LES PREMIÈRES CIVILISATIONS

TOME PREMIER. — ARCHÉOLOGIE PRÉHISTORIQUE. – ÉGYPTE

II. — ÉGYPTE

 

RECHERCHES SUR L'HISTOIRE DE QUELQUES ANIMAUX DOMESTIQUES, PRINCIPALEMENT EN ÉGYPTE.

 

 

I. — LE CHEVAL DANS LE NOUVEL EMPIRE ÉGYPTIEN.

J'ai montré que le cheval avait été inconnu à l'Égypte pendant toute la durée des siècles reculés de l'Ancien Empire, et qu'il n'avait été introduit à la vallée du Nil que par l'invasion des Pasteurs. Une fois introduit, il s'y naturalisa rapidement, et son usage s'y généralisa avec une promptitude comparable à celle avec laquelle il se répandit dans toute l'Amérique une fois que les Espagnols l'y eurent apporté. Au temps du ministère de Joseph, c'est-à-dire sous un des derniers règnes de la dynastie des Pasteurs, sous le règne même où les princes thébains commencèrent la grande lutte de la délivrance nationale, la Genèse nous présente le cheval comme un animal qui était dès lors universellement répandu en Égypte, et qu'on élevait dans le pays même[1].

Aussi les grandes représentations historiques des exploits des conquérants de la XVIIIe et de la XIXe dynastie, et les représentations civiles des tombeaux de Thèbes, à partir de la même époque, sont remplies de figures de chevaux. Les chars de guerre, d'une construction légère et traînés par deux chevaux, formèrent depuis ce temps une des forces principales de l'armée égyptienne ; ils sont figurés dans tous les tableaux de bataille. Un de ces chars, découvert dans une sépulture thébaine, existe en original au musée de Florence. Les rois d'Égypte, à côté des chars, n'avaient pas, dans leurs troupes, de cavalerie proprement dite ; le témoignage des monuments est formel à cet égard. Cependant l'art de l'équitation n'était pas absolument inconnu. M. Wilkinson a publié une curieuse hache de la collection Salt, dont le fer, découpé à jour, offre la représentation d'un Égyptien, bien reconnaissable à son type et à son costume, qui est monté sur un cheval[2]. Mais comme cette représentation est unique dans la masse de monuments égyptiens que nous possédons, il faut en conclure que, si l'équitation n'était pas tout à fait inconnue, elle était du moins d'un usage très-rare, et que les Égyptiens n'employaient guère le cheval que comme animal de trait.

L'élève du cheval était d'ailleurs en Égypte l'objet des soins les plus attentifs dès le temps de la XVIIIe et de la XIXe dynastie ; on attachait un grand prix à la pureté de la race et à la connaissance de la généalogie de ces animaux. Aussi prend-on toujours le soin, dans les bas-reliefs historiques, d'indiquer les noms des chevaux qui traînent le char du roi. C'est de cette façon que nous savons que l'attelage favori de Ramsès II (Sésostris) s'appelait Victoire à Thèbes et Noura satisfaite. Ces deux chevaux étaient ceux qui avaient tiré Ramsès du péril, lorsqu'il était tombé presque seul dans une embuscade des Khétas ou Héthéens, devant la ville de Qadesch, sur l'Oronte ; aussi le poème de Pentaour raconte-t-il que Ramsès ordonna de traiter désormais son attelage avec des égards tout à fait exceptionnels. L'attelage de guerre de Ramsès III (XXe dynastie) portait les noms d'Ammon vainqueur dans sa puissance et de l'Aimé d'Ammon.

Mais ce qui est le plus intéressant à étudier dans les grandes compositions qui retracent les batailles des rois de la XVIIIe à la XXe dynastie, c'est la distribution du cheval chez les différents peuples que combattirent les Égyptiens à cette époque, qui s'étend du XVIIe au XIVe siècle avant l'ère chrétienne. Tous les peuples de la Syrie, les Chananéens de la Palestine (Khali) et les Héthéens des bords de l'Oronte (Kheta), sont figurés combattant sur des chars attelés de deux chevaux. La manière dont ils employaient le plus ordinairement cet animal était l'attelage, mais ils connaissaient aussi l'équitation, et elle était même moins rare chez eux que chez les Égyptiens. Dans le bas-relief du temple souterrain d'Ibsamboul, où est figuré l'exploit de jeunesse de Ramsès II devant Qadesch, nous voyons trois cavaliers dans les rangs des Héthéens[3] ; l'un est armé d'un arc, et un autre s'avance au combat au milieu d'un corps d'infanterie qu'il semble commander. La représentation du même combat sur les pylônes de Louqsor contient la figure d'un guerrier héthéen à cheval[4]. A la salle hypostyle de Karnak, au milieu des Chananéens qui s'enfuient en toute hâte vers la ville d'Ascalon (Asqalunu), un personnage, qui parait un chef, est encore monté à cheval[5].

Les Assyriens (Rotennou) font aussi habituellement usage du cheval et combattent sur des chars ; à deux reprises, sous des rois de la XVIIIe dynastie, sous Thouthmès III[6] et sous Toutankhamen[7], ils sont représentés apportant en tribut au pharaon des chevaux de prix. Même usage du cheval et des chars de guerre chez les habitants du Liban (Lemenen). On peut donc dire que, d'après les monuments égyptiens, le cheval était universellement répandu dans toute l'Asie antérieure à l'âge des grandes conquêtes pharaoniques.

En Afrique, c'était tout le contraire. Là le cheval n'avait encore, à cette époque, pénétré que jusque dans l'Éthiopie de Napata, la Haute-Nubie de nos jours, avec tous les éléments de la civilisation de l'Égypte et même sa langue. Les nègres du Haut-Nil, contre lesquels les monuments nous font assister à tant de combats ou plutôt à tant de razzias destinées à se procurer des esclaves, ne possédaient pas alors le cheval ; les seules bêtes de somme ou de trait que les représentations peintes ou sculptées montrent dans leur pays sont l'âne et le bœuf. Quant aux Libyens de race blonde (Lebon et Maschouasch), qui, établis sur la côte septentrionale de l'Afrique, attaquaient la Basse-Égypte par l'ouest, ils combattaient exclusivement à pied ; ils avaient des bœufs et des moutons, mais ils ne possédaient pas le cheval. Ils n'avaient donc pas apporté cet animal avec eux dans la migration, très-récente alors, qui, du nord, les avait conduits per mer en Afrique. Mais ils l'empruntèrent bientôt à l'Égypte, car Hérodote montre plus tard leurs descendants, les Libyens da bords du lac Triton, combattant habituellement sur des chars à quatre chevaux[8].

Les Égyptiens, même à l'époque de leurs conquêtes les plus étendues, n'ont eu de rapports qu'avec peu de peuples de l'Europe. Sous le règne de Ramsès III, cependant, deux nations des îles et des côtes de la mer du Nord, c'est-à-dire de la Méditerranée, les T'akkaro, qui paraissent être des Thraces, ou peut-être des Teucriens, et les Philistins (Palasta) venus de la Crète, tentèrent une invasion par mer sur les côtes de la Palestine. Dans les compositions qui retracent, à Médinet-Abou, la défaite de ces deux nations par les troupes égyptiennes, peu de temps après leur débarquement, elles se montrent à nous en possession du cheval ; en effet, elles ont à la fois des chars légers attelés de deux chevaux, sur lesquels leurs guerriers combattent à la façon des héros d'Homère, et de lourds chariots, traînés par des bœufs, où, sont transportées leurs familles.

Tels sont les principaux renseignements que les monuments de la XVIIIe, de la me et de la XXe dynastie fournissent sur l'emploi du cheval chez les Égyptiens et chez les différents peuples avec lesquels ils étaient alors en rapport. Plus tard, l'élève du cheval, à laquelle l'Égypte était éminemment propre, y prit encore de plus grands développements, et les chevaux d'Égypte devinrent célèbres en Asie. Au temps de Salomon, le roi d'Israël tirait d'Égypte tous les chevaux de son armée et de sa maison, et, de plus, il faisait un fructueux commerce en en exportant du même pays pour les revendre aux rois des Araméens et des Héthéens des bords de l'Oronte[9].

Les haras étaient alors en Égypte une chose royale, à laquelle les souverains consacraient une grande attention. M. Mariette a découvert au Gebel-Barkal (l'ancienne Napata) une très-curieuse stèle qui raconte comment, vers 745 avant Jésus-Christ, un roi éthiopien, du nom de Piankhi-Mériamen, conquit momentanément l'Égypte, alors divisée entre une multitude de petits princes rivaux[10]. Au milieu des nombreux traits caractéristiques de mœurs que contient le long récit de ce monument, une chose ressort avant tout : c'est que l'élève du cheval pour l'exportation était alors un des principaux produits de l'Égypte. Chaque petit roi local a son haras ; ce qu'il peut offrir de plus précieux au conquérant, c'est les prémices de son haras, les meilleurs chevaux de ses écuries. Quant au roi éthiopien, à mesure qu'il s'empare d'un district, son premier soin est d'y inspecter lui-même les haras royaux. Dans un endroit, à Hermopolis de la moyenne Égypte, il trouve l'établissement mal tenu, les chevaux en mauvais état ; alors il entre dans une grande colère : Par ma vie, dit-il, par l'amour du dieu Ra, qui renouvelle le souffle à mes narines, il n'y a pas de plus grande faute à mes yeux que de laisser affamer mes chevaux.

Nous ne devons pas être surpris que, quatre-vingts ans après, quand un roi d'Assyrie, du nom d'Assourbanipal, prit et pilla Thèbes d'Égypte, en 665, il ait avant tout mentionné, dans les listes de son butin, inscrites sur un document cunéiforme que possède le Musée Britannique, des grands chevaux. Cette dernière épithète mérite d'être relevée, car elle se joint au témoignage des représentations sculptées dans les temples, pour prouver qu'il s'était formé en Égypte une race de cheval particulière, plus haute et plus forte que celle de l'Arabie et de la Syrie. C'est la race qui s'est conservée intacte dans le Dongolah, et qu'on ne commence plus guère à rencontrer aujourd'hui qu'à partir d'Assouan.

 

P. S. — Je complète les indications contenues dans cette note à l'aide des nouvelles recherches de M. Chabas sur le cheval d'après les monuments égyptiens[11].

Ce savant est parvenu à relever, après de minutieuses études, encore cinq autres figures de personnages égyptiens à cheval dans les bas-reliefs historiques[12]. Elles paraissent être celles de messagers faisant le service de l'état-major. Un point intéressant, que M. Chabas établit à l'aide de textes et d'une représentation figurée[13], est l'emploi fréquent du cheval pour le labourage dès le temps de la XVIIIe dynastie.

Il ajoute aussi quelques faits au sujet de la grande multiplication des chevaux en Asie et dans l'Éthiopie de Napata au temps des conquêtes du nouvel empire, et remarque que les chevaux que Toutankhamen tirait de l'Assyrie à titre de tribut étaient blancs, tandis que ceux qu'il faisait venir de l'Éthiopie étaient bais[14]. Enfin il a relevé[15] la mention de 183 chevaux et ânes capturés sur les Maschouasch libyens dans la grande défaite que leur fit subir Ramsès III. Ces populations commençaient donc alors à posséder le cheval, dont on ne voit pas trace chez elles au temps de Mérenphtah ; mais il y était encore rare.

M. Chabas ne m'a pas fait l'honneur de me citer, quoique la plupart des faits qu'il rapporte eussent déjà trouvé place dans mon travail. Pourtant il l'a certainement connu, puisqu'il dit : La supposition qui attribue l'introduction du cheval en Égypte aux Pasteurs envahisseurs de l'Égypte ne repose sur aucune preuve, pas même sur la plus légère vraisemblance. Voilà un ton bien tranchant et plein d'aménité. Cependant M. Chabas est obligé de reconnaître, d'une part, que le cheval n'a pas été introduit en Égypte à l'époque de l'avènement de la XVIIIe dynastie, et qu'il était déjà très-répandu dans le pays à ce moment ; d'autre part, qu'on n'en trouve aucune trace dans les représentations figurées, ni aucune mention dans les textes sous l'Ancien et sous le Moyen Empire. Je serais curieux de connaître à quelle solution peut s'être arrêté l'esprit de l'habile égyptologue de Châlon-sur-Saône, afin de trouver, ces deux faits admis, une autre époque que celle des Pasteurs pour l'introduction du cheval en Égypte.

 

II. — LE CHEVAL ET L'ÂNE DANS LES ANTIQUITÉS DES PEUPLES ARYENS.

Après avoir entretenu deux fois l'Académie du même sujet, je crains de fatiguer sa bienveillante attention en y revenant une troisième fois. Ces questions relatives à l'origine et à l'histoire des animaux domestiques ont pourtant une réelle importance, et la science des antiquités peut y fournir à la zoologie des renseignements précis, qu'elle a trop souvent négligé de donner. Telles sont les considérations qui m'engagent à revenir encore dans une dernière note sur l'histoire de l'âne et du cheval, pour suivre ces deux espèces, non plus en Égypte et chez les nations sémitiques de l'Asie antérieure, mais dans les antiquités des peuples aryens.

Ici, nous n'avons plus pour nous guider de représentations monumentales, ni d'inscriptions ou de textes formels. Notre seul moyen d'investigations consiste dans les procédés de la philologie comparative. Les âges primitifs des populations aryennes n'ont pas laissé d'autres monuments que les mots de la langue ; mais la science moderne, partant de l'étude de ces mots conduite d'après des méthodes d'une admirable certitude, reconstitue en grande partie le tableau de l'état social où étaient parvenues avant leur dispersion les tribus dont descendent à la fois les populations européennes, les Persans et les Indiens. C'est là ce que M. Pictet, de Genève, a nommé, par une expression très-heureuse, la paléontologie linguistique. Le point de départ des recherches de cet ordre a été la remarque ingénieuse et certaine que les mots qui se retrouvent à la fois dans le sanscrit, langue sacrée de l'Inde, dans le zend, antique idiome des Iraniens, et dans les langues de l'Europe, sans avoir sensiblement changé de forme et de signification, donnent la mesure du degré de civilisation qu'avaient atteint les diverses tribus des Aryas occidentaux et orientaux, lorsqu'elles vivaient encore côte à côte dans la Bactriane, et qu'elles n'avaient pas quitté leur patrie commune pour se diriger vers les différents pays qu'elles habitèrent plus tard. Par contre, toutes les choses que des mots différents désignent dans les diverses langues de la famille aryenne doivent être considérées comme n'ayant été connues par les peuples sortis de cette souche commune qu'après leur séparation et leur dispersion, par suite du contact avec d'autres races, et n'ayant pas fait partie du fonds de civilisation propre aux Aryas.

Appliquons ces principes et ces procédés de la paléontologie linguistique à l'histoire de l'âne et du cheval.

Nous reconnaîtrons, tout d'abord, que le cheval est une des espèces domestiques que les Aryas possédèrent le plus anciennement, et que l'usage en était général parmi leurs tribus avant qu'elles se fussent, divisées pour se répandre les unes dans l'Europe, les autres dans la Perse et dans l'Inde. Le nom du cheval est, en effet, le même dans tous les idiomes aryens. C'est le sanscrit açva, le zend açpa, le persan asp, l'arménien asb, le lithuanien aszwà, le latin equus, le grec ϊππος, dérivé d'un primitif ϊκϜος et ϊκκος, qui ne s'était conservé que chez les Éoliens, le gaulois epos, le gothique aihvus, l'ancien allemand ehu. Ce nom signifiait originairement l'animal rapide. Au reste, le cheval était exclusivement chez les Aryas primitifs un animal de trait, qu'on attelait à des chars. Dans les Védas, l'équitation est encore inconnue ; chez les populations helléniques, l'origine de cet art est placée en Thessalie, et la fable des centaures s'y rapporte.

Pour ce qui est de l'âne, au contraire, il n'était ni connu ni employé des Aryas avant leur séparation et dans leur patrie primitive, car il n'a pas de nom commun chez les peuples divers qui en descendent. Ses noms sanscrits sont pour la plupart purement indiens ; un seul se trouve aussi dans les langues iraniennes. Mais ce nom khara, comme l'a montré M. Pictet, n'est pas d'origine aryenne ; il est directement emprunté à la source sémitique, hébreu 'air, arabe 'ayr. Il révèle donc la voie par laquelle les Iraniens d'abord, puis les Indiens, reçurent l'âne domestique.

Dans les langues celtiques, germaniques et slaves, les noms de l'âne, suivant l'ingénieuse remarque de Diefenbach, appartiennent tous à deux types qui sont manifestement dérivés des deux formes latines asinus et asellus :

1° Dérivés d'asinus : cymrique, asyn ; cornique, asen ; armoricain, azen ; anglo-saxon, assene ; scandinave, asni ; danois, asen ;

2° Dérivés d'asellus : gothique, asilus ; anglo-saxon, asal, esot ; ancien allemand, esil ; slavon, osila ; russe, oseli ; polonais, osiel ; illyrien, osai ; lithuanien, asilas ; irlandais-erse, asail, asal.

Le nom grec du même animal a été l'objet d'études spéciales de la part de M. Benfey. Cet éminent philologue a prouvé qu'il avait passé par trois formes successives : ότνος, όσνος et όνος. De la seconde dérive le latin asinus. Quant à la forme primitive, ότνος, M. Benfey a établi qu'elle était d'origine sémitique, qu'elle sortait d'un des noms de l'âne dans cette famille de langues : l'hébreu, atôn ; pluriel, atnôt ; l'araméen, âtanâ ; l'arabe, atan ; pluriel, utn. Ce nom dérive du radical atana, marcher lentement, et s'applique parfaitement à la démarche flegmatique de l'âne.

Les conclusions sont faciles à tirer de ces faits linguistiques.

Le cheval a été employé par les Aryas comme animal domestique, dès l'époque la plus ancienne où nous puissions remonter dans leur histoire, dès avant la séparation de leurs tribus occidentales et orientales, c'est-à-dire dans un temps où il n'avait pas encore pénétré en Égypte.

L'âne, au contraire, était à la même époque totalement inconnu des Aryas ; les diverses nations aryennes de l'Europe et de l'Asie ne l'ont reçu que séparément, beaucoup plus tard, et dans les pays où les avaient conduits leur grande migration.

Cet animal a été communiqué aux Aryens de la Perse par les Sémites de la Mésopotamie ; c'est de là qu'il a passé dans l'Inde, en conservant toujours un nom sémitique, indice certain de sa provenance.

Chez les Grecs, l'âne a été introduit par des peuples parlant une langue sémitique, probablement les Phéniciens ; il était, du reste, entièrement naturalisé chez eux au temps où furent composés les poèmes homériques[16].

C'est des Grecs que le reçurent les Latins, et à leur tour ce furent eux qui le répandirent chez tous les peuples du Nord et de l'Occident de l'Europe, Celtes du continent ou de la Bretagne, Germains et Scandinaves, et même Slaves. Du temps d'Aristote encore, il n'y avait d'ânes ni dans la Scythie, ni dans les pays voisins, ni même dans la Gaule[17].

Ces faits, révélés par la philologie, se joignent à ceux que nous avons cru pouvoir tirer des représentations monumentales de l'ancienne Égypte et des textes de la Bible, pour confirmer l'opinion qui regarde le cheval et l'âne comme originaires de deux patries absolument opposées. Le cheval a été réduit à l'état domestique sur les plateaux de la Haute-Asie, et les migrations aryennes ont été le véhicule le plus puissant de sa diffusion dans le monde ; il n'a été adopté que tard par les Sémites, et n'a Sait son apparition en Égypte que 2500 ans environ avant l'ère chrétienne. L'âne est une espèce africaine, qui a dû être primitivement domestiquée sur les rives du Nil ; d'Égypte, elle a passé de très-bonne heure chez les Sémites, qui l'ont transmise plus tard aux tribus aryennes, d'un côté dans la Grèce, et de l'autre dans la Perse. Et cet animal, dans sa diffusion, qui a fini par devenir universelle, a suivi la marche précisément contraire à celle que suivait le cheval. C'est ainsi que, partis des deux points opposés, ils ont fini par se rejoindre et à être partout simultanément en usage.

 

P. S. — Un fait important doit être ajouté à ce qu'on vient de lire. C'est que, si les monuments babyloniens et assyriens de toutes les dates nous montrent le cheval universellement répandu dans les pays arrosés par l'Euphrate et le Tigre, aussi haut que le fassent remonter les documents épigraphiques de Babylone et de la Chaldée, c'est-à-dire dès un âge aussi reculé (antilope dorcas, Pall.), appelée kehes, et le defassa (antilope ellipsiprymna, Gray), appelé noutou. L'étude des représentations où l'on voit ces espèces ne permet pas de douter que les Égyptiens de l'Ancien Empire ne les eussent réduites à l'état domestique pour en faire des animaux de boucherie.

Dans presque toutes les tombes, en effet, elles figurent en compagnie du bœuf, du mouton et de la chèvre parmi les animaux domestiques que les pâtres amènent pour la provision de la maison du défunt. D'autres fois elles sont représentées toujours à côté du bœuf, du mouton et de la chèvre, comme formant des troupeaux, que comptent et enregistrent les scribes chargés de la comptabilité du bétail. Ces troupeaux étaient souvent très-nombreux, et les chiffres inscrits dans quelques sépultures montrent le développement qu'avait pris l'élève des antilopes à l'état domestique. Le tombeau encore inédit de Sabou, découvert à Saqqarah par M. Mariette et exécuté au commencement de la VIe dynastie, énumère comme se trouvant sur les propriétés du mort 405 bœufs d'une race dont la représentation est assez rare, 1.235 bœufs et 1.220 veaux de la race bovine à longues cornes qu'on voit habituellement sur les monuments de l'Ancien Empire, 1.360 bœufs et 1.138 veaux de l'espèce à cornes courtes, figurée aussi fréquemment sur les monuments du même âge, 1.308 algazelles, 1.135 gazelles et 1.244 defassas.

Aux trois espèces que je viens de nommer est joint très-habituellement sur les monuments, et dans les mêmes conditions, le bouquetin bedden (capra sinaitica, Hempr. et Ehrenh.), si fréquent encore aujourd'hui dans les montagnes entre le Nil et la mer Rouge, à la hauteur de l'Égypte moyenne, et dans le massif du Sinaï. Les Égyptiens de l'Ancien Empire en avaient aussi de nombreux troupeaux à l'état domestique ; ils l'appelaient naâ. Une seule fois, dans le tombeau de Ma-nefer, à Saqqarah, lequel date de la Ve dynastie, un bas-relief[18] nous montre les pâtres amenant aux scribes, qui les enregistrent avec les algazelles, les gazelles, les defassas et les beddens, une quatrième espèce d'antilope, qu'à ses cornes en lyre on reconnaît pour la damalis Senegalensis, H. Smith. Cette espèce s'étend encore aujourd'hui jusqu'au Sennâr ; les anciens Égyptiens l'appelaient schekes. On la retrouve plusieurs fois figurée dans les scènes de chasse, mais aucun autre monument ne la montre élevée dans les troupeaux.

Les algazelles, les gazelles et les defassas, élevés en troupeaux sur les propriétés des riches Égyptiens de l'Ancien Empire et menés aux champs par des pasteurs, tout comme les bœufs, les moutons et les chèvres, étaient alors dans un état de domestication complet. Ils se reproduisaient dans cet état. Nous en avons la preuve par le curieux bas-relief du tombeau de Noub-hotep, à Gizeh (IVe dynastie), où l'on voit, au milieu du troupeau, une gazelle allaitant son petit[19], et par le grand nombre de monuments où les pâtres apportent dans leurs bras ou sur leurs épaules des faons d'antilopes, comme de petits veaux, des chevreaux et des agneaux.

Un bas-relief du tombeau de I-t'éfa, à Saqqarah (Ve dynastie), représente, ainsi qu'il est facile de le reconnaître et que l'explique une inscription placée à côté, l'engraissement de l'algazelle, du defassa et du bœuf, au moyen d'une pâtée qu'un valet de ferme introduit à la main dans la bouche de l'animal.

Dans les tombeaux du Moyen Empire nous ne trouvons déjà plus trace de l'élève de la gazelle et du defassa à l'état domestique. Ces espèces ne figurent plus dès lors que comme gibier. Mais l'algazelle est encore élevée très-habituellement. Les célèbres tombeaux de Beni-Hassan-el-Qadim (XIIe dynastie) nous montrent les troupeaux de cette antilope conduits par leurs bergers, à côté des troupeaux de bœufs, de moutons et de chèvres[20]. Dans celui de Noum-hotep, le plus beau de tous, l'artiste a encore reproduit la scène de l'engraissement des algazelles avec la pâtée donnée à la main, en même temps que celles de l'engraissement du bœuf, de la chèvre et de l'oie d'Égypte par les mêmes procédés[21]. Les traditions de l'Ancien Empire se maintenaient au moins pour cette espèce.

Par contre, les peintures des tombeaux de Qournah, qui nous font connaître tous les animaux domestiques de l'Égypte pendant la période historique du Nouvel Empire, après l'invasion des Pasteurs et l'avènement de la XVIIIe dynastie, ne font jamais figurer dans ce nombre aucune antilope. Toutes, même l'algazelle, sont représentées alors comme des espèces exclusivement sauvages. On avait alors complètement cessé d'en élever, et le secret de leur domestication s'était perdu dans l'interruption violente de la civilisation égyptienne, produite par l'invasion des barbares venus de l'Asie, invasion qui avait, du reste, apporté en Égypte la connaissance de nouvelles espèces, ignorées de l'Ancien Empire, comme le cheval et le porc.

Ainsi les Égyptiens des dynasties primitives étaient parvenus à réduire à l'état domestique trois espèces d'antilopes et un bouquetin, tous quatre originaires des contrées qui entouraient immédiatement leur vallée, et qu'on ne trouve avoir été domestiqués par aucun autre peuple. Ces animaux formaient des troupeaux très-nombreux sur les domaines des grands propriétaires au temps de la IVe, de la Ve et de la VIe dynastie, de 4000 à 3500 ans environ avant notre ère. Sous le Moyen Empire, vers 3000 ans avant Jésus-Christ, les monuments ne nous offrent plus qu'une seule de ces espèces conservée en domesticité ; c'était sans doute celle qui s'y était le mieux prêtée. Mais plus tard, dans la longue et terrible crise que marque l'invasion des Pasteurs, cette dernière espèce disparaît de la faune domestique, et l'élève des antilopes cesse absolument sous le Nouvel Empire, lequel commence environ 1800 ans avant notre ère.

Les faits de ce genre méritent d'être soigneusement notés. Je pourrai, un peu plus tard, en signaler quelques autres. Ce sont ces faits qui donnent une physionomie si profondément originale à la faune domestique de l'Égypte dans la période reculée de l'Ancien Empire.

 

III. — L'INTRODUCTION ET LA DOMESTICITÉ DU PORC CHEZ LES ANCIENS ÉGYPTIENS.

Dans cette série d'études sur les animaux domestiques de l'ancienne Égypte, que l'Académie a daigné accueillir avec tant de bienveillance, nous n'avons pas la prétention d'apporter la solution de questions que les maîtres de la science ont laissées indécises. Notre seule ambition est de fournir aux études des naturalistes un certain nombre de faits précis, empruntés à l'archéologie et à la philologie, qui puissent servir d'éléments dans des recherches ultérieures. Ces faits, croyons-nous, ne leur seront pas sans quelque utilité, et nous nous regarderions comme amplement récompensés de nos investigations patientes, si elles pouvaient indiquer aux zoologistes quelques filons à suivre dans l'ordre de sujet auquel elles se rapportent.

Ainsi, en groupant aujourd'hui, dans une nouvelle note, les principaux faits que nous avons pu recueillir sur l'histoire du porc dans l'antiquité égyptienne, nous ne prétendons pas examiner et encore moins décider les questions graves qui se soulèvent au sujet de cet animal et divisent les savants ; ni celle de savoir si notre cochon domestique dérive, comme on le pense le plus généralement, du sanglier de nos forêts, ou bien, comme le prétend Link[22], d'une espèce sauvage particulière que l'on rencontre en Perse ; ni celle de savoir si pour cet animal, comme pour plusieurs autres, diverses espèces sauvages distinctes n'ont pas été réduites en domesticité dans des pays différents, donnant ainsi naissance aux principaux types des variétés domestiques, si, par exemple, notre cochon commun et le cochon de Siam n'étaient pas à l'origine spécifiquement différents. Notre but est plus restreint et plus modeste : il s'agit seulement de suivre l'histoire et le rôle de l'animal dans une des plus importantes civilisations des âges antiques, et de déterminer autant que possible l'époque où il fut introduit, ainsi que la région d'où il venait.

Le porc n'est pas, en effet, un des animaux domestiques de la civilisation primitive de l'Égypte. On ne le trouve jamais mentionné dans les textes ni de l'Ancien, ni du Moyen Empire, et sa figure est aussi totalement absente des monuments de ces deux grandes périodes de la culture égyptienne, où les représentations de la vie quotidienne, tracées sur les parois des tombeaux, nous font passer en revue toutes les espèces élevées alors dans la vallée du Nil[23]. Et non seulement les scènes agricoles représentées par les artistes de ces deux époques ne montrent jamais le cochon domestique, ce qui donne le droit d'affirmer qu'il n'était point alors connu en Égypte, mais, circonstance plus extraordinaire, le sanglier lui-même ne figure jamais dans les scènes de chasse, ou tant d'autres animaux sont poursuivis par les flèches du veneur, et sont poursuivis par ses chiens. Cependant il est difficile de douter qu'il dût être dès lors abondant au milieu des marais de la Basse-Égypte, comme il l'est encore aujourd'hui, où beaucoup de fellahs musulmans se nourrissent de sa chair, en dépit des préceptes du Coran. Mais cette absence du sanglier dans les représentations de vénerie des anciens Égyptiens, qui se continue à toutes les époques dont nous possédons des monuments, s'explique par l'idée d'impureté absolue que la religion égyptienne attachait au porc sauvage et domestique, idée qui empêchait de le considérer comme gibier de chasse et de le manger. Il est donc probable que si les paysans de la Basse-Égypte devaient tuer le sanglier comme une bête malfaisante pour défendre leurs champs de ses ravages, on ne lui faisait pas de chasse régulière, et qu'il n'était pas conforme aux usages de se vanter d'avoir percé de ses traits cet animal impur.

La notion d'impureté attachée par le sacerdoce de l'Égypte au porc, soit sauvage, soit domestique, est signalée par Hérodote[24], dont les monuments confirment pleinement le témoignage ; c'est là qu'elle a été puisée par Moïse comme tant d'autres prescriptions rituelles de sa loi, bien que l'esprit de la religion nouvelle qu'il instituait fût diamétralement opposé à l'esprit de la religion de l'Égypte. Dans la théorie pharaonique, le porc était un des animaux consacrés à Set ou Typhon, l'antagoniste d'Osiris, la personnification la plus puissante du principe mauvais, ténébreux et infernal[25]. Le Rituel funéraire donne fréquemment l'épithète injurieuse de porc aux monstres typhoniens que le défunt rencontre sur sa route dans l'autre inonde, et qu'il doit combattre avant d'arriver à la béatitude finale.

Le rôle symbolique de cet animal est alors identique à celui de l'hippopotame, emblème d'un emploi plus ancien avec lequel il s'échange fréquemment. La Grande dévorante de l'Enfer, un des principaux génies du monde ténébreux, chargée de châtier les âmes coupables, est représentée le plus souvent, sous la figure d'un hippopotame femelle, ou bien avec une tête d'hippopotame sur un corps de lionne ; mais dans quelques-unes des tombes royales de la XXe dynastie à Biban-el-Molouk[26], et sur certains sarcophages de la XXVIe dynastie, comme celui de T'aho, au musée du Louvre[27], elle est figurée sous les traits caractéristiques d'une truie que des génies en forme de singes cynocéphales chassent loin de l'âme juste qui passe au tribunal d'Osiris[28]. C'est probablement cette Grande dévorante de l'Enfer que représentent les images d'une truie en terre émaillée ou en autres matières que l'on trouve parmi les amulettes suspendues au cou des momies d'une certaine époque.

Dans les bas-reliefs si curieux du temple d'Edfou (époque des Ptolémées) relatifs au mythe d'Horus, que M. Édouard Naville a récemment publiés[29], l'artiste, guidé par les indications sacerdotales, a retracé en plusieurs tableaux la vengeance que le fils d'Osiris tire du meurtre de son père en tuant à son tour Set ou Typhon, transformé en un hippopotame rouge. Dans les derniers tableaux, la figure d'un porc se substitue à celle de l'hippopotame, pour représenter le dieu malfaisant. Et quand on en vient aux prescriptions rituelles du sacrifice qui se célébrait dans le temple pour commémorer et symboliser la victoire d'Horus, il est ordonné de faire un cochon en pâte et de le découper en morceaux, comme fut découpé le corps de Typhon. C'est là bien évidemment le sacrifice dont parle Hérodote[30] : Les Égyptiens sacrifient un porc à la Lune et à Dionysus (Isis et Orisis) ; une fois dans l'année, dans une pleine lune.... Après en avoir brûlé la queue, la rate et la graisse du ventre, ils mangent alors la chair de l'animal ; mais le reste de l'année, elle est interdite. Les pauvres font, à la place, des cochons de pâte qu'ils découpent après les avoir fait cuire[31]. Et ce qui achève de démontrer l'identité des deux cérémonies, c'est qu'Hérodote place la sienne à la pleine lune et qu'un précieux passage d'Eusèbe[32] assigne au mythe de la lutte d'Horus contre Typhon, transformé en hippopotame, le caractère de personnification d'un phénomène lunaire.

L'idée d'impureté que la religion attachait ainsi au porc chez les anciens Égyptiens explique pourquoi cet animal ne fut ni réduit en domesticité, ni élevé par eux pendant toute la durée des âges primitifs, où leur civilisation avait son caractère le plus original et le plus à part, sans aucune des influences étrangères qui commencèrent à agir au temps des conquêtes asiatiques de la XVIIIe et de la XIXe dynastie ; pourquoi aussi le sanglier indigène dans une portion de leur pays ne fut jamais considéré par eux comme un gibier noble représenté sur les monuments. Nous avons peut-être trop insisté sur cette question, qui n'intéresse que bien peu la zoologie, appartenant plutôt au domaine de l'archéologie pure. Il nous a paru cependant assez curieux de montrer l'origine de la prescription relative à l'impureté de la viande de porc, qui, adoptée dans la loi mosaïque, a passé de là dans l'islamisme, lequel la maintient encore en vigueur chez un grand nombre de peuples[33].

Malgré l'idée d'impureté religieuse qui empêcha pendant toutes les époques primitives de leur civilisation les Égyptiens de réduire par eux-mêmes en domesticité le sanglier de leur pays, ou d'emprunter aux peuples voisins le cochon domestique, ce dernier animal finit par être introduit en Égypte. Mais les indices de sa présence sur les bords du Nil ne remontent pas plus haut que la XVIIIe dynastie. C'est à dater de ce moment que nous voyons quelquefois apparaître des troupeaux de porcs dans les scènes agricoles peintes sur les parois des tombeaux de Qournah. Des figures symboliques de truie en terre émaillée ou en d'autres matières, aucune n'est plus ancienne que la XVIIIe ou la XIXe dynastie, et la plupart datent d'époque plus basse, de l'âge des rois saïtes (VIIe siècle avant J.-C.). C'est aussi vers le temps des Ramsès que les documents astronomiques commencent à parler d'une constellation de la Truie.

Le cochon domestique de l'Égypte, tel qu'il se montre alors et que la race n'en varie pas jusqu'aux temps romains, a les oreilles petites et droites, qui sembleraient au premier abord le rapprocher du cochon de Siam plus que de nos cochons vulgaires aux oreilles tombantes. Cette particularité est, du reste, commune à la plupart des races de cochon de l'antiquité, à celle que les monuments de l'art grec représentent fréquemment comme l'animal sacré de Déméter et à celle qui est le plus souvent figurée dans les œuvres de l'art romain, bien que dans ces dernières on voie aussi quelquefois un porc à oreilles légèrement tombantes. Mais, en revanche, le cochon égyptien a la queue tortillée de nos races communes. Son groin est fortement allongé, son corps arrondi. On le représente comme ayant le clos garni de soies rudes et dressées, et comme étant assez haut sur pattes. A côté de cette variété, qui est la plus généralement répandue, les tombeaux de Qournah laissent aussi, mais rarement, voir des troupeaux d'une autre race, beaucoup moins modifiée par la domesticité, très-voisine du sanglier par ses formes et en conservant encore les défenses ; les troupeaux de porcs de cette variété sont conduits par leurs pasteurs, et il n'y a pas moyen de croire que les artistes pharaoniques, en les dessinant, aient eu l'intention de retracer un animal sauvage. Au reste, les types des deux races ont été très-bien donnés par sir Gardner Wilkinson[34].

D'après la date où la figure commence à se montrer sur les monuments de l'Égypte, le porc doit être placé, comme le cheval, au nombre des nouveaux animaux domestiques qui furent introduits de l'Asie dans ce pays avec l'invasion des Pasteurs, et qui se naturalisèrent sur les rives du Nil pendant la domination des étrangers venus par le désert de Syrie. Les tombeaux de Qournah prouvent qu'à partir de la XVIIIe dynastie les grands propriétaires égyptiens en élevaient des troupeaux sur leurs terres. Mais ce n'était évidemment pas à l'usage de la population de race proprement égyptienne, puisqu'il lui était interdit par la religion de manger de la viande de porc autrement que dans le sacrifice dont nous avons parlé tout à l'heure, et que l'Égyptien à qui il était arrivé de toucher seulement un cochon par hasard était obligé de se soumettre à de minutieuses purifications[35]. C'était, suivant toute apparente, pour l'usage et la nourriture des tribus de races étrangères qui étaient restées en grand nombre du temps de l'invasion sur le sol de la Basse-Égypte, qui y vivaient dans une condition de colonat bien voisine du servage, et que pendant plusieurs siècles la politique des pharaons tendit à augmenter au moyen des prisonniers qu'ils ramenaient de leurs conquêtes en Asie. Au reste, quand Hérodote[36] décrit les porchers comme formant en Égypte, de son temps, c'est-à-dire sous la domination des Perses, une caste séparée du reste de la population, se mariant entre elle et exclue des temples, il semble indiquer clairement que l'élève et la garde de l'animal impur par excellence constituaient une profession exercée par une de ces tribus étrangères.

Et quand le même Hérodote[37] raconte que l'on employait les porcs lâchés dans les champs d'où l'inondation venait à peine de se retirer à fouler le grain lancé à toute volée sur le limon humide et à l'enfouir ainsi, il signale une habitude exclusivement propre à la Basse-Égypte, au delà de laquelle il n'avait pas été, et. où habitaient les tribus non égyptiennes, sémitiques et libyques pour la plupart. Dans le reste du pays, ce sont les moutons que l'on employait au même usage[38], comme le dit très-exactement Diodore de Sicile[39], qui était monté jusqu'à Thèbes, et comme le font voir fréquemment les représentations des tombeaux[40].

Au reste, l'origine étrangère du cochon domestique en Égypte et son apport de l'Asie à une date comparativement tardive sont attestés par le nom le plus habituel de cet animal dans l'idiome égyptien antique.

Deux mots désignent le porc dans cet idiome. L'un, rer, copte rir, est manifestement une simple onomatopée empruntée au grognement de l'animal et une onomatopée indigène, car d'autres peuples ont rendu ce grognement assez différemment. On sait que rien ne varie plus que la manière dont les populations de races diverses entendent et surtout rendent dans leur langage les cris des animaux, d'après lesquels leurs noms ont été souvent formés.

L'autre nom du porc, en égyptien schaau, copte eschô, est beaucoup plus curieux, car il découle d'une source étrangère et se rattache avec certitude au groupe des noms les plus généralement répandus du cochon chez tous les peuples du rameau aryen :

Grec σΰς, ΰς, latin sus, ancien allemand , anglo-saxon sûg, scandinave syr, allemand sau, anglais sow, suédois so, irlandais suig, cymrique hweh, cornique hoch, d'où l'anglais hog, persan schûk, arménien choz, lithuanien tchûka, russe tchuschka.

L'origine de tous ces noms, avec lesquels l'égyptien schaau se groupe d'une façon si curieuse, prouvant que les habitants de l'antique Égypte avaient reçu le cochon domestique de populations qui elles-mêmes le tenaient depuis peu des Aryens ; leur origine, disons-nous, est établie par le type plus développé du sanscrit çûkara, l'animal qui fait çû, qui grogne. Ainsi que l'a remarqué M. Pictet[41], toutes les autres langues aryennes ne présentent que l'onomatopée ou çû, avec ou sans suffixe, et en faisant alterner la sibilante ou les gutturales.

Un fait qui ne manque pas d'intérêt, c'est que, dans une direction géographique tout à fait opposée, les noms du porc dans les principaux idiomes de la grande famille touranienne dérivent également tous du même type aryen : finnois ika, esthonien sigga, tchérémisse süsna, baschkir suska, téléoute schoschka, kirghis tchutchka, tchouvache sysna, samoiède soia. Ici encore, la philologie comparative, qu'on a si bien appelée l'algèbre des sciences historiques, nous met sur la voie d'une conclusion importante pour l'histoire naturelle.

En effet, elle prouve que le cochon a été communiqué par les descendants des Aryas à la plupart des peuples de l'Asie dans les directions les plus opposées. D'un autre côté, il prouve également qu'il a été un des animaux domestiques que les Aryas ont possédé le plus anciennement avant la séparation de leurs tribus, quand ils habitaient encore leur berceau commun sur les bords de l'Oxus ; pour ce dernier point, nous n'avons qu'à renvoyer à la démonstration qu'en a donnée M. Pictet[42]. Mais en groupant ces deux faits, il est difficile de ne pas en conclure que c'est à la race aryenne, pendant son premier état pastoral, qu'est due la domestication du porc, et ceci serait un puissant argument en faveur de l'opinion de Link[43] sur le point de départ de cet animal et son origine spécifique.

Remarquons seulement que si ce sont les Aryas qui ont probablement domestiqué le cochon, cet animal a été introduit de très-bonne heure chez les Sémites. Les prohibitions mêmes de la loi mosaïque prouvent qu'il était abondamment répandu parmi les populations qui environnaient les Hébreux. Les Assyriens et les Babyloniens le connaissaient à l'époque pour laquelle nous possédons leurs monuments, époque, il est vrai, postérieure de bien des siècles à celle de l'Ancien Empire égyptien. Le nom le plus généralement répandu pour le porc dans les langues sémitiques est indigène et significatif. C'est l'hébreu khazir, arabe khanzir, de la racine khazar, retourner ; il désigne par conséquent l'animal qui retourne la terre avec son groin.

Mais en même temps l'arabe nous offre un autre nom, qui est manifestement d'origine aryenne. C'est 'ifr, dont on ne peut guère méconnaître la parenté avec le grec κάπρος, le latin aper, l'ancien allemand ebur, epur, allemand eber, et l'anglo-saxon eafor. Tout ce groupe de mots se rattache au sanscrit kampra, rapide, violent, épithète qui convenait particulièrement bien au sanglier, que désignent plutôt que l'animal domestique la plupart des appellations que nous venons d'énumérer. Ici encore la linguistique fournit un indice de transmission de l'espèce, des Aryens à une partie au moins des Sémites.

 

IV. — LES ANIMAUX EMPLOYÉS PAR LES ANCIENS ÉGYPTIENS À LA CHASSE ET À LA GUERRE.

Le dressage de certains animaux dont l'homme utilise les aptitudes spéciales pour en faire ses auxiliaires de chasse est un art que des peuples encore à peine entrés dans la voie de la vie policée ont pratiqué de bonne heure. C'est un premier degré de domestication encore très-imparfait, et qui, le plus souvent, n'arrive jamais à être complet. A part le chien, dont les diverses variétés se rattachent peut-être à des espèces différentes à l'origine et domestiquées dans des contrées distinctes, — mais qui paraît bien, d'après les découvertes de l'archéologie préhistorique, avoir été le premier compagnon que l'homme ait attaché à son service, — la plupart des animaux dont les différents peuples, plus ou moins avancés dans la civilisation, se sont appliqués à employer le concours dans leurs chasses, n'ont été amenés qu'à un état fort imparfait de domesticité. Ils sont restés pour le chasseur plutôt des associés d'un caractère très-indépendant et presque volontaire que de véritables et dociles serviteurs.

Les tribus encore si sauvages qui ont laissé des vestiges de leurs festins grossiers dans les kjœkkenmœddiger du nord de l'Europe avaient déjà des chiens qui vivaient avec elles, les aidaient dans leurs chasses sur les oiseaux du bord de la mer et se nourrissaient des reliefs de leurs repas. C'était le seul animal domestique de ces peuplades, pour qui la vie pastorale elle-même n'existait pas encore. Aussi n'a-t-on pas lieu d'être surpris, dans un centre de civilisation aussi antique que l'Égypte, de voir au plus haut que les monuments nous fassent remonter, c'est-à-dire quarante siècles au moins avant l'ère chrétienne, le chien à l'état de l'animal domestique par excellence, remplissant déjà, comme encore aujourd'hui, le rôle de l'hôte habituel et favori de la maison, du compagnon constant du chasseur et du berger. Ce serait le contraire qui devrait étonner.

Non seulement les Égyptiens, dès les âges les plus antiques de leur civilisation, possédaient et utilisaient le chien, mais ceux de leurs monuments qui remontent aux dates les plus prodigieusement reculées nous offrent les images parfaitement caractérisées de plusieurs variétés de chiens très-distinctes, utilisées dés lors à des fonctions différentes et produites par un élevage savant en vue de ces fonctions mêmes. La plupart des variétés de chiens représentées ainsi dans les bas-reliefs des tombeaux égyptiens subsistent encore aujourd'hui dans le pays ou dans les contrées voisines.

Ce sont :

1° Le chien-renard, à la robe fauve, au museau effilé, aux oreilles pointues, à la queue épaisse, qui se retrouve identique, à bien des siècles de distance, dans le chien des bazars du Caire et des autres villes de l'Égypte contemporaine. Il figure sur les monuments de toutes les époques, depuis les âges les plus reculés de l'Ancien Empire. Dans les scènes de la vie quotidienne retracées sur les parois des tombeaux, il joue le rôle de gardien de la maison et des troupeaux, de compagnon du maître ou de ses colons ; mais on ne le voit jamais employé à la chasse, pas plus que ne le sont aujourd'hui ses descendants, trop paresseux pour cet exercice. C'est cette variété de chiens dont on trouve des momies dans plusieurs des nécropoles antiques. C'est elle en effet qui, avec le chacal, était l'animal sacré du dieu Anubis, le gardien des sépultures et l'une des divinités principales du monde des morts. Les archéologues modernes ont l'habitude de qualifier de tête de chacal la tête d'Anubis dans les images du symbolisme religieux des bords du Na. Pour les Grecs et les Romains, il était un dieu à tête de chien, latrator Anubis. Et en effet, la tête du chacal et celle du chien-renard de l'Égypte ne présentent pas de différences assez caractéristiques pour que l'on puisse se prononcer à ce sujet d'une manière tout à fait affirmative, les deux animaux étant également consacrés au même dieu.

2° A partir de la XIIe dynastie (environ 3000 ans avant notre ère), c'est-à-dire à partir du moment où les Égyptiens étendirent leur domination d'une manière stable sur le pays de Kousch ou les contrées du Haut-Nil au-dessus de la seconde cataracte, nous voyons apparaître sur les monuments, à côté de ce chien, qui est celui qui appartient à l'Égypte d'une manière toute spéciale, et remplir les mêmes offices à la maison et aux champs, le chien de Dongolah, dont la tête est la même, mais dont la taille est plus petite, les formes plus élancées, les allures plus vives, la robe d'un rouge brun. Ce chien est encore aujourd'hui celui qu'on rencontre le plus habituellement dans les villages de Nubie. Ehrenberg[44] lui assigne pour souche une espèce sauvage particulière des mêmes contrées, qu'il a nommée canis sabbar.

3° Le chien de chasse de l'Ancien Empire, figuré mille fois sur les monuments avec cette exactitude si remarquable que les artistes égyptiens apportaient à la représentation des animaux, est le sloughi ou grand lévrier du nord de l'Afrique, assez différent du lévrier de Syrie, et caractérisé par des oreilles larges et droites, dont la race antique s'est conservée jusqu'à nos jours avec une pureté toute particulière chez les agriculteurs et les nomades du Soudan égyptien. Les bas-reliefs des tombes des dynasties primitives, autour de Memphis, le montrent toujours tenu en laisse par des valets de chasse ou lancé dans la campagne, poursuivant les antilopes du désert et les bouquetins, attaquant même des animaux plus redoutables, comme la hyène et le chien hyénoïde (canis pictus). Pendant toute cette époque, il est le seul chien employé à de semblables usages. Plus tard, et tant que les monuments nous fournissent des renseignements, c'est-à-dire jusqu'à l'époque grecque et romaine, la race se maintient sans altération. Mais dans les temps postérieurs de l'indépendance égyptienne, elle n'est plus seule en usage. A dater de la XIIe dynastie, elle est associée à une autre variété, qui parait provenir d'une importation étrangère, et que nous voyons pour la première fois dans les peintures des célèbres tombeaux de Beni-Hassan-el-Qadim.

4° Celle-ci est un grand chien courant de haute taille, aux formes élancées, aux oreilles pendantes, à la tête semblable à celle du fox-hound anglais ; à la robe variée de blanc et de noir ou de blanc et de brun rouge. Introduit sous la XIIe dynastie, ce chien devient surtout en usage avec la mine, sous le Nouvel Empire. Il est alors l'animal favori des veneurs égyptiens, et supplante presque entièrement dans leurs exercices le lévrier des époques plus anciennes. C'est ce chien courant que nous trouvons de beaucoup le plus habituellement représenté dans les scènes de chasse des tombeaux de Qournah, décorés sous les dynasties thébaines du Nouvel Empire. Je citerai, comme un des exemples où les caractères propres s'en reconnaissent le mieux, la belle peinture publiée par sir Gardner Wilkinson[45], où des chiens courants attaquent des troupeaux d'antilopes parmi lesquelles on distingue la gazelle, l'algazelle, le damalis Senegalensis, Il. Smith — qui s'étendait dans l'antiquité jusque dans les déserts touchant à l'Égypte, ainsi que j'ai eu l'occasion de le remarquer dans une précédente note —, en même temps que le bouquetin de Sinaï et du désert Arabique, le chacal, le lièvre d'Égypte, la hyène et l'autruche.

5° Une autre variété de chiens se montre aussi sur les monuments égyptiens, mais exclusivement à l'époque de la me dynastie, car on n'en voit des traces ni avant ni après. D'où il faut conclure que c'était sans doute une race étrangère, importée alors par le commerce on ne sait d'où, et qui ne parvint pas à se naturaliser définitivement dans le pays. C'est une sorte de basset à jambes basses, de fort petite taille, dont le port est exactement celui du turnspite des Anglais, mais dont la tête, au museau effilé, aux oreilles droites et pointues, diffère absolument de celle de toutes nos variétés de bassets. La robe est, sur le dos, d'un brun rouge assez clair, nuancée de taches plus foncées, le ventre blanc. Je ne connais pas de race vivante analogue. C'était là le chien à la mode sous les Osortasen et les Amenemlié, 3000 ans environ avant l'ère chrétienne. Tous les morts de distinction de cette époque se font représenter dans leur tombeau ayant auprès d'eux leur basset favori. Mais il ne paraît pas que cette race ait jamais servi autrement que comme animal de luxe et d'agrément dans l'intérieur des maisons, car on ne le voit figurer ni dans les scènes de chasse, ni dans celles de la vie pastorale.

J'ajoute à cette liste encore deux races de chiens, qui paraissent avoir été bien peu répandues, puisque de l'une et de l'autre on ne connaît jusqu'à présent qu'une seule figure. Ce sont :

6° Un chien-renard dont les formes sont exactement celles de la variété la plus habituelle, du chien des bazars du Caire, mais dont la robe est indiquée comme fauve avec de grandes taches d'un brun rouge ; il a été figuré sous la XIIe dynastie dans un des tombeaux de Beni-Hassan[46].

7° Un grand mâtin de haute taille ; Champollion[47] l'a fait dessiner dans un tombeau de Qournah (XVIIIe dynastie), mais sans aucune indication sur la couleur de sa robe.

Le chacal, qui parait être la source d'une partie au moins de nos chiens, s'apprivoise aisément. On en rencontre encore aujourd'hui quelquefois chez les habitants de la Syrie, de l'Égypte et du nord de l'Afrique, les individus qui, pris dans leur jeunesse, ont reçu une éducation domestique et sont, au même état que des chiens, les familiers de la maison. Il en était de même dans l'antique Égypte. Les tombes de l'Ancien Empire montrent à plusieurs reprises un chacal apprivoisé remplaçant le chien auprès du défunt ou se mêlant à ses chiens. Dans un des hypogées de Beni-Hassan (XIIe dynastie), un chacal ainsi dressé prend même part à la chasse. Mais ce sont toujours des exceptions, des faits d'élève individuelle, comme ceux que l'on observe de nos jours, et rien ne permet de supposer que, chez les anciens Égyptiens, le chacal, conservant ses traits caractéristiques d'espèce sauvage, ait été tenu habituellement dans un état de domesticité ou de semi-domesticité, et ait compté parmi les auxiliaires accoutumés des chasseurs.

En revanche, une scène du beau tombeau de Phtah-hotep à Saqqarah (Ve dynastie), publiée par M. Duemichen[48], qui représente les valets de vénerie de la domesticité du défunt rentrant avec leur gibier, montre leur chef (qu'accompagne son nom propre, Noum-hotep) tenant en laisse à la fois, couplés et prêts à être lancés sur la piste, quatre lévriers et deux animaux du genre canis, au port rapproché de celui de la hyène, dans lesquels M. Hartmann[49] a reconnu, avec toute raison suivant nous, le chien hyénoïde (canis pictus, Desmar.), le kelb-es-sémech des Arabes, le simir de l'Abyssinie. Cette représentation n'est pas isolée, car nous voyons encore des individus de la même espèce, tenus en laisse dans les bas-reliefs d'autres tombeaux de Saqqarah, dans ceux de Noub-hotep (IVe dynastie)[50], de Ra-n-kéou (IVe dynastie)[51], et de Aseskef-ankh (Ve dynastie)[52]. Les Égyptiens de l'Ancien Empire élevaient donc habituellement le chien hyénoïde pour l'employer au service de leurs chasses, et ils avaient su tirer parti des instincts et des aptitudes naturelles de cet animal. En effet, les voyageurs disent tous que le chien hyénoïde, à l'état de liberté, se livre avec ardeur à la chasse des gazelles et des antilopes. Dans ce cas, ajoutent-ils, plusieurs chiens hyénoïdes se réunissent en meute et poursuivent leur gibier avec autant d'ordre et de persévérance que nos meilleurs chiens-courants, et en plein jour. Un peuple aussi observateur des mœurs des animaux et aussi habile à les plier au service que les Égyptiens, surtout ceux des époques primitives, ne pouvait manquer d'utiliser à son profit un instinct aussi remarquable chez un des animaux qui habitaient alors la zone déserte dans laquelle les terres cultivées de la vallée du Nil sont enserrées des deux côtés.

Il n'est pas douteux en effet que les Égyptiens de l'Ancien Empire, à cette époque où leur civilisation devançait tellement celle des autres peuples et en même temps se répandait encore très-peu au dehors, où ils ne pensaient pas à entreprendre de conquêtes extérieures et où ils ne remontaient même pas sur les rives de leur fleuve plus haut que la deuxième cataracte ; il n'est pas douteux, dis-je, qu'ils trouvaient le chien hyénoïde à l'état sauvage dans leurs environs immédiats et que c'est là qu'ils l'avaient pris pour en faire un de leurs serviteurs. Ainsi le même tombeau de Phtah-hotep, qui nous montre le chien hyénoïde domestiqué et tenu en laisse par le veneur, le représente sur sa paroi opposée[53] sauvage, vivant dans le désert au milieu des antilopes, et attaqué par les lévriers au milieu d'une de ces chasses qu'alors on ne menait pas encore bien loin. Après ces temps si reculés, ni sous le Moyen, ni sous le Nouvel Empire, on ne voit plus le même animal, même à l'état sauvage, figurer dans les scènes de chasse. Il avait probablement clés lors disparu dans le voisinage de l'Égypte, dans le rayon habituel des exploits de vénerie des grands personnages de l'empire des pharaons. A l'époque romaine, Pomponius Mela[54] et Solin[55], qui le décrivent très-exactement sous le nom de lycaon, le connaissent seulement dans l'Éthiopie de Méroé. Aujourd'hui on ne commence à rencontrer le chien hyénoïde qu'en Abyssinie, et de là il s'étend jusqu'au Cap. Comme beaucoup d'autres espèces africaines, il a reculé graduellement vers le sud.

Le chien hyénoïde était si complètement domestiqué chez les Égyptiens de l'Ancien Empire, qu'il se reproduisait dans la domesticité. Au tombeau de Phtah-hotep, un des deux animaux de cette espèce couplés pour la chasse est accompagné de son petit, comme un des lévriers que le même homme tient en laisse. C'est du reste un des animaux dont la présence à l'état domestique est exclusivement propre à la civilisation des dynasties primitives et disparaît plus tard, déjà même avant l'invasion des Pasteurs. Car dès la XIIe dynastie, quand le grand chien-courant commence à être employé dans les chasses égyptiennes, le chien hyénoïde cesse absolument d'y jouer un rôle. Il semble que l'introduction de la nouvelle variété de chiens, sans doute préférée des veneurs, ait fait abandonner alors une élève qui présentait peut-être des difficultés plus grandes, à cause du caractère rebelle et sauvage du canis pictus.

Le guépard (felis jubata) n'est figuré sur les monuments ni de l'Ancien, ni du Moyen Empire. C'est seulement avec le Nouvel Empire, lors des grandes conquêtes de la XVIIIe et de la XIXe dynastie, qu'il fait son apparition dans les sculptures pharaoniques. On voit alors fréquemment, parmi les bas-reliefs qui représentent les envoyés des populations nègres du Haut-Nil apportant leurs tributs au monarque égyptien, des guépards évidemment apprivoisés que l'on amène tenus en laisse avec des colliers plus ou moins richement ornementés[56]. Il est donc clair que dès cette époque les tribus de race noire qui peuplaient les bords du fleuve dans son cours supérieur avaient l'habitude de dresser le guépard au rôle d'auxiliaire de l'homme dans sa chasse des antilopes, comme les Abyssins du moyen âge et encore aujourd'hui les Beni-M'zab du Sahara algérien[57], ainsi que les Indiens. Mais en Égypte ces animaux, envoyés par les chefs des tribus comme présents de haut prix à leur suzerain de Thèbes, étaient sans doute réservés aux plaisirs princiers, car il ne semble pas qu'ils aient jamais été employés dans les chasses des simples particuliers, et on ne les voit point dans les scènes de vénerie des tombes privées.

Une des variétés favorites du sport pour les Égyptiens de toutes les époques de l'antiquité, aussi bien sous le Nouvel Empire que sous les dynasties primitives, était la chasse aux oiseaux d'eau, principalement aux palmipèdes qui pullulaient dans le pays comme ils font encore aujourd'hui. Cette chasse avait lieu, non seulement sur les lacs du Delta, certainement moins étendus alors dans la portion orientale qu'ils ne le sont maintenant, mais dans toutes les parties de l'Égypte, sur les canaux et les réservoirs d'irrigation (appelés mau) qui la coupaient en tous sens, et sur les marais (appelés pehou) qu'on réservait à l'élève du bétail. On la faisait de deux manières : ou bien avec un grand filet ou tirasse qui enfermait d'un seul coup une quantité considérable d'oiseaux, ou bien en atteignant l'animal, au moment où il prenait son vol, par le jet d'un bâton court et légèrement courbé à son extrémité, pareil au boumerang des Australiens, instrument dont quelques échantillons sont parvenus jusqu'à nous en original[58]. Ce dernier système était la vraie chasse à la mode parmi les gens de distinction, le divertissement national par excellence, et c'est par centaines que l'on compte les tombes de l'Ancien, du Moyen et du Nouvel Empire où le propriétaire de la sépulture s'est fait représenter se livrant à cet exercice. Il est debout, seul ou entouré de quelques personnes de sa famille, sur une de ces nacelles faites de tiges de papyrus réunies en faisceaux dont parlent tous les écrivains classiques. Celle-ci glisse sur les eaux, au milieu des roseaux, d'où s'échappent les volatiles qu'arrête le bâton du chasseur ou qu'il va atteindre, car le plus souvent ce dernier s'apprête à le lancer.

Très-fréquemment, dans les tableaux de ce genre, le chasseur est accompagné sur sa nacelle d'un chat favori. Mais cet animal n'est pas là seulement comme un simple et inutile familier, dont le maître n'a pas voulu se séparer en le laissant à la maison. Plusieurs peintures des tableaux de Qournah (XVIIIe dynastie), une entre autres publiée par sir Gardner Wilkinson[59], le montrent prenant une part active à la chasse, et ne laissent pas de doutes sur le rôle qui lui était assigné. Utilisant les instincts chasseurs du chat, les Égyptiens le dressaient pour servir de retriever dans ces occasions spéciales, pour lui faire saisir et rapporter les oiseaux assommés ou seulement étourdis par le choc du boumerang. C'est, je crois, le seul peuple qui en ait usé ainsi. On doit remarquer de plus que jamais aucune variété de chien n'est figurée comme remplissant le même rôle dans ces chasses aquatiques. Sans doute, la souplesse des allures du chat l'avait fait regarder comme l'animal le plus propre à se lancer en pareil cas à la recherche du gibier, sautant légèrement de touffe en touffe de roseaux, sans s'embarrasser dans les herbes et sans s'embourber dans la vase, comme le chien n'aurait pas manqué de faire.

Au reste, l'Égypte antique est certainement le berceau du chat comme animal domestique. Rien de plus connu que le rôle du chat dans la symbolique religieuse des Égyptiens. C'était l'animal sacré, la personnification vivante de la déesse Sekhet, l'épouse de Phtah, le grand dieu de Memphis, spécialement sous sa forme de Bast ; car, sous celle de Sekhet, elle est représentée comme une lionne. De là ces images sacrées en toutes matières où les artistes égyptiens ont souvent déployé un si grand talent d'imitation de la nature animale ; de là ces catacombes dans plusieurs localités de l'Égypte antique, où l'on trouve par milliers des momies de chats soigneusement embaumés. On n'élevait pas seulement dans certains temples des chats auxquels on rendait les honneurs divins, comme celui dont le meurtre, par un soldat romain, occasionna la fameuse émeute que raconte Diodore de Sicile[60]. Le chat familier de chaque maison était revêtu d'un caractère sacré, et on l'entourait de soins particuliers ; à sa mort, toute la famille prenait le deuil[61]. C'est, sans doute à un reste des anciennes habitudes et des soins que l'on prenait des chats comme animaux sacrés qu'il faut rapporter, l'origine du curieux usage encore observé au Caire, de préparer pour les chats du quartier un copieux repas servi chaque jour aux frais de l'administration des waqoufs, dans la cour de la maison du cadi.

En même temps qu'ils avaient, comme je viens de, le faire voir, des chats dressés pour la chasse aux oiseaux, les anciens Égyptiens élevaient surtout cet animal dans leurs maisons contre les rats. Aussi l'artiste qui a décoré le tombeau de Noum-hotep à Beni-Hassan-el-Qadim (XIIe dynastie) s'est-il amusé, en figurant une nombreuse série d'animaux, à représenter le rat (désigné par son nom pennu) en face du chat (mau), qui le guette[62]. Dans les caricatures du papyrus satyrique de Turin, les pompeux tableaux des victoires de Ramsès III, sculptés sur les murailles de Medinet-Abou, sont parodiés en combats de rats et de chats[63], et ce sont le pharaon et ses soldats que le vieux caricaturiste thébain a figurés sous les traits des rats.

Enfin le chat n'avait pas pour seule mission, dans les habitations de l'Égypte antique, celle de défendre des rats ; il y servait aussi à détruire les serpents, qui se glissent si fréquemment dans les intérieurs de ce pays, et peuvent y causer de graves accidents. Ce rôle, que l'animal avait souvent l'occasion d'exercer, a trouvé toute une série d'applications dans la symbolique religieuse de la mythologie pharaonique, parmi les emblèmes de la lutte de la divinité bienfaisante, lumineuse et solaire, contre les puissances ténébreuses et infernales, notion qui tient une place si capitale dans la religion de l'Égypte. Dans le chapitre XVII du grand livre mystique connu des érudits sous le nom de Rituel funéraire[64], il est dit : Je suis ce grand chat qui était à l'allée du perséa dans An (Héliopolis), dans la nuit du grand combat ; celui qui a gardé les impies dans le jour où les ennemis du seigneur universel ont été écrasés. Explication : Le grand chat de l'allée du perséa dans An, c'est le Soleil lui-même. On l'a nommé chat en paroles allégoriques ; c'est d'après ce qu'il a fait qu'on lui a donné le nom de chat. La vignette qui accompagne ce passage montre un chat, assis au pied d'un arbre, tenant sous sa patte la tête d'un serpent. Dans un papyrus de Berlin[65], et dans un autre du musée de Leyde, il tranche avec un sabre la tête du reptile. C'est la substitution d'une allégorie de fantaisie à la représentation symbolique fidèlement empruntée à la nature[66].

En effet, une très-exacte observation des mœurs des animaux a présidé au choix de ces symboles. Le chat n'est pas moins habile à tuer les serpents que les rats ; il donne avec plaisir la chasse à ces reptiles. En Syrie, j'ai vu et admiré fréquemment, lorsqu'un serpent pénétrait dans une maison, l'adresse avec laquelle le chat, évitant ses morsures, lui rompait les vertèbres cervicales d'un coup de patte sur la nuque, exactement comme le représente la vignette habituelle du chapitre XVII du Rituel funéraire des Égyptiens.

Diodore de Sicile[67], d'après Hécatée d'Abdère, en décrivant le grand monument de Thèbes auquel les exégètes à l'imagination fertile en légendes, qui montraient aux voyageurs grecs les édifices de l'Égypte, avaient donné le nom d'Osymandyas, parle avec détails des vastes bas-reliefs historiques qui en décoraient le péristyle d'entrée, suivant l'usagé des pharaons guerriers du Nouvel Empire. Il en signale entre autres un où l'on voyait le roi combattant au premier rang quelques ennemis, ayant à ses côtés un lion qui l'aidait dans la bataille par une action terrible. Des exégètes, ajoute-t-il, les uns disent que c'est un lion dressé à cet effet, élevé par le roi, qui partageait ses dangers dans les combats et mettait les ennemis en fuite par sa vaillance ; les autres prétendent que cette image est emblématique, et que le lion figure les dispositions de l'âme du roi sous un éloge flatteur, parce qu'il était au plus haut degré vaillant et actif.

Malgré quelques inexactitudes depuis longtemps signalées dans les mesures que donne l'écrivain grec, le prétendu tombeau d'Osymandyas paraît bien être, comme l'avaient pensé les savants de notre grande expédition d'Égypte, et Champollion après eux, le splendide édifice connu maintenant sous le nom plus exact de Ramesséion de Qournah. Mais on n'y voit plus le bas-relief signalé par Diodore. Suivant l'ingénieuse remarque de Champollion[68], il devait être sculpté sur le mur de fond du péristyle depuis longtemps écroulé.

En revanche, dans le poème de Pentaour nous trouvons une mention précise et formelle du lion qui accompagnait Ramsès II dans les combats. On sait que cette épopée, dont on possède trois copies dans le papyrus sallier et sur les murailles de Karnak et de Louqsor, est destinée à conserver la mémoire de l'exploit dont le Sésostris des Grecs se vantait le plus, que retracent les grandes scènes guerrières d'Ibsamboul, de Karnak et de Louqsor. Il était certainement figuré au Ramesséion, et différents traits indiqués par Diodore s'appliquent d'une manière toute spéciale aux bas-reliefs qui s'y rapportent. Or, voici ce qu'on lit dans le poème : Le grand lion qui marchait à côté de son char (du roi) combattait avec lui ; la fureur enflammait tous ses membres, et quiconque s'approchait tombait renversé. Il s'agit donc bien d'un véritable lion, et l'explication des exégètes qui voyaient dans sa figure une représentation réelle, et non symbolique, était la vraie.

Au reste, dans le temple souterrain d'Ibsamboul[69] et sur un des pylônes de Louqsor[70], les sculpteurs égyptiens ont représenté le camp de Ramsès dans cette même expédition. Et devant la tente du roi, nous y voyons son lion, couché et enchaîné, sous la surveillance d'un gardien armé d'une massue, car, tout dressé qu'il fût, on ne pouvait pas laisser sans le surveiller de près cet hôte dangereux de l'armée, dont la vanité du pharaon aimait à se parer, et qui était comme le symbole vivant de sa puissance.

Ramsès II n'est pas le seul monarque égyptien qui se soit fait accompagner à la guerre d'un lion dompté et dressé à combattre aux côtés de son char. Son successeur Ramsès III, non moins guerrier, avait la même habitude. Dans le bas-relief du palais de Médinet-Abou, qui le représente partant pour une de ses expéditions[71], il est monté sur son char, et un lion marche auprès des chevaux.

Sir Gardner Wilkinson[72] a cru que les anciens Égyptiens dressaient le lion pour s'en servir à la chasse, de la même façon que certains peuples du guépard. Il tirait cette conclusion de la peinture d'un tombeau de Béni-Hassan (XIIe dynastie), où l'on voit une lionne terrassant un ibex sinaiticus au milieu d'autres animaux, tels que gazelles, tandis qu'un Chasseur s'avance l'arc et la flèche à la main. Mais nous ne pouvons admettre la manière de voir du savant anglais, et tirer avec lui pareille conclusion d'un exemple isolé. Les artistes de l'antique Égypte, dans ces représentations de vénerie, se sont très-souvent plu à mettre en scène, combattant ou se jouant entre eux, les animaux que le chasseur va frapper de ses traits. Il n'y a rien à reconnaître de plus dans la peinture à laquelle se réfère sir Gardner Wilkinson, et le lion n'y est certainement pas un auxiliaire du veneur, dressé à cet effet.

Au reste, le lion ne se prêterait pas à une éducation de ce genre, et aucun peuple n'est parvenu à la lui imposer. Quand on lit dans Elien[73] que les Indiens avaient des lions, non de la plus grande taille, ούχ οί μέγιστοι, dressés à les servir à la chasse, il s'agit certainement d'un récit sur l'emploi des guépards, altéré en passant de bouche en bouche. Il en est de même quand plus tard, au moyen âge, Marco Polo[74] nous entretient des lyons et lupars dont le fondateur de la dynastie mongole en Chine se servait dans ses chasses. On ne saurait en effet se méprendre sur l'animal dont il a voulu parler sous ce nom inexact, lorsqu'il dit que les chasseurs portaient ces prétendus lions sur la croupe de leurs chevaux, et lorsqu'il les décrit par ces expressions caractéristiques : Ils sont tuit vergié de noir, et de vermeil et de blanc.

 

V. — LE CHAT DOMESTIQUE DANS L'ANTIQUITÉ.

J'ai dit précédemment que l'Égypte a été le berceau du chat comme animal domestique. C'est aussi l'opinion de Link[75], qui pense même qu'il n'a été introduit qu'au moyen âge en Europe et dans une grande partie de l'Asie. Je crois que sur ce dernier point il y a lieu de modifier le dire du naturaliste allemand, et que ma propre proposition, vraie en ce qui touche la civilisation du bassin de la Méditerranée, doit être aussi rectifiée, en ce que le chat paraît avoir été reçu tout domestiqué par les Égyptiens d'autres populations africaines à une époque que l'on peut déterminer. Au reste, l'exposé des faits relatifs à l'histoire du chat domestique dans l'antiquité me semble prêter à quelques remarques intéressantes.

Si le chat, à partir d'une certaine date, a joué un grand rôle en Égypte, sa domestication est loin de remonter aussi haut que la civilisation égyptienne elle-même. On ne trouve aucune trace de cet animal dans toute la durée de l'Ancien Empire, où pourtant les représentations familières sont si multipliées et où les sculptures des tombes nous offrent le tableau complet de la faune domestique du pays pendant cet âge si reculé. Il est même à remarquer que dans les monuments des dynasties primitives la déesse Bast, qui plus tard est une déesse-chatte, est alors toujours et exclusivement une déesse-lionne. C'est seulement sous la XIIe dynastie, avec les conquêtes dans le pays de Kousch, que le chat commence à se montrer. Les plus anciens monuments où il figure sont les tombeaux de Beni-Hassan. Il apparaît alors en même temps que le chien de Dongolah, et tout paraît indiquer qu'on doit le regarder également comme un animal importé sous les Osortasen et les Amenemhé, ou bien un peu avant sous les Entef, des pays situés sur le cours supérieur du Nil, où les indigènes l'avaient déjà réduit en domesticité. Mais aussitôt introduit en Égypte, il s'y multiplia de la façon la plus rapide, y devint d'un usage général et y fut revêtu d'un caractère sacré.

Au reste, le chat de l'antique Égypte, tel que nous le connaissons par les représentations des monuments et par ses momies, diffère spécifiquement de notre chat le plus communément répandu, du chat de gouttières. Si ce dernier descend certainement du chat sauvage de nos forêts (felis catus, L.), Rüppel a établi avec non moins de certitude que la souche originaire du chat domestique des anciens Égyptiens était son felis maniculata, espèce qui se rencontre encore à l'état sauvage dans la Haute-Nubie ou Soudan égyptien. Il est vrai que certaines de nos variétés de chats, entre autres le chat d'Espagne, dont l'origine se rattache dans la Péninsule aux invasions arabes, paraissent provenir d'une hybridation des deux espèces que nous venons de distinguer. Il y a donc eu dans les contrées occidentales de l'Europe, à la fois, introduction de l'ancien chat égyptien et domestication du felis catus, qui, à l'état sauvage, est indigène de nos forêts, que les habitants des cités lacustres de la Suisse à l'âge de pierre y chassaient déjà et mangeaient comme gibier. De là dérive, comme conséquence forcée, si l'on parvient à établir la récente apparition du chat en tant qu'animal domestique en Europe, que l'introduction de l'espèce étrangère a dû avoir lieu d'abord, et que l'espèce indigène n'a commencé à être ensuite domestiquée qu'à son exemple.

Remarquons d'abord que si la domesticité du chat est plus antique en Égypte que chez aucun peuple du bassin méditerranéen et de l'Asie antérieure, cet animal ne s'introduisit que tardivement, même chez les populations sémitiques les plus voisines. Il n'en est pas fait une seule fois mention dans la Bible, et l'on ignore s'il a jamais eu un nom en hébreu. Les Assyriens et les Babyloniens n'ont point connu le chat, et dans leur nomenclature idéographique et scientifique, qui admettait un nom générique fixe et un nom spécifique variable comme la nomenclature linnéenne — indice d'un esprit de méthode bien rare chez les peuples antiques —, ils rapportaient le lion et la panthère, comme les autres carnassiers, au genre des chiens, faute d'un point de comparaison plus rapproché dans leurs animaux domestiques. Et quand le chat réduit en domesticité commença à se répandre chez les Sémites, ce fut le chat d'Égypte. Aussi l'écrivain arabe Kazwini[76] distingue-t-il encore comme deux animaux tout à fait différents ce chat domestique et le chat sauvage de l'Asie occidentale, qui est le même que le nôtre.

Le chat, si fréquemment représenté sur les monuments égyptiens, est, au contraire, totalement absent des monuments grecs ou romains ; je n'en connais pas une seule figure dans les œuvres de l'art classique. Et n'osant pas m'en fier exclusivement sur ce point à mes propres observations, j'ai consulté M. de Longpérier, dont la haute expérience et la vaste érudition en matière d'antiquité figurée font justement autorité dans la science ; il m'a répondu avoir fait la même remarque et n'avoir jamais rencontré aucune image de chat, grecque ou romaine, si ce n'est une fois, comme type accessoire, sur une monnaie de Tarente. Mais ces médailles offrent, à la même place, la figure de tant d'objets différents, empruntés à la faune sauvage de la contrée, qu'on ne peut en tirer aucune induction formelle sur l'existence du chat domestique dans l'Italie méridionale, à l'époque où fut frappée la pièce de Tarente, un peu avant les guerres de Pyrrhus. On peut penser que c'est le chat sauvage que le graveur monétaire a voulu y représenter. Fabretti, dans son recueil d'inscriptions[77], cite aussi une pierre funéraire de Rome où il dit avoir vu sculptée la figure d'un chat marchant, par allusion au nom de la défunte Calpurnia Felicula. Le monument ayant depuis longtemps disparu, on ne peut savoir si l'animal y était caractérisé avec quelque certitude ; et d'ailleurs l'inscription appartient au IIe ou au IIIe siècle de notre ère, époque où nous allons voir que le chat domestique commençait à être répandu dans le monde romain. Orelli a déjà remarqué que le nom propre féminin Felicula, petite chatte, ne commençait à paraître qu'à une époque assez basse.

Ce qui est bien positif, c'est que, pour les Grecs de la belle époque, le chat, αΐλουρος, n'est dans leur pays qu'un animal sauvage habitant les forêts[78] ; ils ne le connaissent à l'état domestique qu'en Égypte, où Hérodote signale son caractère sacré. C'était la belette ou plutôt la fouine, γαλή, que les Grecs élevaient dans leurs maisons pour détruire les rats, et qui y demeuraient toujours dans un état plus qu'à demi-indépendant. Les témoignages des écrivains helléniques, depuis l'auteur de la Batrachomyomachie, sont unanimes à cet égard, et il suffit de renvoyer à ce qu'en a dit Dureau de la Malle dans les Annales des sciences naturelles de juin 1829. Ce sont seulement les écrivains byzantins du moyen âge, comme Moschopoulos, qui, après que le chat eut complètement supplanté la belette dans le rôle de protecteur des maisons contre les rats et les souris, appliquèrent au chat le nom de γαλή ; dans toute l'époque antique il n'y a pas de doute possible sur le sens réel de ce mot.

Chez les Romains aussi, jusqu'à la fin du Ier siècle de notre ère, c'est la mustela, identique à la γαλή des Grecs, que l'on voit élevée dans les habitations pour le même objet, comme le prouvent les témoignages de Plaute[79] et de Pline[80]. Le mot feles ou felis a d'abord désigné cet animal. Varron[81] ne lui donne pas d'autre sens, et Columelle[82] et Phèdre[83] emploient ce mot également pour désigner la belette ou la fouine. Mais ensuite, et dès la fin de la République, il fut appliqué au chat, que les Romains commençaient alors à connaître, par suite de l'analogie de l'emploi qu'on en faisait. Cicéron[84] se sert du mot felis en parlant des chats divinisés de l'Égypte. Chez Pline, felis désigne aussi le chat ; mais il ne mentionne cet animal que parmi les espèces sauvages[85], bien qu'il ait eu l'occasion de le voir déjà chassant les rats dans les maisons, et qu'il décrive très-exactement sa manière de procéder en pareil cas. A la même époque, Babrius[86] fait intervenir le chat domestique dans ses Fables, où la critique a déjà reconnu de nombreux indices d'origine syrienne. C'est seulement au IVe siècle après J.-C. que le chat paraît devenir d'un usage général et habituel dans le monde romain, comme animal domestique, en même temps que se montre le véritable nom qui a toujours désigné spécialement et exclusivement cette espèce, catus. On le rencontre pour la première fois chez l'agronome Palladius[87] et dans une épigramme de l'Anthologie latine[88].

Le savant M. Pictet[89] a établi avec son érudition et son autorité habituelles que les noms du chat dans toutes les langues européennes n'appartiennent pas au vieux fonds du langage aryen, qu'ils sont de date récente et qu'ils tirent tous leur origine du latin catus, passé aussi sous la forme κάτος dans le grec byzantin. C'est donc par les Romains que le chat domestique fut répandu en Occident, quand eux-mêmes l'eurent adopté à l'époque où les usages orientaux s'implantaient de plus en plus dans l'empire. Mais l'éminent philologue a été encore plus loin et a fait voir que le mot catus portait en lui-même le certificat d'origine de la contrée d'où les Romains avaient alors tiré l'emploi du chat à l'état de domesticité, comme tant d'autres habitudes syriennes. Catus dérive en effet du syriaque qatô, arabe qitt.

Mais le mot qatô est lui-même en syriaque un mot tiré d'une source étrangère qui ne se rattache pas à une racine sémitique. Ici encore M. Pictet, en reconstituant l'histoire du mot, donne un précieux fil conducteur pour suivre la transmission de l'animal de peuple en peuple. Il prouve, en effet, qu'il provient primitivement des langues africaines et dérive du type qui a produit l'affadeh (du Bornou) gâda, le nouba kadiska, et le barabra kaddîska.

On doit remarquer ici que l'égyptien semble former une interruption dans cette chaîne de transmission de noms. Car les mots qui désignent le chat dans l'idiome antique, mau, et dans le copte, schau, n'ont aucune parenté avec ceux que nous venons de citer. Mais en voyant que c'est avec les langues des populations au sud de l'Égypte qu'est apparenté le nom arabe du chat, déjà universellement répandu dans la Péninsule avant l'islamisme, -n'est-on pas induit à supposer que le nom et l'animal durent s'introduire à la fois chez les Arabes par les contrées méridionales, par le Yémen, dont les relations ont toujours été si intimes et si fréquentes avec la côte africaine voisine ? Le chat domestique, que les Sémites des temps bibliques n'avaient pas emprunté à l'Égypte, aurait été ainsi porté plus tard des pays du Haut-Nil et de l'Abyssinie en Arabie, et de là en Syrie, d'où il passa ensuite à Rome et dans l'Europe occidentale.

L'existence du chat comme animal domestique est fort ancienne dans l'Inde. Cependant il n'était connu ni des Aryas primitifs de la Bactriane, ni même de ceux de l'âge védique, et par conséquent il doit provenir dans l'Inde d'une importation extérieure. Aussi ses noms sont-ils des composés purement sanscrits, dont le sens ne peut faire l'objet d'un doute, comme mandîrapaçu, l'animal de la maison, çalavrka, le loup de maison, akhubug, le mangeur de rats, mûschakarati, l'ennemi de la souris. Un seul de ces noms, celui de virâla ou vilâla, semblerait au premier abord offrir une certaine parenté avec le grec αΐλουρος, que l'on pourrait supposer avoir été primitivement Ϝαίλουρος. Mais cette ressemblance est purement fortuite, car αΐλουρος est un composé tout grec pour αίόλουρος, l'animal qui dresse sa queue en panache.

Cependant, si le chat domestique fut certainement inconnu des Aryas primitifs, il ne put pas en être de même du chat sauvage. Le nom par lequel ils le désignent paraît être celui qui a laissé ses traces dans un grand nombre de langues de la famille, s'appliquant le plus souvent à l'animal sauvage, mais quelquefois aussi à l'animal domestique. C'est le persan puschak, afghan pischik, kurde psiq, lithuanien puije, irlandais pus et feisog, erse pusag et piseag, d'où l'anglais puss. Ce nom a passé en turc sous la forme puschik. Ainsi que l'a remarqué M. Pictet, il semble dérivé de la racine qui est en sanscrit putchha, queue, et par conséquent avoir été emprunté à la même particularité de la démarche de l'animal que le grec αΐλουρος.

 

 

 



[1] Genèse, XLVII, 17.

[2] Wilkinson, Manners and customs of ancient Egyptians, t. I, p. 406, fig. 2.

[3] Champollion, Monuments de l'Égypte et de la Nubie, t. I, pl. XVII bis et XXII.

[4] Champollion, t. IV, pl. CCCXXIX.

[5] Lepsius, Denkm. aus Ægypt. und Æthiop., abth. III, bl. 145.

[6] Wilkinson, t. I, pl. IV.

[7] Lepsius, Denkm., abth. III, bl. 116.

[8] Hérodote, IV, 178.

[9] I Rois, X, 28 et 29 ; II Chroniques, IX, 28.

[10] Mariette, Fouilles en Égypte, pl. I-VI. — Voyez un important Mémoire de M. de Rouge, dans la Revue archéologique d'août 1863.

[11] Études sur l'antiquité historique d'après les sources égyptiennes et les monuments réputés préhistoriques, p. 413-418.

[12] Études sur l'antiquité historique d'après les sources égyptiennes et les monuments réputés préhistoriques, p. 423-427.

[13] Études sur l'antiquité historique d'après les sources égyptiennes et les monuments réputés préhistoriques, p. 420-421.

[14] Lepsius, Denkm., abth. III, bl. 116.

[15] Études sur l'antiquité historique d'après les sources égyptiennes et les monuments réputés préhistoriques, p. 249.

[16] Iliade, Λ, v. 558.

[17] Aristote, De gener. anim., II, 8.

[18] Lepsius, Denkmœler, abth. II, bl. 69 et 70.

[19] Lepsius, Denkmœler, abth. II, bl. 12.

[20] Lepsius, Denkmœler, abth. II, bl. 129.

[21] Lepsius, Denkmœler, abth. II, bl. 132.

[22] Urwelt, t. I, p. 387.

[23] Ceci serait cependant démenti par un texte de la IVe dynastie (Lepsius, Denkm., abth. II, bl. 5), où, d'après la copie de M. Lepsius, le groupe hiéroglyphique désignant le troupeau serait déterminé par les deux figures de l'âne et du porc. Mais l'exemple demande à être vérifié sur le monument original et me parait très-douteux, car, précisément dans les représentations de troupeaux du tombeau dont les inscriptions l'offriraient, on ne voit pas figurer de porc, non plus que dans aucune autre tombe de l'Ancien Empire. Il est donc probable que c'est l'image d'un autre animal qui aura été inexactement reproduite dans la copie.

[24] II, 47.

[25] Dans l'un des incidents de sa guerre contre Horus, Set se change en porc noir. (Sharpe, Egyptian inscriptions, pl. LII, l. 19.)

[26] Champollion, Monuments de l'Égypte et de la Nubie, t. III, pl. CCLXXII.

[27] De Rougé, Catalogue des monuments égyptiens du Louvre, D-1.

[28] M. Chabas signale aussi les textes qui représentent comme une truie blanche la mère du dieu Khem. (Études sur l'antiquité historique, p. 397.)

[29] Textes relatifs au mythe d'Horus, recueillis dans le temple d'Edfou, Genève, 1870, in-fol.

[30] II, 47.

[31] Dans les indications rituelles du calendrier de Médinet-Abou, on trouve le sacrifice d'un porc le 24 du mois de choïak.

[32] Præpar. evang., III, 12.

[33] La même interdiction religieuse existait chez les Phéniciens, les Cypriens, les Syriens et les Arabes païens, où elle était en rapport avec le mythe de la mort d'Adonis (Movers, Die Phœnizier, t. I, p. 218 et suivantes), et chez les Phrygiens, où elle se rattachait à celui d'Atys, deux mythes si étroitement apparentés à la légende osirienne. — Voyez mes Lettres assyriologiques, t. II, p. 241.

[34] Manners and customs of ancient Egyptians, 3e édit., t. III, p. 34.

[35] Hérodote, II, 47.

[36] II, 47.

[37] II, 14.

[38] Au reste, M. Roulin a proposé depuis une très-ingénieuse conjecture, consistant à lire οΐς au lieu de ΰς, des moutons, au lieu de porcs, dans le texte d'Hérodote. Elle parait certaine.

[39] I, 36.

[40] Voyez Wilkinson, Manners and customs of ancient Egyptians, 3e édition, t. IV, p. 38.

[41] Les origines indo-européennes, t. I.

[42] Les origines indo-européennes, t. I, p. 369-375.

[43] Urwelt, t. I, p. 387.

[44] Icones et descriptiones mammalium, dec. 2.

[45] Manners and customs of ancient Egyptians, 3e édition, t. III, p. 22.

[46] Champollion, t. IV, pl. CCCCXXVI.

[47] T. IV, pl. CCCCXXVIIII.

[48] Resultœte der Archœologisch-Photographischen Expeditions, 1re part., pl. IX.

[49] Resultœte der Archœologisch-Photographischen Expeditions, p. 28.

[50] Lepsius, Denkmœler, abth. II, bl. 14.

[51] Lepsius, Denkmœler, abth. II, bl. 15.

[52] Lepsius, Denkmœler, abth. II, bl. 50.

[53] Duemichen, Resultœte der Archœologisch-Photographischen Expeditions, 1re part., pl. VIII.

[54] III, 9.

[55] Ch. XXX.

[56] Entre autres représentations, voir Duemichen, Historischen Inschriften, 2e série, pl. III, XVII et LXI.

[57] Sur l'emploi du guépard chez les populations africaines, voir Hartmann, Zeitschr. d. Gesellsch. z. Erdkunde Berlin, t. III, p. 57.

[58] Prisse, Choix de monuments égyptiens, pl. XLVI, n° 6.

[59] Manners and customs of ancient Egyptians, 3e édition, t. III, p. 42.

[60] I, 83.

[61] Hérodote, II, 66.

[62] Champollion, Monuments de l'Égypte et de la Nubie, t. IV, pl. CCCCXXVIII.

[63] Lepsius, Auswahl, pl. XXIII, A.

[64] Lepsius, Das Todtenbuch der Ægypter, chap. XVII, col. 63-56 ; cf. de Rougé, Revue archéologique, nouv. sér., t. I, p. 338 et suivantes.

[65] Revue archéologique, nouv. sér., t. I, p. 339.

[66] A côté de ce rôle symbolique et mystique du chat représentant le soleil vainqueur de ses ennemis, d'autres mythes plaçaient également un chat dans les rangs des adversaires des dieux lumineux, des compagnons de Typhon. C'est ce qu'on peut inférer du chapitre XXXIII du même Rituel funéraire, où le mort, s'adressant à un des monstres qui ont pour mission de dévorer les impies dans le monde inférieur, une vipère, monstre aux coups duquel il doit échapper pour parvenir à la béatitude, lui dit : Tu as mangé le rat abominable au Soleil, tu as dévoré jusqu'aux os du chat immonde.

[67] I, 48.

[68] Lettres d'Égypte, 2e édition, p. 238.

[69] Champollion, Monuments de l'Égypte et de la Nubie, t. I, pl. XVII bis et XXXI.

[70] Champollion, t. IV, pl. CCCXVII.

[71] Champollion, t. III, pl. CCXVII.

[72] Manners and customs of ancient Egyptians, t. III, p. 16.

[73] De nat. anim., XVII, 26.

[74] Chap. XC.

[75] Urwelt, t. I, p. 393.

[76] Cité par Bochart, Hierozoïcon, liv. III, ch. XIV.

[77] P. 187, n° 423.

[78] Aristote, Hist. anim., V, 2, 3.

[79] Stich, act. III, sc. II, v. 43.

[80] Hist. nat., XXIX, 4, 16.

[81] De re rust., III, 11.

[82] VIII, 14.

[83] II, fab. 4.

[84] Tusculan., V, 27.

[85] Hist. nat., X, 73, 94 ; XI, 37, 65.

[86] Fab. 17 et 121.

[87] IV, 9.

[88] V, 162.

[89] Les origines indo-européennes, t. I, p. 381.