L'exaltation
spirituelle qui provoqua, parmi les Franciscains, les troubles étudiés par
nous dans le chapitre précédent, ne se limita pas aux seuls membres reconnus
de l'Ordre. Elle se manifesta d'une façon plus désordonnée encore dans le
petit groupe des Guillelmites et dans la démonstration plus redoutable des
Dulcinistes, ou Frères apostoliques. Vers
1260 arriva. à Milan une femme qui s'appelait Guillelma. Elle amenait avec
elle son fils, ce qui attestait qu'elle avait vécu de la vie du siècle et
qu'elle en avait éprouvé les vicissitudes. Il est probable que l'enfant
mourut jeune, car il n'est plus question de lui par la suite. La femme avait
quelque fortune et passait pour être fille de Constance, femme du roi de
Bohème. Cette naissance illustre est douteuse ; mais la question ne mérite
guère la discussion qu'elle a provoquée[1]. Guillelma
était d'une piété remarquable et se vouait aux bonnes œuvres, sans pourtant
s'adonner à des pratiques particulièrement austères. Peu à peu elle attira
autour d'elle un petit cénacle de disciples auxquels, à en juger par les
quelques documents conservés, elle donnait de salutaires leçons de morale.
Ces disciples adoptèrent un simple vêtement brun, identique à celui qu'elle
avait coutume de porter, et constituèrent, semble-t-il, une association sans
organisation précise, fondée sur une dévotion commune à l'adresse de la
pieuse Guillelma. A cette
époque, il n'était pas facile d'assigner des bornes à la vénération. On
sentait qu'il existait une relation très étroite entre le monde spirituel et
le monde matériel ; la croissance du Joachisme montre avec quelle facilité on
accueillait les doctrines annonçant un prochain changement, la venue d'une
ère nouvelle pour l'humanité. Les disciples de Guillelma en arrivèrent
bientôt à voir en elle une sainte et une thaumaturge. Certains lui
attribuaient des cures miraculeuses : elle avait guéri d'un trouble de la vue
le docteur Giaccobe da Ferno et d'une fistule Alberto de' Novati. Puis on dit
qu'elle avait reçu l'honneur suprême des stigmates. Ces stigmates
n'apparurent pas aux yeux des personnes qui apprêtèrent son cadavre pour
l'ensevelir ; mais ce fut, allégua-t-on, par suite de leur indignité. On
prédisait avec confiance qu'elle convertirait les Juifs et les Sarrasins et
instituerait par tout le genre humain l'uniformité de la foi. Enfin, vers
1376, plusieurs disciples poussèrent l'enthousiasme jusqu'à répandre A voix
basse le bruit qu'elle était l'incarnation féminine du Saint-Esprit, la
Troisième Personne de la Trinité, tout comme le Christ était la Seconde
Personne, incarnée dans le corps d'un homme. Elle était à la fois toute
divine et toute humaine ; ce n'était pas seulement le corps du Christ qui
avait subi la Passion, mais encore la personne du Saint-Esprit, si bien que
la chair même de Guillelma était la chair du Christ. Les promoteurs de cette étrange
doctrine furent un personnage haut placé à Milan, Andrea Saramita, et sœur
Maifreda di Pirovano, une Umiliata de l'ancien couvent de Biassono,
cousine de Matteo Visconti. Il n'est pas probable que Guillelma ait encouragé
ces absurdes histoires. Andrea Saramita fut le seul témoin qui déclarât les tenir
d'elle-même ; encore avait-il, quelques jours auparavant, attesté le
contraire. Les autres disciples immédiats affirmèrent qu'elle n'avait aucune
prétention à un pouvoir surnaturel. Quand les gens demandaient à Guillelma de
les guérir ou de les délivrer de quelque indisposition, elle leur disait : « Passez
votre chemin ; je ne suis pas Dieu. » Comme on lui rapportait les
étranges opinions qui couraient à son sujet, elle soutint énergiquement
qu'elle n'était qu'une misérable femme et un humble ver de terre. Un moine de
Chiaravalle, Marchisio Secco, témoigna qu'il avait eu sur cette question une
querelle avec Andrea ; tous deux avaient décidé de s'en rapporter au jugement
de Guillelma elle-même ; elle leur répondit avec indignation qu'elle était
faite de chair et d'os, ayant, comme on sait, amené son fils à Milan, et que,
si Secco et Andrea ne faisaient pénitence pour avoir proféré de semblables
blasphèmes, ils seraient condamnés à l'enfer. Pourtant, les esprits nourris
des promesses de l'Évangile Éternel croyaient fermement qu'une incarnation
comme Guillelma ouvrirait l'ère du Saint-Esprit ; ils ne voulaient pas être
désabusés[2]. Guillelma
mourut le 24 août 1381, en laissant tous ses biens à la grande communauté
cistercienne de Chiaravalle, près de Milan, dans laquelle elle désirait être
enterrée. Il y avait guerre, à cette époque, entre Milan et Lodi ; les routes
n'étaient pas sûres ; aussi fut-elle provisoirement ensevelie dans la ville,
pendant qu'Andrea et Dionisio Cotta allaient demander au marquis de
Montferrat une escorte de troupes pour accompagner le cortège. La translation
du corps eut lieu en octobre et fut célébrée avec grande pompe. Les
Cisterciens accueillirent joyeusement l'occasion qui s'offrait d'ajouter à
l'opulence et aux revenus de leur établissement. L'exploitation des nouveaux
saints était, à cette époque, une industrie extrêmement lucrative, que l'on
exerçait avec toute l'énergie nécessaire. Salimbene se plaint amèrement de
cet abus en faisant allusion à la spéculation engagée, en ins, à Crémone,
autour des restes d'un marchand de vins ivrogne, nominé Alberto, dont le
culte attirait une foule de fidèles porteurs d'offrandes, au grand profit de
tous les intéressés. Ces abus étaient constants, comme nous l'avons vu
notamment dans le cas d'Armanno Pongilupo, bien que les canons défendissent,
au dire de Salimbene, la vénération d'un saint nouveau, jusqu'au jour où l'Église
romaine l'avait officiellement reconnu. D'ailleurs, Salimbene se trompait.
Zanghino Ugolini, qui est une autorité bien plus sûre, affirme qu'il n'y
avait pas d'hérésie dans le culte de saints non canonisés, si l'on croyait
que les miracles étaient opérés par Dieu sur leur intercession ; mais si l'on
croyait que ces miracles étaient opérés, sans l'assentiment de Dieu, par les
reliques seules, l'Inquisition pouvait intervenir et punir. Tant qu'un saint
n'avait pas reçu la canonisation, son culte était soumis à la discrétion de
l'évêque, qui pouvait le suspendre à tout instant. Le fait seul du miracle
n'était pas une preuve, car c'était là souvent un moyen employé par les
démons pour abuser des fidèles. Dans le
cas qui nous occupe, l'archevêque de Milan ne fil aucune opposition et le
culte de Guillelma fut bientôt établi de façon solide. Un mois après la
translation, Andrea fit exhumer le cadavre, le transporta dans l'église, le
lava avec du vin et de l'eau et le revêtit d'une somptueuse robe brodée. Le
liquide fut précieusement conservé, pour servir de chrême à l'usage des
malades. On le plaça sur l'autel du couvent des nonnes de Biassono et
Maifreda l'utilisa pour oindre les parties atteintes des gens qui venaient se
faire 'guérir. Une chapelle et un autel ne tardèrent pas â s'élever sur sa
tombe. On montre encore à Chiaravalle le petit oratoire où la tradition
rapporte qu'elle fut couchée, et son prétendu portrait qui décore la paroi du
cénotaphe. La sainte est représentée à genoux devant la Vierge, vers laquelle
elle est conduite par Saint Bernard, patron de l'abbaye. Une foule d'autres
personnages entourent le groupe et l'ensemble de l'œuvre indique que ceux qui
la dédièrent voyaient en Guillelma une sainte, mais non une incarnation de la
Divinité. Dionisio Cotta plaça un autre portrait de la sainte dans l'Église
de Santa-Maria fuori di Porta Nuova ; deux lampes brûlaient sans cesse devant
l'image pour obtenir le suffrage de Guillelma en faveur du frère de Cotta,
enterré en ce lieu. D'autres portraits ornaient l'église de Sainte Euphémie
et le monastère des nonnes de Biassono. Dans tous ces sanctuaires, les bons
moines de Chiaravalle n'étaient pas inactifs. Ils entretenaient des lampes
allumées devant l'autel. Deux fêtes étaient assignées à la sainte, les
anniversaires de sa mort et de la translation de son corps. En ces
circonstances, les dévots s'assemblaient à l'abbaye ; les moines offraient un
modeste banquet hors des murs — car la Règle cistercienne proscrivait comme
une profanation la présence d'une femme à l'intérieur de l'enceinte consacrée
— ; plusieurs des Frères prononçaient d'éloquents discours sur la sainteté de
Guillelma, la comparant à d'autres saints, à la lune et aux étoiles, et
recevaient les offrandes des pieux fidèles. Ce n'était d'ailleurs pas le seul
profit de l'abbaye. Giaccobe de' Novati, un des adeptes, appartenait à l'une
des plus nobles familles de Milan ; dans son château, les Guillelmites
tenaient d'ordinaire leurs assemblées. Ce personnage, en mourant, institua
l'abbaye sa légataire, et l'héritage ne devait pas être méprisable. Il y eut
sans doute d'autres exemples de libéralités analogues, bien que les
témoignages n'en soient pas venus jusqu'à nous. Tout
cela était assez innocent. Mais parmi les fidèles de Guillelma, on comptait
un petit groupe d'initiés qui voyaient en elle une incarnation du
Saint-Esprit. L'histoire des Joachites nous a montré la tendance de l'époque
à considérer le christianisme comme une phase temporaire de la religion, à
laquelle succéderait à bref délai le règne du Saint-Esprit, l'organisation
d'un système nouveau et plus parfait remplaçant l'Église de Rome. Aussi les
Guillelmites purent-ils sans peine s'imaginer qu'ils avaient joui de la
société du Paraclet qui devait paraître bientôt, alors que le Saint-Esprit
descendrait en langues de feu sur les disciples, que les païens et les Juifs
seraient convertis et qu'une nouvelle Église ouvrirait l'ère d'amour et de
béatitude si ardemment désirée par l'humanité au cours de ces siècles
d'épreuves. Le
principal apôtre de cette doctrine était Andrea. Il prétendait être le
premier, le seul fils spirituel de Guillelma, et avoir reçu d'elle la
révélation, qu'il embellit pour plaire à la crédulité des disciples.
L'archange Raphaël avait annoncé à la bienheureuse Constance que le
Saint-Esprit s'incarnerait en elle ; un an après, à la sainte date de la
Pentecôte, Guillelma était née ; elle avait choisi la forme féminine, car si
elle' avait été homme, elle aurait péri comme le Christ et, avec elle, le monde
entier. Un jour, dans sa chambre, elle avait changé une chaise en bœuf et
avait invité Andrea à retenir l'animal s'il le pouvait ; mais la bête
disparut quand Andrea voulut la saisir. En visitant le tombeau de
Chiaravalle, on pouvait obtenir, disait-il, des indulgences égales à celle
que procurait un pèlerinage au Saint-Sépulcre. L'azyme que l'on consacrait en
le posant sur la tombe était partagé avidement entre les disciples, qui
instituaient ainsi une nouvelle communion. En outre des deux fêtes régulières,
il existait une autre solennité pour les initiés, fixée à dessein au jour de
la Pentecôte, époque où l'on s'attendait à voir reparaitre la sainte. En même
temps, on stimulait la dévotion des fidèles en rapportant que Guillelma
s'entretenait avec ses représentants, tantôt sous sa forme propre, tantôt
sous celle d'une colombe. Les sectaires se contentaient de preuves bien
légères, comme l'atteste un incident qui les remplit d'aise en 1293. Pendant
un banquet donné dans la maison de Giaccobe da Ferno, une ardente discussion
s'éleva entre ceux qui doutaient encore et ceux dont la conviction était établie.
Une des plus ferventes dévotes, Carabella, femme d'Amizzone Toscano, s'était
assise sur son manteau. Quand elle se leva, elle trouva dans les cordons
trois nœuds qui n'y étaient pas auparavant. On vit là un grand miracle et la
pleine confirmation de la vérité. S'il
n'avait dû finir en tragédie, le Guillelmitisme n'aurait été qu'une farce,
car cette Église, qui prétendait abattre le solide édifice du christianisme
latin, était aussi ridicule par sa conception générale que par le détail de
ses croyances. Les Évangiles devaient faire place aux écrits sacrés publiés
par Andrea, ouvrages dont plusieurs étaient déjà préparés, sous les noms de
divers initiés : L'Épitre de Sibilia aux Novarais, La Prophétie de
Carmen le Prophète à toutes les cités et nations, et un exposé de la
doctrine de Guillelma, commençant par ces mots : « En ce
temps-là, le Saint-Esprit dit à ses disciples... » Maifreda composa
également les litanies du Saint-Esprit et des prières à l'usage de l'Église.
A la seconde venue de Guillelma, quand la papauté disparaîtrait,
Maifreda deviendrait pape, vicaire du Saint-Esprit ; elle posséderait
les clefs du ciel et de l'enfer et baptiserait les Juifs et les Sarrasins. Un
nouveau collège de cardinaux serait constitué, dont il semble qu'on
n'eût jusqu'à ce moment choisi qu'un seul membre, — une jeune fille
nommée Taris. Celle-ci, à en juger par les réponses qu'elle fit devant
l'inquisition, et par les termes méprisants dont se servent, à son
adresse, certains sectaires, fut le digne représentant du projet dans toute
son absurdité. En attendant son élévation au pontificat, Maifreda
était l'objet d'une vénération spéciale. Les disciples lui baisaient les
mains et les pieds, et recevaient sa bénédiction. Quand Boniface VIII, par la
proclamation du jubilé, attira à Rome des centaines de milliers de pèlerins
avides d'indulgences, ce fut probablement l'excitation causée par cet
événement qui poussa les Guillelmites annoncer la venue du Saint-Esprit pour
la Pentecôte de 1300. Les fidèles firent preuve d'un étrange matérialisme en
apprêtant, pour le Dieu attendu, des vêtements splendides. un manteau de
pourpre à boucle d'argent, valant trente livres de terzioli, des
étoffes de soie brodée d'or et des mules dorées. Pietro de' Alzate fournit
quarante-deux douzaines de perles et Catelle de' Giorgi en donna une once.
Pour se préparer à ses nouvelles et saintes fonctions, Maifreda entreprit de
célébrer les mystères de la messe. Pendant les solennités de Pâques, elle se
para de vêtements sacerdotaux et consacra l'hostie, tandis qu'Andrea, sous la
dalmatique, lisait l'Évangile. Puis elle administra la communion aux
assistants. Elle devait, le jour de la résurrection de Guillelma, répéter
cette cérémonie à sainte Marie Majeure. Déjà, à cet effet, on s'était procuré
des vases sacrés d'une richesse extravagante, ayant coûté plus de deux cents
livres. Les
sommes ainsi gaspillées montrent que les sectaires appartenaient à la classe
riche. Mais la chose la plus singulière en cette affaire, fut qu'une croyance
aussi absurde ait pu trouver prise sur des hommes cultivés et intelligents.
On voit par-là combien étaient répandus l'esprit de révolte, la propension à
accepter toute promesse, si folle qu'elle fût, d'un soulagement aux misères
de l'époque. Il y avait, à Milan, peu de familles plus illustres que celle
des Garbagnati, Gibelins étroitement alliés aux Visconti. Gasparo Garbagnate
occupa nombre de postes importants ; si son nom ne. figure pas dans la liste
des sectaires, sa femme et ses deux fils, Ottorino et Francesco, adhérèrent à
la secte, ainsi que Bella, femme de Giaccobe. Francesco était un personnage
marquant, tant comme diplomate que comme légiste. Envoyé, en 4309, par Malte°
Visconti en mission auprès de l'empereur Henri Vil, il s'assura une haute
faveur à la cour impériale et réussit pleinement dans sa mission. Il acheva
sa vie comme professeur de droit à la célèbre Université de Padoue. Pourtant
cet homme, qui devait avoir de l'érudition et du jugement, fut un ardent
Guillelmite : il acheta des étoffes de soie brochée d'or pour la résurrection
de Guillelma et composa des prières en son honneur. Un des crimes pour
lesquels Matteo fut frappé, en un, par l'Inquisition, était d'avoir gardé à
son service Francesco Garbagnate, alors que ce dernier avait été condamné au
port de croix pour sa participation à l'hérésie guillelmite. En 1324, Jean
XXII, confirmant la sentence, ajouta que Matteo avait intimidé les
inquisiteurs pour sauver son fils Galeazzo, également Guillelmite. Quand
l'hérésie vint à être connue, la rumeur publique attribua naturellement aux
sectaires les abominations sexuelles que l'on imputait sans scrupule à
quiconque s'écartait de l'orthodoxie. La légende raconte, pour expliquer la
découverte de la secte, la même histoire que nous avons vu conter à Cologne
au sujet des Frères du Libre-Esprit : un mari suit sa femme à un rendez-vous
nocturne et apprend ainsi les horribles pratiques des sectaires. Cette fois,
le héros du conte est Corrado Coppa, dont la femme, Giacobba, était une
fervente adepte de l'hérésie. Par le
nombre, la secte était insignifiante. On rapporte qu'un jour, à un banquet
donné en l'honneur de Guillelma par les moines de Chiaravalle, il y avait
cent vingt-neuf personnes présentes ; mais, parmi ces gens, se trouvaient
évidemment des hommes qui, en Guillelma, honoraient seulement une sainte. Le
véritable cénacle d'initiés était sans doute plus restreint. Les noms des
inculpés, dans les confessions reçues par l'Inquisition, sont au nombre d'une
trentaine seulement ; on peut donc penser qu'il n'y eut jamais plus de
trente-cinq ou quarante sectaires. Il ne
faut pas croire que cette hérésie ait pu, pendant près de vingt ans, échapper
entièrement à la vigilance des inquisiteurs milanais. En 4284, peu d'années
après la mort de Guillelma, deux des disciples, Allegranza et Carabella,
révélèrent imprudemment les mystères de leur foi à Belfiore, mère de Fra
Enrico di Nova, qui aussitôt rapporta le fait à l'inquisiteur Fra Manfredo di
Donavia. Andrea fut immédiatement cité, ainsi que sa femme Riccadona, sa sœur
Migliore et sa fille Fiordebellina. Il en fut de même de Maifreda, de
Bellacora de' Carentani, de Giaccoba dei Bassani, et probablement de quelques
autres. Les inculpés abjurèrent et furent traités avec une mansuétude
exceptionnelle, car Fra Manfredo les renvoya absous en les frappant sur
l'épaule avec une baguette, comme symbole de la fustigation qu'ils avaient
méritée. Il attachait, semble-t-il, peu d'importance à cette affaire et ne
les contraignit pas à révéler les noms de leurs complices. En 1295 et en
1296, une nouvelle enquête fut entamée par l'inquisiteur Fra Tommaso di Como.
On ne possède aucun détail à ce sujet ; sans doute, elle ne fut pas poussée
bien loin. Nous
ignorons comment l'attention de l'Inquisition fut attirée sur la secte au
printemps de l'an 1300. Il est probable que l'attente de la résurrection
annoncée pour la prochaine Pentecôte et les préparatifs faits en vue de cet
événement provoquèrent, parmi les disciples, une agitation, accompagnée
peut-être de révélations imprudentes. Vers Pâques (10 avril), les inquisiteurs citèrent et
interrogèrent Maifreda, Giaccoba dei Bassani et quelques autres sans doute,
mais sans résultat précis. Cependant on les surveilla, on recueillit des
informations secrètes. Le 18 juillet, un certain Fra Ghirardo se présenta
devant Lanfranco de' Amizzoni, révéla toute l'affaire et livra les noms des
principaux disciples. Andrea découvrit le traître et chercha à savoir ce
qu'il avait dit, mais on lui conseilla de veiller à son propre salut, car les
inquisiteurs prenaient une attitude très menaçante. Le 20, Andrea fut cité.
Il affirma n'avoir jamais entendu dire que Guillelma fut considérée comme
supérieure aux autres saintes ; apparemment, on accepta ses explications, car
on le renvoya en lui enjoignant de revenir le lendemain et de garder, en
attendant, le secret le plus absolu. Andrea
et Maifreda furent fort effrayés. Redoutant que leurs disciples ne fussent
également cités par les inquisiteurs, ils conjurèrent leurs amis de les
sauver tous deux de la mort, en gardant le silence au sujet des deux
hérésiarques. L'hostilité entre les deux Ordres mendiants était si notoire
que le premier mouvement des sectaires fut de demander assistance aux
Franciscains. Dès que les citations eurent été lancées, Andrea, accompagné du
docteur Beltramo da Ferno, un des plus ardents membres de la secte, se rendit
au couvent des Franciscains. Là les accusés apprirent de Fra Daniele da Ferno
que Fra Guidone de Cocchenato et les autres inquisiteurs n'avaient aucun
pouvoir pour agir, attendu que leurs mandats avaient été annulés par le pape
et que Fra Pagano di Pietra Santa avait reçu une bulle à cet effet. Il devait
y avoir là-dessous quelque intrigue qu'il serait intéressant de démêler, car
nous retrouvons en cette occasion de vieilles connaissances. Fra Guidone est
assurément cet inquisiteur que nous avons vu en 1279 participer au jugement
de Corrado da Venosta. Quant à Fra Pagano, nous le connaissons déjà comme
ayant été, en 1295, l'objet d'une poursuite pour hérésie. Ce fut peut-être ee
souvenir qui stimula son zèle contre les inquisiteurs, car lorsque, le
lendemain, les Guillelmites lui rendirent visite, il leur montra la bulle et
les pria d'obéir à la citation ; ils lui fourniraient ainsi la preuve que les
inquisiteurs étaient demeurés en fonctions, preuve qu'il payerait volontiers,
disait-il, du prix de vingt-cinq livres. C'est là un curieux témoignage du
secret impénétrable qui enveloppait les opérations du Saint-Office : Fra
Pagano avait, jusque-là, vainement cherché à savoir de façon certaine quels
hommes occupaient les fonctions inquisitoriales t Peu de temps auparavant,
comme on avait brûlé un hérétique à Balsemo, Pagano avait envoyé des gens
s'enquérir par qui la sentence avait été rendue, mais il n'avait pu le
savoir. Les
Guillelmites s'adressèrent à l'abbé de Chiaravalle et à un de ses moines,
Marchisio di Veddano, suspect lui-même de guillelmitisme. Ces personnages
demandèrent copie de la bulle ; cette copie fut dûment rédigée par un notaire
et leur fut remise. Ils la portèrent à l'archevêque de Milan, alors à
Cassano, et demandèrent au prélat de leur confier le sein de mener une
enquête sur cette affaire. L'archevêque promit d'intervenir ; mais s'il tint
promesse, il dut probablement apprendre que, d'après l'aveu facilement
arraché aux inculpés, ceux-ci ne considéraient pas Boniface VIII comme pape ;
par conséquent, l'archevêque nommé par ce faux pape n'était pas réellement
archevêque. Pour cette raison ou pour quelque autre, le zèle du prélat tiédit
: il ne fit plus d'opposition à la procédure entamée[3]. L'Inquisition
comptait sur place de nombreux agents. Outre Fra Guidone, qui, par son âge et
son expérience, fut, semble-t-il, le protagoniste de la tragédie, et
Lanfranco qui joua un rôle assez effacé, on rencontre un troisième
inquisiteur, Rainerio di Pirovano. Ces trois personnages étaient remplacés,
pendant leur absence, par des délégués, Niccolô di Como, Niccolô di Varenna
et Leonardo da Bergamo. On mena l'affaire avec une énergie soutenue, non sans
recourir fréquemment à la torture. Il est vrai que les dépositions des
accusés sont muettes sur ce point ; mais leur silence ne prouve rien, car
l'emploi de la torture était chose habituelle et n'avait pas besoin d'être
relevé. Non seulement les historiens de l'affaire parlent sans réserve de
l'application qui en fut faite, mais le caractère des interrogatoires
successifs subis par les principaux inculpés l'atteste de façon évidente. Ce
sont, d'abord, d'audacieuses affirmations d'ignorance et d'innocence,
suivies, à des intervalles plus ou moins longs, d'aveux complets. On relève
surtout ces variations dans les dires de ceux qui avaient déjà abjuré en
t284, par exemple Andrea, Maifreda et Giaccoba. Ceux-ci, étant relaps,
savaient qu'en reconnaissant leur persistante hérésie, ils se condamnaient
eux-mêmes au bûcher ; ils n'avaient donc rien à gagner en avouant, si ce
n'est qu'ils échappaient ainsi à une nouvelle application de la torture[4]. Les
documents sont trop incomplets pour qu'on puisse reconstituer l'histoire du
procès et établir avec certitude quel fut le sort des accusés. En Languedoc,
une fois tous les témoignages recueillis, on aurait tenu une réunion pour
fixer les peines ; puis elles eussent été notifiées au cours d'un Sermo
solennel et le bûcher aurait reçu sa proie. Mais, à Milan, la procédure était
plus expéditive. La seule sentence à nous connue fut rendue le 23 août, dans
une assemblée où l'archevêque siégeait à côté des inquisiteurs. Le jugement
concernait uniquement Sœur Giaccoba dei Bassani, qui, en qualité de relapse,
fut régulièrement livrée au bras séculier pour être brûlée. Il y a lieu de
penser qu'auparavant Ser Mirano di Garbagnate, un prêtre gravement impliqué
dans l'affaire, avait subi la même peine. Andrea et Maifreda furent lei
exécutés probablement entre le 1er et le 9 septembre. Mais on ignore la date
des autres exécutions ; on ne sait à quelle époque les os de Guillelma furent
exhumés et brûlés. Les interrogatoires des disciples se prolongèrent jusqu'au
milieu d'octobre. Autre particularité digne de remarque : pour l'infliction
des pénalités mineures, les inquisiteurs ne s'adjoignirent pas d'experts et
ne consultèrent même pas l'archevêque. Ils agirent entièrement à leur guise ;
un seul Fraie absolvait ou frappait de pénitences chaque inculpé.
Apparemment, l'Inquisition lombarde avait peu de déférence pour l'épiscopat,
même pour celui de l'Église Ambrosienne. Pourtant,
l'Inquisition, faisait preuve d'une remarquable mansuétude, étant donné
surtout le caractère révolutionnaire de l'hérésie. On ne saurait établir
rigoureusement le nombre des victimes livrées au bûcher ; mais il ne dut pas
y en avoir plus de quatre ou cinq. C'étaient les survivants de ceux qui
avaient abjuré en 1283 ; comme hérétiques relaps et endurcis, ces gens ne
méritaient aucune clémence. Les autres furent frappés de peines
singulièrement légères. Tel fut le cas de Sibilia Malcolzati, qui avait
figuré parmi les plus zélés sectaires. Dans ses premiers interrogatoires,
elle s'était résolument parjurée et on ne l'avait pas sans peine amenée à
confesser l'erreur ; néanmoins, quand elle comparut, le 6 octobre, devant Fra
Rainerio, elle demanda humblement à être déchargée de l'excommunication
qu'elle avait encourue, et l'inquisiteur, ému de ses prières, consentit à
lever la censure, en lui imposant, suivant l'usage, l'obligation de se
soumettre aux ordres de l'Église et de l'Inquisition et d'accepter les
pénitences qui lui seraient infligées. Deux sœurs, Catella et Pietra
Oldegardi, furent traitées avec une douceur plus extraordinaire encore : Fra
Guidone leur donna l'absolution après qu'elles eurent abjuré leur hérésie, et
se contenta de laisser à leurs confesseurs le soin de choisir la pénitence
qu'elles devraient subir. En exceptant les peines qui frappèrent les relaps,
le plus sévère châtiment des autres hérétiques fut le port des croix ; encore
cette pénalité, infligée en septembre et octobre, fut-elle commuée, au mois
de janvier, en une amende de vingt-cinq livres payable en février, ce qui
montre que la confiscation n'intervint pas dans la répression. Taria
elle-même, bien que cardinal en expectative de l'Église future, fut frappée
de cette pénitence et profita également de la commutation. Mais, lorsqu'il
s'agissait de coupables condamnés à mort, l'Inquisition se hâtait d'opérer la
confiscation. C'est ainsi qu'au lendemain de l'exécution d'Andrea, la femme
de la victime, Riccadona, dut fournir l'inventaire de ses biens meubles et du
vin de sa cave. On a conservé aussi un fragment de l'interrogatoire subi, le
12 février 1302, par un moine de Chiaravalle, Marchisio Secco. Ce document
indique que le Saint-Office luttait alors contre l'abbaye pour arracher aux
moines la restitution des sommes léguées par Guillelma. L'Inquisition
appuyait ses revendications sur l'hérésie de la défunte, qui annulait toutes
ses dispositions testamentaires. On ignore l'issue du débat ; tout porte à
croire que l'abbaye fut obligée de céder. D'ailleurs, il y avait entre les
moines et les hérétiques une complicité si apparente, qu'on s'étonne de ne
trouver, dans la liste des condamnés, le nom d'aucun religieux[5]. Ainsi
s'acheva cette aventure. L'hérésie guillelmite n'a d'importance ni par ses
origines ni par ses conséquences ; mais elle jette un jour curieux sur les
aberrations spirituelles de l'époque et sur la procédure de l'Inquisition
lombarde. Elle mérite surtout d'être citée comme un exemple à peu près unique
de la clémence inquisitoriale[6]. Tandis
que Guillelma s'établissait à Milan, ou vers la même époque, une autre
évolution anormale du grand mouvement franciscain se dessinait à Parme. Le
succès des Ordres mendiants, l'exaltation des mérites suprêmes de la
pauvreté, l'institution de la mendicité comme le mode d'existence le plus
saint de tous, avaient donné une impulsion nouvelle au développement du
monachisme. Aussi, dans la formation des nombreuses confréries organisées sur
le modèle des Mendiants, est-il malaisé de discerner quelle part revient au
désir de la perfection spirituelle et quelle part incombe aux séductions de
la fainéantise et du vagabondage sous le beau ciel de l'Italie. Il fut
d'abord impossible d'appliquer la -prohibition décrétée par le concile de
Latran contre les Ordres religieux non reconnus. On continua à voir des
hommes s'associer, de façon plus ou moins régulière, dans des souterrains et
des ermitages, dans les rues des villes, le long des routes, dans des masures
abandonnées et des églises désaffectées. Après une lutte prolongée, les
ermites Carmes et Augustiniens finirent par se faire reconnaître et
constituèrent des Ordres réguliers ; avec les Franciscains et les
Dominicains, cela porta à quatre le nombre des Ordres Mendiants. D'autres,
moins honorables peut-être, ou plus attachés à leur indépendance, étaient
l'objet de condamnations et, quand ils refusaient 'de se disperser, traités
en rebelles et en hérétiques. L'atmosphère morale était si agitée qu'il se
trouvait facilement des gens prêts à admirer et à suivre quiconque concevait
et mettait en pratique le genre de vie le plus rapproché de la vie
végétative. Si, de plus, ce chef de secte avait quelque aptitude au
commandement et à l'organisation, il lui était facile de constituer une
confrérie et de s'attirer, en même temps que la vénération des fidèles, un
abondant tribut d'offrandes. L'année
1260 devait, d'après les prophéties de l'abbé Joachim, ouvrir l'Ere du
Saint-Esprit. L'excitation religieuse se manifesta dans le peuple par
l'apparition soudaine des Flagellants. L'Italie du nord fut couverte de
processions de pénitents qui se donnaient la discipline. Un mutuel oubli des
injures procura à ce pays troublé un court intervalle de paix. Quand l'esprit
public traverse une semblable crise, l'enthousiasme communicatif s'attache
volontiers à toute entreprise répondant aux tendances du moment. Aussi la
mortification que s'imposa un jeune 104 homme de Parme, Gherardo Segarelli,
trouva-t-elle de nombreux imitateurs. Segarelli, personnage de très humble
naissance, dépourvu de toute culture et de toute intelligence, avait
vainement cherché à se faire admettre dans l'Ordre franciscain. Cet honneur
lui ayant été refusé, il passait son temps dans l'église franciscaine, où il
s'abîmait dans la rêverie. La béatitude de l'extase, poussée jusqu'à
l'annihilation de la conscience, n'a pas été le monopole des Brahmanes et des
Bouddhistes. C'était une pratique bien connue des moines du Mont Athos,
auxquels la pieuse contemplation de leur nombril avait valu le nom d'Umbilicani,
et Jacopone da Todinous montre que ces dangereuses extases étaient familières
à ses dévots contemporains. Cependant Segarelli n'était pas insensible à
toutes les impressions extérieures au point de ne pas remarquer les peintures
religieuses qui ornaient les murs de l'église. Il admira les tableaux où
figuraient les apôtres vêtus des costumes que l'art leur avait assignés. Il
acquit peu à peu la conviction que la vie et l'habit apostoliques
constituaient les éléments d'une existence religieuse supérieure même à celle
des Franciscains. Il commença donc par vendre le peu de bien qu'il possédait
; puis, montant sur la tribune de la Piazza, il jeta l'argent que lui avait
rapporté cette vente aux oisifs qui se chauffaient au soleil. Aussitôt
ceux-ci allèrent perdre cet argent au jeu, non sans jurer et blasphémer.
Segarelli, imitant le Christ à la lettre, se fit circoncire ; puis,
emmaillotté dans des langes, il se fit bercer et allaiter par une femme. Ce
noviciat une fois achevé, il entama sa carrière d'apôtre, laissant pousser
ses cheveux et sa barbe, se drapant dans un manteau blanc, ceignant ses reins
de la cordelière franciscaine et portant aux pieds des sandales. Sous cet
accoutrement, il errait par les rues de Parme en criant : Penitens agite !
— ce qui était sa manière de prononcer le Pœnitentiam agite ! traditionnel. Il
demeura quelque temps sans imitateurs. Dans sa course 'errante à la recherche
de disciples, il arriva à Collechio, village voisin de Parme. Là, s'arrêtant
au bord de la route, il se mit à crier : « Entrez dans ma vigne ! » Les
passants, habitués à sa folie, n'y prêtèrent aucune attention ; mais des
étrangers prirent ce cri pour une invitation à cueillir les grappes mûres
d'un vignoble voisin, qu'ils mirent aussitôt au pillage. A la fin, il trouva
un associé dans la personne d'un certain Robert, serviteur des Franciscains.
Salimbene rapporte que ce personnage, fieffé menteur et trop paresseux pour
travailler, fut un membre important de la secte sous le nom de Fra Glutto, et
finit par apostasier et épouser une femme-ermite. Gherardo et Glutto
trainèrent par les rues de Parme leurs manteaux blancs et leurs sandales, en
invitant le peuple au repentir. Ils réunirent des adeptes et bientôt leur
secte compta trois cents membres. Ils acquirent une maison où ils prenaient
leurs repas et passaient leurs nuits. Ils ne manquaient de rien, car les
aumônes affluaient chez eux plus encore que chez les Mendiants réguliers.
Ceux-ci étaient fort surpris de ce succès, car ces prétendus Apôtres ne
donnaient rien en retour des offrandes ; ils ne pouvaient prêcher, ni
entendre les confessions, ni célébrer la messe, et ne priaient même pas pour
le salut de leurs bienfaiteurs. C'étaient, pour la plupart, des paysans
ignorants, porchers et bouviers, séduits par une vie de fainéantise qui leur
assurait une abondance de vivres en même temps que la vénération populaire.
Quand ils se réunissaient en assemblées, ils contemplaient Segarelli d'un air
rêveur et répétaient en son honneur « Père ! Père ! Père ! » En
1274, quand le concile de Lyon s'efforça d'enrayer cette épidémie
d'associations mendiantes non-autorisées, il n'en prononça pas la
dissolution, mais se contenta d'interdire la réception de membres nouveaux,
espérant qu'ainsi ces confréries s'éteindraient d'elles-mêmes. Les Apôtres
surent éluder cette décision : quand se présentait un néophyte, ils plaçaient
devant lui un habit religieux et disaient : « Nous ne pouvons vous agréer
comme membre, car cela nous est défendu, mais if ne vous est pas défendu de
venir à nous. Faites donc comme il vous plaira. » Ainsi, au mépris des
volontés pontificales, l'Ordre s'accrut et se multiplia, dit-on, dans des
proportions incalculables. En 4284, on voit une troupe de soixante-dix
postulants traverser Modène et Reggio pour aller à Parme se faire admettre
par Segarelli ; quelques jours plus tard arrivèrent de même douze jeunes
filles, enveloppées dans leurs manteaux blancs et s'intitulant Sœurs
Apostoliques. A l'imitation de Dominique et de François, Segarelli envoya des
disciples par toute l'Europe et au-delà des mers pour évangéliser le monde.
Ces sectaires se répandirent jusque dans des régions lointaines ; dès 1287,
on voit le concile de Würzbourg stigmatiser comme vagabonds ces Apôtres
errants et interdire à tous de leur fournir des vivres. Pedro de Lugo (Galice) qui, en 1322, abjura devant
l'Inquisition de Toulouse, déclara qu'il avait été gagné à la Secte, vingt
ans auparavant, par un certain Richard, Apôtre venu d'Alexandrie de
Lombardie. Ce dernier avait activement propagé l'hérésie au-delà de
Compostelle. Ce fut probablement la présence d'autres disciples de ce Richard
en Catalogne qui provoqua les mesures prises par le concile de Tarragone, en 1305,
en vue de leur arrestation et de leur expulsion. Malgré
la vénération que lui témoignaient les Frères, Segarelli refusa toujours
d'assumer la direction de l'Ordre, déclarant que chacun devait porter son
propre fardeau. S'il avait été bon organisateur, il aurait pu, disposant de
pareilles ressources, compromettre gravement la paix de l'Église ; mais il était
indolent et n'éprouvait nullement le désir de renoncer à la vie
contemplative. Il hésita quelque peu sur le point de savoir quelle forme il
convenait de donner à l'association et il demanda à Alberto de Parme, un des
sept notaires de la Curie, s'il fallait élire un supérieur. Alberto le
renvoya à l'abbé cistercien de Fontanaviva ; celui-ci fut d'avis que les
adeptes s'abstinssent de fonder des maisons, qu'ils continuassent à errer à
travers le pays, enveloppés dans leurs manteaux ; ils ne pouvaient manquer de
trouver un abri auprès des personnes charitables. Segarelli était tout
disposé à suivre ce conseil ; mais Guidone Putagi, frère du podestat de
Bologne, qui avait adhéré à l'Ordre ainsi que sa sœur Tripla, était d'humeur
plus énergique. Voyant que Segarelli ne voulait pas gouverner, il s'empara de
la direction des affaires et la garda pendant nombre d'années. Mais il
froissa les sentiments des Frères en renonçant à la pauvreté, qui était le
principe fondamental de la secte. Il menait, dit-on, un train splendide,
possédait une écurie bien garnie et gaspillait l'argent à la façon d'un
cardinal ou d'un légat, si bien que les Frères finirent par se lasser et lui
donnèrent un successeur dans la personne de Matteo d'Ancône. L'élection de ce
dernier provoqua une scission. Guidone s'empara de Segarelli et l'emmena à Faënza.
Les partisans de Matteo le poursuivirent et essayèrent de lui arracher
Segarelli ; les deux fractions en vinrent aux coups et les Anconitains eurent
le dessous. Pourtant, Guidone ne se crut pas en sécurité et, abandonnant les
Apôtres, alla se joindre aux Templiers. L'évêque
de Parme, Opizo, neveu d'Innocent IV, avait de la sympathie pour Segarelli
et, par égard pour lui, protégeait les Apôtres, ce qui explique la croissance
ininterrompue de la secte. Cependant, en 1286, trois des Frères commirent à
Bologne un méfait flagrant et furent sommairement pendus par ordre du
podestat. Cet événement appela sans doute l'attention d'Honorius IV sur les
sectaires, car ce fut vers cette époque que le pape lança une bulle
spécialement dirigée contre eux. Il leur ordonnait de quitter leur costume
distinctif et (l'adhérer à quelque Ordre reconnu ; il enjoignait aux prélats
d'exiger l'obéissance sous peine de prison, et d'avoir recours, en cas de
besoin, au bras séculier ; enfin, il interdisait aux fidèles de faire
l'aumône ou d'accorder l'hospitalité aux rebelles. C'était la proscription
formelle de l'Ordre. L'évêque Opizo se hâta d'obéir. Il bannit les Frères de
son diocèse et mit Segarelli aux fers ; puis il se radoucit et le garda dans
son palais avec l'emploi de bouffon. Il parait qu'après boire l'Apôtre
devenait plaisant ! Pendant
quelques années, on n'entend plus guère parler de Segarelli et de ses
disciples. La condamnation pontificale les avait un moment découragés ; mais
on y obéit avec mollesse. Bien que leur nombre eût diminué et que la charité
publique se fût quelque peu détournée d'eux, ils restaient encore assez
nombreux, continuant â porter leurs manteaux blancs et â mendier par voies et
par chemins. L'insuccès de la bulle lancée par Honorius appert de la
publication nouvelle que Nicolas IV jugea nécessaire d'en faire en Mi . Les
Apôtres étaient à ce moment en révolte ouverte contre le Saint-Siège ;
rebelles et schismatiques, ils menaçaient de devenir de véritables
hérétiques, encourant à juste titre la persécution. En 1294, quatre d'entre
eux, deux hommes et deux femmes, furent brûlés à Parme, tandis que l'évêque
Opizo condamnait Segarelli à l'emprisonnement perpétuel. On trouve aussi
mention d'un ardent missionnaire de la secte, nommé Étienne, qui s'était
rendu redoutable par l'éloquence de sa prédication et fut brûlé par
l'Inquisition. Segarelli avait sauvé sa tête en abjurant. Peut-être aurait-il
été remis en liberté quelques années plus tard s'il n'avait persisté dans ses
erreurs ; l'Inquisiteur de Parme, Frit Manfredo, le condamna comme hérétique
relaps et le fit brûler à Parme en 4300. Cette exécution fut suivie d'une
active persécution contre les disciples. Nombre de ceux-ci furent arrêtés par
l'Inquisition et frappés de peines diverses ; finalement, Parme put se
féliciter de voir l'hérésie à peu près extirpée. La
persécution produisit, une fois de plus, ses résultats habituels : en
dispersant les hérétiques, elle les confirma dans leur foi et orienta leur
hérésie dans le sens d'une hostilité plus vive contre l'Église. Les disciples
de Segarelli n'étaient pas tous des paysans ignorants. En Toscane, un
Franciscain renommé pour sa piété et son savoir s'était fait le propagateur
de la secte et avait même essayé de gagner à ses doctrines Ubertino da
Casale. Ubertino l'attira, puis le trahit. L'Apôtre dut révéler les noms de
ses disciples, ce qui laisse à penser qu'il fut soumis à la procédure
inquisitoriale ordinaire. Cet incident montre les relations qui existaient
entre les Apôtres et les Franciscains dissidents, relations attestées par le
soin même que prirent les Spirituels de désavouer tout rapport avec ces
hérétiques. Les Apôtres étaient profondément imbus de Joachisme ; mais les
Spirituels s'efforcèrent de dissimuler ce fait en attribuant les erreurs des
Segarellistes à l'hérétique réprouvé, plagiaire de Joachim. Amaury, déjà bien
oublié. D'ailleurs, les Conventuels ne manquèrent pas d'user de cette arme
offensive et, dans le débat engagé devant Clément V, les Spirituels durent
affirmer qu'ils n'avaient rien de commun avec les Dulcinistes. On ne
constate pas que Segarelli ait professé des doctrines particulières. Son
caractère ne le prédisposait guère aux spéculations profondes ; d'autre part,
la tolérance dont il jouit presque jusqu'à la fin de son existence l'empêcha
probablement de formuler des théories subversives. Portel' l'habit de la
secte, vivre en l'état de pauvreté absolue, s'abstenir de tout travail et
compter sur la charité publique, ne pas songer au lendemain, errer sans gîte
en invitant le peuple au repentir, observer l'absolue chasteté, telle était,
en somme, toute la doctrine de Segarelli ; telle demeura, jusqu'au dernier
moment, la seule règle apparente des Apôtres. Mais l'observance en était
rigoureuse. Les Franciscains les plus austères admettaient que les moines
eussent deux robes ; les Apôtres rejetaient cette concession faite à la santé
et au bien-être. Nul ne devait posséder plus d'une robe ; s'il voulait la
faire laver, il était tenu de rester au lit jusqu'à ce que la robe fût sèche.
Comme les Vaudois et les Cathares, les Apôtres réprouvaient, semble-t-il,
l'usage du serment. Ils furent l'objet de l'accusation ordinaire d'immoralité
; ce qui donnait à ce reproche une couleur de raison, c'était la confusion
des sexes dans leur existence vagabonde et aussi la redoutable épreuve de
continence qu'ils s'imposaient habituellement, à l'exemple des premiers
Chrétiens, en couchant tout nus ensemble. Cependant la liste de leurs erreurs
dressée par les inquisiteurs, qui les connaissaient bien, pour l'édification
de leurs collègues, atteste que cette licence n'était pas article de foi. On
ne saurait affirmer pourtant que la paresse et l'insouciance d'une existence
vagabonde n'eussent pas valu à la secte l'adhésion d'hommes et de femmes de
mauvaise vie[7]. Vers
l'époque de la mort de Gherardo, la persécution avait été assez sévère et
assez prolongée pour amener les Apôtres à rejeter l'autorité du Saint-Siège
et à formuler des doctrines nettement hostiles à l'Église. Une épitre écrite
par Fra Dolcino, un mois environ après l'exécution de Segarelli, montre que
des esprits plus vigoureux que celui du fondateur s'étaient employés à
élaborer une série de principes appropriés au goût des disciples. Ceux-ci, en
effet, supportaient avec impatience la domination d'une Église corrompue et
appelaient de leurs vœux un enseignement plus élevé. Joachim avait promis que
l'ère du Saint-Esprit s'ouvrirait en 1260. Cette prophétie s'était accomplie
par l'apparition de Segarelli, dont la mission avait commencé à ce moment.
Acceptant implicitement cette coïncidence, Dolcino décrivait ensuite les
quatre états successifs de l'Église. Le premier avait duré depuis la Création
jusqu'à l'époque du Christ ; le second, depuis le Christ jusqu'à Silvestre et
Constantin, période de sainteté et de pauvreté ; le troisième, depuis
Silvestre jusqu'à Segarelli, période durant laquelle l'Église avait déchu,
malgré les réformes apportées par Benoit, Dominique et François, jusqu'à la
perte entière de la divine charité. Le quatrième état avait commencé avec
Segarelli et durerait jusqu'au Jour du Jugement. Dolcino rappelait ensuite
des prophéties qui semblent inspirées de celles du pseudo-Joachim, auteur des
Commentaires sur Jérémie. L'Église est aujourd'hui honorée, riche et
perverse, elle demeurera telle jusqu'au jour où tous les clercs, moines et
religieux seront anéantis par une mort cruelle, qui les surprendra avant
trois ans. Le roi Frédéric de Sicile, qui n'avait pas encore fait la paix
avec le Saint-Siège, était, aux yeux de Dolcino, le vengeur promis, sans
doute à cause de ses relations avec les Spirituels et de la faveur qu'il leur
témoignait. L'épitre s'achevait par une accumulation de prophéties
apocalyptiques concernant la prochaine venue de l'Antéchrist, le triomphe des
saints, le règne de la pauvreté et de l'amour sous un pape pieux. Les anges
des sept Églises sont : pour l'Église d'Éphèse, Benoît ; pour celle de
Pergame, Silvestre ; pour Sardes, François ; pour Laodicée, Dominique ; pour
Smyrne, Segarelli ; pour Thyatire, Dolcino lui-même ; pour Philadelphie, le
saint pape à venir. Dolcino annonce que lui-même a été envoyé par Dieu pour
élucider les Écritures et les prophéties. Quant aux ecclésiastiques,
réguliers ou séculiers, ce sont les ministres de Satan ; ils sont aujourd'hui
persécuteurs, mais seront anéantis bientôt, quand Dolcino, ses disciples et
tous ceux qui se joindront à eux auront définitivement conquis le pouvoir. Ainsi,
Segarelli avait péri sur le bûcher le 18 juillet et déjà se présentait, en
août, un homme qui assumait avec assurance le rôle périlleux d'hérésiarque,
se proclamait le porte-parole de Dieu et promettait à ses disciples une
prompte victoire, en récompense des épreuves qu'ils subiraient sous sa
direction. Avait-il vraiment lui-même foi en ses prophéties ? Était-il un
fanatique ou un charlatan ? C'est ce qu'on ne saurait dire de façon certaine.
Mais il me semble probable qu'il était sincère. En dépit de ses dons innés
pour la direction des hommes, peut-on supposer, s'il n'avait pas cru à sa
mission, qu'il eût inspiré à ses disciples un attachement capable de résister
aux plus cruelles souffrances ? Il ne lui fallait pas seulement de iii
l'audace, mais une conviction profonde pour s'engager dans une entreprise où
les moyens répondaient si peu à la fin, pour tenter presque seul de renverser
tout l'imposant édifice de l'Église et de la féodalité. Dante reconnait la
valeur de Dolcino lorsqu'il le représente comme le seul homme vivant auquel
Mahomet, saluant un génie frère du sien, daigne envoyer un message du fond de
l'enfer. Les bons Franciscains Spirituels, qui subirent sans résistance une
persécution incessante, ne purent expliquer la carrière de l'hérésiarque que
par une révélation faite au-delà des mers à un serviteur de Dieu, à savoir
que Dolcino était possédé d'un mauvais ange nommé Furcio[8]. Dolcino
était fils, soit d'un certain Giulio, prêtre de Trontano dans le Val
d'Ossola, soit d'un autre Giulio. ermite de Prato dans le Valsesia près de
Novare. Amené tout enfant à Verceil, il fut élevé, dans la paroisse de Sainte-Agnès,
par un prêtre nommé Agosto, qui lui fit donner une éducation soignée. Doué
d'une intelligence brillante, il devint bientôt un excellent écolier ; bien
qu'il fût de petite taille, il avait un extérieur agréable et se conciliait
l'affection de tous. Plus tard, son éloquence devint si persuasive que
personne, dit-on, ne pouvait résister à son charme. Son séjour à Verceil fut
subitement interrompu. Le prêtre perdit une somme d'argent et soupçonna du
vol son serviteur, nommé Patras. Cet homme saisit le petit Dolcino et lui
arracha par la torture un aveu, vrai ou mensonger. L'intervention du prêtre
empêcha que l'affaire ne s'ébruitât ; mais Dolcino, pris de honte et de
terreur, s'enfuit secrètement. On le perd de vue jusqu'au jour où on le
trouve à Trente, devenu chef d'une bande d'Apôtres. Il avait adhéré à la
secte en 1291. Il dut y prendre très vite une place importante, car, dans sa
confession dernière, il avoua être tombé trois fois entre les mains de
l'Inquisition et avoir trois fois abjuré. En agissant ainsi, il n'avait pas forfait
son grade dans la secte, car les Apôtres admettaient en principe qu'on
pouvait tromper le Saint-Office, prêter serment avec les lèvres et non avec
le cœur, mais que, si la mort devenait inévitable, il fallait la subir avec
joie et résignation, sans jamais trahir ses complices. Pendant
les trois années qui suivirent son épitre d'août 1300, on sait peu de chose
de l'activité de Dolcino. Cependant il fi t parler de lui à Milan, Brescia,
Bergame et Côme. Ce furent sans doute des années consacrées à la propagande
et à l'organisation. L'époque de la délivrance promise arriva et passa sans
que l'Église eût été troublée ou se fût amendée. Pourtant, l'arrestation de
Boniface VII à Anagni en septembre 1303, suivie de la mort de ce pontife,
pouvait sembler le début de l'ère nouvelle promise par les prophéties. Aussi
Dolcino fit-il paraitre, en décembre 1303, une nouvelle épitre, dans laquelle
il annonçait, comme une révélation divine, que la chute de Boniface avait
inauguré la première année des tribulations que l'Église aurait à subir. En
1304, Frédéric de Sicile deviendrait empereur et ferait périr les cardinaux,
ainsi que le mauvais pape récemment élu par eux ; en 1305, l'Empereur
sèmerait la désolation dans les rangs des prélats et des ecclésiastiques dont
la perversité croissait de jour en jour. A ce moment, les adeptes,
jusqu'alors obligés de se cacher pour éviter la persécution, apparaîtraient
au grand jour, se joindraient aux Spirituels des autres Ordres, recevraient
la grâce du Saint-Esprit et constitueraient la nouvelle Église. En attendant,
Dolcino se proclamait chef de la Congrégation Apostolique, société qui
comptait quatre mille membres affranchis de toute obéissance extérieure et
soumis à la seule loi de l'Esprit. Une centaine d'entre eux, hommes et
femmes, étaient chargés de surveiller leurs frères. Dolcino lui-même avait
quatre lieutenants principaux, Longino Cattaneo da Bergamo, Federigo da
Novara, Alberto da Otranto et Valderigo da Brescia. Au-dessus de ceux-ci
l'hérésiarque avait fait une place éminente à sa bien-aimée sœur en
Jésus-Christ, Margherita. Margherita di Trank était issue, dit-on, d'une
famille noble et très riche. D'une beauté remarquable, elle avait été élevée
au couvent de Sainte-Catherine, à Trente. Dolcino fut quelque temps au
service de ce couvent et y fit la connaissance de Marguerite. Elle s'éprit de
lui, s'enfuit avec lui du couvent et lui demeura fidèle jusqu'à la fin.
Dolcino affirma toujours qu'il n'y avait entre eux que des relations purement
spirituelles ; mais, naturellement, on ne crut que médiocrement à cette
assertion. Les gens d'Église prétendirent que Marguerite lui avait donné un
enfant dont la naissance avait été représentée aux yeux des fidèles comme
l'opération du Saint-Esprit[9]. Bien
que Dolcino eût constaté, dans cette lettre de décembre 1303, la nécessité,
pour les sectaires, de se tenir cachés, lui-même se relâcha de sa prudence.
En 1304, il revint aux lieux de son enfance avec quelques disciples portant
les manteaux blancs et les sandales de l'Ordre et commença à opérer des
conversions dans le voisinage de Gattinara et de Serravalle, deux villages du
Valsesia, à quelques lieues en amont de Verceil. L'Inquisition découvrit
bientôt sa trace et, n'ayant pas réussi à s'emparer de lui, fit payer cher
aux habitants de Serravalle la faveur qu'ils avaient témoignée à
l'hérésiarque. Le profond mécontentent soulevé par l'Église et par les
seigneurs féodaux peut seul expliquer l'aide que fournit à Dolcino, le jour
où il leva l'étendard de la révolte, la population qui vivait dans les
contreforts des Alpes. A quelque distance au nord de Serravalle, sur la rive
gauche de la Sesia, cours d'eau alimenté par les glaciers du Mont-Rose, se
trouve Borgo di Sesia, dans le diocèse de Novare. C'est là que Dolcino fut
appelé par un riche cultivateur, nommé Milano Sole, personnage fort estimé de
ses voisins. L'hérésiarque passa en ce lieu plusieurs mois sans être
inquiété, opérant des conversions, entretenant ses disciples. Il semble qu'à
ce moment il ait mandé auprès de lui les sectaires domiciliés au loin, comme
s'il avait résolu de prendre un parti décisif en profitant de la célébrité
acquise par ses prophéties. Cependant, on tenta de le déloger de sa position.
Il comprit qu'il ne trouverait de sécurité que dans les Alpes : guidés par
Milano Sols. les Apôtres remontèrent vers les sources de la Sesia et
s'établirent sur un pic presque inaccessible, où ils construisirent des
cabanes. Ainsi s'écoula l'année 1304. Le nombre des sectaires n'était pas
méprisable : ils étaient environ quatorze cents des deux sexes, enflammés
d'ardeur religieuse, voyant en Dolcino un prophète, dans ses moindres paroles
autant de lois. Par le seul fait qu'ils s'étaient ainsi réunis, au mépris
des, sommations inquisitoriales, ils se trouvaient en rébellion ouverte
contre l'Église. Bientôt ils se brouillèrent aussi avec l'État. Au début de
l'année 1305, comme leur maigre provision de vivres était épuisée, ils se
ravitaillèrent par des rapines aux dépens de la population des vallées :
c'était là comme une déclaration de guerre au pouvoir séculier. L'Église
ne pouvait supporter une si audacieuse provocation ; d'ailleurs, tout le pays
se plaignait des ravages et des sacrilèges commis par les sectaires. Pourtant
Dolcino inspirait une telle crainte qu'on eut recours au pape et que, sous
les auspices du pontife, on prêcha une véritable croisade en vue de lever une
force armée suffisante pour exterminer les hérétiques. La rédaction des
bulles de croisade fut un des premiers actes de Clément V, au lendemain de
son élection, le 5 juin 1305 ; ensuite se réunit, le 24 mit, une assemblée où
une ligue fut formée et où fut signé, par tous les nobles présents,
l'engagement de verser jusqu'à la dernière goutte de leur sang pour la
destruction des Gazzari qui, chassés de Sesia et de Biandrate,
n'avaient pas cessé de molester le pays. En vertu de mandats pontificaux,
Rainerio, évêque de Verceil, et les inquisiteurs levèrent une troupe
imposante et marchèrent contre le refuge montagneux des Apôtres. Dolcino,
voyant •l'inutilité de la lutte, leva le camp pendant la nuit et établit sa
petite communauté sur un sommet escarpé. Les Croisés, pensant que leurs
ennemis s'étaient dispersés, se retirèrent. La situation de Dolcino était
difficile. Son seul espoir de salut était la résistance : puisque l'Église
voulait la guerre, les hérétiques vendraient du moins leur vie le plus
chèrement possible. La nouvelle retraite des Dulcinistes était le Parete
Calvo (Mur
Chauve), montagne
dont le nom même indique la nature, qui domine le village de Campertogno. Les
Apôtres s'y fortifièrent, construisirent de leur mieux des habitations et de
là ravagèrent les vallées voisines pour se procurer des vivres. Le podestat
de Varallo réunit les gens du Valsesia pour déloger les hérétiques ; mais
Dolcino, ayant disposé une embuscade, attaqua le podestat à coups de pierre
et avec toutes les armes que les Apôtres purent se procurer ; l'ennemi fut
fait prisonnier avec presque tous ses hommes et Dolcino tira de ces captifs
des rançons qui couvrirent pendant quelque temps les frais d'entretien des
hérétiques. Les pillages continuèrent ; bientôt toute la région avoisinante
fut réduite à l'état de désert ; les églises étaient dépouillées, les
habitants chassés. L'hiver
de 1305-1306 éprouva rudement l'endurance des hérétiques réfugiés sur l'aride
sommet de la montagne. Quand arriva le Carême, ils en furent réduits à manger
des rats, d'autres bêtes impures et du foin cuit dans la graisse. La
situation n'était plus tenable. Pendant la nuit du 40 mars, ils quittèrent le
Parete Calvo, laissant derrière eux les moins valides que la nécessité les
contraignait à abandonner. Ils se frayèrent des chemins où il semblait
impossible de s'aventurer, sur les hauteurs couvertes de neiges épaisses.
Enfin, ils s'établirent sur le Monte Rubello, dominant le village de
Triverio, du diocèse de Verceil. A ce moment, la disette et l'épuisement
avaient fait des vides dans leurs rangs. Ils n'étaient plus qu'un millier et
apportaient pour toutes provisions quelques morceaux de viande. Leur
déplacement avait été effectué si vite et si mystérieusement que le peuple de
Triverio ne connut la venue des redoutables hérétiques que lorsqu'ils vinrent
nuitamment piller la ville. On ne voit pas que les habitants aient offert de
résistance ni qu'aucun d'eux ait été tué ; mais on assure que trente-quatre
Apôtres trouvèrent la retraite coupée et furent mis à mort. L'alarme se
répandit dans toute la région. L'évêque de Verceil leva une nouvelle armée de
Croisés qui marchèrent bravement contre le Monte Rubello. Dolcino faisait son
apprentissage de stratégiste ; il opéra une sortie et, bien que la plupart de
ses soldats ne fussent, dit-on, armés que de pierres, les troupes de l'évêque
furent repoussées et perdirent nombre de prisonniers qu'on échangea ensuite
contre des vivres. Alors
les hérétiques organisèrent leur campement en vue d'un établissement
définitif. On construisit des fortifications et des maisons, on creusa un
puits. Ayant ainsi rendu leur position inexpugnable, les Apôtres se crurent
assurés contre toute attaque du dehors. Isolés sur leur sommet alpestre,
odieux à l'humanité tout entière, ils attendaient avec calme la réalisation
des prophéties de Dolcino. Le danger immédiat était la famine. La crête
montagneuse n'offrait aucune ressource et les restes de l'armée épiscopale,
occupant Mosso, avaient établi un blocus rigoureux. Dans les premiers jours
de mai, Dolcino, pour se procurer des vivres, provoqua, par un adroit
stratagème, une attaque des assiégeants, les surprit dans une embuscade, les
dispersa et fit de nombreux prisonniers qu'il échangea, cette fois encore,
contre des provisions. Les forces de l'évêque étant épuisées, il fit de
nouveau appel à Clément V, qui consentit volontiers à anathématiser les
hérétiques et à offrir indulgence plénière à quiconque servirait pendant
trente jours contre eux dans l'armée du Seigneur, ou qui payerait une recrue
pour ce service. On donna aux lettres pontificales une publicité très étendue
et les gens de Verceil secondèrent ardemment leur vieil évêque, qui prit
lui-même part à la croisade. On leva une forte troupe, on s'empara des
hauteurs avoisinantes, où l'on dressa des machines qui lancèrent des pierres
sur le campement hérétique et démolirent les cabanes. Une lutte désespérée
s'engagea pour la possession d'un pic qui dominait la place. Le carnage
rougit les eaux du Riccio au point qu'on changea le nom de la rivière en
celui de Rio Carnaschio. Cette bataille fit sur l'esprit populaire une
impression si profonde qu'en plein XVIIIe siècle il n'aurait pas été prudent
pour un voyageur sceptique de prétendre, à portée de l'oreille d'un
montagnard, que la couleur de la rivière était semblable à celle des torrents
voisins. La
troisième croisade ne fut pas plus heureuse que les précédentes. Les
assaillants furent repoussés et refoulés jusqu'à Mosso, Triverio et
Crevacore. Dolcino, profitant de l'expérience, fortifia et garnit de troupes
six des hauteurs avoisinantes, d'où il se précipitait sur le pays environnant
pour ravi tailler son armée. Pour arrêter ces ravages, les Croisés
construisirent deux forts où ils laissèrent une forte garnison ; mais cette
précaution ne servit de rien. Mosso, Triverio, Cassato, Flecchia, d'autres
villes encore, furent brûlées ; le nombre des. églises que les hérétiques
pillèrent et profanèrent dit assez la haine qui les animait contre le
sacerdoce. Poussés à bout, ces hommes avaient abandonné la loi d'amour qui
était le principe de leur foi, pour pratiquer la cruauté que leur
enseignaient leurs adversaires. Afin de leur couper les vivres, on avait
interdit aux troupes croisées d'échanger les prisonniers contre des
provisions ; aussi mettaient-ils à mort, sans pitié, quiconque tombait entre
leurs mains. Au dire d'un -inquisiteur contemporain auquel on doit le récit
détaillé de cette lutte, jamais, depuis Adam, il n'y avait eu de secte à ce
point exécrable, abominable, horrible, ayant en si peu de temps causé tant de
maux. Pour comble de malheur, Dolcino avait insufflé à ses partisans son
ardeur indomptable. Le fanatisme rendait ces gens invincibles. Ils
inspiraient une si grande terreur que les fidèles fuyaient devant ces chiens
dont une poignée était, disait-on, capable de mettre en déroute et d'anéantir
complément une armée entière. Les habitants quittaient le pays et, en
décembre, les Croisés, saisis d'une panique soudaine, évacuèrent un des
forts. On eut grand'peine à sauver la garnison de l'autre fort, composée de
sept cents hommes. Le
fanatisme de Dolcino et son habileté stratégique avaient conservé l'avantage
sur le terrain. Mais la faiblesse incurable de sa situation était
l'impossibilité où il se trouvait de faire vivre ses partisans. L'évêque de
Verceil s'en rendit bientôt compte et fit élever, autour du retranchement des
hérétiques, cinq nouveaux forts. Si l'on songe que toutes les routes et
toutes les passes étaient gardées, afin que nul secours ne pût parvenir aux
assiégés, on doit croire qu'en dépit des déprédations qu'ils avaient été
contraints de commettre, ils conservaient encore des amis parmi la population
du pays. Le plan adopté par l'évêque fut couronné de succès. Pendant l'hiver de
1306-1307, les souffrances des Apôtres- furent affreuses, au milieu des
neiges qui couvraient la montagne. La faim et le froid firent leur œuvre.
Beaucoup de sectaires périrent d'épuisement, d'autres se nourrirent A grand
peine d'herbes et de feuilles. On finit par dévores les corps des ennemis
tombés dans les sorties victorieuses et jusqu'aux cadavres des compagnons
morts de faim. Le pieux chroniqueur, en relatant ces horreurs, déclare
qu'elles furent l'effet des prières et des vœux qu'élevaient vers le ciel le
bon évêque et ses ouailles. Le
dénouement était inévitable ; même l'ardent génie de Dolcino ne pouvait
ajourner indéfiniment la catastrophe. Vers la fin de mars, comme s'achevait
ce douloureux hiver, l'évêque organisa une quatrième croisade. On leva une
armée considérable pour attaquer les spectres décharnés qui survivaient
encore. Une chaude bataille s'engagea pendant la semaine de Pâques et, le
Jeudi-Saint (23 mars 1307), les derniers retranchements furent emportés. La
résistance avait été opiniâtre ; cette fois encore, le Rio Carnaschio fut
rouge de sang. On ne fit pas de quartier. « En ce jour, plus de mille
hérétiques périrent dans les flammes, dans la rivière ou par le glaive, de la
plus cruelle des morts. Ainsi ceux qui s'étaient ri de Dieu le Père et de la
foi catholique reçurent, le jour de la Cène. par la faim, le fer, le feu, la
peste et toutes les calamités, la honte et la mort affreuse qu'ils avaient
méritées. » L'évêque
avait ordonné de prendre vivants Dolcino et ses 118 deux principaux adeptes,
Marguerite et Longino Cattaneo. Grandes furent les réjouissances quand, le
samedi suivant, ces prisonniers furent amenés devant le prélat au château de
Biella[10]. Leur
cas était des plus clairs ; cependant l'évêque jugea nécessaire de consulter
le pape Clément, — formalité parfaitement superflue dont la seule
explication, nous dit Gallenga, est que l'évêque eut ainsi l'occasion de
solliciter des subsides pour son diocèse ruiné et son trésor épuisé. Clément
avait été fort ému de l'audacieuse rébellion des Dolcinistes, comme l'atteste
le ton de triomphe sur lequel il se hâta de transmettre à Philippe le Bel
l'heureuse nouvelle, le soir même de la réception du message. Il accordait
aux évêques de Verceil, Novare et Pavie et à l'abbé de Lucedio les annales de
tous les bénéfices qui deviendraient vacants sur leurs territoires respectifs
au cours des trois années suivantes. De plus, l'abbé était dispensé, sa vie
durant, de toutes les exactions des légats pontificaux et recevait encore
d'autres privilèges. Pendant
qu'on attendait cette réponse, les prisonniers étaient tenus enchaînés par
les mains, les pieds et le cou, dans le donjon de l'Inquisition à Verceil. On
avait établi un poste de gardes pour prévenir toute tentative de les
délivrer, preuve qu'on leur connaissait de vives sympathies dans la
population. On fit les efforts ordinaires pour obtenir la confession et
l'abjuration des coupables ; mais ils affirmèrent audacieusement leur foi et
restèrent sourds A toute offre de réconciliation. Dolcino persista même à
prédire que l'Antéchrist apparaîtrait dans trois ans et demi ; à ce moment,
l'hérésiarque et ses disciples seraient transportés au ciel. Après la mort de
l'Antéchrist, Dolcino reviendrait sur la terre et serait le saint pape de la
nouvelle Église ; tous les Infidèles seraient alors convertis. Deux
mois environ s'écoulèrent avant qu'on reçût de Clément l'ordre de juger et de
punir les hérétiques sur le théâtre même de leurs criminels exploits.
L'assemblée d'experts fut convoquée à Verceil. La culpabilité des accusés
n'était pas douteuse : ils furent abandonnés au bras séculier. L'Église ne se
crut pas responsable de l'inutile cruauté de leurs bourreaux ; elle fut
l'expression de la terreur qui s'était emparée des autorités séculières et
qui les poussa à détourner, par un exemple terrible, le danger toujours
imminent d'une révolte des campagnes. Le 1er juin 1307, les prisonniers
furent tirés de leur cachot. La beauté de Marguerite éveilla la compassion
dans tous les cœurs. Sa réputation de richesse aidant, beaucoup de nobles lui
offrirent mariage et pardon si elle consentait à abjurer. Mais, fidèle à sa
foi et à Dolcino, elle préféra marcher au bûcher. On la brilla à petit feu
sous les yeux de l'hérésiarque ; puis commença pour lui une torture plus
lente encore On le hissa sur un chariot portant des brasiers, destinés à
tenir chauds les instruments de torture ; on le promena ainsi lentement sur
les routes, pendant toute la durée de cette longue journée d'été, en le
déchirant, morceau par morceau, à l'aide de tenailles rougies au feu. Dolcino
fit preuve d'une constance extraordinaire : il subit jusqu'au bout ce
supplice sauvage sans que les tortionnaires pussent saisir la moindre
altération dans ses traits. Cependant, quand on lui arracha le nez, on
remarqua un léger tressaillement de ses épaules et, quand on lui infligea une
ablation plus cruelle encore, un unique soupir lui échappa. Tandis que
Dolcino périssait ainsi dans ces interminables tourments, Longino Cattaneo
offrait de même, à Biella, un salutaire avertissement au peuple. C'est ainsi
que ces fanatiques expièrent le crime d'avoir rêvé la régénération de
l'humanité[11]. L'échec
de Dolcino était complet ; mais le caractère et le destin de l'hérésiarque
laissèrent une impression ineffaçable dans l'esprit de la population. Le
Parete Calvo, son premier refuge dans la montagne, passa pour être hanté par
des esprits malins qu'il avait laissés en ce lieu comme gardiens d'un trésor
enfoui dans un souterrain ; ces démons excitaient de telles tempêtes, chaque
fois que quelqu'un s'aventurait sur leur domaine, que les gens de Triverio
durent entretenir des gardes chargés d'écarter les opiniâtres chercheurs du
trésor. Dolcino exerça une influence plus durable encore sur sa citadelle du
Monte Rubello. Cette hauteur fut appelée désormais Monte dei Gazzari.
C'était un lieu maudit, où les prêtres prirent l'habitude de reléguer les
démons qu'ils exorcisaient lors des tempêtes de grêle. Les démons assemblés
sur la montagne causèrent bientôt des orages si terribles que tous les pays
avoisinants furent ruinés, les moissons détruites, les habitants réduits à la
mendicité. Finalement, le seul remède pour les habitants de Triverio fut de
faire vœu, à Dieu et à saint Bernard, d'élever au sommet du pic une chapelle
à saint Bernard, si la Providence mettait un terme au fléau qui les
affligeait. Ainsi fut fait ; la montagne reçut alors son nom actuel de Monte
San Bernardo. Chaque année, le 15 juin, fête de saint Bernard, toutes les
paroisses des environs envoyaient un homme par a feu s ; ces fidèles
formaient une imposante procession, précédée des desservants portant croix et
bannières ; on célébrait un service solennel en présence d'une foule
considérable qu'attiraient l'espoir du pardon offert par le pape et l'attrait
d'une distribution de pain, produit d'une contribution spéciale levée sur les
paroisses de Triverio et de Portola. Cette coutume dura jusqu'à l'invasion
française sous Napoléon. Reprise en 1815, elle fut abandonnée en raison des
désordres qu'elle provoquait. Rétablie à nouveau en 1839, la cérémonie fut
troublée par un ouragan qu'on attribua encore, dans le Valsesia, à
l'intervention de l'hérésiarque. Aujourd'hui même, les paysans croient
apercevoir sur la crête de la montagne une procession de Dolcinistes, pendant
la nuit qui précédé la fête. La population des vallées a conservé le souvenir
de Dolcino, comme celui d'un grand homme qui périt en voulant affranchir le
peuple de la tyrannie temporelle et spirituelle. Ainsi
furent exterminés Dolcino et ses disciples immédiats. Il subsistait rependant
des milliers d'Apôtres, répandus à travers le pays et secrètement attachés à
leur foi. L'astuce de l'Inquisition aggrava les inoffensives excentricités de
Segarelli et les transforma en une hérésie violemment anti-sacerdotale et
hostile à Rome ; c'est exactement ce qui s'était passé, comme nous l'avons
vu, pour l'ascétisme exagéré des Olivistes. Les deux sectes avaient beaucoup
de théories communes, car toutes deux s'inspiraient de l'Évangile Éternel.
Comme les Olivistes, les Apôtres prétendaient que le Christ avait retiré sa
faveur à l'Église de Rome, à cause de la corruption de la hiérarchie ; Rome
était la Prostituée de Babylone et tout pouvoir spirituel avait été transféré
à la Congrégation Spirituelle, ou Ordre des Apôtres, suivant le nom qu'ils se
donnaient. Le temps s'écoula sans que s'accomplissent les promesses
apocalyptiques ; Frédéric de Sicile n'assuma pas le rôle de libérateur ;
l'Antéchrist différa sa venue. Les sectaires renoncèrent sans doute à leurs
espérances, ou, du moins, cessèrent de les exprimer ; mais ils continuèrent à
entretenir la conviction qu'ils avaient atteint à la perfection spirituelle,
qu'ils s'étaient affranchis de toute obéissance à un homme et qu'il n'y avait
pas de salut hors de leur communauté. L'anti-sacerdotalisme
prit ainsi chez eux la plus grande extension. L'admission des néophytes était
célébrée avec une extrême simplicité, soit dans l'église devant l'autel, soit
en tout autre lieu. Le postulant se dépouillait de ses vêtements, en signe de
renoncement à tout bien et d'initiation à l'état parfait de pauvreté
évangélique. Il ne prononçait aucun vœu ; mais, au fond de son cœur, il se
jurait de vivre désormais dans la pauvreté. Après quoi il ne devait jamais
recevoir ou porter sur lui de l'argent ; il devait se nourrir à l'aide
d'aumônes spontanément offertes et ne jamais rien garder pour le lendemain. Il
ne promettait obéissance à aucun homme, mais à Dieu seul, dont il était le
sujet, comme les Apôtres du Christ étaient les sujets du Maitre. Aussi toutes
les observances extérieures de la religion étaient-elles proscrites. Les
églises étaient inutiles ; l'homme pouvait adorer le Christ dans les bois ;
la prière adressée à Dieu était aussi efficace dans une étable à porcs que
dans un édifice consacré. Les prêtres, prélats et moines ne faisaient que du
tort à la foi. Les seuls qui méritassent les dimes étaient ceux qui n'en
avaient nul besoin, s'étant volontairement voués à la pauvreté. Le sacrement
de la pénitence n'était pas expressément rejeté, mais le pouvoir des clefs
était virtuellement ruiné par ce principe que le pape ne pouvait accorder
l'absolution s'il n'était aussi pieux que Saint Pierre, s'il ne vivait dans
la pauvreté et l'humilité absolues, s'il ne s'abstenait des guerres et des
persécutions et permettait à tous les fidèles de vivre librement. Comme tous
les prélats, depuis le temps de Silvestre, avaient été, à l'exception de Fra
Pier di Morrone (Célestin V),
des imposteurs et des prévaricateurs, il s'ensuivait que les indulgences et
les pardons, si libéralement vendus par toute la Chrétienté, étaient sans
valeur. Les Apôtres partageaient aussi l'opinion hérétique des Vaudois
concernant l'interdiction du serment, même devant un tribunal. Par la
description que Bernard Gui fait des Apôtres, pour seconder ses confrères
dans la découverte de ces sectaires, on voit jusqu'à quel point ceux-ci
mettaient en pratique les préceptes de leur simple religion. Ils portaient un
vêtement spécial, assez analogue à l'habit conventuel, et comprenant,
probablement, le manteau blanc et la cordelière adoptés par Segarelli. Ils
présentaient tous les signes extérieurs de la sainteté. Ils erraient par
voies et chemins en chantant des hymnes ou en récitant des prières et des
exhortations au repentir. Ils mangeaient avec reconnaissance tout ce qu'on
leur offrait spontanément ; une fois leur faim apaisée, ils laissaient les
restes du repas et n'emportaient aucune provision. Dans leur humble mode
d'existence, ils imitaient, de leur mieux, les Apôtres du Christ et poussaient
la pauvreté jusqu'à un excès d'abnégation qu'Angelo da Clarino lui-même
aurait envié. Bernard Gui déplore leur intraitable endurcissement ; il
rapporte qu'il dut tenir l'un d'entre eux en prison pendant deux ans et le
soumettre à de fréquents interrogatoires avant de l'amener à la confession et
au repentir, non sans recourir à des arguments persuasifs dont nous pouvons
nous imaginer la douceur. C'était
là, semble-t-il, la plus inoffensive des hérésies : pourtant, l'impression
produite par les exploits de Dolcino fit considérer la secte comme une des
plus redoutables. L'ardeur avec laquelle les sectaires opéraient des
conversions présentait d'autant plus de danger que leurs principaux arguments
étaient tirés de la vie honteuse des clercs. Quand les Frères du Libre-Esprit
furent condamnés par les Clémentines, Bernard Gui écrivit à Jean XXII pour
lui demander instamment de faire insérer une clause concernant les Apôtres,
lesquels, disait-il, croissaient comme de mauvaises herbes et se répandaient
hors de l'Italie, dans le Languedoc et en Espagne. C'est sans doute là une
des exagérations habituelles en pareille matière ; cependant, vers cette
époque, un Dolciniste nommé Jacopo da Querio fut découvert et brûlé à
Avignon. En
1316, Bernard Gui trouva d'autres hérétiques dans son propre district et les
chassa au-delà des Pyrénées. Il adressa alors à tous les prélats d'Espagne
des lettres pressantes, où il donnait le signalement des sectaires et
demandait leur prompte extermination. Le résultat fut, comme je l'ai déjà
dit, l'arrestation, dans la lointaine cité de Compostelle, de cinq
hérétiques, sans doute les derniers disciples de l'Apôtre Richard. Peut-être
cette persécution obligea-t-elle quelques-uns d'entre eux à chercher de
nouveau un refuge en France, car, dans l'autodafé de septembre 4322, à
Toulouse, figure le Galicien Pedro de Lugo, déjà nommé plus haut, qui,
pendant une année, avait subi, dans sa prison, une pression énergique. Il
abjura et fut emprisonné à vie, au pain et à l'eau. Dans le même auto
parut un autre condamné dont la destinée montre bien l'horreur et l'effroi
inspirés par les doctrines des Dolcinistes. Guillem Ruffi avait été
auparavant contraint à l'abjuration comme Béguin ; il avait ensuite dénoncé
deux de ses anciens compagnons, dont l'un fut brûlé et l'autre emprisonné. Il
semblerait qu'il eût ainsi suffisamment attesté son zèle pour l'orthodoxie ;
mais il eut le malheur de raconter qu'il y avait en Italie des Fraticelli aux
yeux desquels nul n'était parfait s'il ne pouvait sortir victorieux de l'épreuve
de continence rapportée plus haut : il ajouta qu'il avait lui-même subi avec
succès cette épreuve et l'avait enseignée à plus d'une femme. Ces révélations
parurent suffisantes, et, sans pousser plus avant la procédure contre lui, on
le brûla incontinent comme hérétique relaps. Contrairement
aux craintes exagérées de Bernard Gui, la secte ne provoqua plus de trouble
sérieux, bien qu'elle continuât à exister quelque temps encore. Le concile de
Cologne, en 1306, et celui de Trèves, en 1310, font allusion aux Apôtres, ce
qui montre que ces sectaires n'étaient pas inconnus en Allemagne. Pourtant,
vers 1335, Alvar Pelayo, historien bien informé d'ordinaire, traite Dolcino
de Béghard, ce qui laisse penser que l'on oublia vite les caractères
distinctifs de la secte. Cependant, à cette époque même, un certain Zoppio
propageait secrètement l'hérésie à Rieti, où il opéra, semble-t-il, de
nombreuses conversions, surtout parmi les femmes. Fra Simone Filippi,
inquisiteur de la province romaine, se hâta d'accourir, arrêta Zoppio, et,
après interrogatoire, le livra aux autorités en ordonnant qu'on le tint sous
bonne garde. Quand le juge inquisitorial voulut entamer le procès, les
magistrats refusèrent de rendre leur prisonnier et injurièrent l'inquisiteur.
Celui-ci fit appel à Benoît XII, qui réprimanda vertement les magistrats
rebelles » pour avoir défendu une hérésie si horrible que la décence
même interdit d'en faire le tableau » ; le pape les menaçait d'un
châtiment exemplaire ; s'ils redoutaient quelque tort pour la réputation de
leurs femmes, Benoit promettait de faire traiter celles-ci avec douceur et de
leur épargner toute pénitence humiliante pourvu qu'elles fournissent les noms
de leurs complices. Longtemps
après, les Apôtres firent encore parler d'eux dans le Languedoc. En 1368, le
concile de Lavaur appelle l'attention sur ces hommes qui errent à travers le
pays, au mépris de la condamnation lancée par le Saint-Siège, et propagent
des hérésies sous le couvert d'une apparente piété. Les Pères ordonnent aux
tribunaux ecclésiastiques d'arrêter et de punir ces hérétiques. En 1374, le
concile de Narbonne jugeait nécessaire de réitérer cette injonction. Enfin
nous avons vu comment, en 1102 et 1403, le zèle de l'inquisiteur Eylard fut
récompensé, à Lubeck et à Wismar, par la capture et l'exécution de deux
Apôtres. C'est là le dernier renseignement authentique qu'on possède au sujet
d'une secte qui, cent ans auparavant, avait inspiré une terreur presque générale[12]. Une
hérésie apparentée à celle des Dolcinistes et 'formant un lien entre ceux-ci
et la secte allemande des Frères du Libre Esprit, surgit avec les hérétiques
italiens connus sous le nom de sectateurs de l'Esprit de Liberté. On ne
possède à leur sujet que de maigres informations. Ils avaient, semble-t-il,
évité le panthéisme des Allemands et ne professaient pas que l'âme retourne
vers son Créateur ; mais ils adoptèrent la dangereuse doctrine de la
perfectibilité, suivant laquelle l'homme pouvait devenir, en cette vie, aussi
parfait que le Christ. On peut arriver à cette fin par les péchés comme par
les vertus, car les uns et les autres sont semblables aux yeux de Dieu qui
gouverne toutes choses et ne laisse à l'homme aucun libre-arbitre. L'âme est
purifiée par le péché ; plus la jouissance des passions charnelles est grande,
plus ces passions rapprochent l'homme de Dieu. Il n'y a pas de punition'
éternelle ; les âmes qui ne se sont pas suffisamment purifiées ici-bas
subissent une nouvelle purification et sont ensuite admises art ciel[13]. On
trouve pour la première fois ces sectaires parmi les Franciscains d'Assise.
Là, grâce â d'actives mesures, sept moines confessèrent et abjurèrent
l'erreur et furent condamnés â la prison perpétuelle. En 1309, quand Clément
V chercha â résoudre les points litigieux qui divisaient Spirituels et
Conventuels, la première des quatre questions qu'il posa tout d'abord aux
factions en présence avait trait aux relations de l'Ordre avec cette hérésie,
relations que les deux partis s'empressèrent de désavouer. On entend de
nouveau parler de ces sectaires en avril 1311 ; il se multipliaient
rapidement, dit-on, parmi les ecclésiastiques et les laïques de Spolète.
Clément envoya dans cette ville Raimundo, évêque de Crémone, avec mission
d'extirper l'hérésie naissante. Cet effort fut infructueux, car, en 1327, à
Florence, l'inquisiteur Fra Accursio dut condamner à la confiscation et au
port des croix Donna Lapina, appartenant à la secte de l'Esprit, dont
les membres se croyaient impeccables. Deux ans après, en 1329, Fra Bartolino
da Perugia, en annonçant une inquisition générale qu'il allait entreprendre
dans la province d'Assise, citait, parmi les hérésies qu'il se proposait
d'anéantir, celle de l'Esprit de Liberté. Plus tard se présenta un cas
plus important, celui de Domenico Savi d'Ascoli, qui passait pour un homme
d'une piété exemplaire. En 1337, il abandonna femme et enfants pour se faire
ermite ; l'évêque fit construire, à son intention, une cellule et un oratoire.
Sa réputation grandit encore et son influence devint si grande que lorsqu'il
commença à répandre les doctrines de l'Esprit de Liberté en mettant en
circulation des traités manuscrits, il récolta, dit-on, dix mille disciples.
Il ne tarda pas à éveiller la méfiance de l'inquisition. Il fut jugé, et
rétracta ses erreurs ; ses écrits furent brûlés par ordre du Saint-Office.
Cependant sa conviction était trop forte pour qu'il pût rester orthodoxe. Il
retomba dans l'hérésie, fut jugé une seconde fois, adressa un appel au pape
et finalement fut condamné par le Saint-Siège en 1344, livré au bras séculier
et brûlé à Ascoli. Comme on ne possède aucune donnée relative au sort de ses
disciples, on peut croire qu'ils échappèrent au bûcher par l'abjuration. On
classe généralement cet hérésiarque parmi les Fraticelli ; mais les erreurs
qui lui furent imputées ne ressemblent nullement aux doctrines de cette secte
et sont évidemment l'exagération des théories de l'Esprit de Liberté W. Avant
d'aborder un autre sujet, il n'est peut-être pas inutile de jeter un rapide
coup d'œil sur la carrière d'un prophète plus récent. Cette histoire, venant
à l'appui de ce que nous savons des Guillelmites modernes prouve que les
phénomènes religieux sont communs à tous les temps et que, même à notre époque
rationaliste, les mystères de la nature humaine n'ont pas changé. Dolcino n'avait fait qu'organiser un mouvement dont l'évolution avait commencé près d'un demi-siècle plus tôt et qui répondait au sentiment général de l'époque. David Lazzaretti d'Arcidosso fut à la fois créateur et martyr. Il avait été roulier dans les montagnes de la Toscane méridionale et était connu dans tout son pays natal pour sa force herculéenne et la facilité de sa parole. Soudain, après une jeunesse quelque peu aventureuse et dissipée, il devint un ascète des plus sévères, vivant dans un ermitage sur le Monte Labbro et honoré de révélations divines. Ses pratiques austères, ses visions et ses prophéties lui attirèrent bientôt des disciples, dont beaucoup adoptèrent son genre de vie. Les paysans d'Arcidosso le vénéraient comme un prophète. Il prétendait avoir été, dès 1848, chargé de travailler à la régénération du monde ; sa conversion subite avait été provoquée par l'apparition de saint Pierre, qui imprima sur le front du jeune homme une marque (O+C) pour attester la mission qu'il lui confiait. Lazzaretti ne montra pas une grande consistance dans les étapes successives de sa carrière. Volontaire patriote en 1860, il soutint ensuite la cause de l'Église contre les assauts de l'hérétique Allemagne ; mais en 1876, dans son livre, Ma Lutte arec Dieu, il révéla son désir de propager une religion nouvelle et se représenta transporté au ciel et conversant avec Dieu. Cependant il prétendait encore rester fidèle à Rome et à la papauté. L'Église dédaigna l'aide que Lazzaretti lui offrait et condamna ses erreurs : dès lors, il devint un hérésiarque. Au printemps de 1878, il fit campagne en faveur du mariage des prêtres, condamna les jeûnes, administra la communion à ses disciples suivant un rite inventé par lui et composa pour eux une profession de foi dont le vingt-quatrième article était : « Je crois que notre fondateur, David Lazzaretti, oint du Seigneur, jugé et condamné par la Curie romaine, est réellement le Christ, notre maitre et juge ». Le peuple accepta si bien l'hérésiarque que, trois dimanches consécutifs, le desservant d'Arcidosso trouva son église vide de fidèles. David fonda une Société de la Sainte Ligue ou Confrérie Chrétienne, et annonça la venue de la République ou du Royaume de Dieu, qui procéderait à l'égale répartition des biens. Ce communisme même n'effraya pas les petits propriétaires qui constituaient la majorité de ses adeptes. Le mécontentement était alors général, causé par une succession de mauvaises récoltes et par le poids chaque jour plus écrasant des impôts. Le 14 août 1878, comme Lazzaretti avait fait savoir qu'il s'en irait pacifiquement, avec ses disciples, inaugurer sa république théocratique, la population tout entière s'amassa sur le Monte Labbro. Après avoir passé quatre jours en exercices religieux, l'extraordinaire croisade se mit en marche ; les croisés de tout âge et de l'un et l'autre sexe, vêtus d'un uniforme rouge et bleu, portant des bannières et des guirlandes de fleurs, se préparèrent à révolutionner le monde. Mais leur marche triomphale fut vite arrêtée. Au village d'Arcidosso, la route leur fut barrée par une escouade de neuf carabiniers, qui firent feu sur la foule sans défense. Trente-trois Lazzaristes tombèrent, tués ou blessés ; dans ce nombre se trouvait David lui-même, frappé d'une balle en pleine poitrine[14]. Cet homme fut-il un enthousiaste ou un imposteur ? La question n'a pas encore été définitivement tranchée. Les voyages et l'étude lui avaient donné une certaine instruction ; il avait cessé d'être un rude paysan des montagnes et était capable de juger les forces sociales contre lesquelles il levait l'étendard de la révolte. Il dut reconnaitre que ces forces ne pouvaient céder que devant un véritable envoyé de Dieu. Peut-être sa renommée durera-t-elle sur les pentes du Monte Amiata comme celle de Dolcino dans le Valsesia. On sait, en tout cas, que nombre de ses disciples attendirent longtemps sa résurrection. |
[1]
Constance, fille de Bela III de Hongrie, fut la seconde femme d'Ottokar Ier de
Bohème, qui mourut en 1230, à l'âge de 80 ans. Elle-même mourut en 1240,
laissant trois filles ; l'une, Agnès, fonda le couvent franciscain de
Saint-Janvier, à Prague, et y entra le 18 mai 1236 ; la seconde, Béatrice,
épousa Othon le Pieux de Brandebourg ; la dernière, Ludomilla, épousa Louis Ier
de Bavière. Il est difficile de croire que Guillelma fût une de ces trois
filles (Art de Vérif. les Dates, VIII. 17). Son disciple, Andrea
Saramita, certifia qu'après la mort de Guillelma il avait fait le voyage de
Bohème pour obtenir le remboursement de certaines dépenses ; il ne réussit pas,
mais il vérifia la parenté de Guillelma avec la famille royale de Bohème
(Andrea Ogniben, I Guglielmiti del Secolo XIII, Perugia, 1867, p.
10-11). — D'autre part, un chroniqueur allemand contemporain affirme qu'elle
venait d'Angleterre (Annal. Dominican. Colmariens. ann. 1301. — Urstisii III.
33).
[2]
Le Dr Andrea Ogniben, auquel on doit la publication des restes fragmentaires du
procès intenté aux Guillelmites, pense que Maifreda di Pirovano était par sa
mère, Anastasia di Pirovano, cousine de Matteo Visconti (op. cit. p.
23). Le continuateur de Guillaume de Nangis voit en elle la demi-sœur de
Visconti (Guillel. Nangiac. ann. 1317).
[3]
Dionese de Novati déposa (Ogniben, p. 93) que Maifreda avait coutume de dire
que Boniface n'était pas vraiment pape et qu'un autre pontife avait été élu.
Nous avons vu que les Franciscains Spirituels avaient, eux aussi, à un moment
donné, élu un nouveau pape. Il y avait peu de points communs entre eux et les
Guillerettes : cependant ce détail permet de croire qu'il existait quelque
relation entre les deux sectes.
[4]
Comparez le premier interrogatoire d'Andrea, du 10 juillet (Ogniben. op. cit.
p. 8-13), et le second, du 10 août (p. 56-7), avec l'audacieuse profession de
foi qu'il fit le 13 août (p. 68-7). Comparez de même le premier interrogatoire
de Maifreda, du 31 juillet (p. 23-6), avec sa confession, du 6 août, et avec la
révélation des noms de ses fidèles (p. 33-5). Rapprochez aussi les dénégations
de Giacobba dei Bassani (3 août) de sa confession du 11 août (p. 39). Il en est
de même de ceux qui n'étaient pas coupables de z rechute. Voyez les dénégations
positives de sœur Agnese dei Montanari, le 3 août, et sa confession du 11 août
(p. 37-8).
[5]
Ogniben, p. 42-4, 63, 67-8, 81-2, 91-2. 95-8, 97, 102, 110, 113, 115-18. Le
prof. Felice Tocco a récemment publié une analyse détaillée de cette affaire, y
compris un bref inédit de Jean XXII (1322), ordonnant à l'archevêque de Milan
et aux inquisiteurs de juger Matteo Visconti, auquel on impute surtout à crime
de favoriser les Guillelmites (Accademia dei Lincei, Rome, 1901.)
[6]
Les excentricités religieuses comme le Guillelmitisme ne sent spéciales à
aucune épine, à aucun état de civilisation. Qui ne conne l'histoire de Joanna
Southcote et de l'Église Southcottienne, dont l'existence se prolongea, à
Londres, jusqu'au milieu du XIXe siècle ? En juillet 1886, les journaux
américains racontèrent qu'on avait découvert, à Cincinnati, une secte
étroitement apparentée à celle des Guillelmites et à peu près aussi nombreuse.
Les membres s'en intitulaient Perfectionnistes et voyaient, en deux sœurs
mariées, des incarnations divines : l'une, Mme Martin, incarnait Dieu, tandis
que Mme Brooks incarnait le Christ. Comme les Guillelmites de Milan, ces
sectaires ne comprenaient pas seulement des illettrés ; des gens intelligents
et cultivés avaient renoncé à toute occupation mondaine dans l'attente du
prochain Millénaire, — l'ère finale annoncée par l'Evangile Éternel. Le manque
de ressources désorganisa l'association ; certains membres se retirèrent ;
d'autres, parmi lesquels les deux sœurs, adhérèrent à une Eglise méthodiste.
Cependant leur foi n'avait pas varié, si bien qu'en juin 1887, après une
enquête, l’Eglise méthodiste les expulsa. Un des griefs invoqués contre eux
était qu’ils voyaient en l'Église actuelle Babylone et l'Abomination de la
Terre. — L'Angleterre, elle aussi, a assisté à une manifestation analogue : une
paysanne, qui ne se distinguait nullement par la moralité de sa vie, fut
jusqu'à sa mort, le 18 septembre 1886, considérée par ses disciples comme une
nouvelle incarnation du Christ. Elle donnait d'elle-même la définition suivante
: « Je suis la Seconde Apparition et la Seconde Incarnation de Jésus, le Christ
de Dieu, la Fiancée, l’Épouse de l'Agneau, la Méré-Dieu, le Sauveur, le Vie
Céleste », etc., etc. Elle signait « Jésus Premier et Dernier, Mary-Ann Girling
». Sa secte compta un moment cent soixante-quinze adeptes, dont quelques-uns
assez riches pour faire d'importantes donations à leur communauté ; mais tes
tracasseries et les vexations dont elle fut l'objet de la part de la population
réduisirent peu à peu ce nombre : finalement, les membres se dispersèrent.
[7]
L'épreuve de continence, pour laquelle les inquisiteurs entretenaient une
sainte horreur, avait été cependant pratiquée par saint Aldhelm et considérée
alors comme une marque d'éminente sainteté (Girald. Cambrons. Gemm. Eccles.
Dist. II. c. XV). II y a, d'ailleurs, une curieuse analogie entre les
dangereuses folies des Apôtres et celles des dévots chrétiens du IIIe siècle,
décrites et réprouvées par saint Cyprien (Epist. IV. ad Pommon.)
[8]
Dante, Inferno, XXVIII.
[9]
Les deux épîtres de Dolcino furent formellement condamnées par l'évêque de
Parme et par l'inquisiteur Fra Manfredo, ce qui indique qu'elles furent
répandues en dehors de la secte (Eymeric. Direct. Inq. P. II. Q. 29).
[10]
Ptolémée de Lucques, contemporain de ces événements, estime que le nombre des
Apôtres faits prisonniers avec Dolcino fut de cent cinquante. Quant à ceux qui
périrent de disette et par le glaive, ils ne furent pas plus de trois cents
environ. — Hist. Eccles. lib. XXIV (Muratori, IX. 1237).
[11]
Le châtiment infligé à Dolcino et à Longino n'avait rien d'exceptionnel. Aux
termes d'un statut milanais de 1393, tout attentat secret à la vie d'un membre
d'une famille chez laquelle vivait le criminel était passible d'une peine
identique, à ce détail près que le supplice s'achevait sur la roue, où l'on
attachait le criminel et où on le laissait mourir après une agonie prolongée. —
Antigua Ducum Mediolan. Decreta, p. 187 (Mediolani, 1654).
[12]
J'ai déjà rappelé (vol. II) comment furent persécutée à Prague, en 1315,
certains hérétiques que Dubravius qualifie de Dolcinistes, mais qui étaient
probablement des Vaudois et des Luciférains.
[13]
Pour les rapports entre ces hérétiques et les Dolcinistes, comparez Archiv
Lit.-u. Kirchengeschichte, 1886, p. 131, et 1887, p. 183-4.
[14]
Un ancien sergent de l'armée italienne, Gabriele Donnici, eut une carrière
analogue. Il avait fondé dans les hautes-terres de Calabre une secte qui se
décorait du titre de Saints. Gabriele avait annoncé la venue d'un
nouveau Messie qui devait se présenter, non comme un agneau, mais comme un
lion, respirant la vengeance et armé de verges ensanglantées. Le prophète et
son frère Abele furent jugés pour avoir tué la femme de ce dernier, Grana
Funaro, qui avait refusé de se soumettre aux pratiques obscènes de la secte.
Ils furent condamnés aux travaux fertés et à la prison, puis acquittés, en
appel, par la Cour suprême de Cosenza. D'autres méfaits commis par ces
sectaires ont occupé récemment l'attention des tribunaux italiens. — Rivista
Cristiana, 1887, p. 57.