HISTOIRE DES CROISADES

TOME SECOND

 

LIVRE SEIZIÈME. — CONTINUATION ET FIN DE LA PREMIÈRE CROISADE DE SAINT LOUIS. 1230-1234.

 

 

Une maladie épidémique règne dans Ptolémaïs ; Louis IX envoie en Égypte payer la rançon des prisonniers ; troubles qui agitent cette province ; le roi feint de vouloir retourner en France ; le sire de Joinville s’y oppose ; départ des ducs d’Anjou et de Poitiers ; le sultan de Damas invite le roi à se joindre à lui pour châtier les mameluks ; conditions dictées par Louis IX ; l’empereur Frédéric II descend au tombeau ; le pape étend sur les fils la haine qu’il portait au père, et fait prêcher une croisade contre Conrad IV ; origine des Pastoureaux ; leur dispersion ; Henri III d’Angleterre prend la croix ; la reine Blanche envoie des secours à son fils ; ambassadeurs du Vieux de la Montagne, reçus à Ptolémaïs ; traité conclu avec les émirs d’Égypte ; le sultan de Damas en paralyse l’effet ; le sultan de Bagdad ramène l’union entre les musulmans, la guerre se rallume ; les Turcomans surprennent Sidon ; l’armée franque entre dans Panéas, et l’abandonne presque aussitôt ; le roi reçoit la nouvelle delà mort de sa mère ; il s’embarque pour la France. — Causes multiples de l’insuccès de cette croisade.

 

Tandis que Louis IX débarquait sur les côtes de la Palestine, la consternation était générale en Occident. Comme il arrive dans les guerres lointaines, la renommée avait d’abord publié les nouvelles les plus extraordinaires sur l’expédition des croisés ; déjà on croyait voir flotter les étendards des chrétiens sur les murs du Caire et d’Alexandrie. A ces nouvelles succédèrent bientôt d’autres bruits, annonçant de grands désastres. Les récits les plus merveilleux n’avaient trouvé en France que des esprits crédules : on refusa de croire à des revers, et les premiers qui en parlèrent furent livrés à la justice comme des ennemis de la religion et du royaume.

« Enfin, dit le chroniqueur Mathieu Pâris, lorsque le nombre de ceux qui apportaient les tristes nouvelles fut si grand, lorsque les lettres furent si authentiques qu’il n’était plus possible de douter des désastres, toute la France fut plongée dans la douleur et la confusion. Les ecclésiastiques et les gens de guerre montraient une égale tristesse, et ne voulaient recevoir aucune consolation. Partout des pères et des mères déploraient la perte de leurs fils ; des pupilles et des orphelins, celle de leurs parents ; des frères, celle de leurs frères ; des amis, celle de leurs amis. Les femmes négligèrent leur parure, elles rejetèrent les guirlandes de fleurs ; on renonça au chant, les instruments de musique restèrent suspendus. Toute espèce de joie fut convertie en deuil et en lamentations. Ce qu’il y eut de pis, c’est qu’on accusa le Seigneur d’injustice, et que l’excès de la douleur se manifesta par des blasphèmes. La foi de plusieurs chancela, Venise et plusieurs villes de l’Italie où habitent des demi-chrétiens, seraient tombées dans l’apostasie, si elles n’avaient été fortifiées par les consolations des évêques et des hommes religieux. Ceux-ci affirmaient que les croisés morts en Orient régnaient dans le ciel comme des martyrs, et qu’ils ne voudraient pas pour l’or du monde entier être encore dans cette vallée de larmes. Ces discours consolèrent quelques esprits, « mais non pas tous. »

Pour les Français, la plus cruelle des infortunes, celle qui rendait tant de malheurs irrévocables et dont personne ne pouvait se consoler, c’était la captivité du roi. « On ne voit point dans les annales de l’histoire, dit Mathieu Pâris, qu’un roi de France ait été pris ou vaincu, surtout par les infidèles, excepté celui-ci (Louis IX), qui, s’il eût pu du moins échapper seul à la défaite générale, aurait fourni aux chrétiens un motif de consolation et leur aurait épargné un sujet de honte. C’est pour cela que David, dans ses Psaumes, prie Dieu de sauver la personne du roi — Domine, salvum fac regem — car le salut du peuple dépend du salut du prince. » Le chroniqueur anglais, qui nous parle de la captivité de Louis comme d’un opprobre pour le nom français et d’une honte pour toute l’Eglise chrétienne, n’a pas compris que jamais roi sur son trône, jamais souverain au milieu des trophées de la victoire, ne s’est montré aussi grand que notre saint roi dans les fers : les annales de la France n’offrent pas une plus belle page que celle de Louis IX prisonnier à Mansourah.

Mais ce qui est devenu pour la postérité un magnifique sujet d’admiration, ne fut qu’un sujet d'affliction profonde pour les contemporains. Le père des fidèles adressa des lettres pleines de douleur à tous les princes, à tous les prélats de l’Occident. Il ordonnait au clergé de faire des prières publiques ; il exhortait les fidèles à prendre les armes. Innocent écrivit à Blanche pour la consoler, à Louis IX pour le soutenir dans ses adversités. En s’adressant au roi de France, il s’étonnait de voir dans un seul homme tant de malheurs et tant de vertus, et demandait à Dieu ce que sa justice avait pu trouver dans le plus chrétien des rois qui méritât d’être expié par d’aussi grands revers. « Père de miséricorde, s’écriait le souverain pontife, montrez-nous ce mystère, pour ne pas laisser les fidèles dans le péril du scandale où les jetterait la rigueur de vos jugements... » « Ô région « trompeuse de l’Orient ! disait le pape dans une autre lettre ; ô Égypte, terre de ténèbres ! n’avais-tu promis dès le commencement un jour si lumineux que pour nous plonger dans l’obscurité et pour te plonger toi-même dans la nuit profonde où tu restes ensevelie ? »

Nous avons vu tout à l’heure dans une peinture empruntée au chroniqueur Mathieu Paris, les cités d’au-delà des monts tout émues des désastres de la croisade française en Egypte. Comme la plupart des villes d’Italie étaient opposées entre elles par les intérêts et même par les sentiments, quelques-unes restèrent indifférentes ou même se livrèrent à la joie, tandis que les cités rivales étaient plongées dans la désolation. Si on en croit Villani, la ville de Florence, où dominaient les Gibelins, célébra par des fêtes les revers des croisés français. L’histoire peut à peine expliquer l’allégresse d’une cité chrétienne au milieu du deuil universel de l’Église, et les fidèles durent être plus révoltés de l’expression de cette joie cruelle, que des blasphèmes échappés au désespoir.

L’Angleterre ne fut point insensible aux revers des croisés : elle donna des larmes au trépas héroïque de Salisbury et de ses compagnons tués à Mansourah. Les chevaliers et les barons anglais ne pouvaient pardonner à Henri III de les avoir retenus dans leurs foyers, tandis que leurs frères, leurs amis, les défenseurs de la croix, souffraient en Orient toutes sortes de calamités.

Lorsque la renommée eut annoncé au-delà des Pyrénées les désastres de la croisade, tout le peuple espagnol se livra à la douleur ; le roi de Castille, en guerre avec les Sarrasins, ne vit plus que les malheurs des chrétiens en Orient et jura d’aller venger la cause du Christ sur les rives du Jourdain ou du Nil. Les chrétiens du Nord, armés contre les peuples païens des contrées voisines, l’Allemagne, troublée par la guerre civile qu’on appelait une guerre sainte, avaient à peine porté leurs regards sur l’expédition de Louis IX. Cependant l’empereur Frédéric déplora avec amertume les désastres des Français, et, dans ses lettres adressées à plusieurs princes de l’Europe, il parlait de la captivité du roi de France dans les termes les plus touchants ; toutefois il ne négligeait point cette occasion d’accuser Innocent, auquel il reprochait la ruine des chrétiens. Frédéric se rendit en Sicile pour faire armer une flotte qui pût porter de prompts secours aux croisés. En attendant que ses vaisseaux fussent prêts à partir, il envoya en Orient une ambassade chargée de solliciter auprès du sultan d’Égypte la délivrance du monarque français et de son armée. On dut sans doute applaudir à ces généreuses déterminations de l’empereur ; mais Dieu ne permit point que ce prince vécût assez longtemps pour que le roi de France et les croisés, auxquels il promettait des secours, pussent croire à la sincérité de son zèle et de ses promesses.

Louis IX, arrivé à Ptolémaïs, ne conservait avec lui qu’un petit nombre de fidèles chevaliers ; plusieurs des seigneurs français compagnons de sa captivité, au lieu de le suivre en Palestine, étaient retournés en Occident. Parmi ceux qui avaient quitté les drapeaux de la croisade, on doit citer le duc de Bourgogne elle brave comte de Bretagne. Ce dernier, accablé de maladies et couvert de blessures, mourut dans la traversée ; ses dépouilles mortelles, recueillies par ses chevaliers, furent transportées dans l’abbaye de Villeneuve, près de Nantes, où, plusieurs siècles après, on voyait encore son tombeau.

Les tristes débris de l’armée chrétienne durent émouvoir la charité des habitants de Ptolémaïs. Les chevaliers et les soldats étaient presque nus : le sénéchal de Champagne, pour paraître à la table du roi, fut réduit à se faire un vêtement avec les lambeaux d’une couverture. « Lorsque le roy, dit Joinville, m’envoya quérir pour manger avec luy, j’y allois avec le corset qu’on m'avoit faict dans la prison, des rongnures de la couverture : le roy, au contraire, estoil assez bien veslu ; il portoit les robbes que le Soudan luy avoit faict bailler, et qui estoient de samys noir fourré de vair et de gris, et y avoit grand foison de noyaux tout d’or. » Une maladie épidémique, fruit d’une longue misère et de tous les genres de privations, se manifesta parmi les croisés, et porta ses ravages dans la ville. Joinville, qui était logé dans la maison d’un des curés de Ptolémaïs, nous rapporte qu’il voyait chaque jour vingt convois passer sous ses fenêtres ; chaque fois qu’il entendait ces funèbres paroles, Libéra me, Domine, il se mettait à pleurer, et s’adressait à Dieu en lui criant : mercy.

Cependant le roi de France s’occupait de délivrer les captifs qui restaient en Egypte. Ces captifs étaient au nombre de douze mille ; la plupart d’entre eux pouvaient reprendre les armes et servir sous les drapeaux de la croisade. Louis fit partir des ambassadeurs pour payer les quatre cent mille besants qu’il devait encore aux musulmans, et pour presser l’exécution des derniers traités. Ces ambassadeurs trouvèrent l’Égypte remplie de troubles : les émirs, partagés en plusieurs factions, se disputaient la puissance ; le fanatisme animait leurs divisions ; ils s’accusaient réciproquement d’avoir favorisé ou épargné les chrétiens. Au milieu de ces débats, plusieurs captifs avaient été massacrés ou livrés aux flammes ; quelques-uns, dans les tourments, avaient renié leur foi. Les envoyés de Louis IX furent à peine écoutés ; on leur répondit que le roi de France devait s’estimer heureux d’avoir recouvré sa liberté et que les mameluks iraient bientôt l’assiéger dans Ptolémaïs. Enfin les ambassadeurs chrétiens furent obligés de quitter l’Egypte sans avoir rien obtenu, et ne ramenèrent en Palestine que quatre cents prisonniers, la plupart vieux et infirmes, dont plusieurs avaient eux-mêmes payé leur rançon.

A leur retour, Louis IX fut plongé dans une profonde tristesse : il venait de recevoir une lettre de la reine Blanche, qui l’exhortait à quitter l’Orient. Il eut alors la pensée de retourner en France ; mais comment se résoudre à laisser douze mille chrétiens dans la servitude, à laisser la terre sainte menacée d’une invasion ? Les trois ordres militaires, les barons et les seigneurs de la Palestine, conjuraient Louis de ne pas les abandonner, répétant avec l’accent du désespoir que, s’ils étaient privés de son appui, les chrétiens de la Syrie n’auraient plus d’autre ressource que de le suivre en Occident. Louis fut touché de leurs prières ; mais, avant de prendre une résolution, il voulut consulter ses deux frères et les principaux seigneurs qui étaient restés auprès de lui. Il leur exposa les raisons qu’il avait de retourner en France, et celles qui pouvaient le retenir en Palestine : d’une part, son royaume menacé par le roi d’Angleterre, l’impossibilité où il était alors de rien entreprendre contre les infidèles, devaient le déterminer à quitter l’Orient ; de l’autre côté, l’infidélité des émirs, qui manquaient aux premières conditions des traités, les périls où se trouvait exposée la terre sainte par son départ, l’espoir enfin de recevoir quelques secours et d’en profiter pour briser les fers des prisonniers chrétiens, pour délivrer Jérusalem, lui imposaient en quelque sorte l’obligation de différer son retour.

Après avoir exposé ainsi l’état des choses, sans rien dire qui pût faire connaître son opinion, il invita les chevaliers et les barons à réfléchir sur le parti qu’on avait à prendre. Le dimanche suivant, il les convoqua de nouveau, et leur demanda leur avis. Le premier qui parla fut Guy de Malvoisin, dont les croisés admiraient la bravoure dans les combats et la sagesse dans les conseils. « Sire, dit-il en s’adressant à Louis IX, lorsque je considère l’honneur de votre personne et la gloire de votre règne, je ne crois point que vous puissiez rester dans ce pays. Rappelez-vous cette armée florissante qui partit des ports de l’île de Chypre, et voyez ce qui vous reste de guerriers ! on comptait alors dans l’armée chrétienne deux mille huit cents chevaliers avec bannières ; aujourd’hui, cent chevaliers composent toutes vos forces ; la plupart sont malades ; ils n’ont ni armes ni chevaux, aucun moyen de s’en procurer ; ils ne peuvent plus servir avec honneur et avec avantage. Vous ne possédez pas une ville de guerre en Orient ; celle où vous êtes appartient à plusieurs nations différentes ; en restant ici, vous n’inspirerez aucune crainte aux infidèles, et vous laisserez croître l’audace de vos ennemis en Europe ; vous vous exposerez à perdre à la fois le royaume de France, où votre absence peut enhardir des voisins ambitieux, et le royaume de Jésus-Christ, où votre présence attirera les coups des musulmans. Nous sommes tous persuadés qu’il faut punir l’orgueil des Sarrasins ; mais ce n’est point sur une terre lointaine qu’on peut achever les préparatifs d’une guerre décisive et glorieuse. Ainsi donc, nous vous conseillons de retourner en Occident, où vous veillerez à la sûreté de vos États, où vous obtiendrez au milieu de la paix, qui sera votre ouvrage, les secours nécessaires pour venger un jour nos défaites et réparer les revers que nous venons d’éprouver. »

Le duc d’Anjou, le duc de Poitiers et la plupart des seigneurs français qui parlèrent après Guy de Malvoisin, exprimèrent la même opinion. Lorsqu’on en vint au comte de Joppé, il refusa de parler, en disant qu’il possédait plusieurs châteaux dans la Palestine et qu’on pourrait l’accuser de défendre ses intérêts personnels. Le roi Payant invité à donner son avis comme tous les autres, il se contenta de dire que la gloire des armes chrétiennes et le salut de la terre de Jésus-Christ exigeaient que les croisés ne retournassent point en Europe. Lorsque le tour de Joinville arriva, le bon sénéchal se rappela le conseil que lui avait donné le seigneur de Bollaincourt, son cousin, à son départ pour la croisade : « Vous allez oultre mer — c’est ainsi que s’était exprimé le seigneur de Bollaincourt —, mais prenez garde au revenir ; nul chevalier, ni pauvre, ni riche, ne peult retourner sans estre honni, s’il laisse entre les mains des Sarrazins le menu peuple en quelle compaignie il est allé. » Joinville, tout plein du souvenir de ces paroles, exposa qu’on ne pouvait abandonner sans honte la foule des prisonniers chrétiens. « Ces malheureux captifs, ajoutait-il, sont au service du roi comme au service de Dieu, et jamais ils ne s'en iront si le roi s'en va. » Il n’était aucun des chevaliers et des barons qui n'eût des parents ou des amis parmi les prisonniers. Aussi plusieurs ne purent retenir leurs larmes en écoutant Joinville ; mais cette vive impression ne suffisait point pour étouffer dans leurs cœurs l’extrême désir de revoir la patrie. En vain le sénéchal ajouta que le roi avait encore une partie de son trésor ; qu’il pouvait lever des troupes en Morée et dans d’autres pays ; qu’avec les secours qui viendraient d’Europe on serait bientôt en état de recommencer la guerre : ces raisons et plusieurs autres ne pouvaient convaincre la plupart des seigneurs, qui ne regardaient plus la croisade que comme un long exil. Le sire de Chastenai et Guillaume de Beaumont, maréchal de France, furent les seuls qui partagèrent l’opinion de Joinville. « Que répondrons-nous, disaient-ils, à ceux qui, à notre retour, nous demanderont ce que nous avons fait de l’héritage et des soldats de Jésus-Christ ? Écoutez les malheureux habitants de la Palestine : ils nous accusent de leur avoir apporté la guerre, et nous reprochent déjà de préparer leur ruine par notre départ. Si nous ne recevons point de secours, nous serons toujours à temps de partir, mais pourquoi hâter les jours du désespoir ? Les croisés, il est vrai, ne sont point en grand nombre, mais a-t-on oublié que leur chef, dans les fers, se fit respecter des Sarrasins ? La renommée d’ailleurs vient de nous apprendre que la discorde est parmi nos ennemis et que le sultan de Damas a déclaré la guerre aux mameluks d’Égypte... » Les deux chevaliers parlaient au milieu des murmures ; plus les motifs qu’ils alléguaient paraissaient raisonnables, plus ils étaient écoutés avec impatience. Le seigneur de Beaumont allait continuer, mais il fut vivement interrompu par Guillaume de Beaumont, son oncle, qui lui adressa les reproches les plus amers ; en vain le roi voulait que chacun eût la liberté d’exprimer son avis ; l’autorité de la famille l’emporta sur l’autorité du prince ; le sévère vieillard continua d’élever la voix et contraignit son neveu au silence.

Lorsqu’il eut recueilli les avis de l’assemblée, le roi renvoya les barons et les convoqua de nouveau pour le dimanche suivant. Au sortir du conseil, Joinville se trouva en butte aux railleries et aux outrages des chevaliers, pour avoir ouvert un avis contraire à l’opinion générale. Pour comble de chagrin, il craignait d’avoir encouru la disgrâce du roi ; dans son désespoir, il formait le projet de se retirer auprès du prince d’Antioche, son parent. Comme il roulait dans son esprit les plus tristes pensées, le monarque le prit à part, et, lui ouvrant son cœur, lui déclara que son dessein était de rester encore quelque temps en Palestine : alors Joinville oublia les injures des barons et des chevaliers ; il était si joyeux de ce que le roi lui avait dit, que nul mal ne le grevait plus. Le dimanche arrivé, les barons se rassemblèrent pour la troisième fois. Le roi de France invoqua les lumières du Saint-Esprit par un signe de croix, et prononça ce discours : « Seigneurs, je remercie également ceux qui m’ont conseillé de rester en Asie et ceux qui m’ont conseillé de retourner en Occident. Les uns et les autres, je n’en doute point, n’ont en vue que l’intérêt de mon royaume et la gloire de Jésus-Christ. Après avoir réfléchi longtemps, j’ai pensé que je peux, sans dommage et sans péril pour mes États, prolonger encore mon séjour dans ce pays. La reine ma mère a défendu l’honneur de ma couronne dans des jours malheureux ; elle montrera aujourd’hui la même fermeté et trouvera moins d’obstacles. Non, mon royaume ne souffrira point de mon absence ; mais, si je quitte cette terre pour laquelle l’Europe a fait tant de sacrifices, qui la défendra contre ses ennemis ? qui osera y rester après moi ? Voudrait-on qu’étant venu ici pour défendre le royaume de Jérusalem, je m’entendisse un jour reprocher sa ruine ? Je demeure donc pour sauver ce qui nous reste, pour délivrer nos prisonniers, et profiter, s’il se peut, de la discorde des Sarrasins. Je ne veux d’ailleurs contraindre personne : ceux qui veulent quitter l’Orient sont libres de partir ; quant à ceux qui resteront sous les drapeaux de la croisade, je déclare que rien ne leur manquera et que je partagerai toujours avec eux la bonne et la mauvaise fortune. »

Après ces paroles, dit Joinville, plusieurs y en eut d’esbahis, et commencèrent à plorer à chaudes larmes. Dès lors, les ducs d’Anjou et de Poitiers, avec un grand nombre de seigneurs, firent les préparatifs de leur départ. Le roi les chargea d’emporter une lettre adressée au clergé, à la noblesse et au peuple de son royaume. Dans cette lettre, Louis racontait, avec une noble simplicité, les victoires des chevaliers chrétiens, leurs défaites, leur captivité, et conjurait ses sujets de toutes les classes de prendre les armes pour secourir la terre sainte.

Quand les deux frères du roi furent partis, on s’occupa de lever des soldats et de mettre la Palestine en état de défense. Ce qui favorisait surtout les croisés et donnait quelque sécurité aux colonies chrétiennes, c’était la division qui régnait alors parmi les musulmans. Après le meurtre d'Almoadam, les musulmans de Syrie avaient refusé de reconnaître l’autorité des mameluks. La principauté et la ville de Damas venaient d’être livrées à Nasser, sultan d’Alep, qui se disposait à marcher contre le Caire à la tête d’une armée ; la plus vive agitation régnait parmi les mameluks d’Égypte, en qui le remords semblait être venu avec la crainte. La sultane Chegger-Eddour avait été forcée de descendre du trône et de céder l’autorité suprême au Turcoman Ezz-Eddin, dont elle était devenue l’épouse. Ce changement apaisa un moment les esprits ; mais, dans l’état des choses, une révolution en appelait sans cesse une autre. La milice turbulente et inquiète qui avait renversé l’empire des Ayoubites ne pouvait supporter ni ce qui était ancien ni ce qui était nouveau. Pour prévenir les séditions, les chefs montrèrent d’abord à la multitude un enfant de cette famille qu’ils avaient proscrite, et le décorèrent du vain titre de sultan ; ils déclarèrent ensuite que l’Égypte appartenait au calife de Bagdad et qu’ils la gouvernaient en son nom.

Ce fut alors que le sultan d’Alep et de Damas envoya à Louis IX des ambassadeurs, afin d’inviter le monarque français à se joindre à lui pour châtier l’orgueil et la révolte delà milice du Caire. Il promettait aux chrétiens de partager avec eux les dépouilles des vaincus et de leur rendre le royaume de Jérusalem. Ces brillantes promesses devaient séduire le roi de France et méritaient du moins toute son attention. Les émirs d’Égypte sollicitaient également l’alliance des chrétiens, et proposaient des conditions avantageuses. Louis IX pouvait choisir, et de puissants motifs devaient le faire pencher vers le sultan de Damas : il s’agissait de traiter, d’un côté, avec des émirs dont la volonté était incertaine, la fortune passagère, l’autorité toujours menacée et chancelante ; de l’autre, avec un prince tout-puissant et dont le pouvoir mieux affermi offrait une garantie plus sûre à ses alliés. Un autre motif, qui ne pouvait être une chose indifférente aux yeux d’un vertueux monarque, c’est que toute la politique des mameluks n’avait pour but que de leur assurer l’impunité d’un grand crime, et que le souverain de Damas s’armait pour venger la cause des princes. Toutes ces considérations furent sans doute présentées dans le conseil de Louis IX, et durent laisser le monarque indécis sur le parti qu’il avait à prendre. Cependant il n’oubliait point qu’il avait signé un traité avec les émirs et que rien ne pouvait le dégager de son serment ; il n’oubliait point surtout que les mameluks tenaient encore dans leurs mains le sort de douze mille prisonniers chrétiens, et qu’en rompant avec eux, il renonçait à l’espoir de délivrer les malheureux compagnons de sa captivité. Louis répondit aux ambassadeurs syriens qu’il joindrait volontiers ses armes à celles du sultan de Damas, si les mameluks n’exécutaient point les traités. En même temps, il envoya au Caire Jean de Valenciennes, chargé d’offrir aux émirs la paix ou la guerre. Ceux-ci promirent de remplir enfin toutes les conditions du traité, si Louis IX consentait à devenir leur allié et leur auxiliaire : plus de deux cents chevaliers furent aussitôt remis en liberté.

Ces malheureuses victimes de la croisade arrivèrent à Ptolémaïs vers le mois d’octobre (1251). Le peuple accourut enfouie pour les voir débarquer : tous portaient encore les marques de leur captivité ; le souvenir de leurs maux passés, leur misère présente, arrachaient à tous les spectateurs des larmes de compassion. Au milieu de ces prisonniers dont Louis venait de briser les chaînes, on portait en triomphe dans un cercueil les ossements de Gauthier de Brien ne, tombé aux mains des infidèles à la bataille de Gaza et massacré au Caire par une multitude en furie. Le clergé accompagna à l’église des hospitaliers les restes du héros chrétien ; les compagnons d’armes de Gauthier rappelaient ses exploits et la mort glorieuse qu’il avait subie pour la cause de Jésus-Christ. La religion déploya toutes ses pompes, et célébra dans ses cantiques la gloire d'un martyr et le dévouement qu’elle seule semblait avoir inspiré. La charité des fidèles accueillit et consola la misère des captifs, et Louis prit à son service tous ceux que leur âge ou leurs infirmités ne rendaient point incapables de porter les armes. Le roi apprit avec peine que beaucoup de prisonniers chrétiens restaient encore

en Égypte. Comme les ambassadeurs égyptiens arrivèrent alors à Ptolémaïs, Louis IX leur déclara qu’ils ne devaient point compter sur l’alliance qu’ils sollicitaient, si les émirs ne se hâtaient de rendre tous les captifs, tous les enfants des chrétiens élevés dans la foi musulmane, les os du comte de Brienne, et même les têtes des croisés qu’on avait exposées sur les murailles du Caire.

Ainsi la position des chrétiens s’améliorait chaque jour au milieu des divisions de leurs ennemis. Le roi de France dictait des conditions aux émirs, et, s’il avait eu quelques troupes, il aurait pu réparer les revers qu’il venait d’essuyer en Égypte ; mais l’Orient ne lui fournissait qu’un petit nombre de soldats, et l’Occident ne se disposait point à lui envoyer des secours.

Le roi de Castille, qui avait pris la croix, mourut au moment où il se disposait à partir, et son successeur dirigea toutes ses forces contre les Sarrasins d’Afrique. Frédéric II, que nous avons vu naguère occupé de secourir Louis IX, mourut alors dans le royaume de Naples : ce prince ordonna par son testament qu’on rendrait à l’Église tout ce qui appartenait à l’Église, et légua cent mille onces d’or pour le secours de la terre sainte. La mort et les dernières volontés de l’empereur semblaient donner l’espoir que les royaumes chrétiens ne seraient plus détournés de la croisade d’outre-mer par la formidable guerre élevée entre le sacerdoce et l’Empire. Mais le souverain pontife était persuadé que le ciel favorisait ses entreprises et que les jugements de Dieu ne devaient point épargner la race de Frédéric. Il célébra la mort de l’empereur comme un triomphe de la religion et de l’humanité : « Que les cieux se réjouissent, écrivait-il aux peuples de la Pouille et de la Sicile ; que la terre soit dans l’allégresse ; car le Seigneur, dans sa miséricorde ineffable, a ôté du milieu de vous celui qui pendant si longtemps vous a tenus dans l’affliction. Sa mort est comme un vent qui nous apporte une douce rosée : aussi, mes chers fils en Jésus-Christ, entonnez de joyeux cantiques, et préparez-vous aux prospérités de tout genre qui vont se réunir sur vous. » Le pontife exhortait ces peuples à repousser de leur sein et de leur territoire une famille réprouvée de Dieu, et représentait la domination du Saint-Siège comme leur seul refuge contre la tyrannie des mauvais princes.

Toutes les foudres, si longtemps suspendues sur la tête de Frédéric, éclatèrent contre son fils Henri, héritier du royaume de Naples, et son autre fils Manfred, prince de Tarente. Les peuples de la Sicile et de la Pouille se trouvaient tour à tour poursuivis par les malédictions du pape, qui s’étendaient sur toutes les cités rebelles à l’Église, ou désolés par les armées des princes de Souabe, qui ravageaient les pays soumis au pape. Dans le même temps on prêchait en Allemagne, dans le Brabant, dans plusieurs provinces de France, une croisade contre* Conrad, que Frédéric avait désigné pour son successeur à l’Empire ; comme si la cour de Rome eût voulu intéresser toutes les familles à cette funeste guerre, les indulgences de la croix étaient promises au père et à lanière de chaque croisé. Le pape avait écrit aux peuples de Souabe pour les détourner de l’obéissance à une famille maudite ; il avait chargé en même temps Jacques Pantaléon, archidiacre de Liège, et Thierry, maître des chevaliers de Prusse, d’aller trouver les princes, les ducs, les comtes, pour les ramener à l’autorité de l’Église. Outre l’indulgence accordée au père et à la mère de chaque croisé, on en accordait une de quarante jours à tous ceux qui assistaient aux sermons des prédicateurs de la croisade. Dans toutes les provinces de l’empire germanique, les barons, les princes, les magistrats, le peuple, s’armaient les uns pour Conrad, les autres pour le comte de Hollande, que le pape avait fait élire roi des Romains. Les ministres de Jésus-Christ n’avaient plus la mission de prêcher la concorde, et telle était la fureur des partis, qu’on vit alors un archevêque de Mayence, Christien, dépossédé de son siège pour avoir donné à son troupeau l’exemple de la douceur et de la paix évangélique. On avait accusé ce prélat auprès du pape d’être entièrement inutile à l’Église, et d’aller à regret aux expéditions militaires, quand le prince l’y appelait. L’archevêque motivait ses répugnances sur les incendies et les ravages qui accompagnaient ces expéditions : de telles violences lui avaient paru peu conformes au caractère d’un pasteur de l’Église. Comme on l’exhortait à suivre l’exemple de ses prédécesseurs, Christien répondit : Il est écrit dans l'Évangile : Mets ton épée dans le fourreau. Mais ces pacifiques maximes n’étaient plus comprises.

La France n’était pas moins agitée, mais pour d’autres motifs. Au retour des ducs d’Anjou et de Poitiers, on lut dans les églises la lettre que Louis avait adressée à ses sujets. Cette lettre renouvela toutes les douleurs qui avaient éclaté lorsque la renommée annonça la captivité du roi et de son armée ; les exhortations que Louis adressait aux Français pour obtenir des secours, et les nouvelles qui arrivaient chaque jour d’Orient, émurent vivement tous les cœurs ; comme le peuple ne sait se modérer ni dans sa douleur ni dans sa joie, un esprit de sédition mêlé à l’enthousiasme de la croisade agita les cités, parcourut les provinces, et mit un moment le royaume en péril.

Les princes et les seigneurs ayant échoué dans leur entreprise, la multitude fut portée à croire que Jésus-Christ rejetait de son service les grands de la terre, et qu’il ne voulait pour défenseurs que des hommes simples, des bergers et des laboureurs. Le Seigneur avait été offensé, disait-on, du luxe des prélats, de l’orgueil des chevaliers, et Dieu avait choisi ce qu’il y a de plus faible sur la terre pour confondre ce qu’il y a de plus fort. Un homme se rencontra qui entreprit, à l’aide de cette opinion populaire, d’échauffer les esprits et de les entraîner dans un mouvement général. Cet homme, appelé Jacob, né en Hongrie, et très-avancé en âge, passait pour avoir prêché cette croisade d’enfants dont nous avons parlé dans le douzième livre de cette histoire. Une longue barbe qui lui descendait jusqu’à la ceinture, un visage pâle, son langage mystérieux, lui donnaient l’air d’un prophète. Il allait de bourgade en bourgade, et se disait envoyé du ciel pour délivrer la cite de Dieu et venger le roi de France. Les bergers quittaient leurs troupeaux, les laboureurs leurs charrues, pour s’attacher à ses pas. Jacob, qu’on appelait le Maître de Hongrie, faisait porter devant lui un étendard sur lequel était peint un agneau, symbole du Sauveur du monde. De toutes parts on lui apportait des vivres, et ses disciples disaient qu’il avait, comme Jésus-Christ, le don de la multiplication des pains.

On donna le nom de Pastoureaux à ces croisés villageois. Leurs premiers rassemblements, auxquels on fit d’abord peu d’attention, se formèrent dans les provinces de Flandre et de Picardie ; ils se dirigèrent vers Amiens, ensuite vers la capitale, se grossissant sur la route d’une foule de vagabonds, d’aventuriers et de femmes prostituées. Quoiqu’ils eussent commis quelques désordres, la reine Blanche les toléra, espérant qu’elle en tirerait du secours pour le roi. La protection de la régente enflamma leur orgueil, l’impunité accrut parmi eux la licence et redoubla leur audace. L’imposteur Jacob et les autres chefs que le hasard ou la corruption lui avaient associés déclamaient avec véhémence contre la richesse et la suprématie du clergé, ce qui flattait la multitude qu’ils entraînaient à leur suite. Dans leurs discours, dit Mathieu Paris, ils accusaient les deux ordres des frères mineurs et des prédicateurs d’être des vagabonds et des hypocrites ; les moines de Cîteaux, de ne songer qu’à envahir des terres ; les moines noirs, d’être gloutons et superbes ; les chanoines, d’être demi-séculiers et de se nourrir de viandes délicates ; les évêques et leurs officialités, de courir après l’argent et de se plonger dans les délices ; la cour romaine, enfin, de réunir tous les genres d’opprobres. Au grand scandale des hommes pieux, les pastoureaux remplissaient eux-mêmes les fonctions du sacerdoce, et remplaçaient dans les chaires des églises les orateurs sacrés, employant la violence contre les ministres des autels, cherchant à remuer toutes les passions parmi le peuple. Rassemblés enfin au nombre de plus de cent mille, ces redoutables pèlerins sortirent de Paris, et se divisèrent en plusieurs troupes pour se rendre sur les côtes de la mer, où ils devaient s’embarquer pour l'Orient. La ville d’Orléans, qui se trouvait sur leur passage, devint le théâtre des plus violents désordres. Les progrès de la licence donnèrent enfin au gouvernement et aux magistrats de sérieuses alarmes ; on ordonna dans toutes les provinces de poursuivre et de dissiper ces bandes turbulentes et séditieuses. Le plus nombreux rassemblement des pastoureaux se rendit à Bourges, où le Maître de Hongrie devait opérer des miracles et faire entendre la volonté du ciel. Leur arrivée dans cette ville fut signalée par le meurtre, l’incendie et le pillage. Le peuple irrité prit les armes, et marcha contre ces perturbateurs ; on les atteignit entre Mortemer et Villeneuve-sur-le-Cher, où, malgré leur nombre, ils furent mis en déroute et reçurent la punition de leurs brigandages. Jacob eut la tête abattue d’un coup de hache ; plusieurs de ses disciples et de ses compagnons trouvèrent la mort sur le champ de bataille ou furent envoyés au supplice ; le reste prit la fuite.

Ainsi cet orage formé subitement se dissipa de même. Une autre bande qui s’était dirigée vers Bordeaux fut dispersée ; quelques-uns des pastoureaux parvenus jusqu’en Angleterre éprouvèrent le même sort. Le bruit se répandit qu’on avait trouvé sur les chefs des correspondances avec les musulmans ; ils furent accusés d’avoir eu le projet de livrer le peuple chrétien au glaive des infidèles : cette accusation, quoique invraisemblable, acheva de les rendre odieux. Le gouvernement, qui n’avait point d’abord de forces à leur opposer, s’arma contre eux des passions de la multitude, et la tranquillité fut enfin rétablie dans le royaume.

Cependant on prêchait la croisade d’outre-mer dans la plupart des contrées de l’Europe. De nouvelles indulgences furent ajoutées à celles qui avaient été jusqu’alors accordées aux soldats de la croix ; l’évêque d’Avignon reçut le pouvoir d’absoudre ceux qui avaient frappé les clercs, brûlé les églises ; le même évêque eut la faculté de convertir en vœu pour la croisade tous les autres vœux, excepté celui de religion ; de semblables pouvoirs furent donnés au prieur des dominicains de Paris. L’impunité et les privilèges de la croisade accordés ainsi aux grands coupables n’étaient pas propres à ranimer le zèle et l’émulation des barons et des chevaliers.

Le pape écrivit en même temps au roi d’Angleterre, pour l’exhorter à partir pour l’Orient. Henri III fit convoquer les habitants de Londres dans l’abbaye de Westminster, où plusieurs prélats prêchèrent la croisade. Les chroniques rapportent que peu de personnes se laissèrent persuader par les prédications des évêques, à cause des extorsions et des mensonges de la cour romaine. Henri III, mécontent de cette indifférence des bourgeois de Londres, les appelait des mercenaires. Le roi prit la croix, et, lorsqu’il prononça son serment, il porta la main sur sa poitrine à la manière des prêtres, ce qui ne persuada point, dit Mathieu Paris, ceux qui se ressouvenaient du passé. Comme le pape lui avait accordé un décime sur le clergé et sur le peuple, pendant trois ans, on crut que le monarque anglais n’avait pris la croix que pour avoir un prétexte de lever cet impôt, qui devait s’élever à cinq ou six cent mille livres tournois. D’après le témoignage de l’histoire contemporaine, on pourrait donner à sa détermination un motif plus honorable : l’espoir de recouvrer la Normandie et quelques autres provinces que l’Angleterre avait perdues sur le continent. Mathieu Paris nous apprend que Louis IX, en sortant de sa captivité, s’était adressé au roi d’Angleterre pour en obtenir des secours, et que, pour prix des services rendus à la cause de Jésus-Christ, il promettait de remettre entre les mains de Henri III les pays rentrés sous la domination française. La reine Planche elle-même paraissait avoir consenti à cette proposition ; mais les grands du royaume, ayant été convoqués, s’étonnèrent qu’un roi de France eût conçu un semblable projet sans avoir consulté ses barons ; en présence de la reine, qui resta seule de son avis, tous déclarèrent que ni les grands ni le peuple ne consentiraient jamais à des concessions déshonorantes pour la couronne, et que le roi d’Angleterre ne rentrerait jamais en Normandie qu’en passant à travers mille épées et mille lances ensanglantées. Après cette déclaration menaçante, Henri III jugea qu’il ne devait pas pousser les choses plus loin, et ne fit plus rien ni pour recouvrer les provinces qu’il réclamait, ni pour délivrer l’héritage de Jésus-Christ. Mathieu Pâris, qui nous a longuement parlé de cette violente opposition des barons, leur prête un langage dont la rudesse est vraisemblablement exagérée. Il est permis de croire que le séjour de Louis IX en Orient après sa défaite avait mécontenté les grands du royaume, et qu’un moment ils oublièrent le respect dû au malheur ; mais certainement la fierté patriotique, l’esprit d’indépendance de la noblesse française, ne se mêlèrent point, en cette occasion aux sentiments du mépris et de la haine.

Dans la même assemblée, les barons et les seigneurs français eurent une nouvelle occasion de manifester leur patriotisme ombrageux et ardent. Cette noble réunion s’indigna qu’on prêchât dans le royaume une croisade contre les fils de Frédéric, et qu’on levât dans les provinces des troupes et de l’argent qui ne devaient point être employés à secourir le roi de France. La reine Planche partagea l’indignation des grands et des seigneurs : des mesures promptes et sévères furent prises ; on imposa silence aux prédicateurs ; on exila, on dépouilla de leurs biens tous ceux qui s’étaient enrôlés sous les drapeaux d’une guerre prêchée contre des chrétiens.

L’histoire doit applaudir aux sentiments généreux que faisait éclater la noblesse française ; on s’étonne néanmoins de la voir en cette circonstance déplorer avec amertume les malheurs du royaume et s’occuper à peine des moyens de secourir le monarque qui implorait son appui. Il ne manquait point alors de ces hommes chagrins et présomptueux comme on en trouve toujours dans les temps d’adversité, qui croient avoir assez fait pour une cause malheureuse en rappelant les avis qu’ils ont donnés et qu’on n’a point suivis, moins empressés ainsi de montrer leur zèle que leur prévoyance. Nous ajouterons que la plupart des seigneurs blâmaient ouvertement la résolution que Louis IX avait prise de rester dans la Palestine ; ceux mêmes qui montraient le plus d’attachement pour le roi, devaient craindre, en lui expédiant des secours, de prolonger son absence. Quoi qu’il en soit, on ne prit alors aucune mesure efficace pour envoyer au monarque, éloigné de ses États, l’argent et les soldats qu’il demandait. Malgré les prières réitérées du roi, la France, qui avait donné tant de larmes à sa captivité en Égypte, ne put se résoudre à prendre les armes pour seconder ses nouveaux efforts dans la terre sainte, et se contenta de former des vœux ardents pour son retour.

Cependant la reine Planche ne pouvait rester insensible aux prières de son fils. Pour faire parvenir des secours à Louis IX, des récompenses furent promises à tous ceux qui partiraient pour l’Orient ; on enleva jusqu’aux ornements des églises : une chronique du temps rapporte qu’on fit fondre une boîte d’argent où était renfermé le cœur du roi Richard Cœur-de-Lion et qui était déposée dans la cathédrale de Rouen. Mais tous les soins de la tendresse maternelle ne purent servir efficacement le roi de France dans sa détresse : un vaisseau chargé d’argent qu’on fit partir pour la Palestine, périt en abordant sur les côtes de Syrie ; un petit nombre de ceux qui avaient pris la croix en Occident se décidèrent à traverser la mer ; le jeune comte d’Eu, et Raymond, vicomte de Turenne, que la régente avait condamnés à partir pour la Palestine, furent presque les seuls Français qui allèrent alors en Orient. La plupart des chevaliers et des barons qui étaient restés en Palestine avec le roi, dépouillés de tout, ruinés de fond en comble, mettaient leurs services à si haut prix, et, selon l’expression des commissaires de Louis IX, se faisoient si chiers, que le trésor du monarque n’aurait point suffi pour les enrôler. On fit des levées en Grèce, en Chypre, et dans les villes chrétiennes de la Syrie, mais ces levées n’amenèrent sous les drapeaux de la croisade que des aventuriers peu propres à partager les travaux et les dangers d’une grande entreprise.

Parmi les guerriers que l’amour des périls et des aventures lointaines conduisit alors dans la terre sainte, l’histoire remarque Alemar de Selingan. Ce chevalier était parti d’un pays d’Occident où l’été, disait-il, n’avait presque point de nuits. Selingan et ses compagnons cherchaient partout l’occasion de signaler leur adresse et leur audace romanesques. En attendant l’heureux moment de combattre les musulmans, ils faisaient la guerre aux lions, qu’ils poursuivaient à cheval dans les déserts, qu’ils tuaient à coups de flèches, ce qui était un grand sujet de surprise et d’admiration pour les guerriers français.

On vit aussi arriver, dit Joinville, un autre chevalier moult noble, qui se disoit entre ceulx de Toucy. Le chevalier de Toucy avait été régent de l’empire latin de Constantinople en l’absence de Baudouin, et se glorifiait d’appartenir à la famille des rois de France. Il abandonnait avec neuf autres chevaliers un empire qui tombait en ruine, pour défendre les tristes débris du royaume de Jérusalem. Toucy racontait les malheurs de Baudouin et les circonstances déplorables qui avaient forcé un empereur chrétien de s’allier au chef des Comans. Suivant la coutume des barbares, le prince des Comans et l’empereur de Constantinople s’étaient fait tirer du sang, et, le mêlant dans une coupe, en avaient bu l’un et l’autre en signe d’alliance et de fraternité. Les chevaliers qui accompagnaient le seigneur de Toucy avaient emprunté cet usage aux barbares : les guerriers français en furent d’abord révoltés ; mais bientôt, entraînés par l’attrait de la nouveauté, ils mêlèrent eux-mêmes leur sang à celui de leurs nouveaux compagnons, et, l’arrosant de flots de vin, les uns et les autres s’enivrèrent ensemble en disant qu’ils étaient frères.

Les mœurs et les usages des peuples de l’Orient frappaient vivement l’attention des croisés. Quand les missionnaires que Louis IX avait envoyés en Tartarie revinrent à Ptolémaïs, les guerriers français ne se lassaient point de les interroger et de les entendre. André de Longjumeau, à la télé de la mission, était parti d’Antioche, et, faisant dix lieues par jour, il avait marché pendant une année avant d’arriver au lieu qu’habitait le grand kan des Tartares. Les missionnaires traversèrent des déserts où ils aperçurent d’énormes amas d’ossements humains, tristes monuments des victoires d’un peuple barbare ; ils racontaient des choses merveilleuses sur la cour du monarque des Mogols, sur les mœurs et les usages des pays qu’ils avaient parcourus, sur les conquêtes et la législation de Gengiskan, sur les prodiges qui avaient préparé la puissance et la grandeur du conquérant de l’Asie. Parmi leurs récits extraordinaires et remplis de circonstances fabuleuses, les croisés remarquaient avec joie que la religion du Christ étendait son empire chez les peuples les plus éloignés : les missionnaires attestaient avoir vu dans une seule horde de Tartares plus de huit cents chapelles où l’on célébrait les louanges du vrai Dieu. Louis IX espérait que les Mogols deviendraient un jour les auxiliaires des chrétiens contre les infidèles : cette espérance le détermina à envoyer de nouveaux missionnaires dans la Tartarie.

Au reste, si les croisés s’étonnaient ainsi de tout ce 'qu’ils apprenaient des régions les plus lointaines de l’Asie, ils avaient près d’eux une peuplade barbare qui devait bien plus encore exciter leur surprise. Quelques mois après son arrivée, Louis IX reçut une ambassade du Vieux de la Montagne, qui, comme nous l’avons dit, régnait sur une trentaine de villages ou bourgades bâtis au revers occidental du Liban. Les envoyés du prince des Assassins, admis en présence du roi de France, lui demandèrent s’il connaissait leur maître. « J’ai entendu parler de lui, répondit le monarque. — Pourquoi donc, ajouta l’un des ambassadeurs, n’avez-vous pas recherché son amitié, en lui envoyant des présents, comme l’ont fait l’empereur d’Allemagne, le roi de Hongrie, le sultan du Caire, et tant d’autres grands princes ? » Le roi écouta sans colère cet étrange langage, et renvoya les ambassadeurs à une autre audience, à laquelle assistèrent les grands maîtres du Temple et de l’Hôpital. Le nom seul des deux ordres militaires que le poignard des Assassins ne pouvait atteindre, inspirait quelque effroi au Vieux de la Montagne, qui avait été contraint de leur payer un tribut. Dans la seconde audience, les deux grands maîtres réprimandèrent vivement les ambassadeurs, et leur dirent que, si le seigneur de la Montagne n’envoyait des présents au roi de France, son insolence lui attirerait bientôt un juste châtiment. Les envoyés reportèrent ces paroles menaçantes à leur maître, qui éprouva lui-même la crainte qu’il voulait inspirer, et les renvoya auprès de Louis IX, pour exprimer des dispositions et des sentiments plus pacifiques. Parmi les présents qu’ils étaient chargés d’offrir au roi de France, on remarquait plusieurs vases, un jeu d’échecs, un éléphant en cristal de roche ; le seigneur de la Montagne avait joint à ces présents une chemise et un anneau, symboles d’alliance, qui vous rappelleront, dirent ses envoyés au monarque français, « que vous et notre maître devez rester unis comme « les doigts de la main, et comme la chemise l’est au corps. »

Louis IX accueillit avec distinction cette nouvelle ambassade, et chargea les envoyés du prince des Assassins de porter à leur maître des vases d’or et d’argent, des étoffes d’écarlate et de soie ; il les fit accompagner par le frère Yves, savant dans la langue arabe. Celui-ci, qui séjourna quelque temps à la cour du Vieux de la Montagne, raconta à son retour plusieurs particularités curieuses que l’histoire n’a point négligées. Le prince des Assassins appartenait à la secte d’Ali, et professait quelque admiration pour l’Évangile. Il avait surtout une grande vénération pour monseigneur saint Pierre qui, selon lui, vivait encore, et dont l’âme, disait-il, avait été successivement celle d’Abel, de Noé, d’Abraham. Le frère Yves parlait surtout de la terreur que le Vieux de la Montagne inspirait à ses sujets. Un silence effrayant régnait autour de son palais, et, lorsqu’il se montrait en public, il était précédé d’un héraut d’armes qui disait à haute voix : « Qui que vous soyez, craignez de paraître devant celui qui tient la vie et la mort des rois dans sa main. »

Tandis que ces récits merveilleux occupaient l’oisiveté des croisés, la guerre était déclarée entre le sultan de Damas et celui du Caire. Les guerriers chrétiens, impatients de combattre, gémissaient d’être ainsi condamnés à rester dans un triste repos. On comptait à peine sept cents chevaliers sous les drapeaux de la croix, et leur petit nombre ne permettait point à Louis IX de tenter une expédition importante.

[1252]. En attendant les périls et les hasards de la guerre, le saint monarque s’occupait sans cesse d’adoucir le sort et de briser les fers des captifs qui restaient encore entre les mains des musulmans. Mais la captivité des guerriers chrétiens n’était pas le seul malheur dont son cœur fut affligé : ce qui ajoutait à son chagrin, c’était de savoir que plusieurs de ses compagnons d’armes avaient embrassé l’islamisme. Une remarque qui paraîtra singulière, c’est que les croisades, dont le but est toujours de faire triompher la cause du christianisme, nous offrent de fréquents exemples d’apostasie, et l’histoire ne craint point d’affirmer que, pendant le cours des guerres saintes, il y eut plus de chrétiens qui se firent musulmans, que de musulmans qui se firent chrétiens. Joinville nous apprend dans ses mémoires que la plupart des mariniers qui montaient la flotte chrétienne dans la retraite de Mansourah, renoncèrent à leur foi pour sauver leur vie ; dans ces jours désastreux, beaucoup de guerriers ne purent résister aux menaces des musulmans, et la crainte de la mort leur fit oublier une religion pour laquelle ils avaient pris les armes. On a vu quels maux les croisés avaient à souffrir dans les expéditions en Orient : parmi la foule des pèlerins, il s’en trouvait toujours qui n’avaient pas assez de vertu pour résister à l’épreuve des grandes infortunes. A l’arrivée de Louis IX en Égypte, ce pays renfermait déjà beaucoup de chrétiens parjures et infidèles qui, dans les périls et les calamités des guerres précédentes, avaient renié le Dieu de leurs pères. Tous ces renégats étaient méprisés des musulmans. Les auteurs orientaux citent à ce sujet un mot de Saladin qui exprime une opinion généralement établie et qui s’était conservée jusque dans les derniers temps des croisades : il disait que jamais on ne fit un bon chrétien avec un mauvais musulman, ni un bon musulman avec un mauvais chrétien. L’histoire donne pende détails sur la vie que menaient ces Francs dégénérés qui avaient renoncé à leur religion et à leur pays : plusieurs se livraient à l’agriculture, aux arts mécaniques ; un grand nombre s’enrôlaient dans les armées musulmanes ; quelques-uns obtenaient des emplois et parvenaient à amasser de grandes richesses. On doit croire néanmoins que le remords empoisonnait tous les moments de leur vie et ne leur permettait point de jouir des biens qu’ils avaient acquis parmi les infidèles. Cette religion qu’ils avaient quitté leur inspirait encore du respect ; la présence et le langage des Francs, qui avaient été autrefois leurs frères, leur rappelaient des souvenirs douloureux ; mais retenus par je ne sais quelle fausse honte et comme si Dieu les eût frappés d’une réprobation éternelle, ils restaient enchaînés à l’erreur par un lien invincible, et, quoiqu’ils sentissent le malheur de vivre sur une terre étrangère, ils n’osaient s’arrêter à la pensée de revoir leur patrie.

Un de ces renégats, né à Provins et qui avait combattu sous les drapeaux de Jean de Brienne, vint saluer Louis IX et lui apporter des présents au moment où le monarque s’embarquait sur le Nil pour se rendre en Palestine : comme Joinville lui dit que, s’il persistait dans la religion de Mahomet, il irait droict en enfer après sa mort, celui-ci répondit qu’il croyait la religion de Jésus-Christ meilleure que celle du prophète de la Mecque ; mais il ajoutait que, s’il revenait à la foi des chrétiens, il tomberait dans la pauvreté, et qu’on lui donnerait tout le long de sa vie d'infames reproches, en l'appelant : renegat, renegat. Ainsi la crainte de la misère, la crainte des jugements du monde, retenaient les déserteurs de la foi chrétienne et les empêchaient de revenir à la croyance qu’ils avaient abandonnée. Louis IX ne négligea rien pour les ramener : ses libéralités allèrent au-devant de tous ceux qui revenaient au christianisme, et, pour leur épargner jusqu’au mépris des hommes, il défendit par une ordonnance de leur rappeler la honte de leur apostasie.

Le roi de France employa des sommes considérables à mettre plusieurs villes chrétiennes en état de défense : Césarée, comme Ptolémaïs, vit s’élever et s’agrandir ses tours et ses murailles ; Louis fit relever aussi les fortifications de Joppé et de Caïphas qui tombaient en ruine. Au milieu de ces travaux poursuivis dans la paix, les guerriers restèrent oisifs, et plusieurs commencèrent à oublier la sévérité de la discipline militaire et les préceptes de la morale évangélique. La précaution qu’avait prise le sire de Joinville de placer son lit de manière à oster toute mescreance de femmes, prouve que les mœurs des chevaliers de la croix n’étaient point à l’abri du soupçon. Louis se montra beaucoup plus sévère contre la licence des mœurs, qu’il ne l’avait fait au séjour de Damiette. L’histoire cite plusieurs exemples de sa sévérité ; et telle était la bizarrerie des lois pénales chargées de protéger la décence et la morale publiques, que l’excès même du libertinage paraîtrait aujourd’hui moins scandaleux que la punition infligée alors aux coupables.

Cependant le clergé ne cessait de rappeler aux croisés les préceptes de la religion chrétienne, et ses prédications ne restaient pas sans fruit. La Palestine n’avait pas une ville, pas un lieu qui ne rappelât à des guerriers chrétiens les saintes traditions de l’Écriture, la miséricorde et la justice de Dieu. Plusieurs des seigneurs et des barons français qui avaient été les modèles du courage, donnaient l’exemple de la dévotion et de la piété ; on voyait des chevaliers, déposant les armes et reprenant la panetière et le bourdon du pèlerin, se rendre dans les lieux consacrés par les miracles et la présence de Jésus-Christ et des saints personnages dont la religion conservait la mémoire. Louis IX visita plusieurs fois la montagne du Thabor, le village de Cana, se rendit en pèlerinage à Nazareth. Le sultan de Damas, qui recherchait toujours son alliance, l’invita à venir jusqu’à Jérusalem : ce pèlerinage aurait comblé les vœux du pieux monarque ; mais les barons et surtout les évêques lui représentèrent qu’il ne lui convenait point d’entrer à Jérusalem comme simple pèlerin, et qu’il était venu en Orient non pas seulement pour visiter, mais pour délivrer le saint tombeau ; ils ajoutaient que les princes de l’Occident qui à l’avenir prendraient la croix, croiraient, à son exemple, avoir rempli leur serment en visitant la ville sainte, et qu’ainsi la dévotion des croisades n’aurait plus pour objet la délivrance du sépulcre de Jésus-Christ. Louis IX se rendit aux représentations des prélats, et consentit à ne point voir alors Jérusalem, dans l’espoir d’y entrer un jour les armes à la main. Mais cette espérance allait bientôt s’évanouir, et Dieu ne devait plus permettre que la ville sainte fût arrachée au joug des infidèles.

Les sultans du Caire et de Damas entretenaient toujours des négociations avec le monarque des Francs. Chacun de ces princes musulmans espérait avoir les chrétiens pour alliés, et craignait surtout de les avoir pour ennemis. Toutes les fois qu’ils redoutaient d’être vaincus, les émirs d’Egypte renouvelaient leurs propositions ; ils acceptèrent enfin toutes les conditions qui leur étaient imposées. Un traité fut conclu, par lequel les mameluks s'engageaient à rendre tous les captifs qui restaient en Egypte, les enfants des chrétiens élevés dans la foi musulmane, et, ce qui avait été demandé plusieurs fois par Louis IX, les têtes des martyrs de la croix exposées sur les murailles du Caire. Jérusalem et toutes les villes de la Palestine, à la réserve de Gaza, de Daroum et de deux autres forteresses, devaient être remises entre les mains des Francs. Le traité portait encore que, pendant quinze années, le royaume de Jérusalem n’aurait point de guerre avec l’Égypte, que les deux États réuniraient leurs forces, et que toutes les conquêtes seraient partagées entre les chrétiens et les mameluks. Quelques ecclésiastiques exprimèrent leurs doutes et leurs scrupules sur une alliance avec les ennemis de Jésus-Christ : le pieux monarque dédaigna leurs représentations. Jamais traité n’avait offert plus d’avantages à la cause des chrétiens, si la bonne foi eût présidé à son exécution ; mais la généreuse loyauté de Louis IX ne lui permettait point de soupçonner la fraude et la perfidie dans ses alliés, ni même dans ses ennemis.

Les chefs des mameluks devaient se rendre à Gaza, et de là à Joppé pour confirmer l’alliance qu’ils venaient de contracter et pour s’entendre avec Louis IX sur les moyens de poursuivre la guerre. Quand le sultan de Damas eut connaissance du traité qu’on venait de faire, il envoya une armée de vingt mille hommes entre Gaza et Daroum, pour empêcher la jonction des Égyptiens et des Francs. Soit que les mameluks fussent retenus par leurs divisions intérieures, soit qu’ils n’osassent point braver les troupes de Damas, ils ne se rendirent point à Joppé à l’époque convenue. Cependant ils avaient rempli toutes les autres conditions du traité ; ils ajoutèrent à l’envoi des captifs et des funèbres dépouilles des guerriers chrétiens, le don d’un éléphant que Louis envoya au roi d’Angleterre. Comme ils renouvelaient souvent leur promesse de venir à Joppé, Louis les attendait toujours ; il les attendit pendant une année. Le monarque français, trompé ainsi dans ses espérances, pouvait sans injustice renoncer à un traité qu’on n’exécutait pas ; il pouvait encore se rapprocher du sultan de Damas, qui offrait les mêmes avantages et dont les promesses devaient inspirer plus de confiance. Les émirs d’Égypte avaient recherché l’alliance des croisés, dans des circonstances où leur situation paraissait désespérée et lorsqu’ils pouvaient croire que le roi de France recevrait des secours de l’Occident. Voyant enfin que Louis n’avait point d’armée et que toutes les forces qu’il pouvait réunir se réduisaient à sept cents chevaliers, ils craignirent de s’engager plus avant dans des relations qui les exposaient à la haine des musulmans et ne leur présentaient aucun appui véritable contre leurs ennemis. Tous ces émirs d’ailleurs ne combattaient que pour s’assurer l’impunité de leur crime et conserver les fruits de la révolte. Ils étaient toujours prêts à mettre bas les armes, si on leur pardonnait le passé et si on leur abandonnait l’Égypte. Le calife de Bagdad cherchait alors à rétablir la paix entre les puissances musulmanes : il engagea le sultan de Damas et d’Alep à oublier ses ressentiments, les émirs à témoigner leur repentir et leur désir de la paix. Il s’était livré plusieurs combats qui n’avaient eu aucun résultat décisif ; dans un de ces combats, une partie des troupes syriennes avait été enfoncée par les mameluks, et s’était enfuie sur la route de Damas, tandis que plusieurs corps de mameluks avaient été battus et poursuivis par les Syriens jusqu’aux portes du Caire. Une guerre où la victoire restait toujours incertaine, devait lasser la patience et le courage des deux partis ; de part et d’autre on prit pour arbitre le père spirituel des musulmans ; les sultans de Syrie et d’Egypte conclurent enfin la paix et résolurent d’unir leurs armes contre les chrétiens. Dès lors toutes les espérances des croisés s’évanouirent ; le roi de France, pour avoir différé trop longtemps et négligé l’occasion favorable, eut tout à coup deux ennemis à redouter. Il faudrait connaître à fond la situation et la politique des puissances musulmanes pour savoir jusqu’à quel point l’histoire peut blâmer l’indécision et la lenteur de Louis IX. Le père Mainbourg n’hésite point à le censurer avec amertume, et déclare naïvement que pour être saint, on n’est point infaillible particulièrement dans les affaires politiques, et surtout dans celles de la guerre.

Le traité conclu entre les mameluks et les Syriens fut le signal de la guerre. Le sultan de Damas, à la tête d’une armée, vint jusque sous les murs de Ptolémaïs, et menaça de ravager les jardins et les campagnes qui approvisionnaient la ville, si on ne lui payait une contribution de cinquante mille besants d’or. Les chrétiens n’étaient point en état de résister à leurs ennemis s’ils avaient eu à repousser alors des attaques sérieuses ; mais les Syriens, accablés de fatigues, manquant de vivres, retournèrent à Damas, tandis que les mameluks reprenaient la route du Caire : les uns et les autres s’éloignaient avec le dessein de revenir et de profiter d’une occasion favorable pour envahir ou désoler la Palestine.

Les menaces des musulmans devaient engager Louis IX à redoubler de zèle et d’efforts pour mettre les villes chrétiennes en état de défense. Il résolut de rétablir les fortifications de Sidon démolies par les musulmans de Damas dans le temps où les croisés abordaient en Égypte. Il avait envoyé dans cette ville un grand nombre d’ouvriers ; déjà les travaux avançaient, lorsqu’ils furent tout à coup interrompus par l’accident le plus déplorable : comme la place n’avait qu’une faible garnison, elle fut surprise, et tout ce qu’elle renfermait de chrétiens fut massacré par les Turcomans, peuplade errante et féroce, accoutumée à vivre de meurtre et de brigandage. Louis apprit ce désastre dans la ville de Tyr, lorsqu’il se rendait à Sidon. Quelques-uns de ceux qui avaient échappé au carnage lui racontèrent les cruautés inouïes des barbares : la fureur des Turcomans n’avait épargné ni l’âge ni le sexe, et dans leur retraite ils avaient égorgé deux mille prisonniers. Louis, vivement affligé de tout ce qu’il entendait, forma sur-le-champ le projet d’aller attaquer les Turcomans dans Panéas, où ils s’étaient retirés. Au premier signal, tous les guerriers qui l’accompagnaient se couvrent de leurs armes ; le roi voulait se mettre à leur tête, mais ses barons s’y opposèrent, disant qu’il ne devait pas exposer dans une pareille expédition sa vie si nécessaire au salut de la terre sainte. Les guerriers chrétiens se mirent en marche. Panéas ou Césarée de Philippe, dont le nom se trouve souvent cité dans l’histoire des premières croisades, était bâtie sur le penchant du Liban, près des sources du Jourdain ; on ne pouvait y arriver que par des sentiers étroits et des lieux escarpés : rien n’arrête les croisés français, impatients de venger la mort de leurs frères immolés par les Turcomans. On arrive devant Panéas ; l’ennemi fuit de toutes parts ; la ville est prise. Cette victoire eût été complète, si les guerriers chrétiens avaient observé les lois de la discipline et suivi les ordres de leurs chefs. Tandis que les croisés français prenaient possession de Panéas, les chevaliers teutoniques allèrent attaquer un château musulman bâti sur les hauteurs voisines et dont les tours s’élevaient parmi les pics du Liban. Les Turcomans, qui s’étaient ralliés dans ce lieu et commençaient à reprendre courage, repoussèrent les assaillants, et les poursuivirent à travers les rochers et les précipices. La retraite précipitée des chevaliers teutoniques jeta la confusion parmi les autres guerriers chrétiens, réunis sur un terrain montueux où ils ne pouvaient ni combattre à cheval ni se ranger en bataille : le sire de Joinville, qui conduisait les gendarmes du roi, fut plus d’une fois sur le point de perdre la vie ou de tomber entre les mains des Turcomans. Enfin les guerriers français, à force de bravoure, réparèrent la faute des Allemands ; Olivier de Thermes et les guerriers qu’il commandait, parvinrent à repousser les musulmans. Les croisés abandonnèrent Panéas, après l’avoir mise au pillage, et reprirent la route de Sidon.

Louis IX y était arrivé avant eux : à son approche de la ville, quelle avait été la douleur de ce prince en voyant sur sa route la terre couverte de cadavres dépouillés et sanglants ! c’étaient les tristes restes des chrétiens immolés parles Turcomans ; ils tombaient en putréfaction, et personne ne songeait à les ensevelir. A ce spectacle, Louis s’arrête, invite le légat à bénir un cimetière, puis il ordonne d’enterrer les morts qui couvraient les chemins. Au lieu d’obéir chacun détourne les yeux et recule d’effroi ; alors Louis descend de cheval, et, prenant entre ses mains un des cadavres duquel s’exhalait une odeur infecte : Allons, mes amis, s’écrie-t-il, allons donner un peu de terre aux martyrs de Jésus-Christ. L’exemple du roi ranime le courage et la charité des personnes de sa suite : tous s’empressent de l’imiter, et les chrétiens que les Barbares avaient égorgés reçurent ainsi les honneurs de la sépulture. Ce pieux dévouement de Louis IX à la mémoire de ses compagnons d’armes a été célébré par tous les historiens ; c’est la charité dans ce qu’elle a de plus fort, de plus héroïque, de plus touchant ; depuis qu’il y a des rois, on n’avait jamais vu les puissances de la terre descendre à des soins si pieux.

Le roi resta plusieurs mois à Sidon, occupé de faire fortifier la ville. Cependant la reine Blanche lui écrivait souvent, et l’exhortait à revenir en France, craignant toujours de ne plus revoir son fils.

Ses pressentiments ne se réalisèrent que trop. Louis était encore à Sidon, lorsqu’un message arriva en Palestine annonçant que la régente n’était plus. Ce fut le légat du pape qui reçut le premier cette triste nouvelle. Il vint chez le roi, accompagné de l’archevêque de Tyr et de Geoffroi de Beaulieu, confesseur de Louis. Comme le prélat annonça qu’il avait quelque chose d’important à dire, et comme il montrait une grande tristesse sur son visage, le monarque le fit passer dans sa chapelle, qui, selon un vieil auteur, était son arsenal contre toutes les traverses du monde. Le légat commença par rappeler au roi que tout ce que l’homme aime sur la terre est périssable : « Remerciez Dieu, ajouta-t-il, de vous avoir donné une mère qui a veillé avec tant de soin et d’habileté sur votre famille et sur votre royaume... » Le légat s’arrêta un moment, puis il continua en poussant un profond soupir : « Cette tendre mère, celte vertueuse princesse est maintenant dans le ciel. » A ces mots, Louis jeta un grand cri et versa un torrent de larmes ; revenu ensuite à un sentiment plus calme, il se mil à genoux devant l'autel, et s’écria les mains jointes : « Je vous rends grâces, ô mon Dieu, de m’avoir donné une aussi bonne mère ; c’était un présent de votre miséricorde ; vous le reprenez aujourd’hui comme votre bien. Vous savez que je l’aimais par-dessus toutes les créatures ; mais puisqu’il faut, avant tout, que vos décrets s’accomplissent, Seigneur, que votre nom soit béni dans les siècles des siècles. » Louis congédia le légat et l’archevêque de Tyr, et, resté seul avec son confesseur, il récita l’office des morts. Deux jours s’écoulèrent sans qu’il voulût voir personne. Alors il fit appeler Joinville, et lui dit en le voyant : « Ah ! seneschal, j’ai perdu ma mere. — Sire, lui répondit Joinville, je m’en esbahis, vous sçavez qu’elle avoit une fois à mourir ; mais je m'esmerveille du grand et oultrageux deuil que vous en menez, vous qui estes tant sage prince tenu. » Lorsque Joinville eut quitté le roi, madame Marie de Bonnes Vertus vint le prier de se rendre auprès de la reine pour la consoler. Le bon sénéchal trouva Marguerite tout en larmes, et ne put s’empêcher d’en témoigner sa surprise, en lui disant « qu’on ne debvoit mie croire femme à son plorer, car le deuil qu’elle menoit estoit pour la femme qu’elle haïssoit plus en ce monde. » Marguerite répondit que ce n’était point en effet pour la mort de Blanche qu’elle pleurait, « mais pour le grand mesaise en quoy le roy estoit, et aussi pour leur fille qui estoit restée en la garde des hommes. » Louis IX assistait chaque jour à un service funèbre célébré à l’intention de sa mère. Il envoya en Occident une grande quantité de joyaux et de pierres précieuses, pour être distribués aux principales églises de France ; il exhortait en même temps le clergé à faire des prières pour lui et pour le repos de la reine Blanche. A mesure que Louis faisait ainsi prier Dieu pour sa mère, sa douleur cédait à l’espérance de la revoir dans le ciel, et son âme résignée trouvait ses plus chères consolations dans ce lien mystérieux qui nous réunit avec ceux que nous avons perdus, dans ce sentiment religieux qui se mêle à nos affections pour les épurer, à nos regrets pour les adoucir.

La mort de la reine Blanche semblait imposer à Louis IX l’obligation de revenir dans ses États : les nouvelles qu’il recevait de l’Occident annonçaient que sa présence y devenait chaque jour plus nécessaire. La guerre pour la succession de Flandre s’était rallumée ; la trêve avec l’Angleterre venait d’expirer ; les peuples murmuraient. D’un autre côté, Louis IX n’avait plus rien à entreprendre dans la Palestine. Dès lors son retour dans son royaume occupa toutes ses pensées, et, comme s’il se fût défié en cette occasion de ses propres lumières, il voulut, avant de prendre une résolution définitive, consulter la volonté de Dieu. On fit des processions et des prières dans les villes chrétiennes de la Palestine, pour que le ciel daignât éclairer ceux qu’il avait chargés de diriger une guerre entreprise en son nom. Le clergé et les barons du royaume de Jérusalem, persuadés que la présence de Louis ne leur était plus nécessaire et que son retour en Occident pourrait réveiller l’enthousiasme des guerriers français pour une nouvelle croisade, lui conseillèrent de s’embarquer pour l’Europe, et lui exprimèrent leur vive reconnaissance pour tous les services qu’il avait rendus depuis cinq ans à la cause de Jésus-Christ. Louis, préparant son départ, laissa dans la terre sainte cent chevaliers sous le commandement de Geoffroi de Sargines, qui combattit pendant trente années les musulmans, et devint, dans sa vieillesse, vice-roi du royaume de Jérusalem. Louis quitta Sidon, et se rendit, dans le printemps de l’année 1254, à Ptolémaïs avec la reine et trois enfants qu’il avait eus en Orient. Une flotte de quatorze vaisseaux était prête à le recevoir avec ce qui restait des guerriers de la croisade. Le jour du départ arrivé (25 avril), le roi, marchant à pied, suivi du légat, du patriarche de Jérusalem et de tous les seigneurs et chevaliers de la Palestine, prit le chemin du port, au milieu d’une foule immense accourue sur son passage. On se rappelait alors les vertus dont il avait donné l’exemple, et surtout sa bonté envers les habitants de la Palestine, qu’il avait traités comme ses propres sujets. Les uns exprimaient leur reconnaissance par de vives acclamations, les autres par un morne silence ; tout le peuple, qu’affligeait son départ, le proclamait le père des chrétiens, et conjurait le ciel de répandre ses bénédictions sur la famille du vertueux monarque et sur le royaume de France. Louis montrait sur son visage qu’il partageait les regrets des chrétiens de la terre sainte ; il leur adressait des paroles consolantes, leur donnait d’utiles conseils, se reprochait de n’avoir point assez fait pour leur cause, et témoignait le vif désir qu’un jour Dieu le jugeât digne d’achever l’ouvrage de leur délivrance.

Enfin la flotte mit à la voile. Louis IX avait obtenu du légat la permission de porter avec lui dans son vaisseau le Saint-Sacrement pour assister les mourants et les malades. Ainsi, en voyant des autels élevés sur la flotte, en voyant des prêtres, revêtus de leurs habits sacerdotaux, célébrer le service divin et invoquer à chaque heure du jour la protection du ciel, on pouvait reconnaître les pieux débris d’une croisade et les derniers trophées de la guerre de Jésus-Christ. Comme la flotte approchait de l’île de Chypre, le vaisseau sur lequel le roi était monté heurta violemment contre un banc de sable : tout l’équipage fut saisi d’effroi ; la reine et ses enfants jetaient des cris lamentables ; mais Louis se prosterna au pied de l’autel et s’adressa à celui qui commande à la mer. Lorsqu’on examina le vaisseau, on reconnut qu’il avait été endommagé ; les pilotes pressèrent le roi d’en sortir. Voyant qu’eux-mêmes ne jugeaient pas à propos d’abandonner le navire, il résolut d’y rester. « Il n’y a personne céans, leur dit-il, qui n’aime autant son corps comme je fais le mien : si une fois, je descends, ils descendront aussi, et de long temps ne reverront leur pays ; j’aime mieulx mettre, moy, la roine et mes enfants en la main de Dieu que de faire tel dommage à un si grand peuple comme il y a céans. » Ces paroles, inspirées par une charité héroïque, ranimèrent le courage des matelots et des pèlerins, et l’on se remit en mer. La flotte, en s’éloignant de la Sicile, craignait de s’approcher des côtes de Tunis, comme si un secret pressentiment eût averti les croisés français des malheurs qui les attendaient sur cette rive dans une autre expédition plus désastreuse. Une tempête mit la flotte en danger de périr : la reine Marguerite fit alors le vœu d’offrir un navire d’argent à saint Nicolas de Lorraine, et pria Joinville d’être sa caution auprès du patron des naufragés. Tandis que tout le monde se désolait, Louis trouvait sa sécurité dans une philosophie toute religieuse, et, lorsque le danger fut passé, il disait à ses compagnons : « Regardez si Dieu ne nous a pas monstré son grand pouvoir, quand, par un seul des quatre vents de la mer, le roy de France, la roine, ses enfans et tant d’aultres personnages, ont cuidé estre noyés. » La navigation dura plus de deux mois, pendant lesquels il arriva aux pèlerins plusieurs aventures et accidents merveilleux dont l’histoire nous a conservé le récit, et qui ne seraient point indignes de figurer dans une Odyssée chrétienne.

La flotte aborda enfin aux îles d’Hyères. Louis IX traversa la Provence, et, passant par l’Auvergne, arriva à Vincennes le 5 septembre 1254. La foule accourait de toutes parts sur son passage : plus on oubliait ses revers, plus Louis se rappelait le sort de ses compagnons, et la tristesse qu’il montrait sur son visage formait un douloureux contraste avec l’allégresse publique. Son premier sein fut d’aller à Saint-Denis se prosterner aux pieds des apôtres de la France. Le lendemain il fit son entrée dans la capitale, précédé du clergé, de la noblesse et du peuple. Il portait toujours la croix sur l’épaule, et cette vue, en rappelant les motifs de sa longue absence, faisait craindre qu’il n’eût point encore abandonné son entreprise de la croisade. Le plus grand nombre des barons et des chevaliers qui étaient partis avec Louis IX, avaient trouvé leur tombeau en Syrie ou en Egypte. Ceux qui avaient survécu à tant de désastres, rentrèrent dans leurs châteaux, qu’ils retrouvèrent déserts et tombant en ruine. Le bon sénéchal, après avoir revu ses foyers, se rendit les pieds nus, à l’église de Saint-Nicolas en Lorraine, pour acquitter le vœu de la reine Marguerite. Il ne s’occupa plus ensuite que de réparer les maux que son absence avait causés à ses vassaux, et jura de ne plus quitter le château de Joinville pour aller en Asie.

Ainsi se termina cette guerre sainte, dont les commencements avaient rempli de joie les peuples chrétiens et qui plongea ensuite tout l’Occident dans le deuil. Dans les événements que je viens de décrire, c’est le sénéchal de Champagne qui m’a servi de guide, et je ne puis terminer mon récit sans lui payer le juste tribut de ma reconnaissance. La simplicité de sa narration, la naïveté de son style, l’enjouement de son caractère, ont été pour moi une heureuse distraction au milieu d’un travail toujours aride et quelquefois rebutant. Je me plais à le voir intrépide sur le champ de bataille, conservant sa gaieté au milieu des malheurs de la guerre, plein de résignation dans sa captivité, et dans toutes ses actions nous rappelant le véritable esprit de la chevalerie. Comme son compatriote Villehardouin, il fait souvent pleurer ses héros, il pleure souvent lui-même. Il brave le danger, lorsque le danger est présent ; mais il remercie Dieu de tout son cœur lorsqu’il n’a plus rien à craindre.

Quand je lis ses mémoires, je me transporte dans le treizième siècle ; il me semble entendre un chevalier qui revient de la croisade et qui me raconte ce qu’il a fait et ce qu’il a vu. Il n’a point de méthode ni de règle, il quitte et reprend, étend ou abrège sa narration, selon que son imagination est plus ou moins frappée de ce qu’il nous rapporte. Lorsqu’on a lu les récits de Joinville, on ne s’étonne point que saint Louis ait trouvé tant de charme à sa conversation : chacun de ses lecteurs a pour lui l’amitié et la confiance que lui accordait le vertueux monarque, et l’histoire adopte sans peine tout ce qu’il affirme sur son honneur, persuadée que celui qui disait la vérité à la cour des rois ne peut tromper la postérité.

La croisade de saint Louis fut comme celle qui l’avait immédiatement précédée. L’enthousiasme de ces expéditions lointaines perdait chaque jour de sa vivacité et de son énergie : la croisade, se dépouillant de son caractère ancien, ne paraissait plus qu’une guerre ordinaire dans laquelle l’esprit de la chevalerie était un mobile plus puissant que la religion. Elle ne fut une affaire religieuse que pour Louis IX.

La manière dont on prêcha cette croisade en Europe, les troubles au milieu desquels se faisait entendre la voix des prédicateurs, les moyens surtout qu’on employa pour lever des tributs dans tout l’Occident, étaient faits pour détourner les esprits du but qu’on devait se proposer dans une sainte expédition.

Cependant Louis IX prit les précautions qu’on avait négligées dans les guerres précédentes. Trois ans furent employés à préparer cette grande entreprise ; les chevaliers, arrivés dans l’île de Chypre, ne pouvaient assez s’étonner de voir des tonneaux de vin rangés les uns sur les autres, si haut qu’ils paroissoient des maisons, et des monceaux de froment, d’orge et autres blés, si considérables, qu’on aurait pu croire que ce fussent montagnes. Un moyen puissant manquait toutefois à Louis IX pour assurer le succès d’une guerre portée au-delà des mers : c’était une flotte qui lui appartînt et dont il pût disposer à son gré. On sait quels prodiges enfanta, dans l’expédition de Constantinople, la réunion active et constante de la bravoure des barons français et des forces maritimes de Venise. Les croisés n’eurent point ici le même avantage. Une flotte génoise conduisit en Chypre l’armée de saint Louis ; une autre flotte, qu’on ne put se procurer qu’avec peine, la prit au port de Limisso, et la laissa sur la côte de Damiette. Tant que la fortune favorisa les armes des guerriers chrétiens, on vit accourir une foule de vaisseaux que des spéculations commerciales et d’autres intérêts que ceux de la croisade avaient fait sortir des ports de l’Italie. Au premier moment du danger, la plupart de ces vaisseaux disparurent. Ainsi l’armée resta sans secours ; les communications entre elle et Damiette se trouvèrent tout à coup interrompues, et le cours du Nil fut abandonné à la flotte musulmane, qui n’obéissait qu’au sultan d’Égypte. Cette observation, à laquelle il serait facile de donner un plus long développement, peut servir à expliquer non-seulement les revers de cette croisade, mais aussi l’issue malheureuse des autres guerres d’outre-mer.

Les chevaliers français montrèrent partout leur bravoure accoutumée ; mais dans toute la croisade on ne vit point se déployer le génie des grands capitaines, et Louis IX lui-même, dans les périls, ne fut pour ses guerriers que le modèle de la valeur. On se rappelle que la désobéissance aux ordres du roi amena toutes les calamités de cette guerre. Nous avons vu jusqu’à quel point était portée la licence présomptueuse des seigneurs français, lorsque après la prise de Damiette Guillaume Longue-Épée vint se plaindre des violences du comte d’Artois, et que le monarque, déplorant son impuissance, conjura humblement le chevalier anglais d’offrir à Dieu les outrages qu’il avait reçus. On doit croire que beaucoup de désordres éclatèrent encore parmi les débris de l’armée chrétienne dans le séjour de la terre sainte : rien ne le prouve mieux, du moins, que le fait singulier qu’on va lire et qui est rapporté par Mathieu Paris. Un chevalier dont le nom est resté inconnu, ayant fait une excursion sur le territoire musulman, fut cité devant le roi et condamné à lui apporter une partie des richesses enlevées à l’ennemi. Le guerrier refusa de se soumettre à cette décision, disant que ce qu’il avait acquis au péril de sa vie lui appartenait. De vifs débats s’élevèrent alors entre le chevalier, qui persistait à retenir tout son butin, et les conseillers de Louis IX, qu’il accusait de manquer de courage et de foi. Ceux-ci lui reprochèrent Ravoir menti par sa gorge, et d’être un meschant chevalier, ce qui était la plus grande insulte qu’on pût adresser à un homme d’armes. Le fils du chevalier, qui était présent, ne put retenir son indignation, et plongea son épée dans le sein de celui qui avait de la sorte outragé son père. Aussitôt, le vieux guerrier se jette à genoux devant saint Louis, implore la clémence royale pour son fils et pour lui-même ; et, lorsque, promettant de se soumettre à tout, il avait obtenu d’avoir des juges, son fils est entraîné hors de la présence du roi et suspendu à un gibet sans être jugé. A l’aspect de son fils mort, le malheureux vieillard se livre au désespoir, et s’écrie qu’il ne peut rester parmi des hommes qui ne reconnaissent plus la justice de France : il prend ses armes, monte à cheval, et court demander un asile aux musulmans.

Cet esprit d’insubordination et de licence tenait aux mœurs féodales. Une disposition moins malheureuse, c’est cette gaieté française qui n’abandonna jamais les croisés dans les périls, qui se mêlait aux images les plus tristes et quelquefois même ne respectait pas la sévère bienséance. Nous ajouterons ici un exemple à ceux que nous avons déjà cités : la veille du combat de Mansourah mourut un des chevaliers du sénéchal de Champagne, nommé Landricourt ; tandis qu’on lui rendait les honneurs funèbres, six de ses compagnons d’armes parlaient si haut que leur conversation interrompit le prêtre qui chantait la messe. Joinville leur adressa de vifs reproches ; alors, se mettant tous à rire, ils répondirent qu’ils parlaient entre eux de remarier la femme de messire Hugues de Landricourt qui estait là en biere. Le bon Joinville fut très-scandalisé de pareils discours, et leur ordonna de garder le silence. En parlant de cette légèreté indiscrète de ses chevaliers, le naïf sénéchal paraît tomber lui-même dans le défaut qu’il reproche aux autres : Dieu, nous dit-il avec une gaieté presque satirique, les punit le jour de la bataille ; car de tous les six n’en eschappa pas ung gu’ils ne fussent tués et non pas enterrés, et à la fin a convenu à leurs femmes de se remarier toutes six.

Les mœurs des chevaliers formaient un très-grand contraste avec celles des musulmans, toujours graves, toujours sérieux, même au milieu des fêtes dans lesquelles ils célébraient la délivrance de leur pays et les défaites des chrétiens.

A la première apparition des croisés, l’histoire nous représente tout le peuple égyptien frappé de terreur ; mais les musulmans, rassurés par leurs chefs, eurent bientôt autant de sécurité et de confiance qu’ils avaient eu d’alarmes ; et, comme il n’y a rien que les hommes oublient plus facilement que le danger, un an après la prise de Damiette, ils ne pouvaient concevoir l’espèce de délire qui avait conduit un roi des Francs sur les bords du Nil. L’historien Gemal-Eddin rapporte à ce sujet un trait qui peint à la fois l’opinion et le  caractère des musulmans : l’émir Hossam-Eddin, ayant eu une conférence avec le monarque captif, lui dit : « Comment est-il venu à l’esprit du roi, avec ce que je vois en lui de sagesse et de bonnes qualités, comment lui est-il venu en la pensée de se confier à un bois fragile, de braver les écueils de la mer, de se hasarder dans un pays rempli de guerriers impatients de combattre pour la foi musulmane ; comment a-t-il pu croire qu’il s’emparerait de l’Egypte, et qu’il débarquerait sur cette terre sans s’exposer, lui et les siens, aux plus grands dangers » ? Le roi de France se mit à rire et ne répondit rien. L’émir continua ainsi : « Quelques-uns des docteurs de notre loi ont décidé que celui qui s’embarque sur cette mer deux fois de « suite, en exposant sa fortune et sa vie, ne peut faire recevoir son témoignage en justice, parce qu’une « aussi grande imprudence prouve suffisamment la faiblesse de sa raison et l’altération de son jugement. » Louis IX se mit encore à rire, et répondit à l’émir : « Celui qui a dit cela ne s’est point trompé, et cette décision est sage. »

Nous avons transcrit le récit de l’historien arabe, sans lui donner plus de confiance qu’il n’en mérite. Des auteurs chrétiens ne se sont pas montrés moins sévères à l’égard de saint Louis, et ne lui pardonnent pas son expédition au-delà des mers. Sans chercher à justifier cette croisade, nous nous contenterons de dire ici que Louis IX n’avait pas seulement pour but de défendre les États chrétiens de Syrie et de combattre les ennemis de la foi, mais aussi de fonder une colonie qui eût réuni l’Orient à l’Occident par l’heureux échange des productions et des lumières. Nous avons fait connaître, dans le quatorzième livre de cette histoire, une lettre du sultan du Caire d’après laquelle il est facile de voir que le roi de France avait d’autres desseins que ceux d’un conquérant. L’historien Mézerai dit formellement que le projet du roi de France était d’établir une colonie en Égypte, projet dont l’exécution a été tentée dans les temps modernes. « Pour cela, ajoute encore Mézerai, il emmenait avec lui grand nombre de laboureurs et d’artisans, capables néanmoins de porter les armes et de combattre en cas de besoin. » Pour appuyer notre opinion, nous pourrions ajouter à l’autorité de Mézerai celle de Leibnitz, qui, dans un mémoire adressé à Louis XIV, ne craignait point d’affirmer que les motifs qui avaient déterminé saint Louis à entreprendre la conquête de l’Égypte, étaient inspirés par une profonde sagesse et méritaient l’attention des hommes d’État les plus habiles et des publicistes les plus éclairés.

On peut croire cependant que Louis IX ne voyait pas dans toute leur étendue les avantages qu’on pouvait recueillir de son expédition et qu’on a remarqués dans notre siècle. Toute la politique de ces temps reculés était dans les idées religieuses, qui s’introduisaient dans les affaires humaines et qui les dirigeaient souvent vers un but que n’apercevaient point les lumières de l’homme. Ce qu’on fait aujourd’hui dans les intérêts du commerce, dans ceux de la civilisation, on le faisait alors dans les intérêts du christianisme, et les résultats étaient souvent les mêmes. La religion, dans ces temps de barbarie et d’ignorance, était comme une raison mystérieuse, comme un sublime instinct donné aux hommes pour les aider à la recherche de tout ce qui devait leur être bon et utile. Il ne faut point oublier que la religion chrétienne dirigea toujours la conduite de Louis IX, et que ce fut aux inspirations religieuses de son monarque que la France dut alors ces traités où présidaient la franchise et la bonne foi, ces institutions qui consacraient les principes de la justice, tous ces monuments d’une sage politique auxquels la philosophie moderne n’a pu refuser son admiration.

L’expédition de Louis IX eut pour l’Égypte deux résultats auxquels on ne devait point s’attendre. Deux ans après la délivrance de saint Louis, lorsque ce prince était encore en Palestine, les mameluks craignirent une seconde invasion des Francs : pour que leurs ennemis ne pussent pas s’emparer de Damiette et s’y fortifier, ils détruisirent la place de fond en comble. Quelques années après, comme leurs craintes n’étaient point calmées et que la seconde croisade de saint Louis répandait de nouvelles alarmes en Orient, on jeta de grands amas de pierres dans l’embouchure du Nil, afin d’empêcher les flottes chrétiennes de remonter le fleuve. Depuis cette époque, une nouvelle Damiette a été bâtie à trois milles au-dessus de la première ; l’entrée du Nil est restée fermée aux gros vaisseaux, et l’embouchure du fleuve, telle qu’elle est aujourd’hui, présente toujours de grands dangers aux navigateurs.

Le second résultat de cette croisade pour l’Égypte fut une révolution dans le gouvernement. On vit dès lors cette riche contrée abandonnée à des esclaves achetés dans les régions les plus barbares de l’Asie. La dynastie de Saladin, comme on l’a vu dans cette histoire, s’était établie au milieu des victoires remportées sur les Francs ; une guerre l’avait élevée, une autre guerre précipita sa chute. La dynastie des mameluks Baharites, qui succéda immédiatement à celle des Ayoubites, ne devait pas avoir une plus longue durée, et des esclaves achetés en Circassie s’emparèrent à leur tour du pouvoir qui les avait armés pour sa défense. Deux siècles après, au temps de Sélim, l’empire ottoman triompha de la seconde dynastie des mameluks : leur république militaire, vaincue mais non soumise, au milieu des crimes de la tyrannie et des excès de la licence, brava longtemps la puissance des Turcs, et subsista jusqu’à la fin du dix-huitième siècle, époque où la présence d’une armée française acheva de les anéantir. Ainsi deux expéditions des Français en Égypte furent marquées, l’une par la révolte et l’élévation des mameluks, l’autre par leur destruction, Les sciences et les lettres retirèrent néanmoins de l’expédition de saint Louis quelques avantages que l’histoire ne conteste point. Le monarque français avait entendu dire en Syrie qu’un puissant émir faisait rassembler un grand nombre de livres et qu’il en formait une bibliothèque ouverte à tous les savants. Il voulut suivre ce noble exemple, et donna à son retour l’ordre de transcrire tous les manuscrits qui se trouvaient dans les monastères. Ce trésor littéraire, confié à Vincent de Beauvais, fut transporté dans une salle voisine de la Sainte-Chapelle, et devint le premier modèle de ces établissements bibliographiques, de ces précieux dépôts des lettres et des sciences dont s’enorgueillit aujourd’hui la capitale.

On a dit souvent que l’hospice des Quinze-Vingts fut établi par saint Louis, pour donner un asile à trois cents gentilshommes revenus aveugles de la guerre sainte. L’ordonnance par laquelle Louis IX fonda cet hospice ne dit rien qui puisse accréditer l’opinion répandue d’abord par quelques écrivains, et devenue aujourd’hui comme une tradition populaire. Joinville parle de l’institution des Quinze-Vingts ; mais il ne dit rien des motifs qui avaient pu engager le saint monarque à fonder cet établissement. D’ailleurs nous devons ajouter que la fondation des Quinze-Vingts est postérieure de plusieurs années au retour de la croisade. Mézerai rapporte dans son histoire qu’au milieu du douzième siècle on avait établi à Rouen un hospice pour les aveugles, et que cet ancien monument de la charité avait pu donner à Louis IX la pensée de fonder une semblable institution dans sa capitale.

Avant cette croisade, la Tartarie n’était connue que par les formidables émigrations des Mogols : cette vaste région fut en quelque sorte révélée à l’Occident par des missionnaires qu’avait envoyés le roi de France. Guillaume de Longjumeau, parti de file de Chypre, recueillit dans son voyage beaucoup de traditions fabuleuses, mais il rapporta aussi des notions curieuses et des observations exactes. Rubruquis, qui partit pendant le séjour du roi en Palestine et revint après le départ des croisés, ne réussit point dans sa mission auprès du puissant empereur des Mogols ; mais, comme voyageur, il observa avec sagacité le pays, les mœurs, les lois des Tartares, et sa relation est encore un monument précieux que des voyages récents n’ont pu faire oublier.

Les chroniqueurs du temps, Joinville lui-même, qui ne portaient leur attention que sur les événements de la guerre et qui n’étaient guère frappés des progrès de la civilisation, n’ont presque rien dit des lumières que put acquérir saint Louis sur la législation de l’Orient. Quel intérêt n’auraient pas pour nous les vieilles chroniques, si elles avaient rapporté les conversations du monarque législateur avec les chrétiens orientaux versés dans l’étude des lois et des coutumes qui régissaient les colonies des Francs ! Ce fut pendant le séjour du roi en Syrie que le chancelier du royaume de Chypre recueillit toutes les lois qui formaient les assises de Jérusalem : ne serait-il pas vrai de dire qu’on dut alors ce précieux recueil aux conseils et surtout aux encouragements de Louis IX ? Ce qu’il y a de certain, c’est que le pieux monarque ne négligea rien pour connaître les usages et les coutumes des contrées qu’il visitait, et que les assises du royaume de Jérusalem lui servirent de modèle pour les Établissements, ce monument de législation qui lit dans la suite la plus belle gloire de son règne.

Un avantage de cette croisade, et le plus grand de tous sans doute, c’est que Louis IX revint encore meilleur qu’il n’était parti, et que l’adversité développa et perfectionna en lui toutes les qualités dont ses sujets pouvaient attendre leur future prospérité. Un historien protestant dit à ce sujet ces paroles remarquables : « Le fruit de son voyage et de son affliction, fut qu’il en revint plus homme de bien, ayant crû en zèle, modestie, prudence, diligence, et qu’il fut plus aimé et honoré des siens qu’il n’avoit oncques été avant son départ, et par la terre universelle en singulière admiration, pour sa bonne vie et constance au milieu des plus grands dangers, comme un miracle entre des rois. »

Loin de chercher à oublier ses malheurs, Louis les rappelait sans cesse, comme un grand exemple que Dieu avait voulu donner au monde. Il les attribuait surtout à ses fautes, et les austérités auxquelles il se condamna le reste de sa vie, étaient, dit le père Daniel, comme une espèce de deuil qu’il porta toujours pour tant de braves gens qui avaient péri dans la croisade. A son retour, il fit réformer la monnaie, et nous lisons dans une chronique que par son ordre on frappa des parisis d’argent et de gros tournois sur lesquels on représenta des chaînes ou menottes, afin de conserver la mémoire de sa captivité. Ces souvenirs le rendaient plus cher à ses peuples, plus grand aux yeux des chrétiens. Heureux les princes pour qui les leçons du malheur ne sont point perdues ! heureux aussi le siècle où l’adversité des grands de la terre a quelque chose de respectable et de sacré !

Les malheurs du temps, comme nous l’avons dit, avaient ruiné un grand nombre des plus illustres familles du royaume. On sait que plusieurs seigneurs avaient vendu leurs terres pour se préparer à la croisade. L’histoire nous a conservé des actes passés dans le camp même de Mansourah, par lesquels plusieurs gentilshommes vendaient leurs domaines à la couronne. Louis ne voulut point que ses compagnons d’armes fussent condamnés à la pauvreté pour l’avoir suivi en Orient et pour avoir partagé avec lui les périls et les travaux de la guerre sainte : il fit faire un dénombrement de la noblesse indigente, et trouva dans ses propres revenus des fonds pour la secourir ; il accueillait avec une bonté affectueuse les veuves et les enfants de ces braves chevaliers qu’il avait vus périr à ses côtés ; sa sollicitude s’étendait aussi sur les pauvres laboureurs qui pouvaient avoir souffert, soit dans la guerre des pastoureaux, soit par son absence, ou par le silence des lois. « Les serfs, disait-il, appartiennent à Jésus-Christ comme nous, et dans un royaume chrétien nous ne devons pas oublier qu’ils sont nos frères. »

Depuis la guerre faite aux musulmans, saint Louis ne pouvait plus souffrir qu’on versât dans des combats le sang des chrétiens. Ses ordonnances défendirent les guerres entre particuliers dans tous les domaines de la couronne, et l’autorité de son exemple contribua à maintenir l’ordre et la paix dans toutes les provinces.

Avant son départ, Louis avait envoyé des commissaires pour réparer les iniquités commises dans l’administration de son royaume. A son retour il voulut tout voir par lui-même, et parcourut les provinces, persuadé que le premier devoir des rois est de chercher la vérité. Quel spectacle touchant que celui de voir un prince s’inquiéter des injustices faites en son nom, comme les autres hommes s’inquiètent des injustices qu’on leur fait à eux-mêmes ! Le ciel, qui recommande surtout aux monarques d’être justes, bénit le règne d’un prince qu’animait sans cesse un religieux amour de la justice, et les quinze années qui suivirent cette croisade de Louis IX, la plus malheureuse des guerres saintes, furent une époque de gloire et de prospérité pour la France.

Dans chacune des croisades précédentes, une grande partie des trésors de l’Europe allait se perdre en Asie, sans qu’il nous restât néanmoins aucun document qui permît à l’historien d’en parler avec quelque précision. Plus heureux pour l’expédition de saint Louis, nous avons sous les yeux un compte manuscrit qui peut suppléer au silence des chroniques contemporaines et nous paraît très-propre à satisfaire la curiosité des lecteurs modernes. Ce compte ou mémoire, rédigé sans doute par l’ordre de Louis IX, est divisé en trois parties : la première renferme les dépenses de l’hostel du roy et de la royne estant outre mer, et pour la guerre et pour la navie (navigation), depuis les octaves de l’Ascension, l'an 1250, jusqu'aux octaves de l'Ascension 1251, par 384 jours, qui font un an dix-neuf jours (280.361 liv. 15 s. 9 d.). La seconde partie est le tableau circonstancié des dépenses faites depuis les octaves de l’Ascension 1231 jusqu’aux octaves de l’Ascension 1232, par 331 jours en la terre sainte (263.783 liv. 16 s. 11 d.). Dans la dernière partie, l’auteur du mémoire rappelle avec les mêmes détails tout ce qui a été dépensé par le roi depuis l’année 1232 jusqu’à l’année 1233 (331.226 liv. 6 s. 3 d.). Le total des dépenses mentionnées dans le mémoire manuscrit, s’élève pour trois ans et vingt-cinq jours, à un million vingt-quatre mille livres dix-sept sous trois deniers. Quoique ce mémoire ne soit pas fort volumineux, rien de ce qui est essentiel pour l'histoire d’un temps éloigné de nous n’y est oublié. L’auteur de cette pièce instructive nous apprend quelle était la solde des chevaliers, ce que coûtait le rachat des captifs, à quelle somme montaient les aumônes de saint Louis ; il ne néglige pas même de parler des manteaux de chambre fournis au roi, et des robes achetées pour la reine Marguerite. Nous ferons remarquer que ce compte ne renferme que les dépenses des trois dernières années de la croisade, et qu’on n’y trouve point les dépenses de la première année, qui devaient, à cause des préparatifs et du voyage de mer, égaler celles de toute la guerre. Il faut ajouter que les frères du roi et la plupart des seigneurs et des barons faisaient la guerre à leurs frais ; et, si on suppose que tous les chefs réunis aient dépensé la moitié de ce que dépensa Louis IX, on peut affirmer que cette malheureuse expédition coûta à la France près de cinq millions de livres tournois, ce qui équivaut à soixante ou quatre-vingts millions de notre monnaie d’aujourd’hui. Cette somme, quoique considérable pour le temps, paraîtra modique dans la génération présente ; mais, depuis que la guerre s’est perfectionnée, elle est devenue plus dispendieuse, et nous sommes fondés à croire que l’expédition des Français en Égypte vers la fin du siècle passé a coûté beaucoup plus au trésor public que l’expédition de saint Louis.

Nous n’achèverons point le récit de cette croisade sans parler de l’empereur Frédéric II et d’Innocent IV, dont les démêlés eurent une si grande influence sur les événements que nous avons racontés. Nous avons vu Frédéric, tour à tour le pupille, le protecteur et l’ennemi des papes ; nous l’avons vu excommunié d’abord pour n’être pas allé à la croisade, excommunié encore pour y être allé. Tantôt bravant les foudres de Rome, tantôt implorant la pitié des pontifes, il montra dans son caractère et dans sa vie les variations et les vicissitudes qui accompagnent d’ordinaire les grandeurs humaines, ou plutôt cette puissance temporelle dont il défendait les droits. Jamais prince ne fut jugé de son vivant avec plus de sévérité ; et, lorsqu’il mourut, la renommée, interprète des sentiments populaires, se plut à répandre que la justice divine s’était servie de la main d’un de ses fils pour lui arracher le sceptre et la vie. Cependant la sévère histoire ne lui a contesté ni le mérite du savoir, ni l’habileté à la guerre, ni l’art même de gouverner les peuples. Il fit briller de grandes qualités sur le trône ; mais ces qualités furent stériles pour sa puissance et pour sa gloire, parce qu’il ne s’appuya point assez sur les opinions dominantes et qu’il ne se trouva point en harmonie avec l’esprit de ses contemporains : Frédéric, en un mot, n’eut ni les défauts ni les vertus de son siècle, et son siècle, qu’il voulait dominer, se souleva presque tout entier contre lui.

Les événements auxquels Innocent IV attacha son nom ne nous laissent rien à dire sur son caractère et sur son génie. Nous avons vu que, dans les conseils de Rome, on avait dès longtemps résolu de renverser la maison de Souabe, à laquelle on supposait, non sans raison, le projet d’envahir l’Italie et d’établir le siège de son empire dans la ville de saint Pierre. Cette politique, embrassée avec ardeur par Innocent, prit dans son âme toute la violence d’une haine personnelle, et la passion qui l’animait ne lui permit pas toujours de marcher dans les voies de la prudence et de la sagesse. En poursuivant de sa colère un puissant monarque, il se jeta dans tous les embarras des pouvoirs de ce monde, et compromit au milieu des fureurs et des hasards de la guerre la dignité des chefs de l’Église. Après avoir déposé Frédéric au concile de Lyon, le Saint-Siège ne put achever son ouvrage et faire reconnaître un empereur de son choix : le landgrave de Thuringe, Guillaume de Hollande, Richard de Cornouailles, le roi de Castille, furent tour à tour revêtus de la pourpre impériale, sans avoir la moindre autorité en Allemagne ; on offrit la couronne de Frédéric au duc de Brabant, au roi de Norvège et à d’autres princes, qui la refusèrent. Ainsi la lutte que soutint Innocent pour éteindre une race de rois et surtout pour en créer une nouvelle, ne fit que montrer au grand jour la faiblesse et l’impuissance de Rome dans les choses de la terre. Cette lutte terrible n’enfanta que des malheurs pour tous ceux qui s’y trouvèrent engagés ; et, lorsqu’on examine avec impartialité les derniers résultats d’une guerre fatale à l’Empire, plus fatale peut-être au sacerdoce, on est quelquefois tenté de comparer l’opiniâtre pontife à ce robuste champion d’Israël qui, pour se venger de ses ennemis, ébranla les colonnes du temple et s’ensevelit avec eux sous des ruines.

Ce qui devait avertir les papes de l’instabilité des grandeurs temporelles, c’est l’humeur inconstante, l’esprit séditieux du peuple qu’ils gouvernaient. Etrange contraste dans la destinée d’Innocent IV ! nous venons de le voir foulant aux pieds les trônes et les couronnes des rois, nous le verrons bientôt abaisser sa fierté devant les caprices de la multitude, et, pour parler le langage de notre siècle, devant la souveraineté du peuple. Sorti de Lyon, il traversa l’Italie en triomphe, et rentra avec crainte dans sa capitale, dont la population indocile lui reprochait son absence. Après avoir séjourné quelques mois dans les murs de Rome et calmé les murmures de son troupeau, il poursuivit de nouveau ses projets contre les restes de la famille impériale, et la mort le surprit dans le royaume de Naples, dont il prenait possession au nom de l’Église, et qu’il disputait, les armes à la main, aux héritiers de Frédéric. Le pontife qui lui succéda, quoiqu’il n’eût ni son génie, ni son ambition, ni sa haine, n’en suivit pas moins la carrière qui lui était tracée. Il voulut accomplir toutes les menaces du Saint-Siège, et les foudres de Rome ne se reposèrent pas plus dans les mains d’Alexandre IV que dans celles de ses prédécesseurs.

Cette politique passionnée des papes eut néanmoins ce résultat, qu’elle affranchit l’Italie du joug des empereurs d’Allemagne et que cette riche contrée resta soixante ans sans voir les armées de l’empire germanique. Mais que de violences et de calamités vinrent troubler cette indépendance dont l’Italie ne profita point et qu’elle devait perdre dans un autre siècle ! Les papes, trop faibles pour maintenir l’ouvrage de leur politique, se trouvèrent souvent obligés d’appeler à leur aide des princes étrangers, qui apportèrent avec eux de nouveaux sujets de discordes. Chaque invasion provoquée par les chefs de l’Église éveilla l’ambition des conquérants, et chaque guerre appela une autre guerre. Ces révolutions durèrent plusieurs siècles, et devinrent funestes non-seulement à l’Italie, mais encore à l’Allemagne, à la France, à l’Espagne, à tous ceux qui voulurent se partager les dépouilles de la maison de Souabe.

Nous n’avons point à décrire ces scènes affligeantes ; pour offrir à nos lecteurs des tableaux plus consolants, nous nous arrêterons, en terminant ces considérations générales, sur la croisade qui fut prêchée alors dans toutes les cités italiennes contre Eccelino de Romano. Ce seigneur italien avait profité du désordre des guerres civiles pour usurper une domination tyrannique sur plusieurs villes de la Lombardie et de la Marche Trévisane. Tout ce qu’on nous rapporte des tyrans de l’antiquité fabuleuse n’approche point des cruautés d’Eccelino, que la voix du peuple et la voix de l’Église avaient déclaré l’ennemi de Dieu et des hommes. L’histoire contemporaine compare son règne barbare à la peste, aux inondations, aux incendies, aux plus redoutables fléaux de la nature.

Le pape excommunia d’abord Eccelino, dans lequel il ne voyait qu'une bête féroce sous une face humaine ; peu de temps après il publia une croisade contre ce fléau de Dieu et de l’humanité. Jean de Vicence, qui avait prêché la paix publique vingt ans auparavant, fut un des prédicateurs de cette guerre sainte. On promettait aux fidèles qui prendraient les armes contre Eccelino les mêmes indulgences qu’à ceux qui partaient pour la Palestine. Celle croisade, entreprise pour la cause de l’humanité et de la liberté, fut proclamée dans toutes les républiques d’Italie : l’éloquence des orateurs sacrés entraîna facilement la multitude ; mais ce qui enflammait surtout le zèle et l’ardeur du peuple, c’était la vue des malheureux qu’Eccelino avait fait mutiler au milieu des tortures, c’étaient les gémissements et les plaintes des familles où le tyran avait choisi ses victimes. Dans plusieurs provinces d’Italie, les habitants des villes et des campagnes prirent les armes pour défendre la cause de la religion et de la patrie, impatients d’obtenir la couronne civique, s’ils triomphaient delà tyrannie ; la couronne du martyre, s’ils venaient à succomber.

L’étendard de la croix fut déployé à la tête de l’armée ; la foule des croisés marcha contre Eccelino, en chantant cet hymne de l’Église :

Vexilla regis prodeunt,

Fulget crucis mysterium.

L’armée des fidèles obtint d’abord de rapides succès ; mais, comme l’archevêque de Ravenne qui la commandait manquait d’habileté, comme les croisés de chaque ville n’avaient pour chefs que des moines et des religieux, ils ne profitèrent point de leurs premiers avantages. Les intrigues de la politique, l’esprit de rivalité, ralentirent l’ardeur des combattants ; la victoire fut quelquefois balancée par des revers. Quatre années de travaux et de périls suffirent à peine pour abattre une domination impie et venger l’humanité par la défaite et la mort d’Eccelino.

Je regrette que le plan de cet ouvrage ne me permette point de parler [en détail de cette guerre, où la religion servit si heureusement la cause de la liberté et qui forme un si grand contraste avec la plupart des événements contemporains. A cette époque on prêcha un si grand nombre de croisades, que l’histoire peut à peine les suivre, et l’on s’étonne que la population de l’Occident ait pu suffire à tant de guerres malheureuses. Tandis que Louis IX était prisonnier avec son armée en Égypte, et qu’une sainte ligue se formait en Italie contre le tyran Eccelino, le roi de Norvège, que le pape avait dispensé du pèlerinage en Orient, faisait la guerre aux idolâtres du Nord ; soixante mille croisés commandés par un roi de Bohême, marchaient contre les peuples de la Lithuanie, livrés encore au culte des idoles ; une autre armée de croisés partait des rives de l’Oder et de la Vistule pour combattre les païens de la Prusse, plusieurs fois attaqués et vaincus par les chevaliers Teutoniques. L’histoire se plaît à remarquer que, dans cette dernière expédition, on fonda les villes de Brunsbad et de Kœnigsberg ; mais la fondation de deux cités florissantes ne saurait faire oublier la désolation de plusieurs provinces. Toutefois les progrès du christianisme, favorisés par les armes des croisés, tendaient à rapprocher les peuples séparés jusque-là par la différence des mœurs et des croyances. Tant de calamités ne furent point perdues pour l’Europe devenue toute chrétienne ; et les révolutions par lesquelles elle avait passé devaient à la fin donner à l’esprit humain une direction plus conforme aux lois de la justice et de la raison, plus favorable aux intérêts de l’humanité. C’est ainsi que la Providence, mêlant toujours le bien avec le mal, renouvelle les sociétés humaines et jette les semences fécondes de la civilisation au sein même des désordres de la barbarie.