L'AVEU

LA BATAILLE DE VERDUN ET L'OPINION ALLEMANDE

 

III. — L'EFFORT MALHEUREUX.

 

 

Le 21 février, après huit jours passés à se morfondre sous la pluie et dans la brume, l'Allemand attaque.

L'Allemand autrefois — sur l'ordre de ses propres chefs — tenait un carnet. Depuis que les carnets saisis au début de la campagne ont révélé les pires vilenies et des atrocités dès lors indéniables[1], on a défendu aux hommes d'écrire. Les carnets, aujourd'hui, sont peu nombreux, secs et sans grand intérêt.

En voici cependant quelques-uns entre nos mains. Ils nous livrent quelques impressions de bataille — un peu brèves. Ou y trouve plus de résignation que d'élan.

Lisons le soldat B... de la 9e compagnie du 64e :

10 février. — Départ pour les premières lignes. Grande animation sur les routes. On se rend compte que de grands événements se préparent. Après une marche pénible, arrivée dans les abris vers 19 heures. Le 25e I. E., qui avait passé quatorze mois dans cette position plutôt tranquille, regrette en général de la quitter. Le 64e arrive pour troubler cette quiétude. Chaque homme touche plusieurs grenades à la main... Ce sera pénible.

 

Voici le soldat R..., de la même compagnie :

9 février. — De grandes et pénibles choses se préparent. Dieu nous ait en sa garde.

12 février. — L'attaque ne se fera pas aujourd'hui à cause du brouillard qui est mauvais pour nous.

13 février. — L'attaque a été remise encore une fois. Vers 17 heures, feu violent de l'artillerie française. Les déserteurs ont dû trahir nos projets.

14 février. — Donc cette offensive n'aura pas lieu ; elle a été déjouée. On s'en aperçoit en observant les officiers qui se remettent à gueuler, alors qu'auparavant ils se tenaient silencieux et pâles dans les abris.

15 février. — Ça y est : travailler tous les jours et monter la garde toutes les nuits avec du pain sec en sus. Rien à boire. L'eau potable manque...

17 février. — Violents tirs d'artillerie. Nous sommes terrés dans nos abris et nous parlons du pays... Ah ! la paix ! tous nous avons assez de cette vie. Il pleut tous les jours ; on ne peut pas se sécher.

18 février. — Tirs d'artillerie. Nous avons quelques morts et quelques blessés.

20 février. — Le feu augmente de violence aujourd'hui : jusqu'à six cents obus de gros calibres en une heure et demie. Nos abris et tranchées sont bouleversés...

22 février. — Ce soir, nous attaquons ; ce sera chaud, mais il faut que ce soit. Dieu nous protège.

 

Voici le carnet du soldat X..., compagnie de mitrailleuses du 87e :

21 février. — Déclenchement de l'offensive sur le front occidental. Toute la journée Trommelfeuer : à six heures du soir assaut. Les Français se défendent vaillamment.

22 février. — Le matin Trommelfeuer : à midi, assaut des 1er et 2e bataillons.

23 février. — Nous sommes en réserve en arrière de la 3e position française. Nous passons la nuit dans l'entonnoir d'un obus de vingt et un centimètres et mourons presque de froid.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

26 février. — Mort de notre commandant de régiment. Nous occupons la hauteur devant Bras.

29 février. — Relève.

 

Le point culminant de la bataille est la prise de Douaumont, due, écrira le communiqué, à la ruée ardente des régiments brandebourgeois, mais qu'un document secret allemand, tombé entre nos mains, apprécie en un style infiniment moins glorieux. Négligeant ce document, je m'arrête à la lettre d'un soldat du 69e ! Les Brandebourgeois, écrit-il le 28, ont remporté la grande victoire de Verdun (sic). Mais il ajoute en homme clairvoyant : Mais je pense que leurs rangs se sont encore bien éclaircis... Cela dure depuis trop longtemps !

Ces jours sont les jours de triomphe, les beaux jours de Verdun pour les Allemands. Il n'y paraît guère d'après les lettres. Mais voici venir les jours sombres : l'élan est brisé ; le Français se défend vaillammen, parfois rejette son ennemi, en fait un massacre. Le mieux me paraît de suivre l'ordre chronologique. On verra les plaintes grandir, chaque jour plus fortes.

Dès le 1er mars, Fritz X... s'estime si malheureux, qu'il maudit ceux qui l'ont envoyé à cet enfer :

Devant Verdun, 1er mars 1916.

Mes chers parents,

... Je vous fais savoir que je vais très mal, car je mange tous les jours mon pain sec. Nous sommes dans une triste région et tous les jours ça barde ; qu'est-ce que le pasteur a dit encore ? Il l'a belle de parler en chaire des braves Feldgrauen, mais il ne vous raconte pas ce que tous ceux-ci ont à souffrir. S'il n'y a plus rien à bouffer (FRESSEN), qu'on fasse donc la paix. Les riches peuvent bien tenir mais les pauvres ont à souffrir... Détruisez cette lettre.

Votre fils : FRITZ...

 

Le 5 mars, notre mitrailleur de tout à l'heure, ramené à la ligne de feu, est dans le ravin du Chauffour et bois Albain (près Douaumont) :

Nous souffrons beaucoup de froid, du feu de l'artillerie française et de notre propre artillerie. Pour aller chercher le manger, il nous faut traverser un tir de barrage français sur la ferme (les Chambrettes.

9 mars. — Trommelfeuer de notre artillerie. Une de nos batteries lourdes tire sans discontinuer (toute la journée) trop court, ce qui occasionne de très fortes pertes. A midi, assaut. Nous arrivons à la deuxième tranchée française. Cette journée a été la faillite de notre artillerie lourde. Alors que les troupes occupent la même position depuis une semaine, il n'est pas admissible que l'artillerie tire trop court et encore pendant toute une journée. Cela témoigne d'une grande indifférence de ces Messieurs.

10 mars. — A midi, nous devions faire un assaut. En raison d'un violent Trommelfeuer des Français, l'assaut a dû être retardé. Très lourdes pertes pour notre régiment. Dans la nuit, nous sommes relevés. Il était grand temps, car sinon tous les hommes seraient devenus fous dans cette chaudière de sorcières.

 

Le soldat E..., du 6e Leib. Gren. Regiment, pendant ce temps, se morfond sous nos obus en arrière de Vaux. Il n'a pas pris part à l'assaut du fort, mais on lui a raconté que la division voisine avait pris et perdu le fort de Vaux. Le malheur est que nous n'ayons pas — et pour cause — la lettre d'un soldat de cette fameuse division Gurestsky, datée du fort de Vaux ; et cependant toute l'Allemagne, sur la foi d'un communiqué mensonger, proclamera — une heure — puis s'entêtera à affirmer qu'elle est entrée dans le fort :

Devant Verdun, 10 mars.

... Depuis hier matin, il y a beaucoup de neige ; elle arrête tout et ralentit les opérations devant Verdun. Nous ne sortons pas du froid, de la pluie, de la neige, de la boue et nous campons à la belle étoile... En outre, nous sommes constamment sous un feu intense d'artillerie qui fait chaque jour bien des victimes, car nous n'avons ni tranchées ni abris. Jusqu'à présent, nous avons été en deuxième ligne. Ce soir, nous passons en première ligne. Nous ne pouvons avoir aucune confiance dans notre artillerie lourde.

Et voici où le canard s'envole :

Hier matin, notre autre division avait pris le fort et le village de Vaux, mais elle a dû les évacuer parce que (admirons l'explication) notre artillerie tirait dedans sans arrêt.

 

L'oberleutnant S.... du 7e Rés., a, lui, été sur la croupe de Vaux, mais il ne parle pas de la prise du fort, naturellement, puisqu'il est vraiment sur les lieux et accroché en face du fort.

11 mars. — A 3 heures, départ pour la position devant le fort de Vaux. Au lever du jour, nous occupons la position qui était tenue par le 6e régiment. Le fort est à 200 mètres en avant de notre ligne. La position se compose de trous qui sont réunis entre eux...

12 mars. — A 4 heures, départ pour la nouvelle position (plus à droite.) Relève d'une compagnie du 37e. La plaine derrière nous est soumise à un tir de barrage. Le transport des vivres est difficile. A notre droite et plus bas se trouve le village de Vaux dont les trois quarts sont entre nos mains. Derrière Vaux se trouve le Douaumont ; derrière nous l'ouvrage et le bois de Dardaumont. Le soir, tir d'obus asphyxiants de notre artillerie. Des mitrailleuses et des Scharfschutzen tirent depuis le boqueteau à une pente au-dessus du village de Douaumont, particulièrement sur la 6e compagnie, qui a quelques pertes...

14 mars. — ... Les Français commencent à lancer des bombes sur notre position.

15, 16, 17 mars. — Nous faisons des pertes par le Kurtgustave. Attaque du 60e sans résultat.

18 mars. — ... L'après-midi, attaque sur le bois de la Caillette et à la Carrière, sans succès.

 

Cette croupe de Vaux devient l'effroi du soldat allemand : un malheureux trahit dans une courte carte une sorte d'égarement :

Le 24 mars 1916. Devant le fort de Vaux . Je n'ai pas besoin d'en écrire davantage. Tout le reste se comprend. Je veux cependant avoir de l'espoir. C'est amer ! bien amer ! Je suis encore si jeune ! A quoi bon ? Que sert de prier, de supplier ? Les obus ! les obus !

 

Moins pathétique, encore qu'énergique en ses expressions, un officier du Ge réserve écrit de la même croupe de Vaux à un de ses camarades du 202e réserve, le 3 avril :

Par l'état ci-joint[2], vous pouvez vous faire une idée de la situation chez nous parce que le corps des officiers est entièrement renouvelé. Les pertes du régiment sont assez élevées, car sa position (plateau de Vaux) est assez dégoûtante. Nos bataillons se relèvent entre eux, mais les positions de réserve et de repos reçoivent, à quelques exceptions près, autant d'obus que la première ligne.

 

Le froid continue à sévir, et ce qui en aggrave la rigueur — il n'y a qu'une voix —, on est mal nourri, parfois même privé de tout aliment. Un homme du 44e régiment d'artillerie de campagne s'en plaint amèrement : La nourriture laisse à désirer. Pas de pain et pas d'aliments gras. Et d'Allemagne (Strassburg, Prusse, le 20 mars), on écrit : Tu nous écris que vous avez dû sucer de la neige tellement vous souffriez de la faim. On plaint le pauvre, en ne lui donnant que cette consolation peu réconfortante : Mais crois-tu qu'il en est autrement ici, car ici on ne peut rien avoir.

 

Les combats, cependant, suivent leur cours. L'artillerie française continue à faire de la casse. Un homme qui a été de l'assaut, de la cote 265 écrit le 23 mars : Dès les premiers bonds les projectiles se mirent à siffler au-dessus de nos têtes. Nous reçûmes un feu terrible de mitrailleuses et d'artillerie au moment où nous nous lancions à l'assaut de la hauteur 265, en poussant des hurras, nous enlevâmes les premières tranchées. Malheureusement, nous y subîmes des pertes assez fortes. De mon escouade qui comprenait dix-neuf hommes, il n'en reste plus que trois... Celui qui s'en tire avec un Heimatschuss[3] peut dire qu'il a de la chance, car maints camarades y laissent, aussi la vie. Un revenant de Russie est terrifié par ce feu : Je suis de nouveau en campagne, écrit-il le 3 avril, mais sur le front occidental. En Russie, c'était un jeu d'enfant à côte du feu d'artillerie d'ici.

 

On comprend que l'empereur et le kronprinz sentent, vers le 1er avril, le besoin de remonter les soldats. A cette date, le mitrailleur du 87e assiste à une inspection par le souverain et son fils. L'empereur prononce une allocution qui se termine par ce mot singulièrement profond : Quand l'ennemi sera abattu, nous aurons bientôt la paix. De cette inspection passée à Marville, nous avons un autre compte rendu, dans la lettre (2 avril) d'un soldat de la 21e division, qui ajoute que l'empereur est devenu très vieux — le discours semblant d'ailleurs en témoigner.

 

Reste, pour avoir bientôt la paix, à abattre l'ennemi. Or les lettres et carnets continuent à révéler chez les soldats allemands la plus amère déception. Deux lieutenants échangent leurs impressions : le lieutenant B..., du 32e réserve, écrit au lieutenant W..., du 82e réserve, le 29 mars : Votre position n'est certainement pas des plus agréables, mais notre régiment n'est pas mieux partagé et l'artillerie ennemie nous inflige de lourdes pertes (près de Douaumont). Le mitrailleur du 87e qui, le 6 avril, a été porté à la position de première ligne à gauche de Douaumont signale que, le 8, l'attaque a été étouffée par le violent tir des Français et, le 14, il écrit mélancoliquement : Aujourd'hui mon dix-neuvième anniversaire. Comment me faut-il le célébrer ! Par la pluie et le feu de l'artillerie, blotti dans un trou sous terre comme une taupe. N'avoir que dix-neuf ans et être en guerre depuis dix-sept mois ! Où serai-je bien pour célébrer mon vingtième anniversaire ? En attendant, il est fait prisonnier le 15.

Le soldat S..., du 80e régiment, n'estime pas plus que ses camarades le séjour de la rive droite.

...Nous sommes, ici, écrit-il le 11 avril, dans un trou d'enfer : feu d'artillerie jour et nuit. Hier un obus est tombé tout près de l'église et du coup trois hommes tués et neuf blessés. Tu aurais dû les voir courir. Si seulement cette malheureuse guerre prenait fin ! Pas un homme raisonnable ne peut justifier une pareille tuerie d'hommes... Nous sommes en ce moment au nord-est de Verdun, certainement une situation bien délicate. Ce matin ils nous ont enfumés avec des obus à gaz et autres choses infâmes : kultur !... Bien que nous ne soyons pas depuis longtemps en position, nous en avons plein le nez (die Nasse woll) et aspirons à la paix et nous voudrions envoyer au front tous ces messieurs qui sont cause de la guerre et y trouvent encore de l'intérêt ! S'il en était ainsi, nous aurions la paix depuis longtemps.

 

On n'est pas beaucoup plus heureux sur la rive gauche où, arrêté sur la rive droite, l'Allemand a reporté son principal effort. Le bois des Corbeaux a été le tombeau de maints régiments : le Mort-Homme — dont le communiqué du 15 mars a annoncé la prise — continue à opposer une infranchissable barrière à la ruée allemande. Et, chose intéressante, c'est un officier allemand lui-même qui vient donner au communiqué mensonger le plus formel démenti. Il s'agit du lieutenant R..., du 71e de réserve, tué devant le bois des Corbeaux le 9 avril. La veille, il a écrit :

Mon cher Walter... Je suis assis en ce moment dans mon trou et je pense à toi. Ah ! quelle différence entre le séjour ici et la vie en Allemagne. Depuis huit jours, je suis dans la saleté sans pouvoir me laver. Nonowow n'était pas bien agréable, mais ici dans cet enfer devant Verdun, c'est d'une mortelle tristesse. Demain notre régiment attaque entre le bois des Corbeaux et le Mort-Homme, que d'ailleurs les Français occupent toujours et où ils ont d'excellents observatoires. Le cercle autour de Verdun se referme un peu, mais mon opinion fondée sur l'extrême précision du tir de l'artillerie française et la quantité innombrable de leurs canons, est que nous ne prendrons pas Verdun. Cela comte trop d'hommes. Pour l'avoir, il nous faudrait des mois de combat.

 

Ne quittons pas le corps des officiers. Le lieutenant H..., du 81e, fait écho — sur la rive droite le 15 avril — au lieutenant S..., sur la rive gauche. Sa lettre mérite d'être tout entière transcrite ici.

En campagne, le 15 avril 1916.

Mes chers parents,

Vous attendez probablement avec impatience un signe de vie de moi. J'espère que cette lettre vous parviendra, mais il n'est pas facile ici de mettre ses lettres à la poste.

Mon beau temps d'officier de liaison avec le régiment 56 est passé depuis plusieurs jours. Nos pertes en officiers sont assez considérables, de sorte qu'il a fallu que je prenne la 8e compagnie comme commandant de compagnie. Je me trouve actuellement avec ma compagnie en toute première ligne, accroupi dans un tout petit trou de boue qui doit me protéger contre les éclats des obus ennemis qui arrivent sans arrêt. J'ai déjà vu bien des choses, mais jamais encore je n'ai connu la guerre avec un caractère effroyable aussi indescriptible. Je ne voudrais pas vous en faire une description détaillée, car je vous inquiéterais inutilement. Nous sommes jour et nuit sous un tir d'artillerie effroyable. Les Français font une résistance monstrueusement opiniâtre. Le 11 avril, nous avons fait une attaque pour prendre les tranchées françaises. Nous avions commencé par faire une préparation d'artillerie très considérable, pendant douze heures, puis l'attaque d'infanterie s'est déclenchée, mais les mitrailleuses françaises étaient absolument intactes, de sorte que la première vague d'assaut a été immédiatement fauchée par le tir des mitrailleuses, dès qu'elle a eu quitté la tranchée. En outre, les Français out déclenché à leur tour un tel tir de barrage d'artillerie, qu'il ne fallait pas songer à une attaque. Nous voici maintenant dans la tranchée de première ligne, à environ 120 mètres des Français. Le temps est lamentable, froid et pluie continuels, je voudrais que vous voyiez en quel état je suis, bottes, pantalon, manteau, trempés et couverts d'une couche de boue d'un pouce.

Tous les chemins sont pris sans arrêt sous le canon par l'artillerie française, si bien que nous ne pouvons même pas enterrer nos morts. C'est lamentable de voir ces pauvres diables gisant morts dans leurs trous de boue. Tous les jours nous avons des tués et des blessés. Ce n'est qu'en risquant des existences qu'on peut faire mettre les blessés en sûreté. Il faut aller chercher le repas à 3 kilomètres en arrière aux cuisines roulantes, et là aussi il y a danger de mort. Nous avons tous les jours des tués et des blessés parmi ceux qui vont chercher le repas, si bien que les gens aiment mieux souffrir de la faim que d'aller chercher à manger. Dans la compagnie, presque tout le monde est malade. Être à la pluie toute la journée, complètement trempé, dormir dans la boue, titre nuit et jour sous un bombardement effroyable, et cela pendant huit jours et huit nuits consécutifs, cela brise complètement les nerfs. Au point de vue santé, je vais encore assez bien. J'ai les pieds complètement trempés et gelés et un froid colossal aux genoux.

J'espère que j'aurai le bonheur de sortir vivant d'ici, je me le souhaite, car on ne peut même pas y être enterré proprement.

Ne vous tracassez pas inutilement à mon sujet, il faut tenir. Adieu, envoyez aussi ma lettre à Willi. Il pourra vous la renvoyer ensuite.

Meilleures salutations à tous.

MAX[4].

 

Le soldat S..., du 208e, est encore plus amer et devient même violent.

En France, le 15 avril.

... Tu ne peux t'imaginer à quel point j'ai parfois assez de la vie, car ici on nous fait trimer suivant toutes les règles de l'art. On n'a pas de repos jusqu'à ce qu'on tombe le nez dans la boue. Quelle dérision quand on lit dans les journaux : nos chers soldatsFeldgrauen —. Si vous saviez à quelles épreuves ils sont soumis et embêtés encore par-dessus le marché, on ne vous servirait pas de pareilles histoires. Hier il faisait encore un temps affreux et nous étions transpercés jusqu'aux os. Alors on a dit : Pourquoi ne chantent-ils pas aujourd'hui ? Et dans notre misère, il a fallu encore chanter.

 

Ce chant par ordre, quelle lueur il jette sur ces malheureux et la mentalité de l'armée ennemie ! Mon patriotisme s'accroît ! écrit avec une ironie amère un soldat du 172e d'infanterie, dès le 28 mars, après l'énumération d'atroces misères. Les mêmes misères, je les trouve exposées dans une lettre toute récente écrite le 31 mai, des pentes du Mort-Homme, par un homme du 35e régiment : C'est à en devenir complètement fou, conclut-il ; et encore : Ici au Mort-Homme, c'est certainement la position la plus mauvaise de toute la zone des armées. Et combien de victimes cela a-t-il déjà coûté et coûtera-t-il encore !

Je m'arrête : que de lettres il faudrait maintenant insérer ici ! C'est tantôt une phrase sur les terribles blessures causées par les éclats de nos obus coupants et très chauds — Soldat du 201e réserve, du 18 avril —, tantôt une plainte amère sur la grêle d'obus tombant jour et nuit, et transformant le terrain, où le soldat M..., du 39e réserve, griffonne sa carte, en un champ de ruines et de mort. Et M... ajoute : Je me figurais que je ne partirais pas et voilà que je suis envoyé justement où c'est le plus terrible. Faut-il citer aussi la lettre du 28 avril d'un soldat du 39e réserve qui est avec le médecin, en réserve, mais voit avec tristesse arriver les blessés et partir une foule de malades. Nous avons continuellement des pertes, toutes par l'artillerie... En outre il n'y a rien à faire avec nos troupes maintenant. Nous avons beaucoup d'évacués pour maladie : typhoïde, dysenterie, etc.

Plaintes sur la nourriture, dont parfois on est totalement privé. — Nous avons chaque soir la moitié d'un verre à boire de café, écrit le 11 avril un homme du 39e réserve —, plaintes sur les nerfs irrités, les nerfs malades, les nerfs absolument brisés, plaintes sur l'artillerie française encore, qui, non seulement fait subir de grosses pertes en avant et en arrière, mais encore — lettre d'un Muskettier du 20e régiment, du 28 avril — bouleverse tous les travaux : Tout ce que nous construisons est aussitôt démoli par l'artillerie.

A mesure que la bataille s'avance, sans avancer, la démoralisation s'aggrave, se traduit clans tous les termes et dans tant de lettres qu'il me faut choisir.

29 avril 1916.

Mon cher beau-frère,

... Je suis maintenant depuis quelque temps à l'hôpital pour ma maladie de cœur ; j'ai pris part à l'offensive devant Verdun et cela m'a tapé sur les nerfs... Il m'est impossible de te décrire la bataille devant Verdun telle qu'elle a été et qu'elle est en réalité. Il n'y a jamais eu, sur aucun théâtre d'opérations, une lutte d'artillerie pareille à celle qui s'est déchaînée là... Nos trois batteries ont perdu plus de trois cents hommes tués ou blessés en sept semaines, alors que pendant tout le reste de la guerre elles en avaient perdu à peine cinq cents...

Lettre du conducteur G... à l'hôpital de Berncastel, au soldat X... du 78e réserve.

 

Devant Verdun, sans date.

Je vous fais savoir que je suis encore en bonne santé, bien qu'a moitié mort de fatigue et d'effroi. Je ne peux pas vous écrire tout ce que j'ai vécu ici, cela a dépassé de loin tout ce qui avait eu lieu jusqu'à présent. En trois jours environ, la compagnie a perdu plus de cent hommes, et bien des fois je n'ai pas su si j'étais encore vivant ou déjà mort... J'ai déjà abandonné tout espoir de vous revoir. Celui qui sortira d'ici entier pourra remercier Dieu...

Lettre saisie sur un blessé allemand du 56e réserve.

 

Devant Verdun, 30 avril.

Je suis depuis le Vendredi Saint devant Verdun. C'est effroyable. Nous avons eu déjà beaucoup de pertes. Nous sommes sur le penchant d'une montagne dans des trous... C'est parfois épouvantable. On dirait que la montagne s'écroule... Les cuisines sont à deux heures de chemin en arrière. Pour Pâques nous n'avons rien eu à manger ni à boire, si ce n'est la moitié d'un quart de café. De l'eau, il n'y en a plus une goutte ici, mais maintenant la ration de café augmente un peu, car notre nombre diminue de plus en plus...

Je crois bien que le cri (lu chasseur L..., de la Ire compagnie du 11e bataillon, est dans bien des bouches : J'en ai par-dessus la tête. Il ajoute énergiquement : Ce fumier-là aura bien une fin. On sourira de la conclusion imprévue que tire un soldat du 56e réserve (9e compagnie) plus illusionné : Il faut espérer que le Français réfléchira bientôt et fera la pair ; alors notre plus grand souhait sera accompli.

Et voici, pour finir, une des dernières lettres trouvées sur un soldat et datée du 6 mai :

Ce sera sans doute la dernière fois que je vous écris, car on nous conduit à l'abattoir.

 

Est-il besoin, après ces quelques lettres prises entre tant d'autres, de donner les extraits d'interrogatoire qui, tous, confirment ces témoignages. Je n'en citerai que quelques traits entre mille.

Un officier aviateur, le lieutenant L..., capturé le 30 avril, ne montre pas trop de démoralisation personnellement, mais il s'incline sans barguigner devant la supériorité de notre aviation : Lorsque j'ai été attaqué par votre Nieuport, j'ai nettement compris que j'étais perdu : devant la souplesse de ses évolutions, j'ai eu la très franche sensation, non seulement de notre infériorité, mais encore de notre impuissance. Votre Nieuport est une merveille, bien supérieur à notre Fokker : il est un objet d'envie pour nos pilotes, qui le redoutent et s'écartent quand ils n'ont pas la supériorité numérique. Interrogé sur les pertes éprouvées par les aviateurs, le lieutenant a un geste de découragement : Ach Gon ! Furchtbar gross. — Hélas ! terriblement élevées, soupire-t-il.

Quant aux prisonniers, tous se lamentent sur les pertes subies par le fait de notre artillerie ; ils décrivent les combats autour de Douaumont, devant Vaux, au bois des Corbeaux, au pied du Mort-Homme, comme autant de massacres n . Plusieurs affirment que devant la mort presque certaine, le nombre est croissant (les hommes qui se font porter malades la veille des combats. Les officiers feraient de même, dit le compte rendu d'un interrogatoire de soldats du 28e Ersatz bavarois, et il resterait actuellement, à la 12e compagnie, un officier sur quatre. Des Polonais du 60e régiment donnent, eux, les noms : la veille d'un engagement à l'ouest de Vaux, le 10 avril, le major B..., commandant le régiment, et le capitaine G..., commandant le 3e bataillon, se sont fait porter malades. Des grenadiers du 3e régiment, 12e compagnie, racontent avec une grande aigreur que le capitaine commandant la compagnie, très dur avec les hommes, s'est fait porter malade le 22 avril, en arrivant aux tranchées.

D'ailleurs, hécatombe d'officiers, à commencer par le général von Riemann, commandant la 22e division, tué par un de nos obus sur le pont de Brabant-sur-Meuse.

Les pertes sont d'ailleurs effroyables : je ne citerai que quelques témoignages. Un soldat du 8e grenadiers a écrit de Benzheim, le 26 février : J'ai été blessé le 24 février devant Verdun. Nous avons eu de durs combats et de lourdes pertes. Notre commandant de compagnie a été tué et les trois Zugfuhrer (commandants de sections) ont été blessés. Un autre soldat écrit : Du 21 février au 12 mars, j'ai pris part à l'attaque de Verdun. ...Nous, c'est-à-dire une compagnie, étions partis avec 210 hommes et nous sommes revenus avec 30, et il ajoute : Savoir s'il y aura la paix si Verdun tombe, c'est encore douteux. Or, c'est pour la paix qu'on se jetait à l'assaut.

 

Est-il étonnant qu'un prisonnier du 130° régiment, décrivant après tant d'autres le moral en baisse de ses camarades, ajoute : Ce sont des combats stériles devant Verdun qui ont déprimé les courages ?

Les officiers du 11e chasseurs parlent de nouveau de recourir au revolver contre leurs hommes, de jeunes soldats de la classe 1896 ayant refusé de sortir des tranchées.

On essaie, en haut lieu, de remonter les courages : généraux, princes, l'empereur lui-même, se répandent en harangues et proclamations.

Un ordre de l'armée parle d'un arrêt momentané de la lutte pour repartir ensuite à de nouveaux combats, car il faut prendre Verdun cœur de la France, a dit le kronprinz, ce qui indique chez ce prince une médiocre connaissance ou de la géographie ou de la physiologie. Les hommes, dit un soldat du 8e régiment, out souri de l'expression, se demandant comment le cœur de la France pouvait se trouver à Verdun.

L'empereur, passant en revue la 21e division, s'est écrié : La décision de la guerre de 1870 a eu lieu à Paris. La guerre actuelle doit se terminer à Verdun par une victoire essentielle (Wesentlicher Sieg) et le général von Deimling, devant les troupes du XVe C. A., dans la région de Norroy-le-Sec, a prononcé, le 14 avril, une allocution vibrante : Le XVe corps d'armée s'est déjà distingué ; il faut encore faire un effort pour prendre Verdun, âme de la France. Nous n'avançons que lentement, mais nous l'enlèverons certainement. Nos femmes, nos enfants, nos parents le veulent. Les Français défendent Verdun avec acharnement. Ils ont déjà engagé 38 divisions et ceci prouve toute l'importance qu'ils attachent à la place, mais nos vaillantes troupes seront victorieuses et les hommes du XVe corps pourront être fiers en rentrant dans leurs foyers de dire qu'ils ont participé à la prise de Verdun.

Cette harangue, de style napoléonien, A laquelle il ne manquait qu'une chose : Austerlitz, n'a pas produit grand effet.

La troupe ne croit plus, nous allons le voir, à la prise de Verdun, et la population civile de l'Allemagne, déçue. ne dissimule pas sa cruelle déconvenue.

 

 

 



[1] Il est peut-are opportun de rappeler en effet, en passant, que ces soldats que nous allons voir geindre si pitoyablement sur leurs misères, appartiennent à cette année arrogante qui, dans les premiers mois, et souvent depuis, a inspiré, par sa barbarie et son orgueil, au inonde entier une légitime horreur. On est tenté de voir dans ces misères. le commencement du châtiment.

[2] Un état est en effet joint à la lettre, d'après lequel, sur 45 officiers du 6e Res. Rgt., 24 auraient été atteints.

[3] Littéralement : blessure qui ne fait que vous renvoyer chez vous (heimat).

[4] J'ai vu interroger le lieutenant H... : c'est un grand et gros jeune homme qui n'avait certes point l'apparence d'un gaillard facilement démoralisable.