LES ASSYRIENS ET LES CHALDÉENS

 

CHAPITRE II — POPULATIONS PRIMITIVES DE L’ASSYRIE ET DE LA CHALDÉE. - SUMER ET ACCAD.

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

§ 1. — LA LANGUE DE SUMER ET D’ACCAD.

L’histoire ne connaît les origines d’aucun peuple, et plus nos investigations pénètrent dans la nuit du passé, plus il semble que l’obscurité s’accentue et que le sol se dérobe sous nos pas dans un abîme sans fond. Il arrive tôt ou tard un moment fatal où nos regards ne distinguent plus que des fantômes et des ombres incertaines ; la vérité se rit de nos efforts et elle recule sans cesse jusqu’à un point où il n’est plus possible de l’atteindre, gardée qu’elle est par des légions de légendes et de mythes que nos armes émoussées sont impuissantes à disperser. Les civilisations au berceau n’ont pas d’histoire, et quand elles deviennent tangibles à la critique, elles ont déjà, comme l’enfant parvenu à la raison, perdu le souvenir de leur tout jeune âge. Ainsi en est-il pour les origines des peuples chaldéo-assyriens : ce que nous en savons est vague et incertain. Tandis que l’Égypte poursuivait le cours de ses grandes destinées et était déjà parvenue à un haut degré de culture matérielle, des masses confuses de peuples sans noms s’agitaient dans les plaines de l’Asie antérieure, essayant au milieu de déplacements incessants, de poussées et de luttes journalières, de se faire une place au soleil et de se constituer en nations. Une muraille de forteresses échelonnées entre la Méditerranée et la mer Rouge, préservait l’Égypte de l’invasion de ces hordes de barbares dont l’histoire n’a pas conservé le souvenir. Par l’effet d’une sorte d’atavisme inconscient, elles s’étaient attardées sur le sol que l’instinct de tous les peuples du globe désigne comme la première patrie de l’humanité. Que l’on interroge les traditions mythiques delà Chine et de l’Inde comme les plus lointains récits de la vieille Europe ou des tribus africaines : c’est vers le pays de Ninive et de Babylone que se rencontrent tous les souvenirs ; c’est là que convergent tous les regards et que tous les témoignages humains placent l’ombilic du monde entier.

Le récit biblique est encore celui qui nous fournit à ce sujet les détails les plus circonstanciés ; c’est dans les plaines de Sennaar que s’élève Babel, la première grande ville post-diluvienne, et que se déroule le drame de la confusion des langues et de la dispersion des peuples. Après le départ des Noachides, il resta dans le pays, un noyau très considérable de races diverses, ainsi que l’atteste, d’ailleurs, la tradition babylonienne représentée par Bérose : Il y eut d’abord à Babylone, dit-il, une grande quantité d’hommes de nations diverses, qui colonisèrent la Chaldée[1].

Aussi haut que les monuments nous fassent remonter, nous distinguons dans ces populations mélangées deux grandes races dominantes : les Sémites représentés principalement par la race d’Assur, et les Kouschites partagés en deux rameaux désignés sous les noms de peuples ou pays de Sumer (Schoumerîm) et d’Accad (Akkadîm). La coexistence de ces deux éléments ethnographiques n’a pas besoin d’être prouvée. Elle est établie principalement sur le texte de l’Écriture qui place formellement en Mésopotamie des fils de Cham et des descendants de Sem, et sur la constatation, dans les plus anciens textes cunéiformes parvenus jusqu’à nous, de deux langues d’un génie tout différent : l’assyrien qui fut toujours la langue des Sémites de la Mésopotamie, et le suméro-accadien que la plupart des savants ont essayé, un peu prématurément peut-être, de rattacher aux langues touraniennes. Enfin le premier titre que prennent les rois de Chaldée ou d’Assyrie, alors même qu’ils sont incontestablement de race sémitique est celui de roi des Sumers et des Accads, roi du pays d’Assur, titre qui s’est maintenu dans les protocoles officiels jusqu’à la chute de l’empire babylonien, bien qu’il n’eût, depuis longtemps, plus de signification réelle.

L’origine et le caractère ethnographique des Sémites, qui ont toujours formé le fond de la population de la Chaldée et de l’Assyrie, ne sont mis en discussion par personne ; il n’en est pas de même pour les Suméro-Accadiens, dont la race et la langue sont l’objet de discussions aussi vives qu’intéressantes. Parmi les savants qui s’occupent de ces difficiles problèmes, il existe deux systèmes radicalement opposés pour expliquer la présence des Suméro-Accadiens en Chaldée, et pour essayer d’interpréter les textes que ces peuples nous ont laissés. Comme la question est capitale au point de vue des études assyriologiques, nous allons entrer dans quelque développement au sujet du débat qui est aujourd’hui à l’ordre du jour.

Dès 1854[2], M. Oppert signala pour la première fois, l’existence de textes cunéiformes écrits dans une langue qui lui parut non sémitique, et qui avait dû être en usage dans la Chaldée, antérieurement à la domination assyrienne. Le savant assyriologue donnait vaguement à l’idiome qu’il venait de découvrir le nom de casdo-scythique, c’est-à-dire scythique de la Chaldée, et s’appuyant principalement sur un passage de Justin, l’abréviateur de Trogue-Pompée, qui dit que les Scythes ont dominé pendant quinze cents ans sur l’Asie antérieure, il admit qu’à la suite de l’empire fondé par le Kouschite Nemrod, avait fleuri en Chaldée un empire touranien qui fut lui-même, après de longs siècles de durée, remplacé par un empire sémitique.

Ce système historique parait se justifier philologiquement par la démonstration de l’affinité de la langue nouvelle appelée par les uns le sumérien, par d’autres l’accadien, avec les langues ouralo-altaïques ou touraniennes.

Les textes suméro-accadiens, tels que les donnent les monuments retrouvés de nos jours, se présentent à nous soit isolés, soit accompagnés d’une traduction en assyrien. Les textes isolés sont généralement les plus anciens, et ils sont l’œuvre des Sumers et des Accads eux-mêmes, tandis que les bilingues ont été rédigés à l’époque de l’empire sémitique, soit par les Assyriens mêmes, soit plutôt par les représentants de l’antique race suméro-accadienne qui, sous le nom de Kasdim ou Chaldéens proprement dits, formèrent les collèges sacerdotaux et scientifiques de la Babylonie jusqu’à la conquête de Cyrus. Il est donc des textes composés à une époque où le suméro-accadien était seul la langue officielle du pays, et jusqu’à présent nous avons fort peu de ces documents primitifs ; il en est d’autres qui furent écrits lorsque le suméro-accadien et l’assyrien tendaient déjà à se pénétrer mutuellement, par suite de la fusion des deux races ; il en est enfin qui ne sont que du temps d’Assurbanipal ou de Nabuchodonosor, et représentent une langue déjà morte, absolument comme on écrivait encore en latin au moyen âge.

Il résulte naturellement de ces observations, que dans ces écrits les plus modernes, on doit rencontrer des traces nombreuses de sémitisme et une forte impression assyrienne, comme on trouve dans le latin du moyen âge des gallicismes à foison. En effet, les mots d’origine sémitique et assyrienne sont nombreux en suméro-accadien. Les deux langues ayant coexisté pendant de longs siècles sur le même territoire, leurs vocabulaires se sont pénétrés l’un l’autre et ont fini par se faire des emprunts réciproques. Le même phénomène s’est produit pour nombre d’autres langues comme le turc et l’anglais. Aussi les assyriologues, et M. Oppert tout le premier, ont-ils reconnu depuis longtemps, l’existence d’une forte proportion d’éléments d’origine suméro-accadienne dans le lexique assyrien ; en revanche, aussi haut que nous fassent remonter les monuments de la langue suméro-accadienne, nous y observons certains mots incontestablement empruntés aux racines sémitiques, mais avec une vocalisation particulière, les voyelles du mot assyrien paraissant avoir été modifiées d’après les lois euphoniques propres au suméro-accadien, et quelquefois même avec des altérations plus profondes qui cependant ne déguisent pas entièrement l’origine sémitique du mot.

Les savants qui admettent l’existence d’une antique civilisation touranienne en Chaldée font remarquer avec raison que c’est là un des faits les plus nouveaux et les plus inattendus qui soient sortis du déchiffrement des inscriptions cunéiformes, et de l’étude des monuments originaux du monde chaldéo-assyrien. On a vu, dans le premier volume de cet ouvrage, que les Touryas étaient une des races qui s’étaient répandues les premières dans le monde, avant les grandes migrations sémitiques et aryennes, et qu’en Asie comme en Europe, ils avaient couvert une immense étendue de territoire. Du Tigre à l’Indus, on pense qu’ils occupaient, au nord des Kouschites, tous les pays qui furent ensuite conquis par les Iraniens, et ils tenaient la plus grande partie de l’Inde. Quand les Sémites d’un côté, les Aryas de l’autre, eurent opéré leurs migrations et se furent établis sur les terres qu’ils ne devaient plus quitter, il resta toujours entre eux, nous dit-on, pour les séparer, une zone de populations touraniennes, s’avançant comme un coin jusqu’au golfe Persique et occupant les montagnes qui séparent la Perse du bassin de l’Euphrate et du Tigre. D’après cette théorie généralement acceptée par les orientalistes, il faut admettre que la Médie et la Susiane furent primitivement peuplées, en grande partie, de populations tartaro-finoises, et que les Touraniens de la Chaldée formaient comme le dernier anneau de cette chaîne ininterrompue, en se rattachant directement à ceux de la Susiane et de la Médie.

 

La théorie opposée à celle que nous venons de développer a été soutenue pour la première fois par M. Joseph Halévy qui publia, en 1874, ses Observations critiques sur les prétendus Touraniens de la Babylonie[3]. L’auteur nie formellement non seulement la présence, à aucune époque, de la race touranienne en Chaldée, mais l’existence même de la langue découverte par M. Oppert.

Depuis plus de vingt ans, dit M. Halévy, les assyriologues admettent unanimement que le sud de la Mésopotamie, et surtout la Babylonie, auraient été primitivement habiles par une population touranienne, parlant une langue qui se rattacherait au groupe ougro-finnois-turc ; que ces Touraniens, nommés Accadiens par les uns, Sumériens par les autres, auraient inventé le système d’écriture cunéiforme et initié les tribus sémitiques, arrivées après eux dans la même région, aux arts les plus indispensables à la vie civilisée, de sorte que la civilisation assyro-babylonienne proviendrait de la fusion de deux races et de deux génies distincts dans une seule nationalité ; enfin, que les Accadiens, identiques aux Chaldéens des auteurs, formant la classe sacerdotale, auraient employé leur idiome touranien dans les conjurations magiques et dans les rites les plus sacrés de la religion assyro-babylonienne... Dans le groupe nombreux de savants qui cultivent actuellement l’assyriologie, le touranisme primitif de la civilisation babylonienne est regardé comme un fait acquis à la science... Il y a donc une certaine témérité à révoquer en doute des opinions qui sont considérées comme des axiomes... En exposant franchement les raisons qui m’empêchent d’accepter l’origine touranienne de l’écriture cunéiforme, je n’ai point voulu contester le déchiffrement même des textes dits accadiens ; au contraire, je me suis servi des résultats de ces déchiffrements pour démontrer que les textes en question, loin d’être rédigés dans une langue touranienne, sont des textes assyriens écrits dans un système particulier d’idéographisme qui, à cause de son antiquité, a été censé plus sacré que récriture purement phonétique[4].

Et à la fin de son mémoire, M. Halévy conclut comme il suit :

En ce qui concerne le touranisme de la prétendue langue sumérienne ou accadienne, il nous semble, dit-il, avoir constaté :

1° Que la phonétique accadienne diffère absolument de celle qui dis-lingne les idiomes ouralo-altaïques ;

2° Que les idiomes de la race touranienne d’une part et l’idiome d’Accad de l’autre, ont chacun une grammaire diamétralement opposée ;

3° Qu’il n’existe aucune similitude sensible entre le vocabulaire accadien et celui qui est propre aux langues ougro-finnoises.

En ce qui concerne l’existence, en Babylonie, d’une race sémitique qui aurait constitué le premier empire chaldéen :

1° Que les plus antiques œuvres d’art découvertes sur le sol de la Chaldée portent une physionomie exclusivement sémitique ;

2° Que les noms géographiques du sud de la Mésopotamie qui nous restent ne montrent aucune trace d’un peuple non sémitique ;

3° Que les traditions rapportées par les écrivains sacrés et profanes, ainsi que les témoignages qui ressortent des documents originaux, s’opposent à la pensée que le premier empire de Babylonie ait été fondé par une race autre que les Assyro-Babyloniens proprement dits.

En ce qui concerne les origines du syllabaire cunéiforme :

1° Que la tradition des Babyloniens et des Assyriens considère l’inven-lion des lettres comme une œuvre éminemment nationale et sémitique ;

2° Que le syllabaire assyro-babylonien, par son caractère intrinsèque, ne convient qu’à un idiome sémitique ;

3° Que les syllabes produites par les signes cunéiformes correspondent aux mots assyriens, qui expriment des idées que ces signes représentent en qualité de monogrammes ;

4° Que la composition et l’agencement des signes cunéiformes dans les documents nommés accadiens, révèlent tous les caractères d’un système artificiel et destiné à être compris par la vue.

Il n’était pas possible de s’inscrire plus directement en faux contre ce que tout le monde regardait comme un axiome scientifique. M. J. Halévy nie tout : l’existence de la langue et celle du peuple ; la civilisation chaldéo-assyrienne tout entière est l’œuvre exclusive des Sémites et les termes d’Accad et de Sumer, loin d’avoir une portée ethnographique, ne seraient que des expressions géographiques pour désigner la haute et la basse Chaldée. Il est indispensable d’entrer ici dans quelques détails techniques pour bien faire comprendre la nature du débat.

La plupart des textes bilingues suméro-assyriens que nous possédons sont des copies relativement modernes exécutées par l’ordre d’Assurbanipal, un des derniers rois de Ninive, d’après les originaux anciens conservés dans les archives des palais assyriens. On n’en saurait douter puisque presque tous ces documents sont suivis d’une formule unilingue (en assyrien) dans laquelle le roi déclare qu’il a fait exécuter ces copies ; il a soin même parfois de spécifier que les textes transcrits et traduits sont conformes aux tablettes et aux documents anciens des héros du pays d’Assur et du pays d’Accad[5]. Les gâteaux d’argile contenant ces copies, formaient ce qu’on a appelé la bibliothèque d’Assurbanipal. A côté d’incantations magiques, de formules d’exorcisme, d’hymnes et de prières aux dieux, il se trouve un certain nombre de tablettes qui ne sont pas autre chose que des syllabaires ou glossaires de signes, dressés par les Assyriens à leur propre usage. Rédigés le plus souvent sur trois colonnes parallèles, ils présentent dans la colonne centrale le signe à expliquer, avec sa valeur phonétique ; dans la colonne de droite, sa valeur idéographique en assyrien ; dans la colonne do gauche, sa valeur en suméro-accadien.

On justifie par les textes d’une rédaction suivie celte manière d’envisager les syllabaires. Ainsi, dans les documents bilingues, tandis que la rédaction assyrienne contient le mot samû ciel, le texte sumérien qui y correspond renferme le mot ana ou anna ; si en assyrien nous avons ilu dieu, en sumérien nous trouverons dingir ; de même le mot sarru roi aura pour correspondant lugal.

De pareilles observations, toujours confirmées par l’expérience, paraissent bien autoriser à croire que les mots de la première colonne sont des expressions d’un idiome particulier. C’est là une erreur, suivant la doctrine haléviste, et ces listes lexicographiques ne nous donnent que l’illusion d’une langue sui generis.

Nous prétendons, dit S. Guyard, que les partisans de la théorie suméro-accadienne se sont mépris sur la nature des valeurs de la première colonne des syllabaires. Là où ils voient l’expression phonétique accadienne ou sumérienne des idéogrammes contenus dans la colonne centrale, nous voyons simplement l’indication d’une valeur syllabique de ces idéogrammes, envisagés non plus comme idéogrammes mais comme caractères phonétiques, ce qui explique pourquoi, au nombre des valeurs dites accadiennes, nous en rencontrons qui ne sont que le mot assyrien écourté, comme adama, venant de l’assyrien adamatu sang. Et voici une preuve que nous sommes dans la vérité. Si la première colonne du syllabaire indiquait réellement la prononciation d’une langue, cette prononciation devrait toujours et dans tous les cas se vérifier à l’aide des compléments phonétiques des textes dits sumériens ou accadiens. Or, cela n’est pas. Par exemple, certain idéogramme est indiqué dans un syllabaire comme signifiant en assyrien râmu aimer et comme se lisant aka en tant que signe phonétique. Or, dans les textes, toutes les fois que le susdit idéogramme est employé au sens à aimer, il est accompagné du complément phonétique ma, ce qui prouve qu’il faut lui attribuer non la valeur aka, mais une autre valeur ram, qu’il possède en effet, et qui se trouve, on le voit, reproduire l’assyrien râmu aimer. Un autre syllabaire indique pour l’idéogramme qui signifie en assyrien zikaru mâle une lecture accadienne gis. Hélas ! les gloses lexicographiques nous enjoignent de lire nita. L’idéogramme du verbe assyrien banû construire, est lu en accadien du, selon les syllabaires ; les gloses le lisent ru. L’idéogramme des verbes assyriens alaku aller et kânu établir, poser, est lu gin dans les syllabaires, et ra dans certaines gloses. Il y a donc parfaite incohérence dans la prétendue lecture de la langue accadienne ou sumérienne, tandis que dans notre interprétation il y a parfaite consistance. Les indications des syllabaires et des gloses signifient simplement : tel idéogramme, envisagé comme caractère syllabique, se lit aka et ram ; gis et nita ; du et ru ; gin et ra, ce qui, d’ailleurs, se vérifie à chaque instant dans les textes phonétiques[6].

Comme les plus anciens rois de la Chaldée emploient déjà concurremment les deux langues pour la rédaction de leurs inscriptions monumentales, il vient tout naturellement à l’esprit que, si ces princes rédigeaient, non pour être cachées, mais pour être lues par tous, des inscriptions bilingues, c’est qu’ils s’adressaient à des peuples parlant deux langues différentes. Nullement, répondent MM. Halévy et Guyard, pour lesquels le texte dit sumérien ou accadien n’est qu’une épellation artificielle qui n’a jamais été en usage et qui ne constitue pas une langue parlée : c’est de la même façon qu’en français la formule chimique HO se lira en langue vulgaire composé d’hydrogène et d’oxygène, eau et s’épellera ache-o.

Ainsi, les textes qu’on était déjà habitué à regarder comme conçus en langue suméro-accadienne, ne seraient pas autre chose qu’une cryptographie des textes assyriens correspondants, à la manière d’une formule chimique ; et ceux qui soutiennent cette théorie bien étrange au premier abord, s’efforcent de démontrer que les éléments de cette cryptographie sont empruntés au vocabulaire assyrien, tout comme les mots du texte assyrien proprement dit. Dans cet ordre d’idées, on doit reconnaître que le système de MM. Halévy et Guyard est étayé sur un ensemble d’observations dont la science doit tenir compte. Si la thèse générale semble un paradoxe, elle renferme bien des aperçus ingénieux, et les éminents linguistes qui la soutiennent ont relevé parfois des faits étranges et difficilement explicables dans l’hypothèse du suméro-accadien non sémitique[7]. Par exemple : dans le texte suméro-accadien on a le mot GAL grand, tandis que le correspondant assyrien est rabu qui aie même sens ; or, GAL, dit M. Halévy, n’est autre chose que le mol purement assyrien et sémitique gallu qui vient de la racine galalu être grand. Le suméro-accadien AGGA correspond dans les textes bilingues, à l’assyrien dannu puissant, et n’est qu’une déformation légère du mot assyrien aggu fort, violent, dérivé de la racine agagu se mettre en colère. Parfois la rédaction du texte suméro-accadien donne lieu à de véritables rébus : ainsi, pour exprimer le sens de palais ; on écrit E-GAL, mot composé de l’idéogramme E qui, en assyrien, se lit bitu maison, et de l’idéogramme GAL, qui, en assyrien se lit rabu grand ; de sorte qu’il semble, d’une part, que le rédacteur ait voulu, en écrivant maison grande, rappeler l’idée de palais en même temps que, d’autre part, le complexe E-GAL dont il s’est servi pour exprimer cette idée, était homophone avec le mot assyrien sémitique ekallu qui signifie aussi palais. Ce qui est non moins étrange que ces singuliers rébus, c’est qu’il arrive souvent que le mot sumérien a exactement les mêmes sens variés et multiples que le mot assyrien qui en est la traduction ; il en suit parallèlement les transformations, de telle sorte qu’il paraît en être le calque partout identique au modèle : ce qui ne devrait pas se produire dans l’hypothèse de deux langues étrangères l’une à l’autre.

Mais ce que l’on peut reprochera la théorie de MM. Halévy el Guyard, c’est de s’être bornée jusqu’ici à d’ingénieuses et subtiles remarques sur les signes du syllabaire et sur des mots choisis à dessein dans le vocabulaire. Le jour où l’on parviendra à appliquer le système préconisé, à un texte dans son ensemble, et à formuler les lois ou au moins quelques-uns des principes de cette prétendue cryptographie, il n’y aura plus à soutenir l’existence en Chaldée d’une langue indépendante de l’assyrien. Mais on n’en est point encore arrivé là, et il est permis de douter qu’on y parvienne jamais.

Nous n’énumérerons pas ici les arguments nombreux qu’on oppose à la thèse que nous venons d’exposer en toute conscience et sincérité ; il en est un, pourtant, que nous ne pouvons passer entièrement sous silence parce qu’il nous parait topique : il a été formulé pour la première fois, dès 1854, par M. Oppert, qui y trouve la preuve que le syllabaire cunéiforme a été emprunté parles Assyriens aux Sumers et aux Accads qui l’ont inventé. En assyrien, il arrive le plus souvent que l’expression phonétique d’un signe n’a aucun rapport avec sa valeur idéographique. Ainsi, le signe qui se lit phonétiquement ha est l’idéogramme de nunu poisson ; le signe pi est l’idéogramme de uznu oreille ; le signe schi, celui de enu œil ; le signe ad, celui de abu père ; le signe an, celui de ilu dieu. Cette absence de concordance prouve que les Assyriens n’ont pas inventé eux-mêmes les valeurs phonétiques et idéographiques des signes, mais qu’ils les ont simplement adaptées à leur langue en les empruntant à un autre idiome. En d’autres termes, pourquoi le mot assyrien ilu dieu, est-il écrit par le signe an, sinon parce que AN est le nom de la divinité dans la langue des inventeurs de l’écriture cunéiforme ? Le mot assyrien abu père, s’écrit par le signe ad, parce que dans la langue à laquelle ce signe est emprunté, AD est le mot même qui signifie père. On voit que les Assyriens, en s’appropriant un syllabaire étranger, ont conservé avec la valeur phonétique de chaque signe, la notion idéographique qui y était attachée. Or, c’est précisément dans les textes suméro-accadiens que l’on constate que Dieu se dit AN ; que père se dit AD ; que poisson se dit HA, etc. C’est dans cette langue seule que l’on retrouve une concordance constante entre les valeurs phonétiques et idéographiques d’un même signe, d’où cette double conclusion que cette langue existe et qu’elle est celle du peuple qui a créé le syllabaire cunéiforme.

Il importe de remarquer d’autre part que, si l’on s’en rapporte aux derniers travaux des assyriologues, les textes suméro-accadiens ne constituent pas un vain cliquetis de sons plus ou moins barbares, sans liaison ni harmonie dans leur structure interne ou dans l’arrangement de la phrase. Il paraît bien exister, en un mot, une grammaire et une syntaxe, et les travaux de Fr. Lenormant en ces matières ont valu à notre illustre maître, le titre de créateur de la philologie suméro-accadienne. Les Assyriens eux-mêmes ont pris la peine de rédiger, sans doute à l’usage de leurs écoles, des tablettes grammaticales où sont alignés les paradigmes des déclinaisons et des conjugaisons suméro-accadiennes, mises en parallèle avec les flexions assyriennes correspondantes. On y trouve des phénomènes d’agglutination et d’encapsulation analogues à ceux qui caractérisent les langues du groupe ougro-finnois. La syntaxe ne paraît pas moins bien établie sur des lois invariables que la formation des différentes parties du discours. Par exemple, l’adjectif suit toujours son substantif ; le nom accompagné d’un adjectif reste indécliné, et l’adjectif reçoit seul les particules agglutinatives qui caractérisent le nombre, le genre ainsi que les pronoms affixes ; il arrive de la sorte que le substantif et son adjectif forment pour ainsi dire un seul et même mot et se déclinent en bloc : on dit an gal-ene les dieux grands, tandis qu’en assyrien, les deux mots se déclinent toujours séparément et s’accordent en genre et en nombre : ilane rabute. Le verbe se place, sauf de rares exceptions, à la fin de la phrase, après son sujet et son régime. Enfin, un membre de phrase tout entier est susceptible de prendre une postposition, comme s’il ne constituait qu’un seul mot : c’est ce qu’on appelle, dans les langues touraniennes, l’agglutination polysynthélique : rien de tout cela en assyrien.

Le suméro-accadien serait donc une langue agglutinative dont le génie est essentiellement distinct de celui des langues sémitiques, et il paraît rationnel de chercher à classer cet idiome parmi les langues touraniennes ; on a fait des rapprochements comme les suivants, qui concordent avec cette théorie :

Enfin, dans ces dernières années, l’analyse grammaticale et phonologique du suméro-accadien a été poussée assez loin pour qu’on pût distinguer deux dialectes dans cette langue : le dialecte nord ou accadien et le dialecte sud ou sumérien. De nombreux textes ont permis déjà de formuler quelques-unes des différences qui caractérisent ces deux dialectes. Ainsi, le son g du sumérien devient m et b en accadien :

Gar, faire, devient mar.

Schaga, cœur, devient schaba.

Aga, derrière, devient aba.

La vocalisation sumérienne e devient souvent u en accadien ; ta, colombe, devient tu ; m, domestique, devient uru. Relevons encore l’emploi de d pour g ; de z pour d ; de l pour n ; nous aurons ainsi parcouru les dernières étapes des progrès scientifiques accomplis de nos jours dans l’étude de la langue primitive de la Chaldée.

Il nous paraît bien difficile que ces progrès lents et continus, qui sont le résultat des laborieuses recherches d’une pléiade de savants travaillant isolément et sans parti pris, se trouvent réduits à néant par une théorie mise au grand jour dès 1874 et qui, jusqu’ici, n’a été accueillie que par une réprobation presque générale. L’analogie, d’ailleurs, s’oppose au système de MM. Halévy et Guyard. Chez quel peuple a-t-on jamais rédigé des inscriptions monumentales destinées à être lues par tout le monde, dans un pareil système d’écriture mystérieuse, connue seulement d’un petit nombre d’initiés, et cela pendant une longue suite de siècles ? On a dû, remarque M. Oppert, imaginer un fait inouï dans l’histoire des langues : un même idiome s’écrivant de deux manières avec les mêmes caractères phonétiques. L’une de ces façons exprimerait la prononciation de l’idiome, et l’autre la dissimulerait sous des sons arbitraires et étrangers à la forme audible du langage : toutes deux serviraient cumulativement !

Mais si ce fait inouï est néanmoins vrai, comme on le prétend, qu’on dise dans quel cas et d’après quelles règles tel signe cunéiforme est substitué à tel autre signe, telle expression à telle autre ; qu’on explique l’inversion des mots dans la phrase ; qu’on démolisse tout l’échafaudage grammatical et syntactique du suméro-accadien. C’est sur ces points surtout que devrait porter le débat qu’il faut éviter de restreindre à des questions de mots, d’étymologies et d’exceptions : si les tenants du suméro-accadien dressent un glossaire où la formation des mots a ses lois constantes, une grammaire dont les règles soient invariablement observées, une syntaxe qui constitue proprement le génie de la langue, on ne tardera pas à reconnaître que la thèse de la cryptographie hiératique n’est qu’un paradoxe ingénieux qui aura constitué un des plus curieux et des plus intéressants épisodes de l’histoire de la linguistique au XIXe siècle.

 

§ 2. — LE PEUPLE DE SUMER ET D’ACCAD.

Les conséquences rigoureuses des deux systèmes philologiques que nous venons d’exposer sont des plus graves au point de vue de l’histoire de l’ethnographie de l’Asie antérieure. Tandis que les uns admettent que la grande civilisation chaldéenne est due au peuple touranien qui serait venu de l’orient de la mer Caspienne, l’implanter sur les bords du Tigre et de l’Euphrate, les autres soutiennent au contraire que cette culture primitive où les sciences et les arts avaient pris un si grand développement, est due exclusivement à la race sémitique qui, seule et sans partage, n’aurait cessé, dès les origines, de dominer dans toute la Mésopotamie. Pour ces derniers, la distinction qui paraît être établie dans la Bible entre Chaldéens et Assyriens, est plus spécieuse que réelle, et l’on ne doit voir dans le mot Chaldéens que l’élément sémitique du sud delà Mésopotamie, et dans le mot Assyriens, l’élément sémitique du nord. La différence de mœurs et d’usages, l’antagonisme même qui exista entre ces deux peuples durant de longs siècles sont dus, nous dit-on, à la différence du climat, du milieu et du genre de vie, en aucune façon à une antipathie de races. On va même plus loin, et en s’appuyant sur des données linguistiques, on affirme que, dans le texte de l’Écriture, les Kouschites de la Chaldée, de l’Arabie et de l’Ethiopie, sont des Sémites, que l’on désigne sous le nom de Sémites du sud.

Dans une autre partie de cet ouvrage, nous examinerons le bien fondé de cette thèse en ce qui concerne l’Arabie ; nous restreignant pour le moment à la Mésopotamie, nous nous proposons de démontrer que s’il est bien difficile d’admettre que les Sémites puissent revendiquer pour eux seuls la paternité de la grande civilisation de Ninive et de Babylone, on peut encore moins en attribuer l’honneur à un rameau détaché de la grande race touranienne. Indépendamment du problème philologique que nous venons d’étudier dans le précédent paragraphe, il y a la question historique qui doit être envisagée à part, et nous ferons remarquer qu’en général on n’a pas distingué assez nettement ces deux ordres d’idées. Les documents historiques établissent-ils d’une manière positive qu’un peuple touranien a longtemps dominé en Chaldée avant que la prépondérance passât aux mains des Sémites ? Que la réponse soit affirmative ou négative, elle laisse intacte la question relative à l’existence d’une langue à demi-sémitique et autre que l’assyrien, primitivement usitée dans ce pays : le peuple qui l’a parlée n’est pas nécessairement touranien.

Si haut que nous fassent remonter les documents cunéiformes, ils ne mentionnent nulle part une domination touranienne, et ils n’ont pas conserve le souvenir des luttes de races qui auraient dû exister entre Touraniens et Kouschites. Les sources extrinsèques sont muettes également ; d’après la Genèse, le premier empire chaldéen fut Kouschite. C’est Nemrod qui fonda Babylone et les grandes villes de Chaldée ; et le texte sacré ne fait aucune allusion à une invasion postérieure dépeuples du Nord, qui serait venue ruiner l’empire des fils de Kousch. Rien non plus, dans le récit de Bérose ne rappelle le souvenir d’une occupation touranienne, et dans aucun auteur nous ne trouvons la mention de la prise ou de la destruction des villes nemrodites, Babylone, Erech, Accad et Kalneh. Quand Justin, au second siècle de notre ère, parle vaguement de la domination des Scythes ou Touraniens sur l’Asie antérieure, il ne précise point spécialement de quelles contrées il s’agit, et il est peu vraisemblable que la Chaldée ait été comprise dans leur empire. Au surplus, cette domination touranienne serait contraire à tout ce que nous savons du caractère et du rôle historique des descendants de Touran. A différentes époques de l’histoire ancienne ou moderne, ces peuples, cantonnés dans le sud de la Sibérie actuelle, se sont précipités comme une avalanche, tantôt sur l’Asie, tantôt sur l’Europe, sans que rien ail pu arrêter le torrent envahisseur : ce sont ces peuples qui, sous le nom de Gog et Magog, effrayèrent tant le prophète Ezéchiel ; ce sont eux qui, flétris par les Romains de l’épithète de Barbares, ont envahi l’Europe à l’aurore de l’histoire moderne. Dans leurs terribles invasions, ces hordes immenses n’ont jamais passé que comme un fléau naturel, le fléau de Dieu, pour détruire l’œuvre des autres races. Nulle part elles n’ont été le foyer d’une grande civilisation comme celle que nous révèle le premier empire de Chaldée, qu’on voudrait leur attribuer ; enfin, on n’a pas apporté, en dehors des arguments linguistiques, de preuve historique solide en faveur de la floraison d’un empire touranien dans le bassin inférieur du Tigre et de l’Euphrate.

Mais s’il ne nous paraît pas possible de soutenir historiquement que les Suméro-Accadiens étaient de race touranienne, il n’est guère plus vraisemblable d’en faire des Sémites. Il y a longtemps déjà que M. Renan a fait ressortir combien répugnait au génie sémitique l’organisation sociale et la civilisation matérielle qui se sont assises dans la vallée du Tigre et de l’Euphrate. Les écrits d’Isaïe, dit-il, nous attestent en plusieurs endroits, l’étonnement et la terreur que causèrent tout d’abord aux petits États sémitiques, qui ne connaissaient d’autres guerres que des razzias, cette redoutable organisation militaire, cette vaste féodalité qui faisait tout aboutir à un même centre, cette science de gouvernement qui leur était si complètement inconnue. On sent, au premier coup d’œil, qu’on a affaire à une autre race, et qu’il n’y a rien de sémitique dans la force nouvelle qui va conduire le sémitisme à deux doigts du néant. A Ninive, le contraste est plus frappant encore. C’est une immense civilisation matérielle, dont la physionomie ne rentre nullement dans le type de l’esprit sémitique. La vie sémitique se représente à nous comme simple, étroite, patriarcale, étrangère à tout esprit politique ; le Sémite n’est pas travailleur ; la patience et la soumission que supposent chez un peuple des constructions comme celles de l’Égypte et de l’Assyrie lui manquent. A Ninive, au contraire, nous trouvons un grand développement de civilisation proprement dite, une royauté absolue, des arts plastiques et mécaniques très avancés, une architecture colossale, un culte mythologique qui semble empreint d’idées iraniennes, la tendance à envisager la personne du roi comme une divinité, un grand esprit de conquête et de centralisation.... Dans ma pensée, toute la grande civilisation qu’on désigne du nom un peu vague d’assyrienne, avec ses arts plastiques, son écriture cunéiforme, ses institutions militaires et sacerdotales n’est pas l’œuvre des Sémites. La puissante faculté de conquête et de centralisation, qui semble avoir été le privilège de l’Assyrie, est précisément ce qui manque le plus à la race sémitique[8].

D’après la Genèse, le premier empire chaldéen fut Kouschite comme l’empire égyptien, et cette donnée ethnographique concorde à merveille avec le caractère grandiose de la civilisation chaldéo-assyrienne. Les gigantesques constructions de Ninive et de Babylone, le développement scientifique que l’on constate dans les écoles sacerdotales de la Chaldée, cette opiniâtreté au travail, ce culte des arts, cette expérience de la vie matérielle et de l’industrie, si conforme à ce que nous connaissons des constructions, des sciences, des arts et de l’industrie des Kouschites de l’Égypte, paraissent être un puissant argument en faveur de l’origine kouschite de la culture chaldéenne, culture qui, à l’instar de celle de l’Égypte, était en plein épanouissement tandis que les tribus sémitiques avoisinantes vivaient encore, pour la plupart, à l’état nomade et patriarcal. L’histoire d’Abraham qui sortait de la ville d’Ur des Chaldéens en est une preuve. Il y eut donc en Chaldée, sous la domination kouschite ou suméro-accadienne, un premier type de civilisation analogue et parallèle à celui qui se développait dans le même temps en Égypte. Et qui sait si des découvertes ultérieures ne viendront pas établir qu’il y a un lien d’origine entre la première civilisation de la Chaldée et celle des bords du Nil ?

Quoi qu’il en soit, il nous parait hors de doute que ce soient les Kouschites représentés par le personnage de Nemrod, qui reçoivent dans la Bible le nom de Kasdim ou Chaldéens. Tout porte à croire que ce sont les Κίσσιοι d’Hérodote et les Céphènes auxquels la tradition grecque attribuait la fondation du premier empire chaldéen[9]. Comme le remarque M. Renan, entre les deux formes du nom de ce peuple, l’hébraïque Kasdim et la grecque Χαλδαΐοι, on est autorisé à supposer la forme intermédiaire kard, voisine de la première par l’affinité des lettres s et r, et de la seconde par l’affinité des liquides l et r. Cette forme kard reparaît avec persistance à toutes les époques de l’histoire dans les noms des populations montagnardes cantonnées dans les gorges des monts Zagros : ce sont les Κάρδακες, les Καρδοΰχοι, les Κορδιαϊοι, les Κύρτιοι, enfin les Kurdes de nos jours. D’un autre côté le nom de Κίσσιοι ou Κοσσαΐοι qui leur est également donné par quelques historiens grecs, n’est autre que le nom de Kousch à peine déformé par l’euphonie grecque, et c’est le même peuple qu’on trouve désigné dans les plus anciens textes cunéiformes sous le nom de Kasschi. Ces Cosséens, identiques aux Kurdes, sont représentés comme habitant les montagnes du Zagros d’où ils descendaient faire de fréquentes incursions dans la Babylonie, jusqu’au jour où ils s’emparèrent du pays qu’ils conservèrent durant plusieurs siècles sous leur domination. Tous les géographes anciens, remarque encore M. Renan, placent des Chaldéens en Arménie, dans le Pont et le pays des Chalybes. Là, était sans doute la Chaldée primitive, un repaire de belliqueux montagnards, redoutés dans tout l’Orient pour leurs brigandages, servant dans les armées étrangères, et jusque dans l’Inde, comme mercenaires, parfaitement semblables, en un mot, à ce que sont de nos jours, dans les mêmes contrées, les Kurdes, avec lesquels on a tant de raisons pour les identifier.

D’après tout ce qui précède, il est trois rameaux distincts de la grande famille des Chaldéens, qui jouent un rôle prépondérant dans l’histoire de la Mésopotamie : ce sont les Kasschi ou Cosséens, les Sumers et les Accads. Habitant les montagnes situées au nord de l’Élymaïde, les Cosséens finirent par se rendre maîtres de la vallée du Tigre et du bas Euphrate où ils dominèrent pendant neuf générations. Nous verrons ailleurs la lignée de leurs rois qui prennent le titre de roi des Sumers et des Accads, roi des Kasschi. La parenté directe des Cosséens avec les Sumers et les Accads fait que nous ne saurions partager l’opinion de M. Friedrich Delitzsch qui, dans le récent ouvrage qu’il a consacré à la langue des Cosséens, croit que celte langue, dont nous ne connaissons pas cinquante mots, n’avait aucun rapport d’affinité avec le suméro-accadien. Les éléments de comparaison nous manquent encore pour pouvoir caractériser avec quelque certitude scientifique cet idiome qui vient, avec le peuple qui l’a parlé, de faire tout récemment son apparition sur la scène de l’histoire.

Les Kouschites de la Chaldée proprement dite se partagent en deux branches : les Sumers, cantonnés au sud, et confinant à l’Océan, et les Accads, plus au nord, et dans le territoire desquels se trouvait Babylone. Nous avons constaté, à la suite des savants contemporains, que des différences dialectales distinguaient la langue de Sumer de la langue d’Accad. Mais dans quels rapports politiques ces deux peuples se trouvaient-ils réciproquement à l’origine ? On peut croire que les Accads étaient primitivement tributaires des Sumers. Il est permis de trouver déjà un indice de ce fait dans le formulaire des rois Assyriens postérieurs, qui place toujours Sumer en premier lieu ; on ne dit jamais roi des Accads et des Sumers, mais toujours roi des Sumers et des Accads. D’autre part, le signe idéographique qui est la représentation du mot Sumer est composé de deux éléments, dont l’un, eme signifie langue, et l’autre ku a le sens de noble ; au contraire, l’idéogramme du mot Accad est formé des mots eme-sal qui signifient langue des femmes, et l’on emploie aussi le terme eme-luh langue des esclaves pour désigner le dialecte d’Accad. Malgré l’absence de toute donnée historique ces observations permettent peut-être de conclure que les relations primitives qui ont existé entre Sumer et Accad ont été celles de conquérant à vaincu.

Dans le pays d’Accad se trouvait le district de Kar-Dunias formant la banlieue de Babylone, nom qui paraît signifier l’enclos du dieu Dunias et être d’importation cosséenne ou élamite. Le pays de Sumer se trouvait de son côté partagé en deux districts, celui de Meluha, qui confinait au pays d’Accad, et celui de Magan, voisin de la mer. Ces noms de Meluha et de Magan sont précisément ceux qui sont donnés par les textes assyriens à des districts de la basse Égypte. N’y aurait-il pas dans ce fait un curieux indice des relations qui ont dû exister à l’origine entre l’Égypte et la Chaldée, relations d’autant plus vraisemblables que c’est la même race, la race kouschite qui fonda les empires des rives du Nil et de la Mésopotamie ?

Si les Sumers et les Accads formaient le peuple dominant de la Chaldée, il faut reconnaître qu’il existait aussi dans ce pays des Sémites en grand nombre, à l’état nomade et à l’état sédentaire. Peut-être même le fond de la population était-il sémitique en Chaldée aussi bien qu’en Assyrie. Il y avait, en effet, notamment les Taréchites ou descendants d’Héber et de Tharé, qui’ habitaient autour de la ville d’Ur et n’en partirent pour aller s’établir à Harrân, point de départ de la vocation d’Abraham, que lorsque ce patriarche était déjà né. Enfin un assez grand nombre de familles de la race d’Aram, qui tenait la partie nord-ouest de la Mésopotamie, entre le Habour et l’Euphrate, s’étaient établies de très bonne heure à Babylone et dans le pays qui en dépendait, à tel point que leur langue y était déjà d’un usage vulgaire et général, concurremment avec l’assyrien et le suméro-accadien, dès le IXe ou le Xe siècle avant l’ère chrétienne.

Quelles étaient les relations réciproques de la race kouschite et de la race sémitique de la Chaldée ; dans quelles limites peut-on dire que les Kouschites de cette région n’étaient, comme les Kouschites de l’Yémen et de l’Ethiopie, qu’une fraction séparée avant les autres, de la souche sémitique commune ? C’est ce qu’il est difficile de déterminer dans l’état actuel de nos connaissances. Si, d’une part on constate que tous les noms de lieux de la Chaldée sont sémitiques, on est forcé de reconnaître qu’il est des dynasties tout entières de rois chaldéens dont les noms n’ont rien de la forme assyrienne. Quelle que soit la réponse définitive que l’avenir réserve à ces questions, il nous semble que l’on ne saurait, dès aujourd’hui, méconnaître le rôle prépondérant de la race kouschite dans les origines et le développement de cette civilisation chaldéo-assyrienne qui eut une influence si considérable dans l’Asie antique qu’elle pénétra de son génie et de son esprit. L’élément kouschite y eut une plus grande part que le sémitique : c’est lui qui possédait dans son sein ces puissants collèges scientifiques qui, avec l’écriture, inventèrent l’astronomie, l’arithmétique, le calendrier, et demeurèrent toujours, même quand le sort des armes eut assuré la domination assyrienne, à l’état de caste supérieure et savante, en possession à la fois du sacerdoce et de la suprématie intellectuelle.

 

 

 



[1] Fragments cosmogoniques de Bérose, éd. Didot, p. 196.

[2] Dans un article du Bulletin archéologique de l’Athenum français, 21 octobre 1854.

[3] Journal asiatique, juin 1874.

[4] M. Halévy a reconnu dans ses écrits postérieurs, ce qu’il y a d’inexact dans celte proposition, relativement au caractère exclusivement idéographique du suméro-accadien.

[5] Ki pi duppâni u zikuri labiri gabri mat Asur u mat Akkad. II R., 36, 1, verso, col. I, lig. 11-12.

[6] Revue de l’hist. des religions. Juin 1881, p. 13-14 du tirage à part.

[7] Ces pages étaient imprimées avant la mort si regrettable de M. Stanislas Guyard (septembre 1884). Aujourd’hui comme en 1874, M. Halévy se trouve seul à soutenir par ses écrits la thèse anti-sumérienne.

[8] Renan, Hist. gén. des langues sémitiques, p. 61-62 et 69 (3° édit.)

[9] D’Eckstein, dans l’Athenœum français, avril-août 1854 ; Renan, Hist. gén. des langues sémitiques, p. 59 et 65 ; Fr. Lenormant, Hist. anc. de l’Orient, t. I, p. 268.