LES ASSYRIENS ET LES CHALDÉENS

 

CHAPITRE VI — RÈGNE DE SARGON (721 À 704 AV. J.-C.).

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

§ 1. — LA PRISE DE SAMARIE

Vers le commencement du VIIIe siècle avant notre ère, l’empire d’Assyrie formait un immense quadrilatère limité à l’est par les montagnes de la Susiane et une ligne indécise qui montait à travers les plaines de la Médie jusqu’à la mer Caspienne ; au nord, par le cours de l’Araxe et le Pont-Euxin ; à l’ouest par la chaîne de l’Anti-Taurus, les montagnes de la Cilicie et l’Océan ; au sud enfin par les sables brûlants du désert d’Arabie. Toutes les parties de cette vaste étendue de pays n’étaient point également pacifiées, et le joug ninivite n’était pas supporté partout avec une pareille résignation. Si l’on ouvre une carte géographique de l’Asie antérieure, on remarquera que les pays montagneux englobés dans les limites que nous venons de tracer à grands traits, dessinent un arc de cercle gigantesque qui regarde le sud, et dont l’extrémité occidentale est formée par les derniers contreforts du Liban, auprès de Gaza ; il se développe, s’élève et s’élargit successivement et sans interruption par le Liban et l’Anti-Liban, l’Amanus, le Taurus et l’Anti-Taurus, devient, vers son centre, en Arménie, un vaste plateau, puis se rétrécit graduellement par la chaîne du Zagros pour aller mourir avec les collines qui s’abaissent aux portes de Suse. C’est sur toute cette ligne de frontières que se concentre avec plus d’acharnement la résistance aux monarques assyriens ; la plaine a succombé assez vile, et si, en tout cas, elle essaye de murmurer contre l’oppression, sa rébellion ne tarde pas à être étouffée dans le sang. Mais il en est autrement des montagnards qui, battus, reviennent sans cesse à la charge, et trouvent des retraites assurées dans les profondeurs des forêts, au sommet de leurs pics inaccessibles, ou bien même derrière les murailles de leurs forteresses rendues imprenables par l’art et la nature. C’est d’ailleurs une loi de l’histoire, que le sentiment de l’indépendance et le caractère belliqueux sont toujours plus vivaces et plus durables chez l’habitant des montagnes que chez celui de la plaine, et alors même que la conquête l’a forcé jusqu’en son dernier refuge, il est dompté mais non soumis : le montagnard ne s’assimile jamais.

Rien n’était donc moins définitif et moins assuré que la domination assyrienne sur ces pays que les invincibles monarques cherchaient à s’annexer parla force brutale, croyant prévenir paries supplices les plus atroces, les révoltes ultérieures qu’ils ne faisaient au contraire que provoquer. Les derniers rois avaient inauguré un nouveau système de conquête, dont paraît-il, on n’eut qu’à s’applaudir, car il fut pratiqué jusqu’à la fin de la monarchie assyro-babylonienne : c’est la déportation en masse. Les gens qui habitaient les bords de la Méditerranée étaient arrachés à leurs demeures et transportés en Assyrie, ou même jusqu’en Médie et en Arménie, tandis que Mèdes et Arméniens étaient implantés en Syrie dans les villes devenues désertes. Est-il rien de plus barbare qu’un pareil outrage à la dignité humaine et au courage malheureux ? C’était ajouter les tortures morales aux supplices atroces réservés aux prisonniers de guerre, et c’est un exil de ce genre qui a provoqué l’amère et sublime poésie du Super flumina Babylonis.

A partir du règne de Teglath-pal-asar II, on constate également que les rois d’Assyrie installent dans les pays conquis des gouverneurs assyriens à la place des rois qu’on culbute. C’était un moyen plus sûr de tenir le pays en respect, par une surveillance constamment en éveil. Laisser les rois vaincus sur leur trône était évidemment une grande imprudence que n’avaient pas cessé de commettre les anciens conquérants. Les derniers souverains de Ninive multiplient partout les gouverneurs de la race d’Assur, ou bien ils distribuent les trônes de leurs vassaux à de nouveaux princes sur le dévouement et la fidélité desquels ils s’imaginent pouvoir compter.

Malgré ces mesures commandées par la sagesse politique, l’empire assyrien n’est et ne sera toujours que le colosse aux pieds d’argile, que le moindre choc était capable de réduire en poussière et de faire rentrer dans le néant comme un fantôme évanoui. Mais à l’époque où Sargon monta sur le trône, aucune puissance humaine n’était en état de faire échec au roi d’Assyrie. Du côté de l’Orient, les Aryens et les Touraniens ne s’étaient pas encore constitués en corps de nations, et depuis les grands déplacements de peuples qui avaient précédé la formation des nationalités après la période post-diluvienne, on n’avait plus entendu parler d’eux. A l’occident, depuis quatre siècles déjà que Troie avait été incendiée, la plus grande partie de l’Asie mineure était occupée par des tribus helléniques mélangées de gens de race hittite qui formaient la masse de la population. Le royaume de Lydie n’existait encore qu’à l’état embryonnaire avec les premiers Mermnades. Milet était déjà florissante, il est vrai, et échelonnant ses colonies tout le long du rivage méditerranéen, allait disputer aux Phéniciens l’empire delà mer ; mais sa puissance, exclusivement maritime, ne pouvait se trouver en contact avec l’Assyrie. Quant aux cités de la Grèce propre, elles retardaient leur marche en avant dans les voies de la civilisation par leurs rivalités jalouses. Sparte essayait les effets de la dure législation de Lycurgue, dans ses premières luttes contre la Messénie ; on venait seulement d’établir l’archontat décennal à Athènes, et c’est à peine si les jeux d’Olympie avaient déjà quelque renom. Rome avait trente ans et n’était rien ; Carthage était déjà plus que centenaire, mais elle dirigeait ses vaisseaux seulement sur la Sicile, ou du côté des colonnes d’Hercule, et elle ne songeait nullement à venir au secours de Tyr, sa métropole assiégée. Quant à l’Égypte, c’était un roseau cassé, comme l’appelle l’Écriture ; cependant, avec un prince comme Shabak qui essayait de lui rendre quelque chose de son ancienne vitalité, elle eût pu encore porter ombrage au roi de Ninive ; celui-ci le savait et surveillait de loin son seul ennemi sérieux. Le choc ne tardera pas à se produire ; mais l’issue n’en pouvait être douteuse pour un peuple vieilli, abîmé depuis des siècles par des dissensions intestines, et dont la vigueur renaissante ressemble aux derniers printemps d’un vieillard que la mort cherche à tromper.

Ninive était devenue le centre de la civilisation et le pôle du monde. Le siècle des Sargonides fut pour la’ capitale de l’Assyrie ce que le siècle de Périclès fut pour la Grèce. Les arts et les sciences fleurissaient sur les rives du Tigre ; les collèges sacerdotaux s’étant développés de plus en plus, observaient les mouvements sidéraux et faisaient progresser l’astronomie ; les scribes recopiaient les annales des temps passés ; les architectes bâtissaient des palais où s’étalaient des richesses féeriques et qui regorgeaient d’esclaves venus des quatre coins de l’horizon ; des corporations d’artistes en tous genres, recrutés par la conquête brutale, mettaient leur industrie au service de leurs maîtres. Et quant au potentat qui était parvenu à ce degré de puissance et de splendeur, le monde ne semblait vivre que par lui et pour lui. C’est un dieu auquel on baise les pieds et devant lequel on se prosterne le front dans la poussière : les Assyriens comprenaient que sans lui, la puissance de leur race s’évanouirait en fumée, et que leurs propres richesses et les merveilles de Ninive lui étaient dues ; les esclaves savaient d’autre part, que le plus sûr moyen d’adoucir un peu leur triste sort et d’alléger leurs chaînes, était de manifester, en toute circonstance, les marques de la plus humiliante sujétion. Tel est le régime de barbarie monstrueuse, auquel fut soumise l’Asie pendant des siècles et dont les souverains de l’Orient moderne ont encore hérité en partie. Aussi, dit Bossuet, quand la Grèce regardait les Asiatiques avec leur délicatesse, avec leur parure et leur beauté semblable à celle des femmes, elle n’avait que du mépris pour eux. Leur forme de gouvernement, qui n’avait point de règle que la volonté du prince, maîtresse de toutes les lois, et même des plus sacrées, lui inspirait de l’horreur ; et l’objet le plus odieux qu’eût toute la Grèce, étaient les barbares.

La puissance du roi d’Assyrie reposait entièrement sur l’armée, fidèle interprète des caprices du tyran. Mais celte autre garde prétorienne, ou, si l’on veut, cette troupe de janissaires, avait fini par avoir conscience de son rôle et de sa force : le prince qui la mécontentait en négligeant de la mener au combat et au pillage, ou qui subissait un échec, était bien vite, comme les empereurs romains, traîné aux gémonies et remplacé par le chef des mécontents qu’on élevait sur les boucliers. C’est ce qui arriva à la fin du règne de Samsi-Raraan qui faillit être victime de l’insurrection militaire provoquée par son fils Assur-danin-pal, et c’est l’échec devant Tyr et Samarie qui causa la perle de Salmanasar V. Le grand turtan, que les soldats campés sous les murs de la capitale du royaume d’Israël venaient d’acclamer pour leur souverain, n’était pas l’héritier légitime de Salmanasar, mais il était de race royale, soit qu’il descendît d’Assur-danin-pal, soit qu’il se rattachât à l’ancienne dynastie détrônée par Belilaras. A peine proclamé, il s’empressa de voler à Ninive pour y faire reconnaître son autorité, en laissant devant Samarie un corps d’investissement. Une seule voix s’éleva pour protester contre l’usurpateur, ou plutôt pour essayer de profiter du changement de dynastie au profit de l’indépendance de son pays : ce fut celle de Humbanigas, roi du pays d’Élam. Mais en vain celui-ci essaya de rallier l’armée chaldéenne et de soulever tout le sud de la Mésopotamie. Prompt comme la foudre, Sargon fond sur lui, bat Élamites et Chaldéens dans les plaines de Kalu, force Humbanigas à le reconnaître pour suzerain, puis il retourne en toute hâte rejoindre le camp de Samarie. Il pouvait craindre un revirement subit dans l’esprit des soldats et il savait que son trône serait chancelant tant qu’il ne l’aurait pas consolidé par quelque éclatante victoire. Aussi était-il décidé à frapper un grand coup.

Les opérations du siège qui depuis deux ans n’étaient menées qu’avec mollesse et indécision, furent poussées avec la dernière vigueur ; l’assaut fut donné sans relâche et sur tous les points à la fois ; les assiégés, épuisés par les privations, décimés et écrasés par le nombre, se virent débordés : les Assyriens entrèrent dans la ville, et ce mémorable siège n’est consigné dans les annales de Sargon que par cette mention froidement sinistre : J’ai assiégé la ville de Samarie et je l’ai prise. J’ai déporté 27.280 de ses habitants ; j’y ai pris cinquante chars de guerre que je me suis réservés ; j’ai livré le reste de ses richesses à mes soldats. J’ai établi sur elle mes lieutenants, et je lui ai imposé le tribut qu’elle payait sous le roi précédent. La Bible qui rapporte le même fait, ajoute que les Israélites furent internés à Kalah même, ainsi que sur les bords du Habour et du fleuve du pays de Gozan ; il y en eut même qui furent transplantés jusqu’en Médie. Quant à Samarie, elle fut repeuplée par des Susiens et des Chaldéens faits prisonniers quelques mois auparavant, à la bataille de Kalu, auxquels vinrent plus tard se joindre des Arabes ; des sacrifices furent offerts aux dieux d’Assur sur les autels de Jéhovah. Ainsi tomba Samarie, dit M. Maspero[1], et avec Samarie le royaume d’Israël, et avec Israël la dernière barrière qui séparait l’Égypte de l’Assyrie. La marche en avant commencée par Assur-nazir-pal, était enfin terminée : comme jadis sur l’Euphrate et le Tigre, les deux puissances rivales se trouvaient face à face sur la frontière de l’Afrique et de l’Asie, toutes prêtes à se disputer une fois encore l’empire du monde.

La chute de Samarie porta la mort dans l’âme des petits dynastes syriens qui s’étaient habitués à croire que la place était imprenable et que le roi d’Égypte viendrait enfin la délivrer. Shabak ne cessait d’encourager leurs espérances par des messages quasi-quotidiens ; il faisait de grands préparatifs, mais lentement et comme à contrecœur. On eût dit que le roi d’Égypte était maintenant poussé par les circonstances qu’il avait fait naître, et qu’il se trouvait malgré lui entraîné par le torrent dont il avait brisé les digues. Peut-être s’il eût eu plus de décision et s’il se fut lancé précipitamment sur les plaines de la Syrie qu’avaient jadis parcourues si glorieusement les légions égyptiennes, eût-il réussi à délivrer Israël et à changer les destinées de l’Orient. De l’Euphrate à la Cilicie, et de la Cilicie au Sinaï, on l’attendait comme un Messie et il n’arrivait pas.

Pour empêcher que la coalition ne prit les armes sur tous les points à la fois, Sargon résolut de devancer le roi d’Égypte et d’aller le provoquer sur sa propre frontière. Il s’avança à travers le royaume de Juda resté fidèle, par la route stratégique qui longeait la côte de la mer, et qu’il fut tout étonné de voir sans défense, et il entra dans Gaza qu’il trouva presque déserte, les habitants s’étant enfui avec leur roi Hannon. Le camp de Shabak n’était pas loin de là : Sargon le rejoignit auprès de la ville de Raphia qui fut de tout temps, dans l’antiquité, la clef de l’isthme de Suez. Hannon, roi de Gaza et Shabak, roi d’Égypte, se réunirent dans la ville de Raphia pour me livrer bataille ; ils vinrent à ma rencontre. Je les mis en fuite. Shabak céda devant mes légions, il s’enfuit et on ne revit plus sa trace. Hannon, le roi de Gaza, tomba entre mes mains, et j’envoyai sa famille dans ma ville d’Assur. Je renversai Raphia et je la brûlai ; 20.033 habitants furent emmenés prisonniers et je fis un riche butin. Sargon n’osa pourtant pas s’engager jusque dans le delta à la suite de Shabak ; il se contenta de châtier les chefs des tribus arabes cantonnées dans les environs et qui avaient pris fait et cause pour le roi d’Égypte. Le grand chef de ces bandes pillardes était Kiakku, roi de Sinukta ; il avait pour alliés les Tamudi, les Ibadidi, les Marsimani et les Hayapa. Il fut battu et fait prisonnier dans une bataille où il perdit trente chars et sept mille trois cent cinquante combattants. Matti, du canton de Tuna, fut installé comme gouverneur du pays conquis. Les Amalécites et les Philistins devinrent ainsi tributaires de l’Assyrie.

Sargon, traînant avec lui des files de prisonniers, des Égyptiens et des Éthiopiens, jeunes et vieux, nus et déchaussés[2], des Arabes, et surtout des gens de la Nabathène et de la Philistie qu’il installa dans Samarie, remonta vers le nord pour punir les roitelets que les promesses du roi d’Égypte et l’héroïque résistance de Tyr avaient rendus arrogants. Ils étaient nombreux et paraissaient recevoir le mot d’ordre de Iaubid, roi de Hamath, qui s’était illégitimement emparé du trône des descendants de Razin. Arpad, Simyra, Damas, les quelques juifs restés dans Samarie, étaient prêts à courir aux armes ; dans le sud, les rois de Moab et d’Ammon étaient aussi des ennemis presque déclarés ; le roi de Juda lui-même, Ézéchias, bien que fidèle allié jusqu’ici, n’aurait pas demandé mieux que de ne plus payer le tribut. Dans le nord enfin, la Cilicie et le pays de Tubal étaient en pleine insurrection.

Le roi d’Assyrie commença par le nord. Amris, du pays de Tubal, avait hérité du trône de son père, grâce à l’appui de Sargon qui avait même ajouté la Gilicie à ses possessions. L’ingrat profita de cet accroissement de forces pour caresser des projets d’indépendance, et il envoya, à cet effet, sonder Ursa, roi de l’Urarthu, et Mita, roi des Moschiens. Le complot fut déjoué avant même d’avoir été sérieusement combiné ; Amris fut envoyé mourir dans les fers sur les bords du Tigre avec toute l’aristocratie de son royaume, et des officiers assyriens furent chargés d’administrer ou plutôt de pressurer le pays. Quant à Iaubid de Hamath, il n’y en eut que pour une expédition de quelques jours. Il s’était renfermé dans la ville de Karkar qui fut prise, saccagée et livrée aux flammes. Iaubid fut écorché vif ; tous les chefs de la révolte furent tués, et deux cents chars de guerre avec trois cents cavaliers furent le butin qui dédommagea le vainqueur de ses fatigues et de ses pertes. Toute la Syrie fut changée en un désert : c’était, dit l’Écriture, comme quand le moissonneur cueille les blés et fauche les épis ; comme quand on secoue l’olivier et qu’il ne reste plus que deux ou trois olives au bout des plus hautes branches[3]. Tyr seule tenait bon encore ; au lieu de consumer ses forces à un siège inutile, Sargon préféra conclure un traité avantageux et imposer une redevance annuelle à la fière cité phénicienne. Il retira ses troupes et rentra en Assyrie pour de là courir à d’autres conquêtes : les insurrections, dans l’empire assyrien, sont comme un incendie mal éteint qui se rallume sans cesse par intervalles et de place en place.

 

§ 2. — CONQUÊTE DE L’ARMÉNIE.

Depuis fort longtemps déjà le nom du pays de Naïri et des districts de l’Arménie revient dans le cours des annales des rois assyriens, et le moment est venu de résumer ce que les découvertes modernes nous ont appris sur ces peuples dont la conquête, commencée sous Teglath-pal-asar Ier, sera à peu près achevée par Sargon. On ne connaît guère d’ailleurs de leur histoire, avant l’époque delà domination perse, que ce que nous en apprennent leurs pires ennemis les rois d’Assyrie, car on ne saurait accorder le moindre crédit aux récits relatifs aux origines arméniennes, consignés dans Moïse de Khorène, compilation sans critique de l’époque chrétienne, où le faux tient plus de place que le vrai.

Cependant, à côté de la narration officielle des monarques ninivites, il existe une autre source authentique d’information, qui serait bien précieuse si l’état présent de la science permettait d’y avoir recours en toute sécurité. Ce sont les inscriptions que nous ont laissées les rois de l’Urarthu ou Ararat, nom légèrement altéré dans Hérodote sous la forme Alarud, directement dérivée de Ararud[4]. Ces princes qui exercèrent pendant plusieurs siècles une sorte de suzeraineté sur la plus grande partie du pays de Naïri, ont, à l’imitation des rois d’Assyrie, leurs voisins, rédigé dans leur idiome national, mais en caractères cunéiformes et avec le syllabaire assyrien même, des inscriptions monumentales fort nombreuses qu’on retrouve de nos jours dans toute l’Arménie et le Kurdistan. Ce sont ces inscriptions que l’on appelle vanniques, parce que les plus nombreuses et les premières ont été découvertes à Van ; on les désigne aussi sous le nom d’arméniaques ou plus exactement peut-être d’alarodiennes en les attribuant aux Alarud ou Alarodiens d’Hérodote.

Dès 1823, l’infortuné Schultz, envoyé en mission par le gouvernement français avait copié trente-neuf de ces textes[5]. Vers la même époque, le capitaine prussien Von Mühlbach trouva une inscription du même genre à Malatyah, sur le haut Euphrate, et sept ans plus tard M. H. Layard en recueillit deux à Palu, à quelque distance au nord de Diarbekr. Depuis lors, l’attention des voyageurs fut excitée et quelques textes nouveaux ayant encore été signalés par les PP. Mékhitaristes notamment, c’est un total d’une cinquantaine d’inscriptions arméniaques, fort longues pour quelques-unes, que l’on possède aujourd’hui, bien qu’une exploration méthodique du pays n’ait pas encore été entreprise.

Le déchiffrement de ces textes n’a pas marché aussi rapidement que celui des inscriptions assyriennes. Pourtant, dès 1840, Hincks les abordait non sans quelque succès, déterminant les valeurs syllabiques et idéographiques d’un grand nombre de signes, et parvenant à lire correctement trois noms royaux : Ispuni, Minua et Argisti. Au point de vue grammatical, il reconnut la marque du nominatif, s (sch), celle de l’accusatif ni, la désinence hini pour les noms patronymiques, enfin, le sens du verbe ada, il dit. Mais ce fut tout ; aussi, on peut dire que le premier essai sérieux de déchiffrement, celui qui marque un grand pas en avant, est dû à François Lenormant. Après lui, vint la tentative de Mordtmann, puis l’heureuse découverte de Stanislas Guyard, qui mit M. Sayce sur la voie d’un essai de traduction où tout n’est pas conjecture.

Vue de la forteresse de Van, en Arménie.

C’est à Fr. Lenormant que revient l’insigne honneur d’avoir découvert la parenté du dialecte des inscriptions de Van avec le géorgien, en comparant le système de déclinaison de ces deux langues, tout en reconnaissant pourtant, dans le vocabulaire, la présence d’un élément aryen. Il put constater aussi que l’idiome des inscriptions n’avait aucune espèce de rapport avec l’arménien moderne. Mordtmann qui consacra ensuite une étude développée à ces mêmes textes, réussit à en indiquer le sens général, démontrant que les uns relatent des conquêtes, d’autres des constructions de temples ou des sacrifices aux dieux, exactement comme les inscriptions assyriennes. Il peut paraître étrange au premier abord, qu’on puisse ainsi interpréter en partie des inscriptions unilingues que l’on ne peut encore articuler ; mais cela est moins singulier qu’il ne le semble à priori, et tous ceux qui sont quelque peu initiés au système graphique assyrien le comprendront sans peine. Les idéogrammes sont nombreux dans les inscriptions arméniaques : or, en passant de l’assyrien dans ces textes, ces groupes idéographiques conservaient leur sens, tout en se prononçant d’une autre manière. Les nombres, dans nos langues modernes, sont encore des idéogrammes qui conservent le même sens partout, mais qu’on prononce de différentes façons, suivant qu’on les rencontre dans un texte russe, allemand ou français, par exemple.

Ce qui empêchait le déchiffrement de faire un pas décisif, c’était l’absence de texte bilingue donnant la clef de l’idiome inconnu ; Stanislas Guyard fît, en 1880, une découverte précieuse à ce point de vue. Il remarqua que plusieurs des inscriptions dites arméniaques se terminent par la même phrase, et il en conclut que cette phrase devait être une formule imprécatoire ou une prière aux dieux. Il eut dès lors l’idée de rapprocher cette formule de celle qui termine la plupart des inscriptions des rois d’Assyrie et des Achéménides. Cet examen comparatif l’amena à la conclusion positive que les textes arméniaques contiennent, dans une autre langue, à peu près la même formule que les textes assyriens et perses. On avait donc ainsi une inscription bilingue, et le déchiffrement reçut par là une vive impulsion : beaucoup dé mots nouveaux furent ajoutés à ceux que l’on connaissait déjà. Voici la traduction donnée récemment par S. Guyard[6] de cette formule finale : Argislis, fils de Menuas, dit : Quiconque emporterait cette tablette ; quiconque la ferait emporter ; quiconque la détruirait à coups de pierres ; quiconque dirait à une autre personne de le faire ; quiconque autre dirait : c’est moi qui l’ai dressée ; quiconque enlèverait ces recommandations à coups de briques, les frotterait avec de l’eau, chacune de ces personnes-là, que les dieux Haldis, Teisbas et Ardinis la vouent au feu et à l’eau, quatre fois par jour, ainsi que son nom, le produit de ses semences et ses enfants.

Ce texte, fort court et bien peu important au point de vue historique, était néanmoins capital au point de vue des progrès du déchiffrement, puisqu’il permettait de se faire une idée exacte et précise de la grammaire de la langue. Un savant anglais, M. Sayce, s’empressa de la rédiger, et de traduire d’une manière un peu empirique tous les textes, en en donnant un commentaire développé : malgré ce louable effort, trop hâtif d’ailleurs, le dernier mot n’est pas dit sur les inscriptions arméniaques qui ne laisseront peut-être pas encore de sitôt échapper leur secret. Néanmoins, le déchiffrement avance sur un terrain solide, dans une voie sûre et véritablement scientifique, et les résultats historiques auxquels on est déjà parvenu sont fort importants.

Le royaume le plus considérable de la confédération du Naïri était celui de Manna ou Vanna (Van) : la Bible le désigne sous le nom de Minni, et quelques auteurs grecs, sous celui de Minuas. A en juger par les données de la philologie, la population qui l’habitait était delà même race que les Géorgiens et que les peuples du Caucase. Sauf quatre, dont le cachet d’Urzana, de Musasir, les inscriptions arméniaques sont toutes de la même époque, et elles émanent de cinq rois qui régnèrent à Van ; leur titre officiel est celui des rois de Biaina, nom dans lequel on reconnaît facilement celui de Manna ou de Van. Ils forment une dynastie qui comprend, de père en fils, les rois suivants qui ont régné dans une période de 90 ans, de 83b à 745 av. J.-C. environ :

1.    Sariduris I,

2.    Ispuinis,

3.    Menuas,

4.    Argistis,

5.    Sariduris II.

Il est particulièrement intéressant de constater que deux des inscriptions du premier de ces rois, Sariduris I, sont rédigées en langue assyrienne, et que ce prince y prend le titre de roi du pays de Naïri. On peut ainsi déduire de ce fait que Sariduris, désireux d’initier son peuple aux mystères de l’écriture et au grand mouvement de la civilisation assyro-chaldéenne, fit venir des scribes assyriens pour rédiger ses inscriptions, et c’est ce monarque sans doute qui fit ensuite appliquer à sa langue nationale le système de l’écriture cunéiforme : les inscriptions de son fils Ispuinis et de ses successeurs sont exclusivement rédigées dans l’idiome du pays.

Le relèvement de la puissance assyrienne par Teglath-pal-asar II mit un terme au développement de la puissance des souverains de Biaina. L’histoire des princes qui régnèrent après Sariduris II est très obscure, et nous ne connaissons guère que leurs noms qui se trouvent inscrits sur des boucliers de bronze découverts à Van par M. Rassam, vers 1876. Ils portent les noms suivants :

Ursa,

Argistis II,

Erimenas,

Rusa,

Sariduris III,

Ahseri,

Uallis.

Le premier vivait du temps de Sargon ; quant aux derniers, ils étaient contemporains d’Assurbanipal, et en les citant ici, nous empiétons sur la marche des événements.

Ce qu’il y a de plus frappant dans les résultats déjà certains du déchiffrement des inscriptions arméniaques, c’est que l’on constate qu’il y a unité de religion chez les peuples du Naïri, comme il y a unité de race. Les dieux invoqués sont les mêmes partout, que les monuments proviennent des environs d’Erzeroum, de Van ou de Pahi. De même qu’une unité ethnique et linguistique complète existait dans la vieille population de l’Arménie, sous son morcellement politique en un grand nombre de royaumes indépendants, de même une unité religieuse aussi absolue s’y faisait remarquer et servait de lien entre toutes les fractions du peuple. Cette religion consistait principalement dans l’adoration d’une triade suprême, au-dessous de laquelle s’échelonnait le peuple des divinités inférieures. Le dieu supérieur porte le nom de Haldis ; ses deux parèdres sont Teisbas, le dieu de l’atmosphère, et le dieu soleil, Ardinis. Les divinités secondaires groupées sous le nom de fils de Haldis sont, jusqu’à présent, au nombre de quarante-six, dont plusieurs sont empruntées au panthéon des peuples voisins, ou plutôt ces divinités paraissent être les dieux propres à chacun des petits cantons du pays de Naïri. A l’instar des princes assyriens, les rois de Biaina se préoccupent constamment de conquérir leurs bonnes grâces en leur construisant des temples ou en embellissant ceux qui déjà existaient. L’un d’eux s’exprime comme il suit, en s’adressant au dieu suprême du panthéon : A Haldis, seigneur de l’univers, Sariduris, fils d’Argistis, a restauré ce temple ; il a aussi relevé cette porte dite Haldis, qui était tombée en ruines, et il l’a consacrée à Haldis, seigneur de l’univers. Aux grands dieux, prière pour Sariduris, roi puissant, roi grand, roi des contrées, roi du pays de Biaina, roi des rois, prince de la ville de Tospis[7].

Chacune de ces lignes trahit l’influence assyrienne et suffirait, à défaut des inscriptions ninivites, à démontrer que les vicaires d’Assur étaient regardés comme des suzerains par les dynastes de Biaina. Nous avons assisté aux marches victorieuses de Teglath-pal-asar Ier et d’Assur-nazir-pal à travers le Naïri ; nous avons vu Salmanasar III pénétrant dans l’Urarti, battant le roi Arame en 841, le roi Sariduri, dix ans après, puis enfin le roi de Vanna ou Biaina, un peu plus tard. Raman-Nirar III et Salmanasar IV ne cessèrent, à leur tour, de rançonner le pays et d’imposer des tributs aux princes indigènes, et Teglath-pal-asar II, étant parvenu à dompter le roi Sarda, crut enfin avoir définitivement implanté la domination assyrienne dans le Naïri.

Il se trompait ; dès le début de son règne, Sargon trouva dans le roi Ursa, du pays d’Urarthu, un de ses adversaires les plus redoutables et les plus acharnés. Après les défaites multiples qu’ils avaient subies, les rois de Vanna s’étaient résignés à accepter la suzeraineté de l’Assyrie et à payer régulièrement l’impôt qui en était la marque essentielle. C’est dans cet état de sujétion qu’avait régné, en dépit des aspirations belliqueuses de ses sujets, le roi Ianzu, entretenant même des rapports de réelle amitié avec l’oppresseur de son pays. Bien des murmures s’étaient déjà fait entendre ; les villes de Suandahul et de Durdukka venaient même de se soulever en appelant à leur aide le roi Mitatti de Zikartu (la Sagartie), et l’on pouvait craindre un soulèvement général, lorsque Ianzu mourut, laissant le trône à son fils Aza, qui essaya de suivre la même politique de servilité à l’égard des despotes ninivites. Mitatti se mit à la tête des mécontents et réclama le secours d’Ursa, roi d’Urarthu, dont il se reconnut le vassal. Tout le Naïri était en feu ; on était en 719, la troisième année du règne de Sargon. Le roi d’Assyrie n’eut qu’à se montrer pour vaincre : il assiégea les forteresses, les démantela, et les gens des villes de Sukkia, de Bala, d’Abitikna, qui avaient juré fidélité à Ursa, furent emmenés en bloc pour être dirigés sur les provinces dépeuplées de la Syrie et de la Phénicie.

Cependant Sargon n’eut pas le temps, dans cette courte campagne, de châtier Mitatti et Ursa comme il l’eut voulu : des révoltes qui éclatèrent sur d’autres points de son empire réclamaient d’urgence sa présence. Durant quatre années consécutives, Ursa put s’applaudir de sa rébellion, et les gens du Naïri commençaient à douter delà puissance du roi d’Assyrie, lorsque celui-ci, au commencement de sa sixième année de règne, reparut soudain à là tête de son armée. Il avait hâte, en effet, de relever son prestige, car les événements qui venaient de s’accomplir en son absence étaient bien de nature à lui porter une atteinte funeste. Ursa avait combiné un grand coup de théâtre avec Bagadatti, du pays de Mildis, et les principaux chefs des districts de Karalla, de Zikirtu et de Van. Les conjurés mirent la main sur Aza, roi de cette dernière ville et le fidèle allié de l’Assyrien ; ils le conduisirent dans quelque lieu perdu des montagnes, l’égorgèrent et abandonnèrent son cadavre en pâture aux bêtes féroces et aux oiseaux de proie. A cette nouvelle, Sargon frémit : Alors, dit-il, j’ai élevé les mains vers le dieu Assur, mon seigneur, et je l’ai prié d’intervenir dans les guerres du pays de Van pour épargner de grandes calamités au pays d’Assur. Je suis parvenu dans les hautes montagnes, à l’endroit inaccessible où ils avaient jeté le cadavre d’Aza. J’ai fait écorcher vif Bagadatti et j’ai terrorisé tout le pays de Van. J’ai placé sur le trône Ullussun, le frère d’Aza, et je lui ai remis le pays tout entier à gouverner.

A peine le roi d’Assyrie avait-il le dos tourné, qu’Ursa, resté impuni, sommait Ullussun de choisir entre la suzeraineté de Ninive ou celle de l’Urarthu. Entre deux maux, le faible prince opta pour le moindre, plus conforme d’ailleurs avec ses aspirations secrètes et avec les tendances nationales de son pays : il se déclara pour Ursa, ainsi que Assur-lih, roi de Karalla, et Ittê, roi d’Allabur. Sargon rebroussa chemin ; il compare son armée à une nuée de sauterelles s’abattant sur des moissons : il prit et brûla des quantités de villes comme Izirti, Izibia, Armid. Ullussun se voyant perdu, se décida, avec toute l’aristocratie de Van, à implorer la clémence du vainqueur. Il lui baisa les pieds, et Sargon lui fit grâce et lui rendit son trône, en se contentant d’augmenter le tribut annuel. Mais les autres rois révoltés n’en furent pas quittes à si bon compte. Ittê d’Allabur vit son pays dévasté, et les habitants de Karallu furent déportés à Hamath. Le gouverneur du district de Barsua qui n’avait pas fait défection, reçut en récompense de sa fidélité les villes du pays de Nirisar qui furent annexées à son domaine ; Bel-sur-usur, roi de Kisasi, fut emmené en captivité en Assyrie ; sa ville fut rasée et remplacée par une forteresse assyrienne qui reçut le nom de Kar-Adar.

Cependant et malgré tout, Ursa n’était point soumis, et il semble que Sargon n’ose l’attaquer directement : il se contente de faire la guerre aux petits roitelets, ses alliés, et ces hésitations du roi d’Assyrie ne faisaient qu’encourager l’audace du roi d’Urarthu. Aussitôt qu’il voit son adversaire rentré en Mésopotamie ou occupé à guerroyer sur d’autres points de la frontière. Ursa s’empresse d’accourir du sommet de ses montagnes et de reprendre tous les avantages que la guerre lui faisait perdre. Cette fois encore il s’en prit au malheureux roi de Van qui fut obligé de lui livrer vingt-deux de ses places fortes et de se déclarer de nouveau contre le roi d’Assyrie, trahi qu’il fut par un de ses principaux officiers du nom de Dayaukku. Sargon revient, rétablit la tranquillité dans le Vanna, rend à Ullussun toutes ses places de guerre, fait prisonnier Dayaukku, mais il n’ose encore se risquer à aller provoquer Ursa jusque dans son repaire de l’Ararat.

Pourtant, en 714, après des coups de main heureux en Syrie, en Médie et sur d’autres points de la frontière, l’infatigable monarque résolut de frapper un grand coup en Arménie. Mitatti, du Zikartu, toujours révolté, vit son pays complètement ruiné, et Parda, sa capitale, incendiée. Il s’enfuit avec ses soldats et on n’en revit plus jamais trace, dit l’inscription. Vaincu dans une grande bataille qu’il avait eu l’imprudence d’accepter, Ursa laissa toute sa cavalerie aux mains de l’ennemi, ses bagages et jusqu’à 250 personnes de la famille royale. Quant à lui, il s’enfuit tout seul, sur son dernier cheval, et erra longtemps dans les montagnes, cherchant un asile qu’on n’osait lui offrir dans la crainte de provoquer le courroux du roi d’Assyrie. Des centaines de villes furent pillées et devinrent la proie des flammes.

Urzana, du pays de Musasir, accueillit pourtant Ursa, et ils résolurent ensemble de tenter une dernière fois la fortune ; mais il paraît que leur attaque manqua d’unité et que leur plan était mal combiné ; peut-être n’eurent-ils pas le temps de prendre leurs dernières mesures de défense, car la tactique de Sargon consistait toujours à surprendre l’ennemi, à le déconcerter par des marches rapides et à l’attaquer à l’improviste. Dans une grande et décisive bataille, Urzana fut complètement battu et il s’enfuit comme un oiseau dans les montagnes. Sa capitale Musasir, où était le principal sanctuaire du dieu Haldis, fut emportée d’assaut ; il laissa aux mains de l’ennemi toute sa famille, 20.100 prisonniers de guerre, 682 mulets et des richesses incalculables, y compris les statues des dieux Haldia et Ardini.

Les épisodes les plus marquants de cette victoire dont Sargon était si fier à juste titre, sont représentés dans une série de bas-reliefs du palais de Khorsabad. Le temple du dieu Haldis, vu de face, est supporté par un soubassement de forme carrée et orné d’un fronton que couronne un acrotère dont le galbe rappelle celui du cyprès pyramidal. Une porte surmontée d’un petit fronton s’ouvre au milieu de la façade, que décorent quatre pilastres carrés. Des boucliers votifs très bombés, de forme circulaire et décorés au centre d’un masque de lion, y sont suspendus ; les soldats assyriens qui pillent l’édifice enlèvent des boucliers semblables, des autels à parfums, portés sur un seul pied rond et des trépieds. De chaque côté de la porte, se dresse un mât décoratif terminé au sommet en forme de cyprès pyramidal. Auprès de l’entrée, à gauche, est placé un groupe, évidemment de ronde bosse, représentant la vache qui allaite son veau, cet emblème si important dans toutes les religions de l’Asie antérieure. En avant du temple et au pied de son soubassement, on voit deux grands bassins à eau lustrale, véritables mers d’airain à fond arrondi, portés sur des trépieds en jambes de taureaux. Tout, dans cet édifice, offre le cachet de l’art assyrien ; on y voit que ce n’était pas seulement leur système d’écriture que les anciens habitants de l’Arménie avaient emprunté à l’Assyrie, mais encore leurs arts et leur architecture.

En apprenant l’épouvantable désastre qui venait de fondre sur son allié, la prise de Musasir, l’enlèvement du dieu Haldis, le malheureux Ursa se crut à la fois abandonné par le ciel et par la terre, et il se perça le sein d’un coup de poignard. Sa mort acheva, pour un temps au moins, la conquête de l’Arménie ; Sargon ne revint guère dans ces montagnes que pour y lever des impôts, et ce n’est que sous ses successeurs que les fils d’Ursa essayeront encore une fois de relever le drapeau de l’indépendance nationale.

 

§ 3. — GUERRES EN MÉDIE.

La conquête de la (erre de Naïri n’avait été si longue et n’avait coûté tant d’expéditions successives qu’à cause des autres guerres que Sargon, avait en même temps, été obligé de soutenir sur divers points de l’empire assyrien. A plusieurs reprises, le belliqueux monarque avait dû notamment courir du côté des régions du soleil levant, pour faire respecter son autorité et étouffer dans leur germe des révoltes qui eussent pu se développer dans des proportions inquiétantes. La sixième année de son règne (en 715) au moment où il venait de pardonner à Ullussun sa première défection, les gens du pays de Harhar, la Gambadène des géographes classiques, vers le haut Gyndès, se soulevèrent à l’instigation de Kibaba, leur gouverneur, qui signa un traité d’alliance défensive avec Dalta, roi de l’Ellibi, district de la Médie propre, où s’est élevée un peu plus tard Ecbatane. Sargon quitta l’Arménie pour courir sus aux rebelles ; cinq de leurs cantons furent ravagés avec la ville de Harhar, à la place de laquelle on fonda une nouvelle cité qui s’appela Kar-Sargin (forteresse de Sargon) ; et au milieu de la nouvelle cité, fut érigée la statue du roi d’Assyrie. Là, vingt-huit gouverneurs des tribus mèdes environnantes, vinrent lui rendre hommage et lui apporter des présents. Ce n’était qu’une feinte soumission, car dès le commencement de l’année suivante, les mêmes pays, comprenant les cantons de Bit-Iranzi, Bit-Ramatua, Urikatu, Sikris, Saparda, Upparia s’insurgèrent de nouveau. Cette fois, Sargon se montra impitoyable : il déporta 4,820 citoyens de ces villes qu’il détruisit de fond en comble et qu’il remplaça par les forteresses de Kar-Nabu, Kar-Sin, Kar-Raman, Kar-Istar, qui rayonnant autour de Kar-Sargin, tinrent toute la Médie en respect : le pays était pacifié pour quelque temps, car Kibaba. le chef des rebelles, avait été fait prisonnier.

Tout était pourtant à recommencer dès la neuvième année du règne de Sargon au moment où, heureusement, il venait de terminer la conquête de l’Arménie. Les foyers de l’insurrection étaient toujours l’Illibi, le Bit-Dayaukku et le Karalli, d’où les gouverneurs assyriens furent chassés et remplacés par un roi Amitassi, frère d’Assur-lih, dont nous avons parlé plus haut. La campagne se termina encore une fois victorieusement ; Amitassi consentit à payer tribut et garda son trône ; 45 chefs des cantons mèdes furent forcés de faire acte de soumission, en contribuant à payer notamment une contribution de guerre consistant en 4,609 chevaux et des bestiaux nombreux, Le roi d’Illibi, le vieux Dalta, et Adar-pal-iddin, gouverneur d’Allabur, demeurèrent désormais les fidèles serviteurs du roi d’Assyrie.

Tant que vécut Dalta, tout alla bien ; les impôts rentraient régulièrement et les riches vallées de la Médie rançonnées sans cesse, paraissaient inépuisables. Cette période d’accalmie permit h Sargon d’entreprendre de grandes guerres à l’occident et dans le sud de ses États ; mais Dalla, vieillard prudent et faible, qui avait souscrit à l’asservissement de son pays, mourut de sa belle mort. Les maladies de la vieillesse, dit l’inscription, lui amenèrent son dernier jour ; il suivit le chemin du trépas. On était en 706. Ses deux fils, Nibî et Ispabar, se disputèrent le trône devenu vacant, et chacun des deux compétiteurs alla chercher au dehors l’appui nécessaire pour faire triompher son parti. Nibî se tourna vers Sutruk-Nahunta, roi d’Elam, en guerre depuis longtemps déjà avec l’Assyrie ; Ispabar implora le secours de Sargon. Le roi d’Assyrie ne se le fit pas dire deux fois ; il envoya sept de ses lieutenants avec un corps d’armée pour rétablir les affaires de son client. C’est en vain que Nibî, de son côté, avait reçu un appoint de quinze cents archers élamites ; il fut battu et obligé de s’enfermer dans la ville de Marabusti qui fut assiégée. La place, perchée comme un nid d’aigle au sommet d’un rocher à pic, passait pour imprenable ; mais rien ne résistait aux soldats d’Assur. Marabusti fut prise d’assaut, et le malheureux Nibî conduit, garrotté, en présence de Sargon. Dès lors Ispabar domina sans conteste sur tout l’Ellibi ; la ville de Marabusti fut rebâtie, et la paix la plus profonde régna désormais dans les tribus médiques, grâce au glaive encore tout sanglant étendu au-dessus de leurs têtes.

 

§ 4. — NOUVELLES GUERRES EN SYRIE

Depuis au moins trente ans, Pisiris régnait à Karkémis, et il avait figuré des premiers dans toutes les révoltes inutiles, trempé dans toutes les conspirations avortées contre le roi d’Assyrie, lorsqu’il résolut d’éprouver une fois encore le sort des armes. Teglath-pal-asar II déjà, lui avait fait sentir le poids de son courroux, et Pisiris avait dû également maintes et maintes fois, courber la tête devant Salmanasar V et Sargon. D’une souplesse qui égalait sa perfidie, il était toujours parvenu à se faire pardonner et à faire croire à la sincérité de sa conversion et de son repentir : c’est ainsi qu’il avait réussi à garder sa couronne en payant, toutefois, d’écrasantes contributions de guerre. Les rois d’Assyrie l’avaient maintenu, sans doute parce que, se trouvant à la porte de Ninive, une insurrection de sa part était plus facile à prévenir par une surveillance de tous les instants. Il y avait cinq ans que Sargon régnait, lorsque Pisiris crut qu’à la faveur des guerres arméniennes et médiques, le moment était venu d’agir. Il ne pouvait plus, hélas, tourner ses regards du côté de Damas ou de Samarie pour chercher des alliés : ces royaumes étaient en cendres. Mais les Moschiens, au nord-ouest, n’avaient pas, de longue date, pris une part directe aux luîtes contre l’Assyrie ; leur pays était redevenu riche et ils pouvaient mettre sur pied de nombreux bataillons. Pisiris envoya des émissaires au roi Mita dont il connaissait les dispositions belliqueuses el qui déjà avait noué, ainsi que nous l’avons raconté, quelques ténébreuses machinations avec Amris, roi de Tubal, et Ursa de l’Urarthu. L’affaire était conclue et les gages d’alliance offensive et défensive venaient d’être échangés, lorsque Sargon fut averti. La répression ne se fit pas attendre. Le vieux Pisiris, surpris dans son palais, fut traîné hors des murs de la ville, avec des entraves de fer aux pieds et aux mains ; sa demeure fut mise au pillage, et on l’emmena en captivité avec la plus grande partie de la population de Karkémis. Cinquante chariots, 200 cavaliers et 3000 archers qui étaient tout prêts à faire la guerre devinrent la proie du roi d’Assyrie, qui préleva en même temps sur le pays 2 talents et 30 mines d’or, 2100 talents et 24 mines d’argent.

Comme on le voit, ce n’avait été qu’une alerte. Elle suffît pourtant pour que Sargon comprit qu’une promenade militaire était urgente dans les régions occidentales de son empire, afin de rappeler aux populations récemment subjuguées que la puissance d’Assur n’avait pas faibli. Mita, d’ailleurs, se remuait et essayait de secouer la torpeur des gens de la Cappadoce, de la Commagène el de la Cilicie. Aussitôt donc qu’il fut de nouveau libre de ses mouvements, le roi d’Assyrie partit pour l’Occident. Il réoccupa les villes de Harrua et d’Usnani, du pays de Que, dont Mita s’était emparé ; il fit 2,830 prisonniers qu’il déporta. Puis, descendant du côté du désert de Syrie, probablement dans le Hauran, il parcourut le territoire des tribus de Tasidi, de Ibadidi, de Marsimani, puis il atteignit l’Arabie proprement dite et la terre de Bari que les Assyriens ne connaissaient pas encore et dont ils n’avaient même jamais entendu parler : les rebelles de ce pays furent internés à Samarie.

Le bruit de la présence du grand conquérant dans ces contrées se répandit au loin et tout le monde trembla. Le roi d’Égypte envoya des présents, tout aussi bien que Samsî, reine d’Arabie, et Et-Amar du pays de Saba : c’étaient des tributs exotiques el des produits lointains qui variaient agréablement l’énumération froidement uniforme du butin que le roi d’Assyrie percevait partout. Il y avait des chiens de diverses espèces, des chameaux, de l’encens et des métaux précieux. Mita lui-même accourut offrir sa soumission avant qu’on vînt la lui imposer, et ce semblant de bonne volonté sauva sa couronne : le canton de Quê lui fut même rendu.

Il restait à châtier Ambarid ou Amris, roi du pays de Tubal, qui, de même que son père Hulli, était entré dans le complot formé par Mita et Ursa. Sargon avait d’autant plus à cœur de punir le roi de Tubal, malgré la paix qui venait d’être signée avec Mita, que ce prince s’était montré plus ingrat à son égard. Sargon avait, quelques années auparavant, donné sa propre fille en mariage à Hulli, avec la souveraineté sur la Cilicie ; aussi le châtiment fut exemplaire : l’armée assyrienne moissonna comme du blé le pays de Tubal ; le district de Bit-Buritis surtout eut à souffrir ainsi que la Cilicie qui reçut un gouverneur assyrien.

La onzième année du règne de Sargon fut marquée par d’autres conquêtes dans les pays occidentaux, provoquées par de nouvelles révoltes. Le roi de Gamgum, Tarhular, partisan des Assyriens, avait élé détrôné par son fils Mutallu qui s’était mis à la tête du parti national. Le roi d’Assyrie s’empressa de courir au secours de son allié. Dans la capitale Markasi, il prit Mutallu et toute sa famille, etla contrée fut réduite à l’état de province administrée par un gouverneur assyrien. Mais le grand événement de cette année 710 fut la prise d’Azot et la conquête définitive du pays des Philistins. Voici comment est raconté cet important épisode :

Azuri, roi d’Ashdod (Azot), avait résolu dans son cœur de ne pas apporter le tribut, et il avait envoyé aux rois, ses voisins, des émissaires pour les pousser à la rébellion. Je lui enlevai son trône que je donnai à Ahimit, son frère, qui devint ainsi roi, et auquel j’imposai, comme aux princes des environs, des taxes et des redevances payables à l’Assyrie. Mais, ses sujets rebelles résolurent de ne pas apporter ces taxes et ces redevances ; ils se révoltèrent contre leur roi, et, malgré le bien qu’il avait fait, ils le chassèrent, et proclamèrent à sa place Yavan qui n’était pas l’héritier légitime de la couronne. Ils firent asseoir ce dernier sur le trône de leur maître, et mirent leurs villes en état de défense... Autour d’Ashdod, ils creusèrent un fossé de vingt coudées de profondeur, et ils y firent déverser les eaux des sources des environs. Le peuple de la Philistie, de Juda, d’Edom et de Moab, habitant la côte de la mer, et qui, jusqu’ici, avaient apporté leurs tributs à Assur, mon seigneur, parlaient déjà de trahir. Le peuple et ses chefs pervers portèrent des présents au Pharaon roi d’Égypte, et recherchèrent l’alliance de ce prince qui ne pouvait les sauver. Moi, Sargon, le noble prince, respectant le serment d’Assur et de Marduk, gardien de l’honneur d’Assur, je fis traverser à mes soldats le Tigre et l’Euphrate au moment de la grande crue. Et lui, Yavan, plein de confiance dans ses forces et méprisant mon autorité, entendit parler de la marche de mes troupes à travers le pays des Hittites, et la peur d’Assur le saisit. Il s’enfuit jusque sur la frontière d’Égypte, aux rives du fleuve (le Nil), à la limite du pays de Marea... et son lieu de refuge resta ignoré. J’assiégeai et je pris les villes d’Asdod et de Gimzu-Asdudim. Les dieux de Yavan, sa femme, ses fils et ses filles, ses meubles, ses biens et les trésors de son palais, avec son peuple, tombèrent en mes mains. Je rebâtis ces villes, et j’y installai les peuples que j’avais conquis dans les pays du soleil levant ; je les plaçai là avec un gouverneur, et je traitai la nouvelle population comme des Assyriens.

Au moment où il allait quitter le théâtre de ses conquêtes, Sargon eut la satisfaction de recevoir la visite du roi de Marea (Miluh), près des lacs de Natron, le Mereh égyptien, et non, comme on l’a dit, le pays de Méroé. Jamais roi d’Assyrie n’avait eu de rapports avec un prince qui habitait une contrée aussi reculée, et Sargon, qui fait cette remarque lui-même, ajoute que l’étranger vint pour demander paix et amitié et rendre hommage à la puissance de Marduk. Comme gage de son alliance, il livra au monarque d’Assyrie, le roi d’Ashdod, Yavan, qui était allé lui demander un asile, et qui fut ainsi victime de la plus révoltante félonie.

La ruine du pays des Philistins était la réalisation de cette parole amère du prophète Isaïe, prononcée en 727, l’année de la mort d’Achaz, roi de Juda, quand les Philistins s’étaient affranchis du joug des Juifs :

Ne te réjouis pas, terre des Philistins

Parce que la verge qui te frappait est brisée...

Je ferai mourir de faim ta postérité

Et on tuera tout ce qui est resté de toi.

Gémis, ô porte ! crie, ô ville !

Toute la terre des Philistins sera dévastée,

Car une fumée s’élève de l’Aquilon

Et pas un n’échappera aux légions ennemies[8].

La renommée des exploits de Sargon parvint même jusque dans l’île de Chypre qu’il annexa à ce moment à son empire, soit qu’il en fît lui-même la conquête, soit qu’il y envoyât un de ses lieutenants. On comptait alors sept jours de navigation depuis la côte jusque dans l’île. Il existe actuellement, au Musée de Berlin, une stèle connue sous le nom de stèle de Larnaca, qui fut découverte sur les ruines de Citium, une des principales villes de l’Ile de Chypre. Ce monument retrace les campagnes de Sargon jusqu’à sa onzième année de règne, époque où il fut élevé : il marquait ainsi le terme des conquêtes du puissant monarque du côté de l’Occident : il ne lui était pas possible d’aller plus loin. Par la Cilicie sur le continent, et surtout par Chypre, ce rendez-vous commun des Hellènes et des Orientaux, les rapports entre le monde asiatique elle monde grec devenaient de plus en plus fréquents : ce frottement qui va s’établir en permanence entre un peuple encore jeune et un autre parvenu à l’apogée de la puissance et aux derniers raffinements du luxe, devait être d’une influence capitale sur la marche de la culture intellectuelle et matérielle chez la race hellénique.

 

§ 5. — MARDUK-PAL-IDDIN, ROI DE BABYLONE[9].

Un personnage que nous avons déjà eu l’occasion de citer en racontant les guerres de Teglath-pal-asar II contre la Chaldée, Marduk-pal-iddin, revient sur la scène de l’histoire vers le milieu du règne de Sargon, et personnifie avec un éclat extraordinaire les revendications d’indépendance de Babylone et ses luttes pour secouer le joug assyrien, au vin0 siècle avant notre ère. C’est le Mérodach-Baladan de la Bible ; il était fils d’un prince nommé Yakin, qui, comme plusieurs autres dont les noms nous sont également révélés par les inscriptions, avait profité des troubles du commencement du VIIIe siècle, pour se créer une principauté indépendante dans un canton de la basse Chaldée. Sa capitale, comme celle de tous les petits royaumes fondés à la même époque dans cette région, avait reçu le nom du roi qui y avait fixé le premier sa résidence ; elle s’appelait Bit-Yakin la demeure de Yakin, et elle était, disent les textes, au bord du canal Nahar-Agamme et près des marais. Marduk-pal-iddin parait avoir succédé sur le trône de Babylone à un roi que le canon de Ptolémée appelle Ilulaeus et dont la forme assyrienne était sans doute Ululai, celui qui est né dans le mois d’ulul. Sa puissance se trouva donc tout à coup considérablement augmentée, et il transporta sa résidence de Bit-Yakin à Babylone même, résolu à reprendre contre Ninive les projets auxquels il avait vainement essayé de donner un commencement d’exécution du temps de Teglath-pal-asar II : lors de l’avènement de Sargon, il se proclama indépendant de l’Assyrie.

Sargon ne se jugea pas en mesure de réduire tout d’abord la révolte de Babylone. Occupé, pendant les premières années de son règne, des affaires delà Syrie, de l’Arménie et de la Médie, il laissa Marduk-pal-iddin régner paisiblement sur la cité de Bel. Le canon de Ptolémée et les inscriptions de Sargon sont d’accord pour attribuer douze ans de durée au pouvoir indépendant du roi babylonien. Nous ne possédons, de monuments de son règne, que de petites olives de terre cuite percées d’un trou pour être portées au cou, sur chacune desquelles on lit un nom de femme avec la mention du prix qu’elle a été payée par tel individu aux fêles du mois de Sebat. Trouvées à Khorsabad dans les bâtiments du harem du palais bâti par Sargon à la fin de son règne, ces olives de terre cuite ont évidemment appartenu à des femmes emmenées prisonnières après la prise de Babylone, en 709, et mises au nombre des concubines du roi.

Cependant, Marduk-pal-iddin, bien que les Assyriens le laissassent provisoirement tranquille, sentait qu’un danger permanent et infiniment redoutable le menaçait. Il lui était facile de comprendre que, dès que Sargon serait libre de toute inquiétude ailleurs, il se retournerait contre Babylone. Aussi, l’étude du prince chaldéen fut-elle de lui donner une occupation incessante et de lui susciter des ennemis. Envoyant des ambassades dans tous les pays que menaçaient les progrès de la puissance assyrienne, il s’efforça de créer contre celte puissance une coalition pareille à celle qui se forma plus tard contre Assurbanipal et à celle que Crésus tenta dégrouper contre Cyrus, afin d’arrêter la marche envahissante des Perses. Sargon le lui reproche formellement : Pendant douze ans, dit-il, contre la volonté des dieux de Babylone, la ville de Bel, juge des dieux, il avait envoyé des ambassades. Et, en effet, la Bible raconte la mission de ce genre que Marduk-pal-iddin expédia à Jérusalem, auprès d’Ézéchias, sous le prétexte de féliciter le roi de Juda de sa guérison, et la manière dont Isaïe empêcha, par ses conseils, Ézéchias d’écouler les propositions d’alliance intime du Babylonien. Ceci se passait en 714-713, au plus fort des guerres de Sargon en Arménie et en Médie. Les inscriptions de Khorsabad nous apprennent qu’à la même date, Marduk-pal-iddin formait une alliance offensive et défensive avec Hummanigas, roi d’Élam. Ce roi l’avait déjà aidé à monter sur le trône, et nous avons vu qu’aussitôt après avoir été proclamé, Sargon lui avait livré, en 721, dans les plaines de Kalu, une grande bataille où les Élamites avaient été défaits, et à la suite de laquelle les Assyriens avaient opéré une rapide razzia dans la partie orientale de la Babylonie.

C’est seulement au printemps de 710, dans la douzième année de Sargon et de Marduk-pal-iddin, que l’orage, longtemps amassé en silence, fondit sur le roi de Babylone. Le monarque assyrien, n’ayant plus rien h craindre du côté du nord ni du côté de l’ouest où ses précédentes campagnes avaient assuré l’obéissance des populations et de leurs princes, pouvait désormais tourner ses efforts contre Marduk-pal-iddin, et il avait tout fait pour assurer le succès de son expédition, en accumulant les plus vastes préparatifs. Son adversaire n’était pas non plus demeuré inactif ; il s’était assuré le concours du nouveau roi qui venait de monter sur le trône d’Islam, Sutruk-Nahunta ; il avait levé des troupes nombreuses, réparé les forteresses de la Chaldée et de la Babylonie, et rassemblé un matériel considérable.

Conformément au plan stratégique presque constamment suivi par les rois assyriens dans leurs campagnes contre les Babyloniens et les Chaldéens, qui avaient l’appui des Élamites ou Susiens quand il s’agissait de combattre la puissance de Ninive, Sargon ne vint pas se heurter directement contre Babylone qui, adossée à tout le pays en armes, lui eut offert dès l’abord une résistance presque invincible. Laissant derrière lui les forteresses de la Babylonie, en se bornant sans doute à les masquer par quelques corps détachés, il opéra le long du Tigre, marchant droit au sud, vers la basse Chaldée et les marais de la Characène, pour couper Marduk-pal-iddin et ses partisans, des Élamites, se réservant de revenir ensuite sur Babylone et les villes voisines, qui, désormais isolées, devaient bientôt tomber en son pouvoir. Marduk-pal-iddin, dit l’inscription des Annales de Sargon, apprit l’approche de mon expédition ; il arma ses places fortes, rassembla les divisions de son armée et concentra toutes les troupes du pays de Gambul dans la ville de Dur-Athar, et quand mon armée arriva, il en augmenta la garnison, en leur laissant 600 cavaliers et 4.000 fantassins auxiliaires, qui formaient l’avant-garde de son armée. Ils ajoutèrent des ouvrages nouveaux h ceux que leur forteresse possédait déjà, et ils ouvrirent un fossé communiquant avec le canal Surappi.

Le pays de Gambul était situé le long de la rive orientale du Tigre, près du confluent de ce fleuve avec le Choaspès ; quant au canal appelé Nahar-Surappi, c’est probablement le Maarsarès de la géographie de Ptolémée, le Marsès d’Ammien Marcellin, qui s’embranchait sur l’Euphrate un peu au-dessus de Babylone, et coulait parallèlement à ce fleuve, au travers des provinces de sa rive arabique, jusque vers l’endroit de son confluent avec le Tigre. Je marchai, continue le roi assyrien, jusqu’à l’heure du coucher du soleil, et j’enlevai 18.430 hommes avec tout ce qu’ils possédaient : chevaux, ânes, mulets, chameaux, bœufs et moulons. Le reste s’enfuit devant mes armes, et se dirigea vers le canal Ukni, l’inguéable et les roseaux des marais. Le canal Ukni, qui se déchargeait dans la mer, était sans doute le célèbre canal que les géographes classiques appellent Pallacopas, et qui, débouchant dans la mer auprès de l’emplacement de Térédon, était, en réalité, la vraie terminaison de l’Euphrate.

Le roi d’Assyrie arriva devant Dur-Athar. Les fugitifs entendirent que j’assiégeais la ville, dit-il ; ils laissèrent là leur courage et se dispersèrent comme des oiseaux, emmenant des bords du canal Ukni leurs richesses en bœufs et en moutons. Je rebâtis la ville à nouveau et je l’appelai Dur-Nabu (la citadelle du dieu Nabu). Je plaçai au-dessus de ses habitants un de mes officiers comme gouverneur, et je leur imposai comme tribut annuel un talent et trente mines d’argent, 2.000 médimnes de blé (de 63 litres chacun), un bœuf sur vingt et un mouton sur dix. Les villes des six districts du pays de Gambul furent pillées ; la liste en est fort longue et mutilée ; les plus importantes étaient celles de Karnanni, Nabu-usalla, Mahiru, Yahid, Parasa, Igaya, Asiel, Sapari, Ha-madani, Nami, Zaruti, Sadani, Paka, Andan. Les cantons voisins du Gambul comme ceux de Hubuya, de Hilti, de Nagie, de Ilukan, de Ti-barsur, de Mahirut, de Hilmu firent aussi leur soumission, et, suivant les expressions du texte furent ajoutés au domaine de la couronne d’Assyrie, c’est-à-dire furent organisés en une province directe avec un satrape (salat) assyrien à sa tête.

Les tribus de Ruha, de Hindar, de Yatbur, de Puqud apprirent la conquête du Gambul ; elles se retirèrent aux approches de la nuit et se dirigèrent vers l’Ukni inguéable. Je jetai sur le canal Umlias un pont en troncs d’arbres et en clayonnages, et je fis construire deux forts, en tête de pont, au delà de la rivière. Je laissai les gens de ces tribus emmener ce qui leur appartenait, et ils s’en allèrent des abords de l’Ukni et baisèrent mes pieds. C’étaient Yanaku, gouverneur de la ville de Zami, et vassal de Nabu-usallu, de la ville d’Aburié, Pasun, Haukan, préfet de Nahan, Sahlu, préfet d’Hulia, les grands de Pukud, Aphatu, préfet de Ruha, Humina, Samih, Sapharu, Rapih, les grands de Hindar ; ils vinrent me trouver à Dur-Athar. Je leur pris des otages et je leur imposai des tributs pareils à ceux des Assyriens ; je les plaçai sous la main de l’officier supérieur de mes armées, satrape de Gambul ; je fis un sacrifice de bœufs et de moutons au dieu Nabu.

Le reste des peuplades araméennes (Arime), gens pervers, et tous ceux qui habitent leurs districts, avaient placé leurs espérances en Marduk-pal-iddin et en Sutruk-Nahunta, et s’étaient dirigés sur le canal Ukni. Je ravageai comme la foudre leur pays et les cantons étendus qui sont leur demeure. Je rasai les palmiers de leurs plantations, leurs vergers, les récoltes de leurs districts, et je donnai leurs villages à piller à mon armée. J’envoyai celle-ci sur le canal Ukni, à l’endroit où devaient se réunir leurs bandes dispersées. Elle les mit en fuite et se répandit à leur poursuite dans les villes de Rami, Abure, Japtir, Makis, Illipan, Kaldan, Pattian, Haiaman, Gadia, Amat, Muhan, Ama, Hiur, Sala, en tout quatorze places fortes des bords du canal Ukni, qui s’étaient soustraites à mon obéissance et qui capitulèrent. Sargon les réunit, elles aussi, à la nouvelle satrapie établie dans le pays de Gambul.

Ici, le récit passe brusquement à la prise de deux villes d’Élam, Samunu et Bab-Dur, du district de Yatbur, dont les gouverneurs Ninu et Singamsib furent emmenés captifs en Assyrie avec leurs garnisons, et à la soumission de tous les chefs du pays de Yatbur, qui paraît avoir été situé sur la rive gauche du Tigre. Sargon leur donna les deux villes élamites dont il venait de s’emparer, en échange de plusieurs forteresses de leur propre pays qui furent annexées à l’Assyrie en même temps que les villes des Susiens situées sur le fleuve Naditi, l’Abou-Tib ou le Dawa-ridj de nos jours. La mention de localités aussi éloignées du point où se trouvait le roi, est expliquée par une phrase qui termine cette partie du texte et où nous lisons après les noms de Tul-Humba, de Bubie et de Haman : Ces refuges fortifiés du pays de Rasi avaient en même temps cédé devant mes batailles puissantes qui étaient entrées dans la ville de Bit-Imbi ; et Sutruk-Nahunla, leur roi, s’était replié avec eux, dans les montagnes reculées, pour sauver sa vie. Le pays de Rasi était un territoire toujours contesté entre les Assyriens et les Élamites ; les documents cunéiformes en déterminent la position d’une manière très précise entre le Tigre et les montagnes de la Mésobatène, au nord de la Susiane et au-dessous de la Sittacène ; le prophète Ézéchiel le cite deux fois sous le nom de Ros. Une seconde armée assyrienne opérait donc sur la rive gauche du Tigre, attaquant la Susiane par le pays de Rasi, tandis que le roi en personne marchait par la rive droite du même fleuve, soumettait la Characène et pénétrait jusqu’à l’Ukni ou Pallacopas.

Les mouvements de Sargon avaient été assez rapides pour lui permettre de surprendre en flagrant délit de concentration les contingents de la Chaldée, que Marduk-pal-iddin, pris au dépourvu par la promptitude de la conquête du pays de Gambul, rassemblait sur la ligne du grand canal, et de les battre en détail avant leur réunion. Il continue ainsi son récit : Avec l’aide des dieux Assur, Nabu et Marduk, je traversai l’Euphrate, suivi de mes armées, et je dirigeai ma force vers la ville de Dur-Ladinna, au pays de Bit-Dakliur ; je refis à nouveau la ville de Dur-Ladinna et j’y réunis mes soldats, l’élite de mes bataillons. Ayant soumis les provinces les plus méridionales, celles qui tiennent au golfe Persique, depuis le Schatt-el-Arab jusqu’à la lisière du désert arabique, et solidement occupé la ligne du Tigre et du Schatt-el-Arab, le roi d’Assyrie remonte désormais vers le nord et marche sur Babylone, que les Élamites ne peuvent plus secourir. Pour entrer de la contrée arrosée par l’Ukni dans la Babylonie proprement dite, il lui fallait en effet franchir l’Euphrate, dans la portion de son cours qui va rejoindre le Tigre avant de se jeter avec lui dans la mer. Le pays de Bit-Dakkur ou E-Dakkur, qui formait une principauté indépendante depuis près d’un siècle, était au sud de Babylone, mais non à une très grande distance de cette cité : c’était peut-être l’Idicara que Ptolémée place entre Babylone et Orchoé (Erech).

La gloire des dieux Assur, Nabu et Marduk que j’avais répandue sur ces contrées, Marduk-pal-iddin, roi de Kar-Dunias, l’entendit à Babylone au milieu de son palais ; la défiance dans ses forces le domina ; il fit sortir de nuit, avec ses auxiliaires, ses propres troupes, et dirigea ses pas vers le pays de Yatbur, touchant au pays d’Ëlam. Il avait donné en présent d’hommage son sceptre d’argent, son trône d’argent, son parasol d’argent, les insignes de sa royauté, d’un poids considérable, à Sutruk-Nahunta l’Élamite, pour qu’il soutînt son parti. Le texte qui suit ces lignes dépeint Marduk-pal-iddin dérobant sa marche à la connaissance des Assyriens. Après avoir franchi le Tigre, sans doute avec la connivence des populations qui lui demeuraient favorables, sur un point où la garde en était insuffisante, il arrive dans le pays de Yatbur, mais il reconnaît l’impossibilité de s’y maintenir ; les forteresses du pays étaient, en effet, comme nous venons de le voir, occupées par des garnisons assyriennes ; les gens du Yatbur avaient fait leur soumission et ne se souciaient pas de recommencer la lutte ; enfin dans celle province, il lui était impossible de se remettre en communication avec les Élamites, ses alliés. Aussi, le texte ajoute-t-il : Lui et ses auxiliaires retirèrent leurs combattants du Yatbur ; il se rendit à la ville d’Ikbi-Bel et y resta en sûreté. On verra tout à l’heure, par la marche de la campagne de l’année suivante, que cette ville d’Ikbi-Bel était située dans le pays même de Bit-Yakin ou dans ses environs immédiats, c’est-à-dire dans la région littorale qui s’étend de la rive gauche du Schatt-el-Arab à l’ancienne Susiane. Coupé des Élamites et obligé par l’habile stratégie de Sargon d’évacuer Babylone sans combat, de peur de s’y trouver enfermé et fatalement pris, Marduk-pal-iddin se repliait sur son ancienne principauté pour y livrer une dernière et décisive bataille.

Pendant qu’il se dérobait ainsi, Babylone, dont les fortifications devenaient inutiles, ouvrait ses portes au vainqueur et envoyait des députés pour lui apporter sa soumission avant même qu’il eût encore paru dans ses murs. Les gens de Babylone et de Borsippa, les hommes qui entrent dans le palais, les docteurs instruits dans les livres et ceux qui marchent devant les chefs du pays, qu’il leur avait confié, apportèrent en ma présence les niches sacrées de Bel, de Zarpanit, de Nabu et de Tasmit, dans la ville de Dur-Ladinna. Les habitants de Babylone m’appelèrent, et je fis tressaillir les entrailles de la ville de Bel-Marduk, juge des dieux. Immédiatement j’entrai à Babylone, et j’immolai solennellement des victimes aux grands dieux. A dater de ce moment, Sargon ayant fait acte de roi dans la ville de Babylone, en prit lui-même le sceptre, et ne le confia pas à un prince vassal ; il installa un simple satrape dans la grande cité. Aussi, à partir du commencement de 709, est-ce son nom légèrement altéré en Arkéanos, que nous voyons figurer dans le canon babylonien conservé par l’astronome Ptolémée. Les contrats notariés passés entre particuliers dans les cinq dernières années de Sargon portent celle de son règne comme roi d’Assyrie et celle de son règne babylonien. J’établis, dit-il, ma puissance dans le palais de Marduk-pal-iddin, et je reçus les tributs des pays d’Arime (les tributs araméennes de la Babylonie), de Bit-Amukkan et de Bit-Dakkur. Les rois antérieurs avaient jadis creusé un canal à Borsippa ; je le refis de nouveau, à la gloire des dieux Nabu et Marduk, allant jusqu’à la ville de la main d’Oannès (un des noms mystiques de Babylone). Les gens de Havaran (Ouady Hauran, sur la rive droite de l’Euphrate) s’étaient soustraits à mes armes puissantes, étaient entrés dans la ville de Sippara, et avaient résisté à une troupe de Babyloniens envoyée contre eux. Dans ma puissance, je leur envoyai des officiers de mon armée comme gouverneurs ; ils s’approchèrent d’eux avec confiance et, grands et petits, ils ne fuyaient plus. Au milieu du repos et de la tranquillité, arriva le mois de Sebat, le mois du lever du maître des dieux ; je pris les mains des dieux Bel-Marduk et Nabu, le roi des légions du ciel et de la terre, et je parcourus le chemin delà maison des trésors sacrés... J’offris des sacrifices aux dieux des Sumers et des Accads.

Après avoir occupé à la réduction du pays de Gambul et des cantons arrosés par le Pallacopas, la belle saison de l’année 710, Sargon avait donc passé à Babylone l’hiver de 710 à 709 ; il y était au mois de février, lors des fêtes de Sebat et il y resta quelque temps encore, car ce fut seulement en mai qu’il ouvrit une seconde campagne pour expulser Marduk-pal-iddin de son pays de Bit-Yakin où il s’était activement fortifié pendant tout l’hiver, tirant des secours en hommes et en argent des villes de Chaldée que le roi d’Assyrie avait négligé d’occuper, pour marcher sur Babylone. Dans ma treizième année de règne, au mois d’Aïr, je partis de la ville de la main d’Oannès ; je relevai mon courage et je disposai mes forces... Marduk-pal-iddin avait mis à contribution les villes d’Ur, de Larsa, et de Kisik, la demeure du dieu Laguda ; il avait réuni ses forces à Dur-Yakin, et avait armé ses citadelles. Le récit de la grande et décisive bataille livrée devant cette ville, située près du fleuve et de la mer est ainsi raconté dans l’inscription des Fastes de Sargon : Marduk-pal-iddin mesura un plèthre (31 m. 50) en avant de son grand camp retranché, et à cette distance il fit exécuter un fossé large de 200 pieds (63 mètres) et profond d’une grande perche (9 m. 45) et il y fit entrer l’eau des canaux ; il mena une tranchée jusqu’à l’Euphrate, et divisa son cours par des coupures dans la plaine. Il couvrit d’un retranchement la ville, siège de sa rébellion. Il créa des inondations, en coupant lés digues. Lui et ses compagnons firent élever en l’air, comme des oiseaux, les insignes de sa royauté par ses hommes de guerre, et il disposa son armée en bataille. J’étendis mes combattants en même temps sur toute la ligne de ses canaux, et ils le mirent en fuite. Les eaux des fleuves roulèrent les cadavres de ses soldats, comme des troncs d’arbres. Les Suti (tribus de chasseurs nomades qui habitaient le désert voisin de la basse Chaldée) étaient présents à ce désastre... et ils s’en allèrent. J’anéantis ses gardes et les gens de Marsan, et je remplis de la terreur de la mort le reste de ses bataillons. Il abandonna dans son camp les insignes de la royauté, le palanquin d’or, le trône d’or, le parasol d’or, le sceptre d’or, le char d’argent, les ornements d’or, et des effets d’un poids considérable, et il s’échappa par une fuite clandestine. Il répara les brèches des murs de sa citadelle, et y renferma les débris de son armée. J’assiégeai la ville de Dur-Yakin et je l’enlevai d’assaut. Je pris comme captifs et comme butin, lui-même, sa femme, ses fils, ses filles, l’or, l’argent, les richesses de son trésor, tous les serviteurs de son palais, les dépouilles abondantes de la ville, et tout ce qui restait des hommes de différentes classes qui s’étaient soustraits à ma domination. Je détruisis par le feu Dur-Yakin, la ville de sa puissance ; j’en renversai les remparts ; j’en arrachai la pierre de fondation ; j’en fis un monceau de décombres.

Cependant et malgré tout, Marduk-pal-iddin parvint à s’échapper. Ce Marduk-pal-iddin, poursuit l’inscription des Annales, reconnaissant sa propre faiblesse, fut terrifié ; la crainte immense de ma royauté s’empara de lui ; il abandonna son sceptre et son trône ; en présence de mon envoyé, il baisa la terre. Il abandonna ses châteaux, il s’enfuit, et l’on ne revit plus sa trace. J’appelai son fils, il bénit ma gloire et je lui accordai sa grâce.

Sargon demeura ainsi vainqueur de la Babylonie et de la Chaldée. Il avait soumis à son sceptre tout le pays jusqu’au golfe Persique, rejeté les Élamites jusque dans leurs montagnes, contraint Marduk-pal-iddin à la fuite. Lorsqu’il racontait ces événements dans les inscriptions triomphales dont il couvrait les murailles de son nouveau palais de Khorsabad, il croyait avoir à jamais réduit à l’impuissance les velléités de révolte de Babylone. Mais il se trompait, car il avait affaire à la fois à un peuple affamé d’indépendance et à un homme qu’aucun revers n’abattait. Aussi devait-il voir de nouveau lui-même, avant de mourir, le pays qu’il avait péniblement soumis reprendre les armes, mais il n’eut pas le temps de recommencer une nouvelle campagne contre Babylone, et c’est son fils Sennachérib que nous verrons reprendre un jour la conquête de la Chaldée.

Avant de rentrer en Assyrie, Sargon voulut toutefois achever la pacification du pays, ici par des mesures de douceur, là par la répression la plus sanglante. Il permit aux habitants de Sippara, de Nipur, de Babylone et de Borsippa de continuer à vivre dans leurs villes sous la surveillance de ses officiers, et il ne les condamna point à la déportation. Il favorisa même l’agriculture de ces contrées en distribuant aux habitants les terres que détenaient de temps immémorial les Suti qu’il refoula au loin dans le désert. Les anciens temples d’Ur, d’Uruk (Erech), de Rata, de Larsa, de Kullab, deKisik, de Nivit-Laguda furent restaurés, et les divinités locales plus que jamais révérées et mises en honneur : on voit que les hommes du Nord se ressouvenaient de leur communauté d’origine avec les hommes du Midi, qui bien que vaincus, ne sont pas traités comme le furent partout les hommes d’une autre race. Une contribution régulière fut établie sur le pays de Bit-Yakin, jusques et y compris les villes de Samuna, de Bab-Dur, de Dur-Tilat, de Babu et de Tul-Humba qui dépendaient de l’Élymaïde. Les Élamites de la ville de Hummuk furent déportés jusqu’en Syrie, el la ville de Sakbat fut le siège du gouvernement assyrien du pays d’Elam : c’est là que résida Nabu-pakid-ilan, chargé spécialement de la rentrée des impôts.

Sargon méditait une expédition maritime dans l’île de Tilmun, célèbre dès la plus haute antiquité par ses sanctuaires vénérés, et qui eut pu devenir un nid de pirates fort inquiétant pour la côte qui venait de passer sous la domination assyrienne : elle était à cette époque éloignée de 20 kasbu au milieu de la mer. Le roi de l’île, Upiri, prévint le tout puissant monarque en venant spontanément lui offrir sa soumission et son tribut.

Il reçut aussi, tandis qu’il cantonnait encore dans le pays d’Elam, les ambassadeurs du roi des Moschiens, Mita, qui avait lutté jusque-là et qui enfin venait d’être définitivement dompté par un des généraux que Sargon avait préposé à la garde de ses provinces du nord-ouest. Bien plus, l’heureux monarque vit venir aussi baiser ses pieds les représentants des sept rois de l’île de Chypre qu’il avait conquise quelques années auparavant. Ces envoyés, dit-il, vinrent devant moi à Babylone ; ils m’apportèrent de l’or, de l’argent, des meubles, de l’ébène, du santal, les produits de leur pays. Il y eut bien encore un mouvement de peu d’importance provoqué dans l’Elam par Mutallu, du pays de Kummuk ; mais il fut vile réprimé, et Sargon remonta le Tigre rassasié de gloire et de butin : ce grand ravageur traînait à sa suite, avec des troupeaux d’esclaves qu’il allait employer à se faire construire un superbe palais, toutes les richesses de la Chaldée et de la Susiane ; il avait même arraché au désert les maigres produits qui constituaient toutes les ressources des pasteurs nomades des confins de l’Arabie.

 

§ 6. — LE PALAIS DE KHORSABAD

La paix régnait enfin sur le monde, après seize ans de guerres acharnées, sans trêve ni relâche : c’était la paix du tombeau. Fier de ses conquêtes, Sargon ne songe plus qu’à jouir de sa gloire et à l’éterniser par un monument digne de lui. Les rois ses prédécesseurs s’étaient tous bâti des palais qui rivalisaient de magnificence et de splendeur ; il résolut à son tour, de faire travailler les esclaves qu’il avait ramenés de ses expéditions, à la construction d’un édifice qui surpassât tous les autres. Il choisit à cet effet un emplacement situé à quelques lieues au nord de Ninive, sur le Hasur, là où se trouve actuellement le village de Khor-sabad. Dans ce temps-là, dit-il, les hommes que mon bras avait conquis et que les dieux Asser, Nabu, Marduk avaient soumis à mon empire, suivaient mes lois avec piété. Alors, d’après la volonté divine et le vœu de mon cœur, j’ai construit, au pied du pays de Musri, pour remplacer Ninive, une ville que j’ai appelée Dur-Sarkin (château de Sargon). Les dieux Salman, Sin, Samas, Nabu, Raman, Adar et leurs grandes épouses qui règnent de toute éternité sur les temples du pays et dans les enfers, ont béni les œuvres merveilleuses que j’ai faites et les rues superbes de Dur-Sarkin.

Plan du palais de Khorsabad.

... Cette ville est située sur le versant des montagnes, au-dessus de la vallée et dans le voisinage de Ninive ; je l’ai faite pour qu’elle ressemble à Ninive. Trois cent cinquante rois environ ont exercé avant moi l’empire sur le pays d’Assur et ont illustré la puissance de Bel ; mais aucun, parmi eux, n’avait examiné cet emplacement ni songé aie rendre habitable, ni même tenté d’y creuser un canal ; j’ai pris cette décision... J’ai pensé jour et nuit à rendre habitable cette ville, à inaugurer ses temples, les autels des grands dieux et les palais où siège ma Majesté ; j’en ai ordonné la fondation.... Pendant le jour, j’ai travaillé au milieu de la ville pour le bonheur et la satisfaction de mon cœur ; le soir je levais les mains vers le dieu qui fixe les destinées de Ninive. Lorsque les prières constantes de ma bouche arrivèrent aux sublimes interprètes divins, mes maîtres, elles y trouvèrent grâce entière ; ils m’enjoignirent de construire la ville, de creuser les canaux ; j’exécutai leurs ordres auxquels on ne saurait se soustraire. J’ai réuni mes légions, je me suis fait apporter ma tiare... J’ai fait un sacrifice en l’honneur du dieu de la brique, le maître des constructions en briques, Nergal, fils de Bel-Dagon.... Dans le mois d’Abu (juillet), où descend le dieu du Feu, qui chasse les nuées humides et qui pose les fondations des villes et des maisons, j’ai établi les fondations (de la cité), j’ai disposé les briques, j’ai élevé des autels, pour conjurer les mauvaises influences, en l’honneur de Salman, de Sin, d’Istar, de Raman, de Samas, d’Adar... : J’ai bâti dans la ville, des palais couverts en peaux de amsi, construits en santal, en ébène, en lentisque, en cèdre, en cyprès, en pistachier d’une incomparable splendeur, pour le siège de ma royauté. J’ai disposé leur dunnu sur des plaques d’or, d’argent et de pierres précieuses, ornées de couleurs faites avec de l’étain, du fer, de l’antimoine, du khesbet. J’y ai écrit la gloire des dieux ; j’ai élevé au-dessus une charpente en cèdre, j’ai entouré avec des briques émaillées les poutres de pin et de lentisque, j’en ai calculé les intervalles, j’ai fait un monument semblable à celui du grand temple du pays des Hittites que l’on nomme en phénicien un Bit-hilan ; j’ai disposé entre les portes huit lions doubles... Ils furent fabriqués en l’honneur de ma déesse Istar, .... en matériaux du mont Amanus ; j’y ai aussi placé des monstres à tête humaine (nirgalli) et j’ai sculpté avec art les pierres de la montagne. Pour décorer les portes, j’ai fait des ornements dans les linteaux et sur les montants ; j’ai placé au-dessus des traverses en marbre d’une grande dimension ; j’ai élevé des murs qui ont frappé d’admiration les grands du pays.... J’ai enfoui profondément le cylindre de fondation (terrien) au-dessous des pierres de la montagne. J’ai dirigé la hauteur et la largeur de l’enceinte vers huit directions et j’ai percé huit grandes portes. Samas me donne la satisfaction de mes désirs, Raman m’apporte l’abondance : j’ai nommé les grandes portes de l’Orient, les portes de Samas et de Raman. Bel a posé les fondations de la ville, Belit s’est parée du khesbet : j’ai donné aux grandes portes du Midi les noms de portes de Bel et de Belit. Anu active les œuvres de ma main ; Istar conduit les hommes au combat : j’ai appelé les grandes portes de l’Occident, portes d’Anu et d’Istar. Nisruk-Salman dirige les mariages, Mylitta préside aux naissances, j’ai consacré les grandes portes du Nord à Mylitta et à Salman.... J’ai habité dans mon palais avec le grand seigneur Bel-Dagon, le maître des terres, avec les dieux et les. déesses qui habitent le pays d’Assur, avec leurs légions, avec les chefs des provinces, avec les satrapes, les sages, les docteurs, les grands, les lieutenants, les gouverneurs du pays d’Assur, et j’y ai rendu la justice... J’ai ordonné d’y déposer l’or, l’argent, les vases en or et en argent, les pierres précieuses, les pierres de diverses couleurs, le fer, les étoffes de laine et de lin, les étoffes bleues et pourpres, les perles, le santal, l’ébène ; d’y héberger les chevaux du pays de Musri, les ânes, les mulets, les chameaux et les bœufs. J’ai porté la joie dans le cœur des dieux avec toutes ces richesses. Puisse Assur, le père des dieux, bénir ces palais, en donnant à ces images un éclat éternel ; qu’il veille sur eux jusqu’aux jours les plus reculés ; que devant sa face suprême, le Taureau sculpté, le Taureau protecteur et le dieu qui procure le bonheur et la joie, restent dans ce palais aussi longtemps que les matériaux n’en bougeront. Qu’avec l’aide d’Assur, le roi qui a bâti ce palais se réjouisse dans sa progéniture et qu’il multiplie sa race ; que ces murs durent jusqu’aux jours les plus reculés ; que celui qui habite cette demeure en sorte entouré du plus grand éclat ; qu’il se réjouisse, dans l’exaltation de son cœur, d’avoir accompli ses vœux, atteint son but, et rendu sa gloire sept fois plus illustre.

Dans d’autres passages des mêmes inscriptions dont nous venons de rapprocher les fragments qui se complètent et s’éclairent mutuellement, Sargon énumère les dimensions du palais, il formule les imprécations d’usage contre ceux qui détruiraient ou dégraderaient son œuvre, et il donne des détails architectoniques malheureusement encore à peu près incompréhensibles pour nous.

C’est ce palais de Khorsabad que Botta a découvert, ainsi que nous l’avons raconté plus haut, et ce sont ses bas-reliefs qui forment aujourd’hui une grande partie du musée assyrien du Louvre. Botta et M. V. Place après lui, qui ont déblayé le palais, en ont décrit en détail la distribution intérieure ; on y compte jusqu’à deux cent neuf chambres, grandes ou petites, et il couvre avec les terrasses qui en formaient le soubassement une superficie de près de dix hectares. On a évalué lamasse d’argile qu’il a fallu apporter pour élever ces terrasses à 1.350.524 mètres cubes. Notre imagination est confondue quand nous réfléchissons que cette masse prodigieuse de matériaux a été transportée à dos d’homme, dans des hottes destinées à cet usage, car c’est ainsi que les bas-reliefs nous représentent les travaux, et, comme le remarque M. Georges Perrot, nulle part il n’y a trace de l’emploi de tombereaux[10].

Nous reviendrons ailleurs sur l’architecture de ce palais et le mode de construction qui fut employé par Sargon. Quant aux textes épigraphiques qui expliquent les scènes qui se déroulent en bas-reliefs sous nos yeux, on en distingue deux principaux, reproduits en plusieurs exemplaires. Dans l’un, les événements du règne de Sargon sont racontés d’après l’ordre chronologique, année par année, c’est celui qu’on a appelé les Annales ; dans l’autre, décoré un peu pompeusement du nom de Fastes, le rédacteur, ainsi que l’observe justement M. Menant[11], semble avoir eu particulièrement en vue de mettre en saillie les principaux événements du règne, sans s’attacher rigoureusement à leur ordre chronologique. D’autres inscriptions ont aussi été relevées sur les taureaux gigantesques qui décoraient la principale entrée du palais ; on en a trouvé jusque sur les pavés des portes ; enfin, dans les fondations, on a découvert les fameux temen dont parle le texte que nous avons reproduit plus haut : ce sont des plaques en or, en argent, en cuivre et en plomb, chargées d’inscriptions commémoratives de la construction de Dur-Sargin.

Au début des plus importantes de ces inscriptions, Sargon énumère ses titres et récapitule les conquêtes qu’il a faites : Palais de Sargon, roi grand, roi puissant, roi des légions, roi du pays d’Assur, représentant des dieux à Babylone, roi des Sumers et des Accads, roi des quatre régions, favori des grands dieux. Il se vante d’avoir restauré les temples des villes chaldéennes, d’avoir remis en vigueur les lois du pays d’Assur et de la ville de Harran (Charrae) qui étaient tombées en désuétude depuis nombre d’années, d’avoir marché dans l’obéissance des grands dieux. J’ai régné, dit-il, depuis l’île de Chypre (Yatnana) qui est située au milieu de la mer du soleil couchant jusqu’aux frontières de l’Égypte (Musri) et du pays des Moschiens ; depuis le vaste pays de Phénicie (Aharri), de Syrie (Hatti) jusqu’aux lointaines contrées de la Médie qui confinent à la terre de Bikni, y compris les pays d’Illibi et de Ras sur la frontière de l’Élymaïde. J’ai régné aussi sur les tribus de Itu, Iabu, Ilaril, Ladbud, Hauran, Hubul, Ruha, Litaï, cantonnées sur les bords des canaux Surappi et Ukni ; sur les Suti du désert, sur le pays de Yatbur, y compris les villes de Samhuna, de Babdur, de Dur-Tilat, de Bilat, de Dunni-Samas, de Bubi, de Tul-Humba, qui dépendent des pays d’Elam et de Kar-Dunias ; sur la haute et la basse Ghaldée, sur les cantons de Bit-Amukan, de Bit-Dakkur, de Bit-Silan, de Bit-Sahalla qui forment l’ensemble de la Chaldée ; sur le pays.de Bit-Yakin situé sur le bord de la mer, en face de l’île de Tilmun. J’ai perçu les tributs de tous ces peuples, j’ai institué au-dessus d’eux mes lieutenants comme gouverneurs et je les ai réduits sous ma dépendance.

Un fragment de la liste des Limmu nous apprend que c’est le 22 Tisri (septembre) 706, que le palais de Dur-Sargin fut consacré aux dieux, et qu’il fut inauguré le 6 Abu (juillet 705). L’année suivante, sous le limmu d’Upahhir-Bel, gouverneur d’Amida, la même liste contient ces simples mots : Assassinat de Sargon par Bel-Kaspaï, de la ville de Kulumma ; le 12 Abu (juillet) 704, avènement de Sennachérib. Ainsi Sargon ne jouit qu’un an à peine des splendeurs qu’il avait accumulées dans son palais : ce grand conquérant ne s’était préparé qu’un riche tombeau, il tombait comme il s’était élevé, par une misérable conspiration de soldats mécontents.

 

 

 



[1] Hist. anc. des peuples de l’Orient, p. 303 (3e édit., 1878).

[2] Isaïe, XX, 4.

[3] Isaïe, XVII, 5-6.

[4] Sur les inscriptions arméniaques, consulter principalement :

Schultz, Journal asiatique, IIIe série, t. IX.

Hincks, On the Inscriptions of Van, dans le Journal of the Royal Asiatic Society, t. IX, 1843.

Fr. Lenormant, Deuxième lettre assyriologique, dédiée à Dulaurier, p. 117 et suiv.

L. de Robert, Étude philologique sur les inscriptions cunéiformes de l’Arménie.

Sayce, The cuneiform inscriptions of Van, deciphered and translated.

S. Guyard, Notes de lexicographie assyrienne, p. 113 et suiv.

S. Guyard, Journal asiatique, VIIe série, t. XII (1878), et VIIIe série, t. III, (1881).

A. Mordtmann, Zeitschrift der deutschen morgenlandischen Gesellschaft, 1872.

[5] Journal asiatique, IIIe série, t. IX, pl. I-VI.

[6] Journal asiatique, t. I, de 1884, p. 510.

[7] Stanislas Guyard, Journal asiatique, t. I, de 1884, p. 508.

[8] Isaïe, XIV, 29-31.

[9] Cf. Fr. Lenormant, Un patriote chaldéen au VIIIe siècle avant notre ère, dans le t. I des Premières civilisations.

[10] G. Perrot et Ch. Chipiez, Hist. de l’art dans l’antiquité, t. II, p. 428.

[11] Annales des rois d’Assyrie, p. 156.