Discordes entre les
Vénitiens et les Génois de Ptolémaïs, et entre les templiers et les
hospitaliers ; mort de Chegger-Eddour ; les Mogols ; fin de la dynastie des
Abbassides ; le pape Alexandre IV ; craintes que causent en Europe et en Asie
les invasions des Tartares ; Ketboga, leur chef, est tué à Tibériade ; le
sultan Koutouz assassiné par Bibars qui est proclamé à sa place ; triste
situation des chrétiens d’Orient ; les papes Urbain IV et Clément IV ; chute
de l’empire franc de Constantinople ; progrès de Bibars en Palestine et en
Syrie ; il prend Antioche ; suite des démêlés de la cour de Rome avec
l’empereur Frédéric ; Mainfroi, Conradin, Charles d’Anjou ; Louis IX reprend
la croix ; le clergé s’oppose à la levée de la décime ; Concile de
Northampton ; croisés catalans, castillans, aragonais ; événements dans le
royaume de Naples ; Édouard d’Angleterre : arrangements politiques et de
famille pris par Louis IX ; départ du roi ; siège de Tunis ; mort de Louis IX
; Charles d’Anjou prend le commandement, signe une trêve, et ramène l’armée
en Europe ; la flotte arrive à Trapani en Sicile ; mort du roi de Navarre et
de plusieurs personnages remarquables ; Philippe rentre en France. — Éloge de
saint Louis.
Louis
IX, pendant son séjour en Palestine, ne s’était pas seulement occupé de
fortifier les villes chrétiennes. Il n’avait rien négligé pour rétablir parmi
les chrétiens l’union et l’harmonie, moyen plus sûr encore de repousser les
attaques des musulmans. Malheureusement pour ce peuple, qu’il aurait voulu
sauver au péril de sa vie, ses conseils ne tardèrent pas à être oubliés, et
l’esprit de discorde remplaça bientôt les sentiments généreux qu’avaient fait
naître ses discours et l’exemple de ses vertus. On a pu
voir dans le cours de cette histoire que plusieurs peuples maritimes avaient
des comptoirs et des établissements considérables à Ptolémaïs, devenue la
capitale de la Palestine. Parmi ces peuples, les Génois et les Vénitiens
occupaient le premier rang : chacun habitait un quartier séparé, avait des
lois différentes et des intérêts qui les divisaient sans cesse ; la seule
chose qu’ils possédassent en commun, c’était l’église de Saint-Sabbas, dans
laquelle ils assistaient ensemble aux cérémonies de la religion. Cette
possession commune avait été souvent un sujet de querelles entre les deux
nations : peu de temps après le départ de saint Louis, la discorde éclata de
nouveau, et s’enflamma de tous les ressentiments que pouvait inspirer
l’esprit de rivalité et de jalousie à deux peuples qui depuis longtemps se
disputaient l’empire de la mer et les avantages du commerce d’Orient. Au
milieu de cette lutte, où l’objet même de la contestation aurait dû rappeler
dans les cœurs des sentiments de paix et de charité, les Génois et les
Vénitiens en vinrent souvent aux mains dans la ville de Ptolémaïs ; et plus
d’une fois le sanctuaire, que les deux partis avaient fortifié comme une
place de guerre, retentit du bruit de leurs combats sacrilèges. Bientôt la
discorde passa les mers, et vint jeter de nouveaux troubles en Occident.
Gênes intéressa les Pisans à sa cause, et chercha des alliés et des
auxiliaires jusque chez les Grecs, alors impatients de rentrer à Constantinople,
et qui de leur côté sollicitèrent l’intervention des Génois, en leur
promettant pour prix le quartier de Péra qui servait alors d’entrepôt commun
aux marchandises des peuples maritimes de l’Italie. Venise, pour venger ses
injures, sollicita l’alliance de Mainfroi, excommunié par le chef de
l’Église. On leva des troupes, on arma des flottes, on s’attaqua sur terre et
sur mer. Cette guerre, que ne put apaiser le souverain pontife, dura plus de
vingt années, favorable tantôt aux Vénitiens, tantôt aux Génois, mais
toujours funeste aux colonies chrétiennes d’Orient. L’esprit
de discorde s’empara aussi des ordres rivaux de Saint-Jean et du Temple : le
sang de ces courageux défenseurs de la terre sainte coula par torrents dans
ces villes qu’ils étaient chargés de défendre ; les hospitaliers et les
templiers se poursuivaient, s’attaquaient avec une fureur que rien ne pouvait
apaiser ni distraire, et chacun des deux ordres invoquait le secours des
chevaliers restés en Occident. Ainsi les plus nobles familles de la
chrétienté se trouvaient entraînées dans ces sanglantes querelles, et l’on ne
se demandait plus en Europe si les Francs avaient vaincu les musulmans, mais
si la victoire était restée aux chevaliers du Temple ou à ceux de l’Hôpital. Le
brave Sargines, que Louis IX à son départ laissa à Ptolémaïs, et les plus
sages des autres chefs de la terre sainte, n’avaient ni assez d’autorité pour
rétablir le calme, ni assez de troupes pour résister aux attaques des
musulmans. Le seul espoir de salut qui semblait rester aux chrétiens de la
Palestine, c’était que la discorde troublait aussi l’empire des musulmans :
chaque jour il éclatait de nouvelles révolutions parmi les mameluks. Mais,
tandis que l’esprit de division affaiblissait la puissance des Francs,
souvent il ne faisait qu’accroître celle de leurs ennemis. Si du faible
royaume de Jérusalem nous passons en Égypte, c’est là que nous trouvons
l’étrange spectacle d’un gouvernement fondé par la révolte et se fortifiant
au milieu des orages politiques. Les colonies chrétiennes, depuis la prise de
Jérusalem par Saladin, n’avaient plus de centre commun ni de lien entre elles
; les rois de Jérusalem, en perdant leur capitale, perdirent leur autorité,
qui servait du moins à rallier les esprits. On n’avait conservé de la royauté
que le nom, on n’avait pris de la république que la licence. Quant aux
mameluks, ils étaient moins une nation qu’une armée, où l’on se divisait
d’abord pour un chef, où l’on obéissait ensuite aveuglément. Du sein de
chacune de leurs révolutions sortait le despotisme militaire, armé de toutes
les passions qui l’avaient enfanté ; et, ce qui devait redoubler les alarmes
des chrétiens, ce despotisme ne respirait que la guerre et les conquêtes. [1257.]
Nous avons dit dans le livre précédent que le Turcoman Aibek, après avoir
épousé la sultane Chegger-Eddour, était monté sur le trône de Saladin. Son
règne ne tarda pas à être troublé par les rivalités des émirs : la mort de
Phares-Eddin Octaï, un des chefs les plus opposés au nouveau sultan, dissipa
les projets des factieux ; mais la jalousie d’une femme fît ce que n’avaient
pu faire la licence et la discorde. Chegger-Eddour ne put pardonner à Aibek
d’avoir demandé en mariage une fille du prince de Mossoul, et l’infidèle
époux fut assassiné dans le bain par des esclaves. La sultane, après avoir
satisfait la vengeance d’une femme, appela à son secours l’ambition des émirs
et les crimes de la politique. Elle manda l’émir Saif-Eddin, pour prendre ses
conseils et lui proposer de monter avec elle sur le trône des sultans.
Saif-Eddin, introduit dans le palais, trouva la sultane assise, ayant à ses
pieds le corps sanglant de son époux. A cet aspect, l’émir fut saisi
d’horreur ; elle calme que la sultane faisait paraître, la vue du trône
ensanglanté sur lequel elle lui proposait de s’asseoir, ajoutèrent encore à
son effroi. Chegger-Eddour appela deux autres émirs, qui ne purent supporter
sa présence et s’enfuirent effrayés de ce qu’ils venaient de voir et d’entendre.
Cette scène s’était passée pendant la nuit. Au lever du jour, la nouvelle
s’en répandit dans le Caire : l’indignation fut générale dans le peuple et
dans l’armée ; Chegger-Eddour périt à son tour immolée par des esclaves, et
son corps, jeté tout nu dans les fossés du château., put apprendre à tous
ceux qui se disputaient l’empire, que les révolutions ont aussi leur justice. Au
milieu du tumulte, un fils d’Aibek, âgé de quinze ans, est élevé à l’empire ;
mais l’approche d’une guerre devait bientôt faire éclater une sédition
nouvelle et précipiter du trône un enfant. De grands événements se
préparaient en Asie ; et du côté de la Perse il se formait un orage qui menaçait
la Syrie et l’Égypte. Les
Mogols, sous la conduite d’Oulagou, étaient venus mettre le siège devant
Bagdad. La ville se trouvait divisée en plusieurs sectes, plus occupées de se
combattre entre elles que de repousser un ennemi formidable. Le calife, ainsi
que son peuple, était plongé dans la mollesse, et l’orgueil que lui donnaient
les vains respects des musulmans lui fit négliger les véritables moyens de
défense. Les Tartares prirent la ville d’assaut et la livrèrent à tous les
fléaux de la guerre. Le dernier et trente-septième des successeurs d’Abbas,
traîné comme un vil captif, perdit la vie au milieu du tumulte et du
désordre, sans que l’histoire puisse savoir s’il mourut de désespoir ou s’il
tomba sous le glaive de ses ennemis. Cette
violence commise envers le chef de la religion musulmane, et la marche des
Mogols vers la Syrie, jetèrent l’effroi parmi les mameluks. Ce fut alors
qu’ils remplacèrent le fils d’Aibek par un chef qui pût les défendre dans un
aussi grand péril, et leur choix tomba sur Koutouz, le plus brave et le plus
habile des émirs. Tandis
que tout se préparait en Égypte pour résister aux Mogols, les chrétiens
semblaient attendre leur délivrance de cette guerre déclarée aux musulmans.
Le kan des Tartares avait promis au roi d’Arménie de porter ses conquêtes
jusqu’aux rives du Nil, et les chroniques orientales rapportent que les
troupes arméniennes s’étaient réunies à l’armée des Mogols. Ceux-ci, après
avoir traversé l’Euphrate, s’emparèrent d’Alep, de Damas et des principales
villes de la Syrie. De toutes parts les musulmans fuyaient devant les
Tartares, elles disciples du Christ étaient protégés par les hordes
victorieuses. Dès lors les chrétiens ne virent plus dans ces redoutables
conquérants que des libérateurs. Dans les églises et sur le tombeau même de
Jésus-Christ on fit des prières pour le triomphe des Mogols ; dans l’excès de
leur joie, les chrétiens de la Palestine ne songeaient plus à implorer les
secours de l’Europe. L’Europe
d’ailleurs ne s’occupait guère alors d’une croisade au-delà des mers : le
terrible spectacle qu’offraient les invasions des barbares attirait sans
cesse les regards de la chrétienté, et portait la surprise et l’effroi chez
tous les peuples de l’Occident. Le chef de l’Église en apprenant la prise de
Bagdad et la mort du père spirituel des musulmans, avait d’abord envoyé en
Asie des missionnaires chargés de féliciter Oulagou et de le saluer comme un
prince allié des chrétiens ; mais à peine les ambassadeurs du pape
avaient-ils traversé la mer, qu’on apprit tout à coup que les hordes mogoles
ravageaient les rives du Dniester et du Danube. Alexandre IV s’adressa aux
princes, aux prélats, à tous les fidèles, les exhortant à réunir leurs
efforts pour sauver l’Europe menacée. Des conciles s’assemblèrent en France,
en Angleterre, en Allemagne ; on ordonna des jeûnes, des processions, des
prières, dans tous les diocèses ; on ajouta de nouveau aux litanies des
saints ces paroles, qui étaient comme le signal d’un péril universel : Seigneur,
délivrez-nous de l’invasion des Tartares. Cependant,
les hordes qui désolaient la Pologne et la Hongrie s’éloignèrent
d’elles-mêmes, rappelées sans doute par les discordes de leur propre pays. A
la même époque, Oulagou, obligé de retourner sur les bords du Tigre pour
combattre une rébellion puissante, avait laissé en Syrie son lieutenant
Ketboga, chargé de poursuivre ses conquêtes. Les chrétiens applaudissaient
encore aux victoires des Mogols, lorsqu’une querelle suscitée par des croisés
allemands changea tout à coup l’état des choses, et montra des ennemis dans
ceux qu’on avait pris pour des auxiliaires. Quelques villages musulmans qui
payaient tribut aux Tartares ayant été livrés au pillage, Ketboga envoya
demander aux chrétiens une réparation qu’ils refusèrent. Au milieu de la
contestation élevée à ce sujet, le neveu du commandant mogol fut tué. Dès
lors, ce chef des Tartares déclara la guerre aux chrétiens, ravagea le
territoire de Sidon, et menaça celui de Ptolémaïs. A l’aspect de leurs
campagnes désolées, toutes les illusions des chrétiens s’évanouirent : ils
n’avaient point eu de mesure dans leurs espérances et dans leur joie, ils
n’en eurent point dans leur douleur et dans leurs craintes. Les alarmes que
leur donnait un peuple barbare leur fit oublier que tous leurs maux venaient
de l’Égypte, et, comme on n’attendait point de secours de l’Occident,
plusieurs mirent leur espoir dans les armes des mameluks. Déjà
une grande partie de la Palestine était envahie par les Mogols, lorsque le
sultan du Caire vint au-devant d’eux avec son armée. Il resta trois jours
dans le voisinage de Ptolémaïs, où il renouvela une trêve avec les chrétiens.
Bientôt une bataille fut livrée dans la plaine de Tibériade : Ketboga perdit
la vie au milieu du combat, et l’armée des Tartares, battue et dispersée,
abandonna la Syrie. De
quelque côté qu’eût penché la victoire, les chrétiens n’avaient rien à
espérer du vainqueur : les musulmans ne pouvaient leur pardonner d’avoir
recherché l’appui des Mogols victorieux, et profité de la désolation de la
Syrie pour insulter aux disciples de Mahomet. A Damas, on démolit les églises
; les chrétiens furent persécutés dans toutes les villes musulmanes, et ces
persécutions étaient le présage d’une guerre où le fanatisme devait exercer
toutes ses fureurs. Partout il s’élevait des plaintes et des menaces contre
les Francs de la Palestine ; le cri de Guerre aux chrétiens ! retentissait
dans toutes les provinces soumises aux mameluks ; l’animosité était si
grande, que le sultan du Caire, qui venait de triompher des Tartares, fut
victime de sa fidélité à observer la dernière trêve conclue avec les Francs.
Bibars, qui avait tué le dernier sultan de la famille de Saladin, profila de
cette effervescence des esprits et s’efforça de se faire un parti contre
Koutouz, en affectant une grande haine contre les chrétiens, en reprochant au
sultan une criminelle modération pour les ennemis de l’islamisme. Quand
la fermentation des esprits fut portée à son comble, Bibars, ayant rassemblé
ses complices, surprit le sultan à la chasse, le frappa de plusieurs coups
mortels ; puis, tout couvert encore du sang de son maître, il courut à
l’armée des mameluks, alors réunie à Salehié ; il se présenta à l’atabek ou
lieutenant du prince, en annonçant la mort de Koutouz. Comme on lui demanda
qui avait tué le sultan : « C’est moi, répondit-il. En ce cas, reprit
l’atabek, règne donc à sa place » : étranges paroles qui caractérisent
d’un seul trait l’esprit des mameluks et celui du gouvernement qu’ils avaient
fondé. L’armée proclama Bibars comme sultan d’Égypte, et les cérémonies
préparées au Caire pour recevoir le vainqueur des Tartares servirent au
couronnement de son meurtrier. Cette
révolution donna aux musulmans le souverain le plus redoutable pour les
chrétiens. Bibars fut surnommé la colonne de la religion musulmane et le père
des victoires. Il devait mériter ces deux titres en achevant la ruine des
Francs. A peine était-il monté sur le trône qu’il donna le signal de la
guerre. Les
chrétiens de la Palestine, sans moyens de résister aux forces des mameluks,
envoyèrent des députés en Occident pour solliciter de prompts secours. Le
souverain pontife parut touché des périls de la terre sainte : il exhorta les
fidèles à prendre la croix ; mais le ton de ses exhortations et les motifs
qu’il donnait dans ses circulaires, ne montraient que trop son désir de voir
l’Europe s’armer contre d’autres ennemis que les musulmans. « Les
Sarrasins, disait-il, savent qu’il sera impossible à aucun prince chrétien de
faire un long séjour en Orient, et que la terre sainte n’aura jamais que des
secours passagers et venus de loin. » [1261.]
Alexandre IV avait été beaucoup plus sincère et plus éloquent dans ses
manifestes contre la maison de Souabe, et la guerre qu’il avait poursuivie
dans le royaume de Naples n’avait pu s’allier dans sa pensée avec
l’entreprise d’une guerre sainte. Urbain IV et Clément IV, qui lui
succédèrent, firent quelques démonstrations de zèle, pour engager les peuples
à prendre les armes contre les musulmans. Mais la politique suivie depuis
longtemps par la cour de Borne avait laissé en Italie trop de germes de discorde
et de trouble, pour que ces pontifes pussent porter leur attention sur
l’Orient. D’un autre côté, l’Allemagne, toujours sans empereur et livrée à
toutes sortes de dissensions, avait alors deux prétendants à l’empire,
Alphonse, roi de Castille, et Richard de Cornouailles, qui ne pouvaient ni
l’un ni l’autre faire reconnaître leurs droits et rétablir la paix entre les
chrétiens. Dans le même temps, les barons d’Angleterre, conduits par Simon de
Montfort, comte de Leicester, avaient pris les armes contre leur roi, qu’ils
accusaient d’avoir manqué à ses serments ; comme à cette époque il n’y avait
point de guerre qu’on ne voulût faire passer pour une croisade, ceux qui
combattaient contre Henri III portaient une croix blanche sur la poitrine et
sur l’épaule et se disaient les vengeurs des droits du peuple et de la cause
de Dieu ; cette croisade étrange ne permettait guère qu’on s’occupât de celle
d’outre-mer. La France fut le seul royaume où l’on ne repoussa pas tout à
fait les prières des chrétiens de la Palestine. Quelques chevaliers français
prirent la croix, et choisirent pour leur chef Eudes, comte de Nevers, fils
du duc de Bourgogne. Ce furent là tous les secours que l’Europe put envoyer
en Orient. [1262.]
En même temps qu’on recevait des nouvelles affligeantes de la terre sainte,
on apprenait un événement qui aurait plongé tout l’Occident dans la douleur,
si on eût mis alors aux conquêtes des croisés un intérêt aussi vif que dans
les siècles précédents. Nous avons eu plusieurs fois l’occasion de déplorer
la rapide décadence de l’empire latin de Constantinople. Depuis longtemps
Baudouin n’avait plus pour soutenir la dignité impériale et pour payer le
petit nombre de ses soldats que les aumônes de la chrétienté et quelques
emprunts faits à Venise, pour lesquels il fut obligé de donner son propre
fils en otage. Dans les besoins pressants, on vendait les reliques des saints
pour des sommes modiques ; on arrachait le plomb du toit des églises, pour le
convertir en une monnaie grossière ; on détruisait la charpente des maisons
impériales, pour fournir du bois aux cuisines de l'empereur. Des tours à
moitié démolies, des remparts sans défenseurs, des palais enfumés et déserts,
des maisons, des rues entières abandonnées, tel était le spectacle qu’offrait
la reine des cités de l’Orient. Baudouin
avait cependant conclu une trêve avec Michel Paléologue. La facilité avec
laquelle cette trêve fut accordée aurait dû inspirer aux Latins quelque
défiance ; mais l’état déplorable des Francs ne les empêchait pas de mépriser
leurs ennemis et de songer à de nouvelles conquêtes. Dans l’espoir du
pillage, oubliant la perfidie des Grecs, une flotte vénitienne conduisit ce
qui restait des défenseurs de Byzance dans une expédition contre Daphnusie,
située à l’embouchure de la mer Noire. Les Grecs de Nicée, avertis par
quelques paysans des rives du Bosphore, n’hésitèrent point à profiter de
cette occasion que leur offrait la fortune. Ces paysans enseignèrent au
général de Michel Paléologue, qui allait faire la guerre en Épire, une
ouverture pratiquée sous les remparts de Constantinople, près de la porte
Dorée, et par laquelle on pouvait introduire dans la ville plus de troupes
qu’il n’en fallait pour s’en rendre maître. Baudouin n’avait alors autour de
lui que des enfants, des vieillards, des femmes et des marchands, parmi
lesquels se trouvaient les Génois, nouvellement alliés des Grecs. Quand les
soldats de Michel eurent pénétré dans la ville, ils durent s’étonner de ne
trouver aucun ennemi à combattre. Tandis qu’ils se rangeaient en bataille et
s’avançaient avec précaution, une troupe de Comans que l’empereur grec avait
à sa solde, parcourut la ville, le fer et la flamme à la main. La foule
éperdue des Latins fuyait vers le port ; les habitants grecs accouraient
au-devant du vainqueur, et faisaient entendre les cris de Vive Michel
Paléologue, empereur des Romains ! Baudouin, éveillé par ces cris et par le
tumulte qui s’approchait de son palais, se hâta de quitter une ville qui
n’était plus à lui. La flotte vénitienne, revenant de l’expédition de
Daphnusie, arriva assez à temps pour recueillir l’empereur fugitif et tout ce
qui restait de l’empire des Francs sur le Bosphore. Ainsi
fut enlevée aux Latins cette ville dont la conquête avait coûté des prodiges
de valeur, et dans laquelle les Grecs rentrèrent sans combat, secondés par la
trahison de quelques paysans, par les ténèbres et le silence de la nuit.
Baudouin II, après avoir régné trente-sept ans dans Byzance, se mit à
parcourir l’Europe comme il l’avait fait dans sa jeunesse, en mendiant le
secours des chrétiens. Le pape Urbain IV l’accueillit avec un mélange de
mépris et de compassion. Dans une lettre adressée à Louis IX, le pontife
déplorait la perte de Constantinople, et gémissait amèrement sur la gloire
obscurcie de l’Église latine. Urbain exprima le désir qu’on entreprît une
croisade pour reconquérir Byzance ; mais il trouva les esprits peu disposés à
cette entreprise. Le clergé d’Angleterre et le clergé de France refusèrent
des subsides pour une expédition qu’ils jugeaient inutile. Le pape fut obligé
de se contenter des soumissions et des présents de Michel Paléologue, qui,
effrayé au sein de sa nouvelle conquête, promettait, pour apaiser le
Saint-Siège, de reconnaître l’Église romaine et de secourir les saints lieux. Cependant
la situation des chrétiens en Orient devenait chaque jour plus alarmante et
plus digne de la compassion des peuples et des princes de l’Occident. Le
nouveau sultan du Caire, après avoir ravagé la principauté d’Antioche, était
entré sur le territoire de la Palestine avec des forces si considérables,
qu’il comparait lui-même le nombre de ses soldats à la multitude des animaux
qui peuplent la terre, et des poissons qui habitent l’Océan. Les Francs, alarmés
de son approche, lui envoyèrent demander la paix. Pour toute réponse, le
sultan fit livrer aux flammes l’église de Nazareth. Les musulmans ravagèrent
ensuite tout le pays situé entre Nain et le mont Thabor, et vinrent camper à
la vue de Ptolémaïs. Si on en croit quelques chroniques orientales, le projet
de Bibars était alors d’attaquer le plus puissant boulevard des chrétiens en
Syrie, et, dans une aussi grande entreprise, il n’avait pas dédaigné les
secours de la trahison. Le prince de Tyr, dit Ibn-Férat, réuni aux Génois,
devait, avec une flotte nombreuse, assiéger Ptolémaïs par mer, tandis que les
mameluks l’attaqueraient par terre. Bibars se présenta en effet devant la
ville, mais ses nouveaux auxiliaires s’étaient repentis sans doute des
promesses qu’ils lui avaient faites ; ils ne parurent point pour seconder ses
desseins. Le sultan se retira plein de fureur, et menaça de se venger sur
tous les chrétiens que la guerre mettrait en son pouvoir. [1265.]
Toutes les campagnes étaient ravagées ; les habitants des villes se tenaient
enfermés dans leurs remparts, chaque cité croyait sans cesse voir arriver
l’ennemi sous ses murs. Après avoir de nouveau menacé Ptolémaïs, Bibars alla
se jeter sur la ville de Césarée, pour punir les chrétiens d’avoir appelé les
Tartares à leur secours. Les chrétiens, après une vive résistance,
abandonnèrent la place pour se retirer dans le château, environné des eaux de
la mer. Cette forteresse, qui paraissait inaccessible, ne put résister que
quelques jours aux attaques des musulmans. Bientôt la ville d’Arsouf vit les
mameluks devant ses murs. Les habitants se défendirent avec une bravoure
opiniâtre. Les machines de guerre des musulmans, des poutres, des arbres,
jetés dans les fossés de la place pour les combler, furent livrés aux
flammes. Après s’être battus au pied des remparts, les assiégeants et les
assiégés creusèrent la terre sous les murailles de la ville. On se chercha,
on se battit dans des mines et des souterrains ; rien ne pouvait ralentir
l’ardeur des chrétiens ni l’impatiente activité de Bibars. Makrisi rapporte
qu’un grand nombre de riches, de dévots, de gens de loi, étaient accourus
pour prendre part à la conquête d’Arsouf. « Dans l’armée musulmane,
ajoute le même historien, les regards des gens de bien n’étaient blessés par
aucun sujet de scandale. On n’y buvait point de vin ; il ne s’y passait rien
de contraire aux bonnes mœurs ; de sages matrones apportaient de l’eau aux soldats,
on les voyait se presser autour des combattants, même au fort de l’action ;
telle était leur ardeur, qu’elles aidaient les guerriers à transporter les
machines. » Le siège dura quarante jours. Le sultan planta enfin
l’étendard du prophète sur les tours de la ville, et les musulmans furent
appelés à la prière dans les églises converties en mosquées. Les mameluks
massacrèrent une grande partie des habitants ; le reste fut condamné à la
servitude. Bibars distribua les captifs aux chefs de son armée ; il ordonna
ensuite la destruction d’Arsouf. Les prisonniers chrétiens furent condamnés à
démolir leurs propres demeures. Le territoire conquis fut divisé et partagé
entre les principaux émirs, d’après un ordre du sultan que les chroniques
arabes nous ont conservé comme un monument historique. Cette libéralité
envers les vainqueurs des chrétiens paraissait aux musulmans digne des plus
grands éloges, et un des historiens de Bibars s’écrie dans son enthousiasme « qu’une
si belle action était écrite dans le livre de Dieu, avant d’être inscrite dans
le livre de vie du sultan. » De si
grands encouragements donnés aux émirs annonçaient que Bibars avait encore
besoin de leur valeur pour accomplir d’autres desseins. Le sultan retourna en
Égypte pour faire de nouveaux préparatifs et renouveler son armée. Pendant
son séjour au Caire, il reçut les ambassadeurs de plusieurs rois des Francs,
; d’Alphonse, roi d’Aragon, du roi d’Arménie, et de quelques princes de la
Palestine. Tous ces ambassadeurs demandaient la paix pour les chrétiens ;
mais leurs pressantes sollicitations ne faisaient que fortifier le sultan
dans son projet de continuer la guerre : plus on avait recours à la prière,
plus il devait croire qu’on n’avait rien autre à lui opposer. Il répondit aux
envoyés du prince de Joppé : « Le temps est venu où nous ne,
souffrirons plus d’injures : lorsqu’on nous enlèvera une chaumière, nous
enlèverons un château ; lorsque vous nous prendrez un laboureur, nous
donnerons des fers à mille de vos guerriers. » Bibars
ne tarda pas à réaliser ses menaces ; il traversa le désert et fit un
pèlerinage à Jérusalem, où il implora la protection de Mahomet pour ses
armes. Bientôt son armée se mit en campagne, et ravagea le territoire de Tyr,
de Tripoli et de Ptolémaïs. Le butin des musulmans, au rapport des auteurs
arabes, fut si considérable, que les bœufs, les moutons et les buffles ne
trouvaient plus d’acheteurs. Le sultan conduisit ses troupes sur les bords du
Jourdain, et résolut d’assiéger la forteresse de Sephed ou Safad. Cette
forteresse, qui appartenait aux templiers, était bâtie dans la haute Galilée,
sur des sommets qui paraissent toucher les cieux. Des murailles épaisses
construites en belles pierres de taille et d’une élévation de plus de cent
pieds, un fossé large et profond creusé dans le roc vif, et la difficulté
d’atteindre ces cimes escarpées, rendaient imprenable la forteresse de Safad.
Elle est encore debout aujourd’hui, et sa forme ovale la fait ressembler de
loin à une grande tour. La ville de Sephed ou Safad, qui nous représente
l’ancienne Béthulie, s’étend sur trois montagnes. Les musulmans qui
l’habitent sont intolérants et superbes ; ils oppriment à leur aise la
population juive qui a choisi de préférence Safad pour y attendre le Messie,
dans la croyance que le Sauveur y régnera quarante ans avant d’établir à
Jérusalem le siège de sa puissance. Safad est la ville la plus élevée de la
Syrie ; la montagne de Béthulie est aussi haute que le Thabor. La place eut à
se défendre contre toutes les forces que le sultan avait réunies pour une
plus grande entreprise. Quand le siège fut commencé, Bibars ne négligea rien
pour forcer la garnison à se rendre : on le voyait sans cesse à la tête de
ses soldats, et, dans une rencontre, toute son armée jeta un grand cri, comme
pour l’avertir du danger qu’il courait. Pour enflammer l’ardeur des mameluks,
il faisait distribuer des robes d’honneur et des bourses d’argent sur le
champ de bataille ; le grand cadi de Damas était venu au siège de Safad pour
animer les combattants par sa présence. Cependant
les chrétiens se défendirent vaillamment. Cette résistance étonna d’abord
leur ennemi ; elle les jeta bientôt dans le découragement. En vain le sultan
cherchait à ranimer ses soldats, en vain il ordonna qu’on prît des massues
pour frapper ceux qui fuyaient, et fit charger de fers plusieurs émirs qui
abandonnaient leur poste : ni la crainte des châtiments ni l’espoir des
récompenses ne pouvaient relever le courage des musulmans. Bibars aurait été
obligé de lever le siège, si la discorde des chrétiens n’était venue à son
secours. Il eut soin lui-même de la faire naître : dans de fréquents messages
envoyés à la garnison, de perfides promesses et d’adroites menaces semèrent
les soupçons et les défiances. Enfin la division éclata : les uns voulaient qu’on
se rendît, les autres qu’on se défendît jusqu’à la mort. Dès lors les
musulmans trouvèrent dans les assiégés une résistance moins opiniâtre, et
mirent plus d’ardeur dans leurs attaques. Tandis que les chrétiens
s’accusaient entre eux et se reprochaient des trahisons, les machines de
guerre ébranlaient les murailles ; les mameluks, après plusieurs assauts,
étaient près de s’ouvrir un chemin dans la place. Enfin un vendredi (nous
citons une chronique arabe), le cadi de Damas priait pour les combattants, lorsqu’on
entendit les Francs crier du haut de leurs tours à moitié renversées : Ô
musulmans, épargnez-nous, épargnez-nous ! Les assiégés avaient déposé leurs
armes, on ne combattait plus ; bientôt les portes s’ouvrent, et l’étendard
des musulmans flotte sur les murs de Safad. Une
capitulation accordait aux chrétiens la permission de se retirer où ils
voudraient, à condition qu’ils n’emporteraient avec eux que leurs vêtements :
Bibars, en les voyant défiler devant lui, cherche un prétexte pour les
retenir en son pouvoir. On en arrête plusieurs par ses ordres, on les accuse
d’emporter des trésors et des armes ; l’ordre est donné de les arrêter tous.
On leur reproche d’avoir violé le traité, on les menace de la mort s’ils
n’embrassent l'islamisme. Ils sont chargés de chaînes ; on les entasse
ensuite pêle-mêle sur une colline, où ils n’attendent plus que le trépas. Un
commandeur du Temple et deux frères mineurs exhortèrent leurs compagnons
d’infortune à mourir en héros chrétiens. Tous ces guerriers, que la discorde
avait divisés, maintenant réunis par le malheur, n’ont plus qu’un sentiment
et qu’une pensée. Ils s’embrassent en pleurant, ils s’encouragent à mourir ;
ils passent la nuit à confesser leurs offenses envers Dieu, à déplorer leurs
erreurs et leurs discordes. Le lendemain, deux seuls de ces captifs furent
mis en liberté : l’un était un frère hospitalier que Bibars envoyait à
Ptolémaïs pour annoncer aux chrétiens la prise de Safad ; l’autre, un
templier qui abandonna la foi de Jésus-Christ et s’attacha au service du
sultan ; tous les autres, au nombre de deux mille, tombèrent sous le glaive
des mameluks. Cette barbarie commise au nom de la religion musulmane paraît
d’autant plus révoltante, que les Francs n’en avaient point donné l’exemple
et qu’au milieu des fureurs de la guerre on ne les vit jamais exiger, le
glaive à la main, la conversion des infidèles. On ne
peut décrire le désespoir et la consternation des chrétiens de la Palestine,
lorsqu’ils apprirent la fin tragique des défenseurs de Safad. Leur douleur
superstitieuse inventa ou accueillit des récits merveilleux que les
chroniques de l’Occident n’ont point dédaignés : on racontait qu’une lumière
céleste brillait toutes les nuits sur les cadavres des guerriers chrétiens
restés sans sépulture. On ajoutait que le sultan, importuné de ce prodige qui
se renouvelait chaque jour sous ses yeux, donna ordre qu’on ensevelît les
martyrs de la foi chrétienne, et qu’on entourât de hautes murailles le lieu
où leurs ossements seraient déposés. Tel était l’implacable fanatisme de
Bibars, qu’il poursuivait de sa haine les vivants et les morts, et que
toujours ses victoires étaient accompagnées de quelques actes de barbarie
exercés sur les vaincus. Les habitants de Ptolémaïs lui ayant fait demander
les restes de leurs frères massacrés, le sultan, sans daigner leur répondre,
se mit en marche vers le territoire des Francs suivi de quelques guerriers,
tua tous ceux qu’il rencontra sur sa route, et revint dire aux députés qu’il
avait fait assez de martyrs pour remplir tous les sépulcres des chrétiens.
Nous refuserions de croire à ce trait de barbarie, s’il était raconté par les
seules chroniques d’Occident ; mais il se trouve rapporté en détail par le
continuateur d'Elmacin, historien musulman, qui le présente comme un fait
honorable pour le sultan du Caire. Bibars avait obtenu un grand crédit parmi
les musulmans par le mal qu’il avait fait aux chrétiens ; et tel était le
fanatisme du temps, que sa barbarie envers ses ennemis était pour lui un
titre de gloire. Après
la prise de Safad, Bibars retourna en Égypte. Les Francs crurent avoir
quelques jours de repos et de sécurité ; mais l’infatigable sultan ne donnait
jamais à ses ennemis le temps de se réjouir de son absence. Il rassembla de
nouvelles troupes, et bientôt il reporta la désolation sur les terres des
chrétiens. Dans cette campagne ce fut l’Arménie qui attira sa colère et ses
armes victorieuses ; il reprochait au prince arménien d’avoir appelé les
Tartares venus en Syrie ; il lui reprochait d’avoir interdit aux marchands
égyptiens l’entrée de ses États, et ne lui pardonnait point la défense faite
à ses sujets de tirer des marchandises de l’Égypte. Ces plaintes ne tardèrent
pas à être jugées sur le champ de bataille ; l’un des fils du roi d’Arménie
perdit la liberté, l’autre la vie ; l’armée de Bibars revint chargée de butin
et suivie d’une multitude innombrable de captifs. [1266.]
Cependant les dépouilles des vaincus ne suffisaient point à entretenir la
guerre formidable déclarée aux chrétiens. Le sultan du Caire résolut
d’établir dans ses États, ainsi qu’on le faisait en Occident pour les
croisades, une taxe destinée aux dépenses de cette guerre que les musulmans
regardaient comme une guerre sainte. L’Égypte, les îles de la mer Rouge, la
cité de Médine, payèrent la dîme qu’on imposait au nom de l’islamisme, et
qu’un historien arabe appelle l’impôt ou le droit de Dieu. Il devenait plus
que jamais impossible aux Francs de résister à des ennemis aussi redoutables
par leur multitude que par leur enthousiasme religieux. L’élite des guerriers
chrétiens, au nombre de onze cents, avait tenté une expédition vers Tibériade
; cette troupe, dernière ressource des Francs, venait d’être défaite et
dispersée par les infidèles. Le duc de Nevers, arrivé en Palestine à la tête
de cinquante chevaliers, mourut alors à Ptolémaïs vivement regretté du peuple
et des pauvres. Les chrétiens, livrés au désespoir, implorèrent la clémence
de Bibars. Occupé de fortifier le château de Safad, le sultan du Caire, au
lieu d’écouter les prières des Francs, vint dévaster leur territoire. Au
milieu de la désolation qui régnait parmi les chrétiens, on le vit lui-même
devant la porte de Ptolémaïs, monté sur un cheval de bataille, le glaive à la
main et semblable à l’ange exterminateur, donner le signal du carnage. Après
être resté quatre jours sous les murs de la ville, Bibars s’éloigna tout à
coup pour surprendre Joppé. Cette place, dont les fortifications avaient
coûté à Louis IX des sommes considérables, tomba, après quelque résistance,
au pouvoir du sultan, qui en fit abattre les murailles. Dans cette excursion,
Bibars s’empara du château de Crac, de plusieurs autres forts, puis s’avança
vers Tripoli. Bohémond lui ayant envoyé demander ce qu’il venait faire. « Je
viens, répondit-il, moissonner vos terres ; la campagne prochaine
j’assiégerai votre capitale. » [1268.]
C’est ainsi que Bibars cherchait à répandre la terreur de ses armes en
plusieurs lieux à la fois, pour empêcher les chrétiens de réunir leurs forces
et pour cacher ses véritables desseins. Depuis longtemps il avait le projet
d’envahir la principauté d’Antioche. Son armée reçut tout à coup l’ordre de
marcher vers les bords de l’Oronte : quelques jours étaient à peine écoulés,
que les troupes musulmanes campaient devant la ville d’Antioche, mal défendue
par son patriarche et qu’une grande partie de ses habitants avaient
abandonnée. Les historiens parlent peu de ce siège, où les chrétiens
n’opposèrent qu’une faible résistance et se montrèrent moins en guerriers
qu’en suppliants. Leurs soumissions, leurs larmes, leurs prières, ne
fléchirent point un conquérant dont toute la politique était la destruction
des villes chrétiennes. Comme
les musulmans entrèrent dans Antioche sans capitulation, ils s’y livrèrent à
tous les excès de la licence et de la victoire. Dans une lettre qu’adressa Bibars
au comte de Tripoli, le barbare vainqueur se plaît à décrire la désolation de
la ville conquise et tous les maux que sa fureur avait fait souffrir aux
chrétiens. « La mort, s’écrie-t-il, est venue de tous les côtés et par
tous les chemins ; nous avons tué tous ceux que tu avais choisis pour garder
la ville et en défendre les approches. Si tu eusses vu tes chevaliers foulés
aux pieds des chevaux, tes provinces abandonnées au pillage, tes richesses
pesées au canthar, les femmes de tes sujets vendues à l’encan ; si tu eusses
vu les chaires et les croix renversées, les feuilles de l’Évangile dispersées
et jetées aux vents, les sépulcres des patriarches profanés ; si tu eusses vu
tes ennemis les musulmans marchant sur le tabernacle, immolant dans le
sanctuaire le moine, le prêtre, le diacre ; si tu eusses vu enfin tes palais
livrés aux flammes, les morts dévorés par le feu de ce monde, l’église de
Saint-Paul, celle de Saint-Pierre, détruites de fond en comble, certes tu te
serais écrié : Plût au ciel que je fusse devenu poussière ! » Bibars
distribua le butin à ses soldats ; les mameluks se partagèrent les femmes,
les filles et les enfants ; il n’y eut pas alors, dit une chronique arabe, un
esclave qui rient un esclave. Un petit garçon se vendait douze dirhems, une
petite fille cinq dirhems. Dans un seul jour la ville d’Antioche avait perdu
tous ses habitants ; un incendie allumé par ordre de Bibars acheva l’ouvrage
des barbares ; la plupart des historiens s’accordent à dire que dix-sept
mille chrétiens furent égorgés, cent mille traînés en servitude. Lorsqu’on
se rappelle le premier siège de cette ville par les croisés, les travaux et
les exploits de Bohémond, de Godefroy, de Tancrède, qui fondèrent la
principauté d’Antioche, on s’afflige de voir le terme où vient d’ordinaire
aboutir tout ce qu’a produit la gloire des conquérants. Lorsque d’un autre
côté on voit une population nombreuse, enfermée dans des remparts, n’opposer
aucune résistance à l’ennemi, et se laisser égorger sans défense, on se
demande ce qu’était devenue la postérité de tant de braves guerriers qui
avaient défendu Antioche pendant près de deux siècles contre toutes les
puissances musulmanes. Après
avoir écrit au comte de Tripoli une lettre pleine de menaces, le sultan du
Caire lui envoya des députés, et se mêla lui-même à l’ambassade en qualité de
héraut d’armes ; son projet était d’examiner les fortifications et les moyens
de défense de Tripoli. Dans les conférences qui eurent lieu, les ambassadeurs
musulmans n’ayant d’abord donné à Bohémond que le titre de comte, celui-ci
réclama le titre de prince : la discussion s’échauffa ; les envoyés de Bibars
tournèrent les yeux vers leur maître, qui leur fit signe de céder. Le sultan,
revenu dans son armée, riait de cette aventure avec ses émirs, et leur disait
: Voici le moment où Dieu maudira le prince et le comte. Cependant il conclut
une trêve avec Tripoli, prévoyant qu’un traité de paix servirait à voiler le
projet d’une autre guerre, et qu’il trouverait bientôt l’occasion de violer
la trêve avec avantage. Bibars,
comme nous l’avons déjà dit, menaçait tous ses ennemis à la fois, et
n’envoyait des ambassadeurs aux chrétiens que pour exprimer sa colère. Le roi
de Chypre avait livré aux Tartares des députés musulmans tombés entre ses
mains : le sultan lui fit demander une réparation de cet outrage fait à
l’islamisme. L’historien Mohi-Eddin, qui faisait partie de l’ambassade,
suivant les instructions du sultan, adressa au prince chrétien des paroles
pleines de hauteur et de mépris. Le même historien ajoute : « Tout à coup, le
prince me regarda avec colère, et me fît dire par l’interprète de regarder
derrière moi. Je tournai la tête, et je vis sur la place toutes les troupes
du roi rangées en bataille. L’interprète eut même soin de me faire remarquer
leur nombre et leur contenance martiale. Alors je baissai les yeux, et
lorsqu’on m’eut promis de respecter mon caractère de député, je dis au roi
qu’il y avait en effet beaucoup de soldats chrétiens sur la place, mais qu’il
y en avait encore plus dans les prisons du Caire. A ces mots, le roi changea
de couleur ; il fit un signe de croix et remit l’audience à un autre jour. » Ainsi
tous les chrétiens d’Orient tremblaient au seul nom de Bibars. Il s’occupait
sans cesse des moyens d’attaquer et de réduire les villes qui leur restaient
sur les côtes de la Syrie et de la Palestine ; la destruction ou la conquête
de Ptolémaïs était surtout l’objet de son ambition. Mais il hésitait à porter
les derniers coups à cette puissance, si longtemps l’effroi des nations
musulmanes : il ne pouvait oublier que les dangers des chrétiens avaient
souvent armé tout l’Occident, et cette seule pensée le retenait dans
l’inaction et dans la crainte. Ainsi les tristes débris des colonies
chrétiennes en Asie étaient encore défendus par la réputation guerrière des
peuples de l’Europe et par le souvenir des premières croisades. La
renommée avait porté au-delà des mers la nouvelle de tant de désastres.
L’archevêque de Tyr, les grands maîtres du Temple et de l’Hôpital, étaient
venus en Occident faire entendre les gémissements des villes chrétiennes de
la Syrie ; mais, à leur arrivée, l’Europe paraissait peu disposée à écouter
leurs plaintes. Le pape Clément avait exhorté les rois de Castille, d’Aragon
et de Portugal à s’armer pour la défense des saints lieux ; il avait accordé
des indulgences et des décimes. En vain on prêcha une croisade en Allemagne,
en Pologne, et dans les contrées les plus reculées du Nord : les habitants du
nord de l’Europe ne montrèrent que de l’indifférence pour des événements qui
se passaient si loin d’eux. Le roi de Bohême, le marquis de Brandebourg, et
quelques seigneurs qui avaient pris la croix, ne s’empressèrent point
d’accomplir leur serment. Aucune armée ne se mettait en marche, tout se
réduisait à des prédications et à de vains préparatifs. Dans le
royaume de France, les orateurs sacrés avaient déploré les malheurs de la
terre sainte, sans réveiller dans les cœurs le zèle et l’enthousiasme des
croisades. La poésie s’était réunie à l’éloquence sacrée, et l’esprit des
fidèles ne se laissait pas plus entraîner par les chants des poètes que par
les exhortations des pasteurs de l’Église. Dans un sirvente qui nous est
resté, un troubadour contemporain semblait reprocher à la Providence les
défaites des chrétiens de la Palestine, et s’abandonnait, dans son délire
poétique, à un désespoir qui ressemblerait aujourd’hui à de l’impiété : « La
tristesse et la douleur, s’écriait-il, se sont emparées de mon âme, tellement
qu’il s’en faut de peu que je n’en meure sur-le-champ, car la croix est
abattue ; la croix, la foi, ne nous protègent plus, ne nous guident plus
contre les Turcs, que Dieu maudisse ; mais ne pourrait-on pas croire,
autant que l'homme peut en juger, que Dieu pour notre perte protège ce peuple
infidèle ? « Et
ne pensez pas que jamais l’ennemi s’arrête après de tels triomphes ; au
contraire, il a publiquement annoncé qu’il ne restera plus en Syrie un seul
homme qui croie en Jésus-Christ ; que même le temple de Sainte-Marie sera
converti en mosquée. Puisque le fils de Marie, que cet affront devrait
affliger, le veut ; puisque cela lui plaît, ne faut-il pas que cela nous
plaise aussi, à nous ? « Celui-là
est donc bien fou qui cherche querelle aux Sarrasins, quand Jésus ne leur
conteste rien, puisqu’ils ont remporté la victoire, et la remportent encore —
ce qui me désole —
sur les Francs et sur les Tartares, sur les Arméniens et sur les Persans.
Chaque jour nous sommes vaincus, car il dort, ce Dieu qui avait coutume de
veiller : Mahomet agit de toute sa puissance, et fait agir le farouche
Bibars. » Ces
déclamations si étranges n’exprimaient point sans doute les véritables
sentiments des fidèles ; mais on doit penser que dans un temps où les poètes
parlaient de la sorte, les esprits étaient peu disposés aux saintes
expéditions d’outre-mer. Le troubadour que nous venons de citer ne conseille
point de faire la guerre aux musulmans, et déclame avec amertume contre le
pape, qui vendait Dieu et les indulgences pour armer les Français contre la
maison de Souabe. En effet, les débats élevés pour la succession du royaume
de Naples et de Sicile occupaient alors toute l’attention du Saint-Siège, et
la France n’y resta point étrangère. On se
rappelle les excommunications et les foudres ecclésiastiques lancées si
souvent contre Frédéric et contre sa famille : les souverains pontifes
voulurent joindre la force des armes à l’autorité que leur donnait l'Église,
et le droit des conquérants à tous ceux qu’ils croyaient avoir sur un royaume
si voisin de leur capitale. Comme ils n’avaient point l’expérience de la
guerre et que leurs lieutenants manquaient également de capacité et de
courage, leurs armées furent défaites. La cour de Rome, vaincue ainsi sur le
champ de bataille, fut obligée de reconnaître l’ascendant de la victoire, et
dans cette lutte profane elle perdit même quelque chose de cette puissance
spirituelle qui la rendait si formidable. Il ne
restait de la famille de Souabe que Mainfroi, fils naturel de Frédéric, et
Conradin, son petit-fils, encore enfant. Mainfroi, qui avait l’habileté et la
valeur de son père, venait de relever la puissance germanique en Italie, et
bravait le pouvoir et les armes des pontifes. Il s’était emparé de la Marche
d’Ancône et de plusieurs terres de l’État ecclésiastique. Cité au tribunal
d’Urbain IV pour s’y justifier des actes de cruauté dont on l’accusait,
Mainfroi avait méprisé la sommation du souverain pontife ; le chef de
l’Église avait adressé à tous les fidèles des lettres dans lesquelles il
reprochait au tyran de la Sicile la destruction de la ville d’Aria, le
meurtre de plusieurs grands de Sicile, la violation des interdits
ecclésiastiques, sa liaison avec les musulmans, dont il avait adopté les
coutumes. Pour toute réponse à ces lettres, Mainfroi avait entrepris de se
rendre maître de Viterbe, où résidaient alors le pape et les cardinaux. La cour
de Rome, désespérant de conserver pour elle le royaume de Sicile, le promit à
ceux qui entreprendraient de le conquérir. La couronne de Mainfroi fut
d’abord offerte au roi d’Angleterre pour son fils Edmond ; mais Henri III,
aux prises avec ses propres sujets et prisonnier de ses barons, ne pouvait
seconder ni les prétentions de son frère Richard à l’Empire, ni celles de son
fils au trône de Sicile. Le souverain pontife jeta enfin les yeux sur Charles
d’Anjou, à qui sa femme Béatrix avait apporté le comté de Provence et dont la
puissance s’étendait déjà jusqu’au-delà des Alpes. Charles d’Anjou, élevé
sous les yeux de la reine Planche, comme Louis IX, n’avait ni le caractère ni
les sentiments du saint monarque : l’un portail dans la politique toutes les
vertus de la religion, l’autre mettait dans la religion toutes les passions
de la politique. Louis était à peine rassuré sur la légitimité des conquêtes
faites par ses aïeux : la possession de la Normandie et du Poitou troublait
quelquefois sa conscience. La philosophie toute religieuse du saint roi
s’alarmait des grandeurs humaines, et, si nous en croyons les traditions
historiques, il avait eu le projet de descendre du trône de Charlemagne et de
Philippe-Auguste pour s’ensevelir dans un monastère de Saint-Dominique.
Charles, au contraire, n’avait qu’une crainte, celle de perdre les provinces
que la fortune lui avait données ; qu’une seule pensée, celle de profiter de
toutes les circonstances et d’employer tous les moyens pour agrandir ses
États. Tandis que son frère, l’un des plus grands monarques de la chrétienté,
enviait la paix, la pauvreté et la bure des cénobites, lui n’aspirait qu’à
parer son front d’une couronne, qu’à être compté parmi les rois de la terre.
Le duc d’Anjou était encouragé dans son ambition par sa femme Béatrix, qu’on
avait vue pleurer pour n’être pas reine comme ses trois sœurs, et qui
consentit facilement à vendre ses bijoux pour une guerre où elle espérait
trouver l’accomplissement de tous ses vœux. Les scrupules de Louis IX suspendirent
pendant quelque temps les desseins du Saint-Siège. Mais Clément IV, qui
succéda à Urbain, fit de nouvelles tentatives ; le pieux monarque se laissa
enfin entraîner par les prières de Charles, et surtout par l’espoir que la
conquête de la Sicile ne serait pas inutile un jour à la défense de la terre
sainte. Le
comte de Béthune, un grand nombre de seigneurs et de chevaliers français
accompagnèrent le duc d’Anjou en Italie. Après avoir été couronné à Rome par
deux cardinaux, le nouveau roi entra dans le royaume de Naples suivi d’une
armée formidable et précédé des foudres du Saint-Siège. Les soldats de
Charles portaient une croix et se battaient au nom de l’Église ; des prêtres
exhortaient les combattants et leur promettaient l’expiation de leurs péchés.
Mainfroi succomba dans celte guerre, qu’on appelait une guerre sainte, et
perdit la couronne et la vie à la bataille de Cosenza. Cependant
le pape, délivré des soins de cette croisade, s’occupa de celle d'outre-mer :
ses légats sollicitèrent les princes, les uns de prendre la croix, les autres
d’accomplir leur serment. Clément ne négligea point de presser Michel
Paléologue de montrer enfin la sincérité de ses promesses. Charles, qui
s’était déclaré le vassal du pape et qui lui devait son royaume, reçut
plusieurs messages dans lesquels on lui représentait les dangers de la terre
sainte, et ce qu’il devait à Jésus-Christ, outragé par les victoires des
musulmans. Le nouveau roi de Sicile se contenta d’envoyer un ambassadeur au
sultan du Caire, et de recommander à Bibars les malheureux habitants de la
Palestine. Le sultan répondit à Charles qu’il ne rejetait point son
intercession, mais que les chrétiens se détruisaient par leurs propres mains
; que personne parmi eux n’avait assez de pouvoir pour faire respecter les
traités, et que le plus petit d'entre eux défaisait sans cesse ce qu’avait
fait le plus grand. Bibars envoya à son tour des ambassadeurs auprès de
Charles, moins pour suivre des négociations que pour connaître l’état et les
dispositions de la chrétienté. Le
jeune Conradin s’apprêtait à disputer à Charles d’Anjou la couronne de
Sicile. Pour se ménager tous les appuis, il envoya, comme roi de Jérusalem,
des députés au sultan d’Égypte, et le conjura de protéger ses droits contre
son rival. Bibars chercha dans sa réponse à consoler Conradin, et vit sans
doute avec joie la division parmi les princes de l’Occident. Dans
l’état où se trouvait l’Europe, un seul monarque s’occupait sérieusement du
sort des colonies chrétiennes en Asie. Le souvenir d’une terre qu’il avait
habitée et l’espoir de venger l’honneur des armes françaises en Égypte,
dirigeaient toutes les pensées de Louis IX vers une nouvelle croisade.
Cependant il cachait encore son dessein, et ce grand projet, dit un de ses
historiens, se formait, pour ainsi dire, entre Dieu et lui. Louis consulta le
pape qui hésita à lui répondre, réfléchissant sur les dangers de son absence
pour la France et même pour l’Europe. La première lettre de Clément avait
pour but de détourner le monarque français d’une si périlleuse entreprise ;
consulté de nouveau, le souverain pontife n’eut plus les mêmes scrupules, et
crut devoir encourager Louis IX dans son dessein, persuadé, disait-il, que ce
dessein venait de Dieu. Cependant
le but de cette négociation restait toujours enseveli dans le plus profond
mystère. Louis IX craignait sans doute que, s’il annonçait d’avance ses
desseins, la réflexion ne nuisît à l’enthousiasme dont il avait besoin pour
réussir, et qu’il ne se formât dans sa cour et dans le royaume une opposition
puissante contre l’entreprise d’une croisade ; il pensait qu’en annonçant
tout à coup son projet au moment de l’exécution, il frapperait davantage les
esprits et les entraînerait plus facilement à suivre son exemple. Une
assemblée des barons, des seigneurs et des prélats du royaume, fut convoquée
solennellement à Paris vers le milieu du carême : on n’avait point oublié
dans cette convocation le fidèle Joinville ; le sénéchal pressentait, dit-il
dans ses Mémoires, que Louis allait se croiser, et ce qui lui donnait ce
pressentiment, c’était qu’il avait vu en songe le roi de France revêtu d’une
chasuble vermeille de sarge de Reims, ce qui signifiait la croix. Son
aumônier, en lui expliquant ce songe, avait ajouté que la chasuble, étant de sarge
de Reims, annonçait que la croiserie serait de petit exploict. Le
vingt-troisième jour de mars, le grand parlement du royaume s’étant assemblé
dans une grande salle du Louvre, le roi entra portant à la main la couronne
d’épines de Jésus-Christ. A cet aspect, toute l’assemblée put juger des
intentions du monarque. Louis, dans un discours prononcé avec onction,
représenta les malheurs de la terre sainte, déclara qu’il était résolu
d’aller la secourir ; il exhorta ensuite tous ceux qui l’écoutaient à prendre
la croix. Lorsqu’il eut cessé de parler, un morne et profond silence exprima
tout à la fois la surprise, la douleur des prélats et des barons, et leur
respect pour les volontés du saint monarque. Le
légat du pape, cardinal de Sainte-Cécile, parla après Louis IX, et, dans une
exhortation pathétique, appela les guerriers français à prendre les armes
contre les infidèles. Louis reçut la croix des mains du cardinal ; son
exemple fut suivi par trois de ses fils. On remarquait avec attendrissement
le plus jeune de ces princes, Jean, comte de Ne vers, né en Égypte au milieu
des calamités de la croisade précédente. Le légat du pape reçut ensuite le
serment d’un grand nombre de prélats, de comtes et de barons. Parmi ceux qui
prirent la croix en présence de Louis et dans les jours qui suivirent cette
prédication, l’histoire cite Jean, comte de Bretagne, Alphonse de Brienne,
Thibaut, roi de Navarre, le comte d’Artois, fils de ce Robert tué à
Mansourah, le duc de Bourgogne, les comtes de Flandre, de Saint-Paul, de la
Marche, de Soissons, les seigneurs de Montmorency, de Pienne, de Nemours,
etc. Les femmes montrèrent le même zèle : la comtesse de Bretagne, Iolande de
Bourgogne, la dame de Poitiers, Jeanne de Toulouse, Isabelle de France,
Amicie de Courtenay, et plusieurs autres, prirent la résolution de suivre
leurs maris dans l’expédition d’outre-mer. Cependant la reine Marguerite, qui
n’avait pas oublié ce qu’elle avait souffert à Damiette pendant la captivité de
Louis IX, n’eut point le courage de prendre la croix et d’aller chercher de
nouveaux périls en Orient. Le sire de Joinville fut vivement pressé de
s’enrôler sous les drapeaux de la croisade ; mais il résista à toutes les
instances qu’on lui fit, alléguant les grands dommages que ses vassaux
avaient soufferts pendant la première expédition. Le bon sénéchal se
rappelait aussi les prédictions de son aumônier ; il aurait voulu accompagner
le roi, qu’il aimait sincèrement, mais il n’était point encore revenu des
frayeurs qu’il avait eues en Égypte, et rien au monde ne pouvait le faire
retourner dans le pays des musulmans. La
détermination de saint Louis, dont on avait déjà le triste pressentiment,
répandit le deuil dans tout le royaume : on ne pouvait voir sans une vive
affliction le départ d’un prince dont la seule présence entretenait la paix
et maintenait partout l’ordre et la justice. La santé du roi était
très-affaiblie : on devait craindre qu’il ne pût supporter les périls et les
fatigues d’une croisade. Il partait avec ses enfants, et cette circonstance
ajoutait encore à la douleur publique. Les désastres de la première
expédition en Égypte se représentaient à l’esprit des peuples. On se
rappelait la captivité de toute la famille royale ; on redoutait de plus
grands malheurs pour l’avenir. Joinville ne craint pas de dire que ceulx
qui avaient conseillé au roy le voyage d’oultre mer avaient péché
mortellement. Cependant
il n’échappait ni plaintes ni murmures contre Louis IX : l’esprit de
résignation, qui était une des vertus du monarque, semblait avoir passé dans
l’âme de ses sujets, et, pour nous servir des expressions mêmes de la bulle
du pape, les Français ne voyaient dans le dévouement du roi qu’un noble et
douloureux sacrifice à la cause des chrétiens, à cette cause pour laquelle
Dieu n’avait pas épargné son Fils unique. La
résolution du roi de France produisit une vive sensation en Europe, et ranima
ce qui restait encore dans les esprits du vieil enthousiasme pour les
croisades. Comme il était le chef de l’entreprise, la plupart des guerriers
se faisaient une gloire de combattre sous ses drapeaux ; la confiance qu’on
avait dans sa sagesse et dans ses vertus rassurait en quelque sorte les
esprits contre les dangers des expéditions lointaines, et rendait aux peuples
chrétiens des espérances qu’ils semblaient avoir perdues. Clément
IV écrivit au roi d’Arménie pour le consoler des maux qu’il avait soufferts
dans l’invasion des mameluks, et lui annoncer que les chrétiens d’Orient
allaient recevoir de puissants secours. Abaga, kan des Tartares, qui
poursuivait alors une guerre contre les Turcs de l’Asie Mineure, avait envoyé
des ambassadeurs à la cour de Rome et à plusieurs princes de l’Occident : il
se proposait d’attaquer les mameluks de concert avec les Francs et de les
chasser de la Syrie et de l’Égypte. Le pape accueillit solennellement les
ambassadeurs mogols ; il leur dit qu’une armée conduite par un grand monarque
allait s’embarquer pour l’Orient, que l’heure fatale aux musulmans était
arrivée, et que Dieu bénirait son peuple et tous les alliés de son peuple. Louis,
sans cesse occupé de son expédition, avait fixé l’époque de son départ à
l’année 1270. Près de trois années devaient s’écouler avant que les secours
annoncés par le souverain pontife pussent arriver en Orient. On demanda des
vaisseaux pour le transport des croisés aux républiques de Gênes et de Venise
: les Vénitiens refusèrent d’abord, et, voyant ensuite qu’on allait traiter
avec les Génois, ils envoyèrent des ambassadeurs pour offrir une flotte. Un
traité fut conclu avec les Vénitiens, qui s’engagèrent à fournir quinze
navires pour le passage et à en armer quinze autres à leurs dépens pour la
durée d’un an. Mais ce traité resta sans effet, parce que, à la suite de
longues négociations où Venise montra plus de jalousie contre Gênes que de
zèle pour la croisade, elle refusa encore de concourir à l’embarquement de
l’armée chrétienne, redoutant moins la colère de Louis IX que celle du sultan
du Caire, qui pouvait ruiner ses comptoirs d’Orient. Enfin les Génois
s’engagèrent à fournir les vaisseaux pour l’expédition. La plus
grande difficulté était de trouver l’argent nécessaire pour les préparatifs
de la guerre. Jusqu’alors les décimes levées sur le clergé avaient fourni aux
dépenses des croisades ; l’opinion s’était généralement établie qu’une guerre
sainte devait être payée par les hommes attachés à l’Église et voués aux
autels de Jésus-Christ. Déjà Urbain IV, prédécesseur de Clément, avait
ordonné dans tout l’Occident la levée d’un centième sur les revenus du
clergé, et, ce qui pouvait ressembler à un trafic des choses saintes, la cour
de Rome permettait de distribuer des indulgences, qu’on accordait à
proportion de ce qui était donné au-delà du tribut exigé. Le clergé de France
avait adressé au pape plusieurs réclamations, mais ces réclamations étaient
restées sans effet : le pape Clément, dans ses lettres, reprochait aux
Églises de France leur mauvais vouloir pour la levée des décimes. Lorsque
l’on connut la dernière résolution de Louis IX, le Saint-Siège eut recours
aux moyens accoutumés, et, sans égard pour des plaintes qui n’étaient pas
sans fondement, l’ordre fut envoyé de lever encore une fois une décime
pendant trois années. Ce fut alors que le clergé redoubla d’opposition, et
qu’il songea plus à la défense de ses revenus qu’à la délivrance de la terre
sainte. Il se plaignit au roi ; il envoya à Rome des députés chargés
d’exposer la profonde misère où l’Église de France se trouvait réduite par
les charges qui pesaient sur elle ; ces députés représentèrent au souverain
pontife que les exactions des derniers temps devenaient tous les jours plus
intolérables, et que les biens du clergé ne suffisaient plus pour entretenir
les autels et nourrir les pauvres de Jésus-Christ. Ils ajoutaient que
l’injustice et la violence avaient autrefois séparé l’Église grecque de
l’Église romaine, faisant entendre que de nouvelles rigueurs ne manqueraient
pas de produire de nouveaux schismes. Ils disaient encore que, si la plupart
des croisades, et surtout l’expédition de saint Louis en Égypte, avaient été
malheureuses, c’était sans doute parce qu’on avait dépouillé le sanctuaire et
ruiné les églises. Pour dernière raison, ils annonçaient dans l’avenir des
calamités plus grandes que celles qu’on avait vues. Un
pareil discours devait enflammer la colère du souverain pontife. Clément,
dans sa réponse, reprocha aux députés et à ceux qui les envoyaient de
l’indifférence pour la cause des chrétiens, et une avarice qui leur faisait
refuser leur superflu pour une guerre où tant de princes, tant de guerriers
illustres, sacrifiaient leur vie. Il leur montra l’excommunication prête à
punir une résistance coupable, et les menaça de les priver des biens qu’ils
refusaient de partager avec Jésus-Christ. Le
clergé fut obligé d’obéir et condamné à payer la décime pendant quatre ans.
Le pape permit encore au roi de disposer de toutes les sommes léguées par
testament pour le secours de la terre sainte ; il lui abandonna également
l’argent qu’on pourrait tirer de ceux qui s’étaient croisés et qui
demandaient à se racheter de leur vœu : ce qui dut produire une somme
considérable, car on donnait la croix à tout le monde, et on ne refusait la
dispense à personne. Louis
IX ne négligea point les ressources qu’il avait comme roi de France. A cette
époque on ne connaissait point d’impôts réguliers, et les rois n’avaient pour
soutenir l’éclat du trône que les revenus de leurs domaines. Afin de subvenir
à toutes les dépenses qu’il était obligé de faire en cette occasion, le roi
eut recours à l’impôt qu’on appelait la capitation, et que les seigneurs
suzerains, d’après les coutumes féodales, exigeaient de chacun de leurs
vassaux dans des circonstances extraordinaires. On imposa une taxe aux
bourgeois des villes et aux habitants des campagnes. De l’avis des curés,
dans chaque paroisse, on choisit douze personnes des plus gens de bien, qui,
après avoir fait serment d'observer l’égalité la plus exacte, taxèrent chacun
selon ses facultés ; elles-mêmes n’échappèrent point à cette loi.
Non-seulement l’usage autorisait le roi à lever cette contribution par
rapport à la croisade ; mais il en avait aussi le droit à l’occasion d’une
cérémonie, alors très-importante, dans laquelle son fils aîné, Philippe,
devait être reçu chevalier. Ainsi l’impôt fut exigé au nom de la chevalerie
et au nom de la religion : on le paya sans murmurer, parce que Louis en avait
confié la perception à des hommes renommés pour leur droiture. Lorsque
Philippe reçut l’épée de chevalier, les Français et surtout les Parisiens
exprimèrent leur amour pour Louis IX et pour sa famille par des réjouissances
publiques. Tout travail cessa à Paris pendant plusieurs jours. Chacun avait
décoré le devant de sa demeure de ses plus riches tapisseries. Des fanaux de
diverses couleurs placés le soir à chaque fenêtre, remplaçaient la lumière du
jour. L’air retentissait de cris de joie. Toute la noblesse accourut des
provinces pour assister aux spectacles et aux fêtes qu’on célébra alors dans
la capitale. Plus de soixante seigneurs reçurent avec le jeune prince l’épée
de chevalier de la main du roi. La dépense de ces fêtes fut supportée par le
monarque seul. Au milieu des tournois, des combats de barrières et des jeux
où éclatait l’adresse des preux et des paladins, la croisade ne fut point
oubliée. Le légat du pape prononça dans l’île de Saint-Louis un discours sur
les malheurs de la terre sainte : tout le peuple parut vivement ému des
exhortations du prélat ; une foule de chevaliers et de guerriers de toutes
les classes prirent la croix. Ainsi Louis IX trouvait dans celle circonstance
l’occasion de lever à la fois de l’argent pour l’entretien de son armée et
des soldats pour la guerre sainte. Tandis
que toute la France s’occupait de l’expédition d’outre-mer, on prêchait la
croisade dans les autres contrées de l’Europe. Un concile se réunit à
Northampton, dans le comté du même nom, où la plupart des barons d’Angleterre
vinrent entendre les exhortations de l’envoyé de la cour de Rome. Le comte de
Leicester avait été tué dans une bataille décisive, et la ligue dont il était
le chef ne pouvait plus rien entreprendre contre l’autorité royale. Le fils
aîné de Henri III, le prince Edouard, dont la valeur brillante avait triomphé
des rebelles, soit que la piété de saint Louis eût excité son zèle, soit
qu’il voulût acquitter le vœu que son père avait renouvelé tant de fois, prit
la croix des mains du légat. Les compagnons de ses victoires et les seigneurs
qu’il avait vaincus s’empressèrent de suivre son exemple : cette ardeur
belliqueuse qui avait si longtemps déchiré le sein de la patrie se tourna
tout à coup contre les infidèles, et, ce qui ne fut pas sans un résultat
heureux pour un royaume épuisé par de longues calamités, toutes les passions
de la guerre civile se portèrent alors vers la nouvelle croisade. La même
ardeur se manifesta dans le royaume d’Ecosse, où Jean de Bailleul et
plusieurs seigneurs s’enrôlèrent sous les bannières de la guerre d’Orient. La
Catalogne et la Castille fournirent un grand nombre de croisés ; le roi de
Portugal et Jacques, roi d’Aragon, prirent la croix. Déjà une des filles du
prince aragonais, doña Sancha, ayant fait un pèlerinage à Jérusalem, était
morte à l’hôpital de Saint-Jean, après s’être dévouée pendant plusieurs
années au service des malades et des pèlerins. Jacques avait plusieurs fois
vaincu les Maures ; mais ses exploits contre les infidèles et le souvenir
d’une fille martyre de la charité chrétienne, ne soutenaient point sa piété
contre les passions mondaines, et ses honteuses liaisons avec Bérengère
scandalisaient la chrétienté. Le
pape, à qui il communiqua son dessein d’aller dans la terre sainte, lui
répondit que Jésus-Christ ne pouvait agréer les services d’un prince qui le
crucifiait tous les jours par ses péchés. Le roi d’Aragon, par une étrange
réunion de sentiments opposés, ne voulut ni renoncer à Bérengère, ni
abandonner son projet de combattre les infidèles en Orient. Il renouvela son
serment à Tolède, dans une grande assemblée à laquelle assistaient des
ambassadeurs du kan des Tartares et du roi d’Arménie. Nous lisons dans une
dissertation espagnole sur les croisades, qu’Alphonse le Sage, qui ne put
partir lui-même pour l’Orient, fournit au roi d’Aragon un secours de cent
hommes et de 100.000 maravédis en or ; l’ordre de Saint-Jacques et d’autres
ordres de chevalerie, qui avaient souvent accompagné le vainqueur des Maures
dans ses batailles, lui fournirent aussi de l’argent et des hommes. La ville
de Barcelone lui offrit 80.000 sous barcelonais, Majorque 30.000 sous
d’argent avec deux navires équipés. La flotte, composée de trente gros
vaisseaux et d’un grand nombre de navires sur lesquels étaient embarqués huit
cents hommes d’armes et vingt mille fantassins, partit de Barcelone le 4
septembre 1268. Arrivée à la hauteur de Majorque, elle fut dispersée par une
tempête : une partie des vaisseaux arriva en Asie, une autre entra dans les
ports de Sardaigne ; le vaisseau que montait le roi d’Aragon fut jeté sur les
côtes du Languedoc. L’arrivée
à Ptolémaïs des croisés aragonais, commandés par un fils naturel de Jacques,
rendit quelque espoir aux Francs de la Palestine. Un envoyé du roi d’Aragon,
au rapport des chroniques orientales, se rendit auprès du kan des Tartares
pour lui annoncer que le monarque espagnol allait arriver avec une armée.
Mais Jacques n’arriva point, soit qu’il fût retenu en Occident par les
discours et les charmes de Bérengère, soit que la tempête qui avait dispersé
sa flotte lui eût fait croire que le ciel s’opposait à son pèlerinage. On
avait blâmé son départ, dans lequel il semblait mépriser les conseils du
Saint-Siège ; on blâma son retour, qu’on attribua à ses honteux penchants.
Des murmures s’élevèrent aussi contre le roi de Portugal, qui avait levé des
décimes et ne quittait point son royaume. Tous
ceux qui s’intéressaient en Europe au succès de la croisade, avaient alors
les yeux sur le royaume de Naples, où Charles d’Anjou faisait de grands
préparatifs pour accompagner son frère dans l’Orient ; mais ce royaume
récemment conquis devait être encore le théâtre d’une guerre allumée par la
vengeance et l’ambition. Il arriva dans l’État de Naples et de Sicile, qui
avait si souvent changé de maître, ce qui arrive presque toujours après une
révolution : les espérances trompées se changèrent en haines ; les excès
inséparables d’une conquête, la présence d’une armée fière de ses victoires,
le gouvernement trop violent de Charles, animèrent les peuples contre le
nouveau roi. Clément IV crut devoir lui donner un avertissement salutaire. « Votre
royaume, lui écrivait-il, épuisé d’abord par les agents de votre autorité,
est déchiré maintenant par vos ennemis ; ainsi la chenille détruit ce qui a
échappé à la sauterelle. Le royaume de Naples et de Sicile n’a pas manqué de
gens qui le désolaient : où sont maintenant ceux qui le défendront ? » Cette
lettre du pape annonçait les orages prêts à éclater. Beaucoup de ceux qui
avaient appelé Charles par leurs vœux, regrettèrent la maison de Souabe, et
portèrent leurs nouvelles espérances vers Conradin, héritier de Frédéric et
de Conrad. Ce jeune prince quitta l’Allemagne avec une armée et s’avança en
Italie, se fortifiant dans sa marche du parti des Gibelins et de tous ceux
que la domination de Charles avait irrités. Toute l’Italie était en feu, et
le pape, protecteur de Charles, retiré à Viterbe, n’avait plus pour sa propre
défense que les foudres de l’Église. Cependant
Charles d’Anjou rassembla des troupes et vint au-devant de son rival. Les
deux armées se rencontrèrent dans la plaine de Saint-Valentin, près d’Aquila
: l’armée de Conradin fut taillée en pièces, et le jeune prince tomba au
pouvoir du vainqueur. La postérité n’a point pardonné à Charles d’avoir abusé
de sa victoire jusqu’au point de faire condamner et décapiter son ennemi
vaincu et désarmé. Après cette exécution, la Sicile et le pays de Naples
furent livrés à toutes les fureurs d’une tyrannie jalouse et soupçonneuse ;
car la violence appelle la violence, et les grands crimes de la politique ne
viennent jamais seuls. C’est ainsi que Charles se disposait à la croisade ;
d’un autre côté, la Providence lui préparait de terribles catastrophes : «
Tant il est vrai, dit un historien, que Dieu donne aussi souvent les royaumes
pour punir ceux qu’il élève que pour châtier ceux qu’il assujettit. » [1269.]
Pendant que ces scènes sanglantes se passaient en Italie, Louis IX
poursuivait l’ouvrage de la paix publique et l’entreprise de la croisade. Le
saint monarque n’oubliait point que la plus sûre manière d’adoucir les maux
de la guerre et ceux de son absence, c’était de faire de bonnes lois. Il
rendit alors plusieurs ordonnances ; et chacune de ces ordonnances était un
monument de sa justice. La plus célèbre de toutes est la pragmatique sanction
: cette ordonnance royale, qui avait pour but de régler les élections
ecclésiastiques, de maintenir les anciennes immunités des églises, et de
défendre les droits et les revenus du clergé contre les prétentions et les
envahissements du gouvernement romain, devint dans la suite le fondement des
libertés gallicanes. Louis IX s’occupait aussi d’élever ce monument de
législation auquel la postérité a donné son nom, et dont l’esprit de sagesse
et d’équité servit de modèle et de lumière aux hommes qui dans les âges
suivants entreprirent de réformer et d’améliorer les lois du royaume. Le
comte de Poitiers, qui devait accompagner son frère, travaillait en même
temps à pacifier ses provinces, et fit beaucoup de règlements pour le
maintien de l’ordre public. Il s’occupa surtout d’abolir la servitude, ayant
pour maxime, disait-il, que les hommes naissent libres, et qu’il est toujours
sage de faire retourner les choses à leur origine. Ce bon prince s’attira les
bénédictions de son peuple, et l’amour de ses vassaux assura la durée des
lois qu’il avait faites. Nous
avons dit que le prince Édouard, fils aîné de Henri III, avait fait le
serment de combattre les infidèles ; mais l’Angleterre, épuisée par les
guerres civiles, ne pouvait suffire aux dépenses d’une expédition lointaine.
Louis IX, qui estimait la bravoure du jeune prince croisé, et voulait l’avoir
pour compagnon d’armes dans la guerre sainte, vint à son secours, et
s’engagea à lui prêter 70.000 livres tournois. Sur ces 70.000 livres
tournois, 25.000 livres devaient être payées à Gaston, vicomte de Béarn,
lequel avait pris l’engagement de suivre Édouard à la croisade. Pour garantie
de la somme empruntée, le fils de Henri III engageait les revenus de la
Guienne, ses domaines particuliers, et donnait de plus son propre fils en
otage. Il jurait en même temps que, tant que durerait le saint pèlerinage, il
obéirait au roy de France, en bonne foy, ainsi comme ung des barons de son
royaume. On
approchait de l’époque marquée pour le départ de l’expédition. Par ordre du
légat, les curés, dans chaque paroisse, avaient pris les noms des croisés
pour les obliger de porter publiquement la croix, et tous étaient avertis de
se tenir prêts à s’embarquer au mois de mai 1270. D’après l’usage suivi dans
les croisades, Louis fît son testament : il laissa à Agnès, la plus jeune de
ses filles, 10.000 francs pour se marier, et 4.000 francs à la reine
Marguerite. Le monarque confia l’administration du royaume, pendant son
absence, à Mathieu, abbé de Saint-Denis, et à Simon, sire de Nesle. Il avait
écrit à tous les seigneurs qui devaient le suivre en Orient, pour leur
recommander de rassembler leurs chevaliers et leurs hommes d’armes. Comme
l’enthousiasme religieux n’était point assez puissant pour faire oublier les
intérêts de la terre, plusieurs seigneurs qui avaient pris la croix
craignirent d’être ruinés dans la guerre sainte ; la plupart hésitaient à
partir. Louis prit l’engagement de fournir aux dépenses de leur voyage et de
les entretenir à ses frais pendant la guerre, ce qu’on n’avait pas vu dans
les croisades de Louis VII et de Philippe-Auguste. Il nous reste un précieux
monument de cette époque : c’est une charte par laquelle le roi de France
réglait ce qu’il devait payer à un grand nombre de barons et de chevaliers
pendant tout le temps que durerait la guerre d’outre-mer. Chacun
des seigneurs à qui le roi accordait une solde, devait recevoir une somme
proportionnée au nombre des chevaliers qu’il conduisait avec lui. Cette solde
était accordée pour un an, lequel an devait commencer lorsque les croisés
seraient arrivés à terre seiche de la mer. Le roi devait payer la moitié
de la somme convenue là où l’année commençait, et l’aultre moitié
quand la première moitié du demi an serait passée. S’il arrivait que les
croisés séjournassent dans une île, par quoy il demoureroit mer derrière
eux, l’année commencerait (quand ils seraient arrivés pour séjourner.
L’archevêque de Reims et l’évêque de Langres avaient chacun 11.000 livres ;
ils conduisaient soixante chevaliers, pour le passage desquels le roi devait
fournir un vaisseau. Nous remarquons dans la liste, qui est sous nos yeux,
que les conventions n’étaient pas les mêmes pour tous : on voit, par exemple,
Guillaume de Courtenay et Gilles de Mailly recevoir, l’un, pour lui et pour
dix chevaliers, vingt-deux cents livres ; l’autre, avec six chevaliers
seulement, recevoir trois mille livres, et le passage ainsi que le retour
de chevaulx ; tous deux devaient avoir bouche à court ou manger en l’hostel
du roy ; plusieurs n’avaient point de chevaliers et ne recevaient que huit
vingts livres. Suivant les comptes manuscrits du Trésor des Chartes,
le total de ces soldes qu’on appelait dons, se montait à 170.000 livres
tournois, dépense considérable si on y ajoute les frais de nourriture pour
cent trente chevaliers qui devaient manger aux tables du roi, et les frais de
transport et de passage pour la suite et les équipages des seigneurs
bannerets. Dès le
mois de mars, Louis se rendit dans l’église de Saint-Denis, où il reçut les
marques de son pèlerinage et mit son royaume sous la protection des apôtres
de France. Le jour qui suivit cette cérémonie solennelle, on célébra une
messe pour la croisade dans l’église de Notre-Dame de Paris. Le monarque s’y
rendit accompagné de ses enfants et des principaux seigneurs de sa cour ; il
était sorti du palais, les pieds nus, portant la panetière et le bourdon. Le
même jour il alla coucher à Vincennes, et revit pour la dernière fois ces
chênes antiques à l’ombre desquels il se plaisait à rendre la justice à ses
peuples ; ce fut là que Louis se sépara de la reine Marguerite, qu’il n’avait
jamais quittée, séparation d’autant plus douloureuse, qu’elle rappelait de cruels
souvenirs et que ces souvenirs se joignaient aux plus tristes pressentiments. Le
peuple et la cour étaient plongés dans la tristesse. Ce qui ajoutait à la
douleur publique, c’est qu’on ne savait point encore où Louis allait diriger
son expédition : on parlait vaguement des côtes d’Afrique. Le roi de Sicile
avait pris la croix, sans avoir la volonté de partir pour l’Asie ; et,
lorsque dans les conseils on délibéra sur l’entreprise, il fit insinuer qu’on
devait attaquer Tunis. Le royaume de Tunis remplissait la mer de pirates et
fermait tous les passages de la Palestine ; il était l’auxiliaire de
l’Égypte, et pouvait en devenir le chemin. Voilà les raisons qu’on mettait en
avant ; la véritable, c’est qu’il était important pour le roi de Sicile de
conquérir les côtes d’Afrique et de ne pas trop s’éloigner de l’Italie. La
véritable raison pour saint Louis, celle qui le détermina sans doute, si on
en croit Geoffroi de Beaulieu, son confesseur, c’est qu’il croyait pouvoir
convertir le roi de Tunis et conquérir un vaste pays à la foi chrétienne. Le
prince musulman, dont les ambassadeurs étaient venus plusieurs fois en
France, avait lui-même fait naître cette idée, en disant qu’il ne demandait
pas mieux que d’embrasser la religion de Jésus-Christ. Ce qu’il avait dit
peut-être pour éviter une invasion, fut précisément ce qui lui attira la guerre
: Louis IX répétait souvent qu’il consentirait à passer toute sa vie dans un
cachot sans voir le soleil, si à ce prix le roi de Tunis se convertissait
avec tout son peuple. Pendant
que Louis traversait son royaume pour se rendre à Aigues-Mortes, où devait
s’embarquer l’armée des croisés, on implorait partout les bénédictions du
ciel pour ses armes ; le clergé et les fidèles, rassemblés dans les églises,
priaient pour le roi et pour ses enfants, pour tous ceux qui le suivaient. On
pria aussi pour les princes et les seigneurs étrangers qui avaient pris la
croix et promettaient d’aller en Orient, comme si on eût voulu par-là les
inviter à presser leur départ. La
plupart ne répondirent point à ce religieux appel. Le roi de Castille, qui
s’était croisé, avait des prétentions à la couronne impériale, et ne pouvait
d’ailleurs oublier le supplice de son frère Frédéric, immolé par Charles
d’Anjou. Non-seulement les affaires de l’Empire retenaient les princes et les
seigneurs allemands, mais aussi la mort du jeune Conradin avait tellement
révolté les esprits en Allemagne, que personne dans ce pays n’aurait voulu
combattre sous les mêmes drapeaux que le roi de Sicile. Un si noir attentat,
commis au milieu des préparatifs d’une guerre sainte, semblait présager de
grandes calamités. Dans cette disposition des esprits, on devait être porté à
croire que le ciel était irrité contre les chrétiens, et que sa malédiction
allait retomber sur les armes des croisés. Lorsque
Louis arriva à Aigues-Mortes, il n’y trouva ni la flotte génoise, ni les
principaux seigneurs qui devaient s’embarquer avec lui : les ambassadeurs de
Paléologue furent les seuls qui ne se firent point attendre ; car à
Constantinople on avait toujours peur de la croisade, et cette crainte était
plus active que l’enthousiasme des croisés. Louis aurait pu demander à
l’empereur grec pourquoi, après avoir promis d’envoyer des soldats, il
n’envoyait que des députés ; mais Louis, qui mettait la plus grande
importance à la conversion des Grecs et qui croyait à leur bonne foi, se
contenta de rassurer les ambassadeurs ; et, comme le pape Clément IV venait
de mourir, il les renvoya au conclave des cardinaux pour terminer la réunion
des deux Églises. Cependant
les croisés, entraînés par les exhortations réitérées et par l’exemple de
Louis, se mettaient en marche dans toutes les provinces, et se dirigeaient
vers les ports de Marseille et d’Aigues-Mortes. Bientôt Louis vit arriver le
comte de Poitiers avec un grand nombre de ses vassaux ; les principaux
seigneurs amenaient avec eux l’élite de leurs chevaliers et de leurs soldats
; plusieurs cités avaient envoyé aussi leurs guerriers. Chaque troupe avait
sa bannière, et formait un corps séparé, portant le nom d’une ville ou d’une
province. On distinguait dans l’armée chrétienne les bataillons de Beaucaire,
de Carcassonne, de Châlons, de Périgord, etc. Ces noms excitaient vivement
l’émulation, mais aussi ils donnèrent lieu à des querelles que la sagesse et
la fermeté de Louis parvinrent difficilement à apaiser. Il arriva des croisés
de la Catalogne, de la Castille et de plusieurs autres provinces d’Espagne.
Cinq cents guerriers de la Frise arrivèrent pleins de confiance dans un chef
tel que Louis IX, disant que leur nation avait toujours été fière d’obéir aux
rois de France. Le roi,
avant de s’embarquer, écrivit encore une fois aux régents du royaume pour
leur recommander de veiller sur les mœurs publiques, de délivrer la France
des mauvais juges, de faire rendre à tout le monde, et particulièrement aux
pauvres, une justice prompte et entière, afin que celui qui juge les
jugements des hommes n’eût rien à lui reprocher. Tels furent les derniers
adieux que Louis fit à la France. Avant
de s’embarquer, le pieux monarque fit un pèlerinage à Notre-Dame de Vauvert
et dans d’autres lieux renommés alors pour leur sainteté. Le jour même du
départ, et prêt à monter sur son vaisseau, il fit appeler ses fils Philippe,
Jean et Pierre : « Vous voyez, leur dit-il, comment déjà vieux
j’entreprends pour la seconde fois le voyage d’outre-mer, comment je laisse
votre mère avancée en âge, et mon royaume rempli de prospérités. Vous voyez
comment, pour la cause du Christ, je n’épargne point ma vieillesse, et
comment j’ai résisté à la désolation de tous ceux qui m’étaient chers. Je
sacrifie pour Dieu, richesses, honneurs, plaisirs ; je vous emmène avec moi,
vous, mes chers enfants, ainsi que votre sœur aînée ; j’aurais emmené mon
quatrième fils s’il avait été plus avancé en âge. » S’adressant ensuite à
Philippe, Louis ajouta : « J’ai voulu vous dire ces choses, afin qu’après ma
mort et lorsque vous serez monté sur le trône, vous n’épargniez rien pour le
Christ et pour la défense de son Église ; fasse le ciel que jamais ni votre
épouse, ni vos enfants, ni votre royaume, ne vous arrêtent dans la voie du
salut ! J’ai voulu vous donner ce dernier exemple à vous et à vos frères, et
j’espère que vous le suivrez si les circonstances le demandent. » Après
les prières et les cérémonies d’usage, la flotte mit à la voile le 4 juillet
1270, et le 8 du même mois, elle arriva dans la rade de Cagliari. Les
habitants de l’île de Sardaigne, alliés ou sujets de Pise, furent effrayés de
voir flotter le pavillon des Génois, avec lesquels ils étaient en guerre :
ils refusèrent de recevoir aucun vaisseau dans leur port, et les messages
pacifiques de saint Louis ne purent obtenir que la permission de débarquer
les malades et d’acheter quelques provisions. La
flotte attendit pendant huit jours que les vaisseaux dispersés par les vents
vinssent la rejoindre. Ce fut dans la rade de Cagliari que le roi de France
et ses barons tinrent un dernier conseil pour savoir en quel lieu et comment
ils aborderaient sur la terre des infidèles. On avait sans doute délibéré
avant cette époque sur l’objet de celte expédition ; mais ce qui paraît
certain, c’est que la résolution qui avait été prise était à peine connue des
principaux chefs. Les
chroniques du temps parlent à peine de cette dernière délibération, tant
l’indifférence sur ce point était grande. Il est probable que plusieurs
chevaliers s’opposèrent au projet de porter la guerre sur les terres d’un
prince qui n’avait point fait de mal aux chrétiens, tandis qu’on laissait en
paix le souverain de l’Égypte et de la Syrie, le plus cruel fléau des
colonies chrétiennes. Quelques-uns des barons, les évêques surtout, durent
rappeler à l’assemblée qu’en prenant la croix, les pèlerins avaient fait vœu
d’aller dans la terre sainte, et non sur les rivages déserts de l’Afrique.
Nos lecteurs n’ont pas oublié ce qui se passa dans la cinquième croisade ;
ils ont pu voir comme nous l’ardeur opiniâtre avec laquelle un grand nombre
de seigneurs et d’ecclésiastiques s’élevèrent contre le projet de marcher sur
Byzance, et la sévérité inflexible du chef de l’Église envers les croisés,
qui, regardant à droite et à gauche, avaient oublié le chemin de Jérusalem :
depuis longtemps, on ne voyait plus rien de semblable dans la direction des
guerres saintes, et la pensée de délivrer les murs de Sion n’était plus
qu’une circonstance accessoire des expéditions d’outre-mer. Dans les
croisades précédentes, les pèlerins avaient déjà porté leurs armes en Égypte
; Louis IX lui-même, avant de visiter les saints lieux, avait voulu arborer
les étendards de la croix sur les bords du Nil. Maintenant, entraîné par les
adroites insinuations du roi de Sicile et par l’espoir de convertir un prince
musulman, il adoptait avec ses barons le projet d’assiéger Tunis, et croyait
faire une chose agréable à Dieu en débarquant sur les ruines de Carthage. Sur la
côte occidentale de l’Afrique, vis-à-vis de la Sicile se trouve une péninsule
décrite par Strabon, dont la circonférence est de trois cent quarante stades
ou quarante-deux milles. Cette péninsule s’avance dans la mer entre deux
golfes, dont l’un, à l’occident, offre un port commode ; l’autre, entre
l’orient et le midi, communique par un canal avec un lac qui s’étend à trois
lieues dans les terres et que les géographes modernes appellent la Goulette.
C’est là qu’était bâtie la rivale de Rome, dont l’enceinte s’étendait aux
deux rivages de la mer. Les conquêtes des Romains, les ravages des Vandales,
n’avaient pu ruiner entièrement cette cité florissante ; mais, dans le
septième siècle, envahie et désolée par les Sarrasins, elle n’était plus
qu’un amas de ruines ; une bourgade, sur le port, appelée Marza, une tour sur
la pointe du cap, un château assez fort sur la colline de Byrsa, voilà tout
ce qui restait de cette ville qui régna si longtemps sur toutes les côtes
d’Afrique, qui menaça souvent l’Italie, et dont les flottes couvraient la
Méditerranée. A cinq
lieues de là, vers l’orient et le midi, un peu au-delà du golfe et du lac de
la Goulette, s’élevait une ville appelée dans l’antiquité Tynis ou Tynissa,
et maintenant Tunis, dont Scipion se rendit maître avant d’attaquer Carthage.
Tunis s’était accrue de la ruine des autres cités, et dans le treizième
siècle elle le disputait pour sa richesse et sa population aux villes les
plus florissantes de l’Afrique. On y comptait dix mille maisons, trois grands
faubourgs ; les dépouilles des nations, les produits d’un commerce immense,
l’avaient enrichie ; tout ce que l’art des fortifications peut inventer,
avait été employé pour en défendre l’accès. La côte
où s’élevait Tunis fut le théâtre de nombreuses révolutions dont les anciens
historiens nous ont transmis le récit ; mais l’histoire moderne n’a point de
même consacré les révolutions des Sarrasins. On peut à peine suivre dans leur
marche les barbares qui plantèrent sur tant de ruines l’étendard de
l’islamisme. Tout ce qu’on sait de positif, c’est que Tunis, longtemps réunie
au royaume de Maroc, s’en était séparée sous un prince belliqueux dont le
troisième successeur régnait au temps de saint Louis. La
flotte génoise quitta la rade de Cagliari le 15 juillet ; elle arriva le 17 à
la vue de Tunis. En voyant ce formidable appareil de guerre, les habitants de
la côte d’Afrique furent saisis de surprise et d’effroi. Si on en croit
Makrisi, le prince de Tunis envoya au roi de France un député chargé de lui
rappeler le souvenir de l’amitié qu’ils s’étaient témoignée réciproquement.
Le même historien ajoute que l’ambassadeur musulman offrit à Louis IX
quatre-vingt mille pièces d’or, et que le monarque accepta ce présent, sans
renoncer à ses projets. Lorsque la flotte s’approcha de la côte, tout ce qui
était sur la rive de Carthage prit la fuite vers les montagnes ou vers Tunis
; quelques vaisseaux qui se trouvaient dans le port restèrent abandonnés. Le
roi ordonna à Florent de Varennes, qui remplissait les fonctions d’amiral, de
descendre dans une chaloupe et d’aller reconnaître le rivage. Varennes ne
trouva personne dans le port, ni sur la rive ; il manda au roi qu’il n’y
avait point de temps à perdre et qu’il fallait profiter de la consternation
des ennemis. Le lecteur se rappelle que, dans la précédente expédition, on
avait précipité la descente sur les côtes d’Égypte ; dans celle-ci on ne
voulut rien hasarder. Alors c’était la jeunesse qui présidait à la guerre ;
maintenant c’était la vieillesse et l’âge mûr. On résolut d’attendre au
lendemain. Le
lendemain, au lever du jour, la côte parut couverte de Sarrasins, parmi
lesquels on voyait un grand nombre d’hommes à cheval. Les croisés ne se
mirent pas moins en mesure d’aborder ; à l’approche des chrétiens, la
multitude des infidèles disparut, et ce fut une grande faveur du ciel, car,
au rapport d’un témoin oculaire, le désordre était si grand, que cent hommes
auraient suffi pour arrêter toute l’armée. Lorsque l’armée chrétienne eut
débarqué, elle se rangea en bataille sur la rive, et, d’après les lois de la
guerre, Pierre de Condet, aumônier du roi, lut à haute voix une proclamation
par laquelle les vainqueurs prenaient possession du territoire. Cette
proclamation, que Louis IX avait rédigée lui-même, commençait par ces mots :
« Je vous dis le ban de Notre-Seigneur Jésus-Christ et de Louis, roi de
France, son sergent. » On
débarqua les bagages, les provisions et les munitions de guerre. Une vaste
enceinte fut tracée ; on y dressa les tentes des soldats chrétiens. Tandis
qu’on creusait des fossés et qu’on élevait des retranchements pour défendre
l’armée d’une surprise, on s’empara de la tour bâtie à la pointe du cap. Le
lendemain, cinq cents matelots plantèrent l’étendard fleurdelisé sur le
château de Carthage. La bourgade de Marza, qui avoisinait le château, tomba
aussi au pouvoir des croisés ; on y laissa les malades, et l’armée resta sous
les tentes. Dans
une lettre écrite à Mathieu, abbé de Saint-Denis, Louis IX raconte lui-même
les premiers événements d’une guerre où tant de revers attendaient les
croisés. « Nous sommes arrivé à la vue de Tunis, dit le pieux monarque,
le jeudi d’avant la fête de sainte Marie-Madeleine ; le vendredi nous avons
pris terre sans aucun obstacle ; après avoir fait débarquer nos chevaux, nous
nous sommes avancé jusqu’à l’ancienne ville qu’on nomme Carthage, et nous
avons dressé notre camp. Nous avons avec nous notre frère Alphonse, comte de
Poitiers et de Toulouse, nos enfants Philippe, Jean et Pierre, notre neveu
Robert, comte d’Artois, et nos autres barons. Notre fille, la reine de
Navarre, les femmes des autres princes, les enfants de Philippe et du comte
d’Artois sont sur les vaisseaux non loin de nous. Nous jouissons tous, grâce
à Dieu, d’une santé parfaite. Nous vous annonçons qu’après avoir pourvu à
tout ce qui était nécessaire, nous avons, avec le secours de Dieu, emporté
d’assaut la ville de Carthage, où plusieurs Sarrasins ont été passés au fil
de l’épée. » Louis
IX espérait encore la conversion du roi de Tunis ; mais cette pieuse illusion
ne tarda pas à s’évanouir. Le prince musulman envoya des députés au roi pour
lui annoncer qu’il viendrait le chercher à la tête de cent mille hommes et
qu'il lui demanderait le baptême sur le champ de bataille ; le roi maure
ajoutait qu’il avait fait arrêter tous les chrétiens qui se trouvaient dans
ses Etats, et qu’ils seraient tous massacrés, si l’armée chrétienne venait
insulter sa capitale. Les
menaces et les vaines bravades du prince de Tunis ne pouvaient changer le
projet de la croisade. Les Maures d’ailleurs n’inspiraient point de crainte
et ne cachaient point la terreur que leur causait la seule vue des croisés.
N’osant jamais affronter l’ennemi, leurs bandes, tantôt éparses, erraient
autour de l’armée chrétienne et cherchaient à surprendre ceux qui
s’écartaient du camp ; tantôt réunies, fondaient sur les postes avancés,
lançaient quelques flèches, montraient leurs sabres nus, et la vitesse de
leurs chevaux les dérobait à la poursuite des chrétiens. Souvent ils avaient
recours à la trahison : trois d’entre eux vinrent dans le camp des croisés,
et dirent qu’ils voulaient embrasser la foi chrétienne ; cent autres les
suivirent en annonçant la même intention. On les reçut à bras ouverts : ils
tombèrent sur les Français le glaive à la main, mais bientôt, accablés par le
nombre, les uns furent tués, les autres s’enfuirent. Les trois premiers, se
jetant à genoux, implorèrent la compassion des chefs. Le mépris qu’on avait
pour de pareils ennemis leur fit obtenir grâce ; ils furent jetés hors du
camp. A la
fin, l’armée musulmane, enhardie par l’inaction des chrétiens, se présenta
plusieurs fois dans la plaine. Rien n’était plus facile que de l’attaquer et
de la vaincre ; mais Louis avait résolu de rester sur la défensive et
d’attendre pour commencer la guerre l’arrivée du roi de Sicile : résolution
funeste qui perdit tout, car le monarque sicilien, qui avait conseillé cette
malheureuse expédition, devait achever par ses retards le mal qu’il avait
déjà fait par ses conseils. On se
préparait en Égypte à prévenir l’invasion des Francs, et dès les premiers
jours d’août, Bibars annonçait par ses messages qu’il allait marcher au
secours de Tunis. Les troupes que le sultan du Caire entretenait dans la
province de Barca (la Cyrénaïque), reçurent l’ordre de se mettre en route. Le
prince de Tunis, qui prenait le titre de calife ou de commandeur des
croyants, avait appelé tous les musulmans du royaume de Maroc et des
provinces de la Mauritanie à la défense de l’islamisme. Ainsi l’armée musulmane
pouvait recevoir de nombreux renforts, tandis que les croisés n’avaient aucun
espoir de trouver des auxiliaires sur les côtes d’Afrique. On se souvient que
dans les premières croisades une foule de chrétiens accouraient au-devant des
Francs et leur apportaient des secours ; ici, les croisés ne voyaient autour
d’eux qu’une population misérable qui fuyait à leur aspect. Quelques
chrétiens dispersés sur la côte, vivant dans la crainte et dans la servitude,
n’osaient point visiter leurs frères d’Occident, ni saluer les drapeaux de la
guerre sainte. Tout ce
qu’apercevaient les croisés sur cette terre lointaine éveillait à peine leur
curiosité, et ne faisait que les remplir de tristesse, au lieu d’animer leur
enthousiasme. Aucun des chevaliers, pas même les clercs qui accompagnaient la
croisade, n’avaient assez de savoir pour interroger les ruines dispersées
sous leurs pas ; ils ne savaient qu’une chose, c’est qu’ils étaient arrivés,
comme l’écrivait Louis IX, dans une ville qu’on appelait Carthage. Campés
parmi les débris de la plus haute antiquité, dans des lieux qui rappellent
encore aux voyageurs européens le souvenir de Didon et d’Annibal, les
seigneurs et les barons du pays de France portaient tous leurs regrets et
toutes leurs pensées vers les donjons gothiques et les vieux manoirs qu’ils
avaient laissés en Occident. A peine savait-on dans l’armée chrétienne qu’aux
premiers siècles de l’Église la parole de Jésus-Christ s’était fait entendre
dans Carthage, dans Utique, dans Hippone ; que toutes les cités de la côte
d’Afrique avaient vu d’illustres apôtres de Dieu, de saints docteurs et de
nombreux martyrs de la foi. Une
contrée autrefois si fertile n’était plus qu’une solitude brûlante où
croissaient quelques oliviers. Les aqueducs qu’on avait élevés au loin pour
remplir les citernes couvraient alors la terre de leurs débris épars ; les
soldats de Louis IX ne trouvèrent ni les bocages verts, ni les antres frais,
ni les cascades limpides qui, d’après le récit poétique de Virgile,
consolèrent les compagnons du pieux Énée. Dès les premiers jours de leur
arrivée, les croisés manquaient d’eau ; et pour nourriture ils n’avaient que
des viandes salées. Les soldats ne pouvaient supporter le climat d’Afrique ;
il régnait des vents venus de la zone torride qui semblait n’être qu’un feu
dévorant. Les Sarrasins, sur les montagnes voisines, soulevaient le sable
avec certains instruments, et la poussière se dirigeait en nuages enflammés
dans la plaine où campaient les chrétiens. Enfin, la dysenterie, maladie
dangereuse dans les pays chauds, causait de grands ravages parmi les troupes.
La peste, qui paraît naître d’elle-même sur ce sable aride, avait aussi
porté-sa contagion dans l’armée chrétienne. On
était jour et nuit sous les armes, non pour combattre l’ennemi, qui fuyait
toujours, mais pour se défendre de toute surprise. La plupart des croisés
succombaient à la fatigue, à la disette et à la maladie. Les Français eurent
d’abord à regretter Bouchard, comte de Vendôme, le comte de la Marche,
Gauthier de Nemours, les seigneurs de Montmorency, de Pienne, de Brissac, Guy
d’Aspremont, Raoul, frère du comte de Soissons. On ne pouvait suffire à
ensevelir les morts : les fossés du camp étaient remplis de cadavres jetés
pêle-mêle, ce qui ajoutait encore à la corruption de l’air et au spectacle de
la désolation générale. Cependant
Olivier de Termes, gentilhomme languedocien venant de la Sicile, annonçait
que le roi Charles était prêt à s’embarquer avec une armée. Cette nouvelle
fut reçue avec joie, mais n’adoucit aucun des maux que souffraient les
croisés. Les chaleurs devenaient excessives ; le manque d’eau, la mauvaise
nourriture, la maladie qui poursuivait ses ravages, le chagrin de se voir
enfermés dans un camp sans pouvoir combattre, achevaient de porter le
découragement dans l’âme des soldats et des chefs. Louis cherchait à les
animer par ses paroles et par son exemple ; mais il tomba lui-même malade de
la dysenterie. Le prince Philippe, le duc de Nevers, le roi de Navarre, le
légat, éprouvèrent aussi les effets de la contagion. Le duc de Nevers,
surnommé Tristan, était né à Damiette pendant la captivité du roi. Louis
l’aimait tendrement : le jeune prince restait dans la tente de son père ;
mais près de succomber à sa maladie, on le transporta sur un vaisseau. Le
monarque demandait sans cesse des nouvelles de son fils ; ceux qui
l’environnaient gardaient le silence. A la fin on lui annonça que le duc de
Nevers était mort : Louis ne put retenir ses larmes. Peu de temps après, le
légat du pape mourut, vivement regretté du clergé et des soldats de la croix,
qui le regardaient comme leur père spirituel. Malgré
ses souffrances, malgré ses chagrins, Louis IX s’occupait toujours du soin de
son armée. Il donna des ordres tant qu’il lui resta quelque force, partageant
son temps entre les devoirs d’un chrétien et ceux d’un monarque. Enfin la
fièvre redoubla ; ne pouvant plus se livrer ni aux soins de l’armée, ni aux
exercices de la piété, il fit placer une croix devant lui, et, tendant les
mains, il implorait en silence celui qui avait souffert pour tous les hommes. Toute
l’armée était en deuil ; les soldats fondaient en larmes, on demandait au
ciel la conservation d’un si bon prince. Au milieu de la douleur générale,
Louis portait ses pensées vers l‘accomplissement des lois divines et des
destinées de la France. Philippe, qui devait lui succéder au trône, était
dans sa tente : il le fit approcher de son lit, et, d’une voix éteinte, lui
adressa des conseils sur la manière de gouverner le royaume de ses pères. Les
instructions qu’il lui donna renfermaient les plus nobles maximes de la
religion et de la royauté. Ce qui les rendra à jamais dignes des respects de
la postérité, c’est qu’elles avaient l’autorité de son exemple et rappelaient
toutes les vertus de sa vie. Après avoir recommandé à Philippe de respecter
et de faire respecter la religion et ses ministres, de craindre en tout temps
et par-dessus tout d’offenser Dieu : « Mon cher fils, ajoutait-il, sois
charitable et miséricordieux pour les pauvres et pour tous ceux qui
souffrent. Si tu parviens au trône, montre-toi digne par ta conduite de
recevoir la sainte onction dont les rois de France sont sacrés Quand tu seras
roi, montre-toi juste en toutes choses, et que rien ne puisse jamais
t'écarter du sentier de la vérité et de la droiture Si la veuve et l’orphelin
luttent devant toi avec l’homme puissant, déclare-toi pour le faible contre
le fort, jusqu’à ce que la vérité te soit connue... Dans les affaires où tu
seras toi-même intéressé, soutiens d’abord la cause d’autrui ; car, si tu
n’agissais de la sorte, tes conseillers hésiteraient à parler contre toi, ce
que tu ne dois pas vouloir... Mon cher fils, je te recommande surtout
d’éviter la guerre avec tout peuple chrétien ; si tu es réduit à la nécessité
de la faire, fais du moins que le pauvre peuple, qui n’a point de tort, soit
gardé de tout dommage.... Réunis tous tes efforts pour apaiser les divisions
qui s’élèveraient dans le royaume, car rien ne plaît autant à Dieu que le
spectacle de la concorde et de la paix Ne néglige rien pour qu’il y ait dans
les provinces de bons baillis et de bons prévôts... Donne volontiers le
pouvoir à des gens qui en sachent bien user, et punis ceux qui en abusent ;
car, si tu dois haïr le mal dans autrui, à plus forte raison dans ceux qui
tiennent de toi leur autorité... Sois équitable dans la levée des deniers
publics, sage et modéré dans leur emploi ; garde-toi des folles dépenses, qui
mènent à des taxes injustes ; corrige avec prudence ce qui est défectueux
dans les lois du royaume. Maintiens avec loyauté les droits et franchises que
tes prédécesseurs ont laissés. Plus tes sujets seront heureux, plus tu seras
grand ; plus ton gouvernement sera irréprochable, plus tes ennemis craindront
de l’attaquer. » Louis
donna plusieurs autres conseils à Philippe sur l’amour qu’il devait à Dieu, à
ses peuples et à sa famille ; puis, épanchant tout son cœur, il ne fit plus
entendre que le langage d’un père qui va se séparer d’un fils qu’il aime
tendrement. « Je le donne, lui dit-il, toutes les bénédictions qu’un
père peut donner à son cher fils. Je te prie que tu me fasses aider par
messes et oraisons, et que j’aie part à toutes les bonnes œuvres que tu
feras. Je prie Notre-Seigneur Jésus-Christ que par sa grande miséricorde il
te garde de tous maux, et défende que tu ne fasses choses contre sa volonté ;
et qu’après cette mortelle vie nous puissions le voir, l’aimer et le louer
ensemble dans les siècles des siècles. » Lorsqu’on
pense que ces paroles étaient prononcées sur les côtes d’Afrique par un roi
de France expirant, on éprouve un mélange de surprise et d’émotion, dont les
esprits les plus froids et les plus indifférents ne sauraient se défendre.
Qu’on juge de l’effet qu’elles durent produire sur l’âme d’un fils désolé.
Philippe les écouta avec une douleur respectueuse, et voulut qu’elles fussent
transcrites fidèlement pour les avoir sous les yeux tous les jours de sa vie. Louis
se tourna ensuite vers sa fille, la reine de Navarre, qui fondait en larmes
au pied de son lit : dans une instruction qu’il avait préparée pour elle, il
lui rappela les devoirs d’une reine et d’une épouse ; il lui recommanda
surtout d’avoir soin de son mari qui était malade, et, n’oubliant pas les
plus petites circonstances, il conseilla au roi de Navarre de payer, à son
retour en Champagne, ses dettes avant de rebâtir le couvent des Cordeliers de
Provins. Ces
instructions paternelles furent les dernières paroles que Louis adressa à ses
enfants ; dès lors il ne les revit plus. Les ambassadeurs de Michel
Paléologue venaient d’arriver à l’armée chrétienne ; le roi consentit à les
recevoir. Dans l’état où il se trouvait, Louis ne pouvait juger ni les
fausses promesses des tirées, ni les alarmes et la politique trompeuse de
leur empereur ; il ne s’occupait plus des choses de la terre. Il se borna à
exprimer des vœux pour que la réunion des deux Églises pût enfin s’opérer, et
promit aux ambassadeurs que son fils Philippe y travaillerait de tout son
pouvoir. Ces envoyés étaient Méliténiote, archidiacre de la chapelle
impériale, et le célèbre Véchus, chancelier de l’Église de Constantinople.
Ils furent si touchés des paroles et des vertus de saint Louis, qu’ils se
livrèrent dans la suite avec zèle à la réunion et finirent tous deux par être
les victimes de la politique des Grecs. Après
cet entretien, Louis ne voulut plus songer qu’à Dieu, et resta seul avec son
confesseur. Ses aumôniers récitèrent devant lui les prières de l’Église,
auxquelles il répondait. Puis il reçut le saint viatique et l’extrême
onction. « Des le dimenche, à l’heure de nonne, dit un témoin oculaire,
jusqu’à lundi, à l’heure de tierce, sa bouche ne cessa, ne de jour, ne de
nuict, de louer notre Seigneur et de prier pour le peuple qu’il avoitlà
amené. » On l’entendit répéter ces paroles du prophète-roi : « Faites,
Seigneur, que nous puissions dédaigner les prospérités du monde et braver ses
adversités. » Il disait aussi à haute voix ce verset d’un autre psaume : « Ô
Dieu ! daigne sanctifier ton peuple et veiller sur lui ! » Quelquefois il
invoquait saint Denis, qu’il avait souvent invoqué dans les batailles, et lui
demandait son céleste appui pour cette armée qu’il allait laisser sans chef.
Dans la nuit du dimanche au lundi, on l’entendit prononcer deux fois le mot
de Jérusalem ; puis il ajoutait : Nous irons à Jérusalem. Son esprit
était toujours frappé de l’idée de la guerre sainte. Peut-être aussi ne
voyait-il plus alors que la Jérusalem céleste, dernière patrie de l’homme
juste. A neuf
heures du matin, le lundi 25 août, il perdit la parole ; mais il regardait
encore les gens débonnairement. Son visage était calme, et l’on voyait que
son âme se partageait entre les plus pures affections de la terre et les
pensées de l’éternité. Sentant que sa mort approchait, il fit signe qu’on le
plaçât, couvert d’un cilice, sur un lit de cendre. « Entre heure de tierce et
de midi, fit aussi comme semblant de dormir, et fut bien les yeux clos
l’espace d’une demi heure et plus. » Il parut ensuite se ranimer, ouvrit les
yeux, et regarda le ciel en disant : « Seigneur, j’entrerai dans votre
maison, et je vous adorerai dans votre saint tabernacle. » Il expira à trois
heures du soir. Nous
avons parlé de la profonde douleur qui régnait parmi les croisés lorsque
Louis était tombé malade. On ne voyait pas un chef ni un soldat qui n’oubliât
ses maux pour songer à la maladie du roi. A chaque heure du jour et de la
nuit, ces fidèles guerriers accouraient autour de la tente du monarque, et,
lorsqu’ils voyaient l’air triste et consterné de ceux qui en sortaient, ils
s’en retournaient les yeux baissés vers la terre et l’âme remplie de sombres
pensées. Dans le camp, on osait à peine s’interroger, parce qu’on n’attendait
plus que des nouvelles sinistres. Enfin, quand le malheur que tout le monde
redoutait fut annoncé à l’armée, les guerriers français se livrèrent au
désespoir : ils voyaient dans la mort de Louis le signal de toutes les
calamités, et se demandaient entre eux quel chef les reconduirait dans leur
patrie. Au milieu des gémissements et des sanglots, on entendait de vives
plaintes contre ceux qui avaient conseillé cette expédition, et surtout
contre le roi de Sicile, qu’on accusait de tous les désastres de la guerre. Le jour
même de la mort du roi, Charles d’Anjou débarqua avec son armée près de
Carthage. Les trompettes et les instruments de guerre se firent entendre sur
la rive ; mais un morne silence régnait dans le camp des croisés, et personne
n’allait au-devant des Siciliens, qu’on avait attendus avec tant
d’impatience. De tristes pressentiments s’emparent de Charles : il devance
son armée, et vole à la tente du roi, qu’il trouve étendu sur la cendre. Les
traits de Louis étaient à peine altérés, tant son trépas avait été
tranquille. Charles se prosterna à ses pieds, les arrosa de larmes,
l’appelant tantôt son frère, tantôt son seigneur. Il resta longtemps dans
cette attitude, sans voir aucun de ceux qui l’entouraient, s’adressant
toujours à Louis comme s’il eût été vivant, et se reprochant, avec l’accent
du désespoir, de n’avoir pas entendu, de n’avoir pas recueilli les dernières
paroles du plus tendre des frères, du meilleur des rois. Les
restes mortels de Louis furent déposés dans deux urnes funéraires. Les
entrailles du saint roi furent le partage de Charles d’Anjou, qui les envoya
à Montréal. Le monument funèbre qui renfermait ces précieuses reliques fut
d’abord placé dans le chœur de la cathédrale de celte ville ; il était orné
de mosaïques aux armes de France. Quatre bases en pierre qui soutenaient le
sépulcre sont aujourd’hui les seuls vestiges du premier monument. La tombe
renfermant les entrailles de saint Louis a été plusieurs fois déplacée.
Depuis le commencement du seizième siècle, un autel en marbre blanc, élevé
par l’archevêque don Luigi de Torres vers l’extrémité de la nef gauche de la
cathédrale, recouvre les restes sacrés du roi de France. Au-dessous de la
table de l’autel on peut voir un des côtés de la tombe, sur lequel est gravée
l’inscription suivante, à moitié effacée par les siècles. HIC SUNT TUMULTATA VISCERA ET
CORPUS LUDOVICI REGIS FRANCIÆ, QUI OBIIT APUD TONISIUM ANNO DOMINICÆ INCARNATIONIS 1270, MENSE AUGUSTO 25. Ici
sont ensevelis les entrailles et le corps de Louis roi de France, qui mourut à Tunis l’an 1270 de l’incarnation du Seigneur le 25 du
mois d’août. Cette
inscription annonce par erreur que le sépulcre de la cathédrale de Montréal renferme le corps de saint
Louis : les entrailles seules du roi y furent déposées. Philippe garda les ossements et le cœur
du saint monarque. Ce jeune prince ayant voulu les envoyer en France, les
chefs et les soldats ne consentirent point à se séparer de ce qui leur
restait d’un si bon monarque. La présence de ce dépôt sacré au milieu des
croisés, leur paraissait une sauvegarde contre de nouveaux malheurs et le
plus sûr moyen d’attirer sur l’armée chrétienne la protection du ciel. Philippe
était toujours malade, et sa maladie donnait encore des inquiétudes. L’armée
le regardait comme le digne successeur de Louis, et l’affection qu’on avait
pour le père se reportait sur le fils. Il reçut, au milieu de la douleur
publique, l'hommage et les serments des chefs, des barons et des seigneurs.
Son premier soin fut de confirmer la régence et tout ce que son père avait
établi en France avant son départ. Geoffroi de Beaulieu, Guillaume de
Chartres et Jean de Mons, l’un confesseur et les deux autres aumôniers du feu
roi, furent chargés de porter les ordres de Philippe en Occident. Parmi les
lettres que ces religieux apportèrent en France, l’histoire a conservé celle
qui était adressée au clergé et à tous les gens de bien du royaume.
Après avoir raconté les travaux, les périls et la mort de Louis IX, le jeune
prince demandait à Dieu la grâce de suivre les traces d’un si bon père, de
remplir ses ordres sacrés et de mettre en pratique ses conseils. Philippe
terminait sa lettre, qui fut lue à haute voix dans toutes les églises, en
suppliant les ecclésiastiques « et les fidèles d’adresser au roi des Rois
leurs prières et leurs offrandes pour ce prince dont on avait connu le zèle
pour la religion, et la tendre sollicitude pour le royaume de France, qu’il
aima comme la prunelle de ses yeux. » Tandis
que le désespoir régnait parmi les chrétiens, les musulmans se livraient à
l’espérance et à la joie. Ils remerciaient leur prophète de les avoir
délivrés du plus puissant de leurs ennemis. Le peuple maure répétait avec un
enthousiasme superstitieux quelques vers arabes dans lesquels on avait prédit
la mort de Louis IX, le premier jour de son arrivée sur les côtes d’Afrique. « Ô
roi des Francs ! — tel était le sens des vers prophétiques — Tunis est
la sœur du Caire. Les calamités qui t’accablèrent sur les bords du Nil
t’attendent sur les côtes de la Mauritanie ; tu y trouveras la maison de
Lokman, qui te servira de tombeau, et les deux anges de la mort, Moukir et
Nakir, remplaceront pour toi l’eunuque Sabih. » Les infidèles voyaient un
miracle du ciel dans l’accomplissement de cette prédiction, et l’histoire
orientale n’a pas dédaigné de nous transmettre le texte de la prophétie. Cependant
le roi de Sicile prit le commandement de l’armée chrétienne, et résolut de
poursuivre la guerre. Les troupes qu’il avait amenées avec lui se montraient
impatientes de combattre. Les Français durent chercher volontiers une
distraction à leur douleur sur le champ de bataille. La maladie qui désolait
leur armée semblait avoir suspendu ses ravages, et les soldats, longtemps
emprisonnés dans leur camp, se sentaient plus de force à la vue des périls de
la guerre. On livra plusieurs combats autour du lac de la Roulette, dont on
voulait s’emparer pour se rapprocher de Tunis. Les Maures, qui, peu de jours
auparavant, menaçaient les guerriers chrétiens de les exterminer ou d’en
faire leurs esclaves, ne purent soutenir longtemps le choc de leurs ennemis.
Souvent les arbalétriers suffisaient pour disperser leur innombrable
multitude. Des hurlements horribles, des bruits de timbales et d’autres
instruments annonçaient leur approche ; des nuages de sable, partis des
hauteurs voisines, annonçaient leur retraite et dérobaient leur fuite. Dans
deux rencontres, ils furent atteints et laissèrent un grand nombre des leurs
étendus dans la plaine ; une autre fois leur camp fut enlevé et livré au
pillage. Le souverain de Tunis ne pouvait plus compter sur son armée pour la
défense de ses États. Lui-même ne donnait point à ses soldats l’exemple de la
bravoure : il restait sans cesse renfermé dans des grottes souterraines pour
se dérober à la fois aux rayons brûlants du soleil et aux périls des combats.
Pressé par ses craintes, il ne vit plus enfin de salut pour lui que dans la
paix : il résolut de l’acheter au prix de tous ses trésors. Ses ambassadeurs
vinrent plusieurs fois à l’armée chrétienne, chargés de faire des
propositions, et surtout de séduire le roi de Sicile par les plus brillantes
promesses. Quand
le bruit de ces négociations se répandit dans le camp des croisés, il y fit
naître des opinions différentes. Les soldats, à qui on avait promis le
pillage de Tunis, voulaient continuer la guerre. Quelques-uns des chefs, à
qui l’on avait donné d’autres espérances, ne montraient pas la même ardeur
que les soldats. Par la mort de Louis IX et du légat apostolique, la croisade
avait perdu son principal mobile et cette force morale qui animait tout.
L’esprit des croisés, que personne ne dirigeait, poussé par mille passions
diverses, flottait dans l’incertitude, et cette incertitude devait à la fin
retenir l’armée dans l’inaction et faire abandonner la guerre. Philippe
désirait retourner en France, où l’appelaient les affaires du royaume. La
plupart des seigneurs et des barons français commençaient à regretter la
patrie. On consentit enfin à délibérer sur les propositions pacifiques du roi
de Tunis. Dans le
conseil, ceux à qui l’on n’avait fait aucune promesse, et qui n’étaient pas
aussi impatients que les autres de quitter les côtes d’Afrique, furent d’avis
qu'on devait poursuivre la guerre. C’était, disaient-ils, « pour la conquête
de Tunis que Louis IX avait débarqué à Carthage, et que l’armée chrétienne
avait souffert tant de maux. Que restait-il à faire de mieux pour honorer la
mémoire de Louis et de tant de Français, martyrs comme lui de leur zèle et de
leur foi, que de continuer et d’achever leur ouvrage ? Toute la chrétienté
savait que les croisés menaçaient Tunis, que les Maures fuyaient à leur
aspect, et que la ville s’apprêtait à leur ouvrir ses portes. Que dirait la
chrétienté en apprenant que les croisés avaient fui devant les vaincus et s’étaient
dérobés à leur propre victoire ? » Ceux
qui étaient d’avis de conclure la paix, répondaient qu’il ne s’agissait pas
seulement d’entrer dans Tunis, mais aussi de conquérir le pays, ce qui ne
pouvait se faire qu’en exterminant la population. « D’ailleurs,
disaient-ils, les longueurs d’un siège affaibliraient beaucoup l’armée
chrétienne. On approchait de l’hiver, où l’on ne pourrait se procurer des
vivres, où les pluies continuelles causeraient peut-être plus de maladies que
l’excessive chaleur. La prise de Tunis n’était point le principal objet de la
croisade ; il fallait faire la paix à des conditions avantageuses, pour avoir
les moyens de porter ensuite la guerre où l’exigeraient les circonstances. » Les
chefs qui parlaient ainsi étaient ceux-là mêmes qui avaient conseillé
l’expédition de Tunis ; on remarquait à leur tête le roi de Sicile. Ils ne
reconnaissaient plus la nécessité de délivrer la Méditerranée des pirates qui
arrêtaient la marche des pèlerins, et ne parlaient plus d’enlever au sultan
d’Égypte le plus puissant de ses auxiliaires ; ils semblaient avoir oublié
toutes les raisons qu’ils avaient données pour qu’on portât la guerre sur les
côtes d’Afrique. Cependant
leur avis prévalut, non pas qu’on fût convaincu par tout ce qu’on venait
d’entendre ; mais, comme cela arrive souvent dans les délibérations les plus
importantes, la plupart se décidèrent plutôt par des motifs qu’ils
n’avouaient pas que par ceux qu’on s’efforçait de faire valoir. Le 31
octobre, une trêve de quinze années solaires fut conclue entre le calife,
l’imam commandeur des croyants, Abou-Abdallah-Mohamed d’une part, et, de
l’autre, le prince illustre Philippe, par la grâce de Dieu, roi de France ;
le prince illustre Charles, roi de Sicile ; le prince illustre Thibaut, roi
de Navarre. Le premier article du traité portait que les prisonniers des deux
côtés seraient mis en liberté. Les princes chrétiens s’engageaient ensuite à
protéger les sujets de Mohamed qui se trouveraient dans leurs États ;
celui-ci promettait justice et protection aux sujets des princes chrétiens
qui se rendraient ou résideraient sur la côte de Tunis. Le troisième article
du traité autorisait les moines et les prêtres chrétiens à s’établir dans les
États du commandeur des croyants ; on devait leur accorder un lieu où ils
pourraient bâtir des maisons, construire des chapelles, enterrer les morts ;
ils auraient la liberté de prêcher dans l’enceinte des églises, de réciter à
haute voix leurs offices ; en un mot, de servir Dieu conformément à leur
culte, et de faire tout ce qu'ils faisaient dans leur pays. Toutes
ces dispositions n’étaient pas, sans doute, celles qui avaient le plus fixé
l’attention des puissances contractantes : l’argent que devaient recevoir les
chefs de la croisade, voilà l’affaire qui avait occupé sérieusement les
parties intéressées. Le prince de Tunis prenait l’engagement de payer aux
princes chrétiens deux cent dix mille onces d’or, moitié comptant, le reste
dans l’espace de deux années. Il se soumettait, en outre, au tribut que Tunis
payait précédemment aux rois de Sicile, promettant de plus de payer les
arrérages et de doubler les tributs de l’avenir. On est fondé à croire que
ces dernières conditions décidèrent la paix ; elles nous font connaître, en
même temps, les motifs et les véritables causes d’une expédition funeste à la
France. Les seigneurs et les barons qui avaient accompagné saint Louis à la
croisade furent nommés dans le traité : la plupart durent être appelés au
partage des trésors que prodiguait l’ennemi pour acheter la paix, et que
néanmoins les croisés ne pouvaient regarder comme le prix de la victoire. Plusieurs
chroniques d’Angleterre et d’Italie blâment avec amertume la trêve qui
termina celte guerre malheureuse ; en France on ne s’occupa que de la mort de
Louis IX, et nos chroniques nationales du temps se bornèrent à déplorer un
événement qui plongeait le royaume dans le deuil. Il n’est pas inutile
néanmoins de faire remarquer ici que la paix conclue par le roi de Sicile fut
condamnée à la fois par les chrétiens et par les musulmans : la chronique
d'Ibn-Férat rapporte une lettre de Bibars au roi de Tunis, dans laquelle le
sultan du Caire reprochait à ce dernier d’avoir trahi la cause de
l’islamisme, et lui exprimait son mépris par ces paroles : Un prince tel que
vous n’est pas digne de commander aux vrais croyants. Peu de
jours après la signature de la trêve, le prince Édouard arriva sur la côte de
Carthage avec les croisés d’Écosse et d’Angleterre. Parti d’Aigues-Mortes, il
se dirigeait vers la Palestine, et venait prendre les ordres du roi de
France. Les Français et les Siciliens prodiguèrent aux Anglais tous les
témoignages d’une sincère amitié. On reçut Édouard avec de grands honneurs ;
mais, lorsqu’il eut appris qu’on avait conclu la paix, il se retira dans sa
tente, et ne voulut assister à aucun des conseils de l’armée chrétienne. Le
Mémorial des Podestats de Reggio nous dit qu’à l’arrivée du prince Édouard,
l’armée des croisés aurait pu résister à deux cent mille combattants. Cependant
les croisés se montraient impatients de quitter une terre aride et meurtrière
qui ne leur rappelait que des infortunes sans aucun mélange de gloire. Cette
impatience était si vive, que, lorsqu’on donna le signal du départ, la plus
grande confusion régna dans l’armée. Beaucoup de pauvres pèlerins n’avaient
point de chefs, et ne savaient comment ils pourraient retourner dans leur
pays. Cette multitude éperdue faisait retentir le rivage des ses cris ; elle
craignait d’être abandonnée sur une terre maudite et de rester en proie aux
mécréants. Cependant, le roi Charles, le connétable de France et Pierre le
Chambellan, restèrent à terre jusqu’à ce que tout le monde fût embarqué. La
flotte mit à la voile le 18 octobre, pour se rendre en Sicile, et, comme si
la providence eût arrêté dans ses conseils que cette expédition ne serait
qu’une suite de malheurs, une tempête affreuse assaillit la flotte près
d’entrer dans le port de Trapani. Dix-huit grands vaisseaux et quatre mille
croisés furent submergés et périrent dans les flots. La plupart des chefs et
des soldats perdirent leurs armes, leurs équipements, leurs chevaux. Si nous
en croyons un historien, on perdit encore dans ce naufrage l’argent qu’on
avait reçu du roi de Tunis. A la
suite d’un si grand désastre, le roi de Sicile ne négligea rien pour secourir
les croisés dans leur malheur. On doit croire aux sentiments généreux qu’il
montra dans cette occasion ; mais à ces sentiments se mêlait sans doute
quelque espoir de tirer parti pour ses projets d’une circonstance déplorable.
Quand tous les chefs furent arrivés, on tint plusieurs conseils pour savoir
ce qui restait à faire. Comme chacun déplorait ses infortunes, Charles
proposa un moyen sûr de les réparer : c’était la conquête de la Grèce. Voici
le plan qu’il avait arrangé : d’abord toute l’armée passait l’hiver en Sicile
; au printemps le comte de Poitiers partait pour la Palestine avec une partie
de l’armée ; le reste devait suivre Charles en Épire, et de là vers Byzance. Ce
projet avait quelque chose d’aventureux et de chevaleresque qui aurait pu
séduire les barons et les seigneurs français ; mais il arriva des lettres de
France où les régents représentaient au jeune roi la douleur et les alarmes
de ses peuples. Philippe déclara qu’il ne pouvait s’arrêter en Sicile et
qu’il allait retourner dans ses États. Cette détermination renversa toutes
les espérances de Charles : les seigneurs français ne voulurent point
abandonner leur jeune monarque ; les princes et tous les chefs de l’armée
chrétienne quittèrent la croix. Une chronique d’Italie rapporte que Charles,
dans son dépit, fit confisquer à son profit tous les vaisseaux et tous les
biens des naufragés que la dernière tempête avait jetés sur la côte de
Sicile. Il avait profité des malheurs de l’armée devant Tunis ; il s’enrichit
des dépouilles de ses alliés et de ses compagnons d’armes. Cette action
d’injustice et de violence acheva d’indisposer contre lui la plupart des
croisés, et surtout les Génois, à qui appartenait la flotte sur laquelle
était embarquée l’armée chrétienne. Cependant
on décida qu’on reprendrait la croisade quatre ans plus tard. Les deux rois,
les princes et les principaux chefs s’engagèrent par serment à s’embarquer
pour la Syrie avec leurs troupes dans le mois de juillet de la quatrième
année, promesse vaine qu’aucun d’eux ne devait tenir, et qu’ils ne faisaient
alors que pour excuser à leurs propres yeux les inconséquences de leur
conduite dans cette guerre. Édouard, qui avait annoncé la résolution de
passer l’hiver en Sicile et de partir ensuite pour la Palestine, fut le seul
qui ne manqua point à ses promesses. Les
guerriers français ne songeaient plus à la croisade ; mais ils étaient loin
de voir se fermer cet abîme de misères qu’elle avait ouvert sous leurs pas.
Le roi de Navarre mourut peu de temps après avoir débarqué à Trapani ; sa
femme Isabelle ne put lui survivre, et mourut de douleur. Philippe repartit
pour la France au mois de janvier ; la jeune reine, qui l’avait suivi, fut
une nouvelle victime de la croisade. En traversant la Calabre, comme elle
passait à gué une rivière près de Cosenza, son cheval s’abattit : elle était
enceinte ; cette chute causa sa mort. Philippe poursuivit sa route, emportant
avec lui le corps de son père, de son frère et de sa femme. Il apprit dans sa
marche que le comte et la comtesse de Poitiers, retournant en Languedoc,
venaient de mourir en Toscane des suites de la maladie contagieuse. Peu de
temps après, Philippe, passant à Viterbe, vit périr d’une mort tragique un
des plus illustres de ses compagnons d’armes : Henri d’Allemagne fut assailli
par les fils du comte de Leicester, poursuivi jusque dans une église, et
massacré au pied des autels. Ainsi les grands crimes s’unissaient aux grandes
calamités pour ajouter aux cruels souvenirs que devait laisser celte
croisade. Philippe,
après avoir traversé le mont Cenis, revint à Paris par la Bourgogne et la
Champagne. Quelles journées de deuil pour la France ! Au départ de Louis IX
pour l’Orient, tout le peuple pressentait les événements les plus sinistres,
et tous ces pressentiments venaient de se réaliser. Ce n’était point
l’étendard de la victoire, mais un drap mortuaire qui précédait les guerriers
français dans leur marche. Des urnes funéraires, les débris d’une armée
naguère florissante, un jeune prince malade et n’ayant échappé que par
miracle au trépas qui avait enlevé sa famille, voilà tout ce qui revenait de
la croisade. La foule accourait de toutes parts ; elle entourait le jeune roi
; elle se pressait autour des restes de Louis IX, et l’on voyait à son pieux
recueillement, à sa tristesse religieuse, que les sentiments qui la faisaient
accourir n’étaient pas ceux qui précipitent la multitude sur les pas des
maîtres de la terre. A
l’arrivée de Philippe dans sa capitale, les ossements et le cœur de Louis
furent portés dans l’église de Notre-Dame, où des ecclésiastiques chantèrent
toute la nuit les hymnes des morts. Le lendemain, on célébra dans l’église de
Saint-Denis les funérailles du roi martyr. Au milieu d’un immense cortège
formé de toutes les classes du peuple, on remarquait avec attendrissement le
jeune monarque portant lui-même sur ses épaules les dépouilles mortelles de
son père. Il s’arrêta plusieurs fois sur la route, et des croix qui furent
placées à chaque station rappelaient encore dans le siècle dernier ce bel
exemple de la piété filiale. Louis
IX fut déposé près de son aïeul Philippe-Auguste et de son père Louis VIII.
Quoiqu’il eût défendu d’orner son tombeau, on le couvrit de larmes d’argent
qui, dans la suite, furent enlevées par les Anglais. Plus tard, une
révolution terrible brisa sa tombe et dispersa sa cendre ; mais cette
révolution n’a pu détruire sa mémoire. Non, la
postérité ne cessera jamais de louer cette passion de la justice qui remplit
toute la vie de Louis IX, cette ardeur de connaître la vérité, si rare même
chez les grands rois, cet amour pour la paix auquel il sacrifia jusqu’à la
gloire qu’il avait acquise dans les armes, cette sollicitude pour le bonheur
de tous, cette tendre prédilection pour la pauvreté, ce profond respect pour
les droits du malheur et pour la vie des hommes : vertus qui étonnèrent le
moyen âge, et que notre siècle a retrouvées dans les descendants d’un si bon
prince. L’ascendant
que lui donnait sa piété et sa vertu, il ne l’employa qu’à défendre son
peuple contre tout ce qui était injuste. Cet ascendant, qu’il conserva sur
son siècle, donnait à ses lois un empire que les lois n’obtiennent jamais que
du temps. Peu d’années après son règne, des provinces demandaient à se réunir
à la couronne, avec le seul espoir et à la seule condition d’avoir les sages
coutumes du roi justicier. Telles étaient les conquêtes de saint Louis. On
sait qu’après ses victoires sur les Anglais, il leur rendit la Guienne,
malgré l’avis de ses barons, qui regardaient cet acte de générosité comme
contraire aux intérêts du royaume. Peut-être n’appartenait-il qu’à des âmes
élevées comme la sienne de savoir ce qu’il y a de sagesse dans les conseils de
la modération ! Un illustre écrivain du siècle dernier a dit, en parlant de
saint Louis, que les grands hommes modérés sont rares, et c’est pour cela
sans doute que le monde ne les comprend pas. Dans la
position où se trouvait la France, un génie vulgaire aurait fomenté les
divisions ; Louis ne chercha qu’à les apaiser ; cet esprit de conciliation,
qui le rendit l’arbitre des rois et des peuples, lui donna plus de force et
de puissance que n’auraient fait les combinaisons d’une politique plus
savante. Parmi les contemporains de saint Louis, il ne manqua pas de gens qui
blâmèrent sa modération, et ceux qui se vantent d’être habiles la blâment
encore aujourd’hui : singulière habileté qui tend à faire croire que la
morale est étrangère au bonheur des peuples, et qui ne peut souffrir dans les
chefs des empires les vertus que la providence a données aux hommes pour la
conservation des sociétés ! Plus on
admire le règne de Louis IX, plus on s’étonne qu’il ait deux fois interrompu
le cours de ses bienfaits et quitté son peuple qu’il rendait heureux par sa
présence. Mais, en voyant les passions qui agitent la génération présente,
qui oserait élever la voix pour accuser les siècles passés ? Si, dans ces
dernières années, toute l’Europe s’est émue au bruit d’un soulèvement contre
les musulmans, maîtres du Péloponnèse et de l’Archipel ; si les disciples les
plus ardents de la philosophie moderne ont fait des vœux pour la délivrance
de la Grèce chrétienne ; au milieu de l’admiration du monde, si nous avons vu
une armée française se précipiter sur la côte africaine et planter son
drapeau victorieux sur les murs d’Alger, ce vieux et terrible repaire de la
piraterie musulmane, comment pourrait-on croire qu’au moyen âge les princes
et les peuples chrétiens n’eussent point été touchés de l’horrible servitude
dans laquelle gémissaient Jérusalem et toutes ces régions saintes d’où la
lumière du christianisme était venue ? Avec le caractère que Louis IX montra
dans toutes les circonstances de sa vie, comment pouvait-il rester
indifférent au malheur des colonies chrétiennes, qui n’étaient peuplées que
de Français et qu’on regardait alors comme une autre France, comme la France
d’Orient ? Il ne faut pas oublier d’ailleurs que le but de sa politique ou
plutôt de l’esprit religieux qui l’inspirait, était de réunir les peuples de
l’Orient et de l’Occident par les liens du christianisme, et que ce grand
but, s’il eût été rempli, devait tourner à l’avantage de l’humanité. Ce qui
se passe au moment où nous écrivons, nous prouve que les vœux de saint Louis
étaient une sorte de révélation prophétique des desseins de la providence,
qui pousse l’Europe chrétienne dans cet Orient musulman, aujourd’hui
vermoulu. La
captivité et la mort de saint Louis dans des régions lointaines,
n’affaiblirent point en Europe le respect qu’on avait pour son nom et pour
ses vertus. Peut-être même que de si hautes infortunes souffertes au nom de
la religion et de tout ce qu’on révérait alors ajoutèrent quelque chose à
l’éclat de la monarchie ; car on était loin encore des temps que nous avons
vus, où les malheurs des rois n’ont servi qu’à dépouiller la royauté de ce
qui la fait respecter parmi les hommes. La mort de Louis IX fut sans doute un
grand sujet de douleur pour les Français ; mais aux regrets que causait sa
perte, se mêlait, pour tout le peuple, la pensée de l’heureux avenir que
Louis avait préparé, et pour les âmes pieuses l’espérance d’avoir un appui
dans le ciel. Bientôt on célébra le trépas d’un roi de France, comme un
nouveau triomphe pour la religion, comme une nouvelle gloire pour la patrie ;
et l’anniversaire du jour où il expira devint, dans la suite, une des fêtes
solennelles de l’Église chrétienne et de la monarchie française. Ce fut
un beau spectacle que celui de l’instruction canonique dans laquelle le père
commun des fidèles interrogea les contemporains de Louis IX sur les vertus de
sa vie et les bienfaits de son règne. Des Français de toutes les classes
vinrent attester sur l’Évangile que le monarque dont ils pleuraient la mort
était digne de toutes les récompenses du ciel. Parmi eux on remarquait les
vieux compagnons d’armes de Louis, qui avaient partagé ses fers en Égypte,
qui l’avaient vu mourir sur la cendre devant Tunis. L’Europe entière confirma
leur religieux témoignage, et répéta ces paroles du chef de l’Église : Maison
de France, réjouis-toi d’avoir donné au monde un si grand prince ;
réjouis-toi, peuple de France, d’avoir eu un si bon roi. Lorsqu’en 1830 les bannières françaises trouvèrent la victoire dans ce pays d’Afrique où cinq siècles et demi auparavant elles n’avaient trouvé que des malheurs, les nouveaux maîtres d’Alger songèrent que pas une seule pierre sur la plage de Tunis ne rappelait la mort d’un roi de France, d’un grand roi. Ils demandèrent au bey de Tunis, qui n’eut garde de la refuser, la liberté d’élever sur cette terre un monument à la mémoire de saint Louis. Les révolutions ont jusqu’à ce jour empêché l’accomplissement de cette pieuse et patriotique pensée, mais nous apprenons avec bonheur que le noble projet n’est pas abandonné. |