LES PREMIÈRES CIVILISATIONS

TOME PREMIER. — ARCHÉOLOGIE PRÉHISTORIQUE. – ÉGYPTE

I. — ARCHÉOLOGIE PRÉHISTORIQUE

 

LES MONUMENTS DE L'ÉPOQUE NÉOLITHIQUE. — L'INVENTION DES MÉTAUX ET LEUR INTRODUCTION EN OCCIDENT[1].

 

 

I

Pour celui qui suit les vestiges de son industrie que l'homme préhistorique a laissés dans notre Europe, un nouvel âge se marque par l'apparition de la pierre polie, car il est à noter que dans l'époque précédente, quelque habileté que révèle déjà le travail de la pierre et de l'os, on n'a encore aperçu aucun spécimen d'arme ou d'outil quelconque en pierre portant des traces de polissage. Ce ne sont plus les alluvions quaternaires et les cavernes de l'âge du renne qui fournissent les pierres polies, les haches en silex, en serpentine, en néphrite, en obsidienne de cet âge ; on les trouve dans les tourbières, dans des amoncellements sans doute fort anciens, mais qui s'élèvent sur le sol actuel, dans des sépultures d'une très-haute antiquité, mais postérieures au début de notre période géologique, dans certains camps retranchés qui furent plus tard occupés par les Romains. On en a recueilli par milliers presque partout en France, en Belgique, en Suisse, en Angleterre, en Italie, en Grèce, en Espagne, en Allemagne et en Scandinavie.

Il ne faudrait pas croire, du reste, qu'un changement brusque et subit sépare l'âge du renne de l'âge de la pierre polie. On passe de l'un à l'autre par des gradations successives, qui prouvent que si l'apparition du nouveau procédé semble se rattacher à la prédominance désormais acquise par un nouvel élément de population, le changement s'est opéré par une action lente et prolongée. La géologie a également reconnu — fait exactement parallèle — que la transition de la période quaternaire à la période présente n'avait pas été brusque et violente, mais graduelle. Elle fut le résultat d'une série de phénomènes successifs et locaux qui achevèrent de donner aux continents la forme qu'ils ont maintenant et changèrent peu à peu le climat, ce qui amena forcément la disparition ou la retraite vers d'autres latitudes de certaines espèces animales. A tel point que beaucoup de géologues admettent aujourd'hui que nous sommes dans la continuation de l'époque quaternaire et qu'il ne faut pas établir de démarcation nettement déterminée entre celle-ci et les temps actuels.

Les haches de l'époque de la pierre polie diffèrent de celles de l'époque de la pierre simplement taillée par éclats ou de l'époque archéolithique, en ce que celles-ci fendaient ou 'perçaient par leur petite extrémité, tandis que celles de l'âge nouveau ont le tranchant à l'extrémité la plus large. Certaines haches de cette époque étaient emmanchées dans la corne de cerf ou le bois, tandis que d'autres semblent avoir été tenues directement à la main et avoir servi de couteau ou de scie pour l'os, la corne et le bois. A cela prés, la nature des armes et des ustensiles est généralement la même aux deux âges, avec la seule différence de l'habileté et de la perfection du travail : ce sont des haches, des couteaux, des pointes de flèches barbelées, des grattoirs, des alènes, des pierres de fronde, des disques, des poteries d'une extrême grossièreté, des grains de colliers en coquillages ou en terre qui déjà se montrent à l'époque précédente. Bien qu'on donne souvent le nom d'âge de la pierre polie à la nouvelle phase de la période préhistorique, postérieure au dépôt des alluvions quaternaires, il ne faudrait pas s'imaginer que ce soit toujours le poli de la matière qui la Caractérise ; le fini, la perfection de l'exécution, peuvent aussi faire juger que des armes et des ustensiles non polis s'y rapportent. Aussi vaut-il mieux se servir de l'expression d'époque néolithique, qui dénote seulement le caractère relativement plus récent du dernier âge de l'emploi exclusif des instruments de pierre.

On a observé sur divers points de l'Europe les vestiges incontestables d'ateliers où les instruments de pierre de cette époque étaient préparés, et dont l'emplacement est décelé par les nombreuses pièces inachevées qui s'y trouvent réunies à côté d'armes de la même matière amenées à leur dernier degré de perfection. Un de ces ateliers existait à Pressigny (Indre-et-Loire), d'autres à Chauvigny (Loir-et-Cher), à Civray, à Charroux (Vienne). Je ne parle ici que de quelques-uns de ceux qui ont été reconnus en France ; il y en a dans tous les autres pays, et moi-même j'en ai découvert à la porte d'Athènes et dans la montagne qui domine Thèbes d'Égypte (ce dernier conjointement avec M. Hamy). Les silex paraissent ordinairement avoir été taillés dans la carrière même et portés ailleurs pour être polis. On a retrouvé en plusieurs endroits les pierres qui servaient au polissage, et auxquelles les paysans de nos campagnes donnent le nom de pierres cochées, d'après les sillons ou coches dont elles sont marquées.

Il y avait donc, dès cet âge, des centres industriels, des lieux spéciaux de fabrication ; par suite, il y avait aussi commerce. Les peuplades qui fabriquaient sur une grande échelle les armes et les ustensiles de pierre ne devaient pas vivre dans un état d'isolement complet, où elles n'auraient su que faire des produits de leur travail. Elles les portaient chez les peuplades qui n'avaient pas chez elles des matériaux aussi propices à cette fabrication, et les échangeaient contre d'autres produits du sol de ces dernières. C'est ainsi que le besoin établissait peu à peu les diverses relations de la vie sociale. On a trouvé en Bretagne des haches en fibrolite, matière qui ne se rencontre en France que dans l'Auvergne et les environs de Lyon. Tout dernièrement (1867), de l'allée couverte d'Argenteuil on exhumait un couteau en silex sorti manifestement des carrières de Pressigny. A l'île d'Elbe, où l'on a recueilli un grand nombre d'instruments en pierre taillée, dont l'usage est certainement antérieur aux premières exploitations des mines- de fer, ouvertes par les Étrusques, la plupart de ces armes primitives sont faites d'un silex qui ne se rencontre pas dans le sol, et a été, par conséquent, apporté par mer. Dans l'Archipel grec, j'ai rencontré à Ios des couteaux et des nuclei en obsidienne de Milo.

Les débris d'animaux que l'on trouve avec les objets de travail humain appartenant à l'âge néolithique se joignent aux indications fournies par les gisements pour démontrer que celui-ci n'appartient plus à l'époque quaternaire, mais à notre époque géologique, et se trouve ainsi placé sur le seuil des temps historiques. Les grands carnassiers et les grands pachydermes, comme l'éléphant et le rhinocéros, n'existaient plus alors. L'urus (Bos primigenius), qui vivait encore au commencement des siècles historiques, est le seul animal de cet âge qui n'appartienne plus à la faune contemporaine. Les ossements qui se rencontrent avec les ustensiles de pierre polie sont ceux du cheval — alors exclusivement sauvage dans nos contrées —, du cerf, du mouton, de la chèvre, du chamois, du sanglier, du loup, du chien, du renard, du blaireau, du lièvre. Le renne ne se montre plus en France. En revanche, on commence à trouver les animaux domestiques, qui manquent absolument dans les cavernes du Périgord. Évidemment ; le climat de nos pays était devenu dés lors ce qu'il est aujourd'hui.

Qui n'a observé, en France ou en Angleterre, ces étranges monuments en pierres énormes non taillées, connus sous le nom de dolmens et d'allées couvertes, que l'on a regardés si longtemps comme des autels et des sanctuaires druidiques ? L'exploration soigneuse de ces monuments, auxquels on applique aujourd'hui la dénomination fort juste de mégalithiques, y a fait reconnaître des tombeaux que recouvrait presque toujours un tertre sous lequel la construction en pierres brutes était dissimulée. La plupart de ces tombes étaient violées depuis des siècles ; mais dans le petit nombre de celles que les fouilles de nos jours ont retrouvées intactes, on a pu se convaincre de l'absence presque constante de tout objet de métal. On n'y découvre, avec les os et les cendres des morts, que des instruments et des armes en silex, en quartz, en jade, en serpentine, et des poteries. Tel a été le cas des dolmens de Keryaval en Carnac, du tumulus du Mané-Lud à Locmariaker et du Moustoir-Carnac, dont les haches en pierre dure, d'une exécution si précieuse et aux formes si géométriquement régulières, ont été envoyées par le musée de Vannes à l'Exposition universelle. Les poteries des dolmens sont de la pâte la plus grossière, et aucune n'a été façonnée à l'aide du tour. Quelquefois, comme à Gavr'innis et au Mané-Lud, on a sculpté péniblement sur la face des dalles de granit qui forme la paroi intérieure de la chambre sépulcrale des dessins bizarres, qui la plupart du temps semblent reproduire des tatouages, cette marque d'individualité qui, chez les peuples sauvages, est comme une signature imprimée sur la face, et qui, dans le tombeau, tenait lieu, en l'absence d'écriture, du nom du personnage déposé au pied de la dalle où on l'avait gravée.

On a trouvé des ustensiles de bronze sous quelques-uns des dolmens que l'on a fouillés dans les dernières années. L'apparition de ce métal est d'une haute importance, car elle prouve que l'usage d'élever des dolmens et des allées couvertes, qui avait pris naissance dans l'âge de la pierre polie, subsistait encore en Gaule quand l'emploi des métaux commença à y être connu. On rencontre même des sépultures de cette catégorie où le bronze domine et' où les armes de pierre ne se montrent plus qu'exceptionnellement ; mais il est à noter qu'alors la disposition de la cavité destinée à recevoir le mort ou les morts n'est plus telle qu'on l'observe dans les tombeaux de la pure époque de la pierre : l'architecture funéraire à pris de nouveaux développements, par suite de l'emploi des outils en métal ; l'intérieur des tombeaux se divise en galeries et en chambres souterraines.

Tous les indices concordent à prouver que les dolmens et les allées couvertes de notre pays, aussi bien ceux où l'on ne découvre que des objets de pierre que ceux où le bronze fait sa première apparition, sont les sépultures d'une race différente de celle des Celtes, qui occupait antérieurement le sol de la Gaule, et que les Celtes anéantirent ou plutôt subjuguèrent en s'amalgamant avec elle. On a fait déjà bien des conjectures pour déterminer à quel rameau de l'humanité appartenait cette race ; mais toutes, jusqu'à présent, ont été prématurées et sans fondement assez solide.

Ce n'est, du reste, pas seulement en France et en Angleterre que l'on rencontre les monuments mégalithiques : on en a observé en Syrie, en Algérie, dans le cœur de l'Arabie, et jusque dans l'Hindoustan. Il n'est donc pas possible de les considérer comme l'œuvre d'une seule race ; ce sont les monuments d'un âge de développement qu'ont dû traverser les différents rameaux de l'espèce humaine avant d'atteindre une nouvelle étape de progrès. Mais les uns y sont demeurés pendant de longs siècles, tandis que pour d'autres, cet âge a été très-court. Le célèbre Temple du Sphinx, à Gizeh, marque la transition du monument mégalithique à l'architecture proprement dite.

Au reste, dans la période néolithique, comme dans les périodes antérieures, les mêmes besoins et l'emploi des mêmes ressources ont produit les plus curieuses ressemblances dans les armes et les ustensiles de pays fort éloignés, qui n'avaient évidemment aucune communication entre eux, et que devaient habiter des races différentes. Pour nous borner à l'Europe, sans aller chercher nos exemples à Java, en Chine ou au Japon, où nous trouverions cependant des points de comparaison dignes d'attention, les haches et les couteaux en silex, en obsidienne, en quartz compact, extraits des tumuli de l'Attique, de. la Béotie, de l'Achaïe, de l'Eubée, des Cyclades, sont identiques aux armes pareilles qu'on recueille sur notre sol ; celles que le gouvernement russe exposait (1867), et qui ont été trouvées au Caucase ou dans les provinces slaves, rentrent aussi exactement dans les mêmes types. La Scandinavie a ses dolmens, ses tumuli, qui offrent avec ceux de la France une saisissante analogie. Les corps qu'ils renfermaient avaient été également déposés dans la tombe sans être brûlés ; le bronze s'y montre encore plus rarement que sous nos dolmens. Les objets en pierre et en os provenant de ces tombeaux affectent les formes les plus variées et sont d'une exécution particulièrement délicate. La Suède et le Danemark en avaient envoyé une magnifique série au palais du Champ-de-Mars. Mais une portion de la collection danoise provient, non des dolmens, mais des tourbières, où l'on trouve ces objets dans les couches les plus inférieures avec des troncs de pins en partie décomposés, fait d'une haute importance pour établir l'antiquité reculée à laquelle remontent les instruments en pierre polie, car cette essence forestière a disparu du Danemark depuis des siècles et des siècles ; elle a été remplacée par le chêne, puis par le hêtre. Deux circonstances expliquent, du reste, le degré de perfection toute particulière que le travail de la pierre atteignit en Scandinavie : d'abord la période de l'emploi exclusif des instruments de pierre s'y prolongea plus tard que dans aucun autre pays, et par conséquent cette forme de l'industrie humaine eut le temps, plus que partout ailleurs, d'y perfectionner ses procédés ; puis le silex y est d'une qualité supérieure et s'y prête à la taille mieux que dans notre pays.

Ce sont encore les contrées scandinaves qui ont livré à l'étude de la science d'autres bien curieux dépôts de la même phase de l'histoire de l'humanité. Les côtes du Danemark et de la Scanie offrent de distance en distance des amas considérables de coquilles d'huîtres et d'autres mollusques comestibles. Ces dépôts n'ont pas été apportés par les flots ; ce sont des accumulations manifestes de débris de repas, d'où le nom de kjœkkenmœddinger ou rebuts de cuisine, sous lequel ils sont connus dans le pays. Ils s'étendent souvent sur des longueurs de plusieurs centaines de mètres, avec une épaisseur qui atteint quelquefois jusqu'à près de dix pieds. On n'a jamais rencontré dans ces amas aucun objet de métal, mais au contraire de nombreux silex taillés, des morceaux d'os et de corne travaillés, des poteries grossières et faites à la main. L'imperfection du travail dans les objets qui en proviennent rappelle l'âge des alluvions quaternaires. Mais le style des armes et des ustensiles ne saurait être de seul critérium pour juger de la date d'un dépôt de ce genre. Il faut avant tout prendre en sérieuse considération la faune qui s'y révèle. Or, on n'a rencontré dans les kjœkkenmœddinger aucun débris d'espèces caractéristiques d'un autre âge géologique. Sauf le lynx et l'urus, qui n'ont disparu que depuis l'époque historique, il ne s'y est trouvé aucun ossement d'animaux qui aient cessé d'habiter ces climats ; on y a même trouvé des indices de l'existence du porc et du chien à l'état d'animaux domestiques. Les kjœkkenmœddinger se placent donc, dans l'ordre chronologique, à côté des plus anciens dolmens. Si l'industrie s'y montre encore aussi rudimentaire, c'est seulement parce que les tribus qui ont abandonné sur les bords de la mer du Nord des débris de leurs grossiers festins étaient demeurées en arrière de leurs voisins placés dans de meilleures conditions, et déjà notablement plus avancés dans la voie de la civilisation.

Des dépôts analogues aux kjœkkenmœddinger ont été signalés dans les derniers temps en d'autres contrées. On en connaît dans le Cornouailles, sur la côte nord de l'Écosse, aux Orcades, et bien loin de là, sur les rivages de la Provence, où leur existence a été constatée par le duc de Luynes. Les terramare des bords du Pô, amas contenant des cendres, du charbon, du silex et des os travaillés, des ossements d'animaux dont la chair paraît avoir été mangée, des tessons de poteries et d'autres restes de la vie des premiers âges, offrent également une grande analogie avec les dépôts du Danemark et de la Scanie, et appartiennent bien évidemment à la même période du développement de l'humanité ; quelques-unes des terramare ont même continué à se former après l'introduction des métaux.

Mais les restes les plus intéressants de l'âge néolithique, ceux qui révèlent l'état de société le plus avancé et marquent la dernière phase de progrès des populations de l'Europe occidentale avant qu'elles ne connussent l'usage des métaux, sont les palafittes ou villages lacustres.

En 1853, la baisse extraordinaire des eaux du lac de Zurich permit d'observer des vestiges d'habitations sur pilotis, qui paraissaient remonter à une très-haute antiquité. M. F. Keller ayant appelé l'attention sur cette découverte, on se mit à explorer d'autres lacs pour rechercher s'ils ne contenaient pas de semblables restes. Les investigations, auxquelles demeure attaché le nom de M. Troyon, furent couronnées d'un plein succès. Non seulement un grand nombre de lacs de la Suisse recélaient des palafittes, mais on en découvrit également dans les lacs de la Savoie, du Dauphiné et de l'Italie septentrionale, puis dans ceux de la Bavière et du Mecklembourg. Les habitations des. villages lacustres étaient voisines du rivage, construites sur une vaste plate-forme, que composaient plusieurs couches croisées de troncs d'arbres et de perches reliées par un entrelacement de branches et cimentées par de l'argile, et que supportaient des pieux plantés au milieu des eaux. Hérodote décrit très-exactement des habitations de ce genre qui subsistaient encore de son temps sur les lacs de la Macédoine. Mais si l'on veut se faire une idée complète de ce qu'étaient les stations lacustres de la Suisse, il faut prendre dans le voyage de Dumont d'Urville la planche qui représente le gros village de Doréy, sur la côte de la Nouvelle-Guinée, encore tout entier bâti dans ce système.

L'usage d'établir ainsi les demeures sur pilotis au milieu de l'eau se continua dans l'Helvétie et les contrées voisines pendant bien des siècles, car les objets qui ont été retirés des palafittes appartiennent à des âges très-différents. Tandis que dans les moins anciens on a recueilli des ustensiles en bronze et même en fer, métal dont l'usage détermine encore une période nouvelle dans la marche des inventions humaines, dans d'autres, et c'était le plus grand nombre, on n'a découvert que des armes et des outils de pierre polie ou d'os. La forme et la nature du travail de ceux-ci se rapprochent beaucoup des objets fournis par les dolmens et les tourbières de la France, de la Grande-Bretagne, de la Belgique et de la Scandinavie ; seulement, la variété des instruments y est plus grande. Les animaux dont la drague a ramené les ossements des palafittes sont ceux-là mêmes qui vivent encore aujourd'hui dans les montagnes de la Suisse : l'ours brun, le blaireau, la fouine, la loutre, le loup, le chien, le renard, le chat sauvage, le castor, le sanglier, le porc, la chèvre, le mouton. Seuls, l'élan, l'urus et l'aurochs manquent à la faune actuelle du pays ; mais on sait, par des témoignages historiques formels, qu'ils y habitaient encore au commencement de l'ère chrétienne.

Ainsi, les villages lacustres caractérisent nettement dans notre Europe occidentale la fin de l'âge néolithique ou de la pierre polie, et les populations qui les avaient établis continuèrent même à les habiter dans les premiers temps où elles se servirent des métaux, que leur avaient fait connaitre des nations plus avancées. L'ensemble des objets que les savants de la Suisse ont retirés de leurs emplacements dénote, du reste, en bien des choses, même dans les plus anciens, une véritable civilisation. La poterie y ressemble à celle des dolmens ; elle est encore façonnée à la main, mais, elle affecte une plus grande variété de formes et un certain goût d'ornementation. Les plus grands de ces vases servaient à conserver les céréales pour l'hiver. On y a recueilli du froment, de l'orge, de l'avoine, des pois, des lentilles. Les habitants des villages lacustres s'adonnaient donc à l'agriculture, art absolument inconnu encore des hommes dont les cavernes de l'âge du renne nous ont conservé les vestiges. Ils élevaient des bestiaux ; ils connaissaient l'usage de la meule. Enfin, dans les palafittes de la plus haute date, on a rencontré des lambeaux d'étoffes, qui prouvent que dès lors, au lieu de se contenter pour tout vêtement de peaux de bêtes, on savait tresser et tisser les fibres du lin. Dans certaines cavernes de l'Andalousie, qui paraissent avoir été habitées vers la même époque, on a trouvé des vêtements presque complets en sparterie tressée, avec des armes et d'autres ustensiles de pierre polie.

 

II

La succession chronologique des diverses périodes de l'âge d'emploi exclusif de la pierre s'établit maintenant d'une manière positive et précise. Nous y retrouvons les premières étapes de la race humaine dans la voie de la civilisation, après lesquelles l'emploi du métal marque une évolution nouvelle et d'une importance capitale. Non toutefois qu'il faille s'exagérer l'état d'avancement auquel correspond le début du travail des métaux. Les anciens nous représentent les Massagètes, qui étaient pourtant plongés dans une très-grande barbarie, comme étant en possession d'instruments de métal ; et chez les tribus de race ougrienne, le travail des mines a certainement pris naissance dans un état social peu avancé. On trouve dans l'Oural et dans l'Altaï des traces d'anciennes exploitations qui pénètrent quelquefois la terre à plus de 30 mètres de profondeur. Certaines populations nègres savent aussi travailler les métaux, et même fabriquer l'acier, sans que pour cela elles aient atteint la civilisation véritable. Elles fabriquent des houes, supérieures à celles que l'Angleterre veut leur envoyer de Sheffield, à l'aide d'une forge rudimentaire dont une enclume de grès, un marteau de silex et un soufflet composé d'un vase de terre fermé par une peau mobile, font tous les frais. Cependant il est incontestable que le travail des métaux a été l'un des plus puissants agents de progrès, et c'est en effet précisément chez les populations les plus anciennement civilisées que nous voyons l'origine de cette invention remonter le plus haut.

Au reste, excepté dans la Bible, qui nomme un personnage humain comme le premier qui pratiqua cet art, — encore le personnage en question a-t-il bien plus le caractère d'une personnification ethnique que d'un individu, — l'histoire de l'invention des métaux est entourée de fables chez tous les peuples de l'antiquité, L'invention paraissait si merveilleuse et si bienfaisante, que l'imagination populaire y voyait un présent des dieux. Aussi, presque toujours le prétendu inventeur que l'on cite n'est que la personnification mythologique du feu, qui est l'agent naturel de ce travail : tel est le Tvatchtri des Védas, l'Héphæstos des Grecs, le Vulcain des Latins.

Le premier métal employé pour faire des armes et des ustensiles fut le cuivre, dont le minerai est le plus facile à réduire à l'état métallique, et on apprit bientôt à le rendre plus résistant par un alliage d'étain, qui constitue le bronze. L'emploi du fer, dont le travail est plus difficile, marqua un nouveau progrès dans l'invention. C'est du moins ainsi que les choses se passèrent le plus généralement ; car elles varièrent suivant les races et les localités, et la succession que nous venons d'indiquer compte d'importantes exceptions.

Les nègres de l'Afrique centrale et méridionale n'ont jamais connu le bronze, et même pour la plupart ne travaillent pas le cuivre. En revanche, ils fabriquent le fer sur une assez grande échelle, et par des procédés à eux, qui ne leur ont point été communiqués du dehors. Ils sont donc arrivés spontanément à la découverte du fer, et ils ont passé de l'usage exclusif de la pierre à la fabrication de ce métal, progrès différent dans sa marche de celui des populations de l'Asie et de l'Europe, et auquel a dû contribuer la nature particulière des minerais les plus répandus en Afrique, lesquels sont moins difficiles à traiter et à affiner que ceux d'autres pays. Les Esquimaux, qui ne savent pas fondre les métaux et en sont encore à l'âge de pierre, fabriquent cependant quelques outils de fer en détachant des fragments de blocs de fer météorique, et en les martelant avec des pierres sans les faire passer par la fusion, comme les Peaux-Rouges de l'Amérique du Nord faisaient des haches et des' bracelets avec le cuivre natif des bords du lac Supérieur et de la baie d'Hudson par un procédé de simple martelage entre deux pierres et sans emploi du feu, c'est-à-dire sans véritable métallurgie.

Au reste, le fer météorique, qui n'a besoin d'aucun affinage, et qu'il suffit de fondre pour qu'il soit propre à former tous les instruments, a dû être partout travaillé le premier et donner le type du métal que l'on a cherché ensuite à tirer de minerais moins purs. Le langage de plusieurs des peuples les plus considérables de l'antiquité par leur civilisation a conservé des traces de ces débuts de la métallurgie du fer, tiré de blocs dont en avait observé l'origine météorique. En égyptien, le fer se nommait ba en pe, matière du ciel, mot qui est resté dans le copte bénipé, fer et des textes positifs prouvent que l'antique Égypte se représentait le firmament comme une voûte de fer dont des fragments se détachaient quelquefois pour tomber sur la terre. Le nom grec du fer, ai8npoç, nom tout a fait particulier, et qui n'a d'analogue dans aucune autre langue aryenne pour désigner le même métal, est évidemment apparenté d'une manière étroite, comme l'a reconnu M. Pott, au latin sidus, sideris, astre ; il désigne donc le métal que l'on a d'abord connu avec une origine sidérale.

Tous les rameaux de l'humanité, sans exception, ont traversé les diverses étapes de l'âge de la pierre, et partout on en découvre les traces. Mais de ce que chaque peuple et chaque pays offrent aux regards de l'observateur la même succession de trois âges répondant à trois moments du développement social, on se tromperait grandement si l'on allait supposer que les différents peuples y sont parvenus dans le même temps. Il n'existe pas entre les phases successives de la pierre et du métal, pour les diverses parties du globe, un synchronisme nécessaire ; l'âge de la pierre n'est pas une époque déterminée dans le temps ; c'est un état du progrès humain, et la date en varie énormément de contrée à contrée. On a découvert des populations entières qui n'étaient pas encore sorties, à la fin du siècle dernier et même de nos jours, de l'âge de la pierre. Tel était le cas de la plupart des Polynésiens lorsque Cook explora l'Océan Pacifique. Les Esquimaux reçoivent quelques objets de métal des baleiniers qui vont à la pêche au milieu des glaces voisines du pôle ; mais ils d'en fabriquent pas, et leurs racloirs en ivoire fossile, leurs petites haches et leurs couteaux à forme de croissants en pierre sont pareils à ceux dont on se servait dans l'Europe préhistorique. Un voyageur français rencontrait encore en 1854, sur les bords du Rio-Colorado de la Californie, une tribu indienne qui ne se servait que d'armes et d'ustensiles en pierre et en bois. Les races qui habitaient le nord de l'Europe n'ont reçu la civilisation que bien après celles de la Grèce et de l'Italie ; les palafittes des lacs de la Suisse, de la Savoie et du Dauphiné continuaient certainement à subsister, du moins une partie, quand déjà Marseille et d'autres villes grecques étaient fondées sur le littoral de la Provence ; toutes les vraisemblances paraissent indiquer que, lorsque les dolmens de l'âge de pierre commençaient à s'élever chez nous, les populations de l'Asie étaient déjà depuis des siècles en possession du bronze et du fer et de tous les secrets d'une civilisation matérielle extrêmement avancée. En effet, l'emploi des métaux remonte, en Égypte, en Chaldée, chez les populations ariennes primitives des bords de l'Oxus et chez les nations touraniennes qui remplissaient l'Asie antérieure avant les grandes migrations des Aryas, à l'antiquité la plus reculée.

La tradition biblique, dans laquelle il ne faut pas chercher ce qui n'y a jamais été, une histoire suivie et précise des premières générations humaines, mais à laquelle tout homme de bonne foi est forcé de reconnaître un caractère exceptionnel et une valeur bien supérieure à celle des traditions primitives de tous les autres peuples, la tradition biblique désigne un des fils de Lamech, Tubalcaïn, comme ayant le premier forgé le cuivre et le fer, donnée qui ferait remonter, pour certaines races, l'invention du travail des métaux à près de mille ans avant le déluge. Ce nom de Tubalcaïn est, du reste, extrêmement curieux, car il signifie Tubal le forgeron, et, par conséquent, on ne peut manquer d'établir un rapprochement entre lui et le nom du peuple de Tubal, dont la métallurgie prodigieusement antique est tant de fois citée par la Bible, et qui gardait encore cette réputation du temps des Grecs, quand, déchu de la puissance prépondérante sur le nord-est de l'Asie-Mineure que lui attribuent les monuments assyriens du XIIe siècle, il n'était plus que la petite nation des Tibaréniens. Une fois découvert, l'usage des procédés de la métallurgie ne se répandit d'abord que lentement, et resta longtemps concentré, comme un monopole exclusif, entre les mains de quelques populations dont le progrès, par suite de causes de natures diverses, avait devancé celui des autres. Les Chalybes, qui paraissent un rameau du peuple de Tubal, étaient déjà renommés pour les armes et les instruments de fer et de bronze qu'ils fabriquaient dans leurs montagnes, quand certaines tribus nomades de l'Asie centrale en restaient encore aux engins de pierre.

Bien plus, on a découvert partout des preuves positives de ce fait que l'invention du travail des métaux ne fit pas disparaître tout d'abord les armes et les instruments de pierre. Les objets de métal revenaient à un grand prix, et avant que l'usage ne s'en fût complètement généralisé, la majorité continua d'abord pendant un certain temps à préférer, par économie, les vieux ustensiles auxquels elle était habituée. Chez la plupart des tribus à demi sauvages qui travaillent le métal, comme celles des nègres, cette industrie est, dans l'intérieur même de la tribu, une sorte d'arcane que certaines familles se transmettent traditionnellement de père en fils, sans le communiquer aux individus qui les entourent et leur demandent leurs produits. Tout donne lieu de penser qu'il dut en être de même pendant une longue suite de générations dans l'humanité primitive. Et par conséquent il put et dut arriver que certains essaims d'émigration qui se lançaient en avant dans les forêts du monde encore désert, bien que partant de centres où quelques familles travaillaient déjà les métaux, ne savaient encore fabriquer- eux-mêmes que des instruments de pierre et n'emportèrent pas avec eux d'autre tradition d'industrie dans leurs établissements lointains. Aussi n'y a-t-il pas contradiction nécessaire du récit de la Bible, qui place l'invention première de la métallurgie longtemps avant le déluge, dans ce fait que la race rouge de l'Amérique, qui ne se sépara certainement du noyau de l'humanité sur le plateau de Pamir qu'après le cataclysme, puisqu'elle en a conservé le souvenir, arriva dans sa patrie définitive en ne connaissant que les outils de pierre, et y inventa séparément l'art de travailler les métaux, comme le prouve le caractère original de sa métallurgie, tout à fait différente de celle de l'ancien monde. Et ce fait ne dut pas seulement se produire pour les seules populations qui allèrent habiter le nouveau continent, car celui qui étudie les méthodes anciennes de travail des métaux reconnaît, à des indices matériels incontestables, qu'elles rayonnèrent suivant les contrées de trois centres d'invention distincts : l'un, le plus ancien de tous et celui dont parle la Bible, situé en Asie ; le second en Afrique, dans la race noire, où j'ai déjà dit tout à l'heure que le bronze était demeuré inconnu et qu'on était arrivé du premier coup à la production du fer ; le troisième en Amérique, dans la race rouge.

Il y a même eu dans certains cas, et par suite de circonstances exceptionnelles, retour à l'âge de pierre de la part de populations qui, au moment de leur émigration, connaissaient le travail des métaux, mais n'avaient pas encore entièrement abandonné les usages de l'état de civilisation antérieur. C'est ce qui paraît être arrivé pour la race polynésienne. Elle est, les belles recherches de M. de Quatrefages l'ont démontré, originaire de la Malaisie, et autant que l'on peut arriver à déterminer approximativement la date de son émigration première, le départ n'en eut lieu qu'à une époque peu ancienne, où nous savons par des monuments positifs que l'usage et la fabrication des métaux étaient déjà répandus généralement dans les îles malaises, mais sans avoir tout à fait déraciné l'emploi des ustensiles de pierre. Mais les îles où les ancêtres des Polynésiens s'établirent d'abord, dans le voisinage de Taïti, et où ils se multiplièrent pendant plusieurs siècles avant de rayonner dans le reste des archipels océaniens, ne renfermaient dans leur sol aucun filon minier. Le secret de la métallurgie, à supposer que quelqu'un des individus de la migration le possédait, se perdit donc au bout de peu de générations, faute d'usage, et il ne se conserva pas d'autre tradition d'industrie que celle de la taille de la pierre, que l'on avait l'occasion d'exercer tous les jours. Aussi les essaims postérieurs de la race polynésienne en demeurèrent-ils à l'âge de pierre, même lorsqu'ils allèrent s'établir dans des lieux riches en mines, comme la Nouvelle-Calédonie.

La Chine présente un autre phénomène non moins curieux. Au temps où les Cent familles, à peine sorties de leur berceau dans les monts Kouen-Lun, établirent les premiers rudiments de leur écriture, elles étaient encore à l'âge de pierre. L'étude des deux cents hiéroglyphes primitifs qui servent de base au système graphique des Chinois montre qu'ils ne possédaient alors aucun métal, quoiqu'ils eussent déjà neuf à dix espèces d'armes, et encore aujourd'hui le nom de la hache s'écrit en chinois avec le caractère de la pierre, souvenir conservé de la matière avec laquelle se fabriquaient les haches quand on commença à. écrire. Mais les populations tibétaines que l'on groupe sous le nom commun de Miao-Tseu, populations qui habitaient antérieurement le pays et que les Cent familles refoulaient devant elles, étaient armées de coutelas et de haches en fer, qu'elles forgeaient elles-mêmes d'après les traditions de leurs vainqueurs. Il y a donc eu là défaite et expulsion d'un peuple en possession de l'usage des métaux par un autre peuple qui n'employait encore que la pierre. A ce triomphe d'une barbarie plus grande que celle des Miao-Tseu succéda bientôt le développement propre de la civilisation chinoise, qui paraît s'être fait sur lui-même, à part du reste du monde, et la métallurgie y suivit ses phases normales. Dès le temps de Yu, vingt siècles avant notre ère, les Chinois connaissaient déjà tous les métaux, mais ils ne travaillaient par eux-mêmes ni le fer ni l'étain ; ils fondaient seulement le cuivre pur, l'or et l'argent. Les quelques objets de fer qu'ils possédaient étaient tirés par eux, à titre de tribut, des peuplades de la race des Miao-Tseu, qui habitaient les montagnes de leur frontière du côté du Tibet, et qui y continuaient les traditions de la vieille métallurgie antérieure à l'invasion des Cent familles. Quant à l'étain, dont la Chine orientale renferme cependant de riches gisements, on n'avait pas encore commencé à l'exploiter et à l'unir au cuivre pour faire du bronze.

Au contraire, sous la dynastie des Tchéou, qui régna de 1123 à 247 avant J.-C., la Chine était en plein âge du bronze. On n'y fabriquait pas encore de fer, et l'on y faisait en bronze toutes les armes et tous les ustensiles. Les Chinois, pendant cette période, tiraient l'étain de leurs mines et l'alliaient au cuivre suivant six proportions diverses, pour les pointes de flèches, pour les épées, pour les lances, pour les haches, pour les cloches et les vases. Ces proportions, remarque M. de Rougemont, sont fort curieuses, parce qu'il n'en est aucune qui soit celle du bronze antique de l'Asie antérieure et de l'Occident. La métallurgie des Chinois est donc entièrement indépendante de celle de notre monde ancien, et comme l'histoire de la civilisation pivote, en quelque sorte, sur celle de la métallurgie, la nation chinoise a grandi par elle-même dans une région complètement isolée du reste de l'Asie.

Cependant, au moins à la fin de l'époque des Tchéou, l'on commençait à travailler le fer dans un seul des petits royaumes entre lesquels l'empire chinois était alors divisé, le royaume méridional de Thsou ; cette fabrication y était peut-être un héritage de traditions des plus anciens occupants du pays, car le pays de Thsou paraît avoir été l'un de ceux où la race chinoise était la moins pure, la plus mélangée à la population antérieure, conquise plutôt que refoulée. En tous cas, ce fut seulement dans les siècles avoisinant immédiatement le début de l'ère chrétienne que la fabrication du fer se répandit dans toute la Chine et y prit les proportions qu'elle a gardées, avec les mêmes procédés, depuis cette époque jusqu'à nos jours.

Les remarques que nous venons de faire sur l'impossibilité de considérer l'âge de la pierre comme une époque historique déterminée dans le temps et la même pour tous les pays, s'appliquent aux faits qui appartiennent à la période géologique actuelle, particulièrement à l'âge néolithique ou de la pierre polie, qui a été certainement très-court, qui n'a peut-être même pas existé pour les populations chez lesquelles le travail des métaux commença d'abord, qui, au contraire, pour d'autres populations a duré des milliers d'années. Mais il n'en est pas de même de l'âge archéolithique, correspondant à la période quaternaire. Là, les changements du climat du globe et du relief des continents marquent dans le temps des époques positives et synchroniques qui ont leurs limites déterminées, bien qu'on ne puisse pas les évaluer en années ou en siècles.

La période glaciaire a été simultanée dans notre Europe occidentale, en Asie et en Amérique. Les conditions de climat et de surabondance des eaux qui lui ont succédé, et au milieu desquelles ont vécu les hommes dont on retrouve les traces dans les couches alluviales, ont été des conditions communes à tout l'hémisphère boréal, et elles avaient cessé d'être, elles étaient remplacées par les conditions actuelles aux temps les plus anciens où nous puissions remonter dans les civilisations de l'Égypte ou de la Chaldée. Les vestiges géologiques ne permettent pas de supposer — et le simple raisonnement y suffirait — que nos pays se soient encore trouvés dans l'état particulier de l'âge des grands pachydermes ou du renne quand l'Asie était parvenue à l'état qui dure encore aujourd'hui. La période quaternaire est une dans ses conditions pour toute la surface du globe, et on ne saurait la scinder. Mais, je le répète, le changement du climat et de la faune, qui caractérise le passage d'une époque géologique à l'autre, est antérieur à tout monument des plus vieilles civilisations orientales, antérieur à toute histoire précise. Par conséquent, les débris d'industrie humaine qu'on rencontre dans les couches des terrains quaternaires et dans les cavernes de la même époque, que ce soit en France ou dans l'Himalaya, appartiennent certainement à l'humanité primitive, aux siècles les plus anciens de l'existence de notre espèce sur la terre. Ils fournissent des renseignements directs sur la vie des premiers hommes, tandis que les vestiges de l'époque néolithique ne donnent sur les âges réellement primordiaux que des indications par analogie, du même genre de celles que l'on peut tirer de l'étude des populations qui encore aujourd'hui mènent la vie de sauvages.

 

III

Essayons maintenant de pénétrer dans le mystère des siècles antérieurs à toute histoire, et de chercher chez laquelle des races humaines a dû prendre naissance l'art de la métallurgie. Recherchons du moins le plus antique et le plus fécond des trois foyers que nous avons indiqué plus haut, celui dont l'influence a rayonné sur toute 'l'Asie intérieure et de là sur l'Europe, celui que la Bible personnifie dans la figure de Tubalcaïn.

Pour cette étude, les vestiges matériels qu'étudie l'archéologue ne peuvent plus nous guider. Du moins, nous ne pouvons leur demander que la constatation d'un fait, mais d'un fait capital par son importance, et qui détermine à la fois l'existence nécessaire d'un point de départ commun pour le travail des métaux dans toute la région qu'il embrasse, l'unité de la source où les races chamitiques ou kouschites et sémitiques — si tant est qu'on ne doive pas les voir se réunir en un seul, tronc quand on remonte dans une certaine antiquité, — et la race aryenne, ont également puisé les principes de cet art indispensable à la civilisation, et les limites jusqu'où se sont étendus les courants partis de cette source, qui permet enfin d'établir où commence l'action des autres centres, absolument indépendants, de métallurgie primitive. Ce fait est celui de l'unité de composition du bronze où l'étain entre, par rapport au cuivre, dans la proportion de 10 à 15 p. 100, unité trop absolue pour n'être pas le résultat d'une même invention propagée de proche en proche sur un domaine dont M. de Rougemont a très-bien établi les limites géographiques : Vers l'orient, dit-il, elles passent à l'est du Tigre, ou plutôt des montagnes de la Médie et de la Perse propre. Du fond du golfe Persique, elles se dirigent vers la presqu'île du Sinaï ; et traversent l'Afrique de Syène par les oasis de la Libye et de la Mauritanie. L'Océan Atlantique borne à l'occident notre empire du bronze et l'Europe. Au nord, la frontière, partant des Orcades, passe par l'extrémité sud de la Norvège et le centre de la Suède. Plus loin commencent les hésitations et les incertitudes ; nous laissons à notre gauche les peuples finnois, sauf ceux de la Livonie, connus par leurs ouvrages en cuivre, étain ou zinc, mais nous ne savons si nous devons faire entrer dans notre empire les races lithuanienne et slave, ou remonter l'Oder et gagner par les monts de la Hongrie et de la Transylvanie les rives du Pont-Euxin, d'où nous reviendrions par le Caucase à notre point de départ, si les Tchoudes ne nous arrêtaient pas en chemin. Ils nous obligent, par leur métallurgie et par l'alliage de leurs bronzes, à faire passer nos frontières par le cœur de la Sibérie, où nous nous trouvons en présence de l'industrie chinoise. Le tableau est cependant encore incomplet, car il faut ajouter à ce vaste empire l'Inde, dont l'histoire métallurgique reste encore à faire, mais où nous trouvons le double travail du fer et du bronze aux proportions d'alliage typiques, florissant dès une époque extrêmement ancienne et antérieure même à l'établissement des Aryas ; car les hymnes védiques montrent les populations que conquéraient et refoulaient les tribus aryennes, comme en pleine possession de ces deux métaux aussi bien que les Aryas eux-mêmes.

En attachant ainsi une importance de premier ordre au fait de l'unité de composition du bronze, et en le considérant comme le fait caractéristique du rayonnement du foyer de métallurgie auquel se rapporte la tradition de la Genèse, je n'ai en aucune façon l'intention d'insister outre mesure sur la distinction chronologique de l'âge du bronze et de l'âge du fer. On l'a d'abord beaucoup trop exagérée, d'après les faits particuliers du nord scandinave, et elle tend plutôt à s'effacer. Dans le plus grand nombre des pays, les deux métaux furent connus en même temps, et ce furent les circonstances locales, facilitant davantage le travail du bronze, qui le firent d'abord prédominer chez certains peuples, tandis que la fabrication du fer se développait de préférence chez d'autres dès une extrême antiquité. Au foyer même, dans la race où nous serons conduits à placer les premiers forgerons du monde antique, les deux inventions du bronze et du fer durent se succéder très-rapidement, naître presque en même temps chez des tribus voisines ; et quand la tradition biblique les fait contemporaines, elle fournit un indice dont il faut tenir grand compte, que nous verrons d'ailleurs se rattacher à toute une série d'indices parallèles. Le travail des deux métaux découle de la même source ; c'est seulement dans leur marche vers des régions lointaines que les courants en sont devenus divergents et ont présenté, par suite de circonstances qu'il nous est le plus souvent presque impossible d'apprécier, que nous chercherons pourtant à pénétrer en ce qui est de l'Occident, des phases de succession bien tranchées. Mais les faits relatifs à la métallurgie du fer ne nous offrent rien d'aussi positif, d'aussi palpable et d'aussi significatif pour déterminer l'unité du premier foyer commun que celui du même alliage pour former le bronze.

C'est aux traditions en grande partie mythiques que les peuples de l'ancien monde ont conservées sur l'existence de leurs premiers ancêtres que nous devons nous adresser pour essayer de remonter à ce centre primitif d'invention dont nous venons de mesurer l'action sur la carte. La recherche est périlleuse et pleine de difficultés ; mais la voie a déjà été tracée par le regrettable baron d'Eckstein, dont l'esprit pénétrant et sagace a su projeter des vues si hardies et si ingénieuses dans les ténèbres qui environnent les origines de l'Asie avant le développement des nations aryennes et sémitiques, et reconnaître plus d'un vestige de ces civilisations prodigieusement antiques dont le problème attirait son imagination d'un attrait invincible. On peut, disait-il, appliquer aux antiquités les plus reculées de l'espèce humaine le même genre de travaux que l'on applique aux antiquités du globe. Cuvier a pu exhumer les débris d'un monde animal, Brongniart a pu ressusciter une flore gigantesque, Élie de Beaumont a pu découvrir les assises de la terre, tous ont pu signaler la succession des êtres organiques, leur conformité avec la succession des masses élémentaires, la série des catastrophes des premiers, leur conformité avec la série des révolutions des autres. Il est possible de révéler aussi la filiation des grandes races des peuples primitifs, d'exhumer leurs reliques, non pas dans l'état fossile de leurs ossements, mais en creusant jusqu'aux fondements d'un antique sol social, mais en découvrant les strata de leurs établissements religieux, les couches de leurs institutions civiles et politiques qui y correspondent. D'autres races d'hommes, de souche comparativement nouvelle, ont hérité de leurs travaux, ont profité de leur expérience, métamorphosant leur héritage, y versant la sève d'une vie nouvelle.

Il y a vingt ans, dès 1854, avant que les travaux et les découvertes de l'archéologie préhistorique l'eussent posé d'une manière impérieuse et eussent donné l'éveil à tous les esprits sur son importance, le baron d'Eckstein, à l'aide principalement des traditions aryennes, avait scruté le problème des origines de la métallurgie, et indiqué avec une sûreté divinatrice les lieux et la race où il fallait en chercher la solution. Voici ce qu'il écrivait alors[2] :

Il y a des peuples qui adorent les dieux de l'abîme dans leur rapport avec la fécondité du sol, avec les produits de l'agriculture, comme les races pélasgiques, etc. ; il y en a d'autres qui les adorent sous un point de vue différent, puisqu'ils rendent exclusivement hommage aux splendeurs d'un monde métallique, rattachant cette adoration à des cultes magiques, à des superstitions talismaniques ; peuples et cultes sans parenté avec les Kouschites, avec les Phéniciens, avec les Égyptiens, avec les Cananéens, avec les grandes branches des familles chamitiques. Faut-il les placer parmi les ancêtres mythiques des racés-aryennes, des familles de peuples indo-européens ? Pas plus qu'on ne peut les incorporer aux croyances des tribus sémitiques. Le culte de ces dieux de la métallurgie, le cortège de génies, d'êtres fantastiques, souvent grotesques, où se dessinent les physionomies parfois très-caractérisées de certaines races de peuples, tout cela se trouve fréquemment mêlé aux traditions d'un vieux monde, d'un monde dont les races aryennes et sémitiques ont gardé le souvenir, mais partout de manière à faire voir que ces dieux redoutés, haïs ou méprisés, ne sont pas de la même souche que les peuples qui ne leur vouent aucune adoration, qui les tiennent même en très-mince estime. Il faut donc regarder autour de soi pour découvrir des tribus qui aient sincèrement adoré les dieux de la métallurgie, qui les aient considérés comme les grands dieux dont elles prétendaient tirer leur origine.

Sur cette route de nos investigations, nous abordons forcément une série importante de peuples ; nous nous trouvons en face des traditions et des croyances particulières aux tribus turques, mongoles, tongouses, exploratrices de la chaîne de l'Altaï dans la nuit des âges ; nous heurtons du même coup les tribus finnoises depuis les vallées de l'Oural jusqu'aux régions extrêmes du nord de la Scandinavie, races anciennement refoulées par les peuples d'origine aryenne, hordes peut-être originellement parentes d'autres peuples, de peuples postérieurement compris dans l'agglomération des tribus tibétaines, de tous les indigènes des vallées du Lahdac et du Baltistan, dont les traces se laissent poursuivre à travers les gorges du Paropanisus, vers les montagnes de l'Hazarajat. Il est probable que les indigènes des vallées du Belour, que les tribus des coins reculés du Wakhan et du Tokharestan appartenaient, en principe, à la même famille d'hommes qui ont eu l'initiative des découvertes de tous les arts métallurgiques. Forcées de travailler pour le compte des Çoûdras ou des Kouschites du voisinage des régions aryennes, elles changèrent de tyrans en passant du joug kouschite sous le joug des races aryennes. De fortes analogies plaident en faveur de l'hypothèse que plusieurs des races établies dans le Caucase, que, notamment, les descendants de Mesech et de Tubal, que les Chalybes, les Tibaréniens, les Mossynœques de l'antiquité sont les tronçons dispersés de la même souche de peuples.

L'unité ethnique des peuples auxquels il est ici fait allusion est maintenant acquise à la science. Les admirables travaux philologiques des Rask, des Castrèn, des Max Müller ont établi que toutes les populations diverses qui de la Finlande aux bords de l'Amour habitent le nord de l'Europe et de l'Asie, Finnois et Tchoudes, Turcs et Tartares, Mongols, Tongouses, appartiennent à une même souche et constituent une seule grande famille dont l'unité originaire est prouvée par la parenté des idiomes que parlent ces nations. Leur langage, ainsi que l'ont montré MM. Max Millier et de Bunsen, s'est immobilisé dans un état extrêmement primitif et représente une phase du développement de la parole humaine antérieure à la formation des idiomes à flexions, tels que les langues sémitiques et aryennes. On est donc forcé d'admettre que cette famille de nations, dont le type anthropologique révèle un mélange du sang de deux des races fondamentales de l'espèce humaine, la blanche et la jaune, où la proportion des deux sangs varie suivant les tribus et fait prédominer tantôt l'un et tantôt l'autre, que cette famille de nations s'est séparée avant les autres du tronc commun d'où sont sortis tous les peuples qui ont un nom dans l'histoire, et, se répandant au loin la première, s'est constituée en tribus ayant une existence ethnique et distincte dès une antiquité tellement reculée qu'on ne saurait l'apprécier en nombres. C'est là ce que l'on désigne par le nom commun de race touranienne.

Mais les Touraniens n'ont pas été toujours confinés dans les régions septentrionales où nous les trouvons aujourd'hui. Si quelques-uns des rameaux de la race ont dû se répandre tout de suite au Nord, et s'établir dès l'époque de leur dispersion dans l'Altaï, sur les bords du lac d'Aral et dans les vallées de l'Oural, où viennent aboutir toutes leurs traditions les plus antiques, d'autres avaient pris la route de plus heureuses régions, et n'ont été repoussés dans le Nord que par le développement postérieur des races aryenne et sémitique. Les Finnois se souviennent encore, dans leurs légendes épiques, des pays méridionaux et favorisés du ciel où habitaient leurs ancêtres avant de reculer graduellement devant les nations aryennes jusqu'au fond de la mer Baltique.

Un passage célèbre de l'historien Justin dit qu'antérieurement à la puissance de toute autre nation, l'Asie des anciens, l'Asie antérieure, fut en entier possédée pendant quinze siècles par les Scythes, c'est-à-dire par les Touraniens, dont il fait le plus vieux peuple du bonde, plus ancien même que les Égyptiens. Cette donnée, que Trogne-Pompée avait puisée dans les traditions asiatiques, est aujourd'hui confirmée par les découvertes de la science, et passe à l'état de vérité fondée sur des preuves solides. Le résultat le plus considérable et le plus inattendu des études assyriologiques a été la révélation du développement des populations touraniennes dans toute l'Asie antérieure avant les Aryas et les Sémites, et de la part prépondérante qu'elles eurent à la naissance des premières civilisations de cette partie du monde. Les lueurs que ces études répandent sur un passé où tout était ignoré, jusqu'au déchiffrement des écritures cunéiformes, nous permettent, dès à présent, d'entrevoir, par delà les migrations de Sem et de Japhet, une vieille Asie déjà civilisée quand Aryens et Sémites menaient encore la vie de pasteurs, et une Asie exclusivement touranienne et kouschite.

La Médie reste tout entière touranienne, habitée par une population dont la langue se rattache étroitement aux rameaux turco-tartare et mongol, jusqu'au Ville siècle avant notre ère, date de rétablissement des Mèdes proprement dits, de race iranienne. Et même après cette invasion, les iraniens ne constituent qu'une caste dominante et peu nombreuse ; du temps même des Achéménides, la masse du peuple parle encore sa vieille langue, qui est admise à l'honneur de compter parmi les idiomes officiels de la chancellerie des rois de Perse. La Médie touranienne ne garde pas seulement sa langue, mais son génie propre, et elle ne cesse que très-tard de lutter, avec des chances diverses, contre le dualisme de la religion de Zoroastre ; ses croyances particulières s'infiltrent jusque chez les conquérants de race iranienne et produisent, par leur amalgame avec les idées religieuses de ces conquérants, le système du magisme, qui balance pendant longtemps, jusque dans la Perse elle-même, la fortune du mazdéisme pur.

Plus au sud, les Touraniens se montrent à nous comme formant une portion notable de la population de la Susiane, foyer d'une culture antérieure à celle de la Babylonie même, puisque les Chaldéens l'appelaient par excellence le Pays antique, et assez puissant pour entreprendre de lointaines conquêtes vingt-trois siècles avant notre ère. Ce curieux pays, placé à la limite commune de toutes les races diverses de l'Asie occidentale, les voyait, du reste, toutes confondues et enchevêtrées sur son sol à l'époque historique. On y rencontrait en même temps les Élamites de la race de Sem, les Susiens proprement dits et les Apharséens, issus de la famille touranienne, les Uxiens, rameau des Aryas, et les Cosséens, descendus de Cham par la branche de Kousch, et presque nègres, d'après les bas-reliefs ninivites, conservant tous leur nationalité distincte et superposés les uns aux autres comme le sont aujourd'hui les populations d'origines diverses qui habitent la Hongrie. Les types de ces races si variées se distinguent de la manière la plus caractérisée dans les figures de prisonniers susiens que nous offrent les tableaux de guerre sculptés sur les murailles des palais de l'Assyrie. Mais depuis les temps les plus reculés, c'est à l'élément touranien de la population qu'appartenait la suprématie politique ; c'est lui qui avait imposé sa langue aux autres, du moins dans l'usage officiel et comme idiome commun.

Dans le bassin de l'Euphrate et du Tigre, en Babylonie et en Chaldée, aussi haut que nous fassent remonter les monuments et les traditions, nous nous trouvons en présence de deux populations juxtaposées et dans bien des endroits enchevêtrées, appartenant à deux races distinctes et parlant des langues diverses, les Soumirs et les Accads, les Sémito-Kouschites et les Touraniens. Laquelle des deux précéda l'autre sur ce sol, c'est ce qu'il est impossible de dire, car, aux périodes les plus reculées où puisse atteindre notre regard, nous constatons leur coexistence. Mais ce que l'on peut dire d'une manière positive, c'est que les Accads constituaient un rameau particulier dans la famille de Touran, rameau dont la langue s'était fixée et cristallisée à un état encore plus primitif de développement que celle des autres peuples de la même famille ; leur nom d'Accads voulait dire dans leur propre idiome les montagnards, bien qu'ils habitassent depuis longtemps déjà les plaines de Sennaar, et leurs plus vieux souvenirs, d'accord avec ce nom, se rattachaient au Pays antique, aux montagnes orientales de la Susiane, d'où ils étaient descendus dans les plaines arrosées par les deux fleuves. C'est la fusion des génies et des institutions propres aux deux races opposées des Soumirs et des Accads, réunies sur le même territoire, qui donna naissance à la grande civilisation de Babylone et de la Chaldée, appelée à jouer un rôle si considérable sur toute l'Asie antérieure, qu'elle pénétra de son influence. Sans doute il est difficile de déterminer ce qui, dans cette création mixte que nous n'observons que toute constituée, fut l'apport des Soumirs et celui des Accads. On a pourtant des raisons de penser que le rôle des Touraniens fut très-considérable, et des indices positifs permettent de le saisir en partie. C'est à eux qu'appartient l'invention du singulier système de l'écriture cunéiforme, combiné pour la langue accadienne, au génie de laquelle il convient si bien, tandis qu'il ne s'est jamais adapté d'une manière pleinement satisfaisante à l'assyrien sémitique. Des Touraniens ou Accads viennent aussi la magie, avec les rites qui tenaient tant de place dans la vie babylonienne et ses incantations formulées en accadien, certains des arts industriels et une partie de la culture savante d'astronomie et d'histoire naturelle, dont la langue spéciale était encore, au VIIe siècle, l'accadien. La religion, l'agriculture et la navigation paraissent au contraire l'œuvre propre des Kouschites ou Soumirs, et leur part contributive dans la civilisation que produisit le contact et l'amalgamation de ces deux races.

Que si nous tournons maintenant nos regards vers le massif montueux d'où descendent les deux grands fleuves de la Mésopotamie, nous y trouvons encore les Touraniens établis en maîtres exclusifs jusqu'au IXe et au VIIIe siècle avant notre ère. La parenté des noms géographiques et des noms propres d'hommes cités en très-grand nombre dans les inscriptions assyriennes nous permet de rétablir avec certitude une chaîne de populations (le même race que les Acesdiens et que les premiers habitants de la Médie, qui, à partir de ce dernier pays, s'étend dans la direction de l'Ouest jusqu'au cœur de l'Asie mineure. Ce sont d'abord les vieilles tribus touraniennes de l'Atropatène, rejetées plus tard par les Mèdes iraniens dans les montagnes qui bordent la mer Caspienne et désignées dans cette retraite jusqu'aux temps classiques par l'appellation de non-aryens (Anariacæ). Viennent ensuite les nombreuses peuplades qui habitent — au sud de l'Arménie que ne tiennent pas encore les Arméniens de sang aryen, mais les Alarodiens étroitement apparentés aux Géorgiens actuels, — qui habitent, dis-je, le pays désigné par les Assyriens sous le nom de Nahiri, c'est-à-dire les montagnes où le Tigre prend sa source, et où leurs descendants, complètement aryanisés dans le cours des siècles, gardent du moins encore aujourd'hui le nom de Kurdes, qui témoigne de leur parenté primitive avec les Chaldéens de race touranienne, de même que le nom d'Accad, appliqué quelquefois par les Assyriens à cette région aussi bien qu'à la Chaldée du sud. De là, toujours en marchant à l'occident, nous atteignons les peuples de Mesech et de Tubai, que l'étude de leurs, noms propres rattache définitivement au même groupe ethnique, et qui, affaiblis déjà et refoulés en partie par des peuples d'une autre origine au temps de Sargon (fin du VIIIe siècle), apparaissent dans l'éclat d'une puissance prépondérante sur presque toute l'Asie mineure au XIIe siècle, au temps de leurs grandes guerres avec Teglathphalasar Ier. Ils ne sont pas alors confinés, comme plus tard, dans d'étroits cantons de la Paphlagonie et du Pont ; mais outre ces deux provinces, ils occupent entièrement la chaîne du Taurus et la Cappadoce, où Strabon signale aussi leur antique présence, attestée par le nom de la ville de Mazaca, et d'où ils furent ensuite rejetés par les Phrygiens de race aryenne et par les Leucosyriens de race sémitique, dans la direction du Pont-Euxin.

Tel est le tableau de l'Asie touranienne telle qu'elle se montre encore à nos regards dans des siècles qui appartiennent déjà à l'histoire positive et dont nous possédons de nombreux monuments. Ce n'est plus qu'un débris de celle qui a précédé l'histoire ; d'autres races ont déjà conquis une partie de son domaine ; mais c'en est assez pour se former une idée de l'empire primitif des races touraniennes sur cette portion du globe, dont Justin a conservé le souvenir et que nous pouvons maintenant reconstituer en partie par la pensée. La parenté des langues n'est pas le seul lien des populations que nous venons de passer en revue ; elles ont en commun une civilisation étrange et incomplète, à la physionomie tout à fait spéciale et encore mal équilibrée, civilisation qui présente les caractères de la plus extrême antiquité, et dont les traditions ont servi, aux peuples venus plus tard, de première initiation et de point de départ pour les progrès ultérieurs de leur culture. Elle se fait avant tout remarquer par le culte des esprits élémentaires, qui prend à la fois la forme de grossier sabéisme, de rites magiques et de l'adoration des puissances du monde souterrain, dispensatrices des richesses métalliques, par une tendance éminemment matérialiste, un défaut complet d'élévation morale, mais en même temps par un développement prématuré et vraiment surprenant de certaines connaissances, et par la disproportion qui y existe entre l'état d'avancement de certains côtés de la culture matérielle et l'état rudimentaire où demeurent certains autres.

Avec la magie, et en liaison étroite avec elle, le trait dominant des populations touraniennes, aussi bien celles qui subsistent encore aujourd'hui que celles dont nous ne retrouvons plus la trace que dans les traditions et les monuments de l'Asie antique, est, comme l'a si bien indiqué le baron d'Eckstein, le développement de la métallurgie et l'existence d'un cycle de conceptions mythologiques qui se rattachent à cet art. Dans l'histoire et dans la tradition, dans la leur comme dans celle des autres peuples, ils sont par excellence les ouvriers des métaux, les adorateurs des dieux de la mine et de la forge. C'est sous leurs traits que l'imagination des peuples qui les ont supplantés et refoulés se représentent ces dieux antiques qui président aux richesses cachées, devenus pour les nations nouvelles des génies malfaisants, gardiens jaloux de leurs trésors, comme les gnomes, les kobolds, ces peuples d'êtres souterrains à la petite taille que reconnaissent toutes les mythologies populaires.

Les Turcs et les Mongols placent leur berceau et leur paradis dans une vallée inconnue de l'Altaï, fermée de tous côtés par d'infranchissables montagnes riches en fer ; leurs ancêtres étaient sortis de cette prison par un défilé pratiqué au moyen d'un feu intense.qui avait mis en fusion les rochers ferrugineux. Le souvenir de cette découverte du fer était célébré chez les Mongols par une fête annuelle, et c'est de-leur premier forgeron que se faisait descendre Gengis-Khan. Depuis l'époque la plus ancienne où les annales chinoises parlent des tribus turques, elles signalent leur habileté pour le travail du fer.

Les Finnois, les Livoniens, les Esthoniens, et toutes les peuplades ouraliennes qui se rattachent au même groupe, ont pour industries primitives celles du forgeron et du tisserand. Les mythes métallurgiques tiennent une place très-considérable dans leurs souvenirs religieux. Chez les Finnois, l'un des premiers mythes est celui de la naissance du fer ; ils n'en ont pas pour le cuivre. Leur légende poétique ne mentionne à leurs origines que le fer et l'or. Leur Vulcain, Ilmarinen, fabrique d'or sa propre femme. C'est à eux que les Lithuaniens et les Slaves ont emprunté le nom du fer, et sans doute aussi sa connaissance. Mais cette concentration des légendes métallurgiques sur le fer n'est certainement pas chez eux un fait primitif ; c'est le résultat des conditions propres à leur séjour, au pays où ils ont fini par être repoussés, pays qui leur offrait le fer en abondance et ne leur fournissait plus l'occasion de maintenir les traditions antiques du travail du cuivre et du bronze, que conservaient fidèlement leurs frères de la Livonie.

En effet, c'est au groupe ougro-finnois qu'il faut rattacher cette population des Tchoudes, qui a laissé dans toute la région entre la chaîne de l'Oural et le bassin du Yénisséï les traces de son existence et de sa multiplication considérable dans une multitude de tumulus, ainsi que de mines abandonnées depuis des siècles et de fourneaux en ruines. Cette population avait déjà disparu quand l'aurore de l'histoire se lève pour les contrées où l'on découvre ses vestiges, et elle, avait été remplacée par les Hakas, les Turcs et les Mongols, dont les plus anciens monuments funéraires se superposent aux siens en s'en distinguant facilement. Ses travaux de mines remontent à une haute antiquité, à en juger par l'état de pétrification des. bois qu'on y trouve. Le fer se rencontre dans les tumulus et dans les anciennes galeries de mines de Tchoudes, mais il y est rare ; les métaux prédominants sont le cuivre pur et le bronze à l'alliage caractéristique de 40 p. 100 d'étain. On y découvre aussi de nombreux objets en or, car les Tchoudes exploitaient aussi ce métal. C'est sans doute leur nom qu'Hérodote a transformé en Thyssagètes ; et le père de l'histoire connaît les populations de mineurs et de métallurgistes de l'Oural, ces Arimaspes à qui la renommée populaire faisait disputer l'or aux griffons, et qui transmettaient leurs métaux précieux aux Argippéens, tribu d'un caractère sacré qui paraît avoir été en possession du privilège de fournir les chamans de tous leurs voisins de même race. Les marchands grecs, venus des colonies milésiennes du Pont-Euxin, fréquentaient le pays des Argippéens, d'où ils tiraient l'or des Arimaspes ; ils s'avançaient même encore plus loin vers l'est, dans la Sibérie méridionale, entre le Tobol et l'Irtich, jusque chez les Issédons, peuple de marchands dont les caravanes allaient chercher l'or extrait des gisements de l'Altaï. Les exploitations minières et métallurgiques de la région qui va de l'Oural à l'Altaï, et où se rencontrent les antiquités tchoudes, étaient donc en pleine activité quand écrivait Hérodote, et les richesses qu'en amenait une ligne de commerce de caravanes aboutissant à la mer Noire faisaient alors la fortune de la cité grecque d'Olbia, comme un peu plus tard celle de Panticapée. Mais ces colonies helléniques avaient succédé elles-mêmes au rôle et à la prospérité de la Colchide, plus ancien terme de la route du même commerce pour atteindre la mer, de la Colchide, où Hérodote place une antique colonie éthiopienne, terre classique de la toison d'or, but de la navigation des Argonautes, que les Phéniciens avaient précédé dans la fréquentation des mêmes parages. Le cycle des légendes de la toison d'or et des richesses de la Colchide fait remonter bien haut l'existence de ce commerce et des exploitations minières qui l'alimentaient.

Au sud de l'Altaï, d'ans le Thian-chan, toutes les traditions conservées par les Chinois et par les écrivains musulmans nous montrent les peuplades turco-tartares qui l'habitent de temps immémorial adonnées depuis la plus grande antiquité à la fabrication du fer, et en ayant poussé très-loin les procédés. Elles touchent aux tribus tibétaines, dont font partie les Miao-tseu de la Chine et les Sères des écrivains grecs et latins. Les Miao-tseu, je l'ai dit tout à l'heure, travaillaient le fer antérieurement à l'arrivée de la migration chinoise, c'est-à-dire au moins vingt-cinq siècles avant Jésus-Christ. Les Sères étaient célèbres à Rome par leur fer, qui passait pour supérieur à tout autre, et qui arrivait sur les bords de l'Océan indien à travers les immenses plateaux du Tibet.

Transportons-nous maintenant à l'extrémité méridionale de la diffusion de la race touranienne, chez les Accads de la Chaldée. Dans cette contrée qu'habitent, comme nous l'avons fait, voir, deux populations d'origines différentes, nous reconnaissons le siège d'une antique et florissante industrie des métaux, dont les produits, l'exemple et l'influence ont rayonné sur l'Assyrie, la Syrie et l'Arabie. Les tombeaux les plus vieux de la Chaldée, qui ne remontent pas moins haut que les sépultures égyptiennes de l'Ancien Empire, nous présentent des objets en or, en bronze, et même en fer. A côté se rencontrent encore et concurremment employés des instruments et des armes en silex taillé et poli, têtes de flèches, haches et marteaux. Le métal le plus répandu est le bronze ; c'est en bronze que sont tous les ustensiles et tous les instruments métalliques, et il restera toujours prédominant dans le bassin de l'Euphrate et du Tigre. Quant au fer, il est plus rare, et semble avoir encore le caractère d'un métal précieux par la difficulté de sa production ; au lieu d'en faire des outils, on en forme des bracelets et autres parures grossières. Malgré cela, comme on le voit, la métallurgie est complète, et ne se borne pas au bronze. Elle comprenait déjà les mêmes métaux chez les Accads, à l'époque bien plus reculée où ils ont inventé les hiéroglyphes primitifs et rudimentaires d'où est sortie l'écriture cunéiforme. Parmi ces hiéroglyphes, il y a trois signes spéciaux pour désigner les métaux nobles, comme l'or et l'argent, le fer et le cuivre ; et, circonstance curieuse pour l'histoire de cette branche du travail humain, le mot qui désigne en accadien le cuivre (ouroud) est identique à celui qui désigne le fer chez les Finlandais (reuta) et chez les Lapons (roude), et qui de là est passé chez les Slaves et les Lithuaniens en s'appliquant au même métal (rouda). Mais si l'écriture cunéiforme parait n'avoir reçu ses derniers développements et sa constitution définitive que dans la Chaldée même, après l'établissement des Accads dans les plaines où se réunissent l'Euphrate et le Tigre, une importante et féconde remarque de M. Oppert est de nature à faire penser qu'ils en avaient apporté les premiers éléments d'un autre séjour, d'une étape antérieure à leur migration. En effet, lorsqu'on étudie les signes constitutifs de cette écriture en essayant de remonter aux images d'objets matériels qu'ils représentaient d'abord, la nature des objets ainsi devenus des éléments graphiques semble conduire, comme lieu d'origine de l'écriture, à une autre région que la Chaldée, à une région plus septentrionale, dont la faune et la flore étaient notablement différentes, où, par exemple, ni le lion, ni aucun des grands carnassiers de race féline n'étaient connus, et où le palmier n'existait pas. Pour retrouver le berceau des premiers essais du système d'écriture des Accads de la Chaldée et de leur métallurgie, qui était déjà complète au temps de ces premiers essais, il faut donc remonter en partie la route de leur migration, la route que la Genèse fait suivre aux constructeurs de la tour de Babel, venus de l'Orient dans le pays de Sennaar, la route qui aboutit à cette montagne du nord-est qui joue un si grand rôle dans les traditions chaldéennes et dans les textes cunéiformes au double titre de point d'origine de la race humaine et de lieu de l'assemblée des dieux. C'est la montagne de l'Orient, le père des contrées, qu'imitaient les temples pyramidaux de la Chaldée ; c'est la montagne légendaire dans la direction de laquelle se tournent encore pour prier les Sabiens ou Mendaïtes, héritiers des traditions altérées du paganisme babylonien ; celle à laquelle il est fait allusion dans l'admirable et si poétique morceau d'Isaïe sur la chute de l'orgueilleux monarque de Babylone, de cet astre du matin, fils de l'aurore, de cet oppresseur des nations qui s'était vanté de ne pas descendre, à l'exemple des autres rois, dans les profondeurs du schéôl, mais d'aller s'asseoir au-dessus des étoiles du Dieu fort et de prendre place à côté du Très-Haut sur la Montagne de l'assemblée dans le septentrion. Sa situation est exactement la même que celle de l'Éden biblique, du Mêrou des Indiens, du Harâ-Berezaiti des Iraniens, berceau traditionnel de l'humanité vers lequel convergent les traditions de tous les peuples.

Nous sommes ainsi conduits à rapporter aux Accads l'origine de la métallurgie primitive de la Chaldée, et à en lier l'implantation dans cette partie du monde à celle de l'écriture cunéiforme. La religion officielle de Babylone et de la Chaldée dans les temps historiques attribue chaque métal à un dieu, mais elle ne nous offre pas de trace bien saisissable de ces dieux souterrains qui président aux trésors enfermés dans les entrailles de la terre, à leur extraction et à leur mise en œuvre, dieux dont la conception et le culte, nous l'avons dit, sont caractéristiques de la race de Touran. Il est vrai que cette religion est l'œuvre propre de l'élément sémito-kouschite, juxtaposé et associé aux Accads, car elle se rattache étroitement au vaste ensemble des religions des peuples chamitiques et sémitiques de la Syrie, de la Phénicie et de l'Arabie, qui constitue un groupe parfaitement un et d'une nature particulière. Mais les incantations magiques, demeurées jusqu'aux derniers jours de la civilisation chaldéo-babylonienne le patrimoine des Accads et rédigées dans leur langue, nous font apercevoir, sous la couche extérieure de la religion officielle, imposée par l'influence devenue prédominante de la population sémito-kouschite, un vieux fonds tout différent de conceptions religieuses, demeuré à l'état d'arcane dans les castes adonnées à la magie. Ce que nous discernons de cette antique religion accadienne, reléguée dans le domaine de la sorcellerie, se rapproche étroitement de ce qu'on rencontre chez les autres Touraniens ; c'est le culte des esprits élémentaires et l'adoration de divinités chthoniennes dont les noms n'apparaissent que rarement et comme ceux de personnages du dernier ordre dans les monuments du culte officiel, mais qui restent tout-puissants sur le monde des génies et des démons. Tels sont : la Dame de l'abîme terrestre, le Dieu du feu, le Fils de la pierre, qui tiennent le premier rang dans les invocations des magiciens ; avec eux, nous nous retrouvons au milieu des dieux des richesses de la terre et du travail qui met ces richesses aux mains de l'homme.

Il nous reste encore à explorer un dernier rameau des vieilles populations touraniennes de l'Asie, celui de tous qui a laissé la plus grande renommée métallurgique, celui de Mesech et de Tubal, auquel appartiennent les Tibaréniens et les Chalybes. Mais ici nous laisserons de nouveau la parole au baron d'Eckstein, qui a traité de la manière la plus heureuse cette partie du sujet :

Tubal, nom de tribu, nom probable de corporation, est l'équivalent des Telchines de la Grèce primitive. Nous rencontrons, au dixième chapitre de la Genèse, ce nom, qui s'applique à une race caucasienne, à celle des Tibaréniens, voisins des Chalybes, aborigènes des montagnes qui bordent le Pont-Euxin, forgeant le fer, travaillant l'airain, fameux du temps des Argonautes. Chez Ézéchiel, Tubal est au nombre des tribus vassales du commerce de Tyr, cité à laquelle elles livraient l'airain de leurs montagnes. Les pierres précieuses qui portent le nom de tibaréniennes chez Pline témoignent encore de la gloire de Tubal. Exploitant la chaîne des monts intermédiaires entre l'Arménie et le Caucase, ces Chalybes, ces Tibarènes, ces Mossynœques relèvent de l'antique souche de Meschech et de Tubal, mentionnée dans plus d'un texte de l'Ancien Testament, chantée par les Grecs dès l'âge mythique du temps des Argonautes ; telles sont les tribus contre lesquelles Xénophon s'est heurté lors de son expédition assyrienne.

Ces mêmes peuplades sont les voisines immédiates d'Aia-Colchis, la terre classique de la toison d'or. Près de là s'élève la province arménienne de Syspiritis citée par Strabon, contrée riche en mines d'or et en mines d'airain, province d'Isber ou d'Iber, comme elle est appelée dans les annales de l'Arménie. Hérodote en parle deux fois en deux passages importants ; et chaque fois il y place les Saspires, sur la grande route du commerce de la Médie à la Colchide. Vers la Médie se dirige une autre route ; grande artère du commerce des Indes, elle aboutit à Suse, la cité éthiopienne ou memnonienne, où arrivent les marchandises débarquées dans les ports de la Perside. Des rives de la mer Érythrée jusqu'aux rives du Pont-Euxin, il existe ainsi une communication commerciale, dont les Saspires sont les intermédiaires.

Salués par un souvenir au passage des Argonautes, les Saspires ou les Sapires donnent leur nom au saphir des anciens, pierre dont parle Théophraste, mais qui n'est pas notre saphir. C'est le lapis-lazuli, le vaidoûrya des Indiens, ainsi appelé parce qu'il vient de très-loin vidoûra, d'où le nom de Vidoûra donné au Belour, à la montagne dont on le tire, là où sont les sources de l'Oxus, là où est la région du paradis terrestre. Fameuses dans toute l'antiquité, célèbres en Chine, dans l'Inde, dans la Perse, dans le reste de l'Asie, les pierres de lapis-lazuli passent pour les lumières mystérieuses par excellence, illuminant le monde souterrain. Si les Sas-pires donnent leur nom à cette pierre dans une contrée où elle ne se trouve pas, c'est qu'ils étaient les grands agents de son commerce et qu'ils constituaient l'anneau intermédiaire de la chaîne qui rattachait aux villes du Pont-Euxin les indigènes des régions supérieures de l'Indus et de l'Oxus. Là se trouve le Havila des premiers chapitres de la Genèse, les pays de Wakhan, de Badakchan, du Tokharestan, illustrés par les travaux d'une prodigieusement antique métallurgie. Wood, lors de son voyage aux sources de l'Oxus, nous a montré ces exploitations dans un état de séculaire décadence, quoique les travaux des mines de lapis-lazuli n'y chômassent pas encore. Là est le berceau de la métallurgie et de son culte.

En effet, dans le rapide voyage que nous venons de faire au travers des populations de race touranienne, soit celles qui se maintiennent encore dans les contrées septentrionales, soit celles qui peuplaient dans des siècles relativement récents et déjà pleinement historiques une grande partie de l'Asie occidentale et en étaient les premiers occupants, dans ce rapide voyage, si nous avons trouvé partout les différents rameaux de cette race exerçant de temps immémorial le travail simultané du fer et du bronze, liant leurs propres origines à celles de la métallurgie et accordant aux dieux de cet art, dans leurs mythes et dans leurs adorations, une place qu'aucune autre race n'accorde aux mêmes personnifications, nous avons pu discerner une série de rayons qui, de toutes les extrémités du domaine où nous avons trouvé des fils de Touran, convergent vers un centre commun. Et ce centre, ce point d'intersection où convergent tous les rayons venus du nord, du sud, de l'est et de l'ouest, n'est autre que la région montueuse du Wakhan, du Badakchan, du Tokharestan, de la Petite-Boukharie et du Tibet occidental, qui entoure le plateau de Pamir, c'est-à-dire le point où la science, par la comparaison des traditions de l'Inde et de la Perse avec celle des Livres Saints, détermine avec une précision rigoureuse le berceau où les grandes races de l'humanité, Touran, aussi bien que Kousch, Sem et Japhet, ont pris naissance et commencé à grandir côte à côte, d'où elles ont successivement envoyé leurs essaims à tous les points de l'horizon.

D'autres raisons, d'une valeur non moins décisive, nous obligent encore à y chercher le foyer premier de l'invention du travail des métaux chez les plus vieux ancêtres des nations touraniennes.

Ici les faits relatifs au bronze prennent de nouveau une importance capitale, comme lorsqu'il s'est agi de déterminer l'étendue sur laquelle s'est propagée l'influence de ce foyer. En effet, si l'unité de la composition de l'alliage du bronze est le trait palpable et caractéristique qui permet de rattacher avec certitude à une invention commune, à celle que la tradition biblique attribue à Tubalcaïn, toute la métallurgie du vaste empire dont nous avons esquissé les limites, ce sont aussi les éléments dont l'alliage constitue ce métal qui peuvent servir à déterminer le lieu de son invention. Le fer se trouve presque partout en abondance à la surface du globe, et par conséquent on aurait pu presque partout commencer à le travailler et découvrir les moyens de le fondre et de le forger. Le cuivre est un peu plus rare, mais encore répandu dans un grand nombre de régions ; le travail du cuivre pur, qui, dans quelques pays, a précédé l'introduction du bronze, et a été abandonné devant la supériorité du métal artificiel ; a pu naître spontanément dans ces pays, comme le travail du fer dans l'Afrique centrale, avant la communication des procédés dont nous recherchons le berceau ; mais ce n'est qu'après celle-ci qu'a commencé le règne de la vraie et parfaite métallurgie. Au contraire, l'étain ne se rencontre dans les couches du sol que sur un petit nombre de points nettement déterminés et dont l'énumération est facile. Or, il tombe sous le sens que le bronze a été découvert et fabriqué pour la première fois dans une contrée où les gisements d'étain et de cuivre existaient à proximité les uns des autres, dans une contrée où le sol fournissait les deux minerais, et où, par conséquent, après avoir observé les défauts du cuivre pur, on pouvait avoir naturelle- j ment l'idée d'essayer le résultat que fournirait l'alliage des métaux obtenus par la fusion de ces minerais. Ce n'est que plus tard, quand les qualités du bronze étaient déjà bien connues et les meilleures proportions de son alliage fixées, qu'on s'est mis à en fabriquer là où l'on ne trouvait que le cuivre et où il fallait faire venir l'étain de grandes distances.

Ceci posé, quels sont les pays où se trouve l'étain ? Nous devons d'abord écarter les riches gisements de la Chine et de l'Indo-Chine, qui se trouvent en dehors de la sphère d'action de la métallurgie de Tubalcaïn, en dehors du monde antique. Il en est de même de l'étain de Banca, qui n'était même pas connu dans l'Inde au Ier siècle de notre ère, puisque alors, d'après le témoignage formel du Périple grec de la mer Érythrée, l'Inde, comme l'Arabie méridionale, tirait tout son étain de la Grande-Bretagne par l'intermédiaire d'Alexandrie. Qui d'ailleurs pourrait songer à chercher à Banca et à Malacca le berceau de la métallurgie de l'Asie occidentale et centrale et de l'Europe ? Les mines des monts Mêwar dans l'Inde centrale sont aussi dans une situation trop excentrique et trop orientale ; d'ailleurs le témoignage-du Périple les exclut également, puisqu'il montre qu'elles n'étaient pas exploitées dans l'antiquité. Celle-ci ne connaissait que trois grands gîtes de l'étain, florissants à des époques différentes : la Grande-Bretagne, l'Ibérie du Caucase et le Paropanisus. Écartons encore la première de ces contrées, qui ne peut pas prétendre à un caractère véritablement primitif pour l'exploitation de ses mines et qui ne les a ouvertes que lorsque les navigateurs phéniciens ont fréquenté ses côtes. Restent les gisements de l'Ibérie caucasienne et du Paropanisus.

Les uns et les autres ont été activement fouillés dès un temps bien plus reculé que celui des voyages des Phéniciens aux îles Cassitérides. Dans la Géorgie actuelle, on découvre les traces d'exploitations d'un caractère extrêmement primitif dans les filons de minerai d'étain, et le silence absolu que gardent au sujet de l'extraction de ce métal chez les Ibères les écrivains grecs et latins de l'époque impériale et l'historien arménien Moïse de Khorène, semble indiquer que les travaux dont les vestiges attestent un assez grand développement d'activité minière étaient abandonnés déjà vers le temps de l'ère chrétienne. C'est de là sans doute que les gens de Tubal à l'époque d'Ézéchiel, et les Chalybes de la tradition grecque, tiraient l'étain nécessaire à la fabrication de leurs bronzes fameux. C'est de là aussi que devait provenir celui que consommaient les travaux de civilisation de l'Iran, de la Susiane et du bassin de l'Euphrate et du Tigre, puisque nous avons constaté tout à l'heure l'importance du commerce, en grande partie métallique, que les Saspires d'Hérodote, chez qui se trouvaient ces mines, entretenaient d'un côté avec la mer Noire, de l'autre avec Suse et Babylone, par deux voies qui, une fois ouvertes et fréquentées, n'ont jamais été oubliées au travers de toutes les révolutions de l'Asie. Quant à l'étain du Paropanisus, on en a trouvé les gisements, accompagnés aussi de restes d'antiques travaux abandonnés depuis des siècles, dans le pays de Bamian, au cœur même de la chaîne de l'Hindou-Kousch, auprès des sources de l'Helmend ou Etymander, un des quatre neuves paradisiaques des Indiens et des Iraniens, et sans doute aussi de la Genèse. Ce ne peut être que de là que provenait l'étain que les habitants de la Bactriane employaient déjà dans les âges si antiques auxquels remontent certaines parties des livres de Zoroastre ; car il est fait mention de ce métal, et même de l'art de l'étameur, dans un des chapitres les plus primitifs du Vendidad-Sadé. Nous hésiterions entre les mines de l'Ibérie et du Paropanisus pour attribuer aux unes ou aux autres l'honneur d'avoir été les premières exploitées et d'avoir vu naître dans leur voisinage l'art de travailler les métaux, comme la science a longtemps hésité entre le Caucase et le Belourtagh pour reconnaître dans l'un ou dans l'autre la montagne qui abrita de son ombre les familles des premiers ancêtres des grandes races humaines, si notre choix n'était pas fixé par les raisons mêmes qui ont déterminé les maîtres de l'érudition moderne à saluer dans le Belourtagh et le plateau de Pamir le berceau véritable d'où nous descendons tous.

En effet, si c'est à une autre race que celles de Cham, de Sem et de Japhet qu'il faut attribuer les premières découvertes du travail des métaux, si ces découvertes ont été l'œuvre d'un rameau de l'espèce humaine qui avait quitté plus tôt le berceau commun, elles ont dû avoir pour théâtre un pays encore très-voisin des lieux où les pères des trois autres familles demeuraient réunis. Ni Cham, ni Sem, ni Japhet n'ont inventé la métallurgie ; ils n'y prétendent même pas ; mais ils ont reçu la communication de ses secrets avant de s'être encore dispersés dans le monde. Car, dès que les tribus de ces trois races entrent dans la période de leurs migrations, elles sont en possession du bronze et du fer, elles savent les extraire du minerai et les travailler, et partout où elles vont elles portent cette industrie avec elles. Le groupe de peuplades chamitiques qui, dans une antiquité impossible à évaluer, franchit l'isthme de Suez pour venir s'établir dans la vallée du Nil et fut le noyau de la nation égyptienne, était certainement maître des procédés d'une métallurgie complète, car il ne l'aurait certainement pas inventée dans ce pays qui ne produit pas de métaux, et où le besoin de s'assurer du moins l'exploitation des mines de cuivre du Sinaï l'obligea dès les premières dynasties à entrer dans la voie des conquêtes étrangères. S'il y a eu réellement un âge de la pierre en Égypte, — ce que je persiste à penser malgré l'autorité des savants qui le contestent, — il a été antérieur à l'établissement des fils de Misraïm ; il appartient à la population mélanienne qui paraît les y avoir précédés et dont le sang se mêla au leur, fournissant l'élément africain dont la présence est incontestable dans la nation égyptienne telle que les monuments nous la font connaître. La plus ancienne tradition des Sémites, celle que la Bible nous a conservée, place la découverte des métaux presque aux origines de l'espèce humaine, mille ans avant le déluge et la formation des trois familles des Noachides. Et rien, ni dans les souvenirs, ni dans les usages, ni dans les langues de la race sémitique, ne nous fait remonter à un temps ou elle n'aurait pas employé les métaux. Chez les Aryas, la philologie appliquée à cet ordre de recherches que M. Pictet a si ingénieusement appelé la paléontologie linguistique, nous fait voir la métallurgie déjà constituée avant la dispersion de la race, avant la séparation des nations orientales et occidentales, chez les tribus encore toutes cantonnées r sur les bords de l'Oxus.

Il n'est guère moins frappant de trouver chez les trois familles de Cham, de Sem et de Japhet la même notion symbolique, qui conduit à représenter le dieu démiurge, l'ouvrier des mondes, en sa qualité de dieu forgeron, sous les traits d'un nain grotesque et difforme. Qu'il s'agisse du Phtah de Memphis quand il est envisagé sous le point de vue spécial de démiurge, des Patèques de la Phénicie ou de son Adonis Pygmæon (le dieu qui manie le marteau), de l'Héphæstos homérique qui cache sa difformité dans l'île de Lemnos et dont la démarche et la tournure excitent le rire des immortels, ou bien encore du Mimir des Scandinaves, nous voyons toujours reparaître le même type consacré, qui est aussi celui des kobolds, des gnomes et des autres êtres analogues dans les mythologies populaires, et qui semble une caricature des races qui les premières ont travaillé les métaux. Il y a là une conception commune aux peuples de Cham, de Sem et de Japhet, et qui doit être rangée parmi les souvenirs que ces peuples ont gardés d'avant leur séparation.

C'est maintenant, après cette suite de remarques. qui nous ont ramené au pied du plateau de Pamir, que nous pouvons apprécier à sa juste valeur la tradition biblique sur l'invention des métaux, et en comprendre la signification. Tubalcaïn n'est pas un individu au sens où nous l'entendrions aujourd'hui ; les traditions des premiers âges n'ont pas ce caractère précis, et c'est rapetisser la Bible, donner à ses récits un caractère puéril et en diminuer l'autorité, que d'envisager de cette façon les patriarches qu'elle place au début de la famille humaine. Ce n'est pas non plus un être mythique, une vieille divinité mal déguisée, une sorte de Vulcain, comme on aimerait à se le figurer dans certaine école. Tubalcaïn est une personnification ethnique ; mais elle détermine avec une merveilleuse exactitude l'âge, la race et le lieu de l'invention placée sous son nom. Ce nom de Tubalcaïn établit un rapport saisissant entre lui et le rameau métallurgique par excellence parmi la race métallurgiste des Touraniens ; en même temps, il est impossible de méconnaître la parenté qui le lie à celui des Telchines des plus anciennes traditions mythologiques de la Grèce. C'est encore dans le voisinage de l'Éden, c'est tout auprès des lieux où habite la famille de Seth, celle qui deviendra la souche de Cham, de Sem et de Japhet, que Tubalcaïn, descendant de Caïn, se livre aux premiers travaux de son industrie, dans les lieux mêmes où le premier meurtrier est venu habiter après son crime.

Or, il n'est pas dans tout le début de la Genèse un passage d'une précision géographique plus remarquable que celui qui raconte la fuite de Caïn sous la malédiction divine. Il se retirer à l'orient d'Éden, c'est-à-dire des hauteurs de Pamir, dans la terre de Nod ou de la nécessité ; la situation de l'Éden une fois déterminée telle que l'impose la concordance des traditions indiennes et iraniennes avec celle de la Bible, on ne saurait douter qu'il ne s'agisse ici de la lisière du désert central de l'Asie, du désert de Gobi. Et l'on, demeure stupéfait de la façon dont un souvenir aussi primitif a conservé avec exactitude le caractère distinctif et la position réciproque de localités aussi éloignées de celles où vivaient les Israélites, de localités avec lesquelles depuis tant de siècles ils n'avaient plus aucune communication. C'est là que Caïn bâtit la première ville, la ville de Hanoch. C'est là aussi que se trouve cette ville de Khotan dont les traditions, enregistrées dans des chroniques indigènes qui ont été connues des historiens chinois, remontaient beaucoup plus haut que celles d'aucune autre cité de l'Asie intérieure. Elle liait elle-même sa fondation aux mythes d'un antique dieu chthonien, à la sombre physionomie, maître des feux souterrains et des trésors métalliques, que les Musulmans n'ont pas manqué d'identifier à Caïn. Abel Rémusat, qui avait compris toute l'importance de ce que les Chinois racontent de cette ville et de ses souvenirs, y a consacré un travail spécial, qu'il est bon de lire. Le baron d'Eckstein a fait ressortir tout ce qu'ont de précieux pour l'histoire primitive les renseignements qui y sont contenus ; il a montré dans Khotan le centre d'un commerce métallurgique qui doit être regardé comme un des plus antiques du monde, et il ne serait pas éloigné de rapporter à cette ville les récits de la Genèse sur la Hanoch caïnite.

Ainsi, d'un côté Tubalcaïn se rattache étroitement à l'un des rameaux de la race touranienne, de l'autre le lieu de la retraite de Caïn, tel qu'il est indiqué dans la Genèse, nous conduit dans la région même où cette race s'établit d'abord et commença à se développer, dans la région où tant d'autres indices ont concordé pour nous faire chercher à la fois son berceau et celui de sa métallurgie, la première en date dans le monde. Ne devons-nous pas en conclure que ce sont les Touraniens qu'avait en vue l'auteur du récit qui forme le chapitre IV de la Genèse, quand il faisait le tableau de la descendance de Caïn ? Il n'est pas, en effet, un des traits de ce morceau qui ne s'applique d'une manière curieuse aux tribus de Touran et à leur passé primitif, tel que nous commençons à l'entrevoir. Séparés avant .tous les autres du tronc commun de la descendance d'Adam, constructeurs des premières villes, inventeurs de la métallurgie et des premiers rudiments des principaux arts de la civilisation, adonnés à des rites que Jéhovah réprouve, considérés avec autant de haine que de superstitieuse terreur par les populations encore à l'état pastoral qu'ils ont devancées dans la voie du progrès matériel et des inventions, mais qui restent moralement plus pures et plus élevées, tels sont les Caïnites ; tels aussi nous apparaissent à leur origine les Touraniens.

Je n'ose pas pousser plus loin ce parallèle et en tirer une conclusion formelle et affirmative, car je viens me heurter ici à des questions d'une nature particulièrement délicate, et il serait téméraire de contredire d'une manière absolue toute l'interprétation traditionnelle de quelques-unes des parties les plus importantes de la Genèse, sans apporter des preuves décisives. Je sais que cette interprétation peut être modifiée sans inconvénient pour la foi dans tout ce qui n'est pas du domaine de celle-ci, et, par exemple, personne aujourd'hui ne voudrait plus entendre les jours de la création comme le faisaient les anciens interprètes. J'ai l'intime conviction que les exégètes les plus orthodoxes et les docteurs autorisés de l'Église en viendront également un jour à considérer d'un tout autre point de vue qu'ils ne le font encore actuellement la question du déluge et de son universalité, qui n'est point un dogme, que le texte biblique n'impose pas d'une manière absolue, et sur laquelle plusieurs Pères ont admis la discussion.

Il est certain que les récits de la Bible débutent par des faits généraux à toute l'espèce humaine, pour se réduire ensuite aux annales d'une race plus particulièrement choisie par les desseins de la Providence. Ne peut-on pas faire commencer ce caractère restreint du récit plus tôt qu'on ne le fait généralement, et le reconnaître dans ce qui a trait au déluge ? C'est ce qu'ont déjà soutenu des savants du plus sérieux mérite, qui sont des fils respectueux et soumis de l'Église ; c'est l'opinion que j'ai eu moi-même l'occasion d'exprimer ailleurs. Je reconnais, il est vrai, que les preuves, ou, pour parler plus exactement, les inductions sur lesquelles elle s'appuie, tout en étant considérables et en tendant chaque jour à le devenir davantage, n'ont pas jusqu'à présent le caractère de la certitude qui s'impose à tous. Mais j'ai la confiance que cette manière d'entendre le texte biblique sera un jour démontrée par une masse de faits suffisante à la faire universellement accepter. Jusque-là je ne la donne que pour une hypothèse individuelle, prêt à l'abandonner si l'on me prouve que je me suis trompé. Surtout, ce que je ne voudrais à aucun prix, serait de scandaliser ceux dont je partage les croyances, et de donner le change sur mes convictions en laissant croire que je me range avec les adversaires de l'autorité des Livres Saints. Cette autorité, je la respecte, et je tiens au contraire à la défendre ; mais je n'admets pas qu'elle puisse souffrir des doutes élevés, avec la réserve nécessaire en pareil cas, sur l'interprétation d'un fait historique.

La question de l'universalité du déluge n'est pas encore suffisamment mûre, et d'ailleurs elle est trop. grave pour pouvoir être traitée incidemment et à la légère. Je me bornerai donc à faire remarquer qu'il est extrêmement difficile de concilier avec la notion de l'universalité absolue les expressions de la généalogie de la famille de Caïn contenue dans le chapitre IV de la Genèse. C'est un morceau tout à fait à part et dont la rédactions même porte l'empreinte d'une extrême antiquité. On ne saurait y méconnaître un des plus vieux documents mis en œuvre et insérés dans sa composition par le rédacteur du premier des livres du Pentateuque, un document anté-mosaïque. Il n'a aucun lien avec l'histoire du déluge, et il semble ne tenir aucun compte de cette tradition. L'idée d'une destruction générale de l'humanité, à l'exception de la famille de Noé, est étrangère à sa rédaction, puisque, lorsqu'il est dit de Jabel, fils de Lamech et frère de Tubalcaïn, qu'il fut le père des pasteurs et de ceux qui vivent sous les tentes, la construction de la phrase est telle qu'elle implique le présent, ceux qui vivent au moment où l'auteur écrit. Et il n'est pas jusqu'à la dualité de Tubalcaïn le forgeron et de Jabel le pasteur qui ne paraisse se rapporter à la division qui se produisit de très-bonne heure entre les tribus touraniennes, les unes adoptant avant toutes les autres races la vie sédentaire et industrielle, les autres restant fidèles aux habitudes de la vie nomade, que leurs descendants ont gardées jusqu'à nos jours dans l'Asie septentrionale.

Après cette recherche du foyer d'invention de la métallurgie et de la race qui la cultiva la première, il serait intéressant d'étudier comment les autres familles de l'humanité, particulièrement celles de Sem et de Japhet, y furent initiées. Mais là encore il s'agit d'un sujet dont le développement et l'étude complète demanderait des volumes, sur lequel les documents et les recherches déjà faites sont trop insuffisants pour permettre autre chose qu'un demi-jour incertain et souvent trompeur. Je veux parler de l'histoire, enveloppée de fables, de ces corporations à la fois industrielles et sacrées, qui apparaissent dans les plus lointains souvenirs des populations aryennes et sémitiques comme les instituteurs au caractère à demi divin qui leur ont communiqué les arts de la civilisation. Ne pouvant qu'indiquer ici cet Ordre d'études à poursuivre sans avoir la prétention de l'approfondir dans un article de quelques pages, qui n'est même pas une dissertation proprement scientifique, — je laisserai une dernière fois la parole à M. d'Eckstein, qui a esquissé sous une forme rapide et ingénieuse les principaux traits de la physionomie et du rôle des antiques corporations civilisatrices envisagées au point de vile spécial des traditions de la race aryenne.

D'une part sont les races au culte magique qui ont adoré les dieux de la métallurgie ; d'autre part se trouvent certaines corporations au cachet mythique qui ont dirigé leurs travaux, qui ont fonctionné comme leurs pontifes, confréries sacerdotales traditionnellement illustres. Les Védas, le Zend-Avesta, la mythologie des Thraces, celle des Pélasges, celle des Celtes, celle des Germains regorgent du souvenir de ces affiliations de dieux ouvriers, au caractère douteux, pareil au génie des δαίμονες de l'antiquité classique. Inventeurs, instructeurs, magiciens, bienfaiteurs et malfaiteurs tout ensemble, quand l'image de ces corporations s'efface, elles demeurent gravées comme puissances néfastes dans la mémoire des hommes.

Telles sont les confréries de dieux subalternes, de Telchines, d'Idéens, de Dactyles, etc., qui ressortent évidemment de peuples d'une culture avancée, quelquefois étrangers à la race des mineurs qu'elles disciplinent ; elles ont dû puissamment influer sur les commencements de la civilisation des races aryennes. Étrangères aux Aryens et intermédiaires entre eux et les peuples de mineurs, elles ont initié les premiers à la vie agricole ; elles leur ont fait franchir le passage de la vie nomade ou pastorale ; elles ont ainsi influé sur les croyances originelles des tribus aryennes. Il en est résulté que des conceptions tout à fait en dehors de l'esprit des races aryennes, que des conceptions, qui ne furent pas le produit spontané de leur génie se trouvent néanmoins amalgamées avec le fond de leurs croyances. Par là le Tvachtar des Aryens, le dieu ouvrier des mondes, se vit identifié à un dieu phallique, à un dieu générateur du monde, à un Savitar, qui lui était en principe radicalement étranger. Quoique dirigeant les travaux de l'industrie humaine, les confréries religieuses dont nous parlons n'adoraient pas un dieu personnel et libre, ne saluaient pas le dieu des pères de la race aryenne, ne reconnaissaient pas un ouvrier des mondes ; leur divinité suprême était tout à fait impersonnelle, s'identifiant à la nature plastique et primordiale, nature en laquelle elle s'engendrait, en y opérant ses métamorphoses comme âme du monde.

Il y eut une fin à cette primitive influence des confréries civilisatrices ; il y eut une éclipse de ces races d'hommes plus avancés en culture que les pasteurs de la race aryenne et de la race sémitique : la haine succéda aux souvenirs de la reconnaissance. Ce sont surtout les Aryas de la Bactriane, ce sont tout autant les Aryas de souche brahmanique, les envahisseurs de l'Inde, qui se reconnaissent à leur aversion pour les corporations néfastes, pour les soutiens des dieux serpents, pour les pontifes des rois qui ont le dragon enflammé pour emblème, cet Azdehak de l'Afghanistan et de la Médie anté-iranienne, ce type de la royauté des dragons, des mythiques Aztahaks, tomme disent les Arméniens, des Astyages, comme disent les Grecs. Partout où se présentent les dieux aryens, leurs héros, leurs pontifes, leurs guerriers, leurs pasteurs, leurs laboureurs, ils portent un défi aux dieux serpents et aux hommes serpents ; ils combattent ces voleurs, ces marchands, ces fils de l'Hermès Chthonios, du dieu des routes, ils les poursuivent clans les trois mondes, ils les expulsent des cieux et de l'atmosphère ; pour les exterminer, ils descendent jusqu'aux abîmes. La race noble des Aryens vient au secours de ses dieux, les nourrissant à l'autel pendant qu'ils luttent pour son bonheur. Les dieux aryens ouvrent à leur peuple la route des pays de la conquête, dérivent le cours des fleuves, les font librement traverser aux Aryas depuis leur issue des montagnes, fleuves qui sont les sapta saindhavah, les sept rivières de l'Indus, arrosant le territoire du même nom, le même que le Hapta heanda de la géographie du Zend-Avesta. Tous les hymnes des Védas sont remplis par ce thème, qui se reproduit également dans les traditions du Zend-Avesta.

Veut-on approfondir le double aspect sous lequel se présentent ces corporations de Telchines, de Dactyles, etc., chez les races aryennes de l'Asie et chez celles de l'Occident sans exception ? On doit consulter le beau travail de M. Kuhn, qui traite ce sujet à fond, et la savante monographie sur les Ribhous, de M. Nève, qui présente l'autre face du même sujet.

 

IV

Revenons à nos contrées occidentales. Leurs populations ne sont sorties de l'état misérable et sauvage de l'âge de la pierre que par le contact de populations plus avancées, de celles que l'histoire et l'étude comparatives des langues et des mythologies nous apprennent être venues de l'Orient ; je veux parler des nations de la race aryenne, à laquelle les habitants de l'Europe pendant l'âge de la pierre étaient absolument étrangers. De même, sans la découverte de Christophe Colomb, les tribus indiennes demeureraient encore à cette heure ce qu'elles étaient il y a quatre cents ans. Certaines tribus des races primitives et autochtones de nos contrées ont disparu ou se sont éloignées devant les émigrants d'une race supérieure ; il en est advenu de même pour les indigènes du Nouveau-Monde. Ces tribus se sont peu à peu éteintes, comme s'éteignent les peuplades sauvages de l'Australie et de la Polynésie. D'autres, en plus grand nombre peut-être, se sont fondues avec les nouveaux envahisseurs, et l'anthropologie constate la permanence de leur type chez beaucoup d'individus des nations modernes de l'Europe.

Remarquons, du reste, un fait important et sur lequel il est bon d'insister. La science des langues établit que les tribus d'où sont descendus les rameaux divers de la race aryenne étaient en possession du fer aussi bien que du bronze dès avant leur dispersion. Les noms du fer dans les idiomes celtiques et germaniques ont des parallèles exacts en sanscrit. Chez quelques-unes des nations d'origine aryenne, la facilité plus grande de travailler le cuivre et le bronze a pu y donner pendant un 'certain temps une sphère d'application plus étendue, mais cela sans que la connaissance du fer se soit jamais complètement perdue. C'est ce qui eut lieu chez les Grecs, où le bronze servait presque exclusivement à la fabrication des armes du temps des poésies homériques, époque à laquelle, cependant, le fer était fort bien connu et hautement prisé[3]. Si donc, ce qui n'est pas encore absolument démontré, il y a eu dans l'Occident un âge exclusif du bronze, nettement déterminé et intermédiaire entre le dernier âge de la pierre et l'époque où le fer commence à se montrer, s'il n'est pas seulement un âge de prédominance de l'emploi du bronze avec une certaine connaissance du fer, il faut nécessairement le considérer comme antérieur à l'arrivée des nations descendues des Aryas, Celtes, Germains ou Scandinaves, et y voir le dernier terme de progrès atteint par les populations primitives auxquelles se sont superposées ces nations.

Mais le commerce dut avoir encore plus de part que l'émigration de la race aryenne, et peut-être avant elle, à la révolution qui substitua dans nos contrées européennes l'usage des métaux à celui de la simple pierre taillée. On ne se rend généralement pas un compte assez exact de l'étendue de commerce que réclamaient et que supposent nécessairement les civilisations primitives. La Providence n'a pas créé les nations pour demeurer isolées les unes des autres, plus que les individus pour vivre en dehors de l'état de société. Elle a fait l'homme de telle façon qu'il dût se grouper avec ses semblables pour pouvoir subsister et se défendre contre les dangers qui le menaçaient de toute part. Ce n'est pas non plus sans un plan bien arrêté, et dans lequel nous devons adorer sa main, qu'elle a fait se développer les premières grandes civilisations sur des terrains qui, tout favorables qu'ils fussent, étaient dépourvus de certains produits naturels, de certaines matières premières indispensables aux arts les plus élémentaires et les plus essentiels. De cette façon, dès qu'il y a eu civilisation, il y a eu forcément commerce. Les peuples les premiers policés n'ont pas pu s'enfermer absolument dans l'orgueil de leur civilisation précoce, s'isoler des peuples voisins dont ils méprisaient la barbarie. L'obligation de se procurer certaines denrées de première nécessité les a contraints à entretenir des relations à l'extérieur, et quelquefois fort loin, à commercer avec les peuples encore sauvages, à entrer avec eux dans la voie des échanges, et par conséquent à leur infuser graduellement les secrets de leur propre civilisation.

Encore une fois, nous nous trouvons en présence des faits relatifs à la fabrication du bronze, qui dominent toute l'histoire primitive de la civilisation et y servent de fil conducteur. Aussi haut que nous remontions dans les deux plus vieilles sociétés où nous trouvons une culture complète et brillante, en Égypte et en Chaldée, nous trouvons l'usage du bronze ; celui des instruments en cuivre pur est si bien abandonné, si bien oublié, qu'il n'a pas laissé de vestiges. Et ceci ne doit plus nous surprendre, maintenant que nous avons constaté que les ancêtres des races de Cham, de Sem et de Japhet ne durent pas connaître les premiers tâtonnements de la métallurgie naissante, qu'ils furent initiés à cet art par une autre race, qui avait déjà fixé les méthodes de production du fer et du bronze. Mais qu'est-ce que le bronze ? Un alliage de cuivre et d'étain dans certaines proportions. Or, l'Égypte et la Chaldée trouvaient le cuivre, sinon sur leur propre territoire, du moins dans des districts touchant à leur frontière et sur lesquels elles avaient d'extrêmement bonne heure étendu leur domination ; mais pour l'étain, on ne le rencontrait qu'à de bien grandes distances. Le moindre outil de bronze que l'on recueille auprès de Memphis, dans un de ces tombeaux contemporains de la construction des pyramides, où il est demeuré enfermé depuis soixante siècles, révèle donc un antique et lointain commerce qui apportait à l'Égypte pharaonique, naissant à la civilisation au milieu de peuples encore absolument sauvages, l'étain du Paropanisus ou de l'Ibérie caucasienne. Sans ce commerce, en effet, on ne pourrait pas en expliquer l'existence, puisque l'étain ne se trouve dans la nature sur aucun point plus rapproché de l'Égypte.

Le commerce de l'étain fut un des plus anciens commerces de la Phénicie, son premier peut-être, et certainement celui qui la jeta le plus tôt dans la carrière des grandes navigations. Aux âges si reculés de ce qu'on appelle dans l'histoire égyptienne l'Ancien, Empire, il est bien évident que la navigation et le commerce maritime n'existaient pas encore ; tout le trafic se faisait par la voie de terre, au moyen de caravanes. Les sujets de Ménès, de Chéops et de Chéphren tiraient l'étain dont ils avaient besoin pour faire le bronze des régions du Caucase ou du Paropanisus par des caravanes qui traversaient l'Asie, à demi-barbare encore, et dans laquelle aucun État puissant ne s'était constitué[4]. Mais le commerce de caravanes au milieu de populations nomades et pillardes est toujours précaire et soumis à bien des chances fâcheuses. Celui-ci, d'ailleurs, devint presque impossible lorsque le développement de la civilisation sur les bords de l'Euphrate et du Tigre y eut permis la naissance d'un pouvoir fort, d'un grand empire qui disputa bientôt la suprématie à l'Égypte. Un des premiers soins de ce pouvoir fut nécessairement de s'emparer du commerce de l'étain, qui dans ses conditions premières passait par son territoire. Les monarques du premier empire de Babylonie et de Chaldée, alors en possession de tout le bassin de l'Euphrate et du Tigre, avaient là un moyen assuré de faire la loi à l'Égypte, en lui interceptant quand ils le voudraient une matière dont elle ne pouvait se passer pour ses arts les plus nécessaires, absolument comme avant la guerre de la sécession l'Amérique croyait pouvoir faire la loi à l'Angleterre en la menaçant de supprimer ses envois de coton. Une pareille situation n'était pas acceptable pour les Égyptiens, qui durent chercher à tout prix les moyens de se procurer l'étain d'un autre côté, et par la voie de mer, impossible à intercepter pour leurs rivaux. C'est à ce moment même que commença la puissance commerciale des Phéniciens : ils profitèrent de la nécessité créée par une situation politique nouvelle, en dirigeant leurs navires vers le Pont-Euxin pour y aller chercher le précieux métal, qu'y apportaient les Saspires, les mêmes que les Ibères, non seulement pour le compte de l'Égypte et des populations de la Syrie, mais pour leur propre compte ; car, étant eux-mêmes métallurgistes et particulièrement habiles dans le travail du bronze, ils sentaient au plus haut degré le besoin de se procurer l'étain directement et sans payer tribut à d'autres nations. Quelques siècles après, quand la formation de la marine des nations pélasgiques eut rendu plus difficile et plus dangereuse pour eux la navigation de l'Archipel, la nécessité de se procurer l'étain sans courir toutes ces chances devint le mobile qui amena les Phéniciens à diriger leurs navires vers l'Espagne. Les gisements de ce pays, peu riches et peu étendus, furent vite épuisés ; mais le nord de l'Espagne et le midi de la Gaule restèrent longtemps encore le marché où les Phéniciens venaient chercher l'étain de Cornouailles, dont les mines s'étaient ouvertes par suite de leurs demandes mêmes. Bien des siècles avant qu'ils n'eussent l'audace d'aller le chercher directement par mer à sa source, il arrivait de mains en mains, par l'intermédiaire des peuplades qui occupaient alors la Gaule, jusqu'aux régions d'embarquement que nous venons d'indiquer. Un curieux vestige de l'antique apport de l'étain de la Grande-Bretagne dans la Péninsule ibérique se trouve dans le nom basque de ce métal, estanua, qui se rattache bien plus directement à certaines formes celto-britanniques, comme le cymrique ystaen, qu'au latin stannum.

Le commerce de l'étain, dont j'essaie de faire comprendre l'importance capitale dans la civilisation antique, fut si bien la première origine et l'élément prépondérant du commerce des Phéniciens, que plus tard encore, au temps du plein épanouissement de la société hellénique, ils se maintinrent en possession du privilège exclusif de fournir l'étain à la Grèce et à l'Italie, comme antérieurement à l'Égypte. Ce fut même ce commerce qui renouvela encore une fois leurs navigations et leur fit pousser jusqu'aux dernières limites occidentales de l'ancien monde, lorsque, voulant se dispenser de l'intermédiaire coûteux des Gaulois, ils se mirent à franchir les Colonnes d'Hercule et à gagner sur leurs propres vaisseaux les côtes de Cornouailles et les îles Sorlingues, afin d'y prendre l'étain qu'ils livraient aux Hellènes et aux Italiotes.

La nature et les procédés du commerce primitif des Phéniciens peuvent se reconstituer d'une manière certaine. Les peuples avec lesquels ils allaient trafiquer étaient pour la plupart à demi-sauvages, sans industrie, presque dans l'état où les navigateurs européens trouvèrent les populations de l'Océanie. D'un autre côté, les Chananéens étaient industriels presque autant que commerçants ; ils avaient perfectionné au plus haut degré les procédés de certains arts. Les produits de leur métallurgie sont vantés dans les textes égyptiens dès l'époque de la XVIIIe dynastie ; leurs tissus étaient célèbres dans tout le monde antique ; certaines teintures, comme celle de la pourpre, constituaient dans leurs mains un monopole sans partage ; leurs verreries, dont nous possédons d'assez nombreux échantillons, égalaient celles que Venise a fait sortir de ses ateliers au moyen âge. Ils n'étaient donc pas seulement les courtiers des grandes nations civilisées et industrielles entre lesquelles ils se trouvaient placés ; ils fabriquaient beaucoup par eux-mêmes, et ils avaient leurs propres produits à écouler par les débouchés que créait sans cesse leur activité de marins. Dans ces conditions, leur commerce se faisait tout entier par échanges. Ils allaient d'abord dans la Grèce, puis dans l'Espagne, dans la Gaule, dans l'Italie, dans la Libye, toutes barbares, plus tard dans les îles Britanniques, et pendant un certain temps dans l'Inde ; là ils recevaient des habitants les métaux, les bois, les diverses matières premières naturelles que chacun de ces pays pouvait leur fournir ; en retour, ils donnaient des produits manufacturés, instruments de métal, tissus, poteries, verres, dont leur contact avait répandu la connaissance et fait sentir le besoin aux populations, déjà déshabituées par eux des procédés et des habitudes trop rudimentaires de la vie qu'elles avaient menée jusque-là, mais encore incapables de fabriquer par elles-mêmes.

C'est ainsi que s'explique ce phénomène que les Phéniciens, ces grands négociants au rôle desquels les Vénitiens, les Hollandais et les Anglais eux-mêmes, dans les temps modernes, ne peuvent être qu'imparfaitement comparés, après avoir été amenés, par les besoins de leurs opérations commerciales, à simplifier l'écriture et à inventer l'alphabet, ne furent pas conduits à l'invention corrélative, celle de la monnaie. Ils n'en ressentirent jamais la nécessité, qui ne devait se produire que dans un commerce de civilisés à civilisés, et non de civilisés à sauvages ou même simplement à barbares, et ils laissèrent aux Grecs ou aux Lydiens — on peut hésiter entre les deux peuples la gloire de cette grande invention, source de si féconds résultats.

On a trouvé dans certaines mines de l'Espagne, et l'on a vu, à l'Exposition universelle, les marteaux de pierre avec lesquels les indigènes, au début de leurs relations avec les Chananéens, extrayaient des filons, pour le livrer à des négociants étrangers, le minerai qu'ils ne savaient pas traiter par eux-mêmes. Mais les découvertes les plus importantes pour la connaissance de ce commerce primitif entre certaines populations de l'Europe, encore à l'âge de la pierre, et les nations asiatiques déjà complètement civilisées, sont celles que M. Fouqué a faites à Santorin, dans l'Archipel, et dont les produits ont été exposés au Champ-de-Mars (1867), dans la salle du ministère de l'instruction publique, galerie du matériel des arts libéraux, au-dessous des solennelles inscriptions de M. Duruy, non loin des dentiers artificiels Fattet et des appareils orthopédiques, tout à côté d'une collection de timbres-poste. Sous des couches de déjections vomies par l'ancien volcan central de Santorin, dont l'effondrement est antérieur au début des traditions historiques en Grèce, notre savant compatriote a trouvé un véritable Pompéi de l'âge de pierre, des villages entiers ensevelis sous la cendre, qui appartiennent à un état social exactement pareil à celui des palafittes de la Suisse. Aucun vestige de métal n'y a été observé[5] ; mais, à côté de poteries grossières, évidemment fabriquées dans le pays et semblables à celles des dolmens ou des villages lacustres, les habitations renfermaient en grand nombre des vases d'une pâte fine, de formes très-élégantes, décorés d'ornements peints, que le commerce avait certainement apportés d'outre-mer, et dont on a trouvé les analogues dans la Phénicie et dans la Moabitide.

Au vaste commerce maritime des Phéniciens se rattachait un commerce terrestre non moins étendu, par voie de caravanes. Je n'ai pas à m'occuper ici du commerce de ce genre qu'ils entretenaient avec l'intérieur de l'Asie, et sur lequel le prophète Ézéchiel nous donne des détails si curieux et si précis. Mais plusieurs grandes lignes de négoce, activement fréquentées par les marchands phéniciens, traversaient aussi le continent de l'Europe et les mettaient en mesure de se procurer les produits précieux de certaines contrées reculées qu'il leur eût été presque impossible d'atteindre avec leur marine. Celle qui amenait au travers de la Gaule, jusqu'aux embouchures du Rhône, l'étain de Cornouailles, bien avant que les Tyriens n'eussent osé gagner par mer les îles Cassitérides, est fameuse dans l'antiquité. C'était une voie en grande partie fluviale, source de la richesse de plusieurs nations gauloises, qui remontait la Seine, puis, après un court trajet par terre, descendait la Saône et ensuite le Rhône. Sur la route de ce commerce, la ville d'Alésia, au nœud des montagnes qui séparent les bassins de la Seine et de la Saône, passait pour avoir été fondée par Hercule ou Melqarth, le dieu tyrien par excellence.

Il n'est pas moins certain que, dés la période de la suprématie de Sidon sur les autres villes de la Phénicie, antérieurement au XIIIe siècle avant Jésus-Christ, l'ambre jaune des rivages de la Baltique tenait un rang important parmi les denrées que les Phéniciens rapportaient de leurs voyages maritimes et introduisaient en Asie. Cependant, quoi qu'en aient dit quelques savants, il n'est pas possible d'admettre qu'à aucune époque les vaisseaux de Sidon ou de Tyr aient jamais fréquenté la Baltique et les côtes de la Prusse, patrie de l'ambre. C'est aux bouches de l'Eridan (le Pô) qu'ils embarquaient cette précieuse matière, et pendant longtemps les Grecs crurent qu'on l'y recueillait. Elle était conduite jusque-là par terre au moyen de caravanes qui traversaient toute la Germanie, et, en retour, des objets d'industrie asiatique, plus tard aussi d'industrie étrusque, suivant la même voie, se répandaient dans toute l'Allemagne et dans la Scandinavie, où elles exercèrent une grande influence sur les premiers essais de fabrication des peuples indigènes[6]. On peut consulter à ce sujet, mais avec une certaine précaution, l'ouvrage de M. de Rougemont sur l'âge de bronze. L'auteur insiste avec raison sur l'influence du commerce phénicien, et il en présente un tableau fort intéressant ; mais il a le tort de passer sous silence l'influence étrusque, si manifeste dans un grand nombre de produits de l'âge de la prédominance du bronze dans les pays occidentaux et septentrionaux de l'Europe, et peut-être une autre influence, que nous appellerions volontiers chalybe.

Pour faciliter leur commerce, lui donner plus de stabilité, plus de sécurité, les Phéniciens, dans toutes les contrées où leurs navires et leurs marchands prenaient l'habitude de se rendre, créaient des comptoirs permanents, des factoreries comme celles que l'on établit encore de nos jours sur la côte d'Afrique et celles qui ont été le premier noyau des possessions européennes dans l'Inde. Il y eut une époque, dont le point culminant peut être marqué douze siècles environ avant notre ère, où les comptoirs des fils de Chanaan formaient une chaîne non interrompue sur tous les rivages, de la Méditerranée jusqu'aux Colonnes d'Hercule, tandis qu'une autre série d'établissements de la même nature jalonnait toutes les étapes de la route de mer qui menait du fond de la mer Rouge, d'Ælana et d'Asiongaber au littoral indien. Ces comptoirs exercèrent une immense influence sur les pays où ils s'étaient établis. Tous devinrent le noyau de grandes cités, car les indigènes venaient rapidement se grouper autour de la factorerie phénicienne, attirés par les avantages qu'ils y trouvaient et par les séductions de la vie civilisée. Tous aussi furent des centres actifs de propagation de la civilisation matérielle. Un peuple sauvage n'entre pas en commerce actif et prolongé avec un peuple civilisé sans emprunter peu à peu sa culture, surtout lorsqu'il s'agit de races aussi intelligentes et aussi aptes au progrès que l'étaient celles de l'Europe, même celles qui ont formé le substratum de sa population avant l'arrivée des nations aryennes. De nouveaux besoins s'éveillent chez lui ; il recherche avec avidité les produits manufacturés qu'on lui apporte et qui lui révèlent tant de délicatesses dont il n'avait pas auparavant l'idée. Bientôt le désir naît chez lui de pénétrer les secrets de leur fabrication, de s'initier aux arts qui les produisent, de se mettre à utiliser lui-même les ressources que fournit son sol, au lieu de les donner à l'état brut à ces étrangers qui savent si bien en tirer parti.

Mais c'est un lieu commun que l'influence du commerce sur la civilisation et son rôle propagateur du progrès. Il est donc superflu de s'y appesantir. Je voulais seulement montrer comment, à l'aurore des sociétés dans le bassin de la Méditerranée, les Phéniciens, ayant été pendant plusieurs siècles les marchands et les navigateurs par excellence, avaient, par cela même, contribué plus que tout autre peuple à répandre au milieu des populations encore sauvages qui bordaient cette mer les secrets fondamentaux des arts utiles et les premiers germes d'une culture un peu complète. L'Égypte d'une part, la Chaldée et la Babylonie de l'autre, avaient été les foyers où la grande civilisation matérielle avait reçu ses développements les plus complets ; les Chananéens en furent comme les missionnaires. Des îles de la Grèce au détroit de Gibraltar, il n'est aucun pays où l'on ne trouve leurs enseignements au début, où l'on ne puisse discerner clairement l'action féconde de ces navigations hardies dont les voyages d'Hercule, le dieu national de Tyr, sont le symbole mythique. Par leur influence et leur action, d'un côté, et en même temps par un autre courant d'influence des civilisations orientales qui avait pris sa route par l'Asie-Mineure, et qui de là vint à Argos avec les Pélopides, sur les bords du Pô avec la nation des Étrusques, la Grèce, l'Italie, la Gaule, l'Espagne, au sortir de la barbarie primitive, furent d'abord tout asiatiques, jusqu'au jour où les habitants de ces contrées se sentirent assez avancés dans la voie du progrès pour pouvoir être eux-mêmes, où leur génie individuel, nourri par cette éducation, devint capable d'en briser les langes et de marquer sa civilisation d'une empreinte propre.

Sous ce rapport, on ne parviendra jamais à exagérer le rôle des Phéniciens dans le monde antique et la grandeur de leur influence comme propagateurs de la civilisation. J'ai, pour ma part, la ferme conviction qu'avec la marche en avant des sciences archéologiques on verra, d'ici à peu d'années, passer au rang des vérités mathématiquement démontrées l'opinion qui tend à considérer l'âge du bronze dans nos pays comme ne représentant pas tant, ainsi qu'on l'a cru d'abord, l'irruption d'une nouvelle race qui aurait absolument anéanti les sauvages primitifs de l'âge de la pierre, partant l'arrivée des tribus celtiques — dont l'immigration fut peut-être plus récente qu'on ne l'a pensé jusqu'ici sans preuves certaines —, que l'ère de la grande influence des civilisations de l'Asie, révélées ici par les Phéniciens, là par les Étrusques, ailleurs par le commerce de caravanes avec la mer Noire, et les premiers développements de la culture indigène sous les enseignements des peuples asiatiques. Par là seulement peut s'expliquer ce fait que, dans toutes les contrées de l'Europe, les armes et les ustensiles de l'âge du bronze offrent toujours dans leur composition le même alliage, qui est celui des bronzes asiatiques, que les formes y sont constamment les mêmes et l'ornementation semblable, bien qu'il ne soit pas possible de supposer un seul instant qu'à cet âge du développement social un seul et même peuple ait habité les régions les plus différentes de notre Occident, la Gaule, l'Espagne, l'Italie, l'Allemagne et la Scandinavie. Ces divers pays ayant exposé (1867) de nombreux échantillons de leur âge du bronze, il était facile d'y vérifier le caractère d'unité que nous y signalons.

Strabon dit formellement que le principal objet d'exportation des navigateurs de la Phénicie vers les îles Sorlingues et la Grande-Bretagne étaient la poterie et les armes et ustensiles de bronze. En effet, c'est vers le bronze que s'était portée presque exclusivement la métallurgie phénicienne. Elle ne paraît pas s'être exercée, autrement que par le simple travail du forgeron, sur le fer et l'acier, que les cités chananéennes recevaient tout ouvrés des pays, comme celui des Chalybes, où l'on en trouvait un minerai facile à traiter, et qui pouvaient par conséquent produire ces métaux dans des conditions exceptionnellement favorables. Mais, en revanche, les Phéniciens travaillaient beaucoup le bronze, qui paraît avoir été une de leurs matières favorites. Leur talent et leur expérience en ce genre sont fréquemment vantés dans la Bible, qui énumère tous les grands travaux de bronze exécutés par des ouvriers tyriens pour le temple et pour le palais de Salomon. Il est bien des fois question des vases de bronze phéniciens dans les inscriptions hiéroglyphiques de la XVIIIe et de la XIXe dynastie, et dans les représentations historiques de cette époque en Égypte nous voyons figurer, parmi les tributs apportés au pharaon, de ces vases, aux dimensions énormes, aux formes à la fois élégantes et pleines de puissance, à la grande tournure.

Quant aux Étrusques, l'étude de leurs sépultures les plus anciennes montre que pendant longtemps le bronze a été leur métal favori, celui avec lequel ils fabriquaient presque exclusivement leurs armes et leurs ustensiles. S'ils ont aussi donné un prodigieux développement aux travaux de leurs mines et de leurs fonderies de fer dans File d'Elbe, et s'ils ont fourni ce métal pendant une certaine époque à presque toutes les parties du monde antique, comme le dit Diodore de Sicile, ce n'est que plus tard, dans les siècles voisins de l'ère chrétienne. Mais pour les temps plus reculés, des restes d'exploitations minières et de fonderies de cuivre, comme les amas gigantesques de scories de Campiglia, évalués à trente millions de kilogrammes, et les amas non moins immenses de Gherardesca, attestent une fabrication du bronze dans des proportions telles qu'elle devait outrepasser de beaucoup la consommation indigène, et qu'elle suppose, pour être expliquée, les besoins d'un vaste et lointain commerce d'exportation.

Que l'âge de bronze des contrées occidentales soit donc une époque d'emploi exclusif de ce métal ou simplement d'emploi prépondérant n'excluant pas une certaine connaissance et un usage plus restreint du fer, — la question, je l'ai déjà dit, n'est pas encore définitivement éclaircie, — ses caractères correspondent parfaitement à la période historique de la grande et antique influence du commerce des Phéniciens, des Étrusques et des Chalybes dans ces contrées, de quinze à huit cents ans avant l'ère chrétienne.

 

V

Le métal ne s'étant, comme on vient de le voir, substitué que graduellement, et non par une révolution brusque, aux instruments de pierre, il y eut un certain temps où les deux matières furent concurremment employées. Nous avons déjà remarqué qu'une partie des dolmens de la France datent de cette époque de transition. Il en est de même de certaines palafittes de la Suisse, où le bronze est associé à la pierre, et de quelques terramares de l'Émilie, celles de Campeggine et de Castelnovo, par exemple, où les silex et les os taillés se montrent avec des armes et des ustensiles de bronze. Diverses sépultures de l'Italie septentrionale ont offert pareille association. Il s'est même rencontré en Allemagne, à Minsleben, un tumulus où étaient réunies des armes de pierre et des armes de fer, ce qui montre que l'usage de la pierre taillée subsista chez quelques populations par delà l'âge du bronze. On a également trouvé dans le Jura des forges dont les scories accumulées renferment dans leurs monceaux quelques instruments de pierre. Pendant longtemps, comme je l'ai déjà dit plus haut, le grand prix du métal a fait que les plus pauvres se contentaient d'armer leurs flèches et leurs lances de pointes de silex. Sur le champ de bataille de Marathon, l'on ramasse à la fois des bouts de flèches en bronze et en silex noir taillé par éclat ; et, en effet, Hérodote signale dans l'armée des Perses qui envahit la Grèce la présence de contingents de certaines tribus africaines qui combattaient avec des flèches à la pointe de pierre. Le même fait a été observé dans plusieurs localités de la France, notamment au Camp de César, près de Périgueux.

Au reste, les exemples de la continuation de l'usage habituel d'instruments de pierre dans les temps d'une métallurgie complète abondent dans les pays les plus différents. Le fait est constant dans les civilisations développées tout à fait isolément du Mexique et du Pérou. Il s'est conservé après la conquête espagnole. Torquemada vit encore les barbiers mexicains se servant de rasoirs d'obsidienne. Même aujourd'hui, les dames de certaines parties de l'Amérique du Sud ont dans leur corbeille à ouvrage, à côté des ciseaux d'acier anglais, une lame tranchante d'obsidienne qui sert à raser la laine dans certaines broderies. Si nous laissons l'Amérique pour l'ancien monde, nous trouvons en Chaldée les instruments de pierre les plus variés dans les mêmes tombeaux et les mêmes ruines, remontant aux plus anciennes époques historiques, que les outils de bronze et même que des objets de fer ; les collections formées dans les fouilles du colonel Taylor et conservées au Musée Britannique sont là pour le prouver. En Égypte, l'emploi fréquent de certains outils de pierre, souvent extrêmement grossiers, à côté des métaux, pendant les siècles les plus florissants de la civilisation, et jusqu'à une date très-rapprochée de nous, est aujourd'hui parfaitement établie[7]. C'est avec des outils de pierre que les Égyptiens exploitaient les mines de cuivre de la péninsule du Sinaï, comme l'ont établi les remarques de M. J. Keast Lord ; c'est avec les mêmes outils qu'ils travaillaient dans les carrières de granit de Syène, comme j'ai pu le constater de mes propres yeux ; et M. Mariette a reconnu des amoncellements de débris analogues, rejetés quand ils devenaient impropres au service, auprès de toutes les grandes excavations de l'Égypte, qu'ils avaient servi à creuser. Quant aux flèches à tête en silex, elles se rencontrent fréquemment dans les tombeaux de l'Égypte, et les pointes en abondent dans les anciens cantonnements des troupes égyptiennes au Sinaï. La Syrie a offert aussi de nombreux exemples d'armes et d'outils de pierre, même d'une exécution rudimentaire, appartenant évidemment aux âges pleinement historiques où les métaux étaient d'usage général ; mais il est à remarquer qu'ils rentrent tous dans les types du couteau et de la pointe de flèche.

Ici nous croyons nécessaire d'insister sur un point que l'on néglige souvent, à tort suivant nous : c'est la distinction à établir entre certains- instruments de pierre pour les conclusions à tirer de leur découverte. Toute arme ou tout outil en pierre, ainsi que le prouvent les faits que je viens de rappeler, n'est pas nécessairement de l'âge de pierre.

On ne peut attribuer avec une confiance absolue, à cette période du développement humain, que les stations qui présentent tout un ensemble d'outillage et de faits décelant d'une manière positive l'usage exclusif de la pierre. C'est seulement des observations faites dans ces conditions que l'on peut, en bonne critique, déduire des résultats positifs et de nature à s'imposer dans la science. Les trouvailles isolées et les dépôts qui ne renferment que certaines espèces d'armes ou d'instruments réclament, au contraire, une grande réserve dans les appréciations, et c'est ici qu'il faut distinguer entre les objets. Je ne parle pas seulement des outils de mineurs, dont le type est extrêmement particulier et toujours reconnaissable ; il est trop évident que si l'on exploite une mine, n'y employât-on que des outils de pierre par économie ou pour pouvoir mieux attaquer une roche très-dure, sur laquelle le bronze et le fer non aciéré s'émoussent, — c'est que l'on connaît et travaille les métaux. Mais je n'hésite pas à dire que les découvertes exclusives de couteaux, de pointes de flèches et de lances, en quelques amas considérables qu'on les observe, n'ont aucune valeur décisive, rien qui permette d'en déterminer la date ; ces objets peuvent être de toutes les époques, aussi bien d'un temps fort récent que du véritable âge de la pierre, et par conséquent ils ne prouvent rien. Et quand je me sers du mot de e couteaux, c'est pour me conformer à la désignation généralement usitée, car je doute très-fort que la plupart de ces lames de silex grossièrement détachées du nucléus aient réellement servi de couteaux, et beaucoup de celles que l'on rencontre doivent provenir des machines avec lesquelles on dépiquait le grain[8]. L'arme vraiment significative et que l'on n'a pas employée depuis la fin de l'âge de pierre, ou tout au moins depuis la période de transition de la pierre aux métaux, est la hache polie. Elle marque une période, du moins en Occident, car en Chaldée on l'a trouvée plusieurs fois dans les tombeaux de l'ancien Empire et dans les décombres des édifices d'Abou-Schahreïn. Aussi est-ce à la hache de pierre que se sont attachées plus tard le plus grand nombre de superstitions, parce que son origine par le travail de l'homme était complètement oubliée.

La haute antiquité à laquelle remontaient les instruments de pierre leur fit prêter par la suite, chez un grand nombre de peuples, un caractère religieux ; aussi l'usage s'en conserva-t-il souvent dans le culte. Chez les Égyptiens, c'était avec un instrument de pierre que le paraschiste ouvrait le flanc de la momie avant de la soumettre aux opérations de l'embaumement. Chez les Juifs, la circoncision se pratiquait avec un couteau de silex. En Asie-Mineure, une pierre tranchante ou un tesson de poterie était l'outil avec lequel les Galles ou prêtres de Cybèle pratiquaient leur évivation. Dans la Chaldée, l'intention religieuse et rituelle qui faisait déposer des couteaux et des pointes de pierre dans les tombeaux de l'ancien Empire est attestée par les modèles de ces instruments de pierre en terre cuite, moulés sur des originaux, qui les remplacent quelquefois. Chez les Romains on se servait, dans le culte de Jupiter Latialis, d'une hache de pierre (scena pontificalis), et il en était de même dans les rites des féciaux. En Chine, où les métaux sont connus depuis tant de siècles, les armes en pierre, et surtout les couteaux de silex, se sont religieusement conservés. Encore de nos jours, chez les pallikares de l'Albanie, comme j'ai eu l'occasion de l'observer moi-même, c'est avec un caillou tranchant, et non avec un couteau de métal, que doit être dépouillé de ses chairs l'os de l'omoplate de mouton, dans les fibres duquel ils croient lire les secrets de l'avenir.

A côté de cette conservation rituelle de l'usage de certains instruments de pierre dans les cérémonies religieuses, il faut signaler en terminant les idées superstitieuses qui s'appliquèrent aux pointes de flèches en pierre et aux haches polies qu'on découvrait dans le sol, une fois que la tradition de leur origine fut perdue. Chez la plupart des peuples du monde antique, dans les siècles voisins de l'ère chrétienne, on les recueillait précieusement, et on leur attribuait mille propriétés merveilleuses et magiques, croyant qu'elles tombaient du ciel avec la foudre. Au témoignage de Pline on distinguait les cerauniæ, qui, d'après sa description même, sont des pointes de flèches, et les betuli, qui sont des haches. On possède des colliers d'or étrusques auxquels sont appendues, en guise d'amulettes, des pointes de flèches en silex. Au même caractère talismanique attaché à cette classe d'objets doivent être attribuées les inscriptions gnostiques et cabalistiques du IIIe ou IVe siècle de notre ère gravées sur une petite hache polie découverte dans le Péloponnèse et actuellement au Musée Britannique ; elles y ont été ajoutées quand cette hache a servi d'amulette protectrice portée par quelque individu. Les croyances superstitieuses sur les prétendues pierres de foudre sont demeurées en vigueur, même parmi les savants, jusqu'au XVIe siècle ; ce n'est qu'au XVIIIe siècle qu'elles ont été complètement déracinées dans l'Europe éclairée. Dans beaucoup de pays, comme en Italie, en Alsace et en Grèce, elles subsistent encore chez les habitants des campagnes.

 

 

 



[1] Publié dans la Gazette des beaux-arts en décembre 1867, et révisé en 1873.

[2] Athénæum français du 19 août 1854.

[3] Iliade, Z, v. 47.

[4] La provenance primitive de l'étain d'un même foyer de production minière, situé en dehors du domaine des races aryennes et sémitiques, est attestée par les noms les plus anciens de ce métal. On a signalé depuis longtemps déjà le parallélisme du grec κασσίτερος et du sanscrit kastira ; mais ce n'est certainement pas un mot aryaque primitif, puisqu'il n'a laissé de traces dans aucun autre idiome de la famille. On a donc longuement disputé pour savoir si la Grèce l'a emprunté à l'Inde ou l'Inde à la Grèce ; et, ni en grec, ni en sanscrit, on n'a pu y trouver une étymologie satisfaisante ou tant soit peu probable. Aujourd'hui, nous connaissons de plus l'assyrien kasazatirra, qui rentre dans le même groupe, et à côté duquel il faut placer l'arabe qazdir, passé jusque dans les langues de l'intérieur de l'Afrique sous la forme kesdir. Le nom était donc usité des Sémites au moins aussi anciennement que des populations aryennes de la Grèce et de l'Inde. Mais il n'est pas plus sémitique qu'aryen, et la forme assyrienne kasazatirra, qui parait être la plus antique et la plus complète de toutes, les autres étant manifestement contractées, a une physionomie étrangère, qui reporte à de tout autres familles de langues. Force est donc de regarder maintenant le nom de l'étain répandu également chez les peuples sémitiques et aryens, qui varie en κασσίτερος, kastira, kasazatirra et qazdir, comme un nom étranger aux idiomes de ces différents peuples et puisé par les uns et par les autres à une source commune, au peuple absolument divers comme race d'où ils recevaient tous ce métal indispensable. de ne sais si l'on pourra pousser un jour au-delà de la constatation de ce fait, et déterminer d'une manière précise l'origine du mot en question ; mais il me parait évident que pour arriver à ce dernier résultat, les recherches devront se tourner soit vers les idiomes caucasiques, tels que le géorgien, auxquels appartenait certainement la langue parlée par les anciens habitants de l'Ibérie, soit vers les idiomes des diverses populations touraniennes, à la race desquelles devaient tenir, comme nous l'avons déjà dit, les tribus qui exploitèrent les premières les gisements d'étain de l'Hindou-Kousch. Au reste, la comparaison du qal'youn arabe et du gala géorgien (arménien glajek, ossète kala, turc kalai), semble un vestige tangible de la diffusion de l'étain de l'Ibérie caucasienne chez les Sémites.

Sauf ceux qui, chez beaucoup de peuples sémitiques, lui sont communs avec le plomb, comme anouk en arabe et anak en assyrien, ou abar dans plusieurs de ces langues (ce qui est à comparer à l'expression latine plumbum album, et au double sens d'olovo chez les Slaves, d'alwas chez les Lithuaniens), la plupart des noms de l'étain ont été importés avec le métal lui-même des pays d'où on le tirait. Il en est, par exemple, toute une famille qui a sa source dans la Grande-Bretagne, et qui est demeurée comme un monument de la période du grand commerce de l'étain dans ce pays.

M. Pictet a établi d'une manière absolument décisive l'origine celtique et bretonne du latin stannum, comme de ses parallèles, l'ancien allemand zin, le lithuanien cinnas, le polonais cyna. Un des noms de l'étain en sanscrit est pâtira, qui correspond à l'irlandais péator, peodar, erse pèodar, feodar, cymrique ffeudur. C'est manifestement des langues celtiques, et par la voie du même commerce que le précédent, que sont venus l'islandais pleur, l'anglais pewter, le hollandais peauter, le vieux français piautre. Mais patira = peatar est-il un vieux mot ariaque ? M. Pictet ne le croit pas, et il a raison ; car l'absence de rien d'analogue en grec, en latin, dans les langues germaniques et slaves, aussi bien que dans les idiomes iraniens, ne permet pas d'admettre une affinité primitive antérieure à la dispersion des Aryas. Il faut donc reconnaître avec le savant philologue genevois que la communauté de ce nom chez les Indiens et chez les Celtes de la Grande-Bretagne provient d'une communication directe et plus récente de l'une à l'autre contrée. Sans doute patîra présente une physionomie tout à fait sanscrite et une homophonie très-séduisante avec pâtira, champ et nuage, dérivé d'une racine pat, s'étendre, qui aurait pu donner naissance à un nom de l'étain comme métal ductile. Mais on ne pourrait expliquer la diffusion d'un nom indien dans l'extrémité occidentale de l'Europe que par l'intermédiaire des Ziganes, qui faisaient souvent le métier de fondeurs d'étain ambulants. Or, les Ziganes n'ont commencé à se répandre en France et dans les îles Britanniques qu'au XVe siècle, tandis que l'on a des exemples de l'emploi de piautre en français dès le XIIIe siècle, et que l'usage du mot piâtr en Islande est encore plus ancien.

Ici doit trouver place une excellente observation de M. Pictet : Je rapporte, dit-il, à patîra l'hébreu bdil, provenu sans doute d'une forme patîla. Gesenius, il est vrai, le fait dériver de la racine bâdal, en arabe badala, separavit : quod in fodinis invenitur argento mixtum et vi ignis ab eo separatur. Mais les procédés employés pour extraire l'étain étaient sûrement inconnus aux Hébreux, qui ne recevaient, ce métal que par le commerce. Il est donc à croire que la forme bdil, altérée de pâtira, est résultée de la tendance naturelle à lui donner une étymologie indigène. Ceci est très juste ; mais pourquoi ne pas expliquer de même l'apparence toute sanscrite du mot pâtira ? Du moment que l'on constate l'existence d'un même nom de l'étain chez les Celtes de la Grande-Bretagne, chez les habitants de la Palestine et dans l'Inde, les vraisemblances historiques doivent induire à croire que c'est aux Bretons qu'appartient la priorité. L'Inde n'a jamais envoyé d'étain dans les îles Britanniques ; au contraire, à une époque historique précisée par le témoignage du Périple grec de la mer Erythrée, elle recevait l'étain breton par l'intermédiaire de l'empire romain. Il est donc très-naturel qu'elle ait connu à cette époque, en même temps que le métal celtique, le nom celtique, qui avait été adopté dans le latin populaire, puisque nous le retrouvons en français, de même qu'elle avait pu et dû connaître antérieurement, par les marchands de Chanaan, l'hébréo-phénicien bdil. Quant à l'emprunt de ce nom de bdil par les Phéniciens aux Celtes, de qui ils tiraient le métal, il suffit, pour en établir la vraisemblance, de remarquer qu'a l'époque où bdil apparait dans les livres bibliques, les marchés de la Phénicie, et par suite des contrées environnantes, étaient presque exclusivement alimentés par l'étain de Cornouailles, non, il est vrai, puisé directement à sa source, mais reçu par l'intermédiaire de populations qui devaient être déjà en grande partie celtiques.

L'idée de M. de Rougemont, qui attribue une signification géographique à l'origine du mot abar, d'abord commun au plomb et à l'étain, et qui le met en rapport avec l'Ibérie caucasienne, demanderait à être plus profondément creusée et mieux démontrée ; mais elle ne doit pas être rejetée à priori, car il est à remarquer que le mot en question n'a pas d'étymologie bien naturelle dans les langues sémitiques.

[5] Ceci est à modifier depuis les fouilles de M. Gorceix, membre de l'école française d'Athènes, qui a découvert, dans une des habitations couvertes par les déjections du volcan primitif de Santorin, une scie en cuivre pur. Ces habitations datent donc de l'époque des premiers essais d'une métallurgie indigène, mais quand les instruments de pierre étaient encore prédominants.

Remarquons en passant que l'histoire du travail des métaux chez les populations helléniques a peut-être présenté des faits assez à part et différents de ceux qui se sont produits chez les autres nations aryennes. Il est singulier, en effet, qu'en grec le nom de l'argent soit le seul nom de métal qui se retrouve dans les autres idiomes de la même famille ; ceux de l'or, χρυσός, et du bronze, χαλκός, sont sémitiques ; celui du fer, σίδηρος, est national, mais d'invention et de signification particulière. D'un autre côté, on trouve en Grèce, ce qui ne s'observe ailleurs en Europe que dans la Hongrie, les traces d'un âge de cuivre pur, c'est-à-dire de tentatives spontanées de création d'une métallurgie locale, indépendante des procédés de la fabrication classique du bronze ; et il n'est pas sûr que ces tentatives soient antérieures à l'établissement des premières tribus d'origine aryenne.

[6] Plus tard, les Grecs des colonies milésiennes du fond du Pont-Euxin, fondées au VIIIe siècle, firent concurrence à ce commerce par une route qu'Hérodote signale en n'indiquant qu'une portion de son parcours. Elle longeait le pied des Carpathes, traversait la Silésie et le duché de Posen, gagnant ainsi directement la Poméranie, et de là le Jutland. Cette route est jalonnée dans toute son étendue par des trouvailles de monnaies grecques du plus ancien style. C'est une voie indiquée par la nature même, et qui dut être suivie dès une époque extrêmement ancienne par plusieurs migrations de peuples. M. Alexandre Bertrand a signalé dans ces derniers temps des indices de nature à faire croire qu'elle était suivie par de nombreux marchands bien avant le temps des Milésiens d'Olbia. Il rattacherait volontiers au commerce venu par cette route les grands dépôts d'armes et d'ustensiles de bronze des lacs de la Suisse, et il est porté à lui attribuer une influence capitale sur l'âge de bronze des pays du Nord. S'il en était ainsi, il faudrait faire une large part à l'action de la métallurgie des Chalybes et des Tibaréniens, peuples chez lesquels une semblable route de négoce trouve son point de départ naturel, dans les débuts du travail des métaux en Occident. J'accepte volontiers cette idée, qui conduirait à admettre deux grands courants agissant sur l'Europe, par le commerce, dans ces âges reculés, l'un partant de la région des Chalybes et des bords de la mer Noire, l'autre partant de la Phénicie. Plus tard vint s'y joindre le courant étrusque, qui a marqué d'un cachet tout à fait propre les produits de certaines localités.

[7] Il faut consulter à ce sujet les faits, dus en grande partie aux constatations de M. Mariette, que M. Chabas vient de rassembler dans son ouvrage intitulé : Études sur l'antiquité historique d'après les sources égyptiennes et les monuments réputés préhistoriques (Châlons-sur-Saône et Paris, 1872). Mais rien dans ces faits ne vient démentir, au contraire, l'existence antérieure d'un âge exclusif de la pierre en Égypte et l'existence de stations qui y appartiennent. Les faits qui établissent l'emploi d'outils divers de silex par les Égyptiens dans leurs périodes pleinement historiques ne détruisent en rien l'importance et le caractère tout différent des grands ateliers de fabrication d'armes et d'outils de pierre contenant à leurs divers états de travail tous les types possibles (dont plusieurs ne se continuent pas dans les temps postérieurs), comme celui que j'ai étudié avec M. Hamy dans le Gebel-Qournah, entre Biban-el-Molouk et Deir-el-Bahari. Si M. Chabas, au lieu de s'en tenir aux dénégations de M. Lepsius, basées sur les observations les plus inexactes, avait pris la peine d'aller voir au musée de Saint-Germain les échantillons si décisifs que nous y avons rapportés, M. Hamy et moi, son jugement eût été sans aucun doute modifié. Mais son siège était fait ; il voulait nier l'âge de pierre de l'Égypte, et il n'a pas cherché à vérifier de trop prés les faits qui l'établissent. C'est, du reste, pour moi un véritable sujet d'étonnement que la passion que les égyptologues les plus distingués, comme M. Lepsius, M. Mariette et M. Chabas, mettent à ne vouloir pas admettre que l'Égypte ait eu son âge de la pierre ; c'est pour eux comme une question d'amour-propre national égyptien.

[8] Suivant M. Wilkinson, remarque M. Roulin, l'espèce de traîneau qu'emploient encore, maintenant les fellahs égyptiens pour battre le grain, et qui, d'après deux passages de la Bible, était connu des Hébreux au temps d'Isaïe, aurait anciennement été armé en dessous de pointes de silex, pointes aujourd'hui remplacées par des lames de métal faisant saillie à la face inférieure et portées par des axes qui tournent à mesure que marche la machine. Ce qui est certain, c'est qu'en Italie, peu de temps avant le commencement de l'ère chrétienne, et probablement longtemps après, on avait en certaines provinces un appareil tout semblable appelé tributum. Id fit e tabula lapidibus aut ferro asperata, c'est ainsi que le décrit Varron. Le savant agronome nous apprend de plus que dans l'Espagne citérieure on était mieux outillé, les lames tranchantes étant, dans cet appareil comme dans le traîneau égyptien, portées par des cylindres mobiles ; le nom par lequel il le désigne, plostellum pœnicum, semble indiquer que les Espagnols l'avaient reçu directement des Carthaginois, si supérieurs en agriculture à leurs vainqueurs, comme ceux-ci le confessèrent suffisamment quand ils firent traduire à leur usage le traité de Magon. (Rapport à l'Académie des Sciences sur une collection d'instruments en pierre découverts dans l'île de Java, dans le tome LXVII des Comptes-rendus.)

Depuis que M. Boulin écrivait ceci, en 1868, M. le général Loysel a trouvé une machine pareille au tribulum de Varron, généralement en usage à Madère. M. Émile Burnouf a signalé son emploi actuel dans plusieurs parties de la Grèce sous le nom d'άλωνίστρα. Enfin, le Musée Britannique, dans la collection Christy, en possède deux, l'une venant d'Alep et l'autre de Ténériffe. Dans tous ces exemples, la face inférieure du traîneau est armée de lames de pierre, ici en lave et là en silex.