainte, tantôt par l'ambition ou
l’avarice, élevaient chaque jour une nouvelle barrière entre les chrétiens de
l’Orient et ceux de l’Occident. D’ailleurs ils n’arrêtaient point le sultan
du Caire, qui trouvait toujours quelque prétexte pour les rompre, lorsque la
guerre lui offrait plus d'avantages que la paix. C’est ce qui arriva pour la
forteresse de Markah, située entre Tortose et Tripoli. On accusa les
hospitaliers, auxquels ce château appartenait, de faire des incursions sur
les terres des musulmans. Cette accusation, qui n'était peut-être pas sans
fondement, fut bientôt suivie du siège de la place. « Markah — nous
empruntons ici les expressions de l’histoire orientale — était comme une
ville placée en « observation sur une montagne : les sommets des tours, qui
surpassaient en hauteur celles de Palmyre, « n’étaient accessibles qu’à
l’aigle du Liban ; et, lorsqu’on les contemplait du rivage de la mer, on
croyait « voir l’astre du jour à travers l’azur et les nuages du ciel. »
Malgré les difficultés du lieu, on parvint à placer des machines ; on
commença l’attaque dans les premiers jours d’avril ; les mineurs creusèrent
la terre sous les remparts elles tours. Lorsqu’on eut fait une brèche aux
murailles, on livra l’assaut ; mais la bravoure des assiégés contint le choc
des musulmans. Ceux-ci, après plusieurs attaques renouvelées avec
impétuosité, sentirent s’ébranler leur courage ; cependant le dieu de
Mahomet, disent les auteurs arabes, envoya ses anges mocarrabins et les
milices célestes au secours de l’islamisme. La mine pratiquée sous les
remparts fut poussée jusqu’à l’intérieur de la place ; la garnison
chrétienne, qui reconnut qu’il n’y avait plus de salut pour elle, proposa de
se rendre, et l’étendard du prophète flotta sur les murs de la forteresse.
Tandis que les soldats chrétiens prenaient la route de Tripoli, les vrais
croyants louaient Dieu Ravoir exterminé les adorateurs au Messie et délivré
le pays de leur présence. Un grand nombre d’imans et de fakirs avaient
assisté au siège de Markah : cette milice sainte se retira en chantant les
louanges de Kélaoun, et le nom du sultan victorieux fut proclamé au milieu
des actions de grâces dans toutes les mosquées de la Syrie et de l’Égypte. [1284.]
Entre Markah et Tortose s’élevait le château de Marakia, dont on trouve
aujourd’hui encore des restes. Dans ce château, qu’on ne pouvait attaquer
qu’avec une flotte, s’était retiré un seigneur franc que les chroniques
arabes appellent, les unes le sire de Télima, les autres le sire de
Barthélemi. Ce seigneur franc ne cessait de ravager les terres du voisinage,
et chaque jour il revenait dans sa forteresse chargé des dépouilles des
musulmans. Kélaoun voulut s’emparer du château du sire de Barthélemi ; mais,
n’ayant point de vaisseaux et jugeant le fort inexpugnable, il écrivit au
comte de Tripoli : « C’est toi qui as bâti ou laissé « bâtir ce château :
malheur à toi, malheur à ta capitale, malheur à ton peuple, s’il n’est
promptement « démoli ! » Le comte de Tripoli fut d’autant plus effrayé de ces
menaces, que, lorsqu’il reçut la lettre du sultan, les troupes musulmanes
étaient déjà sur son territoire. Il offrit en échange au seigneur Barthélemi
des terres considérables : les offres les plus brillantes, les promesses, les
prières, tout fut inutile. Enfin le fils de Barthélemi s’interposa dans la
négociation, et partit pour implorer la compassion du sultan du Caire. Le
vieillard irrité vola sur les pas de son fils, l’atteignit dans la ville de
Ptolémaïs, et le poignarda devant le peuple assemblé. Ce meurtre révolta tous
les chrétiens ; Barthélemi se vit à la fin abandonné par ses propres soldats,
à qui son crime faisait horreur. Le château, qui était resté désert, fut
démoli. Dès lors le sire de Barthélemi devint le plus cruel ennemi des
Francs, et se retira parmi les infidèles, sans cesse occupé de les associer à
sa vengeance et de provoquer la destruction des villes chrétiennes. [1287.]
Sa haine impitoyable n’eut que trop d’occasions de se satisfaire. Le sultan
du Caire poursuivait la guerre contre les chrétiens, et tout semblait
favoriser ses entreprises. Depuis longtemps il avait le projet de s’emparer
de Laodicée, dont le port rivalisait avec celui d’Alexandrie ; mais la
citadelle de cette ville, bâtie au milieu des flots, était inaccessible. Un
tremblement de terre renversa la tour appelée tour des Pigeons et le phare
qui guidait les navires pendant la nuit. Alors, dit l’auteur arabe de la Vie
de Kélaoun, le sultan dirigea contre Laodicée ces redoutables machines dont
les langues chantent les triomphes, et les doigts font signe à la victoire.
Quelques châteaux bâtis par les chrétiens sur la côte de Phénicie, tombèrent
encore au pouvoir des musulmans. Après s’être ainsi ouvert toutes les avenues
de Tripoli, le sultan du Caire ne s’occupa plus que du siège de cette ville.
Ni la foi des traités, ni les soumissions récentes de Bohémond, ne purent
retarder un moment la chute d’une cité florissante. Aucune ville chrétienne,
aucun prince de la Palestine ne vint au secours de Tripoli. Tel était
l’esprit de division qui régnait toujours parmi les Francs, que les
templiers, d’accord avec le seigneur de Gibelet, avaient, peu de temps auparavant,
formé le dessein de s’emparer de la ville. Tout était prêt pour l’exécution
du complot, et l’entreprise n’échoua que par une circonstance imprévue. Nous
avons sous les yeux une déclaration manuscrite, rédigée par un notaire de
Tripoli et signée par un grand nombre de témoins, dans laquelle le sire de
Gibelet raconte toutes les circonstances de sa trahison. Après la découverte
de ce complot, le même seigneur de Gibelet se mit, par ordre du grand maître
du Temple, à guerroyer les Pisans et à les piller. « Il n’avait aucun démêlé
avec eux — c’est lui-même qui avoue sa félonie — ; mais il agissait ainsi
parce que ledit maître lui avait demandé du froment et de l’orge pour sa
maison et ses gens. » Toutes ces violences, tous ces désordres, mettaient
sans cesse en péril les cités chrétiennes, et personne n’avait assez
d’ascendant ou de patriotisme pour chercher à en prévenir les effets. Poussé
par le remords ou par la crainte, le sire de Gibelet voulut solliciter sa
grâce auprès du comte de Tripoli, offrant d’abandonner sa terre et d'aller
vivre ailleurs comme il pourrait. Mais les templiers refusèrent d’intercéder
pour lui et de se mêler d’une affaire où ils l’avaient engagé. Ibn-Férat
rapporte que le sire de Gibelet fut tué par les ordres de Bohémond. Son fils,
dépouillé de l’héritage paternel, ne songea plus qu’à venger la mort de son
père ; et, comme beaucoup d’autres chrétiens victimes de la violence et de
l’injustice, il implora l’assistance des musulmans. La mort de Bohémond, qui
suivit de près celle du seigneur de Gibelet, acheva de jeter le trouble et la
discorde parmi les habitants de Tripoli. La sœur et la mère du prince se
disputèrent son autorité ; tous ceux qui, jusque-là, avaient médité des
projets de trahison et de révolte, se mirent à renouveler leurs complots.
L’esprit de licence et de jalousie animait tous les citoyens les uns contre
les autres, lorsque Kélaoun parut devant leurs remparts avec une armée
formidable. Dix-sept
grandes machines furent dressées contre les murailles ; quinze cents ouvriers
ou soldats s’occupaient de miner la terre ou de lancer le feu grégeois. Après
trente-cinq jours de siège, les musulmans pénétrèrent dans la ville le fer et
la flamme à la main. Sept mille chrétiens tombèrent sous l’épée du vainqueur
; les femmes, les enfants, furent traînés en esclavage ; une foule éperdue
chercha vainement dans l’îlot de Saint-Nicolas un asile contre les mameluks,
animés au carnage. Aboulféda rapporte qu’étant allé lui-même dans cet îlot,
quelques jours après la prise de Tripoli, il le trouva couvert de morts.
Plusieurs habitants s’étaient retirés sur des vaisseaux et fuyaient leur
patrie désolée : la mer les repoussa sur le rivage, où ils furent massacrés
par les musulmans. Non-seulement la population de Tripoli périt presque tout
entière, mais encore le sultan ordonna de brûler et de démolir la ville. Le
port de Tripoli attirait une grande partie du commerce de la Méditerranée, la
ville renfermait plus de quatre mille métiers en soie ; on admirait ses
palais, ses tours, ses fortifications. Tant de sources de prospérité, tout ce
qui pouvait faire fleurir la paix et servir de défense dans la guerre, tout
périt sous la hache et le marteau. Le principal but de la politique
musulmane, dans cette guerre, était de détruire ce qu’avaient fait les
chrétiens, de ne laisser sur la côte de Syrie aucune trace de leur puissance,
rien qui pût y attirer désormais les princes et les guerriers de l’Occident,
rien qui leur donnât les moyens de s’y maintenir, si jamais ils étaient
tentés d’y arborer de nouveau leurs étendards. Ptolémaïs,
restée neutre dans une si cruelle guerre, apprit la chute et la destruction
d’une ville chrétienne, par quelques fugitifs qui avaient échappé au glaive
des musulmans et venaient lui demander un asile. A cette triste nouvelle,
elle dut pressentir les malheurs qui la menaçaient elle-même. Ptolémaïs
était alors la capitale des colonies chrétiennes et la ville la plus
considérable de la Syrie. La plupart des Francs, chassés des autres villes
delà Palestine, s’y étaient réfugiés avec leurs richesses ; c’était là
qu’abordaient toutes les flottes qui venaient d’Occident ; on y voyait les
plus riches marchands de tous les pays du monde. La ville n’avait pas moins
reçu d’accroissement en étendue qu’en population ; elle était construite en
pierres de taille carrées ; tous les murs des maisons s’élevaient à une
hauteur égale ; une plate-forme ou terrasse couvrait la plupart des édifices,
des peintures ornaient l’intérieur des principales habitations, et ces
habitations recevaient le jour par des fenêtres vitrées, ce qui était alors
un luxe extraordinaire. Dans les places publiques des tentures de soie ou
d’une étoffe transparente garantissaient les habitants des ardeurs du soleil.
Entre les deux remparts qui bornaient la ville à l’orient, s’élevaient des
châteaux et des palais habités par les princes et les grands ; les artisans
et les marchands habitaient l’intérieur de la cité. Parmi les princes et les
nobles qui avaient des habitations à Ptolémaïs, on remarquait le roi de
Jérusalem, ses frères et sa famille, les princes de Galilée et d’Antioche, le
lieutenant du roi de France, celui du roi de Chypre, le duc de Césarée, les
comtes de Tripoli et de Joppé, les seigneurs de Beyrouth, de Tyr, de
Tibériade, de Sidon, d’Ibelin, d’Arsur, etc. On lit dans une vieille
chronique que tous ces princes et seigneurs se promenaient sur les places
publiques, portant des couronnes d’or comme des rois ; leur suite nombreuse
avait des vêtements éclatants d’or et de pierreries. Les jours se passaient
en fêtes, en spectacles, en tournois, tandis que le port voyait s’échanger
les trésors de l’Asie et de l’Occident, et montrait à toute heure le tableau
animé du commerce et de l’industrie. L’histoire
contemporaine déplore avec amertume la corruption de mœurs qui régnait à
Ptolémaïs : la foule des étrangers y apportait les vices de toutes les
nations ; la mollesse et le luxe s’étaient répandus dans toutes les classes ;
le clergé lui-même n’avait pu éviter la contagion ; parmi les peuples qui
habitaient la Syrie, les plus efféminés, les plus dissolus, étaient les
habitants de Ptolémaïs. Non-seulement
Ptolémaïs était la plus riche des villes de la Syrie, elle passait encore
pour être la place la mieux fortifiée. Saint Louis, pendant son séjour en
Palestine, n’avait rien négligé pour réparer, pour accroître ses
fortifications. Du côté de la terre, une double muraille, surmontée de
distance en distance de hautes tours avec leurs créneaux, entourait la ville
; un fossé large et profond défendait l’accès des remparts. Du côté de la
mer, la ville était défendue par une forteresse bâtie à l’entrée du port, par
le château du Temple vers le midi, et par la tour appelée la Tour du roi,
vers l’orient. Ptolémaïs
avait alors beaucoup plus de moyens de défense qu’à l’époque où elle soutint
pendant trois ans l’attaque de toutes les forces de l’Europe. Aucune
puissance n’aurait pu la réduire si elle avait eu pour habitants de
véritables citoyens, et non des étrangers, des pèlerins, des marchands,
toujours prêts à se transporter d’un lieu à un autre avec leurs richesses.
Ceux qui représentaient le roi de Naples, les lieutenants du roi de Chypre,
les Français, les Anglais, le légat du pape, le patriarche de Jérusalem, le
prince d’Antioche, les trois ordres militaires, les Vénitiens, les Génois,
les Pisans, les Arméniens, les Tartares, avaient chacun leur quartier, leur
juridiction, leurs tribunaux, leurs magistrats, tous indépendants les uns des
autres, tous avec le droit de souveraineté. Ces quartiers étaient comme
autant de cités différentes qui n’avaient ni les mêmes coutumes, ni le même
langage, ni les mêmes intérêts. Il était impossible d’établir l’ordre dans
une ville où tant de souverains faisaient des lois, qui n’avait point
d’administration uniforme ; où souvent le crime se trouvait poursuivi d’un
côté, protégé de l’autre. Ainsi toutes les passions étaient sans frein, et
donnaient lieu souvent à des scènes sanglantes : outre les querelles qui
naissaient dans le pays, il n’y avait pas une division en Europe, et surtout
en Italie, qui ne se fît ressentir à Ptolémaïs. Les discordes des Guelfes et
des Gibelins y agitaient les esprits, et les rivalités de Venise et de Gênes
y avaient fait couler des torrents de sang. Chaque nation avait des
fortifications dans le quartier qu’elle habitait ; on y fortifiait jusqu’aux
églises. A l’entrée de chaque place il y avait une forteresse, des portes et
des chaînes de fer. Il était aisé de voir que tous ces moyens de défense
avaient été employés moins pour arrêter l’ennemi que pour élever une barrière
contre des voisins et des rivaux. Les
chefs de tous les quartiers, les principaux de la ville, se rassemblaient
quelquefois : mais ils s’accordaient rarement et se défiaient toujours les
uns des autres ; ces sortes d’assemblées n’avaient jamais aucun plan de
conduite, aucune règle fixe, surtout aucune prévoyance. La cité tout à la
fois demandait des secours à l’Occident, et sollicitait une trêve auprès des
musulmans. Lorsqu’on venait à conclure un traité, personne n’avait assez de
puissance pour le faire respecter ; chacun au contraire était maître de le
violer et d’attirer ainsi sur la ville tous les maux que cette violation
pouvait entraîner. Après
la prise de Tripoli, le sultan du Caire menaça la ville de Ptolémaïs ;
cependant, soit qu’il redoutât le désespoir des chrétiens, soit qu’il ne
jugeât point encore le moment favorable, il céda à quelques sollicitations,
et renouvela avec les habitants une trêve pour deux ans, deux mois, deux
semaines, deux jours et deux heures. Au rapport d’une chronique, le légat du
pape désapprouva le traité, et fit insulter des marchands musulmans qui
s’étaient rendus à Ptolémaïs ; les templiers et les autres ordres militaires
voulaient faire réparation au sultan d’Égypte ; le légat s’y opposa, et
menaça d’excommunier ceux qui auraient la moindre relation avec les
infidèles. Un
auteur arabe donne une autre cause à la rupture des traités. Il raconte que
la femme d’un riche habitant de Ptolémaïs, éprise d’un jeune musulman,
s’était rendue avec lui dans un des jardins qui environnaient la ville ; le
mari, averti de cet outrage fait à la foi conjugale, rassemble quelques amis,
sort avec eux de Ptolémaïs, surprend sa femme avec son corrupteur, et les
immole tous deux à sa vengeance. Quelques musulmans accourent du voisinage,
les chrétiens arrivent en plus grand nombre ; la querelle s’échauffe et
devient générale ; tout ce qu’on rencontre de musulmans est massacré. [1290.]
Ces violences, que la renommée ne manquait pas d’exagérer dans ses récits,
pouvaient donner au sultan d’Égypte un prétexte pour recommencer la guerre :
les chrétiens, qui avaient le pressentiment de leurs nouveaux périls,
implorèrent les secours du souverain pontife. Le pape engagea Venise à lui
fournir vingt galères ; cette flotte transporta à Ptolémaïs une troupe de
seize cents hommes levée à la hâte dans quelques villes d’Italie. Le renfort
qu’on envoyait aux habitants de la Palestine pour leur défense, provoqua leur
perte. Les soldats du Saint-Siège, levés parmi les aventuriers et les
vagabonds, se livraient à toutes sortes d’excès ; n’ayant point de solde, ils
pillaient les musulmans et les chrétiens ; enfin cette troupe indisciplinée
sortit en armes de la ville, et alla faire une incursion sur les terres des
musulmans ; tout fut ravagé sur son passage ; les bourgs et les villages
furent pillés, les habitants insultés, plusieurs massacrés. Le sultan du
Caire envoya des ambassadeurs aux chrétiens pour se plaindre de ces violences
commises dans la paix. A l’arrivée des envoyés musulmans, on tint plusieurs
conseils dans Ptolémaïs ; les avis étaient d’abord partagés : les uns
voulaient qu’on défendît ceux qui avaient rompu la trêve, les autres, qu’on
donnât satisfaction au sultan et qu’on sollicitât la continuation des
traités. A la fin on se décida à envoyer au Caire une députation chargée de
faire des excuses et d’offrir des présents. La députation, admise à
l’audience de Kélaoun, allégua que le mal avait été commis par des soldats
venus d’Occident et non point par des habitants de Ptolémaïs ; les députés
offrirent au nom de leur cité de punir les auteurs du désordre : leurs
soumissions, leurs prières, ne purent fléchir le sultan, qui leur reprocha avec
amertume de se jouer de la foi des traités et de donner asile à des
perturbateurs, à des ennemis de la paix et du droit des gens. Il se montra
d’autant plus inflexible, qu’il jugeait l’occasion favorable pour accomplir
ses projets : il savait qu’aucune croisade ne se préparait en Europe, que le
pape Nicolas sollicitait en vain le concours belliqueux des rois de France et
d’Angleterre, et que tous les secours de l’Occident se réduisaient à ces
aventuriers qui venaient de rompre la trêve. Kélaoun renvoya les
ambassadeurs, en menaçant de toute sa colère la ville de Ptolémaïs. Déjà ses
ordres étaient donnés pour qu’on fît des préparatifs de guerre dans toutes
ses provinces. Au
retour des ambassadeurs, on assembla à Ptolémaïs un grand conseil, auquel
assistèrent le patriarche de Jérusalem, Jean de Gresli, qui commandait pour
le roi de France, messire Oste de Granson pour le roi d’Angleterre, les
grands maîtres du Temple et de l’Hôpital, les principaux de la cité, un grand
nombre de bourgeois et de pèlerins. Quand les députés eurent rendu compte de
leur mission et rapporté les menaces du sultan d’Égypte, le patriarche prit
la parole : ses vertus, ses cheveux blancs, son zèle pour la cause des
chrétiens, inspiraient la confiance et le respect. Ce vénérable prélat
exhorta tous ceux qui l’écoutaient à s’armer pour défendre la ville, à se
ressouvenir qu’ils étaient chrétiens et qu’ils devaient mourir pour la cause
de Jésus-Christ ; il les conjura d’oublier leurs discordes, de n’avoir
d’autres ennemis que les musulmans, et de se montrer dignes de la sainte
cause pour laquelle ils allaient combattre. Son éloquence réveilla dans son
auditoire des sentiments généreux : tous jurèrent d’obéir aux exhortations du
patriarche. Heureuse la cité de Ptolémaïs, si ses habitants et ses défenseurs
eussent toujours conservé les mêmes dispositions et le même enthousiasme au
milieu des périls et des malheurs de la guerre ! On
demanda partout des secours. Il arriva quelques pèlerins de l’Occident,
quelques guerriers des îles de la Méditerranée ; le roi de Chypre débarqua
avec cinq cents hommes d’armes. Ces nouveaux auxiliaires et tous ceux qui
portaient les armes dans la cité s’élevaient à neuf cents hommes à cheval, à
dix-huit mille combattants à pied. On les partagea en quatre divisions
chargées de défendre les tours et les remparts : la première de ces divisions
était sous le commandement de Jean de Gresli et d’Oste de Granson, l’un avec
les Français, l’autre avec les Anglais et les Picards ; la seconde division
était commandée par le roi de Chypre réuni au grand maître de l’ordre
teutonique ; la troisième par le grand maître de Saint-Jean et celui des
chevaliers de Cantorbéry ; la quatrième par le grand maître du Temple et
celui de Saint-Lazare. Un conseil composé de huit chefs devait gouverner la
cité pendant le siège. Les
musulmans se préparaient de toutes parts à la guerre, tout était en mouvement
depuis les rives du Nil jusqu’à celles de l’Euphrate. Le sultan Kélaoun,
étant tombé malade en sortant du Caire, envoya devant lui sept principaux
émirs, chacun avec quatre mille cavaliers et vingt mille fantassins. A leur
arrivée sur le territoire de Ptolémaïs, les jardins, les maisons de
plaisance, les vignes qui couvraient les collines, tout fut dévasté. La vue
de l’incendie qui s’élevait de tous côtés, la foule éperdue des habitants du
voisinage qui fuyaient avec leurs meubles, leurs troupeaux et leurs familles,
apprirent à Ptolémaïs les menaces et les projets sinistres des musulmans. Il
y eut quelques combats livrés dans la plaine, mais rien de remarquable et de
décisif : les musulmans attendaient l’arrivée du sultan pour commencer les
travaux du siège. Cependant
Kélaoun était toujours retenu en Égypte par sa maladie, et, sentant sa fin
approcher, le sultan manda auprès de lui son fils et ses émirs : il
recommanda aux uns de reconnaître et de servir son fils comme ils l’avaient
servi lui-même ; à celui-ci, de poursuivre sans relâche la guerre contre les
chrétiens, le conjurant de ne point lui accorder les honneurs de la sépulture
avant d’avoir conquis la ville de Ptolémaïs. Chalil jura d’accomplir les
dernières volontés de son père ; et, lorsque Kélaoun eut fermé les yeux, les
ulémas et les imans se rassemblèrent dans la chapelle où ses restes furent
déposés, lurent pendant toute la nuit les versets du Coran, et ne cessèrent
d’invoquer leur prophète contre les disciples du Christ. Chalil ne tarda pas
à se mettre en marche avec son armée. Les Francs espéraient que la mort de
Kélaoun ferait naître quelques discordes parmi les mameluks ; mais la haine
des chrétiens suffisait pour réunir les soldats musulmans ; le siège même de
Ptolémaïs, l’espoir d’anéantir une ville chrétienne, étouffèrent tous les
germes de divisions, et consolidèrent la puissance de Chalil, qu’on
proclamait d’avance le vainqueur des Francs et le pacificateur de la religion
musulmane. Le
sultan arriva devant Ptolémaïs ; son armée couvrait un espace de plusieurs
lieues, depuis la mer jusqu’aux montagnes. Tous les musulmans étaient
accourus des bords l’Euphrate, des bords de la mer Rouge, de toutes les
provinces de la Syrie et de l’Arabie. On s’occupa de construire des béliers,
des catapultes, des galeries couvertes ; les cèdres du Liban et les chênes
qui couvraient les montagnes de Naplouse, tombés sous la cognée des
infidèles, avaient été transportés sous les murs de Ptolémaïs. Plus de trois
cents machines de guerre étaient prêtes à foudroyer les remparts de la ville.
L’historien Aboulféda, qui assistait à ce siège, parle d’une de ces machines
que cent chariots suffisaient à peine à transporter. Ce
formidable appareil jeta la consternation parmi les habitants de Ptolémaïs :
le grand maître du Temple, désespérant de la défense et du salut de la ville,
assembla les autres chefs pour savoir s’il restait quelques moyens de
renouveler la trêve et d’échapper ainsi à une ruine inévitable. S’étant rendu
à la tente du sultan, il lui demanda la paix, et, cherchant à ébranler son
esprit, il exagéra les forces de Ptolémaïs. Le sultan, effrayé sans doute des
difficultés du siège et pensant trouver une autre occasion de se rendre
maître de la ville, consentit à une trêve, à condition que chaque habitant
lui payerait un denier de Venise. Le grand maître revint dans la place,
convoqua une assemblée du peuple dans l’église de Sainte-Croix, et lui exposa
les conditions que le sultan mettait à la conclusion d’une trêve nouvelle.
Son avis était de souscrire à ces conditions, attendu qu’on n’avait aucun
autre moyen de sauver Ptolémaïs. A peine avait-il exprimé son opinion, que la
multitude entre en fureur ; de toutes parts on crie à la trahison, peu s’en
fallut que le grand maître du Temple n’expiât sur l’heure sa sage prévoyance
et son zèle pour le salut de la ville. Dès lors ce généreux guerrier ne
songea plus qu’à mourir les armes à la main pour un peuple incapable de
repousser la guerre par la guerre et ne souffrant point qu’on le sauvât par
la paix. [1291.]
La présence du sultan avait redoublé l’ardeur des troupes musulmanes. Dès les
premiers jours de son arrivée on poussa le siège avec une incroyable vigueur.
L’armée des assiégeants comptait soixante mille cavaliers et cent quarante
mille fantassins, qui se relevaient sans cesse et ne laissaient point de
repos aux assiégés. Les machines lançaient des pierres et d’énormes pièces de
bois dont la chute ébranlait les palais et les maisons de la ville. Une nuée
de traits, de javelots, de pots à feu, de balles de plomb, tombait jour et
nuit sur les remparts et sur les tours. Dans les premières attaques, les
chrétiens tuèrent à coups de flèches et de pierres un grand nombre
d’infidèles qui s’approchaient des murailles. Ils firent plusieurs sorties,
dans l’une desquelles ils pénétrèrent jusqu’aux tentes des assiégeants. Ils
furent repoussés à la fin, quelques-uns d’entre eux tombèrent au pouvoir des
musulmans, et les cavaliers syriens, qui avaient attaché au cou de leurs
chevaux les têtes des vaincus, allèrent étaler devant le sultan du Caire les
barbares trophées d’une victoire chèrement achetée. Le
danger avait d’abord réuni tous les habitants de Ptolémaïs et les animait des
mêmes sentiments. Dans les premiers combats, rien n’égalait leur ardeur : ils
étaient soutenus par l’espoir qu’on recevrait des secours de l'Occident ; ils
espéraient aussi que quelques avantages remportés sur les assiégeants les
forceraient à la retraite ; mais, à mesure que ces espérances
s’évanouissaient, on voyait se ralentir leur zèle ; la plupart ne pouvaient
supporter de longues fatigues ; la vue d’un péril qui renaissait sans cesse,
lassait leur courage ; ceux qui défendaient les remparts voyaient chaque jour
diminuer leur nombre ; le port était couvert de chrétiens qui fuyaient
emportant leurs richesses. L’exemple de ceux qui prenaient ainsi la fuite,
achevait de décourager ceux qui restaient ; dans une ville qui comptait cent
mille habitants et qui, dans les premiers jours du siège, avait fourni près
de vingt mille guerriers, on ne trouva plus enfin que douze mille hommes sous
les armes. A la
désertion se joignit bientôt un autre malheur, ce fut la division parmi les
chefs : plusieurs désapprouvaient les mesures qu’on suivait pour la défense
de la ville, et, parce que leur avis n’avait point prévalu dans le conseil,
ils restaient dans l’inaction, oubliant les périls et les malheurs qui
menaçaient la cité et les menaçaient eux-mêmes. Le
quatrième jour de mai — le siège durait depuis près d’un mois —, le sultan du
Caire donna le signal d’un assaut. Il fit réunir dans la plaine trois cents
chameaux, et sur chacun de ces chameaux on plaça un tambour ; un bruit
épouvantable retentissait au loin. Les soldats musulmans, rangés en bataille,
sortirent de leur camp : la multitude des guerriers et des armes offrait le
plus terrible spectacle. « A mesure que l’armée musulmane s’avançait — ce
sont les expressions d’une chronique contemporaine —, le soleil brillait sur
les targes d’or, et tout le pays semblait réfléchir leur éclat. Le fer des
épées polies ressemblait aux étoiles qui brillent au ciel pendant une nuit
d’été ; quand les troupes se déployaient, les lances levées, on croyait voir
une forêt mouvante ; plus de quatre cent mille combattants couvraient les
plaines et les collines. » Depuis le lever du jour, les plus formidables
machines de guerre ne cessaient de battre les remparts ; les efforts des
assiégeants se dirigèrent surtout vers la porte et la tour Saint-Antoine, à
l’orient de la ville. Ce poste était gardé par les soldats du roi de Chypre ;
les musulmans vinrent planter leurs échelles au pied des murailles ; la
défense ne fut pas moins vive que l’attaque ; le combat dura toute la journée,
la nuit seule força les assaillants à la retraite. Le roi de Chypre, plus
occupé alors de sa sûreté que de sa gloire, ne pensa plus qu’à déserter une
ville qu’il n’espérait plus sauver. Il se retira le soir avec sa troupe, sous
prétexte de prendre quelque repos, et, confiant le poste du péril aux
chevaliers teutoniques, il leur promit de revenir au soleil levant. Mais,
quand le jour parut, le roi de Chypre s’était embarqué avec tous ses
chevaliers et trois mille combattants. A la nouvelle d’un aussi lâche
abandon, quelles furent la surprise et l’indignation des guerriers chrétiens
! « Plût au ciel, s’écrie un témoin oculaire, plût au ciel, qu’un vent
impétueux eût soufflé, eût submergé ces fugitifs, et qu’ils fussent tombés au
fond de la mer comme du plomb ! » Le
lendemain, les musulmans donnèrent un nouvel assaut. Ils s’avancèrent en bon
ordre couverts de leurs larges boucliers, approchant leurs machines, portant
avec eux une multitude d’échelles. Les chrétiens défendirent quelque temps
l’approche des murailles ; mais, lorsque les assiégeants s’aperçurent que les
tours occupées la veille par les Cypriotes étaient abandonnées, leur audace
redoubla ; ils s’occupèrent de combler le fossé en y jetant des pierres, de
la terre, des chevaux morts. Les relations contemporaines rapportent ici un
fait difficile à croire : une troupe de sectaires, qu’elles appellent des charges,
suivait l’armée des mameluks ; la dévotion de ces sectaires consistait à
souffrir toutes sortes de privations, à s’immoler pour le salut de
l’islamisme. Le sultan leur ordonna de remplir le fossé : ils le comblèrent
de leurs corps vivants, et c’est par ce chemin que la cavalerie musulmane
parvint jusqu’au pied des murailles. Les
assiégeants combattaient avec fureur : les uns dressaient leurs échelles et
s’élançaient en foule sur les remparts ; d’autres battaient les murs avec les
béliers, et s’efforçaient de les démolir avec toutes sortes d’instruments.
Enfin une large brèche ouvrit un passage pour pénétrer dans la ville. Celte
brèche devint bientôt le théâtre d’un combat sanglant : on ne lançait plus de
pierres et de flèches, on se battait avec la lance, l’épée et la massue. La
multitude des musulmans ne faisait que s’accroître, tandis que les chrétiens
ne recevaient point de secours. A la fin, ceux qui défendaient le rempart,
harassés de fatigue, accablés par le nombre, sont obligés de se retirer dans
la ville ; les assaillants se précipitaient à leur poursuite, et, ce qu’on
aura peine à croire, la plupart des habitants restaient spectateurs immobiles
: non que la vue du péril eût glacé tous les courages, mais l’esprit de
rivalité et de jalousie n’était point étouffé par le sentiment des malheurs
publics. « Quand la nouvelle de l’entrée des Sarrasins — nous laissons parler
une relation contemporaine — se respandit par la cité, beaucoup de bourgeois,
par despit l’ung de l'aultre, n’eurent mie si grand’pitié du commun qu’ils
dussent, et n’en tinrent nul compte ainsi que de ce qui pouvoit leur advenir,
pensant dans leur cueur que le souldan ne leur feroit nul grief, attendu
qu’ils n’avoient poinct consenti à la violation de la trêve. » Dans
leurs folles espérances, ils aimaient mieux devoir leur salut à la clémence
du vainqueur qu’à la bravoure des guerriers chrétiens. Loin de porter du
secours à ses voisins, chacun se réjouissait en secret de leurs pertes ; les
principaux chefs de chaque quartier ou de chaque nation craignaient d’exposer
leurs soldats, non point pour conserver leurs forces contre les musulmans,
mais pour avoir plus d’empire dans la cité et se ménager les moyens d’être un
jour les plus puissants et les plus redoutés dans les discordes publiques. Cependant
la véritable bravoure ne se laissait point entraîner à de si lâches passions
: les milices du Temple et de l’Hôpital se montraient partout où il y avait
du danger ; Guillaume de Clermont, maréchal des hospitaliers, accourut avec
ses chevaliers au lieu du désordre et du carnage. Il rencontra une foule de
chrétiens qui fuyaient : ce brave guerrier ranime leur courage abattu, et, se
précipitant lui-même dans les rangs des ennemis, il frappe et renverse tout
ce qu’il trouve sur son passage ; les musulmans, dit la relation déjà citée,
fuyaient, à son approche comme brebis devant le loup. Alors la plupart de
ceux qui avaient pris la fuite revinrent au combat ; le choc fut terrible, le
carnage effroyable. Vers le soir, les trompettes des assiégeants sonnèrent la
retraite ; les musulmans échappés au fer des chrétiens se retirèrent en
désordre par la brèche qu’ils avaient faite. Cet
avantage inattendu changea tout à coup les esprits. Ceux qui n’avaient point
pris de part aux combats et qui étaient restés paisibles dans leurs demeures,
craignirent enfin qu’on ne les accusât de trahir la cause des chrétiens. Ils
se mirent en marche, les bannières déployées, et s’avancèrent vers la porte
Saint Antoine. La vue du champ de bataille, rempli encore des traces du
carnage, dut réveiller en eux quelques généreux sentiments, et, s’ils
n’avaient point fait éclater leur bravoure, l’aspect des guerriers qu’ils
virent étendus à terre, et qui les conjuraient de panser leurs blessures,
leur offrit au moins l’occasion d’exercer leur humanité. On soigna les
blessés, on enterra les morts ; on s’occupa ensuite de réparer les murailles,
de placer des machines ; toute la nuit fut employée à préparer les moyens de
défense pour le jour qui devait suivre. Le
lendemain, avant le lever du soleil, on convoqua une assemblée générale dans
la maison des hospitaliers. La tristesse était peinte sur tous les visages :
la veille on avait perdu mille guerriers ; il ne restait plus dans la ville
que sept mille combattants, ils ne pouvaient plus suffire à défendre les
tours et les remparts, ils n’étaient plus soutenus par l’espoir de vaincre
leurs ennemis ; l’avenir n’offrait que des périls et des calamités. Quand
toute l’assemblée fut réunie, le patriarche de Jérusalem prit la parole. Le
vénérable prélat ne fit point de reproches à ceux qui n’avaient pas assisté
au combat de la veille, on devait oublier le passé ; il ne loua point ceux
qui avaient signalé leur bravoure, de peur d’éveiller la jalousie. Dans son
discours il ne parla point de la patrie ; car pour la plupart de ceux qui
l’écoutaient la patrie n’était pas dans Ptolémaïs. Le tableau des malheurs
qui menaçaient la ville et chacun de ses habitants fut présenté sous les
couleurs les plus sombres : il n’y avait point d’espérance et point d’asile
pour les vaincus ; on ne devait rien espérer de la clémence des musulmans,
accomplissant toujours leurs menaces, jamais leurs promesses ; il n’était que
trop certain que l’Europe n’enverrait point de secours ; on n’avait point
assez de vaisseaux pour songer à fuir par la mer. Ainsi le patriarche
cherchait moins à dissiper les alarmes de ses auditeurs qu’à les animer par
le désespoir. Il termina son discours en les exhortant à placer toute leur
confiance en Dieu et dans leur épée, à se préparer au combat par la
pénitence, à se chérir, à se secourir les uns les autres, à rendre leur vie
et leur mort glorieuses pour eux, utiles à la chrétienté. Le
discours du patriarche fit la plus vive impression sur l’assemblée : on
n’entendait que des soupirs et des sanglots ; tout le monde fondait en larmes
; les sentiments religieux, que ranime d’ordinaire la vue d’un grand péril,
remplissaient toutes les âmes d’une ardeur et d’un enthousiasme inconnus ; la
plupart s’embrassaient, s’exhortaient réciproquement à braver tous les
dangers ; ils se confessaient les uns aux autres et souhaitaient la couronne
du martyre ; ceux mêmes qui la veille méditaient leur désertion, jurent
qu’ils n’abandonneront point la ville et qu’ils mourront sur le rempart avec
leurs frères et leurs compagnons. Les
chefs et les soldats vont ensuite occuper les postes confiés à leur bravoure.
Ceux qui ne sont point employés à la défense des remparts et des tours, se
disposent à combattre l’ennemi s’il vient à pénétrer dans la ville ; on élève
des barrières dans toutes les rues, on fait des amas de pierres sur les
toits, à la porte des maisons, pour arrêter dans leur marche et pour écraser
les musulmans. A peine
avait-on achevé ces préparatifs, que l’air retentit du son des trompettes et
des tambours ; un bruit horrible, qui se faisait entendre dans la plaine,
annonce l’approche des musulmans ; après avoir lancé une multitude de
flèches, ils se précipitent vers le mur qu’ils avaient renversé le jour
précédent. On leur opposa une résistance à laquelle ils ne s’attendaient
point ; plusieurs trouvèrent la mort au pied des remparts ; mais, comme leur
nombre s’accroissait de moment en moment, leurs attaques sans cesse
renouvelées devaient à la fin épuiser les forces des chrétiens, toujours en
petit nombre et ne recevant point de renforts. Ceux-ci, vers la fin de la
journée, avaient à peine la force de lancer leurs traits et de manier leurs
lances. La muraille s’écroula de nouveau sous les coups des béliers ; alors
on entendit le patriarche, toujours présent au lieu du danger, s’écrier d’une
voix lamentable : « Ô Dieu, entoure-nous d’un rempart que les hommes ne puissent
détruire, et couvre-nous de l’égide de ta puissance. » A cette voix, les
soldats parurent se ranimer, et firent un dernier effort ; on les voyait se
précipiter au-devant de l’ennemi, en appelant le benoist Jesus-Christ à
haultevoix. Les Sarrasins, ajoute la Relation manuscrite, appelaient
le nom de leur Mahomet, et proféraient les plus violentes menaces contre
les défenseurs de la foi chrétienne. Tandis
qu’on se battait ainsi sur les remparts, la ville attendait dans la crainte
l’issue du combat. L'agitation des esprits enfantait mille rumeurs qu’on
adoptait, qu’on rejetait tour à tour. On disait dans les quartiers les plus
éloignés que les chrétiens étaient victorieux et que les musulmans avaient
pris la fuite ; on ajoutait qu’une flotte arrivait de l’Occident avec une
armée. A ces nouvelles, qui donnaient un moment de joie, succédaient des
nouvelles effrayantes, et dans tous ces bruits il n’y avait de vrai que ce
qu’ils annonçaient de sinistre. Bientôt
on apprend que les musulmans sont entrés dans la ville. Les guerriers
chrétiens qui défendaient la porte Saint-Antoine n’avaient pu résister au
choc de l’ennemi, et fuyaient dans les rues, implorant le secours des
habitants. Alors ceux-ci se rappellent les exhortations du patriarche ; des
renforts accourent de tous les quartiers, on voit reparaître les chevaliers
de l’Hôpital ayant à leur tête le valeureux Guillaume. Une grêle de pierres
tombait du haut des maisons ; des chaînes de fer étaient tendues sur le
passage de la cavalerie musulmane. Ceux qui avaient déjà combattu reprennent
des forces, et se précipitent de nouveau dans la mêlée ; ceux qui arrivaient
à leur secours volent sur leurs pas, enfoncent les bataillons musulmans, les
dispersent, et les poursuivent jusqu’au-delà des remparts. Ces combats nous
montrent tout ce que peut la valeur jointe au désespoir. En voyant d’un côté
l’inévitable ruine d’une grande cité, de l’autre les efforts d’un petit
nombre de défenseurs qui reculent chaque jour les scènes de la destruction et
de la mort, on ne peut se défendre de la compassion et de la surprise. Les
assauts se renouvelaient sans cesse, et toujours avec la même fureur. A la
fin de chaque journée, les malheureux habitants de Ptolémaïs se félicitaient
d’avoir triomphé de leurs ennemis ; mais le lendemain, quand le soleil
revenait sur l’horizon, quelles étaient leurs pensées, lorsque du haut de
leurs remparts ils revoyaient l’armée musulmane toujours la même, couvrant la
plaine depuis la mer jusqu’au pied des montagnes de Karouba ! Comme
au temps de Saladin, les musulmans n’avaient point de flotte qui leur
apportât des secours et des vivres, ou qui pût fermer le port de Ptolémaïs,
tandis que les chrétiens avaient une foule de vaisseaux et de barques qui
parcouraient la côte et portaient l’effroi parmi les musulmans campés sur le
bord de la mer. Après tant de combats, dans lesquels l’innombrable multitude
des assiégeants n’avait pu obtenir un avantage décisif, ceux-ci commençaient
à tomber dans le découragement. Dans l’armée musulmane on ne pouvait
s’expliquer l’invincible bravoure des soldats chrétiens qu’en lui assignant
des causes miraculeuses. Mille récits extraordinaires volaient de bouche en
bouche, et frappaient l’imagination de la foule grossière des musulmans. Ils
croyaient voir deux hommes dans chacun de ceux qu’ils avaient à combattre ;
dans l’excès de leur étonnement, ils se persuadaient que chaque guerrier qui
tombait sous leurs coups renaissait de lui-même et reparaissait ensuite plus
fort et plus terrible sur le champ de bataille. Le sultan du Caire semblait
avoir perdu l’espoir de prendre la ville d’assaut. On assure que les
renégats, à qui leur apostasie faisait désirer la ruine du nom chrétien,
cherchèrent alors à relever son courage ; ces implacables transfuges ne négligèrent
rien pour encourager les chefs, pour les animer au combat, pour éveiller dans
leurs cœurs les passions furieuses qui les poursuivaient eux-mêmes. D’un
autre côté, les imans et les cheiks, accourus au camp des mameluks,
parcouraient les rangs de l’armée pour enflammer le fanatisme des soldats ;
le sultan menaça du supplice ceux qui fuiraient devant l’ennemi ; il proposa
des récompenses extraordinaires pour ceux qui planteraient l’étendard du
prophète, non plus sur les remparts de Ptolémaïs, mais au milieu de la ville. Le 18
mai, jour funeste aux chrétiens, on donna le signal d’un nouvel assaut. Dès
le lever du jour l’armée musulmane était sous les armes ; le sultan animait
les soldats par sa présence. L’attaque et la défense furent beaucoup plus
vives et plus opiniâtres que dans les jours précédents. Parmi ceux qui
tombaient sur le champ de bataille, on comptait sept musulmans pour un
chrétien ; mais les musulmans pouvaient réparer leurs perles, celles des
chrétiens étaient irréparables. Les assiégeants dirigèrent encore tous leurs
efforts contre la tour et la porte Saint-Antoine. Ils
étaient déjà sur la brèche, lorsque les chevaliers du Temple prirent la
résolution hardie de sortir de la ville et d’attaquer le camp des musulmans.
Ils trouvèrent l’armée ennemie rangée en bataille ; après un combat sanglant,
les musulmans repoussèrent les chrétiens, et les poursuivirent jusqu’au pied
des remparts. Le grand maître du Temple fut atteint d’une flèche et tomba au
milieu de ses chevaliers. Le grand maître de l’Hôpital reçut en même temps
une blessure qui le mit hors de combat. Alors la déroute devint générale ; on
perdit tout espoir de sauver la ville. Il restait à peine mille guerriers
chrétiens pour défendre la porte Saint-Antoine contre toute l’armée
musulmane. Les
chrétiens furent obligés de céder à la multitude de leurs ennemis ; ils se
dirigèrent vers la maison du Temple, située du côté de la mer. Ce fut alors
qu’un crêpe de mort s’étendit sur toute la ville de Ptolémaïs : les musulmans
s’avançaient pleins de fureur ; il n’y avait point de rue qui ne fût le
théâtre du carnage ; on livrait un combat pour chaque fort, pour chaque
palais, à l’entrée de chaque place, et dans tous ces combats il y eut tant
d’hommes tués, qu’au rapport d’un chevalier de Saint-Jean, on marchait sur
les morts comme sur un pont. Alors,
comme si le ciel irrité eût voulu donner le signal de la fin de toutes choses
un violent orage accompagné de grêle et de pluie éclata sur la ville ;
l’horizon se couvrit tout à coup d’une si grande obscurité, qu’on pouvait à
peine distinguer les enseignes des combattants, et voir quel drapeau flottait
encore sur les tours. Tous les fléaux concouraient à la désolation de
Ptolémaïs. L’incendie s’alluma dans plusieurs quartiers, sans que personne
s’occupât de l’éteindre : les vainqueurs ne pensaient qu’à détruire la ville,
les vaincus ne songeaient qu’à fuir. Une
multitude de peuple fuyait au hasard, sans savoir où elle pourrait trouver un
asile. Des familles entières se réfugiaient dans les églises, où elles
étaient étouffées par les flammes ou égorgées au pied des autels ; des
religieuses, des vierges timides, se mêlaient à la multitude qui errait dans
la ville, ou se meurtrissaient le sein et le visage pour échapper à la
brutalité du vainqueur. Ce qu’il y avait de plus déplorable dans le spectacle
qu’offrait alors Ptolémaïs, c’était la désertion des chefs, qui abandonnaient
un peuple livré à l’excès de son désespoir. On avait vu fuir, dès le
commencement du combat, Jean de Gresli et Oste de Granson, qui s’étaient à
peine montrés sur les remparts pendant le siège ; beaucoup d’autres, qui
avaient fait le serment de mourir, à l’aspect de cette destruction générale,
ne songeaient plus qu’à sauver leur vie, et jetaient leurs armes pour
précipiter leur fuite. L’histoire peut cependant opposer à ces lâches
désertions quelques traits d’un véritable héroïsme. On n’a pas oublié les
actions éclatantes de Guillaume de Clermont. Au milieu des ruines de
Ptolémaïs, au milieu de la désolation universelle, il défiait encore l’ennemi
; cherchant à rallier quelques guerriers chrétiens, il accourt à la porte
Saint-Antoine, que les templiers venaient d’abandonner ; il veut recommencer
le combat lui seul ; il traverse plusieurs fois les rangs des musulmans, et
retourne sur ses pas combattant toujours ; quand il fut revenu au milieu de
la cité, son dextrier, nous copions la Relation manuscrite, fut
molt las et luy mesme aussi : le dextrier résista encontre les espérons,
et s’arresta dans la rue comme qui n’en peult plus. Les Sarrasins, à coups de
flèches, ruerent à terre frère Guillaume : ainsi ce loyal champion de
Jésus-Christ rendit l'âme à son Créateur. On ne
peut refuser des éloges au dévouement du patriarche de Jérusalem, qui,
pendant tout le siège, avait partagé les dangers des combattants. Lorsqu’on
l’entraînait vers le port pour le dérober à la poursuite des musulmans, ce
généreux vieillard se plaignait avec amertume d’être séparé de son troupeau
au fort du péril, on le força enfin de s’embarquer ; mais, comme il reçut
dans son navire tous ceux qui se présentaient, le vaisseau fut submergé, et
le fidèle pasteur mourut victime de sa charité. La mer
était très-orageuse, les navires ne pouvaient s’approcher de la terre. Le
rivage présentait un spectacle déchirant : c’était une mère qui appelait son
fils, un fils son père ; plusieurs se précipitaient de désespoir dans les
flots ; la foule s’efforçait de gagner les vaisseaux à la nage, les uns se
noyaient dans le trajet, les autres étaient écartés à coups de rames. On vit
arriver sur le port plusieurs femmes des plus nobles familles, emportant avec
elles leurs diamants et leurs effets les plus précieux ; elles promettaient
aux nautoniers de devenir leurs épouses, de se livrer à eux avec toutes leurs
richesses, si on les conduisait loin du péril : elles furent transportées
dans l’île de Chypre. On ne montrait plus de pitié que pour ceux qui avaient
des trésors à donner ; ainsi, tandis que les larmes ne touchaient plus les
cœurs, l’avarice tenait lieu d’humanité. Enfin les cavaliers musulmans
arrivèrent sur le port ; ils poursuivirent les chrétiens jusque dans les
flots : dès lors personne ne put échapper au carnage. Cependant
au milieu de la ville livrée aux flammes, au pillage, à la barbarie du
vainqueur, plusieurs forteresses restaient debout, défendues par quelques
soldats chrétiens ; ces malheureux guerriers moururent les armes à la main,
sans avoir d’autres témoins de leur fin glorieuse que leurs implacables
ennemis. Le
château du Temple, où s’étaient réfugiés tous les chevaliers qui avaient
échappé au glaive des musulmans, fut bientôt le seul lieu de la ville où l’on
combattît encore. Le sultan, leur ayant accordé une capitulation, envoya
trois cents musulmans pour l’exécution du traité. A peine ceux-ci furent-ils
entrés dans une des principales tours, la tour du Grand Maître, qu’ils
outragèrent les femmes qui s’y étaient réfugiées. Cette violation du droit
des gens irrita à tel point les guerriers chrétiens, que tous les musulmans
entrés dans la tour furent sur l’heure immolés à une trop juste vengeance. Le
sultan irrité ordonna qu’on assiégeât les chrétiens dans leur dernier asile
et qu’on les passât tous au fil de l’épée. Les chevaliers du Temple et leurs
compagnons se défendirent pendant plusieurs jours ; à la fin la tour du Grand
Maître fut minée, elle s’écroula au moment où les musulmans montaient à
l’assaut : ceux qui l’attaquaient et ceux qui la défendaient furent également
écrasés dans sa chute ; les femmes, les enfants, les guerriers chrétiens,
tout ce qui était venu chercher un refuge dans la maison du Temple, périt
enseveli sous les décombres. Toutes les églises de Ptolémaïs avaient été
profanées, pillées, livrées aux flammes ; le sultan ordonna que les principaux
édifices, les tours et les remparts fussent démolis. Les
soldats musulmans exprimaient leur joie par de féroces clameurs ; cette joie
des vainqueurs formait un horrible contraste avec la désolation des vaincus.
Au milieu des scènes tumultueuses de la victoire, on entendait d’un côté les
cris des femmes à qui les barbares faisaient violence dans leur camp, de
l’autre les cris des petits enfants qu’on emmenait. Une multitude éperdue de
fugitifs, chassés de ruine en ruine et n’ayant plus de refuge, se dirigèrent
vers la tente du sultan pour implorer sa miséricorde ; Chalil distribua ces
chrétiens suppliants à ses émirs, qui les firent tous massacrer. Makrisi fait
monter à dix mille le nombre de ces malheureuses victimes. Après
la prise et la destruction de Ptolémaïs, le sultan envoya un de ses émirs
avec un corps de troupes pour s’emparer de la ville de Tyr : cette ville,
saisie d’épouvante, ouvrit ses portes sans résistance. Les vainqueurs
s’emparèrent aussi de Beyrouth, de Sidon, et de toutes les villes chrétiennes
de la côte. Ces villes, qui n’avaient point porté de secours à Ptolémaïs et
qui se croyaient protégées par une trêve, virent leur population massacrée,
dispersée, traînée en esclavage. La fureur des musulmans s’étendit jusque sur
les pierres : on bouleversa jusqu’au sol qu’avaient foulé les chrétiens ;
leurs maisons, leurs temples, les monuments de leur industrie, de leur piété
et de leur valeur, tout fut condamné à périr avec eux par le fer ou par
l’incendie. La
plupart des chroniques contemporaines attribuent de si grands désastres aux
péchés des habitants de la Palestine, et ne voient dans les scènes de la
destruction que l’effet de la colère divine qui s’appesantit sur Ninive et
sur Babylone. L’histoire ne rejette point ces explications faciles ; mais il
lui est permis, sans doute, de pénétrer plus avant dans les affaires
humaines, et, tout en reconnaissant l’intervention du ciel dans les destinées
politiques des peuples, elle doit au moins chercher à connaître les moyens
dont s’est servie la providence pour élever, maintenir quelque temps, et
détruire enfin les empires. Nous
avons montré dans notre récit jusqu’à quel point l’ambition des chefs,
l’indiscipline des guerriers, les passions turbulentes de la multitude, la
corruption des mœurs, l’esprit de discorde et de dissension, enfin l’esprit
d’égoïsme et d’isolement, avaient pu précipiter le royaume de Jérusalem vers
sa décadence. Dans les livres suivants, nous nous étendrons davantage sur les
causes qui amenèrent la fin des croisades et qui firent perdre aux Francs,
longtemps victorieux, le fruit de leurs conquêtes. Nous nous bornerons à dire
ici en peu de mots comment la puissance chrétienne en Syrie avait pu tomber
aussi promptement. Cette
puissance avait été jetée sur les côtes de l’Asie comme par une tempête ;
semblable à ces plantes exotiques qui ne s’élèvent qu’avec peine loin du sol
qui leur est propre, elle n’avait pu recevoir son développement naturel dans
un climat et sous un ciel étrangers. Les colonies chrétiennes en Orient
comptaient plus de quatre-vingts cités, un plus grand nombre de châteaux ou
forteresses ; mais la plupart de ces châteaux et de ces villes recevaient
leurs défenseurs et leurs habitants de la France, de l’Allemagne, de
l’Angleterre ou de l’Italie. Ainsi ces États lointains n’avaient point en
eux-mêmes le principe de leur conservation, et les véritables soutiens du
royaume de Jérusalem se trouvaient en Occident. La décadence ou la prospérité
de ce royaume ne tenaient pas seulement à ses lois, à son étendue, au nombre
de ses villes : son salut dépendait aussi du zèle que d’autres peuples
mettaient à le secourir ; il dépendait de certaines opinions dominantes qui
entraînaient les nations chrétiennes à prendre les armes contre ses ennemis.
Tant que les colonies des Francs attirèrent l’attention de l’Europe et que
leur nom suffit pour exciter l’ardeur belliqueuse des peuples qui habitaient
au-delà des mers, elles se soutinrent avec éclat ; elles tombèrent lorsque
l’Europe en détourna ses regards et que la puissante opinion qui les avait
fondées commença à s’affaiblir. Leur gloire fut l’ouvrage de l’enthousiasme
religieux, ou plutôt du patriotisme chrétien qui les avait fondées ; une de
leurs plus grandes calamités fut l’indifférence des fidèles. Pour résumer
notre pensée, il nous suffira de dire que l’empire des chrétiens en Asie
avait commencé avec les croisades et qu’il devait finir avec elles. Une
chronique musulmane, après avoir décrit la désolation des côtes de Syrie et
l’expulsion des chrétiens, termine son récit par cette réflexion singulière :
« Les choses, s’il plaît à Dieu, resteront ainsi jusqu’au dernier jugement. »
Les vœux de l’historien arabe n’ont été jusqu’ici que trop exaucés : les
musulmans, depuis plus de cinq siècles, dominent sur tous les pays jadis
occupés par les chrétiens, et avec eux règne le génie de la destruction qui
présida à la guerre que nous venons de décrire. Parmi les douloureuses
pensées que nous laisse le récit de tant de désastres, il en est une qui nous
afflige plus que toutes les autres, parce qu’elle nous offre un des plus
déplorables résultats des croisades en Asie. On se rappelle cette multitude
de chrétiens qui, à l’époque de la première croisade, peuplaient les villes
de la Syrie et de l’Asie Mineure. Après les derniers triomphes des mameluks,
non-seulement la population des Francs qui habitaient la Phénicie, la
Palestine, fut anéantie ou obligée de fuir ; mais encore le nombre des
chrétiens se trouvait réduit de plus de moitié dans toutes les contrées du
voisinage, dans tous les lieux où avaient passé les croisés. La guerre faite
à l’islamisme avait irrité les musulmans, qui, abusant de leurs victoires, n’avaient
plus permis aux disciples de l’Évangile de s’établir au milieu d’eux, et qui,
les regardant comme leurs plus cruels ennemis, les avaient partout condamnés
à l’exil, à la servitude, à tous les genres de misères. La plupart des
églises qui avaient été bâties dans les villes de Damas, d’Alep, du Caire,
d’Édesse, d’Iconium, étaient démolies ou abandonnées ; les grottes du Liban
et des montagnes de la Judée, les cellules du Sinaï et du Carmel, les
solitudes de Memphis et de Scetté, avaient perdu leurs hôtes pieux, et ne
retentissaient plus des accents de la prière. Ainsi, ces expéditions
lointaines, dont le but principal fut de délivrer au-delà des mers les
serviteurs de Jésus-Christ, ne firent à la fin qu’appeler la persécution, le
désespoir et la mort sur les fidèles d’Orient. C’est ici qu’il faut admirer
les desseins secrets de la providence, et qu’on peut s’écrier avec le plus
éloquent prédicateur des croisades que dans ces saintes entreprises Dieu
n’avait épargné ni son peuple ni son nom. Lorsqu’on apprit en Europe la prise et la destruction de Ptolémaïs, l’Occident fut plongé dans la douleur. Personne n’avait songé à prendre les armes pour la secourir, mais tout le monde déplora sa perte. Les fidèles s’accusaient d’avoir laissé sans défense une ville chrétienne, de l’avoir abandonnée comme une brebis au milieu des loups. Dans la désolation générale, des plaintes s’élevèrent contre le souverain pontife et les premiers pasteurs de l’Église, trop occupés des royaumes et des biens de ce monde. Dans son récit du siège et de la ruine de Ptolémaïs fait en présence du pape, le moine grec Arsène lui disait : « Vos soins pour la Sicile occupaient tellement votre cœur que vous vous endormiez sur les dangers de la Palestine. » Les reproches des fidèles n’épargnaient pas les princes et les rois de la chrétienté, les uns, s’abandonnant aux délices de cette vie, élevant des tours et des palais superbes, dirigeant leurs armes contre les bêtes fauves et les oiseaux du ciel ; les autres, accablant leurs sujets d’impôts pour faire la guerre à des peuples chrétiens et reculer les limites de leur empire. La multitude consternée racontait les prodiges par lesquels le Dieu tout-puissant avait annoncé les décrets de sa colère. Beaucoup de fidèles étaient persuadés que les saints et les anges avaient déserté les demeures sacrées de Jérusalem, les sanctuaires de Bethléem, de Nazareth et de la Galilée. Chaque jour on voyait débarquer dans les ports de l’Italie de malheureux habitants de la Palestine, qui parcouraient les cités en demandant l’aumône et racontaient, les yeux remplis de larmes, les derniers malheurs des chrétiens d’Orient. |