LES ASSYRIENS ET LES CHALDÉENS

 

CHAPITRE IX — L’EMPIRE CHALDÉEN.

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

§ 1. — NABOPOLASSAR (625 À 604 AV. J.-C.)

La civilisation chaldéo-assyrienne avait pris naissance dans la basse Mésopotamie ; c’est dans ce pays favorisé par la nature qu’elle avait grandi et s’était épanouie ; c’est de là qu’elle avait rayonné sur l’Asie antérieure, imposant à tous les peuples son luxe, sa science et ses lois. C’est aussi là qu’elle vint mourir, et Babylone fut sa tombe après avoir été son berceau. Nous avons assisté, au début de cette histoire, aux drames variés et presque toujours sanglants qui se sont déroulés, à l’époque primitive, dans les plaines de la Chaldée, et dont les inscriptions cunéiformes commencent à nous révéler les principales péripéties. Nous avons vu s’effondrer la grande monarchie semi-légendaire de Nemrod, pour faire place à une infinité de petits royaumes rivaux et jaloux ; l’invasion des Élamites, celle des Cosséens, puis celle des Égyptiens ; témoins du terrible duel de Babylone et de Ninive, nous avons assisté au triomphe chèrement acheté de cette dernière. Vaincue et domptée, Babylone fait encore trembler sa rivale qui se voit contrainte de lui accorder une sorte d’autonomie en laissant à ses gouverneurs le titre de roi. Si même on s’en rapportait à la légende grecque, la vieille cité chaldéenne aurait repris sa revanche dès l’an 788 avant notre ère, et son roi Bélésys se serait joint, ainsi que nous l’avons raconté, à l’insurrection du Mède Arbace et du Susien Sutruk-Nahunta, contre Sardanapale. Mais il est prouvé aujourd’hui, que ce récit n’est qu’un conte, et que Ninive, bien qu’affaiblie, ne succomba sous les coups d’aucun ennemi. C’est ce Bélésys des Grecs que des historiens ont voulu assimiler au roi Phul, que la Bible donne comme l’un des plus terribles envahisseurs du royaume d’Israël, et dont le nom n’a cependant pas encore été retrouvé dans les textes cunéiformes. Ce serait, dit-on, peu après la prise de Ninive, que ce prince aurait fait une expédition contre le royaume d’Israël.

Vers 747, sans doute à la mort de ce Phul-Bélésys, Ninive, toujours d’après les Grecs, aurait échappé au joug de ces conquérants d’un jour, et les deux grandes villes de la Mésopotamie auraient poursuivi pendant quelque temps et sans s’inquiéter mutuellement, le cours de leurs destinées indépendantes. Les historiens grecs racontent même, ce qui n’est pas vraisemblable, que Nabonassar, successeur de Phul-Bélésys, pour effacer le souvenir de la domination étrangère, brûla tous les documents de l’histoire des rois de Ninive qui avaient régné sur Babylone, et voulut commencer une ère nouvelle, à laquelle il donna son nom. L’ère de Nabonassar débute à son avènement, en 747 ; à partir de cette époque, l’astronome grec Ptolémée nous a conservé un canon des rois de Babylone dont les données sont pleinement confirmées par les monuments.

Cependant, après Nabonassar, le royaume de Babylone tomba rapidement en décadence ; il fut en proie à des désordres que nous ne connaissons que d’une manière imparfaite. Le canon de Ptolémée enregistre alors quatre rois en douze ans, ce qui indique suffisamment un temps de troubles et de révolutions. Les rois d’Assyrie, redevenus plus puissants que jamais, en profitèrent pour réclamer leurs anciens droits de suzeraineté ; en 709, Sargon, après la bataille sanglante de Dur-Yakin, reconquit Babylone et la Chaldée. A dater de ce moment, l’histoire de l’État babylonien n’est connue que par ses rapports, presque toujours malheureux, avec l’empire assyrien, et par ses révoltes incessantes et infructueuses. Le véritable héros national de cette époque, l’indomptable champion de l’indépendance de Babylone, Mar-duk-pal-iddin ou Mérodach-baladan, détrôné une première fois par Sargon, puis de nouveau, à plusieurs reprises, en lutte avec lui et avec son fils Sennachérib, infatigable dans sa haine contre le joug assyrien, toujours vaincu et se relevant toujours, s’échappant des prisons où les rois d’Assyrie l’enfermaient pour revenir se mettre à la tête des Babyloniens, n’abandonne enfin les armes qu’avec la vie. Suzub, fils de Gatul, ne fut pas moins intrépide ni moins persévérant. Assarhaddon, le quatrième fils de Sennachérib, était vice-roi de Babylone au nom de son père, quand il succéda au trône de Ninive. Il y maintint toujours, nous l’avons déjà dit, sa résidence habituelle, et ce fut là qu’il emmena prisonnier Manassé, roi de Juda. Assarhaddon s’occupa activement de réparer les plus importants monuments de Babylone, qui avaient énormément souffert dans les dernières guerres et principalement dans le sac de 683, par ordre de Sennachérib. Ce fut aussi lui qui conçut le plan et commença la construction des deux immenses enceintes dont l’achèvement fit la gloire de Nabuchodonosor. Quand il eut abdiqué, en faveur de son fils Assurbanipal, la couronne de Ninive, Assarhaddon demeura encore, mais pour peu de temps, roi de Babylone. A sa mort, son second fils Salummukin, lui succéda dans cette ville, mais comme vassal d’Assurbanipal. Nous avons raconté plus haut en détail sa révolte, à laquelle fut mêlé Rabu bel-sum, le petit-fils du grand Marduk-pal-iddin. Assurbanipal supprima la vice-royauté de Chaldée ; des documents cunéiformes retrouvés récemment lui donnent, comme roi de Babylone, le nom de Kandalanu, transformé par les Grecs en Chiniladan. Les Chaldéens ne l’appelèrent jamais du nom d’Assurbanipal qu’il continua pourtant de porter à Ninive[1]. Des préfets assyriens administraient la Chaldée lorsque, vers 620, le Chaldéen Nabopolassar reçut du roi d’Assyrie, Assur-edil-ilane, la mission d’aller gouverner Babylone et la Chaldée, et de préserver ce pays des barbares qui le menaçaient.

C’est lui qui fut le véritable fondateur de la puissance chaldéo-babylonienne. Babylone, qui, sous ses obscurs prédécesseurs, était sujette des Ninivites, sort enfin de cet état de dépendance et s’élève au plus haut degré de force et de grandeur. Je vais, disaient quelques années auparavant, au nom du Seigneur, les prophètes, menaçant à la fois des châtiments divins Ninive et le royaume de Juda, je vais susciter les Chaldéens, cette nation cruelle et d’une incroyable vitesse, qui parcourt toutes les terres pour s’emparer des demeures des autres. Elle porte avec elle l’horreur et l’effroi ; elle ne reconnaît point d’autre juge qu’elle-même ; elle réussit dans ses entreprises. Ses chevaux sont plus légers que les léopards et plus rapides que les loups qui courent le soir. Sa cavalerie se répandra de toutes parts, et ses cavaliers voleront comme l’aigle qui fond sur sa proie.

Nabopolassar qui, sans doute, pour obtenir la satrapie de Babylone, avait joué auprès du monarque assyrien le rôle de courtisan, conçut aussitôt le projet de se substituer à son maître et d’affranchir pour toujours son pays natal. Il députa vers le roi des Mèdes, qui venait de se créer un empire considérable et une puissance militaire de premier ordre, en conquérant toutes les contrées qui avaient formé pendant plusieurs siècles les provinces septentrionales de la monarchie assyrienne, et en pénétrant jusque dans l’Asie-Mineure. Ce roi était Cyaxare, ainsi que nous l’apprend Hérodote ; Nabopolassar ourdit avec lui un complot contre la puissance ninivite, et, pour sceller l’alliance, maria son fils, Nabuchodonosor, avec la fille du roi de Médie, nommée Amytis. Cyaxare vint mettre le siège devant Ninive, et Nabopolassar, se proclamant roi, lui envoya de nombreuses troupes auxiliaires pour l’aider dans son entreprise.

Nous avons déjà raconté comment l’invasion des Scythes, en fondant subitement sur la Médie et en l’asservissant momentanément, sauva pour quelque temps de la destruction la capitale de l’Assyrie. Babylone et la Chaldée demeurèrent à l’abri des ravages des barbares ; Nabopolassar fut donc plus heureux que son allié ; s’il dut renoncer, pour le moment, à la prise de Ninive et laisser subsister encore un fantôme de monarchie assyrienne, il demeura paisible possesseur de ses États, et mit ce temps à profit pour affermir l’indépendance qu’il avait conquise, ainsi que pour fonder sur des bases solides la puissance de la royauté babylonienne.

Profilant de la faiblesse et de l’inaction d’Assur-edil-ilane, il conquit la portion occidentale et araméenne de la Mésopotamie, c’est-à-dire l’Osrhoëne, et réduisit le descendant de Sargon et de Sennachérib à la possession du pays d’Assur proprement dit. Mais il ne fit pas franchir l’Euphrate à ses armées, évitant d’entrer en lutte, avant que Ninive ne fût définitivement tombée, avec le roi d’Égypte Néchao, qui, à ce moment, vainqueur de Josias, roi de Juda, à Mageddo, conquérait toute la Syrie et prenait sa part des dépouilles de l’empire assyrien.

Tandis qu’il étendait ainsi son territoire et substituait graduellement la domination de Babylone à celle de Ninive, Nabopolassar s’occupait activement de rendre à sa capitale son antique splendeur, et de relever ses édifices, dont la plupart, malgré les travaux d’Assarhaddon, tombaient en ruines. Nabopolassar avait épousé une princesse qu’Hérodote appelle Nitocris et que son nom purement égyptien (Net-aker, la Nuit victorieuse) semble indiquer comme née sur les bords du Nil et appartenant à la famille royale, originaire de Sais, qui régnait alors sur la terre des Pharaons. Nitocris ne paraît pas avoir eu dans l’État, à côté de son mari Nabopolassar, une situation moins considérable que Sammuramit (la Sémiramis d’Hérodote), à côté de Raman-Nirar III. Il semble que ce fut elle qui dirigea les grands travaux exécutés alors à Babylone, car Hérodote, si exact et si bien informé de toute l’histoire du royaume chaldéen à cette époque, lui en attribue la gloire, tandis que Nabuchodonosor, dans ses inscriptions officielles, la rapporte à son père.

Parmi plusieurs ouvrages dignes de mémoire, dit Hérodote, Nitocris fit celui-ci. Ayant remarqué que les Mèdes, devenus puissants, ne pouvaient rester en repos, et qu’ils s’étaient rendus maîtres de plusieurs villes, elle se fortifia d’avance contre eux autant qu’elle le put. Premièrement, elle fit creuser des canaux au-dessus de Babylone ; par ce moyen, l’Euphrate, qui traverse la ville parle milieu, de droit qu’il était auparavant, devint oblique et tortueux, au point qu’il passe trois fois par Ardéricca, bourgade d’Assyrie ; et encore maintenant, ceux qui se transportent de la Méditerranée à Babylone rencontrent, en descendant l’Euphrate, ce bourg trois fois en trois jours.

Elle fit faire ensuite, de chaque côté, une levée digne d’admiration, tant pour sa largeur que pour sa hauteur, bien loin au-dessus de Babylone ; et à une petite distance du fleuve, elle fit creuser un lac destiné à recevoir ses eaux quand il vient à déborder. Il avait 420 stades de tour ; quanta la profondeur, on le creusa jusqu’à ce qu’on trouvât l’eau. La terre qu’on en tira servit à relever les bords de la rivière. Le lac achevé, on en revêtit les bords de pierre. Ces deux ouvrages, savoir l’Euphrate rendu tortueux et le lac, avaient pour but de ralentir le cours du fleuve en brisant son impétuosité par un grand nombre de sinuosités, et d’obliger ceux qui se rendraient par eau à Babylone, d’y aller en faisant plusieurs détours, et de les forcer, au sortir de ces détours, à entrer dans un lac immense. Elle fit faire ces travaux dans la partie de ses États la plus exposée à l’irruption des Mèdes, et du côté où ils avaient le moins de chemin à faire pour entrer sur ses terres.

Ce fut ainsi que cette princesse fortifia son pays ; quand ces ouvrages furent achevés, voici ceux qu’elle y ajouta : Babylone est divisée en deux parties, et l’Euphrate la traverse par le milieu. Sous les rois précédents, quand on voulait aller d’un côté de la ville à l’autre, il fallait nécessairement passer le fleuve en bateau, ce qui était, à mon avis, fort incommode. Nitocris y pourvut ; le lac qu’elle creusa pour obvier aux débordements du fleuve lui permit d’ajouter à ce travail un autre ouvrage qui a éternisé sa mémoire.

Elle fit tailler de grandes pierres, et lorsqu’elles furent prêtes à être mises en œuvre, et que le lac eut été creusé, elle détourna les eaux de l’Euphrate dans ce lac. Pendant qu’il se remplissait, l’ancien lit du fleuve demeura à sec. Ce fut alors qu’on en revêtit les bords de briques cuites, en dedans delà ville, ainsi que les descentes des petites portes à la rivière (la rive de l’Euphrate, de l’un et de l’autre côté, était bordée d’une muraille d’enceinte qui enfermait chacun des deux quartiers de la ville). On bâtit aussi au milieu de Babylone un pont avec les pierres qu’on avait tirées des carrières, et on les lia ensemble avec du fer et du plomb. Pendant le jour, on y passait sur des pièces de bois carrées, qu’on retirait le soir, de crainte que les habitants n’allassent de l’un à l’autre côté du fleuve pendant la nuit, afin de se voler réciproquement. Le pont achevé, on fit entrer l’Euphrate dans son ancien lit, et ce fut alors que les Babyloniens s’aperçurent de l’utilité du lac, et qu’ils reconnurent la commodité du pont.

Le nom de Nitocris ne s’est pas encore rencontré dans les textes cunéiformes qui attribuent à son fils, Nabuchodonosor, les grands travaux dont la tradition grecque lui fait honneur. Nous ne connaissons non plus l’histoire de Nabopolassar que par les historiens grecs, car il n’est cité, en fait de documents indigènes, que dans les inscriptions de ses successeurs et dans la formule de souscription de quelques contrats d’intérêt privé.

En 607, Nabopolassar, qui se sentait déjà vieux et affaibli, qui voyait en même temps une lutte sérieuse avec la monarchie égyptienne devenir imminente, par suite des progrès de Néchao, lequel, maître de toute la Syrie, menaçait déjà l’Euphrate, crut devoir associer à son pouvoir un prince plus jeune et plus actif. Nabuchodonosor régna conjointement avec son père durant les trois années qui suivirent, ce qui a donné lieu à une double manière de compter les dates du nouveau règne, les uns prenant pour point de départ cette association, les autres partant de la mort de Nabopolassar.

L’année 606 avant Jésus-Christ fut décisive dans l’histoire de la monarchie chaldéenne fondée par Nabopolassar ; c’est, en effet, à dater de cette année qu’elle devint définitivement la souveraine de l’Asie antérieure, et qu’elle fit passer dans ses mains la totalité de la suprématie guerrière et politique qui avait d’abord appartenu à l’Égypte, puis à l’Assyrie, résultat dû à deux grandes guerres que la royauté de Babylone soutint à la fois «n 606, et qui toutes deux se terminèrent pour elle par d’éclatantes victoires.

Les Mèdes étant enfin parvenus à se débarrasser des envahisseurs scythes et à ressaisir, avec leur pleine indépendance, leur liberté d’action, Nabopolassar renouvela son alliance avec Cyaxare, et tous les deux reprirent l’entreprise qu’ils avaient dû abandonner dix-neuf ans plus tôt, contre Ninive. Elle était devenue plus facile encore, car la monarchie assyrienne avait été depuis lors en s’affaiblissant toujours, et avait successivement perdu toutes ses provinces. Cependant, au dernier moment, quand les armées coalisées des Babyloniens et des Mèdes se présentèrent sous les remparts de Ninive, l’antique courage des Assyriens parut se réveiller. La ville résista avec vigueur et opiniâtreté ; il fallut un siège très long pour la réduire ; mais à la fin elle fut prise et complètement ruinée, avec un systématique acharnement. Les vainqueurs se partagèrent le territoire de l’Assyrie ; les Mèdes eurent les montagnes septentrionales et orientales, c’est-à-dire la moindre partie de la contrée ; le roi de Babylone joignit à ses États toutes les immenses plaines de la région méridionale, qui en étaient limitrophes et qui constituaient la portion la plus étendue à la fois et la plus fertile de l’Assyrie.

Tandis qu’il s’occupait lui-même de l’entreprise contre Ninive et qu’il aidait Cyaxare à ruiner le royaume de Lydie en Asie-Mineure, Nabopolassar confia à son fils la lâche la plus difficile, celle qui demandait le plus de vaillance et d’activité, la tâche d’arrêter les progrès de Néchao, qui venait de former le siège de Karkémis, afin de s’emparer du passage de l’Euphrate et de recommencer, en Mésopotamie, les expéditions conquérantes des Thoutmès, des Séti et des Ramsès. Nabuchodonosor, placé à la tête de l’élite des armées chaldéennes, marcha contre les Égyptiens et leur fit essuyer une éclatante défaite sous les murs de Karkémis. Depuis ce temps-là, dit la Bible, le roi d’Égypte ne sortit plus de son royaume, parce que le roi de Babylone avait emporté tout ce qui était à son ennemi, depuis le torrent d’Égypte jusqu’au fleuve de l’Euphrate. Nabuchodonosor poursuivit son adversaire, l’épée dans les reins, jusqu’à la frontière de l’Égypte, et il soumit en passant tous les princes syriens et Joakim, roi de Juda ; mais ayant appris, devant Péluse, la mort de son père (604), il revint sur ses pas pour prendre possession d’un trône qui, tout récemment élevé, pouvait se trouver ébranlé par un changement de règne. Dans ces circonstances, raconte l’historien babylonien Bérose, il mit ordre aux affaires d’Égypte, de Syrie et des pays adjacents, el confiant à des chefs dévoués la conduite des nombreux prisonniers qu’il emmenait, ainsi que le commandement des garnisons laissées dans les provinces conquises, il partit avec une faible escorte, traversa le désert d’Arabie à grandes journées, et arriva ainsi directement à Babylone, où le chef de la caste des Chaldéens lui remit le gouvernement, qu’il exerçait comme régent depuis la mort de Nabopolassar.

 

§ 2. — NABUCHODONOSOR. (604-561 AV. J.-C.)

Carte de l’Asie-Mineure pour servir à l’histoire des Sargonides et de Nabuchodonosor [Agrandir l’image].

Nabuchodonosor avait environ vingt-cinq ans lorsqu’il succéda à son père. Déjà populaire dans l’armée à la tête de laquelle il venait de se distinguer d’une manière éclatante, il arrivait au trône, comme Assurbanipal, après un apprentissage du pouvoir et avec la science du gouvernement des peuples. Aucun nom de l’histoire ancienne de l’Orient n’est demeuré plus célèbre ; sa gloire fait pâlir celle des plus grands rois de Ninive, et il personnifie le faste asiatique uni au despotisme absolu dans tout ce qu’ils ont jamais eu de plus arrogant, de plus effréné, de plus tyrannique. Les Juifs qu’il subjugua et emmena en captivité ont raconté son histoire en termes malveillants et pleins de rancune ; à cause de la place considérable qu’il occupe dans les Livres saints et d’une maladie grave qui, vers la fin de son règne, lui enleva momentanément l’usage de ses facultés intellectuelles, les prédicateurs chrétiens n’ont cessé de le représenter comme l’instrument des vengeances de Jéhovah irrité de l’infidélité de son peuple, et aussi comme un mémorable exemple de l’orgueil et de la puissance humaine frappés et anéantis par la colère divine.

Il existe au musée de La Haye[2] un camée en onyx qui nous a conservé les traits de Nabuchodonosor. La tête du prince, jeune encore et imberbe, est coiffée d’un casque à crinière qui a beaucoup d’analogie avec une des formes de casque les plus usitées chez les Grecs. Les traits du visage respirent l’énergie guerrière, sans qu’on n’y trouve rien qui se rapproche du caractère voluptueux et efféminé qu’on rencontre presque toujours chez les rois de Ninive. Autour de la tète, on lit cette inscription : Au dieu Marduk, son maître, Nabuchodonosor, roi de Babylone, a fait ceci. C’était évidemment le sceau que le grand roi apposait au bas des actes de sa toute-puissance.

Comme il arrive pour tous les grands conquérants, la légende s’empara de lui, lui donna des proportions surhumaines, lui faisant accomplir des exploits prodigieux tant en Occident qu’en Orient, et donner des chaînes au monde entier. Strabon, d’après Megasthène, lui fait traverser l’Europe, pénétrer l’Espagne et porter ses armes jusqu’aux colonnes d’Hercule ; il en coûte aussi peu, à différents auteurs de l’antiquité classique, de le promener à travers la Perse, l’Inde, la Bactriane et l’Arménie et de lui faire honneur des conquêtes que d’autres récits fabuleux attribuent à Sémiramis. Son rôle historique, réduit à ses proportions véritables, n’a pas besoin d’être embelli pour être grand, et les frontières de son empire ne demandent pas à être reculées pour être immenses. Elles n’atteignirent point, cependant, les proportions démesurées de l’empire des Sargonides ; ne dépassant pas, à l’est, le bassin du Tigre et la chaîne du Zagros qui formaient la limite du royaume des Mèdes, elles s’arrêtaient, au nord, au contour des monts arméniens sans les franchir, et rejoignaient la Méditerranée en Cilicie ; le désert d’Arabie et l’isthme de Suez en étaient la limite méridionale. Ce furent non seulement ses victoires sur les Égyptiens, les Juifs et les Phéniciens qui firent de Nabuchodonosor un grand prince, ce sont aussi les embellissements de Babylone qui, sous son règne, atteignit un degré de splendeur que n’avait pas connu Ninive elle-même. Sans lui, Babylone n’eut été qu’une grande et opulente cité, et n’eut point occupé une place prépondérante dans l’histoire du monde ancien ; il en fit la reine de l’Asie, et elle parut née, selon l’expression de Bossuet, pour commander à toute la terre. Aussi, le nom de la cité chaldéenne est-il étroitement lié à celui du prince qui fit travailler des armées d’esclaves à sa triple enceinte de remparts, à ses quais et à ses rues pavées de briques, à ses temples et à ses palais féeriques, à ses tours gigantesques, à ses jardins étages en terrasses qui passèrent pour l’une des sept merveilles du monde. Elle-même fut la merveille des merveilles, et Nabuchodonosor fut le plus fastueux de tous les rois, et si puissant qu’il voulut se faire adorer comme un dieu.

Et qui donc aurait pu porter ombrage à sa puissance ? Ce n’était pas l’Égypte, à laquelle il restait à peine assez de sève pour vivre de son passé, malgré l’ardeur belliqueuse qu’avait un instant déployée son roi Néchao II ; ce n’était pas le royaume juif, maintenant à l’agonie, et qui, depuis la mort de Salomon, n’avait jamais fait que trembler pour son  indépendance ; ce n’étaient pas non plus les Phéniciens que nous verrons succomber, malgré les hautes et solides murailles de leur métropole ; quant aux Lydiens, ils avaient, à ce moment, maille à partir avec les Mèdes qui cherchaient à leur ravir l’indépendance. Seuls, les Mèdes qui avaient hérité de toutes les provinces orientales et septentrionales de l’empire assyrien, eussent été assez forts pour disputer à la Chaldée la prépondérance. Le choc se produira un jour, car il était impossible que deux royaumes aussi vastes que l’étaient le médique et le chaldéen, aux frontières indécises, et qui ne vivaient que par la guerre et pour elle, restassent longtemps en termes de bon voisinage et consentissent à se partager la domination sur le monde oriental. Mais pour le moment, Mèdes et Chaldéens venaient de se liguer contre Ninive dont ils s’étaient distribué les dépouilles. Nabuchodonosor avait épousé la fille de Cyaxare, et les deux empires naissants avaient, chacun de son côté, quelque chose de plus pressé à faire que de s’entre-détruire. Les Mèdes avaient à lutter contre les Perses et les Arméniens, les Chaldéens avaient à asseoir leur domination sur la côte de Syrie : les intérêts n’étaient donc pas encore rivaux et la paix faisait le compte d’Ecbatane aussi bien que de Babylone.

Les qualités brillantes que Nabuchodonosor avait déployées dans la campagne contre l’Égypte faisaient prévoir aux clairvoyants que l’Asie antérieure ne gagnait rien à la chute de Ninive et qu’elle ne faisait que changer de maître. L’année même où le fils de Nabopolassar recevait la couronne royale des mains des prêtres chaldéens, le prophète juif Jérémie s’écriait :

Ainsi a dit Jéhovah, Dieu des armées : Parce que vous n’avez point écouté mes paroles,

Voici que j’enverrai et que je rassemblerai tous les peuples de l’Aquilon sous les ordres de Nabuchodonosor, roi de Babylone, mon serviteur, et je les ferai venir contre ce pays-ci et contre ses habitants, et contre toutes les nations des environs, et je les détruirai de fond en comble, et je les mettrai en désolation et en sifflements, et en déserts éternels ;

Et je ferai cesser parmi eux le cri de la joie et de l’allégresse, la voix de l’époux et la voix de l’épouse, le bruit de la meule et la lumière des lampes ;

Et toute cette terre sera un désert et une solitude, et ces peuples seront, asservis au roi de Babylone pendant soixante-dix ans[3].

Sans écouter ces avertissements prophétiques, le roi des Juifs, Joakim, entra dans la conspiration ourdie par Nékao, roi d’Égypte, avec tous les princes syriens, pour rejeter le joug de Babylone. Aussi, deux ans à peine après que la mort de son père l’eut laissé seul en possession du pouvoir (602), Nabuchodonosor, revenu en Syrie, attaqua Joakim, roi de Juda, lui imposa un tribut et emmena à Babylone de nombreux otages, avec une partie des vases sacrés du temple de Jérusalem ; mais trois ans ne s’étaient pas encore écoulés que le prince hébreu se révoltait de nouveau, comptant toujours sur l’appui de l’Égypte, qui ne fit rien en réalité pour le soutenir, et mourait presque aussitôt, laissant sur la tête de son fils, Jéchonias, tout le poids des suites de sa rébellion. Jéchonias ne régna que trois mois. Nabuchodonosor envoya contre lui un de ses généraux à la tête d’une armée recrutée principalement chez les Ammonites et les Moabites, les ennemis nés des Juifs. Un peu plus tard, le roi de Babylone se rendit lui même en Judée, et le jeune roi de Juda se vit, après trois mois de résistance, obligé de se remettre entre les mains de son ennemi avec toute sa maison (599). Nabuchodonosor ne se contenta pas de ces captifs royaux, il entra dans Jérusalem, dépouilla le temple et le palais de tous leurs trésors, emmena prisonniers les plus vaillants hommes de l’armée au nombre de dix mille, avec une partie des artisans, entre autres les forgerons et les armuriers, pour que le pays ne pût pas se remettre sérieusement en état de défense ; il ne laissa enfin dans la ville que les gens les plus pauvres. Il transféra aussi à Babylone Jéchonias avec sa mère, ses femmes et ses eunuques, et il y enferma, dans une étroite prison, l’infortuné roi de Juda. Puis, affectant de laisser à la nation une ombre d’indépendance, il plaça sur le trône de Jérusalem l’oncle du jeune prince, Mattaniah, qui prit en montant sur cette apparence de trône, le nom de Sédécias.

Le nouveau roi, non moins aveugle que ses prédécesseurs, resta sourd aux avertissements de Jérémie, qui lui conseillait une politique de prudence et de soumission envers le monarque de Babylone. Étant parvenu à ourdir une coalition avec le roi d’Égypte, Tyr, Sidon et même avec Ammon et Moab, il se crut en état de secouer le joug et se mit en rébellion ouverte par le refus du tribut de vasselage (590).

Nabuchodonosor, irrité que le roi des Juifs, Sédécias, sa créature, l’eut ainsi odieusement trahi, se mit immédiatement en campagne ; pourtant, à la nouvelle que toute la Syrie était soulevée, il hésita un instant, indécis sur quel point il porterait les premiers coups ; il s’arrêta et consulta les devins : Le roi de Babylone, dit le prophète Ézéchiel, s’arrêta au carrefour de deux chemins, à l’embranchement de deux roules, pour interroger les devins ; il mêla les flèches enchantées, interrogea les Teraphim, scruta le foie des victimes. La divination du chemin de droite fut contre Jérusalem ; elle fut pour dresser des béliers contre ses murs, y porter le carnage, y jeter le cri d’alarme, aligner les machines de guerre contre les portes, élever des retranchements, construire des bastions[4]. Il partagea donc son armée en deux corps, et tandis qu’une partie se dirigeait droit sur Tyr dont elle commença le blocus, il vint lui-même en personne avec le gros de ses forces contre Jérusalem. Il fut toutefois obligé, presque aussitôt, de lever le siège de cette ville pour aller offrir la bataille au pharaon Ouhabra qui faisait semblant de s’avancer au secours de Sédécias.

Le roi d’Égypte s’étant retiré sans coup férir, les Chaldéens revinrent en Judée, prirent les villes de Lachis et d’Asécha, et reparurent devant Jérusalem. Durant dix-huit mois, les Hébreux de la capitale repoussèrent toutes les attaques et opposèrent aux assiégeants une résistance héroïque, malgré Jérémie qui prêchait la soumission à l’Assyrien. A la fin, la famine triompha de leur constance. Les Assyriens pénétrèrent par une brèche dans la ville, d’où Sédécias chercha à s’enfuir avec quelques serviteurs vers le Jourdain ; mais il fut pris par les Chaldéens dans la plaine de Jéricho et amené au roi de Babylone, qui fit égorger ses fils en sa présence, lui creva les yeux à lui-même et l’emmena chargé de chaînes à Babylone (588). Un mois après, Nabuzardan, commandant des gardes du monarque babylonien, entra dans la ville, et aussitôt l’œuvre de destruction commença. Le temple de Jéhovah et le palais royal furent brûlés ; le grand-prêtre fut massacré avec soixante des principaux habitants, et toutes les familles de la classe supérieure qui ne s’étaient pas cachées dans le désert, furent emmenées en captivité.

Nabuchodonosor avait élevé un Hébreu, Godolias, ami du prophète Jérémie, à la dignité de gouverneur du territoire de Juda où il ne restait plus que le peuple des campagnes à qui l’on distribua les terres des riches, tous emmenés prisonniers. Mais l’homme des Assyriens ne pouvait être qu’odieux au peuple qu’il avait le triste courage de vouloir gouverner : il fut au bout de quelques mois, assassiné par un personnage de la maison royale, nommé Ismaël. Les principaux Juifs demeurés dans le pays, craignant la vengeance de Nabuchodonosor, s’enfuirent, entraînant de force Jérémie, et se retirèrent en Égypte, où ils espéraient trouver quelque sécurité. Mais Ouhabra, en leur donnant asile, ne fit qu’attirer sur ses États la colère du monarque babylonien. La partie orientale du Delta fut envahie et livrée aux ravages de l’armée chaldéenne qui se rabattit ensuite sur la Judée et acheva la ruine de ce malheureux pays (en 381 av. J.-C). Cette fois, les plus intrépides parmi les patriotes juifs furent contraints de se laisser aller au désespoir et d’abandonner le projet de relever jamais Jérusalem : Dieu ne nous regarde plus, dirent-ils, Jéhovah a abandonné la terre d’Israël.

Les alliés des Juifs, Ammonites, Nabathéens et Moabites subirent le même sort ; leur territoire fut ravagé et incendié, et la plus grande partie des habitants, emmenés en esclavage, fut parquée comme un troupeau de bétail, dans quelque quartier excentrique de l’immense cité chaldéenne.

L’altier roi de Babylone n’était point encore satisfait ; il aspirait à la conquête de la Phénicie, dont les immenses richesses excitaient ses convoitises. Depuis longtemps aussi, la grande voix des prophètes avait annoncé au peuple de Tyr, en possession depuis six cents ans de l’hégémonie sur les autres villes, les malheurs qui le menaçaient. Voici, disait Ézéchiel, que j’amènerai contre Tyr Nabuchodonosor, roi de Babylone, roi des rois, avec sa cavalerie et ses chars. Il élèvera des tours de bois, des chaussées en terre contre les remparts, il fera frapper ses béliers. Les Tyriens, soutenus par leur roi Ithobaal III, résistèrent longtemps avec la constance et l’opiniâtreté qu’ils avaient jadis montrées contre Sargon, et le siège de leur ville ne dura pas moins de treize ans. Peut-être le roi de Babylone n’eut-il jamais réussi à s’emparer de la ville ; mais à la fin, suivant le récit de la plupart des historiens, le roi Ithobaal, fatigué de cette lutte qui ruinait le commerce phénicien, offrit sa soumission à Nabuchodonosor et consentit à n’être désormais que son vassal (en 574). Les colonies que Tyr possédait alors sur la côte septentrionale de l’Afrique el en Espagne, comme Carthage, non encore indépendante, et Gadès (aujourd’hui Cadix) reconnurent nominalement la suzeraineté du vainqueur de la mère-patrie. Après la ruine de Tyr, Nabuchodonosor, à l’imitation des grands conquérants égyptiens ou assyriens qui l’avaient précédé, fit ériger sa statue à l’embouchure du Nahr el Kelb, et graver sur le rocher qui domine le cours du fleuve, une grande inscription en son honneur, dans laquelle il ne parle malheureusement guère que de ses constructions à Babylone et de ses sacrifices aux dieux, en reconnaissance de ses victoires.

Maître de la Palestine et de la Syrie converties en désert, Nabuchodonosor entreprit, dans la péninsule arabique, une grande expédition qui laissât loin derrière elles celles d’Assarhaddon et d’Assurbanipal. Au fur et à mesure que s’étendaient les relations commerciales, on parlait davantage des richesses de l’Yémen et de l’or d’Ophir qui avaient déjà vainement excité la cupidité des rois de Ninive. Pas plus que ses prédécesseurs, le monarque chaldéen ne poussa assez loin à travers le désert pour atteindre le grand entrepôt du commerce de l’Inde avec l’Égypte, et après tant de fatigues, il put douter qu’Ophir existât ailleurs que dans l’imagination des marchands. Parti de Douma, il traversa le Nefoud et le Nedjed, en se ravitaillant aux rares points d’eau de cette zone torride, puis il se rabattit sur le Hedjaz et le Nabit, en suivant les chemins parcourus alors par les caravanes, comme ils le sont encore de nos jours. Si l’on en croit les traditions arabes qui ont conservé son nom sous la forme Bokhtnassar, il battit les Djorhom Jectanides à Dhât-irik, et atteignit la frontière du Yémen occidental. Mais la renommée de ses exploits, en se répandant chez les nomades du désert, lui fut nuisible, car elle contribua à faire le vide autour de son armée ; tout s’enfuyait à son approche, et bientôt les privations de toutes sortes, les fatigues, les marches incessantes, la chaleur et l’incertitude de la route, lui firent hésiter à s’avancer davantage dans les solitudes inexplorées du grand désert de Dahna : il battit en retraite, sans être inquiété d’ailleurs par aucun ennemi, et emmenant prisonnières deux tribus entières, celles d’Ouabar et d’Hadhoura qu’il installa en Chaldée. Cette grande razzia manquée, d’où Nabuchodonosor ne rapportait guère que des pierres précieuses et quelques autres produits du désert, ne servit qu’à répandre son terrible renom de gloire chez dès tribus lointaines, qui le considèrent comme un envoyé du ciel et brodèrent autour de son nom, pendant des siècles, les légendes les plus fantastiques, comme en pouvaient seules concevoir des imaginations orientales.

La dernière expédition de Nabuchodonosor fut dirigée contre l’Égypte dont la ruine, comme celle de Tyr et de Jérusalem, avait été prédite par les prophètes d’Israël. Ce fut d’abord une guerre maritime entre la flotte égyptienne et la flotte phénicienne maintenant au service du roi de Babylone. Une grande bataille navale se livra dans les eaux de Chypre et donna la victoire aux Égyptiens, qui s’emparèrent de Sidon et de Gebal (Byblos). Mais sur terre, d’après le récit de Josèphe, Nabuchodonosor envahit la vallée du Nil, détrôna Ouahbra et le remplaça par Ahmès dont il espérait faire un satrape dévoué. Dans les années suivantes, Ahmès s’étant révolté, Nabuchodonosor revint parcourir en conquérant l’Égypte qui fut saccagée : c’était en 567, la trente-septième année de son règne : le peu que l’on sait des guerres de Nabuchodonosor en Égypte a été raconté en détail dans la partie de cet ouvrage consacrée à la monarchie égyptienne.

 

§ 3. — LES EMBELLISSEMENTS DE BABYLONE

La guerre avait livré aux mains de Nabuchodonosor des richesses immenses et d’innombrables captifs, qu’il employa aux grands travaux d’embellissement et d’utilité publique qui l’ont rendu aussi célèbre que ses conquêtes. Hérodote qui visita Babylone dans le cours du Ve siècle avant l’ère chrétienne et qui put à loisir admirer encore les splendeurs et l’immensité de la vieille cité chaldéenne, s’exprime comme il suit dans l’intéressante description qu’il nous a laissée : Située en une vaste plaine, Babylone forme un carré dont chaque côté a cent vingt stades ; son périmètre entier est donc de quatre cent quatre-vingts stades. Telle est l’étendue de cette ville, et aucune autre, que nous sachions, n’est ornée comme elle. Un fossé profond et large, rempli d’eau courante, coule alentour ; au delà, s’élève un rempart, large de cinquante coudées royales, haut de deux cents. Babylone était entourée de deux murailles concentriques qui s’appellent dans les textes cunéiformes Imgur-Bel et Nivitti-Bel ; commencé par Assarhaddon, ce double rempart ne fut achevé que sous Nabuchodonosor qui raconte, avec d’amples détails techniques difficiles à comprendre, quelle ardeur il mit à construire ces murs qui fermaient, suivant ces inscriptions, une superficie de quatre mille mahargagar, c’est-à-dire exactement les quatre-vingts stades de circuit indiqués par les historiens grecs.

Il est utile d’ajouter à ce que je viens de dire, poursuit Hérodote, l’emploi qu’on fit de la terre des fossés, et de quelle façon la muraille fut bâtie. A mesure qu’on creusait les berges, on convertissait en briques la terre qu’on en retirait : et lorsque ces briques étaient en quantité suffisante, on les faisait cuire dans des fourneaux. Pour les relier entre elles, on se servit de bitume en ébullition et, de trente en trente couches de briques, on mit des lits de roseaux entrelacés ensemble. On bâtit d’abord de cette manière les revêtements du fossé. On passa ensuite aux murs que l’on construisit de même. Au sommet et sur le bord de cette muraille, on éleva des bastions qui n’avaient qu’une seule chambre, les unes vis-à-vis des autres, entre lesquelles on laissa autant d’espace qu’il en fallait pour faire tourner un char à quatre chevaux. Il y avait à cette muraille cent portes de bronze massif, comme les jambages et les linteaux. On compte huit journées de marche de Babylone à une autre ville que l’on nomme Hit, où coule une petite rivière du même nom, qui se jette dans l’Euphrate ; cette rivière fait jaillir de ses sources de nombreux grumeaux de bitume, et c’est de là qu’on en a transporté pour construire les murs de Babylone.

L’Euphrate traverse Babylone par le milieu et la partage en deux quartiers. Ce fleuve est grand, profond et rapide ; il vient de l’Arménie et se jette dans la mer Erythrée. L’une et l’autre muraille forment un coude sur le fleuve, et à cet endroit commence un mur de briques cuites dont sont bordés les deux côtés de l’Euphrate. Les maisons sont à trois et quatre étages. Les rues sont droites et coupées par d’autres qui aboutissent au fleuve. En face de celles-ci on a pratiqué, dans le mur construit le long du fleuve, de petites portes pareillement de bronze, par où l’on descend sur ses bords. Il y en a autant que de rues de traverse.

Le mur extérieur sert de défense. L’intérieur n’est pas moins fort ; mais il a notablement moins d’épaisseur. Le centre des deux quartiers est remarquable : l’un, par le palais du roi, dont l’enceinte est grande et bien fortifiée ; l’autre par le lieu consacré à Bel, dont les portes sont d’airain et qui subsiste encore actuellement.

Les enceintes concentriques de Babylone étaient moins les remparts d’une ville proprement dite qu’un immense camp retranché dans lequel habitaient, à côté des Chaldéens, les peuples les plus divers, arrachés à leur sol natal, et qui, ainsi que le rapporte l’Écriture, ne se comprenaient pas entre eux. D’ailleurs, le territoire renfermé dans la petite enceinte, et à plus forte raison celui de la première, était loin d’être tout entier habité. Quinte-Curce parle de quatre-vingt-dix stades de pourtour pour l’étendue couverte de maisons ; le reste était cultivé et pouvait, pendant longtemps, fournir aux défenseurs de la ville les moyens d’éviter une famine, en même temps que le prodigieux développement de l’enceinte extérieure rendait un investissement impossible. On peut croire que les armées d’esclaves ramenés pieds et poings liés des immenses razzias exécutées, à chaque printemps, dans les différentes régions où les monarques babyloniens portaient leurs armes, se trouvaient particulièrement installés entre les deux enceintes, de telle sorte que le mur extérieur préservait contre l’ennemi du dehors, tandis que le mur intérieur était une sauvegarde contre une révolte éventuelle des esclaves. Par surcroît de précautions, à ce point de vue, un seul pont, jeté sur l’Euphrate, reliait les deux parties de la ville, et encore on ne pouvait y circuler la nuit, car on enlevait chaque soir les planches de cèdre qui en formaient le tablier.

Nous avons signalé plus haut les travaux d’embellissement exécutés à Babylone sous Raman-Ninar III et Sammuramit, ainsi que du temps d’Assarhaddon, de Nabopolassar et de Nitocris. Nabuchodonosor surpassa tous ses prédécesseurs. Il refit presque entièrement la cité royale, bâtie sur la rive orientale de l’Euphrate, qui avait été le noyau primitif de Babylone, à l’époque déjà singulièrement éloignée, du premier empire chaldéen. Un nouveau palais y fut construit par ses ordres, conçu dans des proportions gigantesques et beaucoup plus vaste que l’ancien ; on en reconnaît l’emplacement dans le tumulus du Kasr, un des débris les plus considérables qui subsistent encore sur le site de Babylone, et que les Arabes appellent encore le château du roi Bouktenasser (Nabuchodonosor). Cette grande ruine, dit M. Oppert[5], couvre une surface de quatorze hectares, et n’est qu’un vaste amas de tumulus : c’est une petite Suisse, où les vallées et les monticules sont tellement agglomérés, qu’il est impossible de s’y reconnaître sans boussole ou sans une longue habitude. Il peut y avoir au moins trois cents de ces monticules ; les chercheurs de tuiles, en dérangeant un monceau de briques pulvérisées, ont fait d’une colline une vallée, et d’une vallée adjacente une colline. Depuis des siècles, le Kasr est fouillé par les Arabes, et toutes les briques qu’on en retire sont engagées dans leurs misérables maçonneries.

A. Iragur-Bel, enceinte extérieure. — B. Nivitti-Bel, enceinte intérieure. — C. Point où Cyrus pénétra dans la ville. — D. Babil, ruines de la pyramide. — E. Kasr, ruine du grand palais. — F. Tell-Amram, ruines des jardins suspendus. — G. Birs-Nimri, ruines de la tour des langues. — H. Ruines du temple de Zirpanit. — I. Ruines du temple de Nergal, à Cutha. — J. Ruines de temples divers. — K. Emplacement du temple du Soleil.

La grande inscription connue sous le nom d’Inscription de la Compagnie des Indes, parce qu’elle a appartenu originairement à cette Société anglaise, raconte avec d’intéressants détails, les constructions de Nabuchodonosor dans la cité royale : Aussitôt que le dieu Marduk m’eut appelé à la royauté, et que le dieu Nabu, son fils chéri, m’eut confié ses sujets, comme des vies précieuses, je me consacrai avec amour à la construction de leur ville, et je fis en sorte qu’il n’y en eut point de comparable à Babylone et à Borsippa. Dans Babylone, cette ville que je chéris comme la pupille de mes yeux, je construisis un palais qui fut l’admiration des hommes ; j’en fis le siège du gouvernement du pays. H était installé sur une plate-forme élevée qui s’étendait, dans l’intérieur de Babylone, depuis le rempart Imgur-Bel, jusqu’au canal de l’Orient ou canal du Lever du soleil, et depuis la rive de l’Euphrate jusqu’au faubourg Ai-ibur-sabum. Nabopolassar, roi de Babylone, le père qui m’a engendré, avait construit ce palais en briques et y avait habité ; mais les fondations s’étaient affaissées par suite d’une inondation, et le massif de briques n’était devenu qu’un immense monticule... J’ai déblayé cet amas de matériaux, recherché le cylindre (temen) de fondation, et atteint le fond des eaux. J’ai élevé contre les eaux une digue en bitume et en briques, comme une montagne ; j’ai recouvert les salles d’énormes poutres de cèdre ; j’ai construit des portes en cèdre recouvert de bronze... dans l’intérieur, j’ai répandu à profusion, l’argent, l’or, les briques vernissées, et des trésors immenses... Du côté où le palais confinait aux deux enceintes de la ville, Imgur-Bel et Nivitti-Bel, il y eut un magnifique pavillon avec des portes en bois de cèdre et de lentisque, revêtues de lamelles d’or, d’argent et de bronze, surmonté de créneaux en albâtre, et flanqué de bastions capables de résister à toute attaque du dehors.

A. Pyramide, tombeau de Bel. — B. Grand palais — C. Petit palais. — D. Jardins suspendus. — E. Temple des grands dieux. — F. Quai de Nabonid.

Dans la vaste enceinte du palais et sur le bord même du fleuve, Nabuchodonosor fit élever et planter, comme une montagne artificielle, les fameux jardins suspendus qui rappelaient, suivant le récit de Bérose et de Quinte-Curce, à la reine Amytis, Mède d’origine, les pittoresques aspects de son pays. C’étaient une succession de terrasses étagées les unes au-dessus des autres ; un soubassement énorme portait le tout, et de vastes galeries voûtées étaient ménagées sous chacune des terrasses plantées des arbres et des fleurs les plus rares, dont on entretenait la végétation, sous le soleil tropical de la Babylonie, par un incessant arrosage pratiqué à l’aide des machines que décrit Strabon ; le site de cette construction qui excita l’admiration enthousiaste de tous les voyageurs de l’antiquité, a été reconnu par M. Oppert dans le tumulus d’Amram : c’est la ruine la plus méridionale parmi les groupes de la cité royale ; sa hauteur est encore aujourd’hui d’à peu près trente mètres, et elle en a cinq cents environ de côtés.

Dans la cité royale se trouvait encore l’édifice que les inscriptions désignent comme le plus ancien sanctuaire de la ville, et dont la construction primitive remontait à Hammurabi : c’est la pyramide à degrés appelée le E-Sagil, temple du dieu Marduk. Je pris à cœur, dit Nabuchodonosor, de restaurer le E-Sagil, et j’y consacrai tous mes soins. Je fis amener les plus grands des cèdres de la montagne du Liban ; le sanctuaire E-Kua, là où demeure le dieu, fut couvert de poutres de cèdre et eut un revêtement d’or et d’argent... Nous n’insisterons pas sur les détails architectoniques que renferme la grande inscription de la Compagnie des Indes au sujet de toutes ces constructions, parce que le sens précis des termes techniques nous échappe encore en partie, et nous échappera probablement longtemps : ne rencontrons-nous pas parfois des difficultés du même genre même en grec ou en latin ?

La construction des murailles avait eu pour résultat de réunir à la ville de Babylone proprement dite, dans une même enceinte, la première Babel, antérieure même à Nemrod, la ville qui avait vu la confusion des langues et à laquelle le souvenir s’en attachait : Borsippa, située à quelque distance sur la rive occidentale de l’Euphrate et qui, jusqu’alors, avait possédé une existence séparée. C’est là que Nabuchodonosor restaura la Tour de Babel, convertie depuis un temps immémorial en un monceau de décombres, et le grand temple de Bel, appelé par les Babyloniens E-Zida, dont la fondation remontait à Hammurabi, comme celle du E-Sagil. Hérodote, qui vit le temple de Bel tel que l’avait arrangé le grand conquérant chaldéen, le décrit en ces termes : C’est un carré régulier qui a deux stades en tous sens (deux cent soixante-dix mètres). On voit au milieu une tour massive, qui a un stade (cent trente-cinq mètres), tant en longueur qu’en largeur ; sur cette tour s’en élève une autre, et sur cette seconde, encore une autre, et ainsi de suite, de sorte que l’on en compte jusqu’à huit. Le soubassement avait soixante-quinze pieds de haut, et au-dessus, chacun des étages, vingt-cinq pieds ; de sorte que le tout faisait une hauteur de deux cent cinquante pieds. Des fouilles pratiquées par M. Henry Rawlinson ont permis de constater que les sept étages, couronnés par le sanctuaire du dieu, avaient, comme ceux de la zigurat du palais assyrien de Khorsabad, des revêtements aux couleurs des sept corps sidéraux, mais disposés dans un autre ordre, c’est-à-dire, en commençant par le bas, noir (Saturne), blanc (Vénus), pourpre (Jupiter), bleu (Mercure), vermillon (Mars), argent (la Lune), et or (le Soleil). Cet ordre, en partant du sommet, est celui des jours de la semaine.

Dans la tour supérieure, continue Hérodote, est une chapelle ; dans cette chapelle un lit bien garni, et près de ce lit une table d’or. On n’y voit point de statues, personne n’y passe la nuit, qu’une femme du pays que le dieu désigne. Les prêtres chaldéens disent aussi, mais ils ne me paraissent pas dignes de foi, que le dieu parcourt le temple et se repose sur le lit, de la même manière qu’à Thèbes, en Égypte, selon les Égyptiens. Car là aussi, une femme passe la nuit dans le temple de Jupiter-Thébain, et l’on assure que ni l’une ni l’autre de ces femmes n’a commerce avec des mortels.

Dans ce temple, il y a une autre chapelle, en bas, où l’on voit une grande statue d’or qui représente Jupiter (Bel-Marduk) assis. Près de cette statue est encore une table d’or. On voit, hors de cette chapelle, un autel d’or, et un autre autel très grand, sur lequel on immole du bétail. Les Chaldéens brûlent aussi, sur ce grand autel, tous les ans, à la fête du dieu, mille talents pesant d’encens.

Tous ces détails se trouvent confirmés par le prophète Daniel, dont le livre confient encore d’intéressants renseignements sur le culte de Bel dans ce sanctuaire dont l’antique Tour de Babel, le plus vieux monument du monde, avait fourni le noyau. Suivant l’écrivain sacré, soixante-dix prêtres étaient attachés au service du temple, et tous les jours on offrait au dieu douze grandes mesures de farine du plus pur froment, quarante moutons et six grands vases de vin. Il y avait aussi dans ce temple, probablement dans le sanctuaire inférieur, un grand serpent que les Babyloniens adoraient comme l’image vivante de Bel, et que Daniel lui-même tua sous les yeux du roi.

Borsippa, dit l’inscription de la Compagnie des Indes, est la ville de ceux qui exaltent le dieu ; je l’ai ornée. Au milieu d’elle j’ai fait construire le E-zida, la maison éternelle. J’en ai complété la magnificence avec de l’or, de l’argent, d’autres métaux, des pierres, des briques vernissées, des charpentes de pin maritime et de cèdre. J’ai recouvert d’or la charpente du lieu de repos de Nabu. Les traverses de la porte des oracles ont été plaquées d’argent.

J’ai incrusté d’ivoire les montants, le seuil et le linteau du lieu de repos. J’ai recouvert d’argent les montants en cèdre de la porte de la chambre des femmes. J’ai bâti splendidement l’entrée du lieu de repos et le portique tournant du temple en briques de différentes couleurs... J’ai construit le temple solidement. Pour étonner les hommes, j’ai refait et renouvelé la merveille de Borsippa, le temple des sept sphères du monde ; j’en ai élevé le faîte en briques, que j’ai revêtues de cuivre. J’ai plaqué de zones alternatives de marbre et d’autres pierres le sanctuaire du dieu...

Dans l’inscription dite du Baril de Phillips et dans celle qui fut trouvée au milieu des ruines de la Tour, il y a aussi quelques détails de construction qui concordent avec ceux-ci, et quelques autres qui sont nouveaux : Je n’en ai pas changé l’emplacement ; je n’en ai pas altéré les fondations. Dans le mois du salut, au jour heureux, j’ai percé par des arcades la brique crue des massifs et la brique cuite des revêtements. J’ai ajusté les rampes circulaires ; j’ai inscrit mon nom dans la frise des arcades. J’ai mis la main à reconstruire le E-Zida et à en élever le faîte, comme jadis il dut être ; je l’ai refondu et bâti, comme il dut être dans les temps lointains ; j’en ai élevé le sommet.

On sait qu’il n’existe pas une seule brique sur les ruines de la capitale de la Chaldée, qui ne porte une inscription de plusieurs lignes estampées sur le plat qui devait être recouvert de bitume et engagé dans la maçonnerie. Sauf de rares exceptions, c’est toujours le nom de Nabuchodonosor qu’on y lit ; la légende est ainsi conçue : Je suis Nabuchodonosor, roi de Babylone, reconstructeur du E-Sagil et du E-Zida, fils aîné de Nabopolassar. C’est par millions que se calculerait le nombre des briques portant cette formule que l’on pourrait recueillir à Babylone, et ce chiffre fabuleux donne à peine une idée des constructions gigantesques que fit entreprendre le grand roi, plus fier ajuste titre de ses travaux en grande partie utiles, que de ses plus éclatantes victoires. Des inscriptions assez nombreuses, parmi lesquelles il en est deux au moins d’une étendue considérable, racontent en détail l’édification des principaux monuments de Babylone et fournissent le récit circonstancié des prières, des cérémonies religieuses et des sacrifices auxquels la dédicace de ces édifices donnait lieu.

Nabuchodonosor s’intitule le roi de justice, le pasteur fidèle qui gouverne l’humanité et dirige les serviteurs des dieux Bel, Samas et Marduk, l’homme pieux, qui connaît la sagesse, sanctifie sa vie, île cesse pas un instant d’adorer les dieux, le favori de Marduk qui l’appela à la royauté dès le sein de sa mère, le restaurateur du E-Sagil et dit E-Zida. Pour attirer sur lui les bénédictions célestes, il accomplit de grands sacrifices propitiatoires, immole des bœufs et des moutons, des oiseaux et des poissons ; il dépose sur la table d’offrande des sanctuaires, du miel, de la crème, du lait, de l’huile pure, du vin blanc ; il verse du vin de différents pays, à grands flots, dans la coupe du dieu Marduk et de la déesse Zarpanit. Dès le commencement de son règne, il travaille sans relâche à l’embellissement des sanctuaires ; celui de Zarpanil fut tout tapissé d’or ; la porte en fut revêtue de lamelles d’or ; et les temples E-Sagil et E-Zida, leurs parois intérieures, leurs seuils, les portes et leurs linteaux furent si richement ornés qu’ils brillaient comme la lumière du jour. Le E-Temen, la pyramide de Babylone, je l’ai bâti au milieu des pompes et des réjouissances ; j’ai achevé la construction de Babylone, la ville sainte du grand dieu Marduk, et d’Imgur-Bel, sa grande enceinte ; j’ai établi au seuil des grandes portes de gigantesques taureaux ailés en bronze ainsi que des dragons colossaux ; j’ai creusé tout autour un fossé jusqu’au niveau des eaux, j’ai donné aux murailles de briques un revêtement en bitume... Pour fortifier le E-Sagil et empêcher l’ennemi, avec son armée de désordre, d’approcher de Babylone, ce dont aucun roi précédent ne s’était préoccupé, j’ai élevé comme une montagne une forteresse à l’orient de la ville et je l’ai entourée d’un fossé et d’une grande levée de terre...

Les inscriptions cunéiformes de Nabuchodonosor nous fournissent encore de très précieux détails sur l’administration intérieure de ce souverain, sur les dépouilles enlevées aux populations conquises, qui lui servirent à construire tous les édifices dont s’enorgueillissait la grande cité chaldéenne. Elles énumèrent les temples anciens qu’il restaura et les nouveaux qu’il éleva, non seulement à Babylone et à Borsippa, mais à Cutha et dans nombre d’autres villes de la Chaldée ; car toutes avaient énormément souffert sous les derniers monarques assyriens, qui avaient châtié avec tant de rudesse leur tentative d’indépendance, et toutes se relevèrent de leurs ruines en même temps que la capitale, sous Nabuchodonosor.

Voici d’abord les renseignements que contient à ce sujet l’inscription de la Compagnie des Indes.

J’ai bâti à Babylone, en l’honneur de la Souveraine Sublime (Zarpanit), la mère qui m’a enfanté, le Temple de la déesse de la cime des montagnes, qui est le cœur de Babylone. Des ruines considérables de ce temple existent au lieu appelé El-Kolaïah, près de Hillah. On y a trouvé, dans les décombres, une inscription dédicatoire portant le nom de Nabuchodonosor.

J’ai fait construire dans Babylone, en bitume et en briques, selon les règles de l’art, en l’honneur du dieu Nabu, le régent suprême qui confère le sceptre de la justice pour administrer les légions des hommes, le Temple de celui qui confère le sceptre, son temple.

J’ai bâti, dans Babylone, au dieu Sin, qui inspire mon jugement, le Temple de la grande lumière, sa maison.

J’ai bâti dans Babylone, en bitume et en briques, en l’honneur du dieu Samas, qui inspire à mon cœur le sentiment de la justice, le Temple du juge du monde, son temple. C’est cet édifice qui occupait l’emplacement où s’élève aujourd’hui, dans la ville de Hillah, la mosquée encore appelée Mosquée du Soleil.

J’ai bâti en,forme d’équerre, en bitume et en briques, à Babylone, en l’honneur du dieu Raman, qui verse l’abondance dans mon pays, le Temple du dispensateur des orages, son temple.

J’ai construit à Babylone, en bitume et en briques, comme un massif, en l’honneur de la Grande Déesse (Nana), qui réjouit et qui soutient mon âme, le Temple des profondeurs et le Temple des hautes montagnes, ses temples.

J’ai bâti, en entrant dans le mur de Babylone, en forme d’équerre, en l’honneur de la souveraine de la maison du ciel, la reine qui a pitié de moi, le temple Kikupan, son temple.

J’ai bâti à Borsippa un temple au dieu Adar, qui brise les armes de mes ennemis.

J’ai bâti à Borsippa, en l’honneur de la grande déesse (Nana), qui agrée mon cantique, le Grand temple, le Temple de la vie et le Temple de l’âme vivante, ses trois merveilles. » Ces trois temples, qui faisaient allusion au caractère lunaire de la déesse Nana el aux phases de l’astre croissant, plein et décroissant, étaient placés sur un même massif, dont les décombres forment ce qu’on appelle aujourd’hui le Tell Ibrahim-el-Rhalil, auprès du Birs-Nimroud.

J’ai construit à Borsippa, en massif, le temple du dieu Baman qui fait éclater dans mon pays la foudre prophétique. »

Les renseignements de l’inscription dite du Baril de Phillips se rapportent à d’autres édifices sacrés.

Le 8 du mois d’Ulul, je dédiai le portique du dieu Nergal et du dieu Nibhaz, des dieux du temple . . . ., à Cutha ; j’accomplis l’oracle du grand dieu ; j’ajoutai un nouveau portique à celui de la façade. Cutha, située au nord de Babylone, avait été comprise, comme Borsippa, dans l’immense enceinte de la muraille extérieure. Le dieu spécial de cette ville était Nergal, et nous apprenons, dans un des renseignements mythologiques contenu dans les tablettes de la bibliothèque d’Assurbanipal, qu’il y était adoré sous la figure d’un lion.

J’ai fondé et construit le Temple du jour à Sippara, en l’honneur de Samas et de Sin, mes seigneurs.

J’ai fondé et construit le Temple du jour à Larsa, en l’honneur de Samas el de Sin, mes seigneurs.

J’ai fondé et construit le temple... à Ur, en l’honneur du dieu Sin, le maître qui exalte ma royauté.

J’ai fondé et construit le temple Ikul Anu à Nipur, en l’honneur du dieu Oannès, mon maître.

J’ai fondé et construit dans la ville de Bas, le Temple de l’adoration éternelle, en l’honneur du dieu Bel-Zarbi, mon seigneur.

A Babylone même ce prince, nous l’apprenons par ses inscriptions, acheva les quais de I’Euphrate, commencés par son père Nabopolassar et sa mère Nitocris. Non content d’orner et d’embellir la ville de sa royauté, comme il l’appelle dans ses monuments, et les autres cités soumises à son sceptre, il songea aussi à la fertilité de la Babylonie et à l’extension de son commerce. Il répara et remit en état le fameux canal royal ou Naharmalka, créé treize cents ans auparavant par le roi Hammurabi, mais qui, avec le temps, s’était si bien obstrué que cette réparation fut considérée par les historiens comme une véritable création. Il fit creuser un lac immense au-dessous de Sippara, pour servir de réservoir à l’arrosement de la plaine. Enfin il assura la navigation du golfe Persique en créant à l’embouchure du fleuve un vaste port à Térédon.

A la fois pontife et roi, Nabuchodonosor se montre particulièrement pieux envers le dieu Marduk, et à la suite du récit des embellissements de Babylone,il lui adresse cette prière : Ô Marduk, toi qui commandes aux autres dieux, prince tout-puissant, c’est toi qui m’as créé ; c’est toi qui m’as confié la royauté sur les légions des hommes. J’ai veillé sur tes villes saintes comme sur des vies qui me seraient chères, et dans aucun pays du monde il n’existe une ville comparable à Babylone. Eh bien, de même que j’ai eu à cœur l’exaltation de ta souveraineté et que j’ai propagé ton culte, sois attentif à l’élévation de mes mains ; exauce ma prière. C’est moi qui suis le roi restaurateur, moi qui te porte la joie au cœur, moi qui suis le pontife constructeur, moi qui embellis toutes les villes saintes. Que par ta grâce, ô miséricordieux Marduk, le palais que j’ai bâti atteigne la vétusté et qu’il soit stable longtemps. Que moi-même en l’habitant, j’atteigne à la vieillesse, que j’y aie une nombreuse postérité ; que j’y reçoive les tributs considérables des rois de toutes les régions de la terre ; que depuis l’horizon jusqu’au zénith, que partout où luit le soleil, je n’aie pas d’ennemi, et que je n’y trouve pas de faute à punir ; enfin que ma postérité règne à tout jamais sur l’humanité.

 

§ 4. — FIN DU RÈGNE DE NABUCHODONOSOR

Tandis que ces travaux s’exécutaient, la partie de Babylone appelée Hallat ou la cité profane, » et dont la ville actuelle de Hillah occupe l’emplacement, fut plus que doublée par les nombreuses colonies de captifs que le monarque conquérant y transporta de tous les pays soumis par ses armes. C’est là que furent internés les Hébreux emmenés de Jérusalem et des pays circonvoisins. Ces malheureux esclaves qui travaillaient aux embellissements de la grande ville, furent émerveillés quand ils purent en contempler les splendeurs, eux qui croyaient que rien n’était comparable à leur Jérusalem. Ils demeuraient stupéfaits devant ces représentations et ces bas-reliefs que leur religion condamnait : Quand le peuple, dit Ezéchiel, vit ces hommes peints sur les murailles, ces sculptures des Chaldéens coloriées en rouge, ces guerriers ceints du baudrier autour des reins, avec une tiare de diverses couleurs sur la tête, tous semblables à des princes, tous ces Chaldéens, fils de Babylone, il s’éprit pour eux d’un violent amour[6]. Nous verrons ailleurs quelle était l’existence des Juifs en captivité où ils obtinrent le privilège de la liberté dans l’exercice de leur culte, car Ezéchiel put remplir au milieu d’eux, sans aucune entrave, sa mission prophétique, bien qu’il annonçât publiquement le peu de durée de la puissance chaldéenne ; c’est à Babylone que fut composé, pour être chanté dans les réunions religieuses, l’admirable Super flumina Babylonis, où les vengeances divines étaient invoquées pour châtier les oppresseurs d’Israël, et où l’espoir de rebâtir un jour Jérusalem était hautement proclamé :

Si je t’oublie, ô Jérusalem

Que ma droite s’oublie elle-même !

Que ma langue s’attache à mon palais,

Si je ne me souviens plus de toi,

Si je ne fais pas de Jérusalem

Le commencement de ma joie[7].

Cependant, parmi les esclaves, il y en avait dont le sort n’était pas comparable à celui de ces masses confuses condamnées aux travaux forcés. Les meilleurs sujets, ceux qui se distinguaient par une intelligence remarquable, ou simplement même par leur beauté physique, étaient mis hors de pair et employés suivant leurs aptitudes spéciales. C’est ainsi que le roi chargea son grand eunuque Aspénas, c’est-à-dire le majordome du palais, de lui choisir, parmi les captifs juifs, des jeunes hommes issus de la famille royale de Jérusalem ou de parents de distinction, pour les attacher à sa personne : Quelques jeunes gens en qui il n’y eut aucune tache, beaux de visage, instruits en toute sagesse, connaissant les sciences, doués d’une intelligence remarquable, et qui fussent capables de se tenir au palais du roi. Daniel et quelques autres furent choisis ; on les affubla de noms chaldéens, on leur fit faire bonne chère pour conserver les beaux traits de leur visage, et on leur apprit la langue des Chaldéens et, sans doute, à lire l’écriture cunéiforme. Bientôt, ajoute le texte sacré, dans toutes les affaires de sagesse et d’intelligence que le roi leur demanda, il en trouva en eux dix fois plus que dans tous les devins et astrologues qu’il y avait dans tout le royaume. Daniel était surtout passé maître dans l’art de deviner et d’interpréter les songes ; aussi parvint-il rapidement à de hautes fonctions. Le livre qui porte son nom a conservé la tradition de divers épisodes de la vie de palais au temps où le prophète juif jouissait d’une grande situation à la cour. Une des anecdotes les plus intéressantes est celle qui a trait à l’un des songes du grand roi, dont l’interprétation, après avoir fait le désespoir des astrologues et des enchanteurs, fut donnée par Daniel : Voici, ô roi, ce que vous avez vu : Il vous a paru comme une grande statue ; cette statue colossale se tenait debout devant vous, et son regard vous glaçait d’effroi.

La tête de cette statue était d’or pur ; sa poitrine et ses bras étaient d’argent ; son ventre et ses cuisses d’airain.

Ses jambes étaient de fer, et une partie de ses pieds était aussi de fer, l’autre partie était d’argile.

Vous étiez attentif à cette vision, lorsque soudain, une pierre se détacha d’elle-même de la montagne sans la main d’aucun homme, et frappant la statue dans ses pieds de fer et d’argile, elle les mit en pièces.

Alors le fer, l’argile, l’airain, l’argent et l’or se brisèrent tous ensemble, et devinrent comme les menues pailles que le vent emporte à travers les airs pendant l’été, et ils disparurent sans qu’il s’en trouvât plus rien en aucun lieu ; mais la pierre qui avait frappé la statue devint une grande montagne qui remplit toute la terre.

Voilà votre songe, ô roi, et nous l’interpréterons ainsi devant vous :

Vous êtes le roi des rois, et le Roi du ciel vous a donné l’empire, la puissance, la force et la gloire.

Il a mis en votre main les enfants des hommes, les bêtes des champs et les oiseaux des cieux, en quelque lieu qu’ils habitent ; il a soumis toute chose à votre puissance ; c’est vous qui êtes la tête d’or.

Il s’élèvera après vous un autre royaume moindre que le vôtre, qui sera d’argent, et ensuite un troisième royaume qui sera d’airain et qui dominera sur toute la terre.

Il y aura encore un quatrième royaume qui sera comme le fer : il brisera et il réduira tout en poudre, comme le fer brise et broie toutes choses.

Mais comme vous avez vu que les pieds de la statue et les doigts des pieds étaient partie d’argile et partie de fer, ce royaume, bien que prenant son origine du fer, sera divisé, selon que vous avez vu que le fer était mêlé à la terre et à l’argile.

Et comme les doigts des pieds étaient en partie de fer et en partie de terre, ce royaume aussi sera en partie fort et en partie fragile.

Et de même que vous avez vu le fer mêlé à l’argile, il y aura aussi des alliances humaines entre ces deux parties, mais elles ne demeureront pas unies l’une avec l’autre, car le fer ne peut s’allier avec l’argile.

Et au temps de ces rois, le Dieu des cieux suscitera un royaume qui ne sera jamais détruit, et ce royaume ne passera point à un autre peuple, mais il brisera et consumera tous ces autres royaumes, et il sera établi pour durer éternellement.

De même que vous avez vu une pierre se détacher d’elle-même de la montagne et briser le fer, l’airain, l’argile, l’argent et l’or, ainsi arrivera-t-il dans l’avenir, comme le grand Dieu le fait connaître au roi.

En entendant cette sentence prophétique, Nabuchodonosor tomba la face contre terre et s’écria en parlant aux Juifs : Certainement votre Dieu est le Dieu des dieux et le seigneur des rois, et il combla d’honneurs Daniel qui devint un des principaux fonctionnaires de l’empire chaldéen.

A quelque époque que les commentateurs placent la rédaction de ce récit, on ne saurait méconnaître qu’il retrace sous une merveilleuse allégorie, les traits généraux de l’histoire du monde depuis l’époque de Nabuchodonosor jusqu’au développement du christianisme. L’heure approche où la pierre se détachera de la montagne et dispersera si complètement les débris du colosse réduit en poussière, que le désert et la solitude la plus absolue remplaceront la plus grande ville que le soleil eut jamais vue dans sa course. Malgré les avertissements du prophète juif, Nabuchodonosor qui voyait tout plier devant lui, croyait à l’éternité de l’empire de Babylone, et aucune puissance humaine ne paraissait en état de lui faire échec. Il eut le vertige du pouvoir comme un homme qui s’est imprudemment élevé à des hauteurs insolites : l’orgueil le perdit et le conduisit à la démence, comme d’autres grands génies, également infatués de leurs succès. Déjà, dans l’inscription commémorative de la restauration de la Tour de Babel, il disait : Marduk, le grand seigneur, m’a lui-même engendré. Un peu plus tard, quand toutes ses grandes œuvres furent accomplies, il se crut un dieu ; il voulut que chacun se prosternât devant sa propre statue, qu’il venait de faire faire en or, et qui aurait eu, suivant la tradition biblique, soixante coudées, c’est-à-dire environ trente mètres de haut. Tous les satrapes, les juges, les officiers accoururent des provinces les plus éloignées, et au jour de la dédicace on fit proclamer cet édit par un héraut d’armes : Peuples et tribus de toutes les langues, on vous ordonne qu’au moment où vous entendrez le son de la trompette, de la flûte, de la harpe, du hautbois et des concerts de toutes sortes d’instruments, vous vous prosterniez en terre et que vous adoriez la statue d’or que le roi Nabuchodonosor a dressée. Daniel et trois autres Hébreux résistèrent et refusèrent de s’incliner. On les jeta dans une fournaise ardente et, témoin du miracle par lequel Dieu les avait préservés des flammes, le roi de Babylone, dit la Bible, rendit un nouvel hommage au Dieu d’Israël. Mais son orgueil n’en subsista pas moins, et un jour que, se promenant au plus haut de la terrasse de son palais, il embrassait d’un coup d’œil l’immense ville qui s’étalait à ses pieds, avec sa tour aux sept couleurs, ses dômes dorés, ses pyramides étincelantes et ses noires murailles recouvertes de bitume, il s’écria dans l’enivrement du triomphe : Voilà donc cette grande Babylone dont j’ai fait le siège de ma royauté, que j’ai bâtie dans l’épanouissement de ma puissance et dans l’éclat de ma gloire ? Alors une voix du ciel lui dit : Voici ce qui t’est annoncé, ô Nabuchodonosor ; ton royaume va passer en d’autres mains. On va même te chasser de la compagnie des hommes ; tu habiteras avec les bêtes de la campagne, et sept espaces de temps se passeront sur toi, jusqu’à ce que tu reconnaisses que le Très-Haut a un pouvoir absolu sur les royaumes des hommes et qu’il les donne à qui il lui plaît.

D’après le récit biblique, ce décret fut aussitôt accompli. Nabuchodonosor, frappé probablement de cette espèce de folie à laquelle les médecins donnent aujourd’hui le nom de lycanthropie, quitta la société des hommes, et, imitant les animaux, chercha à se nourrir d’herbes comme eux ; son corps, privé de soins et exposé aux intempéries, devint hideux.

Le grand roi se crut changé en bœuf ; il essayait de manger de l’herbe et de marcher à quatre pattes ; il poussait des rugissements comme un fauve, et, cessant d’habiter les appartements royaux, il couchait en plein air et se plaisait à rôder dans les jardins de son palais ; bientôt il devint si sale et repoussant que ses cheveux ressemblaient aux plumes de l’aigle, et ses ongles, grandis et recourbés, aux griffes de l’oiseau.

D’après la tradition juive qui paraît avoir singulièrement confondu les événements de la fin de l’empire chaldéen, un personnage, nommé Bel-labar-iskun, dont nous ignorons l’origine et dont le fils était gendre du roi, qui était lui-même, suivant d’assez grandes vraisemblances l’archi-mage ou chef de la caste des Chaldéens, prit le pouvoir, probablement comme régent de l’empire, pendant la folie du souverain. Mais la lycanthropie n’est pas incurable, et Nabuchodonosor, guéri de cette terrible maladie qui avait duré sept mois, ce semble[8], put reprendre l’exercice du pouvoir, et le livre de Daniel ajoute qu’il s’humilia devant le Dieu des Juifs qui l’avait châtié et dont il reconnut la puissance. C’était vers la fin de son règne ; la tradition grecque conservée par Abydène, raconte qu’éclairé soudain de l’inspiration prophétique, il prédit la ruine de Babylone :

Les Chaldéens, dit-il, racontent que, monté sur la terrasse de son palais, il fut tout à coup possédé d’un dieu et prononça cet oracle :

Moi, Nabuchodonosor, je vous prophétise, ô Babyloniens, le malheur qui va fondre sur vous, et que ni Bel, l’auteur de mes jours, ni la déesse Belit n’ont eu la puissance de persuader aux déesses du destin de détourner. Un mulet perse viendra, ayant pour auxiliaires vos propres dieux, il vous imposera la servitude. Son complice sera un Mède, dont l’Assyrie se glorifiait. Plût aux dieux qu’il eût pu, avant de trahir ses concitoyens, périr englouti dans un gouffre ou dans la mer, ou, se tournant vers d’autres voies, errer dans les déserts où il n’y a ni villes, ni sentiers foulés par le pied des hommes, où les bêtes fauves habitent librement, où volent les oiseaux, et, seul, être perdu dans les rochers stériles des ravins ! Quant à moi, puissé-je atteindre un terme meilleur, avant que cette pensée n’entre dans mon esprit ! En disant ces mots, il disparut aux yeux des hommes.

C’est ainsi que la légende porte à l’apothéose les grands conquérants. Quand il mourut, Nabuchodonosor avait environ soixante-dix ans ; il en avait régné quarante-trois (562 av. J.-C).

 

§ 5. — LES SUCCESSEURS DE NABUCHODONOSOR. - CHUTE DE L’EMPIRE DE BABYLONE (561-533).

Il n’était pas besoin d’un don surnaturel de prophétie pour prévoir que l’empire de Babylone, parvenu à un si haut degré de splendeur, était bien près de sa perte, et que sa puissance ne mettrait pas à s’écrouler plus de temps qu’elle n’en avait mis à s’élever ; il suffisait pour cela d’un esprit sagace et clairvoyant. Cet empire n’avait en effet par lui-même aucun élément sérieux de durée ; le colosse, ainsi que dans la vision expliquée par Daniel, avait des pieds d’argile. La nation babylonienne n’était pas assez énergique et assez militaire pour être capable de maintenir, comme les Assyriens, pendant plusieurs siècles, sa domination sur cent peuples divers. Toute sa force guerrière consistait dans les hordes de cavaliers que fournissaient les tributs de l’Irâk-Araby et les populations de la Basse-Chaldée, hordes éminemment propres à couvrir, en très peu de temps, une immense étendue de territoire avec l’impétuosité d’un torrent qui a rompu ses digues, mais non à conserver longtemps ces contrées et à y asseoir une domination solide. On observe en effet toujours dans l’histoire que les peuples dont la puissance militaire réside exclusivement dans la cavalerie sont capables de grandes et rapides conquêtes, mais ne parviennent jamais à les garder longtemps.

En même temps, dès le moment de la mort de Nabuchodonosor, des bruits menaçants commençaient à se répandre à Babylone. On disait qu’un nouveau peuple dominateur se révérait. Déjà le royaume des Mèdes était ébranlé par ce peuple, naguère encore son vassal. Les Perses, ainsi s’appelaient les nouveaux conquérants, étaient sortis de leurs âpres montagnes sous la conduite d’un jeune chef, que ses débuts dans la guerre élevaient déjà au rang des grands capitaines. Les prophètes israélites annonçaient, au reste, depuis longtemps, d’une voix éclatante, que la superbe Babylone aurait bientôt le sort qu’elle avait fait subira Jérusalem. Descends, assieds-toi dans la poussière, s’écriaient-ils, vierge fille de Babylone ; assieds-toi par terre et non sur un trône, tille des Chaldéens ! On ne t’appellera plus délicate et voluptueuse. Prends les meules et mouds du blé ; ôte ton voile et relève ta robe ; découvre ta cuisse pour passer les torrents ; montre ta nudité, que l’on voie ta honte !

Nabuchodonosor eut pour successeur son fils Abil-Marduk, ou Evilmérodach[9] qui n’est mentionné dans les textes cunéiformes que par des tablettes d’intérêt privé de la tribu Egibi dont il sera question ailleurs. Dans l’histoire Sacrée, il est signalé par un trait d’humanité. Il fil, au début de son règne, sortir de prison le roi de Juda, Jéchonias, qui gémissait depuis trente-sept ans dans les fers, lui donna un rang supérieur à celui des autres rois captifs qui séjournaient dans cette capitale, l’admit à sa table et lui assigna une pension[10]. Mais le reste de son règne ne correspondit pas à cette action honorable. Bérose le signale comme ayant foulé aux pieds toute loi et toute retenue. Un parti se forma contre lui ; il fut assassiné par son beau-frère, le gendre de Nabuchodonosor et le fils du Bel-Iabar-iskun, qui avait eu le pouvoir pendant la folie du grand conquérant chaldéen (559), lequel portait le nom de Nergal-sar-ussur (le dieu Nergal protège le roi), altéré en Neriglissor dans les fragments de Bérose. Evilmérodach n’avait régné que deux ans.

Cette tragédie domestique valut à Nergal-sar-ussur ou Neriglissor un sceptre dont il usa sans dignité, et qu’il conserva peu. Le gendre du vainqueur de Jérusalem se construisit un nouveau palais à Babylone, en dehors de la cité royale, sur la rive occidentale de l’Euphrate ; il plaça des statues d’argent massif dans les différents sanctuaires de la pyramide du temple de Bel-Marduk. .

Des briques estampées au nom de Neriglissor attestent la part qu’il prit aux embellissements de Babylone ; il s’y intitule, comme Nabuchodonosor, restaurateur du E-Sagil et du E-Zida. Outre ces briques, un cylindre en terre cuite actuellement conservé au collège de la Trinité, à Cambridge, raconte en détail les constructions de ce prince, avec des formules identiques à celles qu’on rencontre dans les inscriptions de Nabuchodonosor. C’est par ce texte que nous apprenons que le père de Neriglissor portait le nom de Bel-labar-iskun. Après que Marduk, le puissant seigneur, eut élevé ma tête et m’eut donné le gouvernement des pays et des hommes, moi, je n’oubliai pas le dieu Marduk ; j’embellis le E-Sagil et le E-Zida, je dressai les images saintes, et je me conformai scrupuleusement aux oracles primitifs. J’installai des dragons de bronze sous les portiques du E-Sagil, à côté des taureaux colossaux qui se tenaient déjà sur le seuil. A la porte du temple du Soleil levant... je fis aussi placer huit énormes dragons de bronze pour imposer aux méchants et aux ennemis la crainte de la mort, et je les fis revêtir de lamelles d’argent... Neriglissor raconte aussi qu’il répara les canaux d’irrigation et les quais de l’Euphrate, qu’il agrandit encore le palais royal bâti par ses prédécesseurs, et qu’il y fit ajouter une pyramide dont la charpente était en bois de cèdre. L’inscription se termine par une prière à Marduk.

D’après les traditions grecques, Neriglissor régna quatre ans seulement, et périt dans une grande bataille contre Cyrus et les Perses, vainqueurs de la Médie, auxquels il avait voulu disputer la possession de ce pays, jadis soumis aux rois d’Assyrie (555).

Le fils et successeur de ce prince est appelé Laborosoarchod dans les fragments de Bérose ; il est probable qu’il s’appelait réellement Bel-labar-iskun comme son grand-père. C’était un enfant, et il n’occupa le trône qu’un petit nombre de mois. Les chefs de la caste des Chaldéens l’en précipitèrent, indignés des instincts vicieux et cruels qu’il témoignait déjà. Ils proclamèrent alors un des leurs, nommé Nabu-nahid ou Nabonid.

C’est ce roi dont il a déjà été plusieurs fois question au commencement de l’histoire des dynasties chaldéennes, parce que ses inscriptions mentionnent les plus anciens souverains du pays et les temples qu’ils avaient fait bâtir. Nabonid ne se contenta point, à l’imitation de ses prédécesseurs, d’embellir le E-Sagil et le E-Zida : il fit restaurer les temples des anciennes villes de Chaldée, qui depuis une longue suite de siècles s’étaient écroulés de vétusté et n’étaient qu’un monceau de décombres abandonnées. Roi archéologue et curieux du passé de l’histoire chaldéenne, il fit déblayer ces ruines, mettre à nu les substructions et dégager les fondations de ces vénérables sanctuaires, jusqu’à ce qu’il eut retrouvé les cylindres de fondation ou terrien que les premiers bâtisseurs y avaient enfouis. Déjà plusieurs des rois antérieurs s’étaient, sans succès, consacrés à cette œuvre pie : il fut assez persévérant et assez heureux pour mener l’entreprise à bonne fin, et lire des inscriptions vieilles de deux raille ans que nous ne connaissons que par la transcription qu’il en fit. La pyramide du temple de la Grande-Lumière que Lik-Bagus, roi très ancien, avait commencée et n’avait pas achevée, mais dont son fils Dungi avait terminé la construction... Cette pyramide s’écroula de vétusté, et par-dessus les cylindres anciens que Lik-Bagus et Dungi, son fils, avaient déposés dans les fondations, je la reconstruisis en bitume et en briques, pareille à l’ancienne.

Une autre inscription de Nabonid, qui est malheureusement fort mutilée et contient de grandes lacunes, raconte dans de plus amples détails cette restauration des anciens édifices chaldéens. Au début, on voit qu’il est question des temples E-Sagil et E-Zida, E-Sir-nuru, le temple de la Grande-Lumière, E-Parra, E-Anna, E-Ulbar et d’autres encore spécialement consacrés à Sin, à Samas, à Nanâ, à Marduk. Le E-Parra notamment, qui avait jadis été construit par Purnapurias, fut restauré. Un autre temple, bâti par Hammurabi et abandonné depuis sept cents ans, fut aussi refait, ainsi que celui du Soleil, à Larsa, élevé par Sargon l’Ancien et Naram-Sin. Ce dernier sanctuaire particulièrement vénéré et auquel on se rendait en pèlerinage de toutes les contrées de la Chaldée, n’avait pourtant pas été entièrement abandonné. Déjà Kurigalzu, puis plus tard Assarhaddon y avaient fait des réparations et s’étaient efforcé de retrouver les cylindres de fondation ; d’autres rois avaient aussi poursuivi le même but. Enfin, dit le texte, Nabuchodonosor fils de Nabopolassar, roi antérieur, réunit une troupe nombreuse pour rechercher le cylindre du temple E-Ulbar... il ne put le trouver. Et moi, Nabonid, roi de Babylone, restaurateur du E-Sagil et du E-Zida, dans mes années glorieuses, inspiré par mon culte envers la déesse Istar d’Agadé, ma souveraine, j’ai fait creuser une excavation. Les dieux Samas et Raman m’accordèrent leur faveur constante et je trouvai le cylindre du E-Ulbar. Nabonid raconte ensuite que si Nabuchodonosor ne trouva pas ce cylindre, c’est qu’il avait péché contre les dieux qui lui refusèrent la grâce de le trouver, et égarèrent ses recherches d’ailleurs arrêtées par des pluies torrentielles et continues. Le monument portait le nom de Sagaractias. Après avoir lu l’inscription, Nabonid la remit en place, fit lui-même un autre cylindre pour constater ses recherches et ses propres travaux ; il le déposa dans les fondations, à côté de l’ancien, puis il rebâtit complètement le temple E-Ulbar consacré à la déesse Anunit dont il implore les faveurs, pour lui-même et pour son fils aîné Bel-sar-usur, le Balthasar biblique, qu’il avait associé au trône, de même que, jadis, Assarhaddon y avait associé Assurbanipal.

Tandis que le pieux roi restaurait le culte des vieilles divinités chaldéennes et s’aliénait peut être, par là, comme nous le verrons, la caste sacerdotale de Babylone qui préférait les nouvelles divinités dont le culte s’était, grâce à elle, propagé dans tout le pays, des événements graves étaient survenus en Médie. Cyrus, issu de la famille royale des Perses, et roi comme ses ancêtres du pays d’Ansan, avait fini par détrôner son beau-père Astyage, roi des Mèdes, et par se trouver maître de tous les pays qui, au nord et à Test, enveloppaient l’empire chaldéen. La guerre avec la Chaldée s’imposait par la force des choses.

Elle éclata bientôt, et les détails nous en sont racontés dans deux inscriptions découvertes depuis quelques années seulement, et qui ont été, de la part de divers savants, l’objet de discussions sur lesquelles nous reviendrons quand nous traiterons de l’histoire des Mèdes et des Perses. Il paraît, d’après ces textes, que le roi Nabonid avait singulièrement mécontenté la caste des Chaldéens devenue très puissante à Babylone depuis la mort de Nabuchodonosor, et qui voyait avec dépit le roi restaurer d’anciens sanctuaires abandonnés, au lieu de se contenter des cultes plus récents dont elle était absolument maîtresse. Il est fort probable que le mécontentement provoqué par les prêtres contre le roi, dissimulait une question religieuse, et la théologie du souverain qui réagissait contre les usages reçus, ne fut du goût ni du peuple ni de l’aristocratie sacerdotale. En butte aux critiques de tout le monde, Nabonid abandonna sa résidence royale de Babylone, pour aller s’installer à Tema, y vivre dans la retraite et l’indifférence des événements. Babylone décapitée, pour ainsi dire, vit ses sanctuaires abandonnés, désertés, et tombant en ruine ; il semblait que les dieux eux-mêmes abandonnassent la ville sainte : vainement on fit des sacrifices et des prières pour apaiser leur courroux. Ils demeurèrent sourds à la voix des prêtres, et pour punir les fautes du roi et de ses partisans, ils déchaînèrent l’armée des Perses sur la Chaldée.

Tel est le sens général des deux grandes inscriptions qui racontent la fin de l’empire babylonien. Dans la neuvième année de son règne, on annonçait l’approche de Cyrus, que Nabonid s’obstinait à rester enfermé dans sa retraite de Tema. De nouveaux sacrifices expiatoires furent offerts dans le E-Sagil et le E-Zida, pour apaiser les dieux protecteurs de Babylone et de Borsippa ; mais l’armée des Perses avançait toujours, et le fils aîné du roi, Bel-sar-ussur (Balthasar) dut, comme vice-roi, se mettre à la tête de l’aristocratie et du parti national pour couvrir la frontière du pays d’Accad. La mère du roi elle-même accompagna son petit-fils au camp établi sur l’Euphrate, au delà de Sippara : elle y mourut, et Balthasar, avec ses soldats, pleurèrent pendant trois jours cette femme courageuse. Quelques semaines après, Cyrus traversait le Tigre au dessous de la ville d’Arbèles.

Il se passa cependant plusieurs années encore sans que les hostilités fussent directement engagées et avant que la Chaldée fût menacée dans son indépendance. A la fin, dans la 17° année de son règne, Nabonid se décida à quitter sa honteuse retraite, pour aller se placer à la tête de ses troupes. Il y arriva juste à temps pour subir un échec : il fut battu dans un sérieux engagement qui eut lieu à Rutu, sur le canal appelé Nizallat, et cette défaite acheva de le discréditer aux yeux de l’armée du pays d’Accad, qui, peut-être à l’instigation de Balthasar, se mit ouvertement en état d’insurrection. Il en résulta que Nabonid fut contraint de prendre la fuite et de rentrer à Babylone, et que Cyrus traversa le Gyndès, sur les bords duquel il avait campé longtemps, et entra sans coup férir dans Sippara. Quelques jours plus tard, il était sous les murs de Babylone avec son lieutenant Gobryas, que les textes cunéiformes appellent Gubaru. Les Chaldéens, suivant le récit d’Hérodote, sortirent en armes et lui présentèrent la bataille : ils furent encore vaincus, et c’est dans cette sortie, probablement, que Nabonid fut fait prisonnier. La lutte continua encore longtemps contre l’armée qui, sous les ordres de Balthasar, se renferma derrière la double ceinture de murailles qui paraissait faire de Babylone une place inexpugnable. Cyrus, dit Hérodote, n’était pas exempt d’inquiétude, et beaucoup de temps déjà s’était écoulé sans qu’il eût fait le moindre progrès. Soit que l’un des siens, remarquant son anxiété, lui eût donné conseil, soit que de lui-même il eût conçu ce qu’il y avait à faire, voici le parti qu’il prit. Il range le gros de ses forces à l’endroit où les eaux entrent dans la ville, et une autre troupe à leur issue, du côté opposé ; il prescrit à ces deux corps de faire irruption dans Babylone à l’instant où ils verront le fleuve devenir guéable. Ces dispositions prises, ces instructions données, il s’éloigne avec la partie inactive de son armée. Il recule jusqu’au bassin creusé par Nitocris, et s’en sert comme elle, mais dans un but opposé. Il y détourne les eaux du fleuve, dont le lit habituel est aussitôt rendu guéable. Cependant, les Perses que Cyrus a rangés sur ses bords auprès de la ville, le voient s’affaisser, au point qu’un homme n’a plus d’eau que jusqu’à la cuisse ; ils saisissent le moment, et pénètrent dans Babylone. Si les habitants avaient soupçonné ou appris ce que Cyrus préparait, ils eussent épié l’arrivée de l’ennemi dans la ville, et l’eussent misérablement détruit : car, en fermant les portes qui conduisent à l’Euphrate, et en montant sur les murs de soutènement des deux berges, ils l’eussent pris comme dans un filet. Les Perses, au contraire, les surprirent ; la ville est si grande que, selon le récit des Babyloniens eux-mêmes, ceux des extrémités étaient déjà enveloppés, que ceux du centre n’en savaient rien. C’était jour de fête : les uns dansaient, les autres se livraient à des divertissements qu’ils n’interrompirent qu’en apprenant la vérité. Ainsi, Babylone fut prise pour la première fois.

Le jour où Cyrus pénétra dans Babylone, les Chaldéens célébraient la grande fête des Sacées, au milieu d’insouciantes orgies, et divers passages de l’Écriture sainte viennent fort à propos compléter le récit d’Hérodote et celui des inscriptions, avec lesquels ils se trouvent en parfaite harmonie. Déjà, en prédisant la terrible fin réservée aux oppresseurs de sa patrie, Jérémie avait dit :

Je préparerai leurs festins,

Et je les enivrerai afin qu’ils s’abandonnent à la joie.

Ils s’endormiront d’un éternel sommeil

Ils ne se réveilleront plus, dit Jéhovah.

Je les conduirai à la boucherie comme des agneaux,

Comme des brebis et des boucs[11].

La scène du festin au milieu duquel fut surpris Balthasar est racontée dans le livre de Daniel sous les couleurs les plus saisissantes et avec un laconisme tragique :

Le roi Balthasar offrait un grand festin à mille des plus grands de sa cour, et chacun buvait selon son âge.

Le roi, étant donc déjà pris de vin, commanda qu’on apportât les vases d’or et d’argent que son ancêtre Nabuchodonosor avait emportés du temple de Jérusalem, afin que le roi bût dedans, avec ses femmes, ses concubines et les grands de la cour.

On apporta donc aussitôt les vases d’or et d’argent qui avaient été pris dans le temple de Jérusalem, et le roi but dedans, avec ses femmes, ses concubines et les grands de la cour.

Ils buvaient du vin et ils louaient leurs dieux d’or et d’argent, d’airain et de fer, de bois et de pierre.

Au même moment, on vit apparaître des doigts et comme la main d’un homme qui écrivait vis-à-vis du chandelier, sur la muraille de la salle du roi, et le roi voyait le mouvement des doigts de la main qui écrivait.

Alors, le visage du roi se changea ; son esprit fut saisi d’un grand trouble ; ses reins se relâchèrent, et dans son tremblement ses genoux s’entrechoquaient.

Le roi poussa un grand cri et ordonna qu’on fit venir les mages, les Chaldéens et les devins ; et le roi dit aux savants de Babylone : Quiconque lira cette écriture et me l’interprétera, sera revêtu de pourpre, aura un collier d’or au cou, et sera la troisième personne du royaume[12]. Les savants chaldéens n’ayant pu rien expliquer, Daniel fut appelé. Voici, dit-il, ce qui est écrit :

Menê, menê, theqêl u pharsin, et telle en est l’explication : Menê : Dieu a supputé ta royauté et il y met fin ; theqêl : tu as été pesé dans la balance et tu as été trouvé trop léger ; — pharês, ton royaume a été partagé et il a été donné aux Mèdes et aux Perses.

Alors Balthasar commanda, et on revêtit Daniel de pourpre, et on lui mit un collier d’or au cou, et on publia qu’il serait le troisième dans le royaume. Dans cette même nuit, Balthasar, roi de Chaldée, fut tué[13]. C’était le troisième jour du mois de Arah Samna (septembre-octobre 538)[14].

Maître de Babylone, Cyrus en nomma comme gouverneur son lieutenant Gobryas (Gubaru) que le livre de Daniel désigne, on ne sait trop pour quelles raisons, sous le nom de Darius le Mède[15] : Gobryas, dans l’armée de Cyrus, commandait les contingents des Guti, et il venait de se signaler d’une manière éclatante au cours de la dernière guerre : son élévation au gouvernement de la grande ville était la récompense légitime de son courage. Si l’on en croit les inscriptions, l’entrée de Cyrus à Babylone fut saluée comme une délivrance, non seulement par les Juifs et les autres peuples captifs, mais par les Chaldéens eux-mêmes, et ce furent les dieux de Babylone, Marduk en tête, qui l’appelèrent à régner sur la Mésopotamie. Marduk, le grand seigneur, le protecteur de son peuple, vit avec joie les actions de son représentant, la justice de ses mains et de son cœur ; il lui ordonna d’aller dans Babylone que Nabonid, roi impie, avait désertée... Les habitants de Babylone en totalité, et ceux des pays de Sumer et d’Accad, les grands et les officiers qu’il soumit, baisèrent ses pieds, se réjouirent de son avènement et leurs faces resplendirent de joie... Cyrus s’efforça de se rendre digne de cet accueil et de cette confiance, en restaurant les sanctuaires que Nabonid avait délaissés et en favorisant le culte des dieux nationaux. Il usa de clémence même à l’égard de Nabonid prisonnier, auquel il fit grâce delà vie, et qu’il se contenta d’envoyer en Carmanie où le dernier roi de Babylone finit tranquillement ses jours, comme satrape de la grande monarchie perse.

 

Ainsi tomba, pour ne se relever jamais, cette civilisation assyro-chaldéenne qui eut des siècles de grandeur, mais qu’on ne saurait admirer à cause de la monstrueuse tyrannie qu’elle fit si longtemps peser sur l’Orient. Qui donc pourrait regretter ses arts, sa science, son faste légendaire, sans s’écrier en même temps : Enfin, la tuerie et le carnage qui ont duré dix siècles sont finis ! Longtemps le châtiment s’est fait attendre, mais qu’il a été terrible ! L’empire chaldéen disparaît misérablement dans une orgie troublée par une surprise nocturne. Ninive, du moins, n’avait succombé qu’après un long siège, et son roi avait fait preuve d’héroïsme ; Babylone, après un semblant d’effort pour résister et combattre, tend les bras à l’ennemi victorieux. Ninive se fait tuer, Babylone meurt insouciante. C’est ainsi que, jusqu’à la dernière heure, se maintient le parallélisme entre le Chaldéen et l’Assyrien : celui-ci plus guerrier, plus dur, plus ferme en ses desseins ; celui-là plus efféminé, plus inconstant. L’un, plus politique, ne rêve que la domination par les armes, et la vue du sang l’enivre comme une bote féroce ; l’autre plus artiste, plus savant, préfère les arts de la paix et les spéculations scientifiques ; l’un et l’autre, d’ailleurs, ayant abusé du droit de la force, et responsables au même titre du renom de cruauté froide et de sensualité voluptueuse dont les souverains orientaux ont, jusqu’à nos jours, recueilli l’héritage.

Babylone, qui s’était soumise sans résister, dut son salut à sa lâcheté : elle ne périt pas tout de suite, et les rois de Perse en firent une des capitales de leur empire. Plusieurs fois, mais en vain, des descendants plus ou moins légitimes de l’ancienne race royale, essayèrent de réveiller chez les Babyloniens le sentiment national, et de les pousser à la révolte contre les Perses, en évoquant le souvenir de l’indépendance et d’un passé glorieux. Mais ce fut presque toujours sans succès.

Lors des troubles qui suivirent la mort de Cambyse (522), un certain Nidintabel s’y fit proclamer roi, en se donnant pour Nabuchodonosor, fils de Nabonid. Quatre ans plus tard (518), une nouvelle tentative eut plus de succès, et Darius, fils d’Hystaspe, fut contraint d’assiéger la vieille cité chaldéenne qu’il ne parvint à reprendre qu’après un siège de vingt mois, et grâce à la trahison de Zopyre. L’année suivante, nouvelle insurrection, bientôt vaincue, d’un nommé Arakhou, lequel se fil encore passer pour le fils de Nabonid.

En 508, une nouvelle insurrection arracha, pour vingt ans, Babylone et toute la Chaldée au joug des Perses, dont les monuments s’y interrompent pendant ce long intervalle. Mais Darius la vainquit enfin en 488, et, pour rendre toute révolte de Babylone désormais impossible, il renversa ses murs, ses tours, ses fortifications immenses. Quelques années après, Xerxès continuant l’œuvre de son père, soumit la cité chaldéenne à un véritable pillage ; il enleva la statue d’or du dieu Nabu et les trésors du tombeau de Bel-Marduk.

Le vainqueur des Perses, Alexandre, adopta une autre politique ; frappé de la beauté et des avantages de la situation de Babylone, il songea à la faire sortir de ses ruines ; mais le grand conquérant mourut avant d’avoir achevé son entreprise. Babylone ne fut bientôt plus qu’un désert, et la sombre prophétie d’Isaïe fut accomplie à la lettre :

Je vais susciter contre Babylone les Mèdes, qui ne chercheront ni l’or, ni l’argent, mais qui perceront de leurs flèches les petits enfants, et n’épargneront pas le sein qui les nourrit. Et cette Babylone, si fière entre tous les empires, la gloire et l’orgueil des Chaldéens, sera ce que Jéhovah a fait de Sodome et de Gomorrhe. Elle ne sera plus jamais habitée dans la suite des générations. On rie verra même pas l’Arabe y dresser sa tente, ni le pâtre s’y reposer ; les chats sauvages y prendront leur gîte, les hyènes rempliront les maisons, les autruches en feront leur demeure, et les Seïrim y sauteront... Comment es-tu tombée des cieux, étoile du matin, fille de l’aurore ? Toi qui foulais les nations, te voilà abattue et foulée !... On t’a fait descendre au sépulcre, au fond de la fosse...

Aujourd’hui, il ne reste plus de l’immense cité qu’un amas de décombres et une inépuisable carrière de matériaux de construction que les Arabes exploitent depuis des siècles. Les collines de débris qui marquent les emplacements des principaux édifices, des palais, des Jardins suspendus, de la Pyramide de Bel et de la Tour des Langues, servent d’abri aux fauves du désert mésopotamien.

 

 

 



[1] Cf. Schrader, Zeitschrift far Keilschriftforschung, juillet 1884, p. 222 ; Oppert, dans la Revue d’Assyriologie, 1er fasc., 1884.

[2] Menant, Catalogue des cylindres orientaux du cabinet royal des Médailles de La Haye, p. 60, n° 151. Le musée de Berlin possède de ce camée une reproduction antique en verre coloré. Cf. notamment E. Schrader, Ueber einen ait babylonischen Kœnigl. Muséums und einige andere Cylinder und Gemmen, dans les Monatsberichte de l’Académie de Berlin, 1879, p. 297 ; cf. p. 785.

[3] Jérémie, XXI, 8-11.

[4] Ezéchiel, XXI, 26-27.

[5] Expédition scientif. en Mésopotamie, t. I, p. 142.

[6] Ézéchiel, XXIII, 14-16.

[7] Psaumes, CXXXVII, 5-6.

[8] L’historien juif Josèphe qui nous paraît avoir mal interprété le récit de Daniel, dit sept ans.

[9] Bérose, Fragm. 14 ; Polyhistor, dans Eusèbe, Chron, can., I, 5 ; Abydène, ibid., I, 10.

[10] II Rois, XXV, 27-28 ; Jérémie, LII, 31-32.

[11] Jérémie, LI, 30-40.

[12] On a judicieusement fuit remarquer que Balthasar, dans ces paroles, se compte comme la seconde personne du royaume ; il ne se regardait que comme vice-roi, bien que son père Nabonid fût prisonnier. Cf. Vigouroux, la Bible et les découvertes modernes, t. IV, p. 464.

[13] Daniel, chap. V.

[14] Baruch et le livre de Daniel appellent Balthasar fils de Nabuchodonosor, ce qui, jusqu’à ce qu’on eût retrouvé son nom dans les inscriptions cunéiformes, a causé le tourment de tous les commentateurs. Mais ici fils est employé dans le sens général et poétique de successeur, de même que nous avons vu plus haut, sur l’obélisque de Nimroud, Jéhu appelé fils d’Omri. Au reste, quand il s’agit des données historiques contenues dans le livre de Daniel, il ne faut jamais oublier ce fait capital que, si ce livre est parfaitement authentique et incontestablement écrit à Babylone, nous n’en possédons plus le texte original dans un état intact, mais seulement un remaniement écrit en partie en syro-chaldaïque, et fait vers le me siècle avant l’ère chrétienne, par un transcripteur assez ignorant de l’histoire, qui a commis des interpolations, et plusieurs confusions manifestes dans les noms des rois babyloniens.

Nous avons vainement cherché, dans les deux inscriptions cunéiformes dont nous avons cité quelques fragments, les passages qui ont pu autoriser M. Halévy à écrire que, d’après ces textes nouveaux, la légende de Balthasar et le récit presque aussi légendaire d’Hérodote sont renversés. Le texte de ces inscriptions dit formellement que Cyrus pénétra dans Babylone sans rencontrer la moindre résistance. D’autre part, le nom de Balthasar ne saurait être, comme le prétend M. Halévy, définitivement rayé de l’histoire. A plusieurs reprises, ce personnage est mentionné comme fils aîné du roi dans les textes cunéiformes, sous la forme Bel-sar-ussur. Le rôle important qu’il a joué à la tête de l’armée, durant le règne de Nubonid, explique comment il se fuit que le livre de Daniel lui donne le titre de roi, bien qu’il ne fût en réalité que vice-roi. Ajoutons seulement encore un argument qui confirme à ce point de vue, sans réplique, le texte biblique, et qui montre que les Chaldéens eux-mêmes ont donné à Balthasar le titre de roi :

Les contrats d’intérêt privé de la famille Egibi, trouvés en 1876 à Hillah, suppléent pour cette période de l’histoire chaldéo-assyrienne, à la cessation brusque de la liste des limmu qui ne dépasse pas le milieu du règne d’Assurbanipal. Ces contrats, au nombre de deux raille cinq cents, se répartissent dans un espace de deux siècles environ, depuis le règne de Sennachérib jusqu’à celui de Darius, fils d’Hystaspe ; tous sont datés de l’année du règne ; il n’y a que quatre années pour lesquelles nous ne possédions aucun de ces contrats, à cause des grandes révolutions survenues alors en Chaldée ; et il en est qui sont datés de la troisième année du règne de Balthasar, dont le nom se trouve orthographié Marduk-sar-ussur au lieu de Bel-sar-ussur, à cause de l’identité Bel-Marduk. (Cf. Boscawen, Babylonian dated Tablets, dans les Transactions of the Society of Biblical Archæology, 1878.)

[15] Le nom de Darius le Mède a été, comme celui de Balthasar, une véritable crux interpretum. Il n’est pas de conjecture qu’on n’ait faite à son sujet, parce qu’on croyait lire dans la Bible qu’il devint roi après la mort de Balthasar. Mais le texte dit seulement : Et Darius le Mède entra en possession du royaume, ce qui peut aussi bien s’entendre d’une investiture comme satrape, que d’un avènement comme roi. Cette interprétation est confirmée par les textes cunéiformes qui donnent au premier satrape de Babylone nommé par Cyrus, le nom de Gubaru, à peine altéré en Gobryas par Hérodote.