HISTOIRE DES CROISADES

TOME SECOND

 

LIVRE QUINZIÈME. — DEPUIS LA MORT D’AMAURY JUSQU’À LA REDDITION DE DAMIETTE PAR LES CROISÉS. 1249-1250.

 

 

Mort de Raymond II, comte de Toulouse ; le comte de Poitiers arrive en Égypte ; marche sur le Caire ; Almoadam proclamé sultan d’Egypte par la sultane Chegger-Eddour ; l'armée franchit l’Aschmoun ; imprudence de Robert, comte d’Artois ; il entre dans Mansourah : il est tué ; bataille sanglante ; arrivée du sultan ; maladies contagieuses, disette ; charité de Louis IX ; retraite sur Damiette ; le roi, fait prisonnier avec ses deux frères et les principaux de ses barons, est conduit à Mansourah ; héroïsme de la reine Marguerite ; lâche conduite des Pisans et des Génois ; magnanimité de Louis IX ; traité avec Almoadam ; ce prince est assassiné à Pharescour, à la suite d’une entrevue avec le roi ; fausse opinion réfutée ; Chegger-Eddour et Ezz-Eddin-Aybek ; noble fermeté du monarque français ; les émirs se contentent de sa parole ; évacuation de Damiette ; Louis IX rentre à Ptolémaïs avec les débris de son armée.

 

Tandis que l’armée chrétienne oubliait dans le séjour de Damiette les lois de la discipline et l’objet de la guerre sainte, Alphonse, comte de Poitiers, se préparait à partir pour l’Orient. Toutes les églises de France retentissaient encore d’exhortations pathétiques adressées aux guerriers chrétiens ; les évêques, au nom du souverain pontife, conjuraient les fidèles de seconder par les secours de la charité l’entreprise contre les musulmans ; un bref apostolique accordait au frère de saint Louis, non-seulement le tribut imposé aux croisés qui rachetaient leur vœu, mais encore toutes les sommes destinées par testament à des œuvres de piété et dont l’objet n’était point déterminé d’une manière précise. Ces sommes devaient être considérables, mais elles pouvaient à peine suffire aux dépenses d’une expédition qui s’annonçait comme une autre croisade. Les chevaliers et les barons que n’avaient point touché l’exemple et les discours de Louis IX, montraient peu d’enthousiasme, ou manquaient d’argent pour un aussi long voyage. La piété ou l’amour de la gloire ne suffisaient plus pour les entraîner sous les drapeaux de la guerre sainte. L’histoire nous a conservé un traité par lequel Hugues le Brun, comte d’Angoulême, ne consentit à partir pour la croisade avec douze chevaliers, qu’à la condition expresse que le comte de Poitiers les nourrirait à sa table pendant la durée de l’expédition, qu’il avancerait au seigneur Hugues le Brun une somme de quatre mille livres et lui paierait à perpétuité une pension de six cents livres tournois. Ce traité et plusieurs autres semblables étaient une innovation dans les coutumes militaires de la féodalité, et même dans les usages consacrés par les guerres saintes.

Cependant la noblesse d’Angleterre se montrait impatiente d’imiter la noblesse française, qui avait accompagné saint Louis. On lit dans Mathieu Pâris que les seigneurs et les chevaliers anglais avaient déjà vendu ou engagé leurs terres et s’étaient mis à la discrétion des juifs : ce qui semblait être le préliminaire d’un départ pour la croisade. Il n’est pas inutile d’ajouter ici que cette impatience de partir pour l’Orient tenait moins à l’enthousiasme religieux qu’à un esprit d’opposition qui animait les barons contre leur monarque. Henri III, qu’on accusait de vouloir profiter de l’absence de Louis IX, fit tous ses efforts pour retenir les barons et les seigneurs de son royaume ; et, comme ceux-ci résistèrent avec mépris à ses sollicitations, il résolut d’employer l’influence de l’Église. De même, dit Mathieu Paris, qu’un jeune enfant qu’on a maltraité va se plaindre à sa mère, ainsi le roi d’Angleterre porta ses plaintes au souverain pontife, ajoutant qu’il se proposait de partir lui-même et de conduire plus tard ses barons à la terre sainte. Le pape, dans ses réponses, défendit à Henri III de rien entreprendre contre le royaume de France ; mais en même temps il menaça des foudres de l’Église les chevaliers et les seigneurs anglais qui sortiraient du royaume contre la volonté du roi Henri, appuyé de l’autorité pontificale, ordonnant aux commandants de Douvres et des autres ports de prendre des mesures pour qu’aucun croisé ne pût s’embarquer. Ainsi la cour de Rome, d’un côté, prêchait la croisade, et de l’autre elle retardait le départ des soldats de la croix : ce qui devait achever de dissiper toutes les illusions et d’anéantir l’esprit de la guerre sainte.

Raymond, comte de Toulouse, avait fait aussi le serment de combattre les infidèles ; mais l’inconstance de son caractère et la politique du pape l’entraînèrent bientôt dans d’autres entreprises. Son siècle l’avait vu tour à tour plein de zèle pour l’Eglise, ardent à la persécuter, l’apôtre de l’hérésie et le plus cruel ennemi des hérétiques, tantôt levant l’étendard de la révolte, tantôt soumis jusqu’à la servitude ; bravant les foudres du Saint-Siège, recherchant ensuite la faveur des pontifes ; poursuivi par des guerres injustes, déclarant lui-même la guerre sans motifs. A l’époque dont nous parlons, le comte de Toulouse ne songeait plus à combattre les infidèles, mais il se préparait à servir la politique jalouse delà cour de Rome, en tournant ses armes contre Thomas de Savoie, qui venait, malgré la volonté du pape, d’épouser une fille de Frédéric. Il avait déjà reçu du souverain pontife l’argent nécessaire pour ses préparatifs ; il avait fait ses adieux à sa fille, la comtesse de Poitiers, prête à s’embarquer pour l’Orient, lorsqu’il tomba malade à Milhau. Dès lors tous les projets de son ambition s’évanouirent, et, pour nous servir des expressions d’un historien moderne, il alla dans un autre monde apprendre le dénouement des incompréhensibles variétés de sa vie.

En lui s’éteignit la maison des comtes de Toulouse, dont plusieurs princes furent les héros des guerres saintes ; d’autres, les déplorables victimes de l’esprit des croisades. Le comté de Toulouse entra ainsi dans la famille des rois de France, et, tandis que Louis IX allait dissiper ses armées et ses trésors pour faire des conquêtes en Orient, des conquêtes moins brillantes, mais aussi moins dispendieuses, plus utiles et plus durables, accroissaient la puissance de la monarchie et reculaient les limites du royaume.

L’Allemagne, la Hollande, l’Italie, remplies de troubles, occupaient alors toute l’attention de Frédéric II, et ne lui permettaient point de diriger ses pensées vers l’Orient. Il envoya au comte de Poitiers cinquante chevaux et des vivres, charmé, disait-il, de pouvoir s’acquitter des obligations qu’il avait à la France ; il formait des vœux pour le succès de la croisade, et regrettait toujours de ne pouvoir y prendre part. Frédéric avait vécu comme le comte de Toulouse, et, comme lui, il devait bientôt voir, dans une autre vie, le terme de son ambition, de l’inconstance de ses desseins, et des vicissitudes de la fortune.

Quoique le comte de Poitiers fût peu favorisé par les circonstances, il avait achevé ses préparatifs et rassemblé une armée. Les nouveaux croisés s’embarquèrent à Aigues-Mortes, au moment même où la nouvelle de la prise de Damiette arrivait en Occident. L’armée chrétienne les attendait en Egypte avec d’autant plus d’inquiétude, que, pendant plus d’un mois, la mer de Damiette fut sans cesse agitée par une furieuse tempête. Trois semaines avant leur arrivée, tous les pèlerins s’étaient mis en prières ; le samedi de chaque semaine ils allaient en procession jusqu’au rivage de la mer, pour implorer la protection du ciel en faveur des guerriers qui devaient rejoindre l’armée chrétienne. Enfin, après une navigation de deux mois, le comte de Poitiers débarqua devant Damiette. Son arrivée répandit la joie, ranima l’espérance parmi les croisés, et leur permit de sortir d’un funeste repos. Louis IX assembla le conseil des princes et des barons pour les consulter sur la marche qu’on devait suivre et sur les mesures à prendre pour la conquête de l’Égypte. Plusieurs des chefs proposèrent d’aller mettre le siège devant Alexandrie ; ils représentaient que cette ville avait un port commode, que la flotte chrétienne y serait à l’abri, et qu’on s’y procurerait facilement des munitions et des vivres : c’était l’avis de tous ceux qui avaient l’expérience de la guerre. Une jeunesse bouillante, persuadée qu’on avait fait assez pour la prudence, en restant plusieurs mois dans l’inaction, soutenait qu’il fallait marcher sur le Caire : elle ne songeait point aux dangers que pouvait courir l’armée chrétienne au milieu d’un pays inconnu où l’on ne devait trouver que des ennemis irrités par le fanatisme et le désespoir. Le comte d’Artois se faisait remarquer parmi ceux qui voulaient qu’on attaquât la capitale de l’Egypte : « Lorsqu’on veut tuer le serpent, s’écriait-il, « on doit d’abord lui écraser la tête. » Cette opinion, exprimée avec chaleur, l’emporta dans le conseil ; saint Louis partagea lui-même l’ardeur et les espérances d’une jeunesse imprévoyante, et l’ordre fut donné de marcher sur le Caire.

L’armée des croisés était composée de soixante mille combattants, parmi lesquels on comptait plus de vingt mille cavaliers. Une nombreuse flotte remonta le Nil, portant les provisions, les bagages et les machines de guerre. « Quand ce vint entour la feste saincte Cécile, dit la Relation manuscrite, li roy fit appareiller les nés. Tant y avoit de barges, de galies, de grant nés et de petites chargiéesde viandes, d’armes, d’engins, de harnois et de toutes manières de choses que mestier avoient à homes et à chevaulx, que ce estoit une grant merveille à voir. Tant y avoit de vaissiaux et petits et grans, que tout li fleuve en estoit couvert. » La reine Marguerite, les comtesses d’Artois, d’Anjou et de Poitiers, restèrent à Damiette, où le roi avait laissé une garnison sous les ordres d’Olivier de Thermes.

Les croisés allèrent camper le 7 décembre à Pharescour, situé à cinq ou six lieues de Damiette : le bourg de Pharescour, bâti sur un terrain exhaussé, se voit encore. La terreur précédait la marche triomphante des chevaliers ; tout semblait favoriser leur entreprise. Une circonstance, qu’on ignorait alors, aurait pu accroître la sécurité et la joie des guerriers chrétiens. Negmeddin, après avoir lutté longtemps contre une cruelle maladie, venait enfin de succomber : cette mort pouvait jeter le trouble parmi le peuple et dans l’armée égyptienne, si on n’eût pris soin de la cacher pendant quelques jours. Lorsque le sultan eut rendu le dernier soupir, les mameluks gardaient la porte de son palais comme s’il eût été vivant ; on faisait la prière, on donnait les ordres en son nom ; rien n’interrompit parmi les musulmans les préparatifs de défense et les soins de la guerre contre les chrétiens. Toutes ces précautions étaient l’ouvrage d’une femme, achetée d’abord comme esclave et devenue ensuite l’épouse favorite de Negmeddin. Les historiens arabes célèbrent le courage, l’habileté de Chegger-Eddour, et s’accordent à dire qu’aucune femme ne la surpassait en beauté, aucun homme en génie.

Après la mort de Negmeddin, la sultane avait assemblé les principaux émirs : dans cette assemblée on donna le commandement de l’Egypte à l’émir Fakreddin, et l’on reconnut comme sultan Almoadam Touranschah, que son père avait relégué en Mésopotamie ; quelques auteurs assurent que dans ce conseil on résolut d’envoyer des ambassadeurs au roi des Francs pour lui proposer la paix au nom du prince dont la mort était encore ignorée. Les ambassadeurs, pour obtenir une trêve, devaient offrir aux chrétiens Damiette avec son territoire, Jérusalem et plusieurs autres villes de la Palestine. Cette négociation ne pouvait réussir : les croisés étaient trop avancés, ils avaient trop de confiance dans leurs armes pour écouter aucune proposition.

L’armée chrétienne, poursuivant sa marche sur les bords du Nil, entra dans le bourg de Sarensah, appelé aujourd’hui Serinka, sans avoir rencontré d’autres ennemis que cinq cents cavaliers musulmans. Ces cavaliers n’annoncèrent d’abord que des intentions pacifiques, leur petit nombre ne pouvait inspirer aucune crainte. Louis IX, dont ils semblaient implorer la protection, défendit aux croisés de les attaquer ; mais les mameluks, abusant de la confiance qu’on leur montrait et profitant d’une occasion favorable, tombèrent tout à coup sur les templiers, et tuèrent un chevalier de l’ordre. Aussitôt on crie aux armes dans l’armée française ; l’escadron des musulmans est assailli de toutes parts ; ceux qui ne tombèrent pas sous le fer des croisés se noyèrent dans le Nil. A mesure que les chrétiens approchaient de Mansourah, les musulmans redoublaient d’inquiétude et d’effroi. L’émir Fakreddin retraça les dangers de l’islamisme dans une lettre qui fut lue à l’heure de la prière dans la grande mosquée de la capitale. Après la formule, au nom de Dieu et de Mahomet son prophète, la lettre de Fakreddin commençait par ces mots du Coran : « Accourez, grands et petits, la cause de Dieu a besoin de vos armes et de vos richesses. Les Francs, ajoutait l’émir, les Francs — que le ciel maudisse ! — sont arrivés dans notre pays avec leurs étendards et leurs épées ; ils veulent s’emparer de nos cités et ravager nos provinces ; quel musulman peut refuser de marcher contre eux et de venger la gloire de l’islamisme ? »

A la lecture de cette lettre, tout le peuple fondit en larmes. La plus grande agitation régnait dans la ville du Caire ; la mort du sultan, dont la nouvelle commençait à se répandre, ajoutait à la consternation générale. On envoya des ordres pour lever des troupes dans toutes les provinces égyptiennes ; on prêchait la guerre dans toutes les mosquées, et les imans cherchaient à réveiller le fanatisme pour l’opposer à l’abattement du désespoir.

L’armée chrétienne arriva devant le canal d’Aschmoun, le 19 décembre ; elle avait devant elle, de l’autre côté du canal, l’armée musulmane et la ville de Mansourah. Tout semblait annoncer qu’en ce lieu devait se décider le sort de la guerre. Les croisés dressèrent leurs tentes dans l’endroit même où l’armée de Jean de Brienne avait campé trente ans auparavant ; le souvenir d’un grand désastre aurait dû leur servir de leçon. Le canal d’Aschmoun avait à peu près la largeur de la Marne ; son lit était profond et sa rive élevée. On était alors dans la saison où les eaux sont basses ; mais le passage n’en présentait pas moins de grandes difficultés. Nous avons visité le canal dans la saison même où les croisés furent arrêtés sur ses rives, et personne ne pouvait le franchir. Il fallut donc construire une digue : on se mit au travail, mais les ingénieurs s’y prirent mal ; chaque jour on était obligé de recommencer ce qu’on avait fait ; le courant emportait tout ce qu’on voulait lui opposer. Les croisés étaient d’ailleurs nuit et jour troublés dans leurs travaux et sans cesse exposés aux traits lancés par les musulmans et à leur terrible feu grégeois.

Quoique le chef de l’armée musulmane eût fui sans combat devant les croisés débarqués sur la côte de Damiette, les chroniques arabes vantent sa bravoure et ses talents militaires ; elles ajoutent qu’il avait été reçu chevalier par Frédéric II, et que sur ses écussons il portait les armes des empereurs d’Allemagne avec celles du sultan du Caire et de Damas. Fakreddin avait ranimé par ses discours et son exemple le courage et la confiance d’une armée vaincue.

A peine les croisés avaient-ils assis leur camp et commencé les travaux nécessaires pour le passage de l’Aschmoun, que Fakreddin envoya une partie de ses troupes au-delà du canal pour attaquer les derrières de l’armée chrétienne. Les musulmans, par cette attaque imprévue, répandirent le désordre et l’effroi dans le camp de leurs ennemis. Ce dernier avantage redoubla leur audace, et bientôt un nouvel assaut fut livré au camp des chrétiens sur toute la ligne qui s’étendait depuis le canal jusqu’au Nil. Les musulmans pénétrèrent plusieurs fois dans les retranchements des croisés ; le duc d’Anjou, Guy, comte du Forez, le sire de Joinville, plusieurs autres chefs, eurent besoin de déployer toute leur bravoure pour repousser hors du camp un ennemi à qui chaque nouveau combat apprenait que les Francs n’étaient point invincibles, et qu’on pouvait du moins les arrêter dans leur marche.

Tous les jours on se battait dans la plaine et sur le fleuve. Plusieurs navires des chrétiens étaient tombés entre les mains des musulmans ; les Arabes, rôdant sans cesse autour du camp, enlevaient tous ceux qui s’écartaient des drapeaux. Comme l’émir Fakreddin ne pouvait connaître que par le rapport des prisonniers l’état et les dispositions de l’armée chrétienne, il promit une récompense pour chaque captif qu’on amènerait dans sa tente. Tous les moyens que peuvent suggérer l’audace et la ruse étaient employés pour surprendre les croisés. On raconte qu’un soldat musulman, ayant enfoncé sa tête dans un melon creusé, se jeta ainsi à la nage dans le Nil : le melon qui paraissait flotter sur l’eau, frappa les regards d’un guerrier chrétien ; celui-ci s’élance dans le fleuve, et, comme il tendait la main pour saisir le melon flottant, il est saisi lui-même et traîné dans le camp des musulmans. Cette particularité, plus bizarre qu’instructive, est rapportée par plusieurs historiens arabes qui parlent à peine des combats précédents. Tel est l’esprit et le caractère de la plupart des histoires orientales, où les détails les plus frivoles tiennent souvent la place des vérités les plus utiles et des événements les plus importants.

[1230.] Pendant que les armées étaient ainsi en présence, les croisés poursuivaient le travail qu’ils avaient commencé sur l’Aschmoun. On avait construit des tours de bois et dressé des machines, pour protéger les ouvriers employés à construire la digue sur laquelle l’armée chrétienne devait traverser le canal. De leur côté, les musulmans redoublaient d’efforts pour empêcher les chrétiens d’achever leur ouvrage. La digue s’avançait lentement, et les tours de bois qu’on avait construites en avant de la chaussée ne pouvaient défendre ni les ouvriers ni les soldats contre les flèches, les pierres et les traits enflammés qu’on lançait du camp des ennemis. Rien n’égale la surprise et la terreur que la seule vue du feu grégeois causait à l’armée chrétienne. D’après les relations des témoins oculaires, ce feu redoutable, lancé tantôt par un tube d’airain, tantôt par un instrument qu’on appelait la perrière, avait, selon l’expression de Joinville, la grosseur d'un tonneau de verjus ; la queue flamboyante qu’il traînait après lui était longue de plusieurs pieds ; les croisés croyaient voir dans l’air un dragon volant ; le bruit de son explosion ressemblait à celui de la foudre qui tombe en éclats. Lorsqu’il était lancé pendant la nuit, il répandait une lueur sinistre qui éclairait tout le camp. A la vue de ce feu terrible, les chevaliers préposés à la garde des tours couraient çà et là tout éperdus : les uns appelaient à leur secours leurs compagnons ; les autres se précipitaient à terre, et tombaient à genoux, invoquant les puissances célestes. Le sénéchal de Champagne ne pouvait dissimuler son effroi, et remerciait Dieu de tout son cœur lorsque le feu grégeois tombait loin de lui. Louis IX n’était pas moins désolé que les barons et les chevaliers, et lorsqu’il entendait la détonation du feu, il s’écriait, pleurant à grant larmes : Beau sire Dieu Jésus-Christ, garde-moi et toute ma gent.

Les bonnes-prières et oraisons du roi, dit son historien, nous eurent bon mestier. Cependant elles ne purent sauver les tours et les ouvrages de bois construits par les croisés : tout fut consumé par les flammes à la vue de l’armée chrétienne, qui ne put l’empêcher. Les chrétiens auraient dû apprendre enfin qu’ils avaient tenté une entreprise impossible, et qu’il leur fallait chercher un autre moyen plus facile et plus sûr de passer le canal. Malheureusement les chefs s’obstinèrent à faire d’autres constructions qui eurent le même sort que les premières. Ils perdirent ainsi beaucoup de temps, et l’inutilité de leurs tentatives acheva de relever l’orgueil des musulmans.

Les mameluks apprirent alors que leur nouveau sultan venait d’arriver à Damas, et qu’il était attendu dans sa capitale. Cette arrivée leur donnait de nouvelles espérances ; ils se montraient à leur tour pleins de confiance dans la victoire. Pour redoubler l’ardeur de ses soldats, Fakreddin répétait souvent avec un ton d’assurance qu’il irait bientôt coucher dans la tente du roi des Francs.

Les chrétiens étaient depuis un mois devant l’Aschmoun, s’épuisant en efforts inutiles. Leurs chefs ne s’inquiétaient point de savoir s’il était possible de traverser le canal à pied, ou à la nage comme l’avait fait la cavalerie égyptienne. Ils commençaient à désespérer, lorsque le hasard leur découvrit un moyen de sortir d’embarras, moyen qu’ils auraient connu plus tôt s’ils avaient eu moins d’obstination et plus de prévoyance. Un Arabe bédouin vint proposer à Imbert de Beaujeu, connétable de France, de lui montrer à quatre milles du camp un gué par lequel les croisés pourraient passer sans danger et sans obstacles sur l’autre rive de l’Aschmoun. Après s’être assuré que l’Arabe avait dit la vérité, on lui compta une somme de cinq cents besants d’or qu’il avait demandée, et l’armée chrétienne fit des dispositions pour profiter de cette heureuse et tardive découverte.

Le roi et les princes ses frères, avec toute la cavalerie, se mirent en marche au milieu de la nuit ; le duc de Bourgogne resta dans le camp avec l’infanterie pour observer l’ennemi et garder les machines et les bagages. Au lever du jour, tous les escadrons qui devaient passer l’Aschmoun attendaient le signal sur la rive.

Dans notre voyage en Égypte, à la suite des croisés, nous avons reconnu l’endroit où les cavaliers entrèrent dans le fleuve, et trouvèrent bon gué et terre ferme : cet endroit du canal est appelé par Makrisi, Sedam. Les gens du pays y passent encore quand les eaux du Nil sont basses. Il y a plusieurs autres gués dans le voisinage ; le fond du canal est vaseux, et sa rive est très-escarpée, ce qui dut rendre le passage de l’armée long et difficile.

Le comte d’Artois se présenta le premier pour franchir l’Aschmoun. Le roi, qui connaissait l’impétueuse ardeur de son frère, voulut d’abord le retenir ; Robert insista vivement, et jura sur les Évangiles que, parvenu sur l’autre rive, il attendrait que l’armée chrétienne eût passé. Louis crut imprudemment à la promesse que faisait un prince bouillant et fier, un jeune chevalier français, de maîtriser ses transports belliqueux et de résister sur le champ de bataille à toutes les tentations de la gloire. Le comte d’Artois se mit à la tête de l’avant-garde, dans laquelle se trouvaient les hospitaliers, les templiers et les croisés anglais. Cette avant-garde traverse l’Aschmoun et met en fuite trois cents cavaliers ennemis. A la vue des musulmans qui fuient, le jeune Robert brûle de les poursuivre. En vain les deux grands maîtres lui disent que la fuite de l’ennemi n’est peut-être qu’une ruse de guerre, qu’il faut attendre l’armée et suivre les ordres du roi : Robert craint de perdre l’occasion de triompher des infidèles, et n’écoute que son ardeur de vaincre ; il s’élance dans la plaine, l’épée à la main, entraîne tout avec lui, et poursuit les musulmans jusque dans leur camp où il pénètre avec eux.

Fakreddin, le chef de l’armée musulmane, était alors au bain, et, selon la coutume des Orientaux, se faisait teindre la barbe : il monte à cheval presque nu, rallie ses troupes et résiste quelque temps ; bientôt resté seul sur le champ de bataille, il est enveloppé, il tombe et meurt percé de mille coups.

Toute l’armée musulmane fuyait en désordre vers Mansourah. Comment résister à l’envie de voler à sa poursuite ? qu’avait-on à craindre d’un ennemi qui abandonnait son camp ? ne pouvait-on pas croire que les musulmans fuyaient comme à Damiette, et que la terreur les empêcherait de se rallier ? Toutes ces pensées se présentaient à l’esprit du comte d’Artois, et ne lui permettaient plus d’attendre le reste de l’armée pour achever sa victoire. Vainement le grand maître du Temple renouvelle ses représentations : le jeune prince répond avec emportement aux conseils de l’expérience. Dans sa colère il accuse les templiers et les hospitaliers d’être d’intelligence avec les infidèles et de vouloir perpétuer une guerre dont ils profitaient pour leur ambition. « Ainsi donc, répliquèrent les deux grands maîtres, nous et nos chevaliers nous aurions abandonné nos familles et notre patrie, nous passerions nos jours sur une terre étrangère, au milieu des fatigues et des périls de la guerre, pour trahir la cause de l’Église chrétienne ! » En achevant ces paroles, le grand maître du temple commanda à ses chevaliers de préparer leurs armes et de déployer la bannière du combat. Le comte de Salisbury, qui conduisait les Anglais, voulut parler du danger auquel pouvait être exposée l’armée chrétienne, séparée de son avant-garde. Le comte d’Artois l’interrompit brusquement : Les timides conseils, lui dit-il, ne sont point faits pour nous. Alors se renouvelèrent les querelles qui avaient plusieurs fois éclaté, et la chaleur du débat ne permit plus d’écouter la prudence. Tandis qu’on s’échauffait ainsi, l’ancien gouverneur du comte d’Artois, Foucault de Nesle, qui était sourd et qui croyait qu’on s’apprêtait au combat, ne cessait de crier : Ores à eux ! ores à eux ! Ces mots deviennent un funeste signal pour des guerriers poussés à la fois par la colère et par l’impatience de la victoire. Les templiers, les Anglais, les Français, tous partent ensemble, tous volent vers Mansourah, et pénètrent dans la ville, abandonnée par l’ennemi ; les uns s’arrêtent au pillage, les autres poursuivent les fuyards sur la route du Caire.

Si toutes les troupes chrétiennes se fussent trouvées au-delà du canal dans le moment où le comte d’Artois entrait dans Mansourah, la défaite des ennemis était complète. Mais le passage se faisait avec beaucoup de difficulté et de confusion ; lorsque l’armée française traversait l’Aschmoun, un espace de deux lieues la séparait de son avant-garde.

Les musulmans, chassés de leur camp, crurent d’abord avoir à combattre toutes les forces des croisés commandés par le roi de France ; mais bientôt ils reconnaissent le petit nombre de leurs ennemis, et s’étonnent d’avoir pris la fuite. Du sein même du péril et du désordre il s’était élevé parmi eux un chef habile dont la présence d’esprit ranima tout à coup leur courage. Bibars-Bendocdar, que les mameluks venaient de mettre à leur tête, s’étant aperçu de l’imprudence des chrétiens, rallie les musulmans-, dirige une partie de son armée entre le canal d’Aschmoun et Mansourah, s’empare des portes de la ville, et fond avec l’élite de ses soldats sur les croisés qui pillaient le palais du sultan. « Les mameluks, lions des combats — c’est ainsi que s’exprime un historien arabe —, se précipitèrent sur les Francs comme une furieuse tempête ; leurs terribles massues répandaient partout le meurtre et les blessures. » Les chrétiens, dispersés dans la ville, eurent à peine le temps de se rallier ; resserrés dans des rues étroites, ils ne pouvaient ni combattre à cheval, ni se servir de leurs épées ; du haut des toits et des fenêtres, on leur lançait des pierres, on faisait pleuvoir sur eux des torrents de feu grégeois ; les portes de la ville étaient fermées ; la multitude des musulmans occupait tous les chemins ; il ne restait plus aucun espoir de salut à cette troupe valeureuse qui peu auparavant avait mis en fuite toute une armée.

Bientôt l’armée chrétienne, qui venait de passer le canal, se trouva dans le plus grand péril ; à mesure que les croisés arrivaient au-delà de l’Aschmoun, ils apprenaient, les uns que le comte d’Artois poursuivait l’ennemi, les autres qu’il était enfermé dans Mansourah ; la plupart des chevaliers brûlent de partager sa gloire ou ses périls, et, sans attendre ceux qui les suivent, volent vers le camp des musulmans, puis vers la ville.

Le comte de Bretagne fut un des premiers qui se mirent en mouvement ; il est bientôt suivi de Guy de Malvoisin, du sire de Joinville et des plus braves chevaliers de l’armée. Ils s’avançaient à la hâte et sans précautions au milieu d’une campagne couverte d’ennemis : ils ne tardèrent pas à être séparés les uns des autres ; quelques-uns revinrent sur leurs pas, la plupart se trouvent enveloppés par les musulmans ; mille combats se livraient à la fois dans la plaine ; ici les chrétiens étaient vainqueurs, plus loin vaincus ; partout on les voyait tour à tour attaquant, se défendant, mettant l'ennemi en fuite, fuyant eux-mêmes.

Tout à coup on aperçoit du côté de l’Aschmoun un nuage de poussière ; on entend le son des trompettes et des clairons : c’était l’armée chrétienne qui s’avançait ; saint Louis, marchant à la tête de la cavalerie, s’arrêta sur un terrain élevé où tous les regards se portèrent sur lui ; les chevaliers dispersés près de là dans la plaine et qui ne pouvaient plus résister aux musulmans, crurent voir l’ange des combats qui venait à leur secours ; Joinville surtout, que pressaient vivement les ennemis, ne pouvait s’empêcher d’admirer le port majestueux du monarque. Louis portait sur la tête un casque doré ; il tenait dans sa main une épée d’Allemagne ; ses armes étaient resplendissantes ; sa fière contenance animait tous ses guerriers ; enfin, dit le naïf sénéchal, en qui le sentiment du péril redoublait celui de l’admiration, je vous prommets que oncques plus bel home armé ne vy. Plusieurs des chevaliers qui accompagnaient Louis, voyant de toutes parts les guerriers français aux prises avec les musulmans, sortent des rangs et volent dans la mêlée ; alors la confusion ne fait que s’accroître ; chacun court sans savoir où est l’ennemi : bientôt ou ne voit plus flotter les drapeaux de l’armée chrétienne ; on ne sait plus de quel côté est le roi ; personne ne donne d’ordre ; la masse et la hache d’armes font voler en (éclats les casques et les boucliers. Les uns tombent couverts de blessures, les autres sont foulés aux pieds des chevaux ; le cri des Français, Montjoie Saint-Denis, celui des musulmans, Islam, Islam, retentissent ensemble ; on n’entend de, toutes parts que les cris des mourants, le choc des épées, le bruit des tambours ou nacaires. Depuis le canal jusqu’à Mansourah et depuis le Nil jusqu’à la rive où les croisés venaient d’aborder, la campagne n’offre qu’un vaste champ de carnage où chacun combat pour sa vie ; des torrents de sang coulent de toutes parts sans que la victoire se décide ni pour les musulmans ni pour les chrétiens.

Les croisés avaient eu quelques avantages dans tous ces combats ; mais leur armée se trouvait en grande partie dispersée. En ce moment, Bibars avait laissé dans Mansourah assez de troupes pour triompher de la résistance du comte d’Artois et de ses chevaliers ; il se mettait en marche avec toutes ses forces, et se dirigeait du côté du canal, soit pour soutenir les musulmans qui commençaient à fuir, soit pour livrer une bataille décisive. Louis et les chefs qui l’accompagnaient s’aperçoivent du mouvement et des projets de l’ennemi. On décide aussitôt que l’armée chrétienne se rapprochera du canal pour n'être pas enveloppée et pour conserver quelques communications avec le duc de Bourgogne, resté sur l’autre rive. Déjà l’oriflamme, portée à la tête des bataillons, leur marquait la route qu’ils devaient suivre, lorsque les comtes de Poitiers et de Flandre, qui s’étaient avancés dans la plaine, envoyèrent dire au roi qu’ils allaient succomber si on ne se hâtait de les secourir ; d’un autre côté, Imbert de Beaujeu venait annoncer que Robert allait périr dans Mansourah. Louis s’arrêta un moment : une foule de chevaliers, sans attendre ses ordres, courent, les uns au secours des Poitevins et des Flamands, les autres au secours du comte d’Artois ; les musulmans couvraient la campagne ; les guerriers français qui se trouvaient séparés du roi, ne peuvent résister à la multitude des ennemis, et se replient sur l’armée, où ils portent le désordre. Dans la confusion générale, le bruit se répand que les musulmans sont partout victorieux et que le roi vient d’ordonner la retraite ; plusieurs escadrons se débandent et se précipitent vers le canal ; dans le même instant les eaux parurent couvertes de chevaux et de cavaliers qui se noyaient. En vain, dans ce péril extrême, Louis chercha à rallier ses troupes : sa voix est à peine entendue, il donne des ordres qu’on n’exécute point ; alors il se précipite au milieu du danger, et son ardeur l’entraîne si loin, que ses écuyers ont peine à le suivre ; à la fin, resté seul dans la mêlée, il est environné par six cavaliers musulmans qui se disposent à l’emmener prisonnier ; Louis leur résiste, parvient à se dégager de leurs mains, et les met en fuite. Cette bravoure éclatante ranime les croisés qui fuyaient ; les guerriers français accourent de toutes parts auprès du roi, recommencent le combat et dispersent à leur tour les bataillons musulmans. Tandis que toute l’armée chrétienne combattait ainsi pour réparer la faute et sauver la vie du comte d’Artois, ce malheureux prince se défendait avec une bravoure héroïque dans Mansourah, et ne songeait plus qu’à mourir avec les chevaliers qui l’avaient suivi. Le combat dura depuis dix heures du matin jusqu’à trois heures du soir ; les plus braves, couverts de blessures, épuisés de fatigue, entourés de leurs compagnons morts, menaçaient encore leurs ennemis ; à la fin ils tombèrent tous, couverts de sang et percés de coups : Salisbury fut tué à la tête des guerriers qu’il commandait ; Robert de Vair, avant de tomber, s’enveloppa de la bannière anglaise qu’il portait ; Raoul de Coucy expira au milieu des siens étendus à terre ; le comte d’Artois, retranché dans une maison, se défendit longtemps, et tomba enfin au milieu du carnage et des ruines. Les guerriers chrétiens étaient entrés dans Mansourah au nombre de quinze cents ; presque tous y trouvèrent la mort. Le grand maître des hospitaliers, resté seul sur le champ de bataille, fut fait prisonnier ; celui du Temple échappa comme par miracle, et revint le soir à l’armée chrétienne, blessé au visage, ses vêtements déchirés et sa cuirasse percée de coups. Il avait vu tomber à ses côtés deux cent quatre-vingts de ses chevaliers.

La plupart de ceux qui s’étaient avancés vers Mansourah pour secourir le comte d’Artois, périrent victimes de leur zèle intrépide. Le brave Guy de Malvoisin parvint jusqu’aux murailles, et ne put pénétrer dans la place. Le duc de Bretagne fit d’incroyables efforts pour arriver jusqu’au lieu du combat ; il entendit les menaces, les cris, le tumulte dont retentissait la ville, sans pouvoir forcer les portes ni escalader les remparts. On ne le vit revenir que vers l’approche de la nuit ; il vomissait le sang à gros bouillons ; son cheval, hérissé de flèches, avait perdu sa bride et ses harnais ; tous les guerriers qui le suivaient étaient blessés. Dans cet état, il se montrait encore terrible aux ennemis, tuant ou écartant à grands coups de lance ceux qui osaient le poursuivre, et leur disant paroles en signe de moquerie.

Lorsque la nuit eut séparé les combattants, le prieur de l’hôpital de Rosnay vint baiser la main du roi, et lui demanda s’il avait des nouvelles du comte d’Artois. « Tout ce que je sais, répondit le saint monarque, c’est qu’il est maintenant en paradis. » Le bon chevalier, pour lui ôter une pensée aussi triste, allait s’étendre sur les avantages qu’on venait de remporter. Alors Louis leva vers le ciel ses yeux mouillés de larmes : « Que Dieu soit honoré de ce qu’il nous donne », interrompit-il ; mais, comme il disait ces mots, « on voyoit, ajoute Joinville, maintes larmes en sa face. » Le prieur de Rosnay se tut ; les barons et les seigneurs, rassemblés auprès du roi, gardèrent un morne silence, et tous furent moult oppressés d'angoisse, de compassion et de pitié de le voir ainsi plorer.

L’armée, quoiqu’elle eût à reprocher au comte d’Artois les malheurs de cette journée, partagea les regrets de Louis. Tel était parmi les guerriers français l’ascendant de la bravoure, que les plus grandes fautes leur semblaient expiées par une mort glorieuse. On sait d’ailleurs que dans toutes les croisades, ceux qui mouraient les armes à la main étaient placés au rang des martyrs. Les guerriers chrétiens ne voyaient plus dans le comte d’Artois qu’un soldat de Jésus-Christ que Dieu avait rappelé dans son sein ; c’est ainsi que la piété s’accordait avec la gloire, et qu’on honorait comme des saints ceux qu’on admirait comme des héros. Mathieu Paris rapporte dans son histoire que la mère de Salisbury vit son fils monter au ciel le jour même de la bataille de Mansourah. La même opinion se trouvait établie parmi les musulmans : ceux qui mouraient sur le champ de bataille, dans les guerres contre les chrétiens, passaient pour des martyrs de l’islamisme. « Les Francs, dit l’historien Gemal-Eddin, envoyèrent Fakreddin sur les bords du fleuve céleste, et sa fin fut une belle fin. »

L’histoire n’a pas conservé les noms de tous les guerriers qui signalèrent leur valeur à la bataille de Mansourah ; le sénéchal de Champagne ne fut pas un de ceux qui coururent le moins de dangers et montrèrent le moins de bravoure : lui sixième, il défendit un pont contre une multitude d’ennemis ; il fut deux fois renversé de cheval. Dans une aussi grande détresse, le pieux chevalier se souvint de monseigneur saint Jacques, et lui dit : Beau sire saint Jacques, je te supplie, aide-moy et me secours à ce besoing. Joinville combattit toute la journée ; son cheval reçut quinze blessures, et lui-même fut atteint de cinq flèches. Le sénéchal nous apprend qu’au milieu des combats de cette journée, il vit quelques hommes de haut parage qui fuyaient dans la confusion générale ; il ne nomme personne, parce qu’au moment où il écrivait, les hommes dont il parle étaient morts et qu’il ne lui paraît point convenable de mesdire des trespassés. La réserve avec laquelle s’exprime ici l’historien annonce assez quel était l’esprit de l’armée française, où l’on regardait comme une honte ineffaçable et comme le plus grand de tous les malheurs d’avoir connu un moment la crainte.

La plupart des guerriers français, en présence des périls, ne perdirent jamais ce sentiment d’honneur qui formait le caractère de la chevalerie. Errard de Severey, en combattant vaillamment avec un petit nombre de chevaliers, reçut un coup de sabre sur le visage ; il perdait tout son sang et semblait ne pouvoir survivre à sa blessure, lorsque, s’adressant aux chevaliers qui combattaient près de lui : « Si vous m’assurez, leur dit-il, que moi et mes enfants nous serons à couvert de tout blâme, j’irai demander pour vous du secours au duc d’Anjou que je vois là-bas dans la plaine. » Tous donnèrent de grands éloges à sa résolution ; aussitôt il monte à cheval, traverse les escadrons ennemis, arrive jusqu’au duc d’Anjou, et revient avec lui délivrer ses compagnons qui allaient périr. Errard de Severey expira peu de temps après cette action héroïque ; il mourut, emportant avec lui, non le sentiment d’une vaine gloire, mais la certitude consolante qu’aucun blâme, comme il l’avait désiré, n’atteindrait son nom et celui de ses enfants.

Ce qui nous étonne et nous charme à la fois dans le récit des anciennes chroniques qui ont parlé de cette bataille de Mansourah, c’est de retrouver au milieu des scènes du carnage des traces de la gaieté française, de cette gaieté qui dédaigne la mort et se joue du péril. Nous avons parlé de six chevaliers qui défendaient le passage d’un pont contre un grand nombre de musulmans : tandis que ces preux chevaliers, entourés d’ennemis, gardaient un poste si périlleux, le comte de Soissons, s’adressant à Joinville, s’écriait : « Sénéchal, laissons crier et braire cette canaille, et, par la greffe-dieu, parlerons-nous encore, vous et moi, de cette journée en chambrée devant les dames. »

Les musulmans s’étant retirés, l’armée chrétienne vint occuper leur camp, dont l’avant-garde s’était emparée le matin et que les Arabes bédouins avaient pillé pendant le combat. Le camp des ennemis et les machines de guerre qu’ils y avaient laissées furent le seul fruit des exploits de cette journée. Les croisés avaient montré tout ce que peut la valeur ; leur triomphe eût été plus complet s’ils avaient pu se rallier et combattre ensemble. Leurs chefs n’eurent point assez d’habileté ou assez d’ascendant pour réparer la faute du comte d’Artois ; les chefs des musulmans, qui s’étaient montrés plus habiles, avaient été aussi mieux secondés par la discipline et l’obéissance des mameluks.

En reconnaissant les pertes qu’ils avaient faites, les chrétiens ne songèrent point à célébrer leur victoire. Pour apprécier le résultat de tant de combats sanglants, il suffisait de voir le contraste des sentiments qui animaient alors les deux armées. Une sombre tristesse régnait parmi les vainqueurs ; les musulmans, au contraire, quoique chassés de leur camp et repoussés vers Mansourah, regardaient comme un triomphe d’avoir arrêté la marche de leurs ennemis, et, rassurés sur l’issue de la guerre, ils se livraient d’autant plus à la joie, qu’avant la bataille leurs craintes avaient été plus vives. En effet, rien ne peut peindre la consternation que la première attaque du comte d’Artois avait répandue parmi les infidèles. Au commencement de la journée, un pigeon envoyé au Caire y porta un message conçu en ces termes : « Au moment où l’oiseau est expédié, l’ennemi attaque Mansourah ; une bataille terrible est livrée par les chrétiens aux musulmans. » A cette nouvelle, le peuple du Caire fut saisi d’effroi. Bientôt des bruits sinistres vinrent augmenter les alarmes. Les portes de la ville furent ouvertes toute la nuit pour recevoir ceux qui avaient pris la fuite ; tous exagéraient le péril pour excuser leur désertion. On croyait que l’islamisme touchait à son dernier jour ; plusieurs abandonnaient déjà la capitale pour aller chercher un asile dans la haute Égypte. Le lendemain, tout changea de face : une autre colombe arriva portant des nouvelles propres à rassurer les musulmans. Le nouveau message annonçait que le Dieu de Mahomet s’était déclaré contre les chrétiens ; alors toutes les craintes furent dissipées, et l’issue du combat de Mansourah, dit un auteur arabe, fut la clef de la joie pour tous les vrais croyants.

Dans la nuit même qui suivit la bataille, l’armée musulmane fît plusieurs tentatives pour reprendre son camp et ses machines de guerre restés au pouvoir des Français. Les guerriers chrétiens, accablés de fatigue, entendaient sans cesse crier aux armes ; les attaques continuelles de l’ennemi ne leur permettaient point de réparer leurs forces par le sommeil ; plusieurs d’entre eux étaient affaiblis par leurs blessures, et pouvaient à peine revêtir leurs cuirasses ; cependant ils se défendaient avec leur bravoure accoutumée.

Le lendemain, c’était le mercredi des cendres, les prêtres célébrèrent les cérémonies ordonnées par la religion pour l’ouverture du carême. L’armée chrétienne passa une partie de la journée en prières, le reste en préparatifs de défense. Tandis que les soldats de la croix se prosternaient au pied des autels et s’apprêtaient à repousser les infidèles, des images de deuil se mêlaient dans leurs cœurs aux sentiments de la bravoure et de la piété. Tout en se ressouvenant de leurs victoires passées, ils ne pouvaient s’empêcher de redouter l’avenir, et le symbole des fragilités humaines que l’Église offre à chacun de ses enfants dans ce jour solennel, devait entretenir leurs tristes pressentiments.

Le même jour on s’occupa de jeter un pont sur l’Aschmoun, afin de communiquer avec le camp du duc de Bourgogne. Les chefs et les soldats mirent la main à l’ouvrage ; dans l’espace de quelques heures, tout fut achevé. L’infanterie qu’on avait laissée de l’autre côté du canal vint renforcer l’armée, qui bientôt devait se trouver engagée dans de nouveaux combats.

Bibars, qui avait pris le commandement des mameluks, ne songeait qu’à profiter de ses premiers avantages. Lorsqu’on eut trouvé le corps du comte d’Artois, les mameluks montrèrent sa cuirasse, semée de fleurs de lis, en disant que c’était la dépouille du roi de France. Ce spectacle acheva d’enflammer l’ardeur des musulmans. Les chefs et les soldats demandaient à grands cris qu’on les ramenât au combat. L’armée musulmane eut ordre de se tenir prête pour le surlendemain, premier vendredi du carême.

Louis IX fut averti du projet des ennemis ; il ordonna aux principaux chefs de fortifier le camp et de disposer leurs troupes pour le combat. Le vendredi, au lever du jour, les chrétiens étaient sous les armes ; dans le même temps, le chef des musulmans parut dans la plaine, rangeant ses troupes en bataille. Il plaça la cavalerie aux premiers rangs, l’infanterie derrière, plus loin un corps de réserve. Il étendait ou renforçait ses lignes, d’après les dispositions qu’il voyait prendre à ses ennemis. Son armée couvrait la plaine depuis le canal jusqu’au fleuve. A midi, il fît déployer les drapeaux et sonner la charge.

Le duc d’Anjou se trouvait à la tête du camp du côté du Nil ; il fut le premier attaqué. L’infanterie des musulmans se présenta d’abord, lançant le feu grégeois. Ce feu s’attachait aux vêtements des soldats, aux caparaçons des chevaux : les soldats, atteints par les flammes qu’ils ne pouvaient éteindre, couraient çà et là, poussant des cris affreux ; les chevaux s’emportaient et jetaient la confusion dans les rangs. A l’aide de ce désordre, la cavalerie ennemie s’ouvrait un passage, dispersait ceux qui combattaient encore, et pénétrait dans les retranchements. Le duc d’Anjou ne put résister aux attaques multipliées des ennemis : son cheval ayant été tué, il combattit à pied, et, près d’être accablé par le nombre, il fit demander du secours à Louis IX.

Le roi, aux prises lui-même avec les musulmans, redouble d’ardeur et d’efforts, repousse l’ennemi dans la plaine, et vole où l’appellent d’autres périls. Les chevaliers qui le suivent se précipitent sur les bataillons musulmans qui attaquaient le quartier du duc d’Anjou ; Louis n’est arrêté ni par les traits lancés de toutes parts contre lui, ni par le feu grégeois, qui couvrait ses armes et les harnais de son cheval. Dans le récit de ce combat, Joinville s’étonne que le roi de France ait échappé au trépas, et ne peut s’expliquer cette espèce de miracle qu’en l’attribuant à la puissance de Dieu.

A la gauche du duc d’Anjou campaient les croisés de l’île de Chypre et de la Palestine, commandés par Guy d'Ibelin et Baudouin, son frère. Ces croisés ne s’étaient point trouvés à la dernière bataille, et n’avaient perdu ni leurs chevaux ni leurs armes. Auprès d’eux combattait le brave Gaucher de Châtillon, à la tête d’une troupe d’élite. Ces intrépides guerriers résistèrent à tous les assauts, et, demeurant immobiles au poste confié à leur valeur, contribuèrent beaucoup à sauver le camp et l’armée.

Les templiers ayant perdu la plus grande partie de leurs chevaliers dans Mansourah, avaient élevé devant eux un retranchement de bois composé de machines enlevées aux musulmans. Ce faible retranchement ne put résister à Faction du feu grégeois : l’ennemi se précipite dans le camp à travers les flammes ; les templiers forment de leurs corps un rempart impénétrable, et soutiennent pendant plusieurs heures le choc des assaillants ; le combat fut si vif sur ce point, que derrière la place occupée par la milice du Temple, on apercevait à peine la terre, tant elle était couverte de flèches et de javelots. Le grand maître des templiers perdit la vie dans la mêlée ; un grand nombre de chevaliers se firent tuer pour le défendre ou pour le venger ; les prodiges de leur bravoure arrêtèrent enfin les efforts de l’ennemi, et les derniers qui périrent dans ce combat opiniâtre eurent en mourant la consolation de voir fuir les musulmans.

Guy de Malvoisin se trouvait placé près du poste que défendaient les chevaliers du Temple ; le bataillon qu’il commandait était presque tout composé de ses parents, et présentait dans les combats une famille de guerriers toujours unis et toujours invincibles. Guy courut les plus grands périls ; il fut blessé plusieurs fois sans qu’il songeât à s’éloigner du combat. « Les Turcs, dit Joinville, couvrirent monseigneur Guy de Malvoisin de feu grégeois, qu’à grand’peine le purent esteindre sa gent. » Son exemple et la vue de ses blessures redoublèrent le courage de ses compagnons, qui repoussèrent enfin les musulmans. Non loin de Guy de Malvoisin, en descendant vers le canal, on remarquait les croisés flamands : le comte Guillaume était à leur tête ; il soutint sans s’ébranler le choc furieux des mameluks : à sa gauche combattait Joinville avec quelques chevaliers ; le sénéchal dut en cette occasion son salut aux guerriers de la Flandre ; aussi leur donne-t-il les plus grands éloges. Les Flamands, réunis aux Champenois, mirent en fuite l’infanterie et la cavalerie musulmanes, les poursuivirent hors du camp, et revinrent chargés des boucliers et des cuirasses qu’ils avaient enlevés à leurs ennemis.

Le comte de Poitiers occupait l’aile gauche de l’armée ; comme ce prince n’avait que de l’infanterie, il ne pouvait résister à la cavalerie des musulmans. Tels étaient les guerriers de ces temps reculés, que, lorsqu’ils n’étaient point à cheval, ils semblaient être désarmés, et ne savaient plus combattre, même pour défendre des retranchements. Le quartier confié à la garde des Poitevins ne tarda pas à être envahi par les troupes musulmanes : les mameluks pillèrent les tentes des chrétiens ; le frère du roi fut traîné hors du camp par des cavaliers musulmans qui l’emmenaient prisonnier. Dans ce péril extrême, le comte de Poitiers ne pouvait attendre aucun secours de Louis IX qui avait volé à la défense du comte d’Anjou, ni des autres chefs de l’armée chrétienne, pressés eux-mêmes par l’ennemi. Ce prince était chéri du peuple pour sa bonté ; il reçut en cette occasion le prix de ses vertus, et dut sa délivrance à l’amour qu’il inspirait à tous les croisés : lorsqu’on le vit prisonnier, les ouvriers, les vivandiers, les femmes qui suivaient l’armée, se rassemblèrent en tumulte, et, s’armant de haches, de bâtons, de tout ce que le hasard mettait sous leurs mains, ils volèrent à la poursuite des musulmans. Le comte de Poitiers fut ainsi délivré et ramené en triomphe.

A l’extrémité du camp et près du quartier des Poitevins combattait Josserant de Brançon avec son fils et ses chevaliers. Les compagnons d’armes de Josserant étaient partis d’Europe, tous bien montés, équipés magnifiquement ; alors ils combattaient à pied et n’avaient conservé que leur lance et leur épée. Leur chef seul se montrait à cheval, parcourant les rangs, excitant les soldats, volant partout où l’appelait le danger. Cette faible troupe aurait péri tout entière, si Henri de Brienne, resté dans le camp du duc de Bourgogne, n’eût fait tirer ses arbalétriers à travers le bras du fleuve, toutes les fois que l’ennemi renouvelait ses attaques. Sur vingt chevaliers qui accompagnaient Josserant, douze restèrent sur le champ de bataille. Ce vieux guerrier s’était trouvé à trente-six combats dont il avait remporté le prix d’armes. Joinville, en racontant les exploits de cette journée, se souvient qu’il avait vu autrefois Josserant de Brançon au sortir d’un combat contre les Allemands qui pillaient l’église de Mâcon ; il l’avait vu prosterné au pied des autels et demandant avec ardeur la grâce de mourir en combattant les ennemis de Jésus-Christ. S’adressant à Dieu devant Joinville, Josserant avait dit : « Sire, je te prie qu’il te preigne pitié de moy, et m’oste de la guerre entre chrestiens, et m’octroye que je puisse mourir en ton service, par quoy je puisse avoir ton régné en paradis. » Josserant obtint en cette circonstance la grâce qu’il avait demandée à Dieu ; car peu de jours après le combat il mourut de ses blessures.

Telle fut la bataille dont Louis IX, dans la relation qu’il envoya en France, parle avec cette simplicité admirable : « Le premier vendredi du carême, le camp ayant été attaqué par toutes les forces des Sarrasins, Dieu se déclara pour les Français, et les infidèles furent repoussés avec beaucoup de perte. »

Dans cette journée, comme dans la précédente, les chrétiens avaient eu toute la gloire, les musulmans tout l’avantage. L’armée chrétienne venait de perdre un grand nombre de ses guerriers, presque tous ses chevaux ; les ennemis se renforçaient tous les jours. On ne pouvait plus songer à marcher sur le Caire, et la prudence semblait exiger qu’on reprît le chemin de Damiette. La retraite, facile encore, offrait un moyen de sauver l’armée pour un temps plus favorable ; mais ce parti ne pouvait être conseillé que par le désespoir, et le désespoir entre difficilement dans le cœur des braves. Rien ne paraissait plus honteux à des Français que de fuir ou d’avoir l’air de fuir devant un ennemi vaincu : on résolut de rester.

Vers la fin de février, Almoadam, que Chegger-Eddour et les principaux chefs des mameluks avaient appelé au trône de son père, arriva en Égypte. Il fut reçu au milieu des acclamations du peuple, toujours avide de changements et toujours charmé d’un règne nouveau. Les émirs et les grands firent aussi éclater leur joie ; mais leurs démonstrations étaient moins sincères : ils attendaient le successeur de Negmeddin avec plus d’inquiétude que d’impatience ; mettant un très-haut prix à ce qu’ils avaient fait pour lui, ils redoutaient d’avance son ingratitude. D’un autre côté, le jeune prince était jaloux de son autorité, et la puissance des émirs, la nature même de leurs services, lui donnaient des alarmes qu’il n’eut point la prudence de dissimuler. Almoadam et les chefs de l’armée musulmane ne tardèrent pas à s’inspirer une défiance, un éloignement réciproque : ceux-ci, se repentant d’avoir élevé à l’empire un prince qui voulait régner seul ; celui-là, déterminé à défendre son pouvoir contre ceux mêmes qui le lui avaient donné. Cet état de choses, cette disposition des esprits, semblaient annoncer à l’Égypte des révolutions nouvelles ; malheureusement ces révolutions éclatèrent trop tard pour que les chrétiens pussent en profiter.

Les croisés d’ailleurs allaient se trouver en butte à des fléaux plus redoutables pour eux que la puissance et les armes des musulmans : une maladie contagieuse se déclara dans l’armée chrétienne. Après les deux derniers combats, on avait négligé d’enterrer les morts ; les cadavres, jetés pêle-mêle dans l’Aschmoun et flottant sur les eaux, s’étaient arrêtés devant le pont de bateaux construit par les croisés, et couvraient la surface du canal d’une rive à l’autre. De cet amas de cadavres s’échappaient des exhalaisons pestilentielles. Louis IX ordonna d’enterrer les corps des chrétiens dans des fosses creusées sur le rivage : ces dépouilles de la mort, remuées et transportées sans précautions, ne firent qu’accroître les progrès de l’épidémie. Le spectacle qui s’offrait alors aux yeux des croisés répandait dans leur camp une profonde tristesse, et renouvelait le douloureux sentiment de leurs pertes. Parmi ces corps, que les blessures, la pâleur de la mort, l’action du soleil et de l’eau avaient défigurés, on voyait des soldats chrétiens chercher les déplorables restes de leurs amis ou de leurs proches. Plusieurs de ceux à qui l’amitié imposait ce pieux devoir tombèrent malades et moururent presque subitement. On remarqua surtout le dévouement et la douleur d’un des chevaliers de Robert, comte d’Artois. Ce chevalier inconsolable passait les jours et les nuits sur les bords du canal, les yeux sans cesse attachés sur les cadavres qu’on tirait de l’eau, et bravant la contagion et la mort, dans l’espoir de retrouver et d’ensevelir le corps du jeune prince dont l’armée française déplorait la perte.

Les fatigues de la guerre n’empêchaient point les plus pieux des guerriers de suivre les abstinences du carême ; les privations et les austérités de la pénitence achevaient d’épuiser leurs forces. La contagion atteignit les plus robustes comme les plus faibles ; leur chair se desséchait, leur peau livide se couvrait de taches noires ; leurs gencives s’enflaient et fermaient le passage aux aliments ; l’écoulement du sang par le nez était le signe d’une mort prochaine. La plupart des malades voyaient le trépas sans effroi, et le regardaient comme le terme désiré de leurs souffrances. A cette maladie se joignaient la dysenterie et les fièvres les plus dangereuses. On n’entendait dans le camp des chrétiens que des prières pour les mourants ou pour les morts ; on ne voyait que des visages pâles et languissants, que des malheureux qui accompagnaient à la tombe leurs compagnons et que le trépas devait bientôt moissonner à leur tour. Les soldats qui restaient debout ne suffisaient plus à défendre les avenues du camp. Chose inouïe dans les armées françaises ! on vit les valets des chevaliers se revêtir des armes de leurs maîtres et les remplacer au poste du péril. Le clergé, qui assistait les malades et enterrait les morts, souffrit beaucoup de l’épidémie : bientôt il n’y eut plus assez d’ecclésiastiques pour desservir les autels et célébrer les cérémonies chrétiennes. Un jour, le sire de Joinville, malade lui-même et entendant la messe de son lit, fut obligé de se lever et de soutenir son aumônier près de s’évanouir sur les marches de l’autel. Ainsi soutenu, ajoute le naïf historien, il acheva son sacrement, parchanta la messe tout entièrement, ne oncques plus ne chanta.

Nous avons vu dans les premières guerres saintes la multitude des croisés livrés aux plus cruels fléaux ; souvent alors les plus braves des guerriers désespéraient de la cause des pèlerins et désertaient les drapeaux de la croisade ; plusieurs fois même l’excès de leur misère leur arracha des imprécations et des blasphèmes. On doit remarquer ici que les soldats et les compagnons de Louis IX supportaient leurs maux avec plus de de patience et de résignation. Aucun des chevaliers ne songea à quitter les drapeaux de la croisade ; on n’entendait dans l’armée aucune plainte séditieuse ou sacrilège : l’exemple du saint roi fortifia sans doute le courage des croisés, et les préserva des excès du désespoir. Louis IX, vivement affligé des maux qui désolaient son armée, faisait tous ses efforts pour les adoucir et y mettre un terme. Si quelque chose pouvait consoler de l’état déplorable où se trouvaient les croisés, c’était de voir un roi de France soignant lui-même les malades, leur prodiguant des secours, les préparant à la mort. En vain on le conjurait de ne point s’exposer à des périls plus grands que ceux du champ de bataille, rien ne pouvait ébranler son courage, ni arrêter l’ardeur de sa charité ; il regardait comme un devoir (c’est ainsi qu’il s’exprimait lui-même) d’exposer ses jours pour ceux qui exposaient sans cesse leur vie pour lui. Un de ses serviteurs, Gaugelme, homme de bien, exhorté à la mort par un prêtre, lui dit : Je ne mourrai point que je naie vu le roi. Le roi se rendit à sa prière et le malade- expira content d’avoir vu le saint monarque. A la fin, celui qui consolait tous les autres tomba malade lui-même ; le roi ne sortait plus de sa tente ; la désolation devint plus vive et plus générale ; ceux qui souffraient perdirent toute espérance ; il leur semblait que la Providence les avait abandonnés et que le ciel ne protégeait plus les soldats de la croix.

Les musulmans restaient immobiles dans leur camp, et laissaient faire les maladies, leurs redoutables auxiliaires. Cependant Almoadam, pour ajouter la disette à tous les maux que souffraient ses ennemis, résolut d’interrompre toute communication des chrétiens avec Damiette, d’où ils recevaient des vivres par la voie du Nil. On rassembla de toutes parts des navires, qui furent transportés à dos de chameaux, ou s’avancèrent par les canaux du Delta jusqu’au Nil. Toute celte flotte entra dans le fleuve entre Baramoun et Sarensah, à quatre ou cinq lieues au-dessous du camp des croisés. Une flottille française remontait le Nil sans défiance, et portait des vivres à l’armée chrétienne : tout à coup elle est attaquée par les navires musulmans, placés en embuscade ; mille soldats tombent sous le fer de l’ennemi, qui s’empare de cinquante vaisseaux chargés de provisions. Peu de jours après, d’autres navires qui remontaient à Mansourah éprouvent le même sort. Il n’arrivait plus personne au camp ; on ne recevait plus de nouvelles de Damiette ; l’armée de la croix se livrait aux plus tristes pressentiments, lorsqu’un navire du comte de Flandre, échappé comme par miracle à la poursuite de l’ennemi, annonça que tous les vaisseaux des croisés avaient été pris et que le pavillon musulman dominait sur tout le cours du fleuve.

Bientôt la disette fit d’affreux ravages dans l’armée, où ceux qu’avait épargnés la maladie expiraient de misère et de faim. Le découragement s’empara des chefs et des soldats. Alors le roi songea à faire une trêve avec les musulmans. Philippe de Montfort fut envoyé au sultan d’Égypte : on nomma de part et d’autre des commissaires chargés de conclure un traité. Ceux du roi de France proposèrent d’abord de rendre au sultan la ville de Damiette, à condition qu’on rendrait aux chrétiens Jérusalem et toutes les places de la Palestine tombées au pouvoir des musulmans dans les dernières guerres. Le sultan, qui redoutait la bravoure et le désespoir des croisés, qui d’ailleurs pouvait craindre l’arrivée de nouveaux renforts pour les Latins et une longue résistance de la part des chrétiens de Damiette, accepta les conditions proposées. Lorsqu’il fut question de livrer des otages, le roi offrit ses deux frères ; mais le sultan, soit qu’il ne crût point à la bonne foi de ses ennemis, soit qu’il ne fût point lui-même de bonne foi, exigea que le roi de France se remît dans ses mains pour garant du traité. Sargines, l’un des commissaires, ne put entendre cette proposition sans colère : « Vous devez assez connaître les Français, s’écria-t-il, pour savoir qu’ils ne souffriront jamais que leur roi soit prisonnier des musulmans. » On tint conseil dans l’armée chrétienne : le roi consentait à tout ; mais les seigneurs et les barons s’élevèrent avec véhémence contre cette résignation de leur souverain. On voyait, d’un côté, le monarque qui voulait racheter la vie des siens par ses propres dangers ; de l’autre, une foule de guerriers qui répétaient tous ensemble qu’ils ne pouvaient souffrir tant de honte, et qu’ils se feraient plutôt tuer tous que de bailler leur roi en gage. Plus Louis était aimé de ses guerriers, moins il fut le maître en cette circonstance, et, chacun se faisant une gloire et presque un devoir de lui désobéir, on renonça à toute négociation.

Pour peindre l’affreuse disette qui désolait le camp des chrétiens, les chroniques contemporaines racontent, comme une chose extraordinaire, qu’un mouton se vendait jusqu’à dix écus, un bœuf quatre-vingts livres, un œuf douze deniers. Un prix aussi excessif surpassait les facultés du plus grand nombre des pèlerins, qui n’avaient pour soutenir leur vie que des herbes, des racines ramassées dans les champs, et le poisson glout, appelé barbette, qu’on ne mangeait qu’avec répugnance, parce qu’il se nourrissait, disait-on, des corps morts jetés dans le Nil.

Louis IX, conservant son courage et sa tranquillité d’âme au milieu du deuil et de l’abattement général, s’occupa de sauver les déplorables restes de son armée, et résolut de repasser sur la rive opposée de l’Aschmoun. Tandis que l’armée chrétienne traversait le pont de bois jeté sur le canal, elle fut vivement attaquée par les musulmans. Gaucher de Châtillon, qui commandait l’arrière-garde, repoussa d’abord leurs attaques ; mais, comme les ennemis revinrent plusieurs fois à la charge et qu’ils avaient l’avantage du nombre, la victoire était sur le point de se déclarer contre les chrétiens. La valeur brillante du comte d’Anjou contint l’impétuosité musulmane. Erard et Jean de Valéry firent des prodiges de bravoure ; Jeffroi de Hussembourg se distingua par des actions héroïques, et mérita la palme de cette journée. Ainsi, toujours quelque gloire se mêlait aux infortunes des croisés français ; mais la victoire ne leur procurait aucun avantage, et les laissait toujours en bulle aux mêmes périls, en proie aux mêmes calamités. Ils ne furent pas moins malheureux en deçà qu’au-delà de l’Aschmoun, et, lorsqu’ils furent restés quelques jours dans leur ancien camp, il leur fallut prendre enfin la triste résolution de retourner à Damiette.

Almoadam, dès qu’il fut averti des dernières dispositions des chrétiens, harangua lui-même ses troupes, leur fit distribuer des vivres et de l’argent, les renforça d’un grand nombre d’Arabes attirés par l’espoir du butin. Par son ordre, des bateaux chargés de soldats descendirent le Nil, et se réunirent à la flotte musulmane qui avait intercepté les convois des croisés. Des corps de cavalerie légère furent envoyés sur tous les chemins que devait suivre l’armée française dans sa retraite. Dans la journée du 3 avril, le mardi après l’octave de Pâques, Louis IX fit tout préparer pour le départ de son armée ; on embarqua sur le Nil les femmes, les enfants, les malades ; on avait attendu l’entrée de la nuit pour dérober à l’ennemi ces tristes préparatifs. Le rivage du Nil offrait un spectacle déchirant : on ne voyait que des croisés accablés par leurs souffrances, et se séparant, les larmes aux yeux, de leurs amis qu’ils ne devaient plus revoir. Au milieu de ces scènes douloureuses, les Arabes, profitant des ténèbres de la nuit, pénètrent dans le camp, pillent les bagages, égorgent tous ceux qu’ils rencontrent. Une foule éperdue fuit de tous côtés, et des cris d’alarme retentissent sur la rive du canal et sur celle du fleuve. Les mariniers s’aperçoivent de cet effroyable désordre à la lueur des feux qu’on avait allumés ; voyant qu’on massacre les chrétiens, et craignant pour eux-mêmes, ils se disposent à s’éloigner. Le roi, qui, malgré son extrême faiblesse, était partout présent et veillait à tout, fait repousser les infidèles hors du camp, rassure la multitude des croisés, et commande aux navires qui s’éloignaient de la rive de revenir et de prendre à leur bord le reste des malades.

Le légat du pape et plusieurs seigneurs français montèrent dans un gros vaisseau. On pressa le roi de suivre cet exemple, mais il ne pouvait se résoudre à abandonner son armée. En vain on lui représenta que son état de faiblesse et de maladie ne lui permettait point de combattre, et l’exposait à tomber entre les mains des ennemis ; en vain on ajoutait qu’en exposant sa vie il compromettait le salut de l’armée : ces raisons et plusieurs autres, dictées par un sincère attachement pour sa personne, ne purent le faire changer de résolution. Il répondait qu’aucun danger ne pourrait le séparer de ses fidèles guerriers ; qu’il les avait amenés avec lui, qu’il voulait repartir avec eux, et mourir, s’il le fallait, au milieu d’eux. Cette héroïque détermination, dont on prévoyait les suites inévitables, plongeait tous les chevaliers dans la consternation et la douleur. Les soldats, partageant les sentiments des chevaliers, couraient sur les bords du Nil, et, s’adressant à tous ceux qui descendaient le fleuve, criaient de toutes leurs forces : Attendez le roi, attendez le roi ! Les flèches et les javelots volaient contre les vaisseaux qui continuaient à descendre. Plusieurs s’arrêtèrent ; mais Louis leur ordonna de poursuivre leur route.

La plupart des guerriers français étaient accablés par la maladie, exténués par la faim. Les fatigues, les nouveaux périls qu’ils allaient essuyer, n’effrayaient point leur courage ; mais ils ne pouvaient supporter la pensée d’abandonner des lieux remplis encore du souvenir de leurs victoires. Le duc de Bourgogne se mit en marche dès le soir ; peu de temps après, le reste des troupes quitta le camp, emportant les tentes et les bagages. Louis, qui ne voulut partir qu’avec l’arrière-garde, n’avait retenu auprès de lui de ses gendarmes, que le brave Sargines et quelques-uns des chevaliers et des barons qui conservaient encore leurs chevaux. Le roi, se soutenant à peine, paraissait au milieu d’eux monté sur un cheval arabe ; il ne portait ni casque ni cuirasse, et n’avait pour arme que son épée. Les guerriers restés auprès de sa personne le suivaient en silence, et, dans l’état déplorable où ils étaient réduits, ils montraient encore quelque joie d’avoir été choisis pour défendre leur roi et mourir à ses côtés.

Déjà la retraite de l’armée chrétienne était connue des musulmans. Le roi avait ordonné de rompre le pont de l’Aschmoun, mais on n’avait point exécuté ses ordres, ce qui donna aux musulmans un moyen facile de traverser le canal. En un moment toute la plaine qui s’étendait du côté de Damiette se trouva couverte d’ennemis. L’arrière-garde des chrétiens était arrêtée à chaque pas dans sa retraite, tantôt par le passage d’un ruisseau, tantôt par une charge de cavalerie musulmane. Au milieu des ténèbres de la nuit, les croisés ne savaient où diriger leurs coups, et, lorsqu’ils parvenaient à repousser leurs ennemis, ils n’osaient les poursuivre. Craignant de s’égarer, ceux qui étaient loin les uns des autres s’appelaient par leurs noms ; ceux qui conservaient leurs rangs, n’avaient plus de drapeau, ne reconnaissaient plus de chef. On n’entendait dans la plaine que les hennissements des chevaux, le bruit des armes, des cris de rage et de désespoir ; mais ce qu’il y avait de plus déplorable dans celte retraite, c’était de voir les blessés, étendus sur les chemins, tendant leurs bras à leurs compagnons et les conjurant par leurs pleurs de ne pas les laisser exposés à la fureur des ennemis. On attendait le jour avec impatience ; mais le jour redoubla la confiance des musulmans en leur découvrant le petit nombre des chrétiens ; il remplit ceux-ci d’un nouvel effroi, en leur montrant la multitude de leurs ennemis.

Menacés et poursuivis de toutes parts, les chevaliers qui avaient pris la route de terre portèrent envie à ceux qui s’étaient embarqués sur le Nil ; mais ces derniers ne couraient pas moins de dangers que leurs malheureux compagnons. Peu de temps après leur départ, un grand vent s’était élevé et les repoussait vers Mansourah ; quelques-uns de leurs navires avaient échoué sur la rive ; plusieurs, poussés violemment les uns contre les autres, étaient près d’être submergés. Vers l’aube du jour, leur flottille arriva près de Méhalleh, lieu funeste aux chrétiens : la flotte musulmane les y attendait. Les archers, chargés de les escorter en suivant le rivage, avaient pris la fuite : à leur place se montrèrent une multitude de cavaliers musulmans, lançant une si grande quantité de flèches armées de feux grégeois, qu’on aurait pu croire, dit Joinville, que toutes les estoilles du ciel tumboient.

Le vent contrariait toutes les manœuvres des mariniers. Les croisés, entassés pêle-mêle sur les navires, pouvaient à peine se tenir debout ; la plupart étaient sans armes. Portant leurs regards, tantôt vers le rivage où l’on apercevait au loin des tourbillons de poussière, tantôt vers le ciel dont ils imploraient l’appui, ils croyaient encore qu’un événement inattendu pourrait les délivrer, ou bien que l’armée, qui s’avançait vers Damiette, viendrait à leur secours, mettant ainsi leur dernier espoir dans les miracles de la Providence et dans ceux de la bravoure. Trompeuse illusion ! une partie des troupes chrétiennes avait été dispersée ; l’arrière-garde, encouragée par la présence du roi, faisait d’incroyables et inutiles efforts pour repousser la foule des musulmans, qui se grossissait de moment en moment ; le désespoir des guerriers français enfanta mille actions glorieuses ; mais tant d’héroïsme ne pouvait leur obtenir que les palmes du martyre. Guy du Châtel, évêque de Soissons, n’espérant plus atteindre Damiette et revoir la France, résolut de chercher la mort, et se précipita, suivi de quelques chevaliers, dans les rangs des musulmans qui, selon l’expression de Joinville, l'occirent et l’envoyèrent en la compagnie de Dieu. Gaucher de Châtillon et Sargines combattaient encore pour sauver la vie du roi de France. Sargines, se tenant à côté du roi, chassait les ennemis à grands coups d’épée : le danger semblait avoir redoublé ses forces ; l’histoire contemporaine, qui nous le montre dissipant autour de Louis la foule innombrable des musulmans, le compare au vigilant serviteur gui écarte avec soin les mouches de la coupe de son maître. Cependant l’espoir de la victoire enflammait l’enthousiasme et le fanatisme des musulmans ; leurs derviches et leurs imans les suivaient sur le champ de bataille, parcouraient les rangs de l’armée, et les excitaient au carnage. Un historien arabe qui mêle le merveilleux à son récit, rapporte que le cheik Ezzeddin, voyant que des tourbillons de poussière poussés par la tempête couvraient l’armée musulmane et l’empêchaient de combattre, adressa la parole au vent et lui dit : Ô vent ! dirige ton souffle contre nos ennemis ; la tempête, ajoute le même historien, obéit à la voix du saint personnage, et la victoire se déclara pour les soldats de l’islamisme. Dans l’état où les chrétiens étaient réduits, les musulmans n’avaient pas besoin d’un miracle pour les vaincre. L’arrière-garde des chrétiens, toujours poursuivie, sans cesse attaquée, arriva avec beaucoup de peine dans le bourg de Minieh. Le roi, escorté par quelques chevaliers, entra dans Minieh, où il fut descendu, dit Joinville, au giron d’une bourgeoise de Paris ; la fatigue, la maladie, la douleur que lui causait un si grand désastre, l’avaient tellement accablé, que tous Guidèrent — nous citons toujours le bon sénéchal — qu’il alloit passer le pas de la mort.

L’intrépide Gaucher de Châtillon combattait encore pour le sauver : seul il défendit longtemps l’entrée d’une rue étroite qui conduisait à la maison où de fidèles serviteurs cherchaient à rappeler le monarque à la vie. On le voyait tantôt fondre comme un éclair sur les infidèles, les disperser, les abattre ; tantôt se retirer pour arracher de sa cuirasse et même de son corps les flèches et les dards dont il était hérissé. Il retournait ensuite au combat, et, se dressant de temps en temps sur ses étriers, il criait de toute sa force : A Châtillon, chevaliers, à Châtillon ! où sont mes prud’hommes ? Le reste de l’arrière-garde était encore à quelque distance ; personne ne paraissait ; les musulmans, au contraire, accouraient en foule : enfin, accablé par le nombre, tout couvert de traits, percé de coups, il tomba : aucun des croisés ne put le secourir, ni être témoin de sa fin héroïque ; son cheval tout sanglant resta aux infidèles, et ses derniers exploits furent racontés par un guerrier musulman qui montrait son épée et se vantait d’avoir tué le plus brave des chrétiens.

L’arrière-garde, retirée sur une colline, se défendait encore avec avantage. Philippe de Montfort, qui la commandait, vint dire au roi qu’il venait de voir l’émir avec lequel on avait traité d’une suspension d’armes au camp de Mansourah, et que si c’estait son bon plaisir, derechef il lui en irait parler. Le monarque y consentit, promettant de se soumettre aux conditions que le sultan avait d’abord dictées. Dans le malheureux état où se trouvaient les croisés, ils inspiraient encore quelque crainte à leurs ennemis. Cinq cents chevaliers restaient sous les armes ; beaucoup de ceux qui avaient dépassé Minieh revenaient sur leurs pas pour disputer la victoire aux musulmans. L’émir accepta la proposition d’une trêve. Montfort, pour gage de sa parole, lui donna un anneau qu’il portait à son doigt. Déjà ils se touchaient dans la main, lorsqu’un traître, mauvais huissier, nommé Marcel, commença à crier : Seigneurs chevaliers français, rendez-vous tous, le roi vous le mande de par moi', ne le faites pas tuer. A ces derniers mots, la consternation est générale ; on croit que le monarque court les plus grands dangers pour sa vie, si on résiste aux musulmans. Les chefs, les officiers, les soldats, tout le monde met bas les armes.

L’émir qui avait commencé à traiter de la paix s’aperçut de ce changement ; il rompit aussitôt la négociation, en disant : On ne fait point de trêve avec des vaincus. Bientôt après, un des principaux émirs, Gemal-Eddin, entra dans Minieh. Trouvant le roi environné de ses serviteurs désolés, il s’empara de sa personne, et, sans égard pour la majesté royale, sans respect pour la plus haute des infortunes, lui fit mettre des chaînes aux pieds et aux mains. Dès lors il n’y eut plus de salut pour les croisés. Les deux frères du roi tombèrent aux mains des infidèles. Ceux qui étaient parvenus jusqu’à Pharescour furent atteints et perdirent tous la vie ou la liberté. Plusieurs d’entre eux auraient pu arriver jusqu’à Damiette ; mais, en apprenant la captivité du roi, ils ne se sentirent plus la force ni de continuer leur route ni de se défendre. Ces chevaliers naguère si intrépides restaient immobiles sur les chemins, et se laissaient égorger ou enchaîner sans proférer la moindre plainte, sans opposer la moindre résistance. L’oriflamme, les drapeaux, les bagages, tout devint la proie des ennemis. Au milieu des scènes du carnage, les guerriers musulmans faisaient entendre d’horribles imprécations contre Jésus-Christ et ses défenseurs ; ils foulaient aux pieds, ils profanaient par leurs outrages les croix, les images sacrées : horrible spectacle et dernier sujet de scandale et de désespoir pour les croisés, qui venaient de voir leur roi couvert de chaînes et voyaient leur Dieu lui-même livré aux insultes du vainqueur.

Les croisés embarqués sur le Nil n’eurent pas un meilleur sort : tous les navires des chrétiens, excepté celui du légat, furent submergés par la tempête, consumés par le feu grégeois, ou pris par les musulmans. La foule des ennemis, assemblée sur la rive ou montée sur des barques, immolait tout ce qui s’offrait à ses coups. Elle n’épargna ni les femmes ni les malades. L’avarice, au défaut d’humanité, sauva ceux dont on espérait une rançon. Le sire de Joinville, souffrant toujours de ses blessures et de la maladie qui avait régné au camp de Mansourah, s’était embarqué avec les deux chevaliers qui lui restaient et quelques-uns de ses serviteurs. Quatre galères musulmanes s’approchèrent de son navire, qui venait de jeter l’ancre au milieu du fleuve. On le menaçait de la mort s’il ne se rendait sur l’heure. Le sénéchal délibéra avec les personnes de sa suite sur ce qu’il avait à faire dans un si pressant danger : tous convinrent qu’il fallait se rendre, excepté un sien clerc qui vouloit qu’on se fist tuer pour aller droict en paradis ; ce qu’ils ne voulurent croire. Joinville prit alors un petit coffre, en tira ses joyaux et ses reliques, qu’il jeta dans l’eau, et se rendit à discrétion. Malgré les lois de la guerre, le sénéchal allait être tué, si un renégat qui le connaissait ne l’eût couvert de son corps en criant : C’est le cousin du roi ! Joinville, pouvant à peine se soutenir, fut traîné dans une galère musulmane, et de là transporté dans une maison voisine du rivage. Comme on lui avait ôté son haubert et qu’il restait presque sans vêtements, les musulmans qui le tenaient prisonnier lui donnèrent un chaperonnet qu’il mit sur sa teste, et lui jetèrent sur les épaules une sienne couverture d’escarlatte fourrée de menu ver, que lui avoit donnée madame sa mère, il était tout tremblant de sa maladie et de la grant peur qu’il avoit. Comme il ne put avaler un verre d’eau qu’on lui donna, il se crut mort, et fit venir auprès de lui ses serviteurs, qui se mirent tous à pleurer. Parmi ceux qui pleuraient, on remarquait un jeune enfant, fils naturel du seigneur de Montfaucon : cet enfant avait vu périr les personnes chargées de le conduire, et s’était jeté tout éperdu dans les bras et sous la protection de Joinville. Le spectacle de l’enfance abandonnée, le désespoir du bon sénéchal, excitèrent la compassion des émirs qui étaient présents ; un d’entre eux, que Joinville appelle tantôt le bon Sarrazin, tantôt le pauvre Sarrazin, avait soin du jeune enfant, et, lorsqu’il se sépara du sénéchal, il lui dit : Tenez tousjours ce petit enfant par la main, ou aultrement je suis seur que les Sarrazins le tueront.

Le carnage se prolongea longtemps après le combat ; il dura plusieurs jours. On fit descendre à terre les captifs qui avaient échappé à la première fureur des soldats musulmans : malheur à ceux que la maladie avait affaiblis et qu’on trouvait avec les marques de la pauvreté ! Plus les victimes étaient dignes de pitié, plus elles irritaient la barbarie du vainqueur. Des soldats armés d’épées et de massues et chargés d’exécuter les terribles sentences de la victoire, attendaient les prisonniers sur le rivage. Le prêtre Jean de Vaissy et quelques-uns des serviteurs de Joinville sortirent mourants de leur navire ; on les acheva sous les yeux de leur maître, en disant que ces malheureux n’étaient bons à rien et qu’ils ne pouvaient payer ni leur liberté ni leur vie.

Dans ces jours de désastres et de calamités plus de trente mille chrétiens perdirent la vie, tués sur le champ de bataille, noyés dans le Nil ou massacrés après le combat. La nouvelle de cette victoire des musulmans se répandit bientôt dans toute l’Égypte. Le sultan du Caire écrivit au gouverneur de Damas, pour lui annoncer les triomphes récents de l’islamisme : « Grâces soient rendues, disait-il dans sa lettre, au Tout-Puissant, qui a changé notre tristesse en joie ; c’est à lui seul que nous devons la gloire de nos armes ; les faveurs dont il a daigné nous combler sont innombrables, et la dernière est la plus précieuse de toutes. Vous annoncerez au peuple de Damas ou plutôt à tous les musulmans, que Dieu nous a fait remporter une victoire complète sur les chrétiens, au moment où ils avaient conjuré notre perte. »

Le lendemain du jour où l’armée chrétienne avait mis bas les armes, le roi de France fut conduit à Mansourah dans un navire de guerre ; il était escorté par un grand nombre de barques égyptiennes. Les tambours et les timbales se faisaient entendre au loin. L’armée égyptienne était en ordre de bataille sur la rive orientale du Nil, et marchait à mesure que la flotte avançait. Tous les prisonniers que le glaive de l’ennemi avait épargnés suivaient les troupes musulmanes, les mains liées derrière le dos. Les Arabes étaient en armes sur la rive opposée, et de toutes parts la multitude accourait pour être témoin de cet étrange spectacle. Louis IX, arrivé à Mansourah, fut enfermé dans la maison de Fakreddin-ben-Lokman, secrétaire du sultan, et fut confié à la garde de l’eunuque Sabyh. Une vaste enceinte environnée de murailles de terre et gardée par les plus farouches des guerriers musulmans, reçut les autres prisonniers de guerre.

La nouvelle de ces désastres avait porté la consternation et le désespoir dans la ville de Damiette, où flottait encore l’étendard des Français. D’abord il circula des bruits confus ; bientôt quelques croisés échappés au carnage annoncèrent que toute l’armée chrétienne avait péri. La reine Marguerite était sur le point d’accoucher. Son imagination effrayée lui représentait tantôt son époux immolé par les vainqueurs, tantôt l’ennemi aux portes de la ville. Ses agitations devinrent si violentes, qu’on la crut près d’expirer. Un chevalier âgé de plus de quatre-vingts ans lui servait d’écuyer, et ne la quittait ni le jour ni la nuit. Cette malheureuse princesse, lorsqu’elle était un moment assoupie par la douleur, se réveillait en sursaut, s’imaginant que toute sa chambre estait pleine de Sarrazins pour la occire. Le vieux chevalier, qui lui tenait la main pendant qu’elle dormait, la lui serrait alors, et lui disait : Madame, je suis avec vous, n’ayez pas peur. Un instant après qu’elle avait fermé les yeux, elle se réveillait encore et poussait des cris effrayants ; le grave écuyer la rassurait de nouveau. Enfin, pour se délivrer de ses' alarmes cruelles, la reine fit sortir tout le monde de sa chambre, excepté son chevalier ; puis, se jetant à ses genoux, elle lui dit : « Sire chevalier, promettez-moi que vous m’accorderez la grâce que je vais vous demander. » Il le promit par serment. Marguerite continua ainsi : « Je vous requiers, sur la foi que vous m’avez donnée, que, si les Sarrazins prennent cette ville, vous me couperez la tête avant qu’ils puissent me prendre. — Tresvoluntiers le ferais-je, répliqua le vieux chevalier, et si, ai je eu en pensée d’ainsi faire, si le cas y escheoit. »

Le lendemain la reine accoucha d’un fils qu’on nomma Jean Tristan, à cause des circonstances douloureuses au milieu desquelles il était né. Le même jour on vint l’avertir que les Génois, les Pisans, et plusieurs autres croisés des villes maritimes de l’Europe, voulaient abandonner Damiette et prendre la fuite. Marguerite fit venir devant son lit les principaux d’entre eux, et leur dit : « Seigneurs, pour l’amour de Dieu, ne quittez pas cette ville : sa perte entraînerait celle du roi et celle de toute l’armée chrétienne. Soyez touchés de mes larmes, ayez pitié du faible enfant que vous voyez couché près de moi. »

Les marchands de Gênes et de Pise furent d’abord peu attendris par ses paroles. Joinville leur reproche avec amertume leur indifférence pour l’infortune du roi et pour la cause de Jésus-Christ. Comme ils répondirent à la reine qu’ils n’avaient plus de vivres, cette princesse donna ordre qu’on achetât sur-le-champ toutes les provisions qui se trouveraient dans la ville, et fit annoncer aux Génois et aux Pisans que désormais ils seraient entretenus aux frais du roi. Par ce moyen, la ville de Damiette conserva une garnison et des défenseurs, dont la présence, plus encore que la valeur, imposa aux ennemis. On assure même que les musulmans, après la victoire de Minieh, avaient voulu surprendre la place, et s’étaient présentés devant les murailles avec les étendards et les armes des vaincus : on les reconnut à leur langage étranger, à leurs longues barbes, à leurs visages basanés. Comme les chrétiens se montrèrent en grand nombre sur les remparts, les ennemis s’éloignèrent à la hâte d’une ville qu’ils croyaient disposée à se défendre, mais dans laquelle régnaient le découragement et la crainte.

Pendant ce temps-là Louis IX était plus calme à Mansourah qu’on ne l’était à Damiette. Ce que la misère et l’infortune ont de plus amer pour les grands de la terre, ne servait qu’à faire éclater en lui la vertu d’un héros chrétien et le caractère d’un grand roi. Il n’avait pour se couvrir la nuit qu’une casaque grossière qu’il tenait de la charité d’un prisonnier. Un seul de ses domestiques le servait et le soignait dans sa maladie. Dans cet état, il n’adressa jamais une prière à ses ennemis, et sa fierté ne s’abaissa point au langage de la soumission et de la crainte. Un de ses aumôniers attesta dans la suite, par serment, que Louis ne laissa jamais échapper ni un mot de désespoir ni un mouvement d’impatience. Les musulmans s’étonnaient de cette résignation, et disaient entre eux que, si jamais leur prophète les laissait en proie à d’aussi grandes adversités, ils abandonneraient son culte et sa foi. De toutes ses richesses, Louis n’avait sauvé que le livre des psaumes, inutile dépouille pour les musulmans ; lorsque tout le monde l’abandonna, ce livre seul consola son infortune. Chaque jour il récitait ces hymnes, où Dieu lui-même parle de sa justice et de sa miséricorde, rassure la vertu qui souffre en son nom, menace de sa colère ceux qu’enivre la prospérité et qui abusent de leur triomphe.

Ainsi les sentiments et les souvenirs religieux soutenaient dans les fers le courage de Louis ; et le pieux monarque, entouré chaque jour de nouveaux périls, au milieu d’une armée musulmane qu’il avait irritée par ses victoires, pouvait encore s’écrier avec le prophète-roi : Appuyé sur le Dieu vivant, qui est mon boucher et ma gloire, je ne craindrai pas la foule des ennemis campés autour de moi.

Cependant le sultan du Caire, paraissant adoucir les rigueurs de sa politique, envoya à Louis IX cinquante habits magnifiques pour lui et les seigneurs de sa suite. Louis refusa de : s’en vêtir, en disant qu’il était le souverain d’un royaume plus grand que l’Égypte, et qu’il ne porterait jamais l’habit d’un prince étranger. Almoadam fit préparer un grand festin auquel le roi fut invité. Louis ne se rendit point à cette invitation, persuadé qu’on voulait le donner en spectacle à l’armée musulmane. Enfin le sultan lui envoya ses plus habiles médecins, et fît tout pour conserver un prince qu’il destinait à orner son triomphe et dont il espérait obtenir les avantages attachés à sa dernière victoire. On ne tarda pas à proposer au roi de briser ses fers, à condition qu’il rendrait Damiette et les villes de la Palestine qui se trouvaient encore au pouvoir des Francs. Louis répondit que les villes chrétiennes de la Palestine ne lui appartenaient point ; que Dieu avait remis récemment la place de Damiette entre les mains des chrétiens, et qu’aucune puissance humaine ne pouvait en disposer. Le sultan, irrité de ce refus, résolut d’employer la violence. Tantôt il menaçait Louis IX de l’envoyer au calife de Bagdad, qui le ferait mourir en prison ; tantôt il annonçait le projet de promener son illustre captif en Orient, et de montrer à toute l’Asie un roi des chrétiens réduit en servitude ; enfin il alla jusqu’à le menacer de le faire mettre aux bernicles, supplice affreux et réservé aux plus grands criminels. Louis se montrait inébranlable, et se contentait de répondre à toutes ces menaces : Je suis prisonnier du sultan, il peut faire de moi tout ce qu'il voudra.

Le roi de France souffrait toujours sans se plaindre, il ne craignait rien pour lui-même ; mais, lorsqu’il songeait à sa fidèle armée, au sort des autres captifs, son âme était saisie d’une profonde douleur. Les prisonniers chrétiens se trouvaient entassés pêle-mêle dans une cour, les uns malades, les autres blessés, la plupart presque nus, tous exposés à la faim, aux injures de l’air, aux outrages de leurs impitoyables gardiens. Un musulman fut chargé d’écrire les noms de tous ces malheureux captifs, dont le nombre s’élevait à plus de dix mille. On conduisit dans un vaste pavillon ceux qui pouvaient racheter leur liberté ; les autres restèrent dans le lieu où on les avait jetés comme un vil troupeau, destinés à périr misérablement. Chaque jour un émir chargé des ordres du sultan entrait dans cet asile du désespoir, et faisait traîner hors de l’enceinte deux ou trois cents prisonniers. On leur demandait s’ils voulaient abjurer la religion de Jésus-Christ : ceux à qui la crainte de la mort faisait renier leur foi, recevaient la liberté ; les autres tombaient sous le glaive, et leurs corps étaient jetés dans le Nil. On les égorgeait pendant la nuit ; le silence et l’obscurité des ténèbres ajoutaient à l’horreur de l’exécution. Pendant plusieurs jours le fer des bourreaux décima ainsi les malheureux prisonniers. On ne voyait jamais revenir ceux qui sortaient de l’enceinte. Leurs tristes compagnons, en recevant leurs adieux, pleuraient d’avance leur fin tragique, et vivaient dans l’attente d’un sort semblable. A la fin, la lassitude du carnage fit épargner ceux qui restaient. La foule des captifs fut traînée au Caire, et la capitale de l’Égypte, dans laquelle ils s’étaient flattés d’entrer en triomphe, les vit arriver couverts de haillons et chargés de chaînes. On les jeta dans des prisons où plusieurs moururent de faim et de douleur ; les autres, condamnés à être esclaves sur une terre étrangère, privés de tout secours, de toute communication avec leurs chefs, sans savoir ce qu’était devenu leur roi, n’espéraient plus ni recouvrer leur liberté, ni revoir l’Occident.

Les historiens orientaux racontent avec indifférence les scènes que nous venons de décrire ; plusieurs même semblent ne voir qu’une seconde victoire dans le massacre des prisonniers de guerre, et, comme si l’infortune et le meurtre d’un ennemi désarmé eussent pu rehausser la gloire du vainqueur, ils exagèrent dans leurs récits les misères des vaincus et surtout le nombre des victimes immolées à l’islamisme.

Les barons et les chevaliers qu’on avait enfermés dans un pavillon n’ignoraient point le sort de leurs compagnons d’armes ; ils passaient les jours et les nuits dans des terreurs continuelles. Le sultan voulut obtenir d’eux ce qu’il n’avait pu obtenir de Louis IX. Il leur envoya un émir pour leur annoncer qu’on les mettrait en liberté, si Damiette et les villes chrétiennes de la Palestine étaient rendues aux musulmans. Le comte de Bretagne répondit, au nom des autres prisonniers, que ce qu’on leur demandait n’était point en leur puissance, et que les guerriers français n’avaient d’autre volonté que celle de leur roi. « On voit assez, dit l’envoyé d’Almoadam, que vous ne tenez ni à la liberté ni à la vie. Vous allez voir des hommes accoutumés à jouer du glaive. » L’émir se retira, laissant les prisonniers dans l’attente d’une mort prochaine. On déploya devant eux l’appareil des supplices ; le glaive resta plusieurs jours suspendu sur leurs têtes ; mais Almoadam ne put ébranler leur fermeté. Ainsi la captivité d’une armée entière, les supplices, la mort d’un grand nombre de guerriers, n’avaient pu enlever aux chrétiens une seule de leurs conquêtes, et un des boulevards de l’Égypte était encore entre leurs mains.

Cependant quelques seigneurs français offrirent de payer leur rançon. Louis le sut ; et, comme il craignait que plusieurs, n’ayant pas de quoi se racheter, ne restassent dans les fers, il défendit tout traité particulier. Les comtes et les barons, naguère si peu dociles, ne savaient plus résister aux volontés d’un roi malheureux : on renonça sur-le-champ à toute négociation séparée. Le roi avait dit qu’il voulait payer pour tout le monde, et qu’il ne s’occuperait de sa propre liberté qu’après avoir assuré celle de tous les autres.

Tandis que le sultan du Caire faisait ainsi de vaines tentatives pour dompter la fierté ou amollir le courage de Louis IX et de ses chevaliers, les favoris qu’il avait amenés de la Mésopotamie pressaient leur maître de conclure promptement la paix. « Vous avez, lui disaient-ils, des ennemis plus dangereux que les chrétiens : ce sont les émirs qui veulent régner à votre place, et qui ne cessent de vanter leurs victoires comme si vous n’aviez pas vaincu vous-même les Francs, comme si le Dieu de Mahomet n’avait pas envoyé la peste et la famine pour vous aider à triompher des défenseurs du Christ. Hâtez-vous donc de terminer la guerre, pour affermir au dedans votre pouvoir et commencer votre règne. » Ces discours, qui flattaient l’orgueil d’Almoadam, le décidèrent à faire à ses ennemis des propositions plus raisonnables. Le sultan se borna à demander au roi de France un million de besants d’or et la reddition de Damiette. Saint Louis, averti que la ville de Damiette ne pouvait résister, consentit aux propositions qui lui étaient faites, si la reine les approuvait. Comme les musulmans témoignèrent quelque surprise, le roi ajouta : La reine est ma dame, je ne puis rien faire sans son aveu. Les ministres du sultan revinrent une seconde fois, et dirent au monarque français que, si la reine voulait payer la somme demandée, il serait libre. « Un roi de France, leur répondit-il, ne se rachète point pour de l’argent : on donnera la ville de Damiette pour ma délivrance, et le million de besants d’or pour celle de mon armée. » Le sultan accepta tout ; et, soit qu’il fût charmé d’avoir terminé les négociations, soit qu’il fût touché du grand caractère qu’avait déployé le monarque captif, il réduisit d’un cinquième la somme dont on était convenu pour la rançon des soldats chrétiens.

Les chevaliers et les barons ignoraient encore la conclusion du traité, et roulaient dans leur esprit les plus tristes pensées, lorsqu’ils virent entrer un vieillard musulman dans leur pavillon. Sa figure vénérable, la gravité de son maintien, inspiraient le respect. Son cortège, composé d’hommes armés, inspirait la crainte. Le vieillard, sans autre discours, fit demander aux prisonniers, par un interprète, s’il était vrai qu’ils crussent en un seul Dieu, né d’une femme, crucifié pour le salut du genre humain et ressuscité le troisième jour. Tous ayant répondu que c’était leur croyance : « En ce cas, ajouta-t-il, félicitez-vous de souffrir pour votre Dieu : vous êtes bien loin encore de souffrir pour lui autant qu’il a souffert pour vous. Placez votre espérance en lui, et, s’il a pu lui-même se rappeler à la vie, il ne manquera pas de puissance pour mettre un terme aux maux qui vous accablent maintenant. »

En achevant ces paroles, le vieillard musulman se retira, laissant les croisés partagés entre la surprise, la crainte et l’espérance. Le lendemain on vint leur annoncer que le roi avait arrêté une trêve, et qu’il voulait prendre conseil de ses barons. Jean de Valéry, Philippe de Montfort, Guy et Baudouin d’Ibelin, furent nommés pour se rendre auprès de Louis. Les croisés ne tardèrent pas à apprendre que leur captivité allait finir, et que le roi avait payé la rançon des pauvres comme des riches. Ces preux chevaliers, lorsqu’ils portaient leurs pensées sur leurs victoires, ne concevaient point comment ils étaient tombés entre les mains des infidèles, et, lorsqu’ils songeaient à leurs dernières infortunes, leur délivrance leur paraissait miraculeuse. Tous élevèrent la voix pour louer Dieu et bénir le roi de France.

Dans le traité furent comprises toutes les villes de la Palestine qui appartenaient aux chrétiens à l’arrivée des croisés en Orient. De part et d’autre, on devait rendre les prisonniers de guerre faits depuis la trêve conclue entre l’empereur Frédéric et le sultan Malek-Kamel. Il fut convenu aussi que les munitions et les machines de guerre de l’armée chrétienne resteraient provisoirement à Damiette sous la sauvegarde du sultan d’Égypte.

On ne songea plus alors qu’à remplir les conditions du traité de paix. Quatre grandes galères furent préparées pour transporter les principaux prisonniers jusqu’à l’embouchure du Nil. Le sultan partit de Mansourah et se rendit par terre à Pharescour.

Depuis la bataille de Minieh, on avait élevé dans cette ville un vaste palais construit en bois de sapin dont les chroniques du temps nous ont laissé une description pompeuse. Ce fut dans ce palais qu'Almoadam reçut les félicitations des musulmans sur l’heureuse issue d’une guerre contre les ennemis de l’islamisme. Toutes les villes, toutes les principautés de Syrie, firent partir leurs ambassadeurs pour venir saluer le vainqueur des chrétiens. Le gouverneur de Damas, à qui il avait envoyé le manteau du roi de France trouvé sur le champ de bataille, lui répondit : « Dieu, sans doute, vous destine à la conquête de l’univers, et vous allez marcher de victoire en victoire ; qui peut en douter, puisque vos esclaves se couvrent déjà des dépouilles que vous avez conquises sur les rois ? » Ainsi le jeune sultan s’enivrait de louanges ; il passait son temps au milieu des fêtes et des plaisirs de la paix, oubliant les soins de son empire et ne prévoyant pas les dangers qui le menaçaient au milieu de ses triomphes.

Almoadam avait disgracié et dépouillé de leurs emplois plusieurs des ministres et des serviteurs de son père : la plupart des émirs étaient dans la crainte d’une pareille disgrâce, et cette crainte même les portait à tout braver pour conserver leur fortune et leur vie. Parmi les mécontents, on remarquait surtout les mameluks et leur chef, milice dont l’origine remontait à Saladin et qui avait obtenu les plus grands privilèges sous le règne précédent. Ils reprochaient au sultan de préférer de jeunes favoris à de vieux guerriers, soutiens du trône et sauveurs de l’Égypte. Ils lui reprochaient d’avoir conclu la paix, sans consulter ceux qui avaient supporté le poids de la guerre, d’avoir distribué les dépouilles des vaincus à des courtisans qui n’avaient pris d’autre peine que celle devenir des bords de l’Euphrate sur les bords du Nil. Pour justifier d’avance tout ce qu’on pouvait tenter contre le prince, on lui supposait à lui-même les projets les plus sinistres, et la rébellion naissante s’échauffait au récit des persécutions futures. On citait les émirs qui devaient mourir ; les instruments du supplice, le jour de l’exécution, tout était marqué, tout était prêt. On avait vu le sultan, au milieu d’une orgie nocturne, trancher les flambeaux de son appartement avec son sabre et s’écrier qu’il ferait ainsi voler la tête à tous les mameluks. Une femme animait l’esprit des guerriers par ses discours : c’était la sultane Chegger-Eddour, qui avait un moment disposé de l’empire et ne pouvait supporter les dédains du nouveau sultan. Des plaintes on passa bientôt à la révolte ouverte ; car il était moins périlleux d’attaquer le prince l’épée à la main, que de déclamer plus longtemps contre lui. Un complot se forma dans lequel entrèrent les mameluks et tous les émirs qui avaient des outrages à venger ou à craindre. Les conjurés étaient impatients d’exécuter leur projet, et, craignant que le sultan une fois arrivé à Damiette ne pût échapper à leurs coups, ils résolurent d’éclater à Pharescour.

Les galères qui transportaient les prisonniers chrétiens arrivèrent devant cette ville. Le roi descendit à terre avec les princes ses frères, et fut reçu dans un pavillon où il eut une entrevue avec le sultan. L’histoire ne dit rien de cette conférence entre deux princes qui fixaient également l’attention et dont la position était si différente : l’un enivré de ses victoires, aveuglé par ses prospérités ; l’autre, vainqueur de la mauvaise fortune, sortant plus grand de l’épreuve de l’adversité.

Les deux souverains avaient désigné le samedi qui précède l’Ascension pour la reddition de Damiette. D’après cette convention, les croisés, retenus depuis plus d’un mois dans les fers, n’avaient plus que trois jours à souffrir les angoisses de leur captivité ; mais de nouveaux malheurs les attendaient, et devaient éprouver encore leur courage et leur résignation. Le lendemain de leur arrivée devant Pharescour, le sultan du Caire, en réjouissance de la paix, voulut donner un festin aux principaux officiers de l’armée musulmane. Les conjurés profitèrent de cette occasion : vers la fin du repas, ils fondirent sur lui l’épée à la main ; Bondocdar lui porta le premier coup. Almoadam, n’ayant été blessé qu’à la main, se lève tout éperdu, s’échappe à travers sa garde immobile, se réfugie dans une tour, en ferme la porte, et paraît ensuite à une fenêtre, tantôt implorant des secours, tantôt demandant aux conjurés ce qu’ils exigeaient de lui. L’envoyé du calife de Ragdad se trouvait alors à Pharescour. Il montait à cheval, lorsque les mameluks le menacent de la mort s’il ne rentre dans sa tente. Dans le même temps quelques tambours se faisaient entendre et donnaient le signal pour rassembler les troupes, mais les chefs du complot disent aux soldats que Damiette est prise, et toute l’armée se précipite vers cette ville ; le sultan reste seul aux prises avec ceux qui en voulaient à sa vie. Les mameluks l’accusent et le menacent : il veut se justifier ; ses paroles se perdent dans le tumulte. Mille voix lui crient de descendre ; il hésite, il gémit, il pleure ; les flèches volent contre la tour ; le feu grégeois lancé de tous côtés allume un incendie. Almoadam, près d’être atteint par les flammes, se précipite de la fenêtre, et tombe à terre. Les sabres, les épées nues, sont levés sur lui : il se jette aux genoux d’Octaï, un des principaux officiers de sa garde, qui le repousse avec colère. Le malheureux prince se relève, tendant la main à tout le monde, disant qu’il abandonnait le trône d’Égypte et qu’il voulait retourner dans la Mésopotamie. Ces supplications, indignes d’un prince, inspiraient plus de mépris que de pitié ; cependant la foule des conjurés hésitait, mais les chefs savaient trop bien qu’il n’y avait pour eux de salut qu’en achevant le crime commencé. Bondocdar, qui avait porté le premier coup au sultan, le frappe une seconde fois de son sabre ; Almoadam s’échappe tout sanglant, se jette dans le Nil, et cherche à gagner quelques navires qui semblaient s’approcher de la rive pour le recevoir ; neuf mameluks le suivent dans l’eau et le percent de mille coups à la vue de la galère où se trouvait Joinville.

Telle fut la fin d’Almoadam, qui ne sut ni régner ni mourir. Les auteurs arabes remarquent comme une chose singulière qu’il périt à la fois par le fer, le feu et l’eau. Les mêmes auteurs s’accordent à dire qu’il provoqua lui-même sa ruine par son imprudence et son injustice. Au reste, l’histoire orientale, accoutumée à louer le succès, à blâmer tous ceux qui succombent, rapporte les plaintes des mameluks sans les examiner, et, passant légèrement sur cette révolution, se contente de dire : Lorsque Dieu veut un événement, il en prépare d'avance les causes.

Le Nil et son rivage offraient alors deux spectacles bien différents : d’un côté, on voyait un prince, au milieu de toutes les pompes de la grandeur, dans tout l’appareil de la victoire, massacré par ses propres gardes ; de l’autre, un prince malheureux, entouré de ses chevaliers malheureux comme lui, leur inspirant plus de respect dans son adversité que lorsqu’il était environné de tout l’éclat de la prospérité et de la puissance. Les chevaliers elles barons français, quoiqu’ils eussent été victimes de la barbarie du sultan, éprouvèrent à la vue de sa mort tragique plus d’étonnement que de joie : ils ne pouvaient s’expliquer l’attentat des mameluks, et ces révolutions du despotisme militaire aux prises avec lui-même les remplissaient d’effroi.

Après cette scène sanglante, trente officiers musulmans, l’épée à la main et portant au cou des haches d’armes, entrèrent dans la galère où se trouvaient les comtes de Bretagne, de Montfort, Baudouin et Guy d’Ibelin, elle sire de Joinville. Ces furieux, vomissant des imprécations et menaçant de la voix et du geste, firent croire aux prisonniers que leur dernière heure était venue. Déjà les guerriers chrétiens se préparaient à la mort, et, se jetant à genoux devant un religieux de la Trinité, ils lui demandaient l’absolution de leurs péchés. Comme le prêtre ne pouvait les entendre tous à la fois, ils se confessèrent les uns aux autres : Guy d’Ibelin, connétable de Chypre, se confessa à Joinville, qui lui donna telle absolution comme Dieu lui en avoit donné le pouvoir. C’est ainsi que dans la suite l’histoire nous représente le chevalier Bayard, blessé à mort et près d’expirer, se confessant au pied d’un chêne à un de ses fidèles compagnons d’armes.

Au reste, ces menaces, ces violences des émirs, pouvaient avoir un but politique. A la suite d’un complot qui devait diviser les esprits, réveiller des passions nouvelles, il importait aux chefs d’exciter le fanatisme de la multitude et de diriger toutes ses fureurs contre les chrétiens ; il leur importait de faire croire, ils pouvaient croire eux-mêmes qu’Almoadam, tué devant les galères chrétiennes, avait cherché un asile parmi les ennemis de l’islamisme.

Les seigneurs et les barons n’éprouvèrent point le sort qu’ils redoutaient ; cependant, comme si on avait craint leurs entreprises, ils furent jetés à fond de cale, où ils passèrent la nuit, ayant toujours sous les yeux les terribles images de la mort.

Louis, enfermé dans sa tente avec ses frères, avait entendu le tumulte. Ne sachant rien, il crut ou qu’on massacrait les prisonniers français, ou que les musulmans avaient pris Damiette. Il était en proie à mille terreurs, lorsqu’il vit entrer dans sa tente le chef des mameluks, Octaï. Cet émir fit retirer les gardes du roi, et, montrant un glaive ensanglanté : « Almoadam n’est plus, dit-il ; que me donneras-tu pour t’avoir délivré « d’un ennemi qui méditait ta perte et la nôtre ? » Louis ne répondit rien. Alors, présentant la pointe de son épée : « Est-ce que tu ne sais pas, ajouta l’émir furieux, que je suis maître de ta personne ? Fais-moi « chevalier, ou tu es mort. — Fais-toi chrétien, répliqua le monarque, et je te ferai chevalier. » Sans insister davantage, Octaï se retira, et, peu de temps après, la tente du roi fut remplie de guerriers musulmans armés de sabres et d’épées. Leur démarche, leurs cris, la fureur peinte sur leurs visages, annonçaient assez qu’ils venaient de commettre un grand crime et qu’ils étaient prêts à en commettre d’autres ; mais, par une espèce de prodige, changeant tout à coup décontenance et de langage à la vue du monarque, ils s’approchèrent de lui avec respect ; puis, comme s’ils eussent éprouvé en présence de Louis le besoin de se justifier, ils lui dirent qu’ils avaient été forcés de tuer un tyran qui voulait les perdre, qui voulait perdre les chrétiens ; il fallait, ajoutaient-ils, oublier le passé : tout ce qu’ils demandaient pour l’avenir, c’était la fidèle exécution du traité conclu avec Almoadam. Puis, portant la main à leur turban et inclinant leur front jusqu’à terre, ils se retirèrent en silence, et laissèrent le monarque dans l’étonnement de les voir passer tout à coup des emportements de la licence à des sentiments respectueux.

Cette scène singulière a fait dire à quelques historiens que les mameluks avaient proposé le trône d’Égypte à saint Louis. Cette opinion s’est accréditée de nos jours, tant il nous est facile de croire tout ce qui semble favorable à la gloire du nom français. Le sire de Joinville, qu’on a cité pour appuyer cette assertion, se contente de rapporter une conversation qu’il eut avec saint Louis. Le roi l’interrogeait sur ce qu’il aurait dû faire dans le cas où les émirs seraient venus lui offrir l’autorité suprême. Comme le bon sénéchal ne concevait point qu’on pût accepter une couronne de la main de ces émirs séditieux qui avaient leur seigneur occis, Louis ne partagea point cet avis, et dit que vrayement, si on lui eût proposé de succéder au sultan, il ne l'eust mie refusé. Ces seules paroles prouvent assez qu’on n’avait rien proposé au monarque captif. Joinville, il est vrai, ajoute à son récit, d’après des bruits qui circulèrent dans l’armée chrétienne, que les émirs avaient fait battre les tambours et sonner les trompettes devant la tente du roi de France, et qu’en même temps ils délibérèrent entre eux pour savoir s’ils ne briseraient point les fers de leur prisonnier pour en faire leur souverain. Le sire de Joinville rapporte ce fait sans l’affirmer, et, comme l’histoire orientale garde sur ce même fait le silence le plus profond, un historien ne peut l’adopter aujourd’hui sans compromettre sa véracité. Il est possible, sans doute, que les émirs eussent exprimé le désir de trouver parmi eux un prince qui eût la fermeté, la bravoure et les vertus de Louis IX ; mais comment croire que les musulmans, animés du double fanatisme de la religion et de la guerre, aient pu s’arrêter un moment à la pensée de choisir un maître absolu parmi les chrétiens qu’ils venaient de traiter avec une barbarie sans exemple, et de remettre ainsi leurs biens, leur liberté, leur vie, entre les mains des plus implacables ennemis de leur pays, de leurs lois et de leur croyance ?

Au reste, le pouvoir suprême dont les émirs s’étaient montrés si jaloux et qu’ils avaient arraché avec tant de violence des mains d'Almoadam, parut d’abord effrayer leur ambition lorsqu’ils furent les maîtres d’en disposer. Dans un conseil réuni pour nommer un sultan, les plus sages refusèrent le dangereux honneur de régner sur un pays rempli de troubles et de commander à une armée livrée à l’esprit de sédition. Sur leur refus, on donna la couronne à Chegger-Eddour, qui avait eu tant de part à l’élévation, puis à la chute d’Almoadam. Pour gouverner avec la sultane, en qualité d’atabek, on choisit Ezz-Eddin-Aybek, qui avait été amené comme esclave en Égypte, et que son origine barbare faisait surnommer le Turcoman.

La nouvelle sultane arriva bientôt à Pharescour, et fut proclamée sous le nom de Mostassemieh Salehieh, reine des musulmans, mère de Malek-Almansor-Khalil. Almansor-Khalil, jeune prince, fils de Negmeddin, avait précédé son père au tombeau. Les enfants que laissait Almoadam étaient restés en Mésopotamie, et ne devaient plus espérer de succéder à leur père. Ainsi finit la puissante dynastie des Ayoubites, dynastie fondée par la victoire et renversée par une armée que l’orgueil de la victoire avait poussée à la révolte. Tandis qu’on formait un gouvernement nouveau, le corps du sultan était abandonné sur les bords du Nil, où il resta deux jours sans sépulture. Enfin l’envoyé du calife de Bagdad obtint la permission de l’ensevelir, et déposa dans un lieu écarté les tristes restes du dernier des successeurs de Saladin.

L’élévation de Chegger-Eddour étonna les musulmans : on n’avait point encore eu d’exemple du nom d’une femme gravé sur les monnaies et prononcé dans les prières publiques. Le calife de Bagdad s’éleva contre le scandale de cette innovation, et, lorsqu’il écrivit dans la suite aux émirs, il leur demanda s’ils n’avaient pas trouvé dans toute l’Égypte un seul homme pour les gouverner. L’autorité suprême, remise entre les mains d’une femme, ne pouvait contenir les passions qui troublaient l’empire, ni faire respecter les traités, ce qui devint très-funeste aux chrétiens, condamnés à souffrir tour à tour de la révolte et de la soumission, de l’union et de la discorde de leurs ennemis.

Parmi les émirs, les uns voulaient qu’on exécutât la trêve conclue avec le sultan ; les autres, qu’on fît un traité nouveau ; quelques-uns s’indignaient qu’on négociât avec des infidèles. Après de longs débats, on en revint à ce qui avait été décidé, en y ajoutant la condition que le roi de France rendrait Damiette avant d’être mis en liberté, et qu’avant de quitter les rives du Nil il paierait la moitié de la somme fixée pour sa rançon et celle de son armée. Ces dernières conditions annonçaient la défiance des émirs, et pouvaient faire craindre que le jour de la délivrance ne fût point encore arrivé pour les prisonniers chrétiens.

Lorsqu’on en vint à jurer l’observation du traité, on proposa de part et d’autre des formules de serment. Les émirs jurèrent que, s’ils manquaient à leurs promesses, « ils consentaient à être bafoués comme le pèlerin qui fait un voyage à la Mecque la tête découverte, ou bien à être aussi méprisés que celui qui reprend ses femmes après les avoir quittées. » Les musulmans, d’après leurs mœurs et leurs usages, n’avaient point d’expressions plus solennelles pour garantir la foi jurée. On proposa à Louis IX la formule suivante : « Si je manque à mon serment, je serai semblable à celui qui renie son Dieu, qui crache sur la croix et la foule aux pieds. » Cette formule de serment qu’on imposait au roi lui semblait une injure à Dieu et à lui-même : il refusa de la prononcer. En vain les émirs firent éclater leur colère, il brava leurs menaces. Cette résistance de saint Louis, célébrée par les contemporains, n’obtiendra peut-être pas les mêmes éloges dans le siècle où nous vivons. Cependant il faut considérer que le roi n’était pas seulement retenu en cette circonstance par les scrupules de sa dévotion, mais aussi par le sentiment de la dignité royale. On se rappelle que dans la troisième croisade, Richard et Saladin avaient jugé indigne de la majesté des rois d’asservir leur parole à la formule d’un serment : ils se contentèrent, pour cimenter la paix, de toucher la main des ambassadeurs. Des émirs séditieux et couverts encore du sang de leur maître devaient méconnaître la dignité du rang suprême ; mais Louis n’oublia jamais, dans les occasions importantes, qu’il était un grand monarque, et la supposition d’un parjure, la seule pensée d’un blasphème ne pouvait s’allier dans son esprit avec le caractère d’un prince chrétien et d’un roi de France.

Les musulmans, irrités de voir un roi dans les fers résister à toutes leurs demandes et leur imposer en quelque sorte des conditions, parlaient déjà de faire mourir Louis IX au milieu des supplices : « Vous êtes « maîtres de mon corps, leur dit-il, mais vous ne pouvez rien sur ma volonté. » Les princes ses frères le conjurèrent de prononcer la formule exigée : il résista aux prières de l’amitié, comme il avait résisté aux menaces de ses ennemis. Les exhortations des prélats n’eurent pas plus de succès. Enfin les mameluks, attribuant une résistance si opiniâtre au patriarche de Jérusalem, s’emparèrent de ce prélat, âgé de plus de quatre-vingts ans, l’attachèrent à un poteau, et lui lièrent les mains si étroitement que le sang en jaillissait. Le patriarche, pressé par la douleur, criait : Sire, sire, jurez ; je prends le péché sur moi. Louis, toujours persuadé qu’on faisait outrage à sa bonne foi, qu’on lui demandait une chose injuste et déshonorante, resta inébranlable. À la fin les émirs, vaincus par tant de fermeté, se contentèrent de la simple parole du roi, et se retirèrent en disant que ce prince franc était le plus fier chrétien qu’on eût jamais vu en Orient.

On ne s’occupa plus dès lors que de l’exécution du traité. Les galères qui portaient les prisonniers levèrent l’ancre, et descendirent vers l’embouchure du Nil, tandis que l’armée musulmane s’avançait par terre. Les chrétiens devaient livrer Damiette le lendemain au lever du jour. On ne peut peindre le trouble, la consternation, le désespoir, qui régnèrent dans la ville durant toute la nuit. Les malheureux habitants parcouraient les rues, s’interrogeaient avec inquiétude ; les nouvelles les plus sinistres se répandaient : on disait que toute l’armée chrétienne avait été massacrée par les musulmans, que le roi de France était empoisonné. Lorsqu’on reçut l’ordre d’évacuer la place, la plupart des guerriers déclarèrent hautement qu’ils n’obéiraient point et qu’ils aimaient mieux mourir sur les remparts que d’être égorgés comme prisonniers de guerre.

En même temps les esprits s’échauffaient dans l’armée musulmane. On répétait que le roi de France refusait d’exécuter le traité et qu’il avait ordonné à la garnison de Damiette de se défendre. Les soldats et leurs chefs se repentaient d’avoir fait une trêve avec les Francs, et paraissaient décidés à profiter du moindre prétexte pour la rompre.

Cependant les commissaires de Louis IX persuadèrent aux chrétiens renfermés dans Damiette d’évacuer la ville. La reine Marguerite, à peine relevée de couches, se fit transporter dans un vaisseau génois : elle était accompagnée de la duchesse d’Anjou, de la comtesse de Poitiers, et de la veuve infortunée du comte d’Artois, qui, au milieu des calamités présentes, pleurait encore sur le premier malheur de cette guerre. Vers la fin de la nuit, Olivier de Thermes, qui commandait la garnison, le duc de Bourgogne, le légat du pape et tous les Francs, excepté les malades restés dans la ville, s’embarquèrent sur le Nil.

Geoffroi de Sargines, étant entré dans la place, en remit les clefs aux émirs, et dès le lever du jour on vit flotter les étendards musulmans sur les tours et les remparts. A cette vue, toute l’armée égyptienne se précipita en tumulte dans la ville. Les nouvelles répandues dans la nuit avaient excité la fureur des soldats : ils entrèrent dans Damiette comme si un combat sanglant leur en eût ouvert les portes ; ils massacrèrent les malades qu’ils y trouvèrent, pillèrent les maisons, et livrèrent aux flammes les machines de guerre, les armes, toutes les munitions qui appartenaient aux chrétiens.

Cette première violation des traités, l’ivresse du carnage, l’impunité de la licence, ne firent qu’enflammer davantage l’esprit des musulmans et les porter à de plus grands excès. Les émirs, partageant la fureur des soldats, eurent la pensée de faire périr tous les prisonniers chrétiens. Déjà les galères où se trouvaient entassés les barons et les chevaliers français avaient reçu l’ordre de remonter vers Pharescour, dont fut parmi nous grand dueil, dit Joinville, et maintes larmes issirent des yeux, car nous croyions tous qu’on dust nous tuer.

Tandis que les galères remontaient le Nil, les chefs de l’armée musulmane délibéraient en conseil sur le sort du roi de France et de tous les prisonniers français. « Nous voilà maîtres de Damiette, disait un des émirs ; un puissant monarque des Francs et ses plus braves guerriers peuvent recevoir de nous la mort ou la liberté. La fortune nous offre une occasion d’assurer à jamais la paix de l’Égypte et le triomphe de « l’islamisme ; nous avons versé sans scrupule le sang des princes musulmans, respecterons-nous celui des princes chrétiens venus en Orient pour incendier nos cités et réduire nos provinces en servitude ? » Cette opinion était celle du peuple et de l’armée, et la plupart des émirs, entraînés par l’esprit général, tenaient le même langage. Un émir de la Mauritanie, dont Joinville nous a conservé le nom, s’éleva presque seul contre cette violation des lois de la guerre et de la paix. « Vous avez fait mourir, dit-il, votre prince, que le Coran vous ordonnait de garder comme la prunelle de votre œil. Cette mort était sans doute nécessaire à votre propre sécurité ; mais que pouvez-vous attendre de l’action qu’on vous propose, si ce n’est la colère de Dieu et la malédiction des hommes ? » Ce discours fut interrompu par des murmures : le langage de la raison ne faisait qu’aigrir la haine et le fanatisme. Comme les passions violentes ne manquent jamais de motifs pour se justifier à elles-mêmes leurs propres excès, on accusa les croisés de perfidie, de trahison, et de tous les crimes qu’on méditait contre eux. Il n’était point d’accusation qui ne parût vraisemblable, point de violence qui ne parût juste. Si le Coran, disait-on, ordonnait aux musulmans de veiller sur la vie de leurs princes, il leur ordonnait aussi de veiller au maintien de la foi musulmane ; la mort devait être le prix de ceux qui avaient apporté la mort, et leurs ossements devaient blanchir dans les mêmes plaines qu’ils avaient ravagées. Ainsi l’exigeaient le salut de l’Égypte et les lois du prophète.

Après une délibération très-orageuse, la terrible sentence des captifs allait être prononcée ; mais la cupidité vint à la fin au secours de l’humanité et de la justice : l’émir qui parlait en faveur des prisonniers chrétiens, avait dit plusieurs fois que les morts ne payaient point de rançon. On reconnut enfin que le glaive, en immolant les croisés, ne ferait que dépouiller la victoire et priverait les vainqueurs du fruit de leurs travaux. Cette observation calma les esprits et changea les opinions. La crainte de perdre huit cent mille besants d’or fit respecter les traités, et sauva la vie du roi de France et de ses compagnons d’infortune.

Les émirs donnèrent l’ordre de ramener les galères vers Damiette. Les mameluks prirent tout à coup des sentiments plus pacifiques, et, comme il est naturel à la multitude de passer d’un extrême à l’autre, on traita avec tous les égards de l’hospitalité ceux qu’on voulait peu d’heures auparavant livrer à la mort. A leur arrivée devant la ville, on distribua aux prisonniers des beignets cuits au soleil, et des œufs durcis que, pour l’honneur de nos personnes, dit Joinville, on avait peincts de diverses couleurs.

Les chevaliers et les barons eurent enfin la permission de sortir des vaisseaux qui leur servaient de prison, pour aller rejoindre le roi, que plusieurs d’entre eux n’avaient point vu depuis le désastre de Minieh. Pendant qu’ils sortaient de leurs navires, Louis marchait vers l’embouchure du Nil, escorté par des guerriers musulmans : une multitude innombrable le suivait, et contemplait en silence les armes, les traits, la démarche du monarque chrétien. Une galère génoise l’attendait ; lorsqu’il y fut monté, quatre-vingts archers, les arbalètes tendues, parurent tout à coup sur le tillac : aussitôt la foule des Égyptiens se dissipe, et la galère s’éloigne du rivage. Louis avait avec lui le comte d’Anjou, le comte de Soissons, Geoffroi de Sargines, Philippe de Nemours, le sénéchal de Joinville. Le comte de Poitiers était resté en otage à Damiette jusqu’à l’entier paiement de quatre cent mille besants d’or que le roi devait compter aux émirs avant de se mettre en mer. Il manquait à Louis IX trente mille livres : on les demanda aux templiers ; ceux-ci, au grand scandale des chevaliers et des barons, les refusèrent d’abord. On menaça d’employer la force : ils obéirent. La somme exigée par le traité fut payée aux musulmans. Le comte de Poitiers quitta Damiette, et tout était prêt pour le départ, lorsque Philippe de Montfort, chargé de faire le paiement, vint rendre compte de sa mission et dit au roi qu’on avait trompé les émirs d’une somme de dix mille livres. Louis en témoigna son mécontentement, et renvoya Philippe de Montfort à Damiette pour restituer cette somme, leçon de justice qu’il voulut à la fois donner à ses ennemis et à ses serviteurs. Cette dernière mission se trouve rapportée dans un auteur arabe qui lui suppose un motif singulier et bizarre. Il raconte que Philippe de Montfort fut envoyé aux émirs pour leur dire qu’ils manquaient de religion et de bon sens : de religion parce qu’ils avaient massacré leur souverain, de bon sens parce qu’ils avaient brisé, pour une somme modique, les chaînes d’un monarque puissant qui aurait donné la moitié de son royaume pour racheter sa liberté. Cette explication peu vraisemblable sert du moins à nous faire connaître l’opinion alors répandue parmi les peuples de l’Orient, qui reprochaient aux émirs égyptiens d’avoir égorgé leur sultan et laissé échapper leur ennemi.

Bientôt Louis IX, avec les tristes débris de son armée, quitta l’embouchure du Nil, et peu de jours après son départ arriva à Ptolémaïs, où le peuple et le clergé faisaient encore des prières pour sa délivrance. Tous les habitants de la ville allèrent en procession jusqu’au bord de la mer pour le recevoir.

Cependant les infidèles se réjouissaient de leurs triomphes. Les chefs et les soldats de l’armée égyptienne qui avait vaincu les Francs, reçurent, les uns des vases d’or et d’argent, les autres des sabres, des chevaux, tous des récompenses proportionnées à leur rang et à leur bravoure. La reddition de Damiette et les victoires de l’islamisme furent à la fois célébrées par des discours prononcés dans les mosquées et par les chants des poètes qu’on répétait dans toutes les cités musulmanes. Un des poètes arabes s’adressait au roi de France : « Ô monarque des Francs ! lui disait-il, tu voulais envahir l’Égypte et t'emparer de ses richesses : tu croyais, dans ton orgueil, que les forces qui la défendent se dissiperaient comme la fumée ou comme une ombre vaine : que sont devenus tes guerriers ? où les a conduits ton imprudence ? cinquante mille hommes faits prisonniers, tués ou blessés, voilà le fruit de ton entreprise. 0 roi des Francs ! ajoutait le poète des mameluks, si tu conserves l'espoir de venger ta défaite, si quelque dessein téméraire te ramène dans notre pays, n’oublie pas que la maison du fils de Lokman, qui te servait de prison, est encore prête à te recevoir. Souviens-toi que les chaînes que tu as portées et l'eunuque Sabyh, qui te gardait, sont toujours là qui t'attendent. »