Une maladie épidémique
règne dans Ptolémaïs ; Louis IX envoie en Égypte payer la rançon des
prisonniers ; troubles qui agitent cette province ; le roi feint de vouloir
retourner en France ; le sire de Joinville s’y oppose ; départ des ducs
d’Anjou et de Poitiers ; le sultan de Damas invite le roi à se joindre à lui
pour châtier les mameluks ; conditions dictées par Louis IX ; l’empereur
Frédéric II descend au tombeau ; le pape étend sur les fils la haine qu’il
portait au père, et fait prêcher une croisade contre Conrad IV ; origine des
Pastoureaux ; leur dispersion ; Henri III d’Angleterre prend la croix ; la
reine Blanche envoie des secours à son fils ; ambassadeurs du Vieux de la
Montagne, reçus à Ptolémaïs ; traité conclu avec les émirs d’Égypte ; le sultan
de Damas en paralyse l’effet ; le sultan de Bagdad ramène l’union entre les
musulmans, la guerre se rallume ; les Turcomans surprennent Sidon ; l’armée
franque entre dans Panéas, et l’abandonne presque aussitôt ; le roi reçoit la
nouvelle delà mort de sa mère ; il s’embarque pour la France. — Causes
multiples de l’insuccès de cette croisade.
Tandis
que Louis IX débarquait sur les côtes de la Palestine, la consternation était
générale en Occident. Comme il arrive dans les guerres lointaines, la
renommée avait d’abord publié les nouvelles les plus extraordinaires sur
l’expédition des croisés ; déjà on croyait voir flotter les étendards des
chrétiens sur les murs du Caire et d’Alexandrie. A ces nouvelles succédèrent
bientôt d’autres bruits, annonçant de grands désastres. Les récits les plus
merveilleux n’avaient trouvé en France que des esprits crédules : on refusa
de croire à des revers, et les premiers qui en parlèrent furent livrés à la
justice comme des ennemis de la religion et du royaume. « Enfin,
dit le chroniqueur Mathieu Pâris, lorsque le nombre de ceux qui apportaient
les tristes nouvelles fut si grand, lorsque les lettres furent si
authentiques qu’il n’était plus possible de douter des désastres, toute la
France fut plongée dans la douleur et la confusion. Les ecclésiastiques et
les gens de guerre montraient une égale tristesse, et ne voulaient recevoir
aucune consolation. Partout des pères et des mères déploraient la perte de
leurs fils ; des pupilles et des orphelins, celle de leurs parents ; des
frères, celle de leurs frères ; des amis, celle de leurs amis. Les femmes
négligèrent leur parure, elles rejetèrent les guirlandes de fleurs ; on
renonça au chant, les instruments de musique restèrent suspendus. Toute
espèce de joie fut convertie en deuil et en lamentations. Ce qu’il y eut de
pis, c’est qu’on accusa le Seigneur d’injustice, et que l’excès de la douleur
se manifesta par des blasphèmes. La foi de plusieurs chancela, Venise et
plusieurs villes de l’Italie où habitent des demi-chrétiens, seraient tombées
dans l’apostasie, si elles n’avaient été fortifiées par les consolations des
évêques et des hommes religieux. Ceux-ci affirmaient que les croisés morts en
Orient régnaient dans le ciel comme des martyrs, et qu’ils ne voudraient pas
pour l’or du monde entier être encore dans cette vallée de larmes. Ces
discours consolèrent quelques esprits, « mais non pas tous. » Pour
les Français, la plus cruelle des infortunes, celle qui rendait tant de
malheurs irrévocables et dont personne ne pouvait se consoler, c’était la
captivité du roi. « On ne voit point dans les annales de l’histoire, dit
Mathieu Pâris, qu’un roi de France ait été pris ou vaincu, surtout par les
infidèles, excepté celui-ci (Louis IX), qui, s’il eût pu du moins échapper seul à la
défaite générale, aurait fourni aux chrétiens un motif de consolation et leur
aurait épargné un sujet de honte. C’est pour cela que David, dans ses
Psaumes, prie Dieu de sauver la personne du roi — Domine, salvum fac regem
— car le salut du peuple dépend du salut du prince. » Le chroniqueur anglais,
qui nous parle de la captivité de Louis comme d’un opprobre pour le nom
français et d’une honte pour toute l’Eglise chrétienne, n’a pas compris que
jamais roi sur son trône, jamais souverain au milieu des trophées de la
victoire, ne s’est montré aussi grand que notre saint roi dans les fers : les
annales de la France n’offrent pas une plus belle page que celle de Louis IX
prisonnier à Mansourah. Mais ce
qui est devenu pour la postérité un magnifique sujet d’admiration, ne fut
qu’un sujet d'affliction profonde pour les contemporains. Le père des fidèles
adressa des lettres pleines de douleur à tous les princes, à tous les prélats
de l’Occident. Il ordonnait au clergé de faire des prières publiques ; il
exhortait les fidèles à prendre les armes. Innocent écrivit à Blanche pour la
consoler, à Louis IX pour le soutenir dans ses adversités. En s’adressant au
roi de France, il s’étonnait de voir dans un seul homme tant de malheurs et
tant de vertus, et demandait à Dieu ce que sa justice avait pu trouver dans
le plus chrétien des rois qui méritât d’être expié par d’aussi grands revers.
« Père de miséricorde, s’écriait le souverain pontife, montrez-nous ce
mystère, pour ne pas laisser les fidèles dans le péril du scandale où les
jetterait la rigueur de vos jugements... » « Ô région « trompeuse
de l’Orient ! disait le pape dans une autre lettre ; ô Égypte, terre de
ténèbres ! n’avais-tu promis dès le commencement un jour si lumineux que pour
nous plonger dans l’obscurité et pour te plonger toi-même dans la nuit
profonde où tu restes ensevelie ? » Nous
avons vu tout à l’heure dans une peinture empruntée au chroniqueur Mathieu
Paris, les cités d’au-delà des monts tout émues des désastres de la croisade
française en Egypte. Comme la plupart des villes d’Italie étaient opposées
entre elles par les intérêts et même par les sentiments, quelques-unes
restèrent indifférentes ou même se livrèrent à la joie, tandis que les cités
rivales étaient plongées dans la désolation. Si on en croit Villani, la ville
de Florence, où dominaient les Gibelins, célébra par des fêtes les revers des
croisés français. L’histoire peut à peine expliquer l’allégresse d’une cité
chrétienne au milieu du deuil universel de l’Église, et les fidèles durent
être plus révoltés de l’expression de cette joie cruelle, que des blasphèmes
échappés au désespoir. L’Angleterre
ne fut point insensible aux revers des croisés : elle donna des larmes au
trépas héroïque de Salisbury et de ses compagnons tués à Mansourah. Les chevaliers
et les barons anglais ne pouvaient pardonner à Henri III de les avoir retenus
dans leurs foyers, tandis que leurs frères, leurs amis, les défenseurs de la
croix, souffraient en Orient toutes sortes de calamités. Lorsque
la renommée eut annoncé au-delà des Pyrénées les désastres de la croisade,
tout le peuple espagnol se livra à la douleur ; le roi de Castille, en guerre
avec les Sarrasins, ne vit plus que les malheurs des chrétiens en Orient et
jura d’aller venger la cause du Christ sur les rives du Jourdain ou du Nil.
Les chrétiens du Nord, armés contre les peuples païens des contrées voisines,
l’Allemagne, troublée par la guerre civile qu’on appelait une guerre sainte,
avaient à peine porté leurs regards sur l’expédition de Louis IX. Cependant
l’empereur Frédéric déplora avec amertume les désastres des Français, et,
dans ses lettres adressées à plusieurs princes de l’Europe, il parlait de la
captivité du roi de France dans les termes les plus touchants ; toutefois il
ne négligeait point cette occasion d’accuser Innocent, auquel il reprochait
la ruine des chrétiens. Frédéric se rendit en Sicile pour faire armer une
flotte qui pût porter de prompts secours aux croisés. En attendant que ses
vaisseaux fussent prêts à partir, il envoya en Orient une ambassade chargée
de solliciter auprès du sultan d’Égypte la délivrance du monarque français et
de son armée. On dut sans doute applaudir à ces généreuses déterminations de
l’empereur ; mais Dieu ne permit point que ce prince vécût assez longtemps
pour que le roi de France et les croisés, auxquels il promettait des secours,
pussent croire à la sincérité de son zèle et de ses promesses. Louis
IX, arrivé à Ptolémaïs, ne conservait avec lui qu’un petit nombre de fidèles
chevaliers ; plusieurs des seigneurs français compagnons de sa captivité, au
lieu de le suivre en Palestine, étaient retournés en Occident. Parmi ceux qui
avaient quitté les drapeaux de la croisade, on doit citer le duc de Bourgogne
elle brave comte de Bretagne. Ce dernier, accablé de maladies et couvert de
blessures, mourut dans la traversée ; ses dépouilles mortelles, recueillies
par ses chevaliers, furent transportées dans l’abbaye de Villeneuve, près de
Nantes, où, plusieurs siècles après, on voyait encore son tombeau. Les
tristes débris de l’armée chrétienne durent émouvoir la charité des habitants
de Ptolémaïs. Les chevaliers et les soldats étaient presque nus : le sénéchal
de Champagne, pour paraître à la table du roi, fut réduit à se faire un
vêtement avec les lambeaux d’une couverture. « Lorsque le roy, dit
Joinville, m’envoya quérir pour manger avec luy, j’y allois avec le corset
qu’on m'avoit faict dans la prison, des rongnures de la couverture : le roy,
au contraire, estoil assez bien veslu ; il portoit les robbes que le Soudan
luy avoit faict bailler, et qui estoient de samys noir fourré de vair et de
gris, et y avoit grand foison de noyaux tout d’or. » Une maladie
épidémique, fruit d’une longue misère et de tous les genres de privations, se
manifesta parmi les croisés, et porta ses ravages dans la ville. Joinville,
qui était logé dans la maison d’un des curés de Ptolémaïs, nous rapporte
qu’il voyait chaque jour vingt convois passer sous ses fenêtres ; chaque fois
qu’il entendait ces funèbres paroles, Libéra me, Domine, il se mettait à
pleurer, et s’adressait à Dieu en lui criant : mercy. Cependant
le roi de France s’occupait de délivrer les captifs qui restaient en Egypte.
Ces captifs étaient au nombre de douze mille ; la plupart d’entre eux
pouvaient reprendre les armes et servir sous les drapeaux de la croisade.
Louis fit partir des ambassadeurs pour payer les quatre cent mille besants
qu’il devait encore aux musulmans, et pour presser l’exécution des derniers
traités. Ces ambassadeurs trouvèrent l’Égypte remplie de troubles : les
émirs, partagés en plusieurs factions, se disputaient la puissance ; le
fanatisme animait leurs divisions ; ils s’accusaient réciproquement d’avoir
favorisé ou épargné les chrétiens. Au milieu de ces débats, plusieurs captifs
avaient été massacrés ou livrés aux flammes ; quelques-uns, dans les
tourments, avaient renié leur foi. Les envoyés de Louis IX furent à peine
écoutés ; on leur répondit que le roi de France devait s’estimer heureux
d’avoir recouvré sa liberté et que les mameluks iraient bientôt l’assiéger
dans Ptolémaïs. Enfin les ambassadeurs chrétiens furent obligés de quitter
l’Egypte sans avoir rien obtenu, et ne ramenèrent en Palestine que quatre
cents prisonniers, la plupart vieux et infirmes, dont plusieurs avaient
eux-mêmes payé leur rançon. A leur
retour, Louis IX fut plongé dans une profonde tristesse : il venait de
recevoir une lettre de la reine Blanche, qui l’exhortait à quitter l’Orient.
Il eut alors la pensée de retourner en France ; mais comment se résoudre à
laisser douze mille chrétiens dans la servitude, à laisser la terre sainte
menacée d’une invasion ? Les trois ordres militaires, les barons et les
seigneurs de la Palestine, conjuraient Louis de ne pas les abandonner,
répétant avec l’accent du désespoir que, s’ils étaient privés de son appui,
les chrétiens de la Syrie n’auraient plus d’autre ressource que de le suivre
en Occident. Louis fut touché de leurs prières ; mais, avant de prendre une
résolution, il voulut consulter ses deux frères et les principaux seigneurs
qui étaient restés auprès de lui. Il leur exposa les raisons qu’il avait de
retourner en France, et celles qui pouvaient le retenir en Palestine : d’une
part, son royaume menacé par le roi d’Angleterre, l’impossibilité où il était
alors de rien entreprendre contre les infidèles, devaient le déterminer à
quitter l’Orient ; de l’autre côté, l’infidélité des émirs, qui manquaient
aux premières conditions des traités, les périls où se trouvait exposée la
terre sainte par son départ, l’espoir enfin de recevoir quelques secours et
d’en profiter pour briser les fers des prisonniers chrétiens, pour délivrer
Jérusalem, lui imposaient en quelque sorte l’obligation de différer son
retour. Après
avoir exposé ainsi l’état des choses, sans rien dire qui pût faire connaître
son opinion, il invita les chevaliers et les barons à réfléchir sur le parti
qu’on avait à prendre. Le dimanche suivant, il les convoqua de nouveau, et
leur demanda leur avis. Le premier qui parla fut Guy de Malvoisin, dont les
croisés admiraient la bravoure dans les combats et la sagesse dans les
conseils. « Sire, dit-il en s’adressant à Louis IX, lorsque je considère
l’honneur de votre personne et la gloire de votre règne, je ne crois point
que vous puissiez rester dans ce pays. Rappelez-vous cette armée florissante
qui partit des ports de l’île de Chypre, et voyez ce qui vous reste de
guerriers ! on comptait alors dans l’armée chrétienne deux mille huit cents
chevaliers avec bannières ; aujourd’hui, cent chevaliers composent toutes vos
forces ; la plupart sont malades ; ils n’ont ni armes ni chevaux, aucun moyen
de s’en procurer ; ils ne peuvent plus servir avec honneur et avec avantage.
Vous ne possédez pas une ville de guerre en Orient ; celle où vous êtes
appartient à plusieurs nations différentes ; en restant ici, vous
n’inspirerez aucune crainte aux infidèles, et vous laisserez croître l’audace
de vos ennemis en Europe ; vous vous exposerez à perdre à la fois le royaume
de France, où votre absence peut enhardir des voisins ambitieux, et le
royaume de Jésus-Christ, où votre présence attirera les coups des musulmans.
Nous sommes tous persuadés qu’il faut punir l’orgueil des Sarrasins ; mais ce
n’est point sur une terre lointaine qu’on peut achever les préparatifs d’une
guerre décisive et glorieuse. Ainsi donc, nous vous conseillons de retourner
en Occident, où vous veillerez à la sûreté de vos États, où vous obtiendrez
au milieu de la paix, qui sera votre ouvrage, les secours nécessaires pour
venger un jour nos défaites et réparer les revers que nous venons d’éprouver. » Le duc
d’Anjou, le duc de Poitiers et la plupart des seigneurs français qui
parlèrent après Guy de Malvoisin, exprimèrent la même opinion. Lorsqu’on en
vint au comte de Joppé, il refusa de parler, en disant qu’il possédait
plusieurs châteaux dans la Palestine et qu’on pourrait l’accuser de défendre
ses intérêts personnels. Le roi Payant invité à donner son avis comme tous
les autres, il se contenta de dire que la gloire des armes chrétiennes et le
salut de la terre de Jésus-Christ exigeaient que les croisés ne retournassent
point en Europe. Lorsque le tour de Joinville arriva, le bon sénéchal se
rappela le conseil que lui avait donné le seigneur de Bollaincourt, son
cousin, à son départ pour la croisade : « Vous allez oultre mer — c’est
ainsi que s’était exprimé le seigneur de Bollaincourt —, mais prenez garde au
revenir ; nul chevalier, ni pauvre, ni riche, ne peult retourner sans estre
honni, s’il laisse entre les mains des Sarrazins le menu peuple en quelle
compaignie il est allé. » Joinville, tout plein du souvenir de ces paroles,
exposa qu’on ne pouvait abandonner sans honte la foule des prisonniers
chrétiens. « Ces malheureux captifs, ajoutait-il, sont au service du roi
comme au service de Dieu, et jamais ils ne s'en iront si le roi s'en va. » Il
n’était aucun des chevaliers et des barons qui n'eût des parents ou des amis
parmi les prisonniers. Aussi plusieurs ne purent retenir leurs larmes en
écoutant Joinville ; mais cette vive impression ne suffisait point pour
étouffer dans leurs cœurs l’extrême désir de revoir la patrie. En vain le
sénéchal ajouta que le roi avait encore une partie de son trésor ; qu’il
pouvait lever des troupes en Morée et dans d’autres pays ; qu’avec les
secours qui viendraient d’Europe on serait bientôt en état de recommencer la guerre
: ces raisons et plusieurs autres ne pouvaient convaincre la plupart des
seigneurs, qui ne regardaient plus la croisade que comme un long exil. Le
sire de Chastenai et Guillaume de Beaumont, maréchal de France, furent les
seuls qui partagèrent l’opinion de Joinville. « Que répondrons-nous,
disaient-ils, à ceux qui, à notre retour, nous demanderont ce que nous avons
fait de l’héritage et des soldats de Jésus-Christ ? Écoutez les
malheureux habitants de la Palestine : ils nous accusent de leur avoir
apporté la guerre, et nous reprochent déjà de préparer leur ruine par notre
départ. Si nous ne recevons point de secours, nous serons toujours à temps de
partir, mais pourquoi hâter les jours du désespoir ? Les croisés, il est
vrai, ne sont point en grand nombre, mais a-t-on oublié que leur chef, dans
les fers, se fit respecter des Sarrasins ? La renommée d’ailleurs vient de
nous apprendre que la discorde est parmi nos ennemis et que le sultan de
Damas a déclaré la guerre aux mameluks d’Égypte... » Les deux chevaliers
parlaient au milieu des murmures ; plus les motifs qu’ils alléguaient
paraissaient raisonnables, plus ils étaient écoutés avec impatience. Le
seigneur de Beaumont allait continuer, mais il fut vivement interrompu par
Guillaume de Beaumont, son oncle, qui lui adressa les reproches les plus
amers ; en vain le roi voulait que chacun eût la liberté d’exprimer son avis
; l’autorité de la famille l’emporta sur l’autorité du prince ; le sévère
vieillard continua d’élever la voix et contraignit son neveu au silence. Lorsqu’il
eut recueilli les avis de l’assemblée, le roi renvoya les barons et les
convoqua de nouveau pour le dimanche suivant. Au sortir du conseil, Joinville
se trouva en butte aux railleries et aux outrages des chevaliers, pour avoir
ouvert un avis contraire à l’opinion générale. Pour comble de chagrin, il
craignait d’avoir encouru la disgrâce du roi ; dans son désespoir, il formait
le projet de se retirer auprès du prince d’Antioche, son parent. Comme il
roulait dans son esprit les plus tristes pensées, le monarque le prit à part,
et, lui ouvrant son cœur, lui déclara que son dessein était de rester encore
quelque temps en Palestine : alors Joinville oublia les injures des barons et
des chevaliers ; il était si joyeux de ce que le roi lui avait dit, que nul
mal ne le grevait plus. Le dimanche arrivé, les barons se rassemblèrent pour
la troisième fois. Le roi de France invoqua les lumières du Saint-Esprit par
un signe de croix, et prononça ce discours : « Seigneurs, je remercie
également ceux qui m’ont conseillé de rester en Asie et ceux qui m’ont
conseillé de retourner en Occident. Les uns et les autres, je n’en doute
point, n’ont en vue que l’intérêt de mon royaume et la gloire de
Jésus-Christ. Après avoir réfléchi longtemps, j’ai pensé que je peux, sans
dommage et sans péril pour mes États, prolonger encore mon séjour dans ce
pays. La reine ma mère a défendu l’honneur de ma couronne dans des jours
malheureux ; elle montrera aujourd’hui la même fermeté et trouvera moins
d’obstacles. Non, mon royaume ne souffrira point de mon absence ; mais, si je
quitte cette terre pour laquelle l’Europe a fait tant de sacrifices, qui la
défendra contre ses ennemis ? qui osera y rester après moi ? Voudrait-on
qu’étant venu ici pour défendre le royaume de Jérusalem, je m’entendisse un
jour reprocher sa ruine ? Je demeure donc pour sauver ce qui nous reste, pour
délivrer nos prisonniers, et profiter, s’il se peut, de la discorde des
Sarrasins. Je ne veux d’ailleurs contraindre personne : ceux qui veulent
quitter l’Orient sont libres de partir ; quant à ceux qui resteront sous les
drapeaux de la croisade, je déclare que rien ne leur manquera et que je
partagerai toujours avec eux la bonne et la mauvaise fortune. » Après
ces paroles, dit Joinville, plusieurs y en eut d’esbahis, et commencèrent
à plorer à chaudes larmes. Dès lors, les ducs d’Anjou et de Poitiers,
avec un grand nombre de seigneurs, firent les préparatifs de leur départ. Le
roi les chargea d’emporter une lettre adressée au clergé, à la noblesse et au
peuple de son royaume. Dans cette lettre, Louis racontait, avec une noble
simplicité, les victoires des chevaliers chrétiens, leurs défaites, leur
captivité, et conjurait ses sujets de toutes les classes de prendre les armes
pour secourir la terre sainte. Quand
les deux frères du roi furent partis, on s’occupa de lever des soldats et de
mettre la Palestine en état de défense. Ce qui favorisait surtout les croisés
et donnait quelque sécurité aux colonies chrétiennes, c’était la division qui
régnait alors parmi les musulmans. Après le meurtre d'Almoadam, les musulmans
de Syrie avaient refusé de reconnaître l’autorité des mameluks. La
principauté et la ville de Damas venaient d’être livrées à Nasser, sultan
d’Alep, qui se disposait à marcher contre le Caire à la tête d’une armée ; la
plus vive agitation régnait parmi les mameluks d’Égypte, en qui le remords
semblait être venu avec la crainte. La sultane Chegger-Eddour avait été
forcée de descendre du trône et de céder l’autorité suprême au Turcoman
Ezz-Eddin, dont elle était devenue l’épouse. Ce changement apaisa un moment
les esprits ; mais, dans l’état des choses, une révolution en appelait sans
cesse une autre. La milice turbulente et inquiète qui avait renversé l’empire
des Ayoubites ne pouvait supporter ni ce qui était ancien ni ce qui était
nouveau. Pour prévenir les séditions, les chefs montrèrent d’abord à la
multitude un enfant de cette famille qu’ils avaient proscrite, et le
décorèrent du vain titre de sultan ; ils déclarèrent ensuite que l’Égypte
appartenait au calife de Bagdad et qu’ils la gouvernaient en son nom. Ce fut
alors que le sultan d’Alep et de Damas envoya à Louis IX des ambassadeurs,
afin d’inviter le monarque français à se joindre à lui pour châtier l’orgueil
et la révolte delà milice du Caire. Il promettait aux chrétiens de partager
avec eux les dépouilles des vaincus et de leur rendre le royaume de
Jérusalem. Ces brillantes promesses devaient séduire le roi de France et
méritaient du moins toute son attention. Les émirs d’Égypte sollicitaient
également l’alliance des chrétiens, et proposaient des conditions
avantageuses. Louis IX pouvait choisir, et de puissants motifs devaient le
faire pencher vers le sultan de Damas : il s’agissait de traiter, d’un côté,
avec des émirs dont la volonté était incertaine, la fortune passagère,
l’autorité toujours menacée et chancelante ; de l’autre, avec un prince
tout-puissant et dont le pouvoir mieux affermi offrait une garantie plus sûre
à ses alliés. Un autre motif, qui ne pouvait être une chose indifférente aux
yeux d’un vertueux monarque, c’est que toute la politique des mameluks
n’avait pour but que de leur assurer l’impunité d’un grand crime, et que le
souverain de Damas s’armait pour venger la cause des princes. Toutes ces
considérations furent sans doute présentées dans le conseil de Louis IX, et
durent laisser le monarque indécis sur le parti qu’il avait à prendre.
Cependant il n’oubliait point qu’il avait signé un traité avec les émirs et
que rien ne pouvait le dégager de son serment ; il n’oubliait point surtout
que les mameluks tenaient encore dans leurs mains le sort de douze mille
prisonniers chrétiens, et qu’en rompant avec eux, il renonçait à l’espoir de
délivrer les malheureux compagnons de sa captivité. Louis répondit aux
ambassadeurs syriens qu’il joindrait volontiers ses armes à celles du sultan
de Damas, si les mameluks n’exécutaient point les traités. En même temps, il
envoya au Caire Jean de Valenciennes, chargé d’offrir aux émirs la paix ou la
guerre. Ceux-ci promirent de remplir enfin toutes les conditions du traité,
si Louis IX consentait à devenir leur allié et leur auxiliaire : plus de deux
cents chevaliers furent aussitôt remis en liberté. Ces
malheureuses victimes de la croisade arrivèrent à Ptolémaïs vers le mois
d’octobre (1251).
Le peuple accourut enfouie pour les voir débarquer : tous portaient encore
les marques de leur captivité ; le souvenir de leurs maux passés, leur misère
présente, arrachaient à tous les spectateurs des larmes de compassion. Au
milieu de ces prisonniers dont Louis venait de briser les chaînes, on portait
en triomphe dans un cercueil les ossements de Gauthier de Brien ne, tombé aux
mains des infidèles à la bataille de Gaza et massacré au Caire par une
multitude en furie. Le clergé accompagna à l’église des hospitaliers les
restes du héros chrétien ; les compagnons d’armes de Gauthier rappelaient ses
exploits et la mort glorieuse qu’il avait subie pour la cause de Jésus-Christ.
La religion déploya toutes ses pompes, et célébra dans ses cantiques la
gloire d'un martyr et le dévouement qu’elle seule semblait avoir inspiré. La
charité des fidèles accueillit et consola la misère des captifs, et Louis
prit à son service tous ceux que leur âge ou leurs infirmités ne rendaient
point incapables de porter les armes. Le roi apprit avec peine que beaucoup
de prisonniers chrétiens restaient encore en
Égypte. Comme les ambassadeurs égyptiens arrivèrent alors à Ptolémaïs, Louis
IX leur déclara qu’ils ne devaient point compter sur l’alliance qu’ils
sollicitaient, si les émirs ne se hâtaient de rendre tous les captifs, tous
les enfants des chrétiens élevés dans la foi musulmane, les os du comte de
Brienne, et même les têtes des croisés qu’on avait exposées sur les murailles
du Caire. Ainsi
la position des chrétiens s’améliorait chaque jour au milieu des divisions de
leurs ennemis. Le roi de France dictait des conditions aux émirs, et, s’il
avait eu quelques troupes, il aurait pu réparer les revers qu’il venait
d’essuyer en Égypte ; mais l’Orient ne lui fournissait qu’un petit nombre de
soldats, et l’Occident ne se disposait point à lui envoyer des secours. Le roi
de Castille, qui avait pris la croix, mourut au moment où il se disposait à
partir, et son successeur dirigea toutes ses forces contre les Sarrasins
d’Afrique. Frédéric II, que nous avons vu naguère occupé de secourir Louis
IX, mourut alors dans le royaume de Naples : ce prince ordonna par son
testament qu’on rendrait à l’Église tout ce qui appartenait à l’Église, et
légua cent mille onces d’or pour le secours de la terre sainte. La mort et
les dernières volontés de l’empereur semblaient donner l’espoir que les
royaumes chrétiens ne seraient plus détournés de la croisade d’outre-mer par
la formidable guerre élevée entre le sacerdoce et l’Empire. Mais le souverain
pontife était persuadé que le ciel favorisait ses entreprises et que les
jugements de Dieu ne devaient point épargner la race de Frédéric. Il célébra
la mort de l’empereur comme un triomphe de la religion et de l’humanité : « Que
les cieux se réjouissent, écrivait-il aux peuples de la Pouille et de la
Sicile ; que la terre soit dans l’allégresse ; car le Seigneur, dans sa
miséricorde ineffable, a ôté du milieu de vous celui qui pendant si longtemps
vous a tenus dans l’affliction. Sa mort est comme un vent qui nous apporte
une douce rosée : aussi, mes chers fils en Jésus-Christ, entonnez de joyeux
cantiques, et préparez-vous aux prospérités de tout genre qui vont se réunir
sur vous. » Le pontife exhortait ces peuples à repousser de leur sein et de
leur territoire une famille réprouvée de Dieu, et représentait la domination
du Saint-Siège comme leur seul refuge contre la tyrannie des mauvais princes. Toutes
les foudres, si longtemps suspendues sur la tête de Frédéric, éclatèrent
contre son fils Henri, héritier du royaume de Naples, et son autre fils
Manfred, prince de Tarente. Les peuples de la Sicile et de la Pouille se
trouvaient tour à tour poursuivis par les malédictions du pape, qui
s’étendaient sur toutes les cités rebelles à l’Église, ou désolés par les
armées des princes de Souabe, qui ravageaient les pays soumis au pape. Dans
le même temps on prêchait en Allemagne, dans le Brabant, dans plusieurs
provinces de France, une croisade contre* Conrad, que Frédéric avait désigné
pour son successeur à l’Empire ; comme si la cour de Rome eût voulu
intéresser toutes les familles à cette funeste guerre, les indulgences de la
croix étaient promises au père et à lanière de chaque croisé. Le pape avait
écrit aux peuples de Souabe pour les détourner de l’obéissance à une famille
maudite ; il avait chargé en même temps Jacques Pantaléon, archidiacre de
Liège, et Thierry, maître des chevaliers de Prusse, d’aller trouver les
princes, les ducs, les comtes, pour les ramener à l’autorité de l’Église.
Outre l’indulgence accordée au père et à la mère de chaque croisé, on en
accordait une de quarante jours à tous ceux qui assistaient aux sermons des
prédicateurs de la croisade. Dans toutes les provinces de l’empire
germanique, les barons, les princes, les magistrats, le peuple, s’armaient
les uns pour Conrad, les autres pour le comte de Hollande, que le pape avait
fait élire roi des Romains. Les ministres de Jésus-Christ n’avaient plus la
mission de prêcher la concorde, et telle était la fureur des partis, qu’on
vit alors un archevêque de Mayence, Christien, dépossédé de son siège pour
avoir donné à son troupeau l’exemple de la douceur et de la paix évangélique.
On avait accusé ce prélat auprès du pape d’être entièrement inutile à
l’Église, et d’aller à regret aux expéditions militaires, quand le prince l’y
appelait. L’archevêque motivait ses répugnances sur les incendies et les
ravages qui accompagnaient ces expéditions : de telles violences lui avaient
paru peu conformes au caractère d’un pasteur de l’Église. Comme on
l’exhortait à suivre l’exemple de ses prédécesseurs, Christien répondit : Il
est écrit dans l'Évangile : Mets ton épée dans le fourreau. Mais ces
pacifiques maximes n’étaient plus comprises. La
France n’était pas moins agitée, mais pour d’autres motifs. Au retour des
ducs d’Anjou et de Poitiers, on lut dans les églises la lettre que Louis
avait adressée à ses sujets. Cette lettre renouvela toutes les douleurs qui
avaient éclaté lorsque la renommée annonça la captivité du roi et de son
armée ; les exhortations que Louis adressait aux Français pour obtenir des
secours, et les nouvelles qui arrivaient chaque jour d’Orient, émurent
vivement tous les cœurs ; comme le peuple ne sait se modérer ni dans sa
douleur ni dans sa joie, un esprit de sédition mêlé à l’enthousiasme de la
croisade agita les cités, parcourut les provinces, et mit un moment le
royaume en péril. Les
princes et les seigneurs ayant échoué dans leur entreprise, la multitude fut
portée à croire que Jésus-Christ rejetait de son service les grands de la
terre, et qu’il ne voulait pour défenseurs que des hommes simples, des
bergers et des laboureurs. Le Seigneur avait été offensé, disait-on, du luxe
des prélats, de l’orgueil des chevaliers, et Dieu avait choisi ce qu’il y a
de plus faible sur la terre pour confondre ce qu’il y a de plus fort. Un
homme se rencontra qui entreprit, à l’aide de cette opinion populaire,
d’échauffer les esprits et de les entraîner dans un mouvement général. Cet
homme, appelé Jacob, né en Hongrie, et très-avancé en âge, passait pour avoir
prêché cette croisade d’enfants dont nous avons parlé dans le douzième livre
de cette histoire. Une longue barbe qui lui descendait jusqu’à la ceinture,
un visage pâle, son langage mystérieux, lui donnaient l’air d’un prophète. Il
allait de bourgade en bourgade, et se disait envoyé du ciel pour délivrer la
cite de Dieu et venger le roi de France. Les bergers quittaient leurs
troupeaux, les laboureurs leurs charrues, pour s’attacher à ses pas. Jacob,
qu’on appelait le Maître de Hongrie, faisait porter devant lui un étendard sur
lequel était peint un agneau, symbole du Sauveur du monde. De toutes parts on
lui apportait des vivres, et ses disciples disaient qu’il avait, comme
Jésus-Christ, le don de la multiplication des pains. On
donna le nom de Pastoureaux à ces croisés villageois. Leurs premiers
rassemblements, auxquels on fit d’abord peu d’attention, se formèrent dans
les provinces de Flandre et de Picardie ; ils se dirigèrent vers Amiens,
ensuite vers la capitale, se grossissant sur la route d’une foule de
vagabonds, d’aventuriers et de femmes prostituées. Quoiqu’ils eussent commis
quelques désordres, la reine Blanche les toléra, espérant qu’elle en tirerait
du secours pour le roi. La protection de la régente enflamma leur orgueil,
l’impunité accrut parmi eux la licence et redoubla leur audace. L’imposteur
Jacob et les autres chefs que le hasard ou la corruption lui avaient associés
déclamaient avec véhémence contre la richesse et la suprématie du clergé, ce
qui flattait la multitude qu’ils entraînaient à leur suite. Dans leurs
discours, dit Mathieu Paris, ils accusaient les deux ordres des frères
mineurs et des prédicateurs d’être des vagabonds et des hypocrites ; les
moines de Cîteaux, de ne songer qu’à envahir des terres ; les moines noirs,
d’être gloutons et superbes ; les chanoines, d’être demi-séculiers et de se
nourrir de viandes délicates ; les évêques et leurs officialités, de courir
après l’argent et de se plonger dans les délices ; la cour romaine, enfin, de
réunir tous les genres d’opprobres. Au grand scandale des hommes pieux, les
pastoureaux remplissaient eux-mêmes les fonctions du sacerdoce, et
remplaçaient dans les chaires des églises les orateurs sacrés, employant la
violence contre les ministres des autels, cherchant à remuer toutes les
passions parmi le peuple. Rassemblés enfin au nombre de plus de cent mille,
ces redoutables pèlerins sortirent de Paris, et se divisèrent en plusieurs
troupes pour se rendre sur les côtes de la mer, où ils devaient s’embarquer pour
l'Orient. La ville d’Orléans, qui se trouvait sur leur passage, devint le
théâtre des plus violents désordres. Les progrès de la licence donnèrent
enfin au gouvernement et aux magistrats de sérieuses alarmes ; on ordonna
dans toutes les provinces de poursuivre et de dissiper ces bandes turbulentes
et séditieuses. Le plus nombreux rassemblement des pastoureaux se rendit à
Bourges, où le Maître de Hongrie devait opérer des miracles et faire entendre
la volonté du ciel. Leur arrivée dans cette ville fut signalée par le
meurtre, l’incendie et le pillage. Le peuple irrité prit les armes, et marcha
contre ces perturbateurs ; on les atteignit entre Mortemer et
Villeneuve-sur-le-Cher, où, malgré leur nombre, ils furent mis en déroute et
reçurent la punition de leurs brigandages. Jacob eut la tête abattue d’un
coup de hache ; plusieurs de ses disciples et de ses compagnons trouvèrent la
mort sur le champ de bataille ou furent envoyés au supplice ; le reste prit
la fuite. Ainsi
cet orage formé subitement se dissipa de même. Une autre bande qui s’était
dirigée vers Bordeaux fut dispersée ; quelques-uns des pastoureaux parvenus
jusqu’en Angleterre éprouvèrent le même sort. Le bruit se répandit qu’on
avait trouvé sur les chefs des correspondances avec les musulmans ; ils
furent accusés d’avoir eu le projet de livrer le peuple chrétien au glaive
des infidèles : cette accusation, quoique invraisemblable, acheva de les
rendre odieux. Le gouvernement, qui n’avait point d’abord de forces à leur
opposer, s’arma contre eux des passions de la multitude, et la tranquillité
fut enfin rétablie dans le royaume. Cependant
on prêchait la croisade d’outre-mer dans la plupart des contrées de l’Europe.
De nouvelles indulgences furent ajoutées à celles qui avaient été jusqu’alors
accordées aux soldats de la croix ; l’évêque d’Avignon reçut le pouvoir
d’absoudre ceux qui avaient frappé les clercs, brûlé les églises ; le même
évêque eut la faculté de convertir en vœu pour la croisade tous les autres
vœux, excepté celui de religion ; de semblables pouvoirs furent donnés au
prieur des dominicains de Paris. L’impunité et les privilèges de la croisade
accordés ainsi aux grands coupables n’étaient pas propres à ranimer le zèle
et l’émulation des barons et des chevaliers. Le pape
écrivit en même temps au roi d’Angleterre, pour l’exhorter à partir pour
l’Orient. Henri III fit convoquer les habitants de Londres dans l’abbaye de
Westminster, où plusieurs prélats prêchèrent la croisade. Les chroniques
rapportent que peu de personnes se laissèrent persuader par les prédications
des évêques, à cause des extorsions et des mensonges de la cour romaine.
Henri III, mécontent de cette indifférence des bourgeois de Londres, les
appelait des mercenaires. Le roi prit la croix, et, lorsqu’il prononça son
serment, il porta la main sur sa poitrine à la manière des prêtres, ce qui ne
persuada point, dit Mathieu Paris, ceux qui se ressouvenaient du passé. Comme
le pape lui avait accordé un décime sur le clergé et sur le peuple, pendant
trois ans, on crut que le monarque anglais n’avait pris la croix que pour
avoir un prétexte de lever cet impôt, qui devait s’élever à cinq ou six cent
mille livres tournois. D’après le témoignage de l’histoire contemporaine, on
pourrait donner à sa détermination un motif plus honorable : l’espoir de
recouvrer la Normandie et quelques autres provinces que l’Angleterre avait
perdues sur le continent. Mathieu Paris nous apprend que Louis IX, en sortant
de sa captivité, s’était adressé au roi d’Angleterre pour en obtenir des
secours, et que, pour prix des services rendus à la cause de Jésus-Christ, il
promettait de remettre entre les mains de Henri III les pays rentrés sous la
domination française. La reine Planche elle-même paraissait avoir consenti à
cette proposition ; mais les grands du royaume, ayant été convoqués,
s’étonnèrent qu’un roi de France eût conçu un semblable projet sans avoir
consulté ses barons ; en présence de la reine, qui resta seule de son avis,
tous déclarèrent que ni les grands ni le peuple ne consentiraient jamais à
des concessions déshonorantes pour la couronne, et que le roi d’Angleterre ne
rentrerait jamais en Normandie qu’en passant à travers mille épées et mille
lances ensanglantées. Après cette déclaration menaçante, Henri III jugea qu’il
ne devait pas pousser les choses plus loin, et ne fit plus rien ni pour
recouvrer les provinces qu’il réclamait, ni pour délivrer l’héritage de
Jésus-Christ. Mathieu Pâris, qui nous a longuement parlé de cette violente
opposition des barons, leur prête un langage dont la rudesse est
vraisemblablement exagérée. Il est permis de croire que le séjour de Louis IX
en Orient après sa défaite avait mécontenté les grands du royaume, et qu’un
moment ils oublièrent le respect dû au malheur ; mais certainement la fierté
patriotique, l’esprit d’indépendance de la noblesse française, ne se mêlèrent
point, en cette occasion aux sentiments du mépris et de la haine. Dans la
même assemblée, les barons et les seigneurs français eurent une nouvelle
occasion de manifester leur patriotisme ombrageux et ardent. Cette noble
réunion s’indigna qu’on prêchât dans le royaume une croisade contre les fils
de Frédéric, et qu’on levât dans les provinces des troupes et de l’argent qui
ne devaient point être employés à secourir le roi de France. La reine Planche
partagea l’indignation des grands et des seigneurs : des mesures promptes et
sévères furent prises ; on imposa silence aux prédicateurs ; on exila, on
dépouilla de leurs biens tous ceux qui s’étaient enrôlés sous les drapeaux
d’une guerre prêchée contre des chrétiens. L’histoire
doit applaudir aux sentiments généreux que faisait éclater la noblesse
française ; on s’étonne néanmoins de la voir en cette circonstance déplorer
avec amertume les malheurs du royaume et s’occuper à peine des moyens de
secourir le monarque qui implorait son appui. Il ne manquait point alors de
ces hommes chagrins et présomptueux comme on en trouve toujours dans les
temps d’adversité, qui croient avoir assez fait pour une cause malheureuse en
rappelant les avis qu’ils ont donnés et qu’on n’a point suivis, moins
empressés ainsi de montrer leur zèle que leur prévoyance. Nous ajouterons que
la plupart des seigneurs blâmaient ouvertement la résolution que Louis IX
avait prise de rester dans la Palestine ; ceux mêmes qui montraient le plus
d’attachement pour le roi, devaient craindre, en lui expédiant des secours,
de prolonger son absence. Quoi qu’il en soit, on ne prit alors aucune mesure
efficace pour envoyer au monarque, éloigné de ses États, l’argent et les
soldats qu’il demandait. Malgré les prières réitérées du roi, la France, qui
avait donné tant de larmes à sa captivité en Égypte, ne put se résoudre à
prendre les armes pour seconder ses nouveaux efforts dans la terre sainte, et
se contenta de former des vœux ardents pour son retour. Cependant
la reine Planche ne pouvait rester insensible aux prières de son fils. Pour
faire parvenir des secours à Louis IX, des récompenses furent promises à tous
ceux qui partiraient pour l’Orient ; on enleva jusqu’aux ornements des
églises : une chronique du temps rapporte qu’on fit fondre une boîte d’argent
où était renfermé le cœur du roi Richard Cœur-de-Lion et qui était déposée
dans la cathédrale de Rouen. Mais tous les soins de la tendresse maternelle
ne purent servir efficacement le roi de France dans sa détresse : un vaisseau
chargé d’argent qu’on fit partir pour la Palestine, périt en abordant sur les
côtes de Syrie ; un petit nombre de ceux qui avaient pris la croix en
Occident se décidèrent à traverser la mer ; le jeune comte d’Eu, et Raymond,
vicomte de Turenne, que la régente avait condamnés à partir pour la
Palestine, furent presque les seuls Français qui allèrent alors en Orient. La
plupart des chevaliers et des barons qui étaient restés en Palestine avec le
roi, dépouillés de tout, ruinés de fond en comble, mettaient leurs services à
si haut prix, et, selon l’expression des commissaires de Louis IX, se
faisoient si chiers, que le trésor du monarque n’aurait point suffi pour
les enrôler. On fit des levées en Grèce, en Chypre, et dans les villes
chrétiennes de la Syrie, mais ces levées n’amenèrent sous les drapeaux de la
croisade que des aventuriers peu propres à partager les travaux et les
dangers d’une grande entreprise. Parmi
les guerriers que l’amour des périls et des aventures lointaines conduisit
alors dans la terre sainte, l’histoire remarque Alemar de Selingan. Ce
chevalier était parti d’un pays d’Occident où l’été, disait-il, n’avait
presque point de nuits. Selingan et ses compagnons cherchaient partout
l’occasion de signaler leur adresse et leur audace romanesques. En attendant
l’heureux moment de combattre les musulmans, ils faisaient la guerre aux
lions, qu’ils poursuivaient à cheval dans les déserts, qu’ils tuaient à coups
de flèches, ce qui était un grand sujet de surprise et d’admiration pour les
guerriers français. On vit
aussi arriver, dit Joinville, un autre chevalier moult noble, qui se
disoit entre ceulx de Toucy. Le chevalier de Toucy avait été régent de
l’empire latin de Constantinople en l’absence de Baudouin, et se glorifiait
d’appartenir à la famille des rois de France. Il abandonnait avec neuf autres
chevaliers un empire qui tombait en ruine, pour défendre les tristes débris
du royaume de Jérusalem. Toucy racontait les malheurs de Baudouin et les
circonstances déplorables qui avaient forcé un empereur chrétien de s’allier
au chef des Comans. Suivant la coutume des barbares, le prince des Comans et
l’empereur de Constantinople s’étaient fait tirer du sang, et, le mêlant dans
une coupe, en avaient bu l’un et l’autre en signe d’alliance et de
fraternité. Les chevaliers qui accompagnaient le seigneur de Toucy avaient
emprunté cet usage aux barbares : les guerriers français en furent d’abord
révoltés ; mais bientôt, entraînés par l’attrait de la nouveauté, ils
mêlèrent eux-mêmes leur sang à celui de leurs nouveaux compagnons, et,
l’arrosant de flots de vin, les uns et les autres s’enivrèrent ensemble en
disant qu’ils étaient frères. Les
mœurs et les usages des peuples de l’Orient frappaient vivement l’attention
des croisés. Quand les missionnaires que Louis IX avait envoyés en Tartarie
revinrent à Ptolémaïs, les guerriers français ne se lassaient point de les
interroger et de les entendre. André de Longjumeau, à la télé de la mission,
était parti d’Antioche, et, faisant dix lieues par jour, il avait marché
pendant une année avant d’arriver au lieu qu’habitait le grand kan des
Tartares. Les missionnaires traversèrent des déserts où ils aperçurent
d’énormes amas d’ossements humains, tristes monuments des victoires d’un
peuple barbare ; ils racontaient des choses merveilleuses sur la cour du
monarque des Mogols, sur les mœurs et les usages des pays qu’ils avaient
parcourus, sur les conquêtes et la législation de Gengiskan, sur les prodiges
qui avaient préparé la puissance et la grandeur du conquérant de l’Asie.
Parmi leurs récits extraordinaires et remplis de circonstances fabuleuses,
les croisés remarquaient avec joie que la religion du Christ étendait son
empire chez les peuples les plus éloignés : les missionnaires attestaient
avoir vu dans une seule horde de Tartares plus de huit cents chapelles où
l’on célébrait les louanges du vrai Dieu. Louis IX espérait que les Mogols
deviendraient un jour les auxiliaires des chrétiens contre les infidèles :
cette espérance le détermina à envoyer de nouveaux missionnaires dans la
Tartarie. Au
reste, si les croisés s’étonnaient ainsi de tout ce 'qu’ils apprenaient des
régions les plus lointaines de l’Asie, ils avaient près d’eux une peuplade
barbare qui devait bien plus encore exciter leur surprise. Quelques mois
après son arrivée, Louis IX reçut une ambassade du Vieux de la Montagne, qui,
comme nous l’avons dit, régnait sur une trentaine de villages ou bourgades
bâtis au revers occidental du Liban. Les envoyés du prince des Assassins,
admis en présence du roi de France, lui demandèrent s’il connaissait leur
maître. « J’ai entendu parler de lui, répondit le monarque. — Pourquoi donc,
ajouta l’un des ambassadeurs, n’avez-vous pas recherché son amitié, en lui
envoyant des présents, comme l’ont fait l’empereur d’Allemagne, le roi de
Hongrie, le sultan du Caire, et tant d’autres grands princes ? » Le roi
écouta sans colère cet étrange langage, et renvoya les ambassadeurs à une
autre audience, à laquelle assistèrent les grands maîtres du Temple et de
l’Hôpital. Le nom seul des deux ordres militaires que le poignard des
Assassins ne pouvait atteindre, inspirait quelque effroi au Vieux de la
Montagne, qui avait été contraint de leur payer un tribut. Dans la seconde
audience, les deux grands maîtres réprimandèrent vivement les ambassadeurs,
et leur dirent que, si le seigneur de la Montagne n’envoyait des présents au
roi de France, son insolence lui attirerait bientôt un juste châtiment. Les
envoyés reportèrent ces paroles menaçantes à leur maître, qui éprouva
lui-même la crainte qu’il voulait inspirer, et les renvoya auprès de Louis
IX, pour exprimer des dispositions et des sentiments plus pacifiques. Parmi
les présents qu’ils étaient chargés d’offrir au roi de France, on remarquait
plusieurs vases, un jeu d’échecs, un éléphant en cristal de roche ; le seigneur
de la Montagne avait joint à ces présents une chemise et un anneau, symboles
d’alliance, qui vous rappelleront, dirent ses envoyés au monarque français, «
que vous et notre maître devez rester unis comme « les doigts de la main, et
comme la chemise l’est au corps. » Louis
IX accueillit avec distinction cette nouvelle ambassade, et chargea les
envoyés du prince des Assassins de porter à leur maître des vases d’or et
d’argent, des étoffes d’écarlate et de soie ; il les fit accompagner par le
frère Yves, savant dans la langue arabe. Celui-ci, qui séjourna quelque temps
à la cour du Vieux de la Montagne, raconta à son retour plusieurs
particularités curieuses que l’histoire n’a point négligées. Le prince des
Assassins appartenait à la secte d’Ali, et professait quelque admiration pour
l’Évangile. Il avait surtout une grande vénération pour monseigneur saint
Pierre qui, selon lui, vivait encore, et dont l’âme, disait-il, avait été
successivement celle d’Abel, de Noé, d’Abraham. Le frère Yves parlait surtout
de la terreur que le Vieux de la Montagne inspirait à ses sujets. Un silence
effrayant régnait autour de son palais, et, lorsqu’il se montrait en public,
il était précédé d’un héraut d’armes qui disait à haute voix : « Qui que vous
soyez, craignez de paraître devant celui qui tient la vie et la mort des rois
dans sa main. » Tandis
que ces récits merveilleux occupaient l’oisiveté des croisés, la guerre était
déclarée entre le sultan de Damas et celui du Caire. Les guerriers chrétiens,
impatients de combattre, gémissaient d’être ainsi condamnés à rester dans un
triste repos. On comptait à peine sept cents chevaliers sous les drapeaux de
la croix, et leur petit nombre ne permettait point à Louis IX de tenter une
expédition importante. [1252].
En attendant les périls et les hasards de la guerre, le saint monarque
s’occupait sans cesse d’adoucir le sort et de briser les fers des captifs qui
restaient encore entre les mains des musulmans. Mais la captivité des
guerriers chrétiens n’était pas le seul malheur dont son cœur fut affligé :
ce qui ajoutait à son chagrin, c’était de savoir que plusieurs de ses
compagnons d’armes avaient embrassé l’islamisme. Une remarque qui paraîtra
singulière, c’est que les croisades, dont le but est toujours de faire
triompher la cause du christianisme, nous offrent de fréquents exemples
d’apostasie, et l’histoire ne craint point d’affirmer que, pendant le cours
des guerres saintes, il y eut plus de chrétiens qui se firent musulmans, que
de musulmans qui se firent chrétiens. Joinville nous apprend dans ses
mémoires que la plupart des mariniers qui montaient la flotte chrétienne dans
la retraite de Mansourah, renoncèrent à leur foi pour sauver leur vie ; dans
ces jours désastreux, beaucoup de guerriers ne purent résister aux menaces
des musulmans, et la crainte de la mort leur fit oublier une religion pour
laquelle ils avaient pris les armes. On a vu quels maux les croisés avaient à
souffrir dans les expéditions en Orient : parmi la foule des pèlerins, il
s’en trouvait toujours qui n’avaient pas assez de vertu pour résister à
l’épreuve des grandes infortunes. A l’arrivée de Louis IX en Égypte, ce pays
renfermait déjà beaucoup de chrétiens parjures et infidèles qui, dans les
périls et les calamités des guerres précédentes, avaient renié le Dieu de
leurs pères. Tous ces renégats étaient méprisés des musulmans. Les auteurs
orientaux citent à ce sujet un mot de Saladin qui exprime une opinion
généralement établie et qui s’était conservée jusque dans les derniers temps des
croisades : il disait que jamais on ne fit un bon chrétien avec un mauvais
musulman, ni un bon musulman avec un mauvais chrétien. L’histoire donne
pende détails sur la vie que menaient ces Francs dégénérés qui avaient
renoncé à leur religion et à leur pays : plusieurs se livraient à
l’agriculture, aux arts mécaniques ; un grand nombre s’enrôlaient dans les
armées musulmanes ; quelques-uns obtenaient des emplois et parvenaient à
amasser de grandes richesses. On doit croire néanmoins que le remords empoisonnait
tous les moments de leur vie et ne leur permettait point de jouir des biens
qu’ils avaient acquis parmi les infidèles. Cette religion qu’ils avaient quitté
leur inspirait encore du respect ; la présence et le langage des Francs, qui
avaient été autrefois leurs frères, leur rappelaient des souvenirs douloureux
; mais retenus par je ne sais quelle fausse honte et comme si Dieu les eût
frappés d’une réprobation éternelle, ils restaient enchaînés à l’erreur par
un lien invincible, et, quoiqu’ils sentissent le malheur de vivre sur une
terre étrangère, ils n’osaient s’arrêter à la pensée de revoir leur patrie. Un de
ces renégats, né à Provins et qui avait combattu sous les drapeaux de Jean de
Brienne, vint saluer Louis IX et lui apporter des présents au moment où le
monarque s’embarquait sur le Nil pour se rendre en Palestine : comme
Joinville lui dit que, s’il persistait dans la religion de Mahomet, il irait
droict en enfer après sa mort, celui-ci répondit qu’il croyait la
religion de Jésus-Christ meilleure que celle du prophète de la Mecque ; mais
il ajoutait que, s’il revenait à la foi des chrétiens, il tomberait dans la
pauvreté, et qu’on lui donnerait tout le long de sa vie d'infames
reproches, en l'appelant : renegat, renegat. Ainsi la crainte de la
misère, la crainte des jugements du monde, retenaient les déserteurs de la
foi chrétienne et les empêchaient de revenir à la croyance qu’ils avaient
abandonnée. Louis IX ne négligea rien pour les ramener : ses libéralités
allèrent au-devant de tous ceux qui revenaient au christianisme, et, pour
leur épargner jusqu’au mépris des hommes, il défendit par une ordonnance de
leur rappeler la honte de leur apostasie. Le roi
de France employa des sommes considérables à mettre plusieurs villes
chrétiennes en état de défense : Césarée, comme Ptolémaïs, vit s’élever et
s’agrandir ses tours et ses murailles ; Louis fit relever aussi les
fortifications de Joppé et de Caïphas qui tombaient en ruine. Au milieu de
ces travaux poursuivis dans la paix, les guerriers restèrent oisifs, et
plusieurs commencèrent à oublier la sévérité de la discipline militaire et
les préceptes de la morale évangélique. La précaution qu’avait prise le sire
de Joinville de placer son lit de manière à oster toute mescreance de
femmes, prouve que les mœurs des chevaliers de la croix n’étaient point à
l’abri du soupçon. Louis se montra beaucoup plus sévère contre la licence des
mœurs, qu’il ne l’avait fait au séjour de Damiette. L’histoire cite plusieurs
exemples de sa sévérité ; et telle était la bizarrerie des lois pénales
chargées de protéger la décence et la morale publiques, que l’excès même du
libertinage paraîtrait aujourd’hui moins scandaleux que la punition infligée
alors aux coupables. Cependant
le clergé ne cessait de rappeler aux croisés les préceptes de la religion
chrétienne, et ses prédications ne restaient pas sans fruit. La Palestine
n’avait pas une ville, pas un lieu qui ne rappelât à des guerriers chrétiens
les saintes traditions de l’Écriture, la miséricorde et la justice de Dieu.
Plusieurs des seigneurs et des barons français qui avaient été les modèles du
courage, donnaient l’exemple de la dévotion et de la piété ; on voyait des
chevaliers, déposant les armes et reprenant la panetière et le bourdon du
pèlerin, se rendre dans les lieux consacrés par les miracles et la présence
de Jésus-Christ et des saints personnages dont la religion conservait la
mémoire. Louis IX visita plusieurs fois la montagne du Thabor, le village de
Cana, se rendit en pèlerinage à Nazareth. Le sultan de Damas, qui recherchait
toujours son alliance, l’invita à venir jusqu’à Jérusalem : ce pèlerinage
aurait comblé les vœux du pieux monarque ; mais les barons et surtout les
évêques lui représentèrent qu’il ne lui convenait point d’entrer à Jérusalem
comme simple pèlerin, et qu’il était venu en Orient non pas seulement pour
visiter, mais pour délivrer le saint tombeau ; ils ajoutaient que les princes
de l’Occident qui à l’avenir prendraient la croix, croiraient, à son exemple,
avoir rempli leur serment en visitant la ville sainte, et qu’ainsi la
dévotion des croisades n’aurait plus pour objet la délivrance du sépulcre de
Jésus-Christ. Louis IX se rendit aux représentations des prélats, et
consentit à ne point voir alors Jérusalem, dans l’espoir d’y entrer un jour
les armes à la main. Mais cette espérance allait bientôt s’évanouir,
et Dieu ne devait plus permettre que la ville sainte fût arrachée au joug des
infidèles. Les
sultans du Caire et de Damas entretenaient toujours des négociations avec le
monarque des Francs. Chacun de ces princes musulmans espérait avoir les
chrétiens pour alliés, et craignait surtout de les avoir pour ennemis. Toutes
les fois qu’ils redoutaient d’être vaincus, les émirs d’Egypte renouvelaient
leurs propositions ; ils acceptèrent enfin toutes les conditions qui leur
étaient imposées. Un traité fut conclu, par lequel les mameluks s'engageaient
à rendre tous les captifs qui restaient en Egypte, les enfants des chrétiens
élevés dans la foi musulmane, et, ce qui avait été demandé plusieurs fois par
Louis IX, les têtes des martyrs de la croix exposées sur les murailles du
Caire. Jérusalem et toutes les villes de la Palestine, à la réserve de Gaza, de
Daroum et de deux autres forteresses, devaient être remises entre les mains
des Francs. Le traité portait encore que, pendant quinze années, le royaume
de Jérusalem n’aurait point de guerre avec l’Égypte, que les deux États
réuniraient leurs forces, et que toutes les conquêtes seraient partagées
entre les chrétiens et les mameluks. Quelques ecclésiastiques exprimèrent
leurs doutes et leurs scrupules sur une alliance avec les ennemis de
Jésus-Christ : le pieux monarque dédaigna leurs représentations. Jamais
traité n’avait offert plus d’avantages à la cause des chrétiens, si la bonne
foi eût présidé à son exécution ; mais la généreuse loyauté de Louis IX ne
lui permettait point de soupçonner la fraude et la perfidie dans ses alliés,
ni même dans ses ennemis. Les
chefs des mameluks devaient se rendre à Gaza, et de là à Joppé pour confirmer
l’alliance qu’ils venaient de contracter et pour s’entendre avec Louis IX sur
les moyens de poursuivre la guerre. Quand le sultan de Damas eut connaissance
du traité qu’on venait de faire, il envoya une armée de vingt mille hommes
entre Gaza et Daroum, pour empêcher la jonction des Égyptiens et des Francs.
Soit que les mameluks fussent retenus par leurs divisions intérieures, soit
qu’ils n’osassent point braver les troupes de Damas, ils ne se rendirent
point à Joppé à l’époque convenue. Cependant ils avaient rempli toutes les
autres conditions du traité ; ils ajoutèrent à l’envoi des captifs et des
funèbres dépouilles des guerriers chrétiens, le don d’un éléphant que Louis
envoya au roi d’Angleterre. Comme ils renouvelaient souvent leur promesse de
venir à Joppé, Louis les attendait toujours ; il les attendit pendant une
année. Le monarque français, trompé ainsi dans ses espérances, pouvait sans
injustice renoncer à un traité qu’on n’exécutait pas ; il pouvait encore se
rapprocher du sultan de Damas, qui offrait les mêmes avantages et dont les
promesses devaient inspirer plus de confiance. Les émirs d’Égypte avaient
recherché l’alliance des croisés, dans des circonstances où leur situation
paraissait désespérée et lorsqu’ils pouvaient croire que le roi de France
recevrait des secours de l’Occident. Voyant enfin que Louis n’avait point
d’armée et que toutes les forces qu’il pouvait réunir se réduisaient à sept
cents chevaliers, ils craignirent de s’engager plus avant dans des relations
qui les exposaient à la haine des musulmans et ne leur présentaient aucun
appui véritable contre leurs ennemis. Tous ces émirs d’ailleurs ne
combattaient que pour s’assurer l’impunité de leur crime et conserver les
fruits de la révolte. Ils étaient toujours prêts à mettre bas les armes, si
on leur pardonnait le passé et si on leur abandonnait l’Égypte. Le calife de Bagdad
cherchait alors à rétablir la paix entre les puissances musulmanes : il
engagea le sultan de Damas et d’Alep à oublier ses ressentiments, les émirs à
témoigner leur repentir et leur désir de la paix. Il s’était livré plusieurs
combats qui n’avaient eu aucun résultat décisif ; dans un de ces combats, une
partie des troupes syriennes avait été enfoncée par les mameluks, et s’était
enfuie sur la route de Damas, tandis que plusieurs corps de mameluks avaient
été battus et poursuivis par les Syriens jusqu’aux portes du Caire. Une
guerre où la victoire restait toujours incertaine, devait lasser la patience
et le courage des deux partis ; de part et d’autre on prit pour arbitre le
père spirituel des musulmans ; les sultans de Syrie et d’Egypte conclurent
enfin la paix et résolurent d’unir leurs armes contre les chrétiens. Dès lors
toutes les espérances des croisés s’évanouirent ; le roi de France, pour
avoir différé trop longtemps et négligé l’occasion favorable, eut tout à coup
deux ennemis à redouter. Il faudrait connaître à fond la situation et la
politique des puissances musulmanes pour savoir jusqu’à quel point l’histoire
peut blâmer l’indécision et la lenteur de Louis IX. Le père Mainbourg
n’hésite point à le censurer avec amertume, et déclare naïvement que pour
être saint, on n’est point infaillible particulièrement dans les affaires
politiques, et surtout dans celles de la guerre. Le
traité conclu entre les mameluks et les Syriens fut le signal de la guerre.
Le sultan de Damas, à la tête d’une armée, vint jusque sous les murs de
Ptolémaïs, et menaça de ravager les jardins et les campagnes qui
approvisionnaient la ville, si on ne lui payait une contribution de cinquante
mille besants d’or. Les chrétiens n’étaient point en état de résister à leurs
ennemis s’ils avaient eu à repousser alors des attaques sérieuses ; mais les
Syriens, accablés de fatigues, manquant de vivres, retournèrent à Damas,
tandis que les mameluks reprenaient la route du Caire : les uns et les autres
s’éloignaient avec le dessein de revenir et de profiter d’une occasion
favorable pour envahir ou désoler la Palestine. Les
menaces des musulmans devaient engager Louis IX à redoubler de zèle et
d’efforts pour mettre les villes chrétiennes en état de défense. Il résolut
de rétablir les fortifications de Sidon démolies par les musulmans de Damas
dans le temps où les croisés abordaient en Égypte. Il avait envoyé dans cette
ville un grand nombre d’ouvriers ; déjà les travaux avançaient, lorsqu’ils
furent tout à coup interrompus par l’accident le plus déplorable : comme la
place n’avait qu’une faible garnison, elle fut surprise, et tout ce qu’elle
renfermait de chrétiens fut massacré par les Turcomans, peuplade errante et
féroce, accoutumée à vivre de meurtre et de brigandage. Louis apprit ce
désastre dans la ville de Tyr, lorsqu’il se rendait à Sidon. Quelques-uns de
ceux qui avaient échappé au carnage lui racontèrent les cruautés inouïes des
barbares : la fureur des Turcomans n’avait épargné ni l’âge ni le sexe, et
dans leur retraite ils avaient égorgé deux mille prisonniers. Louis, vivement
affligé de tout ce qu’il entendait, forma sur-le-champ le projet d’aller
attaquer les Turcomans dans Panéas, où ils s’étaient retirés. Au premier
signal, tous les guerriers qui l’accompagnaient se couvrent de leurs armes ;
le roi voulait se mettre à leur tête, mais ses barons s’y opposèrent, disant
qu’il ne devait pas exposer dans une pareille expédition sa vie si nécessaire
au salut de la terre sainte. Les guerriers chrétiens se mirent en marche.
Panéas ou Césarée de Philippe, dont le nom se trouve souvent cité dans
l’histoire des premières croisades, était bâtie sur le penchant du Liban,
près des sources du Jourdain ; on ne pouvait y arriver que par des sentiers
étroits et des lieux escarpés : rien n’arrête les croisés français,
impatients de venger la mort de leurs frères immolés par les Turcomans. On
arrive devant Panéas ; l’ennemi fuit de toutes parts ; la ville est prise.
Cette victoire eût été complète, si les guerriers chrétiens avaient observé
les lois de la discipline et suivi les ordres de leurs chefs. Tandis que les
croisés français prenaient possession de Panéas, les chevaliers teutoniques
allèrent attaquer un château musulman bâti sur les hauteurs voisines et dont
les tours s’élevaient parmi les pics du Liban. Les Turcomans, qui s’étaient
ralliés dans ce lieu et commençaient à reprendre courage, repoussèrent les
assaillants, et les poursuivirent à travers les rochers et les précipices. La
retraite précipitée des chevaliers teutoniques jeta la confusion parmi les
autres guerriers chrétiens, réunis sur un terrain montueux où ils ne pouvaient
ni combattre à cheval ni se ranger en bataille : le sire de Joinville, qui
conduisait les gendarmes du roi, fut plus d’une fois sur le point de perdre
la vie ou de tomber entre les mains des Turcomans. Enfin les guerriers
français, à force de bravoure, réparèrent la faute des Allemands ; Olivier de
Thermes et les guerriers qu’il commandait, parvinrent à repousser les
musulmans. Les croisés abandonnèrent Panéas, après l’avoir mise au pillage,
et reprirent la route de Sidon. Louis
IX y était arrivé avant eux : à son approche de la ville, quelle avait été la
douleur de ce prince en voyant sur sa route la terre couverte de cadavres
dépouillés et sanglants ! c’étaient les tristes restes des chrétiens immolés
parles Turcomans ; ils tombaient en putréfaction, et personne ne songeait à
les ensevelir. A ce spectacle, Louis s’arrête, invite le légat à bénir un
cimetière, puis il ordonne d’enterrer les morts qui couvraient les chemins.
Au lieu d’obéir chacun détourne les yeux et recule d’effroi ; alors Louis
descend de cheval, et, prenant entre ses mains un des cadavres duquel
s’exhalait une odeur infecte : Allons, mes amis, s’écrie-t-il, allons donner
un peu de terre aux martyrs de Jésus-Christ. L’exemple du roi ranime le
courage et la charité des personnes de sa suite : tous s’empressent de
l’imiter, et les chrétiens que les Barbares avaient égorgés reçurent ainsi
les honneurs de la sépulture. Ce pieux dévouement de Louis IX à la mémoire de
ses compagnons d’armes a été célébré par tous les historiens ; c’est la
charité dans ce qu’elle a de plus fort, de plus héroïque, de plus touchant ;
depuis qu’il y a des rois, on n’avait jamais vu les puissances de la terre
descendre à des soins si pieux. Le roi
resta plusieurs mois à Sidon, occupé de faire fortifier la ville. Cependant
la reine Blanche lui écrivait souvent, et l’exhortait à revenir en France,
craignant toujours de ne plus revoir son fils. Ses
pressentiments ne se réalisèrent que trop. Louis était encore à Sidon,
lorsqu’un message arriva en Palestine annonçant que la régente n’était plus.
Ce fut le légat du pape qui reçut le premier cette triste nouvelle. Il vint
chez le roi, accompagné de l’archevêque de Tyr et de Geoffroi de Beaulieu,
confesseur de Louis. Comme le prélat annonça qu’il avait quelque chose
d’important à dire, et comme il montrait une grande tristesse sur son visage,
le monarque le fit passer dans sa chapelle, qui, selon un vieil auteur, était
son arsenal contre toutes les traverses du monde. Le légat commença par
rappeler au roi que tout ce que l’homme aime sur la terre est périssable : « Remerciez
Dieu, ajouta-t-il, de vous avoir donné une mère qui a veillé avec tant de
soin et d’habileté sur votre famille et sur votre royaume... » Le légat
s’arrêta un moment, puis il continua en poussant un profond soupir : « Cette
tendre mère, celte vertueuse princesse est maintenant dans le ciel. » A ces
mots, Louis jeta un grand cri et versa un torrent de larmes ; revenu ensuite
à un sentiment plus calme, il se mil à genoux devant l'autel, et s’écria les
mains jointes : « Je vous rends grâces, ô mon Dieu, de m’avoir donné une
aussi bonne mère ; c’était un présent de votre miséricorde ; vous le reprenez
aujourd’hui comme votre bien. Vous savez que je l’aimais par-dessus toutes
les créatures ; mais puisqu’il faut, avant tout, que vos décrets
s’accomplissent, Seigneur, que votre nom soit béni dans les siècles des
siècles. » Louis congédia le légat et l’archevêque de Tyr, et, resté
seul avec son confesseur, il récita l’office des morts. Deux jours
s’écoulèrent sans qu’il voulût voir personne. Alors il fit appeler Joinville,
et lui dit en le voyant : « Ah ! seneschal, j’ai perdu ma mere. — Sire,
lui répondit Joinville, je m’en esbahis, vous sçavez qu’elle avoit une fois à
mourir ; mais je m'esmerveille du grand et oultrageux deuil que vous en
menez, vous qui estes tant sage prince tenu. » Lorsque Joinville eut quitté
le roi, madame Marie de Bonnes Vertus vint le prier de se rendre auprès de la
reine pour la consoler. Le bon sénéchal trouva Marguerite tout en larmes, et
ne put s’empêcher d’en témoigner sa surprise, en lui disant « qu’on ne
debvoit mie croire femme à son plorer, car le deuil qu’elle menoit estoit
pour la femme qu’elle haïssoit plus en ce monde. » Marguerite répondit
que ce n’était point en effet pour la mort de Blanche qu’elle pleurait, « mais
pour le grand mesaise en quoy le roy estoit, et aussi pour leur fille qui
estoit restée en la garde des hommes. » Louis IX assistait chaque jour à
un service funèbre célébré à l’intention de sa mère. Il envoya en Occident
une grande quantité de joyaux et de pierres précieuses, pour être distribués
aux principales églises de France ; il exhortait en même temps le clergé à
faire des prières pour lui et pour le repos de la reine Blanche. A mesure que
Louis faisait ainsi prier Dieu pour sa mère, sa douleur cédait à l’espérance
de la revoir dans le ciel, et son âme résignée trouvait ses plus chères consolations
dans ce lien mystérieux qui nous réunit avec ceux que nous avons perdus, dans
ce sentiment religieux qui se mêle à nos affections pour les épurer, à nos
regrets pour les adoucir. La mort
de la reine Blanche semblait imposer à Louis IX l’obligation de revenir dans
ses États : les nouvelles qu’il recevait de l’Occident annonçaient que sa
présence y devenait chaque jour plus nécessaire. La guerre pour la succession
de Flandre s’était rallumée ; la trêve avec l’Angleterre venait d’expirer ;
les peuples murmuraient. D’un autre côté, Louis IX n’avait plus rien à
entreprendre dans la Palestine. Dès lors son retour dans son royaume occupa
toutes ses pensées, et, comme s’il se fût défié en cette occasion de ses
propres lumières, il voulut, avant de prendre une résolution définitive,
consulter la volonté de Dieu. On fit des processions et des prières dans les
villes chrétiennes de la Palestine, pour que le ciel daignât éclairer ceux
qu’il avait chargés de diriger une guerre entreprise en son nom. Le clergé et
les barons du royaume de Jérusalem, persuadés que la présence de Louis ne
leur était plus nécessaire et que son retour en Occident pourrait réveiller
l’enthousiasme des guerriers français pour une nouvelle croisade, lui
conseillèrent de s’embarquer pour l’Europe, et lui exprimèrent leur vive
reconnaissance pour tous les services qu’il avait rendus depuis cinq ans à la
cause de Jésus-Christ. Louis, préparant son départ, laissa dans la terre
sainte cent chevaliers sous le commandement de Geoffroi de Sargines, qui
combattit pendant trente années les musulmans, et devint, dans sa vieillesse,
vice-roi du royaume de Jérusalem. Louis quitta Sidon, et se rendit, dans le
printemps de l’année 1254, à Ptolémaïs avec la reine et trois enfants qu’il
avait eus en Orient. Une flotte de quatorze vaisseaux était prête à le
recevoir avec ce qui restait des guerriers de la croisade. Le jour du départ
arrivé (25 avril), le roi, marchant à pied, suivi du légat, du patriarche de
Jérusalem et de tous les seigneurs et chevaliers de la Palestine, prit le
chemin du port, au milieu d’une foule immense accourue sur son passage. On se
rappelait alors les vertus dont il avait donné l’exemple, et surtout sa bonté
envers les habitants de la Palestine, qu’il avait traités comme ses propres
sujets. Les uns exprimaient leur reconnaissance par de vives acclamations,
les autres par un morne silence ; tout le peuple, qu’affligeait son départ,
le proclamait le père des chrétiens, et conjurait le ciel de répandre ses
bénédictions sur la famille du vertueux monarque et sur le royaume de France.
Louis montrait sur son visage qu’il partageait les regrets des chrétiens de
la terre sainte ; il leur adressait des paroles consolantes, leur donnait
d’utiles conseils, se reprochait de n’avoir point assez fait pour leur cause,
et témoignait le vif désir qu’un jour Dieu le jugeât digne d’achever
l’ouvrage de leur délivrance. Enfin
la flotte mit à la voile. Louis IX avait obtenu du légat la permission de
porter avec lui dans son vaisseau le Saint-Sacrement pour assister les
mourants et les malades. Ainsi, en voyant des autels élevés sur la flotte, en
voyant des prêtres, revêtus de leurs habits sacerdotaux, célébrer le service
divin et invoquer à chaque heure du jour la protection du ciel, on pouvait
reconnaître les pieux débris d’une croisade et les derniers trophées de la
guerre de Jésus-Christ. Comme la flotte approchait de l’île de Chypre, le
vaisseau sur lequel le roi était monté heurta violemment contre un banc de
sable : tout l’équipage fut saisi d’effroi ; la reine et ses enfants jetaient
des cris lamentables ; mais Louis se prosterna au pied de l’autel et
s’adressa à celui qui commande à la mer. Lorsqu’on examina le vaisseau, on
reconnut qu’il avait été endommagé ; les pilotes pressèrent le roi d’en
sortir. Voyant qu’eux-mêmes ne jugeaient pas à propos d’abandonner le navire,
il résolut d’y rester. « Il n’y a personne céans, leur dit-il, qui
n’aime autant son corps comme je fais le mien : si une fois, je descends, ils
descendront aussi, et de long temps ne reverront leur pays ; j’aime mieulx
mettre, moy, la roine et mes enfants en la main de Dieu que de faire tel
dommage à un si grand peuple comme il y a céans. » Ces paroles, inspirées par
une charité héroïque, ranimèrent le courage des matelots et des pèlerins, et
l’on se remit en mer. La flotte, en s’éloignant de la Sicile, craignait de
s’approcher des côtes de Tunis, comme si un secret pressentiment eût averti
les croisés français des malheurs qui les attendaient sur cette rive dans une
autre expédition plus désastreuse. Une tempête mit la flotte en danger de
périr : la reine Marguerite fit alors le vœu d’offrir un navire d’argent à
saint Nicolas de Lorraine, et pria Joinville d’être sa caution auprès du
patron des naufragés. Tandis que tout le monde se désolait, Louis trouvait sa
sécurité dans une philosophie toute religieuse, et, lorsque le danger fut
passé, il disait à ses compagnons : « Regardez si Dieu ne nous a pas
monstré son grand pouvoir, quand, par un seul des quatre vents de la mer, le
roy de France, la roine, ses enfans et tant d’aultres personnages, ont cuidé
estre noyés. » La navigation dura plus de deux mois, pendant lesquels il
arriva aux pèlerins plusieurs aventures et accidents merveilleux dont
l’histoire nous a conservé le récit, et qui ne seraient point indignes de
figurer dans une Odyssée chrétienne. La
flotte aborda enfin aux îles d’Hyères. Louis IX traversa la Provence, et,
passant par l’Auvergne, arriva à Vincennes le 5 septembre 1254. La foule
accourait de toutes parts sur son passage : plus on oubliait ses revers, plus
Louis se rappelait le sort de ses compagnons, et la tristesse qu’il montrait
sur son visage formait un douloureux contraste avec l’allégresse publique.
Son premier sein fut d’aller à Saint-Denis se prosterner aux pieds des
apôtres de la France. Le lendemain il fit son entrée dans la capitale,
précédé du clergé, de la noblesse et du peuple. Il portait toujours la croix
sur l’épaule, et cette vue, en rappelant les motifs de sa longue absence,
faisait craindre qu’il n’eût point encore abandonné son entreprise de la
croisade. Le plus grand nombre des barons et des chevaliers qui étaient
partis avec Louis IX, avaient trouvé leur tombeau en Syrie ou en Egypte. Ceux
qui avaient survécu à tant de désastres, rentrèrent dans leurs châteaux,
qu’ils retrouvèrent déserts et tombant en ruine. Le bon sénéchal, après avoir
revu ses foyers, se rendit les pieds nus, à l’église de Saint-Nicolas en
Lorraine, pour acquitter le vœu de la reine Marguerite. Il ne s’occupa plus
ensuite que de réparer les maux que son absence avait causés à ses vassaux,
et jura de ne plus quitter le château de Joinville pour aller en Asie. Ainsi
se termina cette guerre sainte, dont les commencements avaient rempli de joie
les peuples chrétiens et qui plongea ensuite tout l’Occident dans le deuil.
Dans les événements que je viens de décrire, c’est le sénéchal de Champagne
qui m’a servi de guide, et je ne puis terminer mon récit sans lui payer le
juste tribut de ma reconnaissance. La simplicité de sa narration, la naïveté
de son style, l’enjouement de son caractère, ont été pour moi une heureuse
distraction au milieu d’un travail toujours aride et quelquefois rebutant. Je
me plais à le voir intrépide sur le champ de bataille, conservant sa gaieté
au milieu des malheurs de la guerre, plein de résignation dans sa captivité,
et dans toutes ses actions nous rappelant le véritable esprit de la chevalerie.
Comme son compatriote Villehardouin, il fait souvent pleurer ses héros, il
pleure souvent lui-même. Il brave le danger, lorsque le danger est présent ;
mais il remercie Dieu de tout son cœur lorsqu’il n’a plus rien à craindre. Quand
je lis ses mémoires, je me transporte dans le treizième siècle ; il me semble
entendre un chevalier qui revient de la croisade et qui me raconte ce qu’il a
fait et ce qu’il a vu. Il n’a point de méthode ni de règle, il quitte et
reprend, étend ou abrège sa narration, selon que son imagination est plus ou
moins frappée de ce qu’il nous rapporte. Lorsqu’on a lu les récits de
Joinville, on ne s’étonne point que saint Louis ait trouvé tant de charme à
sa conversation : chacun de ses lecteurs a pour lui l’amitié et la confiance
que lui accordait le vertueux monarque, et l’histoire adopte sans peine tout
ce qu’il affirme sur son honneur, persuadée que celui qui disait la vérité à
la cour des rois ne peut tromper la postérité. La
croisade de saint Louis fut comme celle qui l’avait immédiatement précédée.
L’enthousiasme de ces expéditions lointaines perdait chaque jour de sa
vivacité et de son énergie : la croisade, se dépouillant de son caractère
ancien, ne paraissait plus qu’une guerre ordinaire dans laquelle l’esprit de
la chevalerie était un mobile plus puissant que la religion. Elle ne fut une
affaire religieuse que pour Louis IX. La
manière dont on prêcha cette croisade en Europe, les troubles au milieu
desquels se faisait entendre la voix des prédicateurs, les moyens surtout
qu’on employa pour lever des tributs dans tout l’Occident, étaient faits pour
détourner les esprits du but qu’on devait se proposer dans une sainte
expédition. Cependant
Louis IX prit les précautions qu’on avait négligées dans les guerres
précédentes. Trois ans furent employés à préparer cette grande entreprise ;
les chevaliers, arrivés dans l’île de Chypre, ne pouvaient assez s’étonner de
voir des tonneaux de vin rangés les uns sur les autres, si haut qu’ils paroissoient
des maisons, et des monceaux de froment, d’orge et autres blés, si
considérables, qu’on aurait pu croire que ce fussent montagnes. Un moyen
puissant manquait toutefois à Louis IX pour assurer le succès d’une guerre
portée au-delà des mers : c’était une flotte qui lui appartînt et dont il pût
disposer à son gré. On sait quels prodiges enfanta, dans l’expédition de
Constantinople, la réunion active et constante de la bravoure des barons
français et des forces maritimes de Venise. Les croisés n’eurent point ici le
même avantage. Une flotte génoise conduisit en Chypre l’armée de saint Louis
; une autre flotte, qu’on ne put se procurer qu’avec peine, la prit au port
de Limisso, et la laissa sur la côte de Damiette. Tant que la fortune
favorisa les armes des guerriers chrétiens, on vit accourir une foule de
vaisseaux que des spéculations commerciales et d’autres intérêts que ceux de
la croisade avaient fait sortir des ports de l’Italie. Au premier moment du
danger, la plupart de ces vaisseaux disparurent. Ainsi l’armée resta sans
secours ; les communications entre elle et Damiette se trouvèrent tout à coup
interrompues, et le cours du Nil fut abandonné à la flotte musulmane, qui
n’obéissait qu’au sultan d’Égypte. Cette observation, à laquelle il serait
facile de donner un plus long développement, peut servir à expliquer
non-seulement les revers de cette croisade, mais aussi l’issue malheureuse
des autres guerres d’outre-mer. Les
chevaliers français montrèrent partout leur bravoure accoutumée ; mais dans
toute la croisade on ne vit point se déployer le génie des grands capitaines,
et Louis IX lui-même, dans les périls, ne fut pour ses guerriers que le
modèle de la valeur. On se rappelle que la désobéissance aux ordres du roi
amena toutes les calamités de cette guerre. Nous avons vu jusqu’à quel point
était portée la licence présomptueuse des seigneurs français, lorsque après
la prise de Damiette Guillaume Longue-Épée vint se plaindre des violences du
comte d’Artois, et que le monarque, déplorant son impuissance, conjura
humblement le chevalier anglais d’offrir à Dieu les outrages qu’il avait
reçus. On doit croire que beaucoup de désordres éclatèrent encore parmi les
débris de l’armée chrétienne dans le séjour de la terre sainte : rien ne le
prouve mieux, du moins, que le fait singulier qu’on va lire et qui est
rapporté par Mathieu Paris. Un chevalier dont le nom est resté inconnu, ayant
fait une excursion sur le territoire musulman, fut cité devant le roi et
condamné à lui apporter une partie des richesses enlevées à l’ennemi. Le
guerrier refusa de se soumettre à cette décision, disant que ce qu’il avait
acquis au péril de sa vie lui appartenait. De vifs débats s’élevèrent alors entre
le chevalier, qui persistait à retenir tout son butin, et les conseillers de
Louis IX, qu’il accusait de manquer de courage et de foi. Ceux-ci lui
reprochèrent Ravoir menti par sa gorge, et d’être un meschant chevalier,
ce qui était la plus grande insulte qu’on pût adresser à un homme d’armes. Le
fils du chevalier, qui était présent, ne put retenir son indignation, et
plongea son épée dans le sein de celui qui avait de la sorte outragé son
père. Aussitôt, le vieux guerrier se jette à genoux devant saint Louis,
implore la clémence royale pour son fils et pour lui-même ; et, lorsque,
promettant de se soumettre à tout, il avait obtenu d’avoir des juges, son
fils est entraîné hors de la présence du roi et suspendu à un gibet sans être
jugé. A l’aspect de son fils mort, le malheureux vieillard se livre au
désespoir, et s’écrie qu’il ne peut rester parmi des hommes qui ne
reconnaissent plus la justice de France : il prend ses armes, monte à cheval,
et court demander un asile aux musulmans. Cet
esprit d’insubordination et de licence tenait aux mœurs féodales. Une
disposition moins malheureuse, c’est cette gaieté française qui n’abandonna
jamais les croisés dans les périls, qui se mêlait aux images les plus tristes
et quelquefois même ne respectait pas la sévère bienséance. Nous ajouterons
ici un exemple à ceux que nous avons déjà cités : la veille du combat de
Mansourah mourut un des chevaliers du sénéchal de Champagne, nommé
Landricourt ; tandis qu’on lui rendait les honneurs funèbres, six de ses
compagnons d’armes parlaient si haut que leur conversation interrompit le
prêtre qui chantait la messe. Joinville leur adressa de vifs reproches ;
alors, se mettant tous à rire, ils répondirent qu’ils parlaient entre eux de
remarier la femme de messire Hugues de Landricourt qui estait là en biere.
Le bon Joinville fut très-scandalisé de pareils discours, et leur ordonna de
garder le silence. En parlant de cette légèreté indiscrète de ses chevaliers,
le naïf sénéchal paraît tomber lui-même dans le défaut qu’il reproche aux
autres : Dieu, nous dit-il avec une gaieté presque satirique, les
punit le jour de la bataille ; car de tous les six n’en eschappa pas ung
gu’ils ne fussent tués et non pas enterrés, et à la fin a convenu à leurs
femmes de se remarier toutes six. Les
mœurs des chevaliers formaient un très-grand contraste avec celles des
musulmans, toujours graves, toujours sérieux, même au milieu des fêtes dans
lesquelles ils célébraient la délivrance de leur pays et les défaites des
chrétiens. A la
première apparition des croisés, l’histoire nous représente tout le peuple
égyptien frappé de terreur ; mais les musulmans, rassurés par leurs chefs,
eurent bientôt autant de sécurité et de confiance qu’ils avaient eu d’alarmes
; et, comme il n’y a rien que les hommes oublient plus facilement que le
danger, un an après la prise de Damiette, ils ne pouvaient concevoir l’espèce
de délire qui avait conduit un roi des Francs sur les bords du Nil.
L’historien Gemal-Eddin rapporte à ce sujet un trait qui peint à la fois
l’opinion et le caractère des
musulmans : l’émir Hossam-Eddin, ayant eu une conférence avec le monarque
captif, lui dit : « Comment est-il venu à l’esprit du roi, avec ce que
je vois en lui de sagesse et de bonnes qualités, comment lui est-il venu en
la pensée de se confier à un bois fragile, de braver les écueils de la mer,
de se hasarder dans un pays rempli de guerriers impatients de combattre pour
la foi musulmane ; comment a-t-il pu croire qu’il s’emparerait de l’Egypte,
et qu’il débarquerait sur cette terre sans s’exposer, lui et les siens, aux
plus grands dangers » ? Le roi de France se mit à rire et ne
répondit rien. L’émir continua ainsi : « Quelques-uns des docteurs de notre
loi ont décidé que celui qui s’embarque sur cette mer deux fois de « suite,
en exposant sa fortune et sa vie, ne peut faire recevoir son témoignage en
justice, parce qu’une « aussi grande imprudence prouve suffisamment la
faiblesse de sa raison et l’altération de son jugement. » Louis IX se mit
encore à rire, et répondit à l’émir : « Celui qui a dit cela ne s’est
point trompé, et cette décision est sage. » Nous
avons transcrit le récit de l’historien arabe, sans lui donner plus de
confiance qu’il n’en mérite. Des auteurs chrétiens ne se sont pas montrés
moins sévères à l’égard de saint Louis, et ne lui pardonnent pas son
expédition au-delà des mers. Sans chercher à justifier cette croisade, nous
nous contenterons de dire ici que Louis IX n’avait pas seulement pour but de
défendre les États chrétiens de Syrie et de combattre les ennemis de la foi,
mais aussi de fonder une colonie qui eût réuni l’Orient à l’Occident par
l’heureux échange des productions et des lumières. Nous avons fait connaître,
dans le quatorzième livre de cette histoire, une lettre du sultan du Caire
d’après laquelle il est facile de voir que le roi de France avait d’autres
desseins que ceux d’un conquérant. L’historien Mézerai dit formellement que
le projet du roi de France était d’établir une colonie en Égypte, projet dont
l’exécution a été tentée dans les temps modernes. « Pour cela, ajoute encore
Mézerai, il emmenait avec lui grand nombre de laboureurs et d’artisans,
capables néanmoins de porter les armes et de combattre en cas de besoin. »
Pour appuyer notre opinion, nous pourrions ajouter à l’autorité de Mézerai
celle de Leibnitz, qui, dans un mémoire adressé à Louis XIV, ne craignait point
d’affirmer que les motifs qui avaient déterminé saint Louis à entreprendre la
conquête de l’Égypte, étaient inspirés par une profonde sagesse et méritaient
l’attention des hommes d’État les plus habiles et des publicistes les plus
éclairés. On peut
croire cependant que Louis IX ne voyait pas dans toute leur étendue les
avantages qu’on pouvait recueillir de son expédition et qu’on a remarqués
dans notre siècle. Toute la politique de ces temps reculés était dans les
idées religieuses, qui s’introduisaient dans les affaires humaines et qui les
dirigeaient souvent vers un but que n’apercevaient point les lumières de
l’homme. Ce qu’on fait aujourd’hui dans les intérêts du commerce, dans ceux
de la civilisation, on le faisait alors dans les intérêts du christianisme,
et les résultats étaient souvent les mêmes. La religion, dans ces temps de
barbarie et d’ignorance, était comme une raison mystérieuse, comme un sublime
instinct donné aux hommes pour les aider à la recherche de tout ce qui devait
leur être bon et utile. Il ne faut point oublier que la religion chrétienne
dirigea toujours la conduite de Louis IX, et que ce fut aux inspirations
religieuses de son monarque que la France dut alors ces traités où
présidaient la franchise et la bonne foi, ces institutions qui consacraient
les principes de la justice, tous ces monuments d’une sage politique auxquels
la philosophie moderne n’a pu refuser son admiration. L’expédition
de Louis IX eut pour l’Égypte deux résultats auxquels on ne devait point
s’attendre. Deux ans après la délivrance de saint Louis, lorsque ce prince
était encore en Palestine, les mameluks craignirent une seconde invasion des
Francs : pour que leurs ennemis ne pussent pas s’emparer de Damiette et s’y
fortifier, ils détruisirent la place de fond en comble. Quelques années
après, comme leurs craintes n’étaient point calmées et que la seconde
croisade de saint Louis répandait de nouvelles alarmes en Orient, on jeta de
grands amas de pierres dans l’embouchure du Nil, afin d’empêcher les flottes
chrétiennes de remonter le fleuve. Depuis cette époque, une nouvelle Damiette
a été bâtie à trois milles au-dessus de la première ; l’entrée du Nil est
restée fermée aux gros vaisseaux, et l’embouchure du fleuve, telle qu’elle
est aujourd’hui, présente toujours de grands dangers aux navigateurs. Le
second résultat de cette croisade pour l’Égypte fut une révolution dans le
gouvernement. On vit dès lors cette riche contrée abandonnée à des esclaves
achetés dans les régions les plus barbares de l’Asie. La dynastie de Saladin,
comme on l’a vu dans cette histoire, s’était établie au milieu des victoires
remportées sur les Francs ; une guerre l’avait élevée, une autre guerre
précipita sa chute. La dynastie des mameluks Baharites, qui succéda
immédiatement à celle des Ayoubites, ne devait pas avoir une plus longue
durée, et des esclaves achetés en Circassie s’emparèrent à leur tour du
pouvoir qui les avait armés pour sa défense. Deux siècles après, au temps de
Sélim, l’empire ottoman triompha de la seconde dynastie des mameluks : leur
république militaire, vaincue mais non soumise, au milieu des crimes de la
tyrannie et des excès de la licence, brava longtemps la puissance des Turcs,
et subsista jusqu’à la fin du dix-huitième siècle, époque où la présence
d’une armée française acheva de les anéantir. Ainsi deux expéditions des
Français en Égypte furent marquées, l’une par la révolte et l’élévation des
mameluks, l’autre par leur destruction, Les sciences et les lettres
retirèrent néanmoins de l’expédition de saint Louis quelques avantages que
l’histoire ne conteste point. Le monarque français avait entendu dire en
Syrie qu’un puissant émir faisait rassembler un grand nombre de livres et
qu’il en formait une bibliothèque ouverte à tous les savants. Il voulut
suivre ce noble exemple, et donna à son retour l’ordre de transcrire tous les
manuscrits qui se trouvaient dans les monastères. Ce trésor littéraire,
confié à Vincent de Beauvais, fut transporté dans une salle voisine de la
Sainte-Chapelle, et devint le premier modèle de ces établissements
bibliographiques, de ces précieux dépôts des lettres et des sciences dont
s’enorgueillit aujourd’hui la capitale. On a
dit souvent que l’hospice des Quinze-Vingts fut établi par saint Louis, pour
donner un asile à trois cents gentilshommes revenus aveugles de la guerre
sainte. L’ordonnance par laquelle Louis IX fonda cet hospice ne dit rien qui
puisse accréditer l’opinion répandue d’abord par quelques écrivains, et
devenue aujourd’hui comme une tradition populaire. Joinville parle de
l’institution des Quinze-Vingts ; mais il ne dit rien des motifs qui avaient
pu engager le saint monarque à fonder cet établissement. D’ailleurs nous
devons ajouter que la fondation des Quinze-Vingts est postérieure de
plusieurs années au retour de la croisade. Mézerai rapporte dans son histoire
qu’au milieu du douzième siècle on avait établi à Rouen un hospice pour les
aveugles, et que cet ancien monument de la charité avait pu donner à Louis IX
la pensée de fonder une semblable institution dans sa capitale. Avant
cette croisade, la Tartarie n’était connue que par les formidables
émigrations des Mogols : cette vaste région fut en quelque sorte révélée à
l’Occident par des missionnaires qu’avait envoyés le roi de France. Guillaume
de Longjumeau, parti de file de Chypre, recueillit dans son voyage beaucoup
de traditions fabuleuses, mais il rapporta aussi des notions curieuses et des
observations exactes. Rubruquis, qui partit pendant le séjour du roi en
Palestine et revint après le départ des croisés, ne réussit point dans sa
mission auprès du puissant empereur des Mogols ; mais, comme voyageur, il
observa avec sagacité le pays, les mœurs, les lois des Tartares, et sa
relation est encore un monument précieux que des voyages récents n’ont pu
faire oublier. Les
chroniqueurs du temps, Joinville lui-même, qui ne portaient leur attention
que sur les événements de la guerre et qui n’étaient guère frappés des
progrès de la civilisation, n’ont presque rien dit des lumières que put
acquérir saint Louis sur la législation de l’Orient. Quel intérêt n’auraient
pas pour nous les vieilles chroniques, si elles avaient rapporté les
conversations du monarque législateur avec les chrétiens orientaux versés
dans l’étude des lois et des coutumes qui régissaient les colonies des Francs
! Ce fut pendant le séjour du roi en Syrie que le chancelier du royaume de
Chypre recueillit toutes les lois qui formaient les assises de Jérusalem : ne
serait-il pas vrai de dire qu’on dut alors ce précieux recueil aux conseils
et surtout aux encouragements de Louis IX ? Ce qu’il y a de certain, c’est
que le pieux monarque ne négligea rien pour connaître les usages et les
coutumes des contrées qu’il visitait, et que les assises du royaume de
Jérusalem lui servirent de modèle pour les Établissements, ce monument de
législation qui lit dans la suite la plus belle gloire de son règne. Un
avantage de cette croisade, et le plus grand de tous sans doute, c’est que
Louis IX revint encore meilleur qu’il n’était parti, et que l’adversité
développa et perfectionna en lui toutes les qualités dont ses sujets
pouvaient attendre leur future prospérité. Un historien protestant dit à ce
sujet ces paroles remarquables : « Le fruit de son voyage et de son
affliction, fut qu’il en revint plus homme de bien, ayant crû en zèle,
modestie, prudence, diligence, et qu’il fut plus aimé et honoré des siens
qu’il n’avoit oncques été avant son départ, et par la terre universelle en
singulière admiration, pour sa bonne vie et constance au milieu des plus
grands dangers, comme un miracle entre des rois. » Loin de
chercher à oublier ses malheurs, Louis les rappelait sans cesse, comme un
grand exemple que Dieu avait voulu donner au monde. Il les attribuait surtout
à ses fautes, et les austérités auxquelles il se condamna le reste de sa vie,
étaient, dit le père Daniel, comme une espèce de deuil qu’il porta toujours
pour tant de braves gens qui avaient péri dans la croisade. A son retour, il
fit réformer la monnaie, et nous lisons dans une chronique que par son ordre
on frappa des parisis d’argent et de gros tournois sur lesquels on représenta
des chaînes ou menottes, afin de conserver la mémoire de sa captivité. Ces
souvenirs le rendaient plus cher à ses peuples, plus grand aux yeux des
chrétiens. Heureux les princes pour qui les leçons du malheur ne sont point
perdues ! heureux aussi le siècle où l’adversité des grands de la terre a
quelque chose de respectable et de sacré ! Les
malheurs du temps, comme nous l’avons dit, avaient ruiné un grand nombre des
plus illustres familles du royaume. On sait que plusieurs seigneurs avaient
vendu leurs terres pour se préparer à la croisade. L’histoire nous a conservé
des actes passés dans le camp même de Mansourah, par lesquels plusieurs
gentilshommes vendaient leurs domaines à la couronne. Louis ne voulut point
que ses compagnons d’armes fussent condamnés à la pauvreté pour l’avoir suivi
en Orient et pour avoir partagé avec lui les périls et les travaux de la
guerre sainte : il fit faire un dénombrement de la noblesse indigente, et
trouva dans ses propres revenus des fonds pour la secourir ; il accueillait
avec une bonté affectueuse les veuves et les enfants de ces braves chevaliers
qu’il avait vus périr à ses côtés ; sa sollicitude s’étendait aussi sur les
pauvres laboureurs qui pouvaient avoir souffert, soit dans la guerre des
pastoureaux, soit par son absence, ou par le silence des lois. « Les
serfs, disait-il, appartiennent à Jésus-Christ comme nous, et dans un royaume
chrétien nous ne devons pas oublier qu’ils sont nos frères. » Depuis
la guerre faite aux musulmans, saint Louis ne pouvait plus souffrir qu’on
versât dans des combats le sang des chrétiens. Ses ordonnances défendirent
les guerres entre particuliers dans tous les domaines de la couronne, et
l’autorité de son exemple contribua à maintenir l’ordre et la paix dans
toutes les provinces. Avant
son départ, Louis avait envoyé des commissaires pour réparer les iniquités
commises dans l’administration de son royaume. A son retour il voulut tout
voir par lui-même, et parcourut les provinces, persuadé que le premier devoir
des rois est de chercher la vérité. Quel spectacle touchant que celui de voir
un prince s’inquiéter des injustices faites en son nom, comme les autres
hommes s’inquiètent des injustices qu’on leur fait à eux-mêmes ! Le ciel, qui
recommande surtout aux monarques d’être justes, bénit le règne d’un prince
qu’animait sans cesse un religieux amour de la justice, et les quinze années
qui suivirent cette croisade de Louis IX, la plus malheureuse des guerres
saintes, furent une époque de gloire et de prospérité pour la France. Dans
chacune des croisades précédentes, une grande partie des trésors de l’Europe
allait se perdre en Asie, sans qu’il nous restât néanmoins aucun document qui
permît à l’historien d’en parler avec quelque précision. Plus heureux pour
l’expédition de saint Louis, nous avons sous les yeux un compte manuscrit qui
peut suppléer au silence des chroniques contemporaines et nous paraît
très-propre à satisfaire la curiosité des lecteurs modernes. Ce compte ou
mémoire, rédigé sans doute par l’ordre de Louis IX, est divisé en trois
parties : la première renferme les dépenses de l’hostel du roy et de la
royne estant outre mer, et pour la guerre et pour la navie (navigation), depuis les octaves de l’Ascension,
l'an 1250, jusqu'aux octaves de l'Ascension 1251, par 384 jours, qui font un
an dix-neuf jours
(280.361
liv. 15 s. 9 d.).
La seconde partie est le tableau circonstancié des dépenses faites depuis les
octaves de l’Ascension 1231 jusqu’aux octaves de l’Ascension 1232, par 331
jours en la terre sainte (263.783 liv. 16 s. 11 d.). Dans la dernière partie,
l’auteur du mémoire rappelle avec les mêmes détails tout ce qui a été dépensé
par le roi depuis l’année 1232 jusqu’à l’année 1233 (331.226 liv. 6
s. 3 d.). Le total
des dépenses mentionnées dans le mémoire manuscrit, s’élève pour trois ans et
vingt-cinq jours, à un million vingt-quatre mille livres dix-sept sous trois
deniers. Quoique ce mémoire ne soit pas fort volumineux, rien de ce qui est
essentiel pour l'histoire d’un temps éloigné de nous n’y est oublié. L’auteur
de cette pièce instructive nous apprend quelle était la solde des chevaliers,
ce que coûtait le rachat des captifs, à quelle somme montaient les aumônes de
saint Louis ; il ne néglige pas même de parler des manteaux de chambre
fournis au roi, et des robes achetées pour la reine Marguerite. Nous ferons
remarquer que ce compte ne renferme que les dépenses des trois dernières
années de la croisade, et qu’on n’y trouve point les dépenses de la première
année, qui devaient, à cause des préparatifs et du voyage de mer, égaler
celles de toute la guerre. Il faut ajouter que les frères du roi et la
plupart des seigneurs et des barons faisaient la guerre à leurs frais ; et,
si on suppose que tous les chefs réunis aient dépensé la moitié de ce que
dépensa Louis IX, on peut affirmer que cette malheureuse expédition coûta à
la France près de cinq millions de livres tournois, ce qui équivaut à
soixante ou quatre-vingts millions de notre monnaie d’aujourd’hui. Cette
somme, quoique considérable pour le temps, paraîtra modique dans la
génération présente ; mais, depuis que la guerre s’est perfectionnée, elle
est devenue plus dispendieuse, et nous sommes fondés à croire que
l’expédition des Français en Égypte vers la fin du siècle passé a coûté
beaucoup plus au trésor public que l’expédition de saint Louis. Nous
n’achèverons point le récit de cette croisade sans parler de l’empereur
Frédéric II et d’Innocent IV, dont les démêlés eurent une si grande influence
sur les événements que nous avons racontés. Nous avons vu Frédéric, tour à
tour le pupille, le protecteur et l’ennemi des papes ; nous l’avons vu
excommunié d’abord pour n’être pas allé à la croisade, excommunié encore pour
y être allé. Tantôt bravant les foudres de Rome, tantôt implorant la pitié
des pontifes, il montra dans son caractère et dans sa vie les variations et
les vicissitudes qui accompagnent d’ordinaire les grandeurs humaines, ou
plutôt cette puissance temporelle dont il défendait les droits. Jamais prince
ne fut jugé de son vivant avec plus de sévérité ; et, lorsqu’il mourut, la
renommée, interprète des sentiments populaires, se plut à répandre que la
justice divine s’était servie de la main d’un de ses fils pour lui arracher
le sceptre et la vie. Cependant la sévère histoire ne lui a contesté ni le
mérite du savoir, ni l’habileté à la guerre, ni l’art même de gouverner les
peuples. Il fit briller de grandes qualités sur le trône ; mais ces qualités
furent stériles pour sa puissance et pour sa gloire, parce qu’il ne s’appuya
point assez sur les opinions dominantes et qu’il ne se trouva point en
harmonie avec l’esprit de ses contemporains : Frédéric, en un mot, n’eut ni
les défauts ni les vertus de son siècle, et son siècle, qu’il voulait
dominer, se souleva presque tout entier contre lui. Les
événements auxquels Innocent IV attacha son nom ne nous laissent rien à dire
sur son caractère et sur son génie. Nous avons vu que, dans les conseils de
Rome, on avait dès longtemps résolu de renverser la maison de Souabe, à
laquelle on supposait, non sans raison, le projet d’envahir l’Italie et
d’établir le siège de son empire dans la ville de saint Pierre. Cette
politique, embrassée avec ardeur par Innocent, prit dans son âme toute la
violence d’une haine personnelle, et la passion qui l’animait ne lui permit
pas toujours de marcher dans les voies de la prudence et de la sagesse. En
poursuivant de sa colère un puissant monarque, il se jeta dans tous les
embarras des pouvoirs de ce monde, et compromit au milieu des fureurs et des
hasards de la guerre la dignité des chefs de l’Église. Après avoir déposé
Frédéric au concile de Lyon, le Saint-Siège ne put achever son ouvrage et
faire reconnaître un empereur de son choix : le landgrave de Thuringe,
Guillaume de Hollande, Richard de Cornouailles, le roi de Castille, furent
tour à tour revêtus de la pourpre impériale, sans avoir la moindre autorité
en Allemagne ; on offrit la couronne de Frédéric au duc de Brabant, au roi de
Norvège et à d’autres princes, qui la refusèrent. Ainsi la lutte que soutint
Innocent pour éteindre une race de rois et surtout pour en créer une
nouvelle, ne fit que montrer au grand jour la faiblesse et l’impuissance de
Rome dans les choses de la terre. Cette lutte terrible n’enfanta que des
malheurs pour tous ceux qui s’y trouvèrent engagés ; et, lorsqu’on examine
avec impartialité les derniers résultats d’une guerre fatale à l’Empire, plus
fatale peut-être au sacerdoce, on est quelquefois tenté de comparer
l’opiniâtre pontife à ce robuste champion d’Israël qui, pour se venger de ses
ennemis, ébranla les colonnes du temple et s’ensevelit avec eux sous des
ruines. Ce qui
devait avertir les papes de l’instabilité des grandeurs temporelles, c’est
l’humeur inconstante, l’esprit séditieux du peuple qu’ils gouvernaient.
Etrange contraste dans la destinée d’Innocent IV ! nous venons de le voir
foulant aux pieds les trônes et les couronnes des rois, nous le verrons
bientôt abaisser sa fierté devant les caprices de la multitude, et, pour
parler le langage de notre siècle, devant la souveraineté du peuple. Sorti de
Lyon, il traversa l’Italie en triomphe, et rentra avec crainte dans sa
capitale, dont la population indocile lui reprochait son absence. Après avoir
séjourné quelques mois dans les murs de Rome et calmé les murmures de son
troupeau, il poursuivit de nouveau ses projets contre les restes de la
famille impériale, et la mort le surprit dans le royaume de Naples, dont il
prenait possession au nom de l’Église, et qu’il disputait, les armes à la
main, aux héritiers de Frédéric. Le pontife qui lui succéda, quoiqu’il n’eût
ni son génie, ni son ambition, ni sa haine, n’en suivit pas moins la carrière
qui lui était tracée. Il voulut accomplir toutes les menaces du Saint-Siège,
et les foudres de Rome ne se reposèrent pas plus dans les mains d’Alexandre
IV que dans celles de ses prédécesseurs. Cette
politique passionnée des papes eut néanmoins ce résultat, qu’elle affranchit
l’Italie du joug des empereurs d’Allemagne et que cette riche contrée resta
soixante ans sans voir les armées de l’empire germanique. Mais que de
violences et de calamités vinrent troubler cette indépendance dont l’Italie
ne profita point et qu’elle devait perdre dans un autre siècle ! Les papes,
trop faibles pour maintenir l’ouvrage de leur politique, se trouvèrent
souvent obligés d’appeler à leur aide des princes étrangers, qui apportèrent
avec eux de nouveaux sujets de discordes. Chaque invasion provoquée par les
chefs de l’Église éveilla l’ambition des conquérants, et chaque guerre appela
une autre guerre. Ces révolutions durèrent plusieurs siècles, et devinrent
funestes non-seulement à l’Italie, mais encore à l’Allemagne, à la France, à
l’Espagne, à tous ceux qui voulurent se partager les dépouilles de la maison
de Souabe. Nous
n’avons point à décrire ces scènes affligeantes ; pour offrir à nos lecteurs
des tableaux plus consolants, nous nous arrêterons, en terminant ces
considérations générales, sur la croisade qui fut prêchée alors dans toutes
les cités italiennes contre Eccelino de Romano. Ce seigneur italien avait
profité du désordre des guerres civiles pour usurper une domination
tyrannique sur plusieurs villes de la Lombardie et de la Marche Trévisane.
Tout ce qu’on nous rapporte des tyrans de l’antiquité fabuleuse n’approche
point des cruautés d’Eccelino, que la voix du peuple et la voix de l’Église
avaient déclaré l’ennemi de Dieu et des hommes. L’histoire contemporaine
compare son règne barbare à la peste, aux inondations, aux incendies, aux
plus redoutables fléaux de la nature. Le pape
excommunia d’abord Eccelino, dans lequel il ne voyait qu'une bête féroce sous
une face humaine ; peu de temps après il publia une croisade contre ce fléau
de Dieu et de l’humanité. Jean de Vicence, qui avait prêché la paix publique
vingt ans auparavant, fut un des prédicateurs de cette guerre sainte. On
promettait aux fidèles qui prendraient les armes contre Eccelino les mêmes
indulgences qu’à ceux qui partaient pour la Palestine. Celle croisade,
entreprise pour la cause de l’humanité et de la liberté, fut proclamée dans
toutes les républiques d’Italie : l’éloquence des orateurs sacrés entraîna
facilement la multitude ; mais ce qui enflammait surtout le zèle et l’ardeur
du peuple, c’était la vue des malheureux qu’Eccelino avait fait mutiler au
milieu des tortures, c’étaient les gémissements et les plaintes des familles
où le tyran avait choisi ses victimes. Dans plusieurs provinces d’Italie, les
habitants des villes et des campagnes prirent les armes pour défendre la
cause de la religion et de la patrie, impatients d’obtenir la couronne
civique, s’ils triomphaient delà tyrannie ; la couronne du martyre, s’ils
venaient à succomber. L’étendard
de la croix fut déployé à la tête de l’armée ; la foule des croisés marcha
contre Eccelino, en chantant cet hymne de l’Église : Vexilla
regis prodeunt, Fulget
crucis mysterium. L’armée
des fidèles obtint d’abord de rapides succès ; mais, comme l’archevêque de
Ravenne qui la commandait manquait d’habileté, comme les croisés de chaque
ville n’avaient pour chefs que des moines et des religieux, ils ne
profitèrent point de leurs premiers avantages. Les intrigues de la politique,
l’esprit de rivalité, ralentirent l’ardeur des combattants ; la victoire fut
quelquefois balancée par des revers. Quatre années de travaux et de périls
suffirent à peine pour abattre une domination impie et venger l’humanité par
la défaite et la mort d’Eccelino. Je regrette que le plan de cet ouvrage ne me permette point de parler [en détail de cette guerre, où la religion servit si heureusement la cause de la liberté et qui forme un si grand contraste avec la plupart des événements contemporains. A cette époque on prêcha un si grand nombre de croisades, que l’histoire peut à peine les suivre, et l’on s’étonne que la population de l’Occident ait pu suffire à tant de guerres malheureuses. Tandis que Louis IX était prisonnier avec son armée en Égypte, et qu’une sainte ligue se formait en Italie contre le tyran Eccelino, le roi de Norvège, que le pape avait dispensé du pèlerinage en Orient, faisait la guerre aux idolâtres du Nord ; soixante mille croisés commandés par un roi de Bohême, marchaient contre les peuples de la Lithuanie, livrés encore au culte des idoles ; une autre armée de croisés partait des rives de l’Oder et de la Vistule pour combattre les païens de la Prusse, plusieurs fois attaqués et vaincus par les chevaliers Teutoniques. L’histoire se plaît à remarquer que, dans cette dernière expédition, on fonda les villes de Brunsbad et de Kœnigsberg ; mais la fondation de deux cités florissantes ne saurait faire oublier la désolation de plusieurs provinces. Toutefois les progrès du christianisme, favorisés par les armes des croisés, tendaient à rapprocher les peuples séparés jusque-là par la différence des mœurs et des croyances. Tant de calamités ne furent point perdues pour l’Europe devenue toute chrétienne ; et les révolutions par lesquelles elle avait passé devaient à la fin donner à l’esprit humain une direction plus conforme aux lois de la justice et de la raison, plus favorable aux intérêts de l’humanité. C’est ainsi que la Providence, mêlant toujours le bien avec le mal, renouvelle les sociétés humaines et jette les semences fécondes de la civilisation au sein même des désordres de la barbarie. |