L'AVEU

LA BATAILLE DE VERDUN ET L'OPINION ALLEMANDE

 

PAR LOUIS MADELIN

PARIS - PLON-NOURRIT ET Cie - 1916.

 

 

I. — La nécessité d'attaquer.

II. — Les espérances et les craintes.

III. — L'effort malheureux.

IV. — La déception.

V. — La lutte pour le pain quotidien.

 

Lisons les journaux allemands depuis le 21 février ; ils sont censés traduire l'opinion allemande. Assurément nous les voyons, suivant les vicissitudes de cette interminable bataille, déborder d'enthousiasme ou prêcher la patience : je viens de relire ces articles, et il serait déjà possible de montrer, d'après les extraits de cette presse cependant asservie, quelle déception a causée à l'Allemagne la tentative avortée contre ce que le kronprinz appelait — fort improprement d'ailleurs — le cœur de la France, et l'empereur lui-même dans une dépêche célèbre la plus puissante forteresse de notre principal ennemi. Mais une impression autrement vivante, et je dirai criante — en tout cas singulièrement plus sincère — se dégage d'une autre source : ces centaines de lettres que nous avons saisies, que nous saisissons tous les jours sur les prisonniers et les morts allemands de la grande bataille. Lettres adressées d'Allemagne aux soldats, lettres envoyées du front de soldat à soldat, lettres que le prisonnier ou le mort allait envoyer lorsque le destin l'a frappé, nous les avons là toutes devant nous. Je les ai vues personnellement — et de même j'ai vu interroger maints de ces prisonniers dont le témoignage verbal venait s'ajouter aux témoignages écrits. Une habitude déjà vieille de manier le document et d'en faire jaillir la vie m'a amené à tirer de ces témoignages ce qu'on en peut extraire. Il n'est pas interdit à un soldat de redevenir parfois historien et j'ai essayé avec ces documents — en est-il pour l'histoire de plus sûrs que les lettres ? — de me faire une idée de ce que l'Allemagne a pu penser, durant ces trois mois, de l'effort tenté et de l'échec constaté. Si ensuite on relit les gazettes d'outre-Rhin, on ne peut se défendre de sourire et on comprend bien pourquoi on trouve à plusieurs reprises dans ces lettres la pensée que le soldat S..., du 208e de réserve, formule le 15 avril : Quelle dérision quand on lit parfois dans les journaux....

Il m'a paru curieux de suivre à travers ces lettres et carnets — je ne citerai que très subsidiairement les interrogatoires — les fluctuations de l'opinion et sa véridique expression. Je m'abaisserais si je me croyais obligé de déclarer que je n'ai en rien sollicité ces textes. Mon passé d'historien est une suffisante garantie de ma bonne foi[1].

Mais je tiens à formuler une dernière remarque qui précisément s'impose — à titre de critique historique — à un historien de métier.

Nous avons eu entre les mains un millier de témoignages environ. Quelques-uns sont insignifiants très peu. Si d'autres paraissent d'abord peu intéressants, leur masse cependant impressionne : après quelques heures de cette lecture, on semble entendre une sorte de concert grondant de mécontentements. Prenons cinquante lettres, ce ne sont point vingt ou trente ou quarante lettres qui se plaignent — ce sont, depuis quatre ou cinq mois, cinquante sur cinquante où se lisent le trouble, l'appréhension, l'aigreur, l'exaspération, parfois la révolte. Que serait-ce si au lieu de mille lettres, dix mille, cent mille lettres étaient étalées devant nous ! Mais en toute bonne foi ne pouvons-nous appliquer ici la formule : ab uno disco omnes ?

J'irai plus loin : nous avons là un minimum de plaintes soit du côté des parents qui écrivent de l'arrière, soit du côté des soldats qui écrivent du front.

Je pourrais te raconter bien des choses, ai-je lu dans une lettre de Mikullschutz (Prusse) du 25 avril, mais cela n'est pas possible, car si la lettre se perdait et si quelqu'un la lisait, je pourrais être punie (par la police)[2]. Voilà la crainte que je vois formuler dans bien d'autres lettres et voici un scrupule plus honorable exprimé dans une autre où s'est trahie l'atroce gène d'une ménagère : Tu comprends qu'on n'a guère envie dans ces conditions d'écrire de l'intérieur au front. Crainte ou scrupule, le soldat du front est à plus forte raison amené à en concevoir : Un ordre du régiment, écrit le soldat S..., du 64e d'infanterie, permet aux soldats d'écrire deux lettres et trois cartes par semaine à leurs parents. Les lettres doivent être ouvertes. En conséquence, un autre soldat, celui-là du front oriental, écrit de Brest-Litowsk, le 24 mars, à un camarade : Je pourrais t'en dire beaucoup à ce sujet, mais il n'est plus permis d'écrire la vérité, car la censure est ici fort sévère. Le soldat M..., du 62e, écrit de son côté, le 3 avril, qu'il ne peut garder certaines lettres, il faut les brûler. Le lieutenant H..., du 39e de réserve, écrit de son côté, le 25 avril : Je pourrais te raconter bien des choses, mais il n'est pas permis d'écrire tout.

De ces témoignages, que je pourrais multiplier, tout homme de bonne foi conclura que nous nous trouvons ici très probablement en face de témoignages extrêmement modérés par la crainte ou le scrupule. Ils n'en ont que plus de force. Et quant aux cris de rancune exaspérée, de douleur exacerbée et de révolte violente qu'on verra parfois s'élever de ce petit recueil, songeons à ce qu'il a fallu de déceptions, d'injustices et de souffrances, pour qu'ils échappent à ces Allemands — civils ou militaires.

Il m'a paru que je pouvais à peu près diviser en cinq catégories ces documents. Les premières lettres de cet hiver et les interrogatoires des premiers prisonniers nous indiquent assez bien pourquoi le kronprinz a, dans sa proclamation aux troupes, à la veille de l'assaut de Verdun, parlé de la nécessité d'attaquer.

Dans les témoignages suivants, nous verrons se formuler les grandes espérances, mêlées dès le début à bien des appréhensions, puis troublées par bien des doutes. Puis, nous assisterons comme de la coulisse à l'effort malheureux des troupes, suivi avec plus d'anxiété que de confiance par la population. La déception se fera jour bientôt et s'accentuera jusqu'à la lettre du 19 avril où il est parlé de l'attitude de plus en plus indifférente de la masse vis-à-vis des événements de guerre et du retour exclusif aux soucis économiques et autres.

Par là nous verrons de quel bluff la presse allemande essaie de couvrir la colossale désillusion d'un peuple devant des promesses enivrantes et finalement déçues.

 

 

 



[1] Une grande partie de cette étude a été publiée par la Revue des Deux Mondes (15 juin 1916), dont l'autorité reconnue serait, au besoin, une nouvelle garantie.

[2] Le lecteur comprendra le scrupule qui nous a fait supprimer du texte les noms des expéditeurs et des destinataires : ces noms se trouveraient en toutes lettres dans le manuscrit de cette étude.