LES PREMIÈRES CIVILISATIONS

TOME PREMIER. — ARCHÉOLOGIE PRÉHISTORIQUE. – ÉGYPTE

II. — ÉGYPTE

 

LE POÈME DE PENTAOUR[1].

 

 

Ce poème, composé par un scribe du nom de Pentaour, deux ans seulement après l'événement qu'il raconte, a joui d'une grande célébrité dans l'antique Égypte. Il a été gravé sur les murailles de plusieurs temples, et l'on en possède une copie presque complète dans un papyrus du Musée britannique. Notre éminent égyptologue, M. le vicomte de Rongé, en avait publié en 1856 un premier essai de traduction, très-remarquable pour l'époque où il a été fait. Mais en quatorze ans la science a fait de grands progrès, et bien des choses qu'on ne comprenait qu'imparfaitement sont devenues claires.

Le texte du poème dont il s'agit a été d'ailleurs fort amélioré par les découvertes récentes. On a retrouvé une page qui manquait au manuscrit de Londres et qui est maintenant conservée au Musée égyptien du Louvre ; on a collationné les versions gravées sur les murs des temples de Karnak et de Louqsor. Aussi, appuyé sur ces nouveaux secours, M. de Rongé a-t-il repris, corrigé, amélioré, complété son ancien travail. Il vient de publier[2] du poème de Pentaour une nouvelle traduction, que l'on peut considérer comme définitive et dont le retentissement est considérable dans la science. L'œuvre poétique dont nous voulons dire aujourd'hui quelques mots, d'après le savant académicien, bien qu'ayant plus de 3.200 ans de date, présente donc un véritable intérêt d'actualité, puisque ce n'est que d'hier qu'on la connaît complètement et qu'on peut bien l'apprécier.

Il s'agit dans cette épopée, longue comme un chant de l'Iliade, d'un exploit personnel de la jeunesse du grand Sésostris ou de Ramsès II, car tel était son vrai nom, tel nous le lisons sur les monuments de l'Égypte ; l'appellation de Sésostris vient d'un surnom populaire, Sésoura. Ce monarque, beaucoup trop vanté par la légende postérieure dont les Grecs se sont faits les échos complaisants, ne fut, en somme, qu'un prince vaniteux, qui épuisa son pays dans des guerres interminables, sans faire les immenses conquêtes qu'on lui a prêtées plus tard, un despote plus dur que glorieux. Conformément aux faits qu'a constatés la science moderne, je me suis efforcé, dans mon Manuel d'histoire ancienne de l'Orient, de ramener sa figure à ses vraies proportions et de lui rendre son caractère réel.

Je n'y reviendrai pas aujourd'hui, me bornant à faire connaître le poème lui-même au point de vue littéraire. Qu'il me suffise de dire que le trait d'audace de Ramsès, chanté et amplifié par le poète de cour, fut le fait de la bravoure d'un jeune homme d'une vingtaine d'années — il n'avait pas plus alors — et que le roi en fut si fier, que pendant tout son règne il le fit sculpter sur les parois des nombreux édifices qu'il faisait bâtir, à l'exclusion d'autres faits de guerre.

 

On était dans l'an 5 du règne de Ramsès. Le roi guerroyait sur les bords de l'Oronte contre les Khétas ou Héthéens du nord de la Syrie, autour desquels s'étaient groupés en confédération un grand nombre de peuples de la Syrie, de l'Asie-Mineure et de la Mésopotamie. Trompé par les rapports de faux transfuges, Sésostris se trouva, près de la ville de Qadesch, séparé du gros de son armée et tomba dans une embuscade préparée par les Khétas, qui espéraient l'enlever et le faire prisonnier. Avec la téméraire ardeur de la jeunesse, le roi rejeta bien loin les timides conseils des officiers qui voulaient le faire retirer en arrière, et, sans attendre le reste de ses troupes, engagea le combat.

Tels sont les faits que rapporte assez brièvement l'exposition du poème et qui préparent au récit des hauts faits personnels de Ramsès.

Les archers et les chars du roi cédèrent devant l'ennemi... Voici que Sa Majesté se leva comme son père le dieu Month ; il saisit ses armes et, revêtit sa cuirasse, semblable à Baal dans l'heure de sa puissance... Lançant son char, il pénétra au milieu des rangs des Khétas pervers. Il était seul de sa personne, aucun autre avec lui... Il se trouva enveloppé par 2.500 chars, coupé dans sa retraite par tous les guerriers du pervers Khéta et des peuples nombreux qui l'accompagnaient.... Chacun de leurs chars portait trois hommes, et ils s'étaient tous réunis.

Devant un pareil danger, Ramsès est un instant troublé. Il invoque le grand dieu de Thèbes, Ammon, et lui demande de le secourir, en lui rappelant l'éclat dont il a environné son culte et les temples magnifiques qu'il lui a élevés, comme les héros d'Homère rappellent à Zeus Olympien toutes les hécatombes qu'ils ont immolées en son honneur.

Aucun prince n'est avec moi, aucun général, aucun officier des archers ou des chars ! Mes soldats m'ont abandonné, mes cavaliers ont fui ; pas un n'est resté pour combattre auprès de moi ! Qui es-tu donc, ô mon père Ammon ? Est-ce qu'un père oublie son fils ? Ai-je donc fait quelque chose sans toi ? N'ai-je pas marché et ne me suis-je pas arrêté sur ta parole ? de n'ai point violé tes ordres...

Ne t'ai-je pas consacré des offrandes innombrables ? J'ai rempli ta demeure sacrée de mes prisonniers ; je t'ai bâti un temple pour des millions d'années... Je t'ai offert le monde entier pour enrichir tes domaines. J'ai fait sacrifier devant toi trente mille bœufs... J'ai fait venir des obélisques d'Éléphantine, — dans le nombre était celui que nous voyons sur la place de la Concorde, — et c'est moi qui ai fait amener ces pierres éternelles. Mes vaisseaux naviguent pour toi sur la mer, et ils t'apportent les tributs des nations.

... Je t'invoque, ô mon père Ammon ! Me voici au milieu de peuples nombreux et inconnus de moi ; toutes les nations se sont réunies contre moi, et je suis seul de ma personne, aucun autre avec moi. Mes soldats m'ont abandonné ; aucun de mes cavaliers n'a regardé vers moi, et quand je les appelais, pas un d'eux n'a écouté ma voix. Mais je sais qu'Ammon vaut mieux pour moi qu'un million de soldats, que cent mille cavaliers, que dix mille frères ou fils, fussent-ils tous réunis ensemble.

Ici la divinité intervient au milieu de la lutte comme dans les combats d'Homère. Ammon a entendu la prière de Ramsès ; il relève son courage abattu ; il lui rend des forces et l'excite par ces paroles : J'accours à toi, je suis avec toi. C'est moi, ton père ; ma main est avec toi, et je vaux mieux pour toi que des centaines de mille hommes. Je suis le seigneur de la force, qui aime la vaillance ; j'ai trouvé ton cœur courageux, et je suis satisfait. Ma volonté s'accomplira.

Raffermi et encouragé par ce secours divin, le roi s'élance sur les Khétas, qui s'arrêtent, stupéfaits de sa témérité. Il fait mordre la poussière aux plus vaillants de leurs guerriers, et s'ouvre un passage sanglant sur leurs cadavres. Mais l'ennemi, un instant effrayé, reprend courage, voyant que l'armée égyptienne n'accourt pas au cri de son roi. Ramsès est de nouveau enveloppé par les chars de guerre des plus braves chefs de l'armée des Khétas.

Ici le poète, par une forme d'emphase assez commune dans les textes de la littérature égyptienne, et dont son épopée même offre d'autres exemples, change la personne du discours et met le récit dans la bouche du roi lui-même. Lorsque Menna, mon écuyer, vit que j'étais environné par une multitude de chars, il faiblit, et le cœur lui manqua ; une grande terreur envahit ses membres, et il dit : Mon bon seigneur, ô roi généreux ! grand protecteur de l'Égypte au jour du combat ! nous restons seuls au milieu des ennemis, car les archers et les char nous ont abandonnés. Arrête-toi, et sauvons le souffle de nos vies.

Mais le roi n'écoute pas ces conseils de la crainte. Il répond à son écuyer : Courage ! raffermis ton cœur ! Je vais entrer au milieu d'eux, comme se précipite l'épervier tuant et massacrant ; je vais les jeter dans la poussière. Puis, confiant dans la protection d'Ammon, il lance son char et abat quiconque s'oppose à son passage. Il rejoint alors ses gardes, et, avec des paroles sévères, il reproche à ses généraux et à ses soldats de l'avoir abandonné. Il leur rappelle les bienfaits et les faveurs dont il les a comblés, tout le bien qu'il répand sur l'Égypte du haut de son trône. A quiconque m'adresse ses requêtes, dit-il, je fais justice moi-même chaque jour.

S'adressant en particulier aux officiers chargés de gouverner les provinces de la Syrie et de veiller à la garde des frontières, il leur reproche vivement la négligence qu'ils ont mise à s'informer des mouvements de l'ennemi. Enfin il les réprimande tous de leur lâcheté, à laquelle il oppose le courage dont il a fait preuve. Oh ! quel beau fait d'armes pour présenter de riches offrandes à Thèbes, que la faute honteuse de mes soldats et de mes cavaliers ! Plus grande qu'on ne peut le dire, car j'ai déployé ma valeur, et ni fantassins ni cavaliers n'étaient auprès de moi. Le monde entier a donné passage aux efforts de mon bras victorieux, et j'étais seul, aucun autre avec moi.... Les peuples m'ont vu et répéteront mon nom jusqu'aux régions éloignées et inconnues. Ceux que ma main a laissés vivre se sont retournés en suppliant à la vue de mes exploits. Des millions d'hommes étaient venus, et leurs pieds ne pouvaient plus s'arrêter dans la fuite.

Les soldats égyptiens célèbrent par leurs acclamations unanimes la valeur de leur roi et contemplent avec étonnement les cadavres que sa main a renversés. Mais Ramsès ne répond que par des reproches aux éloges de ses généraux, et opposant à leur conduite imprudente et pusillanime la constance des deux fidèles animaux qui l'ont arraché au danger, il ordonne de les combler de soins et d'honneurs, comme Alexandre qui, après la défaite de Porus, fonda une ville à laquelle il donna le nom de Bucéphalia, en l'honneur de son cheval, qui l'avait porté dans toute la bataille et l'avait plusieurs fois tiré du plus grave péril.

Dans la nuit, le gros de l'armée arrive enfin. Dés que le jour apparaît, Ramsès fait recommencer la bataille. Elle s'engage avec fureur, car d'un côté les Khétas veulent venger la mort de leurs plus braves officiers, et de l'autre, les Égyptiens ont à se laver du reproche de lâcheté que leur a adressé leur souverain ; ils brûlent d'effacer leur honte de la veille. Bientôt l'armée des Khétas est enfoncée, et Ramsès renouvelle encore les prodiges de sa valeur.

Le roi des Khétas, voyant la fleur de ses troupes détruite, et le reste fuyant de tous côtés, se résigne à se soumettre au roi d'Égypte et à lui demander l'aman, pour nous servir de l'expression moderne des Arabes, qui est celle qui s'applique le mieux en cet endroit. H envoie un parlementaire qui s'adresse au pharaon : L'Égypte et le peuple de Khéta unissent leurs services à tes pieds. Le Soleil, ton père auguste, t'a donné la domination sur eux. Veuille ne pas t'emparer de nous, ô toi dont les esprits sont grands ! Ta vaillance s'est appesantie sur la nation de Khéta. Serait-il bon pour toi de tuer tes serviteurs ? Tu es leur maitre ; ton visage est en fureur, et tu ne t'apaises pas. Tu es arrivé d'hier, et tu as déjà tué des centaines de mille ; tu reviens aujourd'hui, et il ne restera plus d'hommes pour devenir tes sujets. N'achève pas d'accomplir tes desseins, ô toi victorieux, génie qui te plais aux combats ! Accorde-nous le souffle de la vie !

Le roi d'Égypte consulte ses principaux officiers sur le message du chef, des Khétas et sur la réponse à y faire. D'après leur avis unanime, satisfait de l'éclat donné à ses armes par la double victoire qu'il a remportée, et ne voulant pas pousser à bout ses belliqueux adversaires, Ramsès fait la paix, et, reprenant la route du midi, se dirige vers l'Égypte avec ses compagnons de gloire. Il entre en triomphe dans sa capitale, et le dieu Ammon l'accueille dans son sanctuaire, en lui disant : Viens, ô notre fils chéri, Ramsès. Les dieux t'ont accordé les périodes infinies de l'éternité sur le trône de ton père Ammon, et tous les peuples sont renversés sous tes sandales.

 

Telle est cette œuvre d'un des écrivains les plus distingués de l'école sacerdotale de la XIXe dynastie, qui dépasse en antiquité tous les autres monuments de la poésie épique chez les différents peuples. Il y a de l'art, une composition savante, un plan bien conçu et bien développé, dans le poème de Pentaour. Il y a aussi, — le lecteur aura pu en juger par les quelques citations textuelles que nous en avons faites, — dans cette production d'un littérateur courtisan cherchant à glorifier son roi, un certain souffle de poésie et une vraie grandeur d'expression. A ce point de vue, le style de notre poème égyptien est tout à fait biblique, aussi bien que par sa division par versets dont les deux parties sont en parallélisme. Comment s'étonner de cette parenté ? C'est dans les écoles des temples égyptiens que Moïse fut élevé, et cela précisément à l'époque où y fut célébré l'exploit de Ramsès. Pentaour fut peut-être un de ses maîtres, et du moins, bien sûrement, il dut connaître ceux qui le formèrent, et il suivait les mêmes doctrines littéraires et philosophiques.

La révélation des œuvres de la littérature proprement dite de l'Égypte, due aux savants qui ont cultivé, étendu et perfectionné de nos jours l'immortelle découverte de Champollion, réduit à néant la plupart des objections péniblement accumulées contre l'authenticité mosaïque de la rédaction fondamentale de la majeure partie du Pentateuque. Plus on avance dans la connaissance de cette littérature et dans la comparaison de ses œuvres avec les livres qu'une tradition profondément vénérable et générale dans l'Église — bien qu'elle ne soit pas un dogme, il ne faut pas l'oublier[3] — attribue à Moïse, plus il devient évident, pour tout homme qui n'est pas dominé par le parti pris de nier d'avance cette tradition, qu'une rédaction suivie, développée ensuite à diverses époques par plusieurs mains jusqu'à la recension définitive d'Esdras, est au fond de tous ces livres, auxquels elle sert de tissu. Et cette rédaction ne peut avoir eu pour auteur qu'un homme qui avait été disciple du sacerdoce égyptien à l'époque du plus grand éclat de ses écoles, c'est-à-dire sous la XIXe dynastie, de même que tout le matériel de la loi et du culte est pénétré d'usages égyptiens, qui n'ont pu s'établir qu'au temps de Moïse. Sous les rois, en effet, c'est l'influence assyrienne qui prédominait en Palestine, ainsi que les livres historiques de la Bible nous le font voir bien clairement. Si donc les prescriptions légales ne dataient pour la plupart que de cette époque, et même du temps des derniers rois, comme l'ont prétendu certains exégètes, c'est à l'Assyrie et non à l'Égypte qu'elles auraient fait des emprunts.

Ainsi les prodigieuses découvertes de la science moderne ouvrent de ce côté à l'apologétique un champ tout nouveau et d'une extraordinaire fécondité. Des études relatives à l'Égypte et à l'Assyrie sortira une rénovation complète de la critique et de l'exégèse biblique dans tout ce qui touche à l'histoire s'étend jusqu'à la VIe dynastie inclusivement, et dont le point culminant doit être placé 4000 ans environ avant l'ère chrétienne, M. Owen dit : On peut inférer de l'absence totale d'aucune figure des quadrupèdes solipèdes, cheval ou âne, dans les représentations nombreuses et soignées de la vie ordinaire et des animaux domestiques, que l'immigration des fondateurs de la civilisation égyptienne, s'ils sont venus d'un pays où les solipèdes existaient, a eu lieu à une époque antérieure à la subjugation et à la domestication de ces quadrupèdes.

La remarque est parfaitement exacte en ce qui concerne le cheval. Non seulement cet animal n'apparaît sur aucun monument de l'Ancien Empire, mais il est également absent de ceux de la période qu'on appelle le Moyen Empire, et qui s'étend depuis la première renaissance égyptienne, sous la XIe dynastie, jusqu'à l'invasion des Pasteurs, comprenant les dynasties brillantes qu'on désigne comme la XIIe et la XIIIe. Au contraire, quand les monuments recommencent après une assez longue interruption, sous la XVIIIe dynastie, dont l'avènement doit être placé vers 1800 avant Jésus-Christ, le cheval se montre à nous comme un animal dont l'usage était désormais habituel en Égypte.

Mais pour ce qui est de l'âne, nous le voyons figurer sur les monuments égyptiens, aussi haut que nous puissions y remonter. Sa représentation est très-fréquente dans les tombeaux de l'Ancien Empire, à Gizeh, à Saqqarah, à Abousir. On n'a certainement pas oublié le délicieux bas-relief du tombeau de Ti (Ve dynastie), représentant une troupe d'ânes, dont le moulage avait été apporté par M. Mariette à l'Exposition universelle de 1867. Dès la ive dynastie, l'âne était un animal aussi multiplié en Égypte qu'il l'est encore aujourd'hui. Dans le tombeau de Schafra-Ankh, à Gizeh, publié par M. Lepsius, il est question d'un troupeau de sept cent soixante ânes élevés sur les propriétés du défunt, haut fonctionnaire de la cour du fondateur de la seconde pyramide de Gizeh (IVe dynastie). Dans d'autres tombeaux encore inédits, découverts par M. Mariette, j'ai remarqué des propriétaires qui se vantent d'avoir possédé des milliers d'ânes. Le dire de M. Owen est donc à modifier sur ce point.

Au reste, les faits qui résultent, sur ce sujet, de l'étude des monuments égyptiens n'étaient pas exclusivement propres à l'Égypte. Dès le temps de l'Ancien Empire, la monarchie de la vallée du Nil avait avec l'Arabie-Pétrée et la Palestine méridionale de trop étroits rapports de commerce et de suprématie politique pour ne pas leur avoir emprunté le cheval, s'il avait été connu dans ces contrées. Et, en effet, dans les peintures du célèbre tombeau de Noum-hotep, à Beni-Hassan-el-Qadim, on voit l'arrivée d'une famille d'Aamou, c'est-à-dire de nomades pasteurs de race sémitique, qui viennent s'établir en Égypte avec leurs troupeaux sous un des premiers règnes de la XIIe dynastie (environ 3000 ans avant notre ère). Leurs seules bêtes de somme sont les ânes qui portent le bagage et les enfants.

Ceci est d'accord avec le témoignage du livre de la Genèse, ce fidèle et inappréciable miroir de la vie patriarcale. Quand les richesses des premiers patriarches y sont énumérées, on parle de leurs chameaux, de leurs ânes, de leurs troupeaux de bœufs et de moutons[4], mais jamais de chevaux, tandis que cet animal apparaît dans l'Exode comme d'un usage général. La seule mention que la Genèse fasse du cheval est lorsque la famille de Jacob vient s'établir en Égypte auprès de Joseph[5]. Mais ceci se rapporte à la dernière époque des faits rapportés dans le livre, au temps des derniers rois Pasteurs en Égypte. Le témoignage coïncide ici, à peu d'années près, avec la plus ancienne mention du cheval que nous puissions relever sur les monuments égyptiens, avec le passage de l'inscription d'Ahmès, fils d'Abana, à Elethyia, traduite et analysée par M. de Bougé, où il est parlé du char de guerre du roi Ahmès, premier souverain de la XVIIIe dynastie.

Les faits relatifs à l'histoire des solipèdes domestiques en Égypte et dans les pays voisins doivent donc être rétablis de la manière suivante :

1° L'âne était employé d'une manière universelle en Égypte et en Syrie, comme bête de somme, depuis 'les temps les plus reculés où les monuments fassent remonter.

2° Le cheval, au contraire, resta inconnu dans les pays au sud-ouest de l'Euphrate, jusqu'au temps où les Pasteurs dominaient en Égypte, c'est-à-dire jusqu'aux alentours du XIXe siècle avant l'ère chrétienne.

J'ajouterai qu'un peu plus tard, les monuments nous montrent l'usage de combattre sur des chars attelés de deux chevaux comme tout à fait national chez le peuple chananéen des Khétas ou Héthéens, qui avait fourni la tribu dominante dans l'invasion des Pasteurs. Il serait donc possible que ce fussent eux qui eussent introduit le cheval en Syrie et en Égypte. J'ai essayé de démontrer ailleurs, dans mon Manuel d'histoire ancienne de l'Orient, que la grande migration des Chananéens, venus des bords du golfe persique en Syrie, n'avait précédé que de très-peu l'entrée des étrangers désignés sous le nom de Pasteurs dans la vallée du Nil.

 

P. S. M. Faye ayant, à la suite de la lecture de cette note à l'Académie des sciences, opposé à mes conclusions un passage de la Genèse[6] où la traduction protestante d'Osterwald lui offrait la mention de mulets trouvés dans le désert, je répondis en ces termes, en examinant la signification véritable du mot traduit par mulets :

Le mot yémim ne se retrouve nulle autre part dans la Bible. Dès le temps de la version des Septante, on avait perdu la tradition du sens, et les interprètes grecs inséraient le mot purement et simplement dans leur texte (εΰρε τόν έαμίν), sans chercher à le rendre par un équivalent. Onkélos, auteur d'une traduction syro-chaldaïque de la Bible environ contemporaine de l'ère chrétienne, a vu là des géants. Saint Jérôme traduit : Qui invenit aquas calidas in solitudine, cum pasceret asinos Sebeon patris sui. C'est seulement au XIe siècle de notre ère que les rabbins occidentaux Raschi et Aben-Ezra ont eu l'idée qu'il pouvait être en cet endroit question de mulets, et cette tradition a fait pour la première fois son apparition au XVIe siècle, dans les bibles protestantes. Elle avait assez généralement cours parmi les érudits de cette époque ; mais les maîtres de la science philologique moderne ne l'ont pas adoptée. Gesenius admet comme la seule possible l'interprétation de la Vulgate, sources d'eau chaude, et, en effet, saint Jérôme atteste que, de son temps, le mot était encore en usage avec ce sens à Carthage. De plus, yémim se rattache bien évidemment au radical yamah, être chaud.

Voilà pourquoi je n'avais point fait entrer en ligne de compte cette soi-disant mention du mulet dans mon relevé des mentions de l'âne et du cheval dans la Genèse, que j'ai fait directement sur le texte hébraïque, et non sur les traductions, qui peuvent si souvent tromper.

Le vrai nom hébreu du mulet est pered. Les premières mentions que la Bible fasse de cette espèce hybride ont trait à l'époque de David[7], et c'est alors un mulet qui est donné comme la monture de bataille d'Absalon. A dater de ce moment, il en est fréquemment question, comme d'un animal très-répandu dans la Palestine.

 

 

 



[1] Publié en mai 1870, dans le journal quotidien La Concorde.

[2] Dans l'unique livraison qu'ait comptée le Recueil de travaux relatifs à la philologie et à l'archéologie égyptiennes et assyriennes, publié par l'éditeur Vieweg.

[3] Saint Jérôme a dit : Sive Mosen dicere volueris auctorem Pentateuchi sive Esram ejusdem instauratorem operis, non recuso. (Contr. Helvid., 3.) — C'en est assez pour donner toute la latitude désirable aux discussions d'une exégèse vraiment scientifique.

[4] Genèse, XII, 16 ; XXII, 3 ; XXIV, 35 ; XXX, 43 ; XXXII, 5 et 15 ; XXXIV, 28 ; XXXVI, 24 ; XLII, 26 ; XLIII, 18 ; XLIV, 3 ; XLVI, 23.

[5] Genèse, XLVII, 17.

[6] XXXVI, 24.

[7] II Samuel, XIII, 29, et XVIII, 9.