HISTOIRE DE L'INQUISITION AU MOYEN-ÂGE

TOME TROISIÈME — DOMAINES PARTICULIERS DE L'ACTIVIT'É INQUISITORIALE

 

CHAPITRE PREMIER. — LES FRANCISCAINS SPIRITUELS.

 

 

Dans un chapitre précédent de cet ouvrage, nous avons montré les Mendiants prenant une part active à l'extermination de l'hérésie. Nous allons voir maintenant comment les Franciscains subirent à leur tour les effets de cet esprit de persécution qu'ils avaient tant contribué à fortifier.

Les deux Ordres avaient une mission commune : relever l'Église de la profonde dégradation où elle était tombée. Mais les Dominicains étaient particulièrement armés pour agir dans le monde. Ils attiraient de préférence les âmes ardentes et belliqueuses. Comme devaient le faire de nos jours les Jésuites, ils s'adaptaient bien à l'existence séculière. Cet esprit « mondain », lié au succès de l'Ordre, souleva peu d'opposition dans son sein. Volontiers on accepta la puissance et le luxe et l'on en jouit sans remords. Thomas d'Aquin lui-même, après avoir, comme on sait, défendu éloquemment, contre Guillaume de Saint-Amour, les mérites de la pauvreté absolue, admit plus tard que cette pauvreté fût proportionnée à la tâche que l'Ordre était appelé à remplir.

Il n'en était pas de même des Franciscains. Sans doute, nous savons que les fondateurs de l'Ordre avaient eu dessein de créer quelque chose de plus qu'une confrérie vouée à la vie contemplative. Pourtant, l'idée de contribuer au salut de l'individu en lui offrant une retraite, loin du monde et des tentations humaines, tenait dans leur esprit une place plus importante que dans celui de Dominique et de ses con4nuateurs[1]. L'absolu pauvreté et l'abnégation étalent let ; principes fondamentaux de l'Ordre, qui animât inévitablement les âmes, désireuses de chercher un refuge contre les tentations de la vie, vers la contemplation, la méditation et se renoncerait à tous les plaisirs du monde.

Tandis que l'institution croissait en prospérité et en puissance, des divergences surgissaient dans son sein. D'une part se développait un penchant au mysticisme, autorisé sans doute par la désignation d'Ordre Séraphique que revendiquait le Franciscanisme, mais dont les adeptes trouvaient parfois un peu lourdes les chaines de l'orthodoxie. D'autre part, les hommes qui continuaient à partager les théories des fondateurs sur l'obligation de la pauvreté absolue, souffraient dans leur conscience à voir une accumulation croissante de richesses et, comme conséquence, un déploiement continuel de faste ; ils repoussaient avec indignation les sophismes par lesquels on cherchait à concilier la prospérité matérielle de l'Ordre avec le renoncement à tout bien terrestre.

D'ailleurs, des trois vœux de pauvreté, d'obéissance et de chasteté, aucun ne pouvait être rigoureusement observé. Le premier était incompatible avec les nécessités humaines ; les deux autres trouvaient un obstacle dans les passions individuelles. En ce qui concerne la chasteté, toute l'histoire de l'Église montre combien l'application de cette règle était impraticable. L'obéissance, interprétée comme l'abandon complet de la volonté, ne pouvait se concilier avec la conduite des affaires humaines ; c'est ce qui apparut de bonne heure, lorsque Frère Haymo de Feversham renversa le provincial de Paris, Grégoire, et, peu après, tint tête au général Élias, dont il obtint la destitution. Quant à la pauvreté, nous verrons quelles inextricables complications provoqua cette question, en dépit des efforts tentés successivement par les papes, jusqu'au jour où l'impérieuse volonté et le bon sens résolu de Jean XXII ramenèrent l'Ordre, du haut de ses sommets séraphiques, à l'intelligence des nécessités pratiques de l'existence. Malheureusement, l'intervention du pape donna naissance à un schisme. Ce qui accrut encore le trouble, c'est que saint François, prévoyant qu'on tenterait de secouer le joug de sa Règle, avait, dans son testament, strictement interdit tout changement, toute glose, toute interprétation, et ordonné que ces instructions fussent lues dans tous les chapitres de l'Ordre. De plus, la légende franciscaine, en se développant, fit de la Règle mut sorte de révélation divine, égale en autorité à l'Évangile, si bien que saint François fut bientôt glorifié plutôt comme un être divin que comme un homme.

Même avant la mort du fondateur, en 1e26, on trouve un Franciscain professant ouvertement, à Paris, certaines hérésies, dont on ne nous dit pas la nature, et qui probablement devaient être les rêveries mystiques d'un cerveau déséquilibré. Comme il n'existait pas d'Inquisition à cette époque et que le coupable n'était pas justiciable de l'autorité épiscopale, on le fit comparaître devant le légat du pape. En présence de ce juge, il proféra nombre d'assertions contraires à la foi orthodoxe et fut puni d'emprisonnement à vie. Ce fut là comme un symptôme de ce qui allait suivre. Toutefois, il s'écoule un temps assez long avant qu'on n'entende parler à nouveau de faits analogues.

Les premières difficultés qui se présentèrent concernaient l'obligation de la pauvreté. Le second de saint François, dans l'Ordre fondé par lui, était Élias. François, avant de partir en mission pour convertir le Soudan, avait envoyé Élias, comme provincial, dans les pays d'outre-mer. Lui-même, lorsqu'il revint de son expédition, ramena Élias avec lui. Au premier chapitre général, en 1221, comme François était trop faible pour présider, Élias remplit l'office d'orateur. François, assis aux pieds de son disciple, tirait la robe d'Élias chaque fois qu'il désirait que celui-ci prit la parole. En 1223, on voit Césaire, provincial d'Allemagne, se rendre en Italie « auprès du bienheureux François ou du Frère Élias ». Quand, devenu infirme, ou se sentant incapable de maintenir la discipline, François abandonna le généralat, Élias devint vicaire-général de l'Ordre, et François se soumit à ce nouveau chef avec l'humilité du plus infime de ses Frères. A la mort du saint, en octobre 1226, ce fut Élias qui fit connaître la nouvelle aux Frères répandus sur toute la surface de l'Europe et qui leur révéla les stigmates que François, dans son humilité, avait toujours tenus cachés. En février 1227, Giovanni Parenti, de Florence, fut élu Général ; mais, en fait, Élias parait être resté le chef de l'Ordre. Élias était mondain et ambitieux ; il avait la réputation d'être un des plus habiles hommes d'affaires que possédât alors l'Italie. Il prévoyait la haute influence qui devait s'attacher à la direction de l'Ordre et, pour atteindre à cette puissance, il se montrait peu scrupuleux dans le choix des moyens, il entreprit, à Assise, l'édification d'une somptueuse église destinée à recevoir les restes de l'humble François et, pour mener à bien cette entreprise, n'épargna pas les demandes (l'argent. Le seul fait de manier ainsi de l'argent était une abomination aux yeux de tous les Frères fidèles. Pourtant, toutes les provinces furent invitées à fournir leur contribution ; un coffre en marbre fut placé devant la façade de l'édifice pour recevoir des offrandes. C'était là plus qu'on ne pouvait tolérer. Frère Léon se rendit à Pérouse pour consulter le bienheureux Giles, qui avait été le troisième disciple immédiat de saint François. Giles déclara que ces pratiques étaient contraires aux préceptes du fondateur. « Faut-il donc que je brise le coffre ? » demanda Léon. « Oui », répondit Giles, « si vous êtes mort ; mais si vous êtes vivant, laissez faire, car vous ne seriez pas capable d'endurer les persécutions d'Élias. » Malgré ce bon avis, Léon alla à Assise et, aidé de quelques compagnons, brisa le coffre. Élias remplit la ville des éclats de sa fureur et Léon dut se réfugier dans un ermitage.

Quand l'édifice fut suffisamment avancé, en 1230, on tint un chapitre général pour effectuer la translation solennelle des restes du saint. Élias chercha à profiter de cette occasion pour se faire élire général. A cet effet, il convoqua seulement les Frères dont l'appui lui était acquis. Mais Giovanni eut vent de la chose et multiplia les convocations. Alors Élias fit transférer le corps de saint François avant que les Frères se fussent assemblés. Ses partisans tentèrent d'anticiper sur l'action du chapitre, enlevèrent Élias de sa cellule, enfoncèrent les portes de la salle et placèrent leur chef sur le siège réservé au général. Giovanni se présenta soudain et, après une tumultueuse discussion, les amis de ce dernier l'emportèrent. Les perturbateurs furent dispersés dans les diverses provinces. Élias se retira dans un ermitage, où il laissa croître ses cheveux et sa barbe. Par cette marque de piété, il se réconcilia avec l'Ordre. Finalement, au chapitre de 1232, il vit son ambition satisfaite. Giovanni fut déposé et lui-même élu général.

Ces intrigues montrent avec quelle rapidité les partis se dessinaient au sein de l'Ordre. Presque dès l'origine, des dissentiments avaient surgi au sujet de l'insoluble problème que constituait le principal objet de la Règle, la pauvreté absolue. Dans la première relation de la vie de François, écrite par son bien-aimé disciple Frère Léon et remontant, d'après les calculs de M. Sabatier, è 4227, l'historien rapporte que François ne fut pas satisfait de sa première Règle et qu'il en élabora une seconde. Celle-ci se perdit fort à propos ; saint Bonaventure accuse Élias de l'avoir fait disparaître. Alors François se retira de nouveau sur le mont Alverno, en compagnie des frères Léon et Bonizo, et rédigea une troisième Règle, sous la dictée du Christ. Nombre de serviteurs de l'Ordre, redoutant que la rigueur de la Règle ne fût insupportable, vinrent, avec Élias, rejoindre le saint et déclarèrent qu'ils ne se laisseraient pas lier par ses prescriptions. François, levant les yeux au ciel, dit : « Seigneur, ne t'avais-je pas annoncé qu'ils refuseraient de me croire ? » Mais une voix d'en haut répondit : « François, il n'y a rien de toi dans cette Règle. Elle émane tout entière de moi et ma volonté est qu'elle soit observée è la lettre, sens discussion. Je sais ce que peut supporter la faiblesse humaine. Que ceux qui ne veulent pas obéir abandonnent l'Ordre. » Les serviteurs se retirèrent, dit-on, émerveillés et terrifiés ; néanmoins ils effacèrent de la Règle le commandement divin : « N'emportez rien pour le chemin, ni bâton ni sac, ni pain ni argent, et n'ayez point deux habits[2]. » Même en admettant qu'on ait plus tard introduit dans ce récit l'élément miraculeux, l'histoire n'en atteste pas moins la lutte que François dut soutenir contre ses disciples immédiats. On peut sans peine croire ce que rapportent ses historiens des difficultés qu'il éprouva à imposer l'observance du précepte ordonnant aux moines de ne posséder qu'une robe[3]. Les factions qui déjà se dessinaient étaient irréconciliables et leur antagonisme s'accentua constamment au cours des progrès de l'Ordre lui-même.

Le parti mondain chercha bientôt à s'affranchir de la lourde contrainte que lui imposaient les Règles du fondateur. Le testament de François n'était pas encore vieux de cinq ans, que déjà l'on avait méprisé les instructions par lesquelles le fondateur avait paré aux interprétations artificieuses couvrant des infractions à la Règle. Le chapitre de 1231 s'était adressé à Grégoire IX pour savoir si, à cet égard, le testament avait pour l'Ordre une autorité obligatoire. Le pape répondit négativement. vu que François ne pouvait enchainer ses successeurs. Les Frères demandèrent aussi ce que valait l'interdiction de posséder de l'argent ou des terres. Grégoire conseilla ingénieusement d'employer, à cette fin, des personnes tierces, qui conserveraient l'argent et paieraient les dettes des Frères ; ces gens devraient être considérés non comme les agents des Franciscains, mais comme les agents de ceux qui versaient les sommes ou de ceux à qui les sommes devaient être payées.

Ces gloses, faussant le sens de la Règle, ne furent pas acceptées sans une énergique opposition qui menaça de causer un schisme. On imagine sans peine avec quelle amertume les membres convaincus de l'Ordre assistaient à cette rapide corruption ; leurs sentiments ne furent pas atténués par l'usage qu'Élias fit de son pouvoir. On assure que la sensualité et la cruauté de cet homme désorganisèrent l'Ordre tout entier. Son gouvernement était le pur arbitraire : pendant sept ans, au mépris des règles établies, il ne tint pas un seul chapitre. Pour achever le vaste édifice d'Assise, il leva sur toutes les provinces des tributs écrasants. Les hommes qui lui résistaient se voyaient reléguer dans des pays lointains. Même, n'étant encore que vicaire, il avait fait fouetter jusqu'au sang saint Antoine de Padoue, venu à Assise en pèlerinage au tombeau de François ; Antoine, pour toute protestation, se contenta de dire : « Dieu vous pardonne, mes Frères ! »Plus à plaindre fut Césaire de Spire, nominé en 1221 provincial d'Allemagne par saint François lui-même et organisateur de l'Ordre au nord des Alpes. Chef des austères mécontents connus sous le nom de Césariens, Césaire éprouva le poids de la colère d'Élias. Jeté en prison, il resta dans les fers pendant deux ans. A la fin, on le délivra de ses chaines, et, au début de l'année 1239, comme son geôlier avait laissé ouverte la porte de son cachot, Césaire osa sortir pour détendre sous le soleil d'hiver ses membres engourdis. Le geôlier revint et crut à une tentative d'évasion. Redoutant l'impitoyable courroux d'Élias, il courut après le prisonnier et lui porta un coup mortel avec un gourdin. Césaire fut le premier des nombreux martyres qui versèrent leur sang pour la rigoureuse observance d'une Règle toute empreinte d'amour et de charité[4].

La coupe était pleine à déborder. En 1237, Élias avait envoyé, dans les diverses provinces, des visiteurs dont la conduite avait provoqué une exaspération générale. Les Frères de Saxe en appelèrent à Élias contre le personnage chargé de visiter leur province. Comme cet appel restait vain, ils transmirent leur plainte à Grégoire. Le pape finit par intervenir. Un chapitre général fut convoqué en 1239. Là, après une scène orageuse à laquelle assistèrent Grégoire et neuf cardinaux, le pape annonça à Élias qu'il était prit à accepter sa démission. Peut-titre y eut-il, dans cet acte, une intention politique autant qu'un scrupule d'ascétisme. Mais Élias était adroit diplomate et s'était assuré la bienveillance de Frédéric Il. L'Empereur manifesta aussitôt son mécontentement, car Élias, disait-on, travaillait alors à réparer la brèche entre la papauté et l'empire. En tout cas, il est certain qu'Élias trouva aussitôt asile auprès de Frédéric, dont il devint l'ami intime. Grégoire essaya de s'emparer de sa personne en l'invitant à une conférence, mais cette tentative échoua. On accusa alors Élias d'avoir, à Cortone, visité, sans permission, de pauvres femmes, et comme il refusait de comparaitre, il fut excommunié[5].

Ainsi se formèrent, dans l'Ordre franciscain, deux partis bien caractérisés, qui furent désignés sous le nom de Spirituels et de Conventuels. Les premiers adhéraient rigoureusement à la lettre même de la Règle ; les autres cherchaient à en relâcher la rigueur en alléguant les exigences de la nature humaine et de l'existence mondaine. Après la chute d'Élias, la suprématie appartint aux Spirituels pendant les courts généralats d'Albert de Pise et de Haymo de Feversham. En 1244, les Conventuels triomphèrent dans l'élection de Crescenzio Grizzi da Jesi, sous le généralat duquel arriva ce que les Spirituels appelèrent la Troisième tribulation ; car, d'après leurs spéculations apocalyptiques, ils devaient subir sept tribulations avant que le règne du Saint-Esprit vint ouvrir le Millénaire. Crescenzio suivit les errements d'Élias. En 1242, sous Haymo, on avait tenté de concilier la Règle et la déclaration faite par Grégoire en 1231. Quatre des plus réputés docteurs de l'Ordre, ayant pour chef Alexandre Hales, avaient publié la Declaratio Quatuor Magistrorum, mais toute leur subtilité de logiciens avait échoué. L'Ordre grandissait sans cesse ; sans cesse, il acquérait des biens et voyait croître ses besoins matériels. Nous avons une image de ce qui se passait dans l'Europe entière par la bulle dans laquelle, en 1239. Grégoire IX autorisait les Franciscains de Paris à acheter un nouveau terrain pour agrandir leur monastère de Saint-Germain des Prés. En 1244, au chapitre qui élut Crescenzio, l'Anglais John Kethene obtint, malgré l'opposition de presque toute l'assemblée, le rejet de la définition de Grégoire. Mais le triomphe des Puritains fut de courte durée. Crescenzio sympathisait avec le parti conventuel et demanda l'appui d'Innocent III. En 1245, le pape répondit par une déclaration dans laquelle il renouvela celle de Grégoire IX autorisant le dépôt de sommes d'argent entre les radins de personnes qui seraient considérées comme les agents des donateurs et des créanciers ; en outre, il déclarait ingénieusement que les immeubles et les domaines, dont la possession était interdite à l'Ordre, devaient être tenus comme appartenant au Saint-Siège et mis par ce dernier à la disposition des moines. L'autorité pontificale elle-même ne pouvait faire que ces subterfuges transparents levassent les scrupules des Spirituels.

La sécularisation croissante de l'Ordre provoquait une agitation continuelle. Avant de prononcer ses vœux, Crescenzio avait été juriste et médecin ; aussi se plaignait-on, de plus, qu'il encourageât les frères à acquérir la vaine et stérile science d'Aristote plutôt qu'à se pénétrer de la sagesse divine. A l'instigation de Simone da Assisi, de Giacopo Manfredo, de Matteo da Monte Rubiano et de Lucido, soixante-douze Frères, trouvant Crescenzio sourd à leurs remontrances, préparèrent un appel à Innocent. Crescenzio prit les devants et obtint du pape une décision en vertu de laquelle il châtia les récalcitrants, en les dispersant, deux par deux, dans les diverses provinces. Heureusement, son règne dura peu. Tenté par l'évêché de ksi. Il se démit de sa dignité et eut pour successeur, en 4248, Giovanni Borelli, plus connu sous le nom de Jean de Parme. Celui-ci était. â cette époque, maitre de théologie à l'Université de Paris[6].

L'élection de Jean de Parme marqua une réaction en faveur de la stricte observance. Le nouveau général était animé d'un zèle pieux pour l'idéal de saint François. Les Spirituels exilés furent rappelés et autorisés à choisir leurs résidences. Au cours des trois premières années, Jean visita, à pied, tous les établissements de l'Ordre. Accompagné parfois de deux moines, parfois d'un seul-, toujours pauvrement vêtu, il réussissait à n'être pas reconnu et pouvait ainsi passer plusieurs jours dans un couvent, observant l'attitude et la conduite des Frères ; puis il se faisait connaître et corrigeait les abus. Dans l'ardeur de son zèle, il n'épargnait les sentiments de personne. Un lecteur de la Marche d'Ancône, revenant de Rome dans son pays, s'étonne de l'extrême sévérité d'un sermon prononcé par Jean et affirme que les Frères de la Marche n'auraient jamais permis qu'une autre personne leur adressât de telles paroles. Comme on lui demandait pourquoi les maîtres présents n'étaient pas intervenus : « Comment l'eussent-ils pu faire ? » répondit-il, c'était un torrent de feu qui coulait des lèvres de cet homme. » Jean suspendit l'application de la déclaration d'Innocent IV jusqu'au jour où le pontife, mieux informé, aurait donné son avis. Cependant il ne put enrayer les tendances croissantes au relâchement de la Règle ; le seul résultat de ses efforts fut d'accentuer l'opposition des deux partis. Après une consultation entre plusieurs membres influents de l'Ordre, on décida de soumettre à Alexandre IV des accusations formelles contre Jean et ses amis. En fait, l'attitude agressive des Spirituels donnait à cette attaque quelque couleur de raison.

Pour comprendre la position des Spirituels à cette époque et celle qu'ils assumèrent plus tard, il est nécessaire de jeter un coup d'œil sur un des plus remarquables mouvements d'opinion qu'ait vus naitre le XIIIe siècle. Dans les premières années de ce siècle était mort Joachim de Flore, qui fut, en quelque sorte, le fondateur du mysticisme moderne. Issu d'une famille riche et noble, formé à la vie de cour auprès du normand Roger, duc d'Apulie, Joachim fut pris, tout jeune, du désir de voir les Saints Lieux et partit pour l'Orient avec une suite nombreuse. Quand il arriva à Constantinople, la peste faisait rage dans la ville. Joachim fut si vivement ému des misères et des vanités de ce monde qu'il congédia ses gens et poursuivit sa route en humble pèlerin, n'emmenant, qu'un seul compagnon. Sa légende rapporte que, dans le désert, il tomba à terre, épuisé par la soif ; il eut alors une vision. Un homme, debout auprès d'une rivière d'huile, lui apparut et lui dit : « Abreuve-toi de cette onde. » Joachim but jusqu'à satiété et quand il s'éveilla, bien qu'il eût été jusqu'alors illettré, il posséda soudain la connaissance parfaite de l'Écriture. Il passa le Carême suivant dans une vieille citerne du Mont Tabor. Pendant la nuit de la Résurrection, il se vit entouré d'une rayonnante clarté ; son âme se remplit d'une illumination divine, si bien qu'il comprit la• concordance de l'Ancienne Loi et de la Loi Nouvelle, et que toute difficulté, toute obscurité disparut pour lui. Ces contes, transmis jusqu'au XVIIe siècle, montrent quelle profonde et durable impression Joachim laissa dans l'esprit des hommes.

Dès lors, Joachim consacra sa vie au service de Dieu. Quand il fut revenu dans son pays, il évita la maison paternelle et commença à prêcher parmi le peuple. Mais, la prédication étant interdite aux Iniques, il entra dans le clergé en se faisant admettre dans le sévère Ordre cistercien. Nommé abbé de Coran.), il s'enfuit, mais fut ramené de force et contraint à assumer les devoirs de sa charge jusqu'en 1181, époque où il se rendit à Rome et obtint de Lucius III la permission de se démettre. Comme la rigoureuse discipline de Cîteaux ne satisfaisait pas sa soif d'austérité, il se retira dans un ermitage à Pietralata. Là, sa réputation de sainteté lui attira des disciples. Malgré son amour pour la solitude, il se trouva bientôt à la tête d'un Ordre nouveau, dont la Règle, antérieure à celle des Mendiants et prescrivant déjà la pauvreté, fut approuvée par Célestin III en 1196. Bientôt l'Ordre déborda hors de la maison-mère de San Giovanni in Fiore et essaima dans plusieurs autres monastères.

Joachim se considérait comme inspiré. Si, en 1200, il soumit sans réserve ses œuvres au Saint-Siège, il n'hésita pourtant pas à déclarer qu'elles émanaient d'une révélation divine. Il eut, sa vie durant, la réputation d'un prophète. Quand Richard d'Angleterre et Philippe-Auguste arrivèrent à Messine, ils s'enquirent auprès de Joachim de l'issue de leur croisade ; le saint homme leur annonça que l'heure de la délivrance de Jérusalem n'était pas encore venue. On rapporte de lui nombre d'autres prophéties qui se réalisèrent également. Le mysticisme des spéculations apocalyptiques qu'il laissa en mourant, contribua à accroître son renom de prophète et de voyant. Pendant des siècles, son nom fut communément invoqué par tous les rêveurs et tous les fourbes désireux de se concilier l'attention des hommes ; on vit naitre toute une littérature apocryphe, composée d'œuvres faussement attribuées à Joachim. Un peu plus d'un siècle après sa mort, le Dominicain Pipino dressa un long catalogue des œuvres du défunt, en témoignant d'un profond respect pour ses prédictions. En 1319, Bernard Délicieux professait une confiance illimitée en un livre prophétique de Joachim, où se trouvaient les portraits de tous les papes futurs, soulignés d'inscriptions et de symboles. Bernard note les différents pontifes de son époque même, prédit le destin de Jean XXII et déclare que, depuis deux cents ans. nul mortel n'a reçu autant de révélations que Joachim. Cola di Rienzo trouva, dans ces pseudo-prophéties, un encouragement à sa seconde tentative pour s'emparer du pouvoir à Rome. Le traité franciscain De ultima Ætate Ecclesiæ, écrit en 1356 et longtemps attribué à Wickliff, témoigne d'une extrême vénération pour Joachim, dont les prophéties sont souvent citées. Le Liber conformitatum, écrit en 1385, allègue à plusieurs reprises que Joachim aurait prédit la fondation des Ordres mendiants, symbolisés par la Colombe et la Corneille, et annoncé les tribulations auxquelles la première allait être exposée. Peu après, l'ermite Telesforo da Cosenza tira de la même source des prophéties concernant le cours et la solution du Grand Schisme, et la série des papes futurs jusqu'à la venue de l'Antéchrist. Ces prophéties éveillèrent tant d'intérêt qu'elles provoquèrent une réfutation d'Henry de Hesse, un des premiers théologiens du temps. Même dans la lointaine Catalogne, on voit les prophéties de Joachim servir à stimuler l'effort de Jayme, comte d'Urgel, pour obtenir la couronne d'Aragon, en 1410, après la mort du roi Martin. Le cardinal Pierre d'Ailly parle avec respect des prophéties de Joachim au sujet de l'Antéchrist et compare l'auteur à la prophétesse sainte Hildegarde. D'autre part, le rationaliste Cornélius Agrippa s'efforce d'expliquer, par la puissance occulte des nombres, les prédictions du même Joachim. En 1530 encore, le docteur Jean Eck jugeait nécessaire de réfuter l'erreur de l'abbé Joachim au sujet du livre de Luc et d'affirmer qu'on ne devait pas attendre de nouvel Évangile. En plein dix-septième siècle, on publia sous son nom des prophéties concernant la série des papes, avec des figures symboliques, des inscriptions et des explications, ouvrage apparemment analogue aux Vaticinia Pontificum qui avaient séduit Bernard Délicieux. Ce fut encore au dix-septième que les Carmes publièrent l'Oraculum Angelicum de Cyrille, accompagné du commentaire attribué à Joachim, comme une preuve de l'antiquité de leur Ordre. Enfin, en 1664, l'abbé de Lauro publia à Naples deux volumes in-folio pour établir que Joachim avait réellement joui du don de prophétie[7].

L'immense et durable réputation de Joachim comme prophète fut moins due à ses œuvres authentiques qu'aux apocryphes qui circulèrent sous son nom : Prophéties de Cyrille, Prophéties de la Sibylle d'Érythrée, Commentaires sur Jérémie, Vaticinia Pontificum, traités De Oneribus Eccicsiæ et De septem Temporibus Ecclesiæ. Dans certains de ces ouvrages, il est question de Frédéric Il, ce qui place l'époque de leur composition vers l'année 1250, alors que la lutte était particulièrement ardente entre la papauté et l'empire. On faisait largement intervenir, à titre de commentaires, les prophéties courantes de Merlin. Les auteurs de ces fraudes étaient sans doute des Franciscains du parti puritain ; leur audace à dénoncer les maux de leur temps montre à quel degré d'irritation ils étaient parvenus. Les prophéties apocalyptiques étaient interprétées librement comme ayant trait aux excès coupables de l'esprit charnel qui envahissait tous les rangs de l'Eglise ; tous sont réprouvés, nul n'est élu ; Rome est la Prostituée de Babylone ; la Curie romaine est la plus vénale et la plus rapace de toutes ; l'Église Romaine est le figuier stérile et maudit par le Christ, destiné à être mis en pièces par les Nations. Les auteurs de ces écrits allaient jusqu'à considérer l'Empire comme l'instrument divin qui ruinerait l'orgueil de l'Église. De telles paroles de rébellion excitaient une émotion très vive, en particulier au sein même de l'Ordre. Adam de Marisco, le plus grand Franciscain d'Angleterre, envoie à son ami Grosseteste, évêque de Lincoln, quelques extraits de ces ouvrages qui lui ont été récemment apportés d'Italie. Il parle de Joachim comme d'un homme à qui l'on a justement attribué le don prophétique ; il demande qu'on lui renvoie ces fragments après en avoir pris copie, et conseille à l'évêque de redouter le prochain éclat de la colère divine, excitée par les vices innombrables de son temps[8].

Parmi les œuvres authentiques de Joachim, celle qui fut la plus remarquée à son époque est peut-être le traité sur la nature de la Trinité, attaquant la définition de Pierre Lombard et affirmant que ce théologien attribuait à Dieu une « Quaternité ». Les subtilités de la théologie étaient dangereuses et Joachim, au lieu de prouver que le Maitre des Sentences était hérétique, échappa lui-même de fort peu à une semblable accusation. Treize ans après sa mort, en 1215, sa théorie fut jugée assez importante pour que le concile de Latran la condamnât comme erronée, après en avoir élaboré une réfutation qu'on inséra dans la loi canonique. Innocent III prononça, à ce sujet, un sermon, en présence des Pères assemblés. Heureusement, dès 1200, Joachim avait soumis tous ses écrits au jugement du Saint Siège et avait affirmé sans réserves son orthodoxie. Aussi le concile s'abstint de condamner l'auteur lui-même et approuva l'Ordre de Flore. Néanmoins, les moines se virent insulter comme sectateurs d'un hérétique, jusqu'à ce qu'ils eussent obtenu d'Honorius HI, en 1220, une bulle reconnaissant formellement Joachim comme bon catholique et interdisant qu'on fît injure à ses disciples[9].

Cependant les plus importants ouvrages de Joachim furent les commentaires de l'Écriture qu'il composa à la demande de Lucius III, d'Urbain III et de Clément III. Ces livres étaient au nombre de trois : la Concordia, le Décachordon ou Psalterion decem Cordarum et l'Expositio in Apocalypsin. Le système de l'auteur consiste à voir dans chaque incident survenu sous l'Ancienne Loi l'annonce symbolique d'un fait correspondant de la Nouvelle Révélation ; partant de là, le jeu des e dates parallèles » lui permettait de révéler l'avenir. Ainsi, suivant lui, l'humanité doit passer par trois phases : sous la loi du Père jusqu'à la naissance du Christ, ensuite sous la loi du Fils, enfin sous la loi du Saint-Esprit. A l'aide de diverses spéculations apocalyptiques, il conclut que le Règne du Fils, ou du Nouveau Testament, durerait pendant quarante-deux générations, soit 1.260 ans. En effet, Judith resta veuve pendant trois ans et demi, soit quarante-deux mois, soit 1.260 jours ; ce dernier chiffre représente le nombre des années durant lesquelles il faut se soumettre au Nouveau Testament ; de sorte qu'en 1260 le Règne du Saint-Esprit succédera à celui du Fils. A la quarante-deuxième génération aura lieu une purification qui séparera le froment de la paille ; ce seront des tribulations telles que l'homme n'en a jamais encore endurées. Heureusement l'épreuve sera courte ; sinon, tout être vivant y périrait. Puis la religion renaitra ; l'homme vivra dans la paix, la justice et la joie, comme Dieu, le jour du Sabbat, après les travaux de la création. Tout l'univers, d'une mer â l'autre, connaitra Dieu, jusqu'aux extrêmes limites de la terre, et la gloire du Saint-Esprit sera sans mélange. Dans cette plénitude finale de grâce spirituelle, les observances de la religion ne seront plus nécessaires. Comme l'agneau pascal a été supplanté par l'Eucharistie, le sacrifice accompli sur l'autel deviendra, â son tour, superflu. Un nouvel Ordre monastique surgira et convertira le monde. La vie contemplative du moine étant le plus haut essor de l'humanité, le monde entier deviendra comme un vaste monastère[10].

En édifiant ainsi le plan de la future grandeur de l'homme, Joachim reconnaissait pleinement les maux de son temps. Il montre l'Église profondément livrée â l'avarice et â la cupidité. S'abandonnant sans pudeur aux plaisirs de la chair, elle néglige ses enfants, que lui ravissent de zélés hérétiques. Cette Église du second Règne est, aux yeux du prophète, semblable â Agar. L'Église du troisième Règne sera Sarah. Avec une abondance débordante, il expose le caractère progressif des rapports entre Dieu et l'homme au cours des phases successives de l'humanité. Le premier Règne, sous la Loi de Dieu, était celui de la circoncision : le second, sous la Loi du Christ est celui de la crucifixion ; le troisième, sous la Loi du Saint-Esprit, sera le Règne de la paix. Sous le premier Règne existait l'ordre des époux ; sous le second, existe l'ordre de la prêtrise ; sous le troisième, existera l'ordre du monachisme, qui a déjà trouvé, en saint Benoit, son précurseur. Le premier Règne fut celui de Saül ; le second est celui de David ; le troisième sera celui de Salomon et jouira de la paix parfaite. Durant le premier Règne, l'homme était soumis à la loi ; sons le second, il est soumis à la grâce ; sous le troisième, il sera doté de la grâce plénière. Les races du premier Règne ont pour symbole le prêtre Zacharie ; celles du second, Jean-Baptiste ; celles du troisième, Jésus-Christ lui-même. Sous le premier Règne l'humanité eut le savoir ; sous le second, la piété ; sous le troisième, elle possédera le savoir parfait. Le premier Règne, fut un état de servitude ; le second, un état d'obéissance filiale ; le troisième sera l'état de liberté. Le premier état avait été marqué par des châtiments, le second par l'action, le troisième sera celui de la contemplation ; le premier se passa dans la crainte, le second dans la foi, le troisième sera celui de l'amour ; le premier fut le temps des esclaves, le second celui des hommes libres, le troisième sera celui des amis ; le premier fut le temps des vieillards, le second celui des adolescents, le troisième sera celui des enfants ; le premier fut la clarté des étoiles, le second l'aurore, le troisième sera le grand jour ; le premier fut l'hiver, le second le printemps, le troisième sera l'été ; le premier vit pousser des orties, le second des roses, le troisième verra s'épanouir des lis : le premier fut la pousse verte, le second, le grain dans la tête de l'épi, le troisième sera le froment mûr ; le premier fut l'eau, le second le vin, le troisième sera l'huile. Enfin, le premier Règne appartient au Père, créateur de toutes choses ; le second, au Fils, qui s'incarna dans notre limon mortel ; le troisième appartiendra au Saint-Esprit[11].

Fait assez curieux : tandis que les subtilités métaphysiques de Joachim, au sujet de la Trinité, étaient l'objet d'une solennelle condamnation, personne ne parait avoir reconnu à cette époque le danger bien plus grand de ces rêveries apocalyptiques. Loin d'être brûlés comme hérétiques, ses écrits étaient tenus en haute estime par les papes ; Joachim fut honoré comme un prophète jusqu'au moment où ses audacieux imitateurs poussèrent à bout les conséquences qui résultaient nécessairement de ses théories. L'importance de ces théories réside, à nos yeux, dans ce fait capital attesté par elles, que les plus pieux esprits confessaient l'insuccès pratique du Christianisme. Sous la Nouvelle Loi, l'humanité n'était guère devenue meilleure ; les vices et les passions se donnaient libre cours tout comme avant la venue du Rédempteur. L'Église même était mondaine et charnelle ; au lieu de grandir l'homme, elle s'était abaissée jusqu'à lui ; elle avait failli à ses promesses et donnait l'exemple du mal au lieu d'offrir le modèle du bien. Des hommes tels que Joachim ne pouvaient admettre que le crime et la misère fussent le dernier mot et l'irrémédiable condition de l'existence humaine : or, le Sacrifice divin avait jusqu'alors médiocrement contribué à rapprocher cette vie de l'idéal. Le Christianisme ne devait donc pas être la fin de l'existence terrestre ; ce n'était qu'un état transitoire, auquel succéderait une ère nouvelle : sous le Règne du Saint-Esprit, la loi d'amour, vainement prêchée par l'Évangile, deviendrait enfin une réalité ; les hommes, affranchis des passions charnelles, verraient s'accomplir les promesses dont on les avait si longtemps leurrés. Joachim lui-même évitait peut-être ces déductions hardies ; mais d'autres ne pouvant manquer de les tirer de ses prémisses, rien n'était plus menaçant pour l'ordre établi de l'Église, au spirituel comme au temporel.

Néanmoins, pendant un certain temps, ces spéculations attirèrent peu l'attention et ne furent l'objet d'aucun blâme. Il est possible que la condamnation de la doctrine de Joachim sur la Trinité ait jeté une ombre sur les autres œuvres de l'abbé calabrais et en ait retardé la diffusion. Elles n'en étaient pas moins conservées précieusement par des esprits de même ordre ; des copies en parvinrent dans divers pays où elles furent l'objet des mêmes soins. Il est assez étrange que le premier écho de ces écrits nous vienne des audacieux hérétiques connus sous le nom d'Amauriens, ceux-mêmes que l'on a vu, exterminer à Paris en 1210. Parmi les erreurs qu'ils professaient, on citait la croyance aux trois Ères, doctrine évidemment empruntée à Joachim, avec cette différence que, pour eux, la troisième Ère était déjà entamée. Le pouvoir du Père n'avait duré qu'autant que la Loi mosaïque ; avec la venue du Christ, tous les sacrements de l'Ancien Testament se trouvaient annulés. Le règne du Christ a duré jusqu'au temps présent ; maintenant, c'est la souveraineté du Saint-Esprit qui commence. Les sacrements du Nouveau Testament, baptême, eucharistie, pénitence, etc., sont tombés en désuétude et ne méritent plus aucune attention. Le pouvoir du Saint-Esprit se manifestera par l'intermédiaire des êtres en qui il est incarné. Nous avons vu que les Amauriens disparurent rapidement. Les sectes dérivées, Ortlibenses et Frères du Libre-Esprit, semblent avoir négligé cette particularité de l'hérésie amaurienne ; du moins n'en est-il plus question.

Cependant, les œuvres de Joachim se répandaient peu à peu. Quand on lui eut attribué les fausses prophéties qui apparurent vers le milieu du siècle, le crédit qui s'attachait à son nom grandit encore. Ce fut surtout en Provence et en Languedoc que ses doctrines furent accueillies avec avidité. Ces pays, épuisés successivement par les Croisades et l'Inquisition, encore mal réconciliés avec l'Église, fournirent un nombreux contingent d'esprits ardents et disposés à chercher, dans ces rêves de Joachim, un soulagement aux misères présentes. Ils trouvèrent même un apôtre dans la personne d'un homme d'indiscutable orthodoxie. C'était un ermite d'Hyères, Hugues de Digne, très réputé pour son érudition, son éloquence et sa sainteté. Ancien provincial franciscain de Provence, il avait renoncé à cette charge pour satisfaire son zèle d'austérité. Sa sœur, Sainte Douceline, passait sa vie dans de continuelles extases qui la soulevaient de terre. Hugues était lié avec les hommes les plus célèbres de l'Ordre. On cite parmi ses amis intimes Alexandre Hales, Adam de Marisco et le général Jean de Parme. Entre ce dernier et lui existait un lien particulier, tous deux étant d'ardents Joachites. Hugues possédait toutes les œuvres, authentiques et apocryphes, de Joachim, et avait une extrême confiance en leurs• prophéties, qu'il tenait pour des révélations divines ; il contribua beaucoup à les faire largement connaitre, tâche d'autant plus aisée qu'il passait pour un prophète lui-même[12].

La fraction spirituelle des Franciscains fut rapidement pénétrée de ces idées. Sur des esprits enclins au mysticisme, pleins de trouble, mécontents de voir leur idéal si peu réalisé et en appelant avec ardeur la réalisation, les promesses de l'abbé calabrais, dont le terme paraissait désormais si proche, devaient exercer une fascination irrésistible. Si ces Franciscains Joachites développèrent, avec une nouvelle audace, les idées du maitre, leur témérité avait de fortes excuses. Ils constataient, de leurs yeux, l'échec moral subi par une tentative de laquelle on avait attendu la régénération de l'humanité. Ils avaient vu comment les saints enseignements de François et la nouvelle révélation dont il avait été l'instrument, se trouvaient pervertis par des hommes d'inclinations mondaines, pour des fins d'ambition et de lucre ; comment l'Ordre, qui aurait dû être le germe de la rédemption humaine, s'entachait chaque jour davantage de soucis charnels et comment ses saints étaient martyrisés par leurs compagnons. A moins que l'univers ne fût une immense erreur et que les promesses de Dieu ne fussent mensongères, il fallait que la perversité et la misère des hommes eussent un terme. Puisque l'Évangile du Christ et la Règle de François n'avaient pu sauver l'humanité, 19 un nouvel Évangile était indispensable. De plus, Joachim avait prédit la naissance d'un autre Ordre religieux destiné à diriger le monde et l'Église durant l'ère bien heureuse du Saint-Esprit. Ils ne pouvaient douter que cette prédiction ne désignât les Franciscains Spirituels, qui s'efforçaient alors de maintenir, dans toute sa rigueur, la Règle établie par leur fondateur.

Telles devaient être les idées qui troublaient l'âme des ardents Spirituels, tandis qu'ils méditaient les prophéties de Joachim. Dans leur exaltation, certains d'entre eux étaient ravis en extase et jouissaient de visions prophétiques. Des membres importants de l'Ordre avaient déjà adopté les doctrines de Joachim et appliquaient ses prédictions à tous les événements qui survenaient. En 1248, le chroniqueur Salim-bene, déjà gagné à la foi nouvelle, rencontra, au couvent franciscain de Provins (Champagne), deux condisciples également zélés, Gherardo da Borgo San Donnino et Bartolommeo Ghiscolo de Parme. Saint Louis partait à ce moment pour sa fatale croisade d'Égypte. Les Joachites eurent recours aux commentaires du pseudo-Joachim sur Jérémie et annoncèrent que l'expédition échouerait, que le roi serait fait prisonnier et que la peste décimerait l'année. Cette prédiction ne contribua pas à les rendre populaires. La paix des bons Frères fut douloureusement interrompue par des querelles et les Joachites jugèrent utile de quitter le couvent. Salimbene se rendit à Auxerre et Ghiscolo à Sens. Gherardo alla à Paris, où son savoir le lit admettre à l'Université comme représentant de la Sicile, et lui valut une chaire de théologie. Il y poursuivit ses méditations apocalyptiques pendant quatre ans[13].

Soudain, en 1254, Paris fut surpris par l'apparition d'un livre intitulé l'Évangile Éternel, titre emprunté à l'Apocalypse : « Et je vis un autre ange voler au milieu du ciel portant l'Évangile Éternel pour l'annoncer à ceux qui vivent sur la terre, à toute nation, à toute tribu, en toute langue et à tout peuple[14]. »

Ce livre se composait de trois œuvres authentiques de Joachim, accompagnées de gloses explicatives et précédées d'une longue introduction dans laquelle l'audacieux auteur développait, sans crainte et sans réserve, les idées du prophète. Cette tentative téméraire eut immédiatement, auprès du peuple, un immense succès, attestant à quel point toutes les classes de la société partageaient les convictions dont elle s'inspirait. Les vers suivants de Jean de Meung témoignent que l'œuvre était plus recherchée des laïques que du clergé et que les femmes montraient, à cet égard, autant de zèle que les hommes :

Ung livre de par le grant diable

Dit l'Evangile pardurable...

A Paris n'eus : home ne ferre

Au parvis devant Nostre-Dame

Qui lors avoir ne le peüst

A transcrire, s'il li pleust[15].

On ne saurait concevoir un ouvrage d'inspiration plus révolutionnaire, plus dangereuse pour l'ordre établi de l'Église. L'auteur acceptait les calculs de Joachim et affirmait que, dans six ans ; en 4260, le règne du Christ prendrait fin, et commencerait le règne du Saint-Esprit. Dès l'an 4200, l'esprit de vie a abandonné l'Ancien Testament et le Nouveau, pour faire place à l'Évangile Éternel, comprenant la Concordia, l'Expositio et le Decachordon, développement et spiritualisation de toutes les révélations antérieures. De même que Joachim s'était attaché à établir la gradation ascendante des trois Ères, l'auteur de l'Introduction caractérisait les méthodes progressives des trois Écritures. L'Ancien Testament est le premier ciel ; le Nouveau Testament, le second ciel ; l'Évangile Éternel, le troisième ciel. Le premier est semblable à la lumière des étoiles ; le second, à la lumière de la lune ; le troisième, à la lumière du soleil. Le premier est le porche ; le second, le sanctuaire ; le troisième, le Saint des Saints. Le premier est la coque verte ; le second, la noix ; le troisième, l'amande. Le premier est la terre ; le second, l'eau ; le troisième, le feu. Le premier est littéral ; le second, spirituel ; le troisième est la loi promise au trente-et-unième chapitre de Jérémie. La prédication et la vulgarisation de cette suprême et éternelle loi de Dieu sont confiées à l'Ordre déchaux (les Franciscains). Au seuil de l'Ancienne Loi se tenaient trois hommes, Abraham, Isaac et Jacob ; au seuil de la Nouvelle Loi se tenaient trois autres hommes, Zacharie, Jean-Baptiste et le Christ ; an seuil de l'Ère prochaine se tiennent trois autres personnages, l'homme vêtu de toile (Joachim), l'Ange à la faucille aiguisée et l'Ange porteur du stigmate du Dieu vivant (François). Dans la félicité du prochain Règne du Saint-Esprit, les hommes vivront sous la loi d'amour, alors que, durant la première Ère, ils ont vécu dans la crainte et, durant la seconde, dans l'état de grâce. Joachim avait déclaré qu'il serait inutile d'observer les sacrements ; Gherardo les regardait comme des symboles et des énigmes, dont l'homme serait affranchi dans le temps à venir ; car l'amour remplacerait toutes les observances fondées sur la seconde Révélation. Une semblable théorie détruisait tout le système sacerdotal, bon désormais à reléguer dans les limbes du passé. Une autre assertion presque aussi révolutionnaire était que l'Abomination de la Désolation serait un pape simoniaque, lequel recevrait la pourpre vers la fin du sixième Age, c'est-à-dire à une date très rapprochée[16].

Cet audacieux défi, lancé à une Église infaillible, fut longtemps attribué à Jean de Parme lui-même ; mais il est à peu près certain qu'il fut l'œuvre de Gherardo, le fruit de ses études et de ses rêveries durant les quatre années qu'il passa à l'Université de Paris. H est possible, cependant, que Jean de Parme y ait quelque peu collaboré. Tout au moins, comme Tocco le fait justement observer, il est évident que Jean vil cette œuvre d'un œil favorable, car il ne punit jamais l'auteur, en dépit du scandale que cette publication causa dans l'Ordre. Bernard Gui rapporte que, de son temps, l'ouvrage était communément attribué au général franciscain. J'ai déjà dit avec quelle joie Guillaume de Saint-Amour saisit cette arme au cours de la querelle entre les Mendiants et l'Université, et quel avantage momentané celle-ci en tira. Étant données les circonstances, ce livre ne pouvait avoir alors ni amis ni défenseurs. C'était un assaut trop téméraire livré à toutes les institutions existantes, temporelles et spirituelles. La seule mesure à prendre était de le faire disparaitre le plus discrètement possible. Cette mesure était dictée par la prudence autant que par la considération dont jouissait l'Ordre franciscain : bien que des centaines de victimes eussent été brûlées pour des hérésies moins dangereuses, il fallait se garder d'attirer maladroitement l'attention sur un tel ouvrage. La commission qui siégea à Anagni, en juillet 1255, pour procéder à la condamnation, avait devant elle une tâche qui ne pouvait prêter à la discussion. Pourtant, j'ai déjà noté le contraste entre la réserve qui présida à cette condamnation et la clameur vengeresse au milieu de laquelle on ordonna de brûler le pamphlet de Saint-Amour contre les Mendiants[17].

La fraction spirituelle des Franciscains était gravement compromise. Le parti mondain, qui avait subi avec impatience la règle rigoureuse de Jean de Parme, vit qu'il lui était possible de reprendre le dessus. Sous l'impulsion de Bernardo da Bessa, le compagnon de Bonaventure, on présenta à Alexandre IV des chefs formels d'accusation contre le général. On lui reprochait de n'admettre aucune discussion sur la Règle et sur le Testament, de croire que les privilèges et les déclarations des papes n'étaient d'aucun poids auprès des instructions données par François. On n'insinuait pas qu'il fût impliqué dans la publication de l'Évangile Éternel, mais on alléguait qu'il prétendait être doué de l'esprit prophétique : il annonçait qu'un schisme se produirait, au sein de l'Ordre, entre les Frères qui avaient obtenu les faveurs allégeantes des papes et ceux qui adhéraient strictement à la Règle et que ces derniers prospéreraient ensuite sous la rosée du ciel et la bénédiction divine. De plus, il manquait d'orthodoxie ; il défendait les erreurs de Joachim au sujet de la Trinité ; ses amis immédiats n'avaient pas hésité, dans des serinons et des écrits, à louer immodérément Joachim et à attaquer les principaux chefs de l'Ordre. En cette circonstance, comme dans la suite de l'affaire, le silence étudié que l'on gardait, en ce qui touchait l'Évangile Éternel, montre combien ce sujet était périlleux ; même les passions furieuses engagées dans la lutte redoutaient de compromettre l'Ordre en admettant que quelqu'un de ses membres fût responsable de cette publication incendiaire[18].

Alexandre se laissa aisément persuader : le 2 février 1257, un chapitre général, présidé par le pape lui-même, se réunit à l'Ara Cœli. On conseilla à Jean de Parme de résigner ses fonctions, ce qu'il fit en alléguant son Age et son état de fatigue. Après avoir, pour sauver les apparences, feint de refuser sa démission, on l'accepta, et on pria Jean de nommer son successeur. Il choisit Bonaventure, qui, à peine âgé de trente-quatre ans, s'était déjà signalé dans la lutte contre l'Université de Paris, comme cligne d'inspirer à l'Ordre les plus belles espérances, et qui s'était abstenu d'adhérer à aucun des deux partis. Il fut dûment élu. Les chefs du mouvement exigèrent qu'il poursuivît Jean et ses partisans. Bonaventure hésita d'abord, puis finit par consentir. Gherardo refusa de se rétracter et Bonaventure le manda à Paris. En passant par Modène, Gherardo rencontra Salimbene, qui avait plié devant l'orage et renoncé au Joachisme comme à une folie. Les deux amis eurent ensemble un long entretien, au cours duquel Gherardo offrit de prouver que l'Antéchrist était déjà né en la personne d'Alphonse le Sage de Castille. Ce Gherardo était instruit, doué d'une âme pure, modéré, simple et aimable ; c'était, en un mot, un caractère digne d'admiration et d'affection. Mais rien ne pouvait faire fléchir ses convictions. Cependant, durant son procès, on observa, comme à l'ordinaire, un discret silence au sujet de l'Évangile Éternel, et il fut condamné seulement comme défenseur des spéculations de Joachim sur la Trinité. S'il n'avait été Franciscain, il aurait été brûlé. Par une clémence d'un prix douteux, on le relégua dans un donjon où, chargé de chaînes, nourri de pain et d'eau, il attendit, pendant dix-huit ans, la fin de sa douloureuse existence. Jusqu'à la mort, il ne dévia jamais de sa foi. On jeta ses restes dans un coin du jardin qui entourait le couvent où il mourut. Le même sort était réservé à son ami Leonardo et à un autre moine nommé Piero de Nubili, qui refusa de restituer un livre de Jean de Parme[19].

Jean lui-même fut ensuite jugé par une cour spéciale, dont 25 Alexandre confia la présidence au cardinal Caietano, plus tard Nicolas III. L'accusé rétracta volontiers son plaidoyer en faveur de Joachim ; mais son attitude exaspéra les juges et, avec l'assentiment de Bonaventure, il aurait partagé le sort de ses amis, sans l'intervention courageuse d'Ottoboni, cardinal de Saint-Adrien, plus tard Adrien V. Bonaventure permit à Jean de choisir sa retraite, et Jean se retira dans un petit couvent voisin de Rieti. C'est là, dit-on, qu'il mena pendant trente-deux ans une vie évangélique, sans renoncer à sa foi en Joachim. Jean XXI, qui avait beaucoup d'affection pour l'ancien général franciscain, songeait à le faire cardinal, en 1277, quand la mort l'empêcha de donner suite à ce dessein. Nicolas Ill, qui avait présidé au jugement, offrit, quelques années après, le chapeau à Jean de Parme, dont il désirait s'assurer les bons conseils ; mais le Franciscain répondit doucement : Je pourrais donner de salutaires avis s'il se trouvait quelqu'un pour m'écouter ; mais, à la cour de Home, on ne songe guère qu'aux combats et aux triomphes et l'on ne se soucie point du salut des limes. » Cependant, en 1289, malgré son âge avancé, il accepta de Nicolas IV une mission auprès de l'Église grecque ; mais il mourut, peu de temps après son départ, à Camerino. Enseveli en ce lieu, il ne tarda pas à se révéler par des miracles et devint l'objet d'un culte qui dure encore. En 1777, il fut officiellement béatifié, en dépit de l'opposition soulevée par suite de sa prétendue participation à l'Introduction de l'Évangile Éternel.

Ces revers n'abattirent nullement la foi des Joachites. Guillaume de Saint-Amour jugea nécessaire de revenir à la charge en publiant contre eux un nouveau libelle diffamatoire. Il partage leur croyance à un changement imminent. ; mais ce ne sera pas, dit-il, le règne d'amour du Saint-Esprit qui commencera : ce sera le règne de l'Antéchrist, que personnifient, à ses yeux, les Moines. Il déclare que, si la persécution a mis un terme à la diffusion ouverte des doctrines pestiférées contenues dans l'Évangile Éternel, l'œuvre conserve toujours en secret un grand nombre de fidèles. Le midi de la France était le quartier général de la secte. Florent, évêque d'Acre, avait été l'accusateur officiel devant la Commission d'Anagni en 1255 ; il avait été gratifié, en 1262, de l'archevêché d'Arles et tint, en 1265, un synode provincial à l'effet de condamner les Joachites, encore nombreux dans sa province. On jugea nécessaire d'élaborer une réfutation complète des erreurs professées dans l'Évangile Éternel. On déplorait que tant d'hommes érudits se laissassent encore égarer par elles et que des livres contenant ces doctrines passassent continuellement de main en main. On décrétait l'anathème contre cette propagande. Mais on n'adopta, semble-t-il, aucune mesure de persécution active. Nous ne voyons pas non plus que l'Inquisition ait fait aucune tentative en vue de détruire cette hérésie. La semence demeura longtemps implantée dans le sol du Languedoc et de la Provence et le Joachisme exerça une influence décisive sur les Franciscains Spirituels de ces régions. Peu importait que la fatidique année 1260 arrivât et s'écoulât sans que la prophétie fût accomplie. D'ardents fidèles savent toujours trouver des excuses â ces erreurs de calcul. L'époque fixée pour la venue du Saint-Esprit fut reculée de jour en jour, de façon à stimuler sans cesse l'espoir tenace d'un affranchissement prochain.

 

Le départ de Jean de Parme avait été une victoire pour les Conventuels ; mais le choix de Bonaventure pouvait sembler propre à assurer aux Spirituels la continuité de leur suprématie. Dans sa controverse avec Guillaume de Saint-Amour, le nouveau général avait pris une attitude extrêmement avancée, en niant que le Christ et les apôtres eussent possédé des biens d'aucune sorte et en identifiant la pauvreté avec la perfection. u Une profonde pauvreté est louable, disait-il ; cette proposition est vraie en soi. Donc, une plus profonde pauvreté est plus louable encore, et la plus profonde pauvreté est la plus louable. C'est la pauvreté de celui qui ne possède rien en propre, ni personnellement, ni en commun avec d'autres... Renoncer à tout bien, personnel ou collectif, c'est la perfection chrétienne, non seulement suffisante, mais abondante. C'est le principal conseil de la perfection évangélique, c'en est le principe fondamental et l'essence. » En outre, Bonaventure était pénétré de mysticisme. Ce fut lui qui, le premier, donna une expression autorisée à l'Illuminisme, source future de tant de soucis pour l'Église. Sa Mystica Theologia forme un vif contraste avec l'aride théologie scolastique de l'époque, représentée par Thomas d'Aquin. L'âme se présente à la face de Dieu ; elle doit se repentir de ses péchés dans ses veilles silencieuses et chercher Dieu par son propre effort. Elle ne doit demander à autrui ni aide ni direction ; ne comptant que sur elle-même, elle doit se hausser à la vision de la divinité. Par la Voie de Purification, elle monte jusqu'à la Voie d'Illumination et se prépare à recevoir le Rayonnement Divin. Finalement, elle atteint la Troisième Voie, qui mène à l'union avec la Divinité et à la participation à la Divine Sagesse. Les spéculations auxquelles s'abandonnèrent plus lard Molinos et Madame Guyon n'eurent rien de plus dangereux que celles-là. De tels enseignements furent un puissant stimulant aux tendances mystiques des Spirituels.

La lutte que se livraient, au sein de l'Ordre, la propriété et la pauvreté, devait inévitablement s'aggraver. Sans cesse, en effet, surgissaient des affaires prouvant l'incompatibilité entre les vœux institués par saint François et le fonctionnement d'un Ordre devenu un des facteurs importants d'une église riche et mondaine. En 1255, on voit les Sœurs du monastère de Sainte-Élisabeth se plaindre à Alexandre 1V que les autorités ecclésiastiques leur imposent l'observance de la Règle chaque fois que des biens leur sont donnés ou légués, en les obligeant à s'en dessaisir dans l'espace d'un an, soit par vente, soit par don. Le pape promit avec bonne grâce de s'opposer à ce qu'il en fût de même à l'avenir. Vers la même époque, Jean de Parme se plaignait que ses moines, lorsqu'ils étaient promus à l'épiscopat, emportassent avec eux des livres et d'autres objets dont ils n'avaient, à proprement parler, que l'usufruit, puisqu'il leur était interdit, au péril de leurs âmes, de posséder aucun bien. Avec une égale bonne grâce, Alexandre répondit que les Frères promus à l'épiscopat devaient restituer à leur provincial tout ce qu'ils avaient entre les mains. Ces difficultés se présentaient sans doute journellement. Il était inévitable que le conflit incessant provoquât un schisme. Quand le bienheureux Giles, troisième disciple de saint François, fut conduit à Assise pour admirer le somptueux édifice construit en l'honneur de l'humble saint, on le mena dans trois magnifiques églises, auxquelles étaient annexés un vaste réfectoire, un dortoir spacieux et d'autres salles et cloitres, ornés de voûtes élancées et de larges portails. Comme le visiteur restait silencieux, un de ses guides cherchait vainement à tirer de lui un mot d'admiration. « Mes Frères, » dit alors Giles, « il ne manque que vos femmes. » Cette dure parole sembla d'abord peu motivée ; mais Giles expliqua que les vœux de pauvreté et de chasteté étaient également obligatoires. Puisqu'on négligeait l'un, on pouvait aussi bien violer l'autre. Salimbene rapporte avoir rencontré au couvent de Pise, Fra Boncampagno di Prato, lequel, au lieu des deux tuniques neuves distribuées annuellement à chacun des Frères, n'en voulait accepter qu'une vieille, déclarant qu'il avait peine à se faire pardonner de Dieu l'acceptation de cette seule tunique. Ces scrupules excessifs de conscience devaient être particulièrement exaspérants pour les membres mondains de l'Ordre, dont ils soulignaient sans indulgence les relâchements.

Sans perdre un instant, les Conventuels s'étaient employés à tirer parti de leur victoire sur Jean de Parme. Dès qu'on eut obtenu la démission du général et avant même que Bonaventure fût arrivé de Paris, ils décidèrent. Alexandre, le 20 février 4257, à renouveler la déclaration par laquelle Innocent IV avait permis à l'Ordre de manier de l'argent et de détenir des propriétés sous le couvert d'agents et au nom du Saint-Siège. Ce spectacle écœurait au plus haut degré le parti puritain. Le respect implicite dû à la papauté ne suffisait pas à empêcher une explosion de menaçants murmures et des discussions sur le pouvoir attribué aux papes de lier et de délier les fidèles. Tout cela, avec le temps, devait aboutir à la rébellion ouverte. Ayant proclamé que la Règle était une révélation égale, en autorité, à l'Évangile, on avait le droit de douter que le successeur même de saint Pierre pût la négliger. Ce fut probablement vers cette époque que Berthold de Ratisbonne, le plus célèbre prédicateur franciscain du temps, dans un sermon sur l'état monastique prononcé devant ses Frères, déclara audacieusement que les vœux de pauvreté, d'obéissance et de chasteté étaient trop obligatoires pour que le pape lui-même pût les atténuer par voie de dispense. C'était là, d'ailleurs, un principe admis partout. Vers MO, le provincial dominicain d'Allemagne, Hermann de Minden, y fit allusion, dans une encyclique, comme à une vérité établie. Moins d'un quart de siècle plus tard, nous verrons de telles assertions qualifiées d'hérésies et rigoureusement punies du bûcher[20].

Nous avons dit que Bonaventure chercha sincèrement à contenir le relâchement croissant de l'Ordre. Avant de quitter Paris, le 23 avril 1257, il adressa une encyclique aux provinciaux, appelant leur attention sur les vices dominants des Frères et sur le mépris auquel ils exposaient l'Ordre tout entier. Quelques dix ans plus tard, à la demande de Clément IV, il lança une seconde épître de même caractère, dans laquelle il exprimait vivement l'horreur que lui inspirait l'oubli de la Règle, se manifestant par l'avidité éhontée de tant de moines, les procès incessants, conséquence de la chasse aux legs et aux sépultures, le faste et le luxe des édifices. Il invitait les provinciaux à faire cesser ces désordres par l'infliction de pénitences, par l'emprisonnement ou l'expulsion des coupables. Mais, si ardemment zélé que pût être Bonaventure, et quelle que fût l'abnégation dont son existence propre offrait exemple, il n'avait pas cette énergie enflammée qui permettait à Jean de Parme de traduire par des actes sa conviction intime. La profonde dégénérescence de l'Ordre apparait dans une plainte adressée à Clément IV en 4265. En beaucoup de localités, les autorités ecclésiastiques jugeaient que les moines, étant morts au monde, se trouvaient dans l'incapacité d'hériter. On demandait au pape de remédier à ce mal. Clément lança une bulle déclarant les Frères capables d'hériter et leur accordant la liberté de posséder les biens légués ou de les vendre, et d'employer ces biens ou le produit de la vente à telles fins qu'il leur conviendrait[21].

La question de la pauvreté était évidemment de celles qu'on ne pouvait résoudre de façon durable et satisfaisante. Un incurable dissentiment divisait l'Ordre. Ce fut en vain que, vers 1275, on fit appel à Grégoire X, et que le pape ordonna la stricte observance des injonctions par lesquelles la Règle proscrivait la possession de biens individuels ou collectifs. Le parti mondain persista à faire valoir l'incompatibilité de ces observances avec les exigences de la nature humaine, déclarant que c'était tenter Dieu et réduire les individus au suicide. La querelle s'envenima de plus en plus. En 1279, Nicolas III résolut d'y mettre fin par une déclaration formelle. Pendant deux mois, il travailla secrètement à élaborer cette déclaration, en consultant les deux cardinaux franciscains de Palestrina et d'Albano, le général de l'Ordre, Bonagrazia, et plusieurs provinciaux. Puis, le résultat de ces études fut soumis à une commission où se trouvait Benedetto Caietano, le futur Boniface VIII. Finalement, la déclaration fut lue et adoptée en plein consistoire. Vingt ans plus tard, on l'adjoignit à la loi canonique, lors de la collation et de la publication ordonnées par Boniface. Peu de proclamations apostoliques furent pins soigneusement préparées et revêtues d'une autorité plus haute que la bulle Exiit qui seininat, alors lancée au monde et destinée à devenir le sujet de si tragiques controverses.

Aux termes de cette bulle, la Règle franciscaine est l'inspiration du Saint-Esprit, transmise au monde par saint François. Le renoncement à toute propriété, tant commune qu'individuelle, est méritoire et saint. Cet absolu renoncement est semblable à celui que pratiquèrent le Christ et les apôtres, et qu'ils inculquèrent à leurs disciples. Il est non seulement méritoire et parfait, mais légal et possible, car il faut distinguer l'usage, qui est permis, de la possession, qui est interdite. Suivant l'exemple donné par Innocent IV et Alexandre IV, le pape attribuait désormais la propriété de tous les objets dont se servent les Franciscains à l'Église Romaine et au pontife, lequel pouvait en concéder aux moines l'usufruit. Il convient de faire respecter la règle qui interdit de recevoir ou de manier de l'argent. Les emprunts sont spécialement prohibés. Cependant, en cas de nécessité urgente, ces opérations peuvent être effectuées par l'intermédiaire de tierces personnes ; mais les Frères doivent s'abstenir de manier l'argent, d'en régler l'emploi ou de le dépenser. Quant aux legs, il ne faut pas les destiner directement aux moines, mais seulement à leur usage. Des dispositions minutieuses réglaient l'échange et la vente des livres et des objets divers. La bulle se terminait par des instructions prescrivant que la décision pontificale tilt lue et enseignée dans les écoles ; mais il était interdit à tous, sous peine d'excommunication entrainant la perte des charges ou bénéfices, d'ajouter quoi que ce fût à l'exposé littéral. Nul ne devait se permettre de glose, de commentaire, de discussion ou de réfutation. Doutes et questions seraient tous soumis directement au Saint-Siège. Quiconque discuterait ou commenterait la Règle franciscaine ou les prescriptions de la bulle, serait passible d'une excommunication révocable parle pape seulement.

Si la question avait comporté une solution définitive, cette solennelle déclaration aurait coupé court à toute controverse. Malheureusement, la nature humaine conserve ses passions et ses instincts de lutte, même derrière les murs d'un couvent franciscain. Malheureusement aussi pour la cause de l'apaisement, il y avait des consciences trop délicates pour se contenter de distinctions subtiles, imaginées en vue de dissimuler la vérité. Si la bulle Exiit qui seminat procura quelque repos ais papauté, harassée de cette querelle inextricable, elle ne put mettre un terme aux dissensions intestines de l'Ordre. Les récalcitrants, il est vrai, n'étaient pas nombreux, mais ils se distinguaient par leur piété et leur vertu. Peu à peu, ils constituèrent deux groupes, l'un en Italie, l'autre dans la France méridionale. Tout d'abord, ils s'entendirent parfaitement et, pendant un temps assez long, agirent d'un commun accord. Mais bientôt leurs divergences de vues s'accentuèrent au point de donner naissance à deux sectes, résultat chi surtout à l'influence particulièrement forte qu'exerçaient, en Languedoc et en Provence, les traditions de Joachim et de l'Évangile Éternel.

 

Nous avons vu comment la soif de la pauvreté ascétique, souvent-accrue par le désir d'échapper aux soucis de l'exil_ lente journalière, poussa des milliers d'hommes à adopter la pratique de la mendicité errante. Depuis l'institution du monachisme, les Sarabites et Circumcelliones, moines vagabonds qu'aucune règle ne liait, avaient été une des plaies de l'Église. Au xiiie siècle, la croyance aux mérites suprêmes de la pauvreté communiqua une ardeur nouvelle à la foule des hommes qui préféraient la fainéantise des rues ou des ermitages aux privations et aux labeurs d'une vie régulière. Le concile de Latran avait eu beau interdire la formation d'Ordres nouveaux et non autorisés ; le merveilleux succès des Mendiants leur suscita de nombreux imitateurs, qui ne se mirent pas en peine de solliciter l'approbation pontificale. Il y avait, dans cette multitude de pieux mendiants, une charge pour le peuple et une honte pour l'Église. Quand, en 1274, Grégoire X convoqua le concile général de Lyon, ce fut là un des maux auxquels les Pères eurent à remédier. On promulgua de nouveau le canon de Latran prohibant la formation d'Ordres non autorisés. Grégoire était d'avis qu'on supprimât toutes les congrégations d'ermites ; pourtant, à la prière du cardinal Richard, on consentit à tolérer, jusqu'à nouvel ordre, l'existence des Carmes et des Augustins. Mais on condamna l'audace des autres associations qui n'avaient pas encore reçu l'approbation apostolique, et, en particulier, les mendiants, dont, la multitude, déclarait-on, dépassait toute mesure. Seuls étaient autorisés les Ordres mendiants qui avaient obtenu confirmation depuis le concile de Latran. Encore leur était-il interdit d'admettre de nouveaux membres, d'acquérir de nouvelles maisons, de vendre ce qu'ils possédaient sans une licence spéciale du Saint. Siège. L'Église comprenait évidemment que le moment était venu d'arrêter, par des mesures radicales, le flot montant de la pieuse mendicité.

Des rumeurs vagues et inexactes, au sujet de cette législation sévère, parvinrent en Italie, y provoquèrent une explosion et furent le signal de la plus extraordinaire série de persécutions dont la perversité humaine ait offert le scandale. D'une part, on constate chez les victimes une merveilleuse constance, l'acceptation joyeuse du martyre pour une idée Presque inintelligible à l'esprit moderne. Les bourreaux, de' leur côté, montrèrent cette férocité en apparence gratuite qui persécute pour le plaisir de persécuter et que seule peut expliquer, avec les rivalités existant an sein de l'Ordre, la résolution d'assurer à tout prix la soumission ou la disparition des dissidents.

On racontait que le concile de Lyon avait, par décret, autorisé les Mendiants à posséder des biens. Un grand nombre de Frères acceptèrent assez facilement la chose. Mais ceux qui voyaient dans la Règle une révélation divine, à laquelle nulle autorité ici-bas ne pouvait apporter de changements, déclaraient que cette réforme serait une apostasie et qu'on ne pouvait l'admettre à aucun prix. Des controverses s'engagèrent et ne servirent qu'à confirmer chacun dans sa conviction. Un point qui provoquait une animosité particulière était le refus des Spirituels de prendre part aux quêtes journalières d'aumônes en espèces, coutume qui s'était établie en beaucoup de localités. Les relations entre les fractions rivales étaient si tendues qu'on entama aussitôt des poursuites pour hérésie contre les moines qui refusaient de mendier. La rumeur fut reconnue fausse ; l'agitation s'apaisa ; on laissa sommeiller les poursuites pendant quelques années ; puis on les reprit de peur qu'en accordant l'impunité à ces opinions extrêmes, on ne leur permit, à la longue, de l'emporter. Liberato da !dace-rata, Angelo da Cingoli (il Clareno), Traymondo, Tommaso da Tollentino et un ou deux autres dont les noms ne sont pas parvenus jusqu'à nous, étaient les plus obstinés et ne voulaient,' même en théorie, admettre aucune concession. Angelo, auteur d'un récit de cette affaire, déclare qu'ils étaient prêts à observer une obéissance implicite, qu'on ne put les convaincre d'aucune faute, mais qu'ils furent néanmoins condamnés, comme schismatiques et hérétiques, à l'emprisonnement perpétuel dans les chaines. La sentence était d'une rigueur inhumaine. lis devaient être privés des sacrements. même à l'article de la mort. ce qui était tuer l'Aine en même temps que le corps ; durant toute leur vie, nul ne devait leur adresser la parole, même pas le geôlier qui apportait dans leurs cellules la pitance quotidienne de pain et d'eau et qui vérifiait l'état de leurs fers pour prévenir toute tentative d'évasion. De plus, en manière d'avertissement, on ordonna de lire chaque semaine la sentence dans tous les chapitres, où personne ne devait se permettre de la critiquer. Ce n'était pas là une vaine menace. Le moine Tommaso da Casteldemilio, ayant dit que l'arrêt déplaisait à Dieu, fut jeté également dans un cachot ou il mourut misérablement quelques mois plus tard. Les tyrans auxquels appartenait la direction de l'Ordre avaient évidemment résolu d'imposer tout au moins le respect du vœu d'obéissance[22].

Les prisonniers restèrent enfermés, semble-t-il, jusqu'après l'élection de Raymond Gaufridi au généralat, à Pâques 1289. Dans un voyage à la Marche d'Ancône, où les malheureux étaient incarcérés, le général fit une enquête sur l'affaire, blâma sévèrement les auteurs de cette iniquité et, en 1290, mit en liberté les martyrs. En dépit de la bulle Exiit qui seminat, l'Ordre était devenu plus relâché que jamais dans l'observance de la Règle. Matteo d'Acquasparta, qui fut général de 1287 à 1289, était un homme doux et affable, plein de bonnes intentions, mais dépourvu d'énergie et peu disposé à l'effort qu'aurait exigé le maintien de la Règle. Le respect des vœux diminuait chaque jour. On plaçait dans les églises des coffres destinés à recevoir les offrandes ; le prix des messes et l'absolution des péchés étaient soumis à des marchandages ; on postait aux portes des églises de jeunes garçons chargés de vendre des cierges pour obtenir l'intercession des saints ; les moines avaient coutume d'aller mendier de l'argent par les rues en se faisant accompagner de serviteurs qui recevaient et transportaient les aumônes ; on recherchait avec avidité le privilège d'inhumer les riches, ce qui provoquait de scandaleuses querelles avec les héritiers et le clergé séculier. Partout régnaient l'égoïsme et le désir de mener une vie d'oisiveté et de luxe. Il est vrai que les défaillances de la chair étaient toujours rigoureusement punies ; mais la fréquence des affaires de ce genre prouve que les Frères étaient généralement des débauchés. La démoralisation générale était telle que le provincial de France, Nicolas, osa Terne écrire un traité où il discutait la bulle Exiit qui seminat et l'exposé de la Règle contenue dans cette bulle. Cet acte étant en contravention directe avec la bulle elle-même, Acquasparta fut obligé de condamner l'œuvre, de punir l'auteur et ses fauteurs. Mais le mal persista. Dans la Marche d'Ancône et ailleurs, la réaction contre l'ascétisme fut si violente qu'on '6-ordonna officiellement de briller le testament du vénéré François. C'était le principal rempart des Spirituels contre le relâchement de la Règle. Un jour on brilla une copie de ce précieux document sur la tête d'un moine, N. de Recanate, qui s'était sans doute rendu odieux en insistant sur l'autorité du testament[23].

Raymond Gaufridi désirait ardemment rétablir la discipline ; niais le relâchement de l'Ordre était devenu incurable. La mise en liberté des Spirituels détenus à Ancône souleva de menaçants murmures contre le général, que l'on tournait en ridicule comme protecteur de ces hommes à l'esprit déréglé et superstitieux. On ourdit des intrigues continuelles jusqu'à la destitution de Raymond, qui eut lieu en 1295. Ce fut peut-être pour conjurer ces manœuvres que Raymond envoya Liberato, Angelo, Tommaso et deux hommes de même caractère, Marco et Piero, en Arménie, où ces moines amenèrent le roi Haito II à entrer dans l'Ordre franciscain. Cependant, même en Orient, la haine de leurs confrères était si vive qu'ils durent revenir en 1293. A leur arrivée en Italie, le provincial Monaldo refusa de les recevoir ou de leur permettre de rester dans le pays jusqu'à ce qu'ils eussent fait part de leur venue à Raymond ; il déclara qu'il aimerait mieux loger des fornicateurs !

La rage furieuse qui poursuivait ces adeptes de la pauvreté fut mise en échec, en 1294, quand le conclave, à bout de ressources, finit par choisir l'ermite Pier Morrone, qui se trouva soudain transporté, de sa grotte sur la montagne, dans le palais pontifical à Rome. Sur le trône de Saint-Pierre, Célestin V conserva le goût de la solitude et de l'ascétisme qui lui avait fait embrasser jadis la vie d'anachorète. Raymond remit aux mains du nouveau pape le sort des Spirituels qu'il était lui-même incapable de protéger. Célestin écouta avec bienveillance les plaintes des moines et les invita à entrer dans l'ordre des Bénédictins Célestins, fondé par lui. Mais ils lui représentèrent que leurs vœux différaient de ceux des Célestins et dénoncèrent le mépris de leurs Frères pour l'observance de la Règle. Alors, en audience publique, le pape leur ordonna de se soumettre strictement à la Règle et au Testament de François ; il les dispensa d'obéir à tout autre qu'a lui-même et à Liberato, qu'il leur donna pour chef. Le cardinal Napoleone Orsini fut déclaré leur protecteur, et l'abbé des Célestins reçut l'ordre de leur fournir des ermitages. De la sorte, ils étaient comme rejetés de l'Ordre et ne devaient même plus s'appeler Minorites ou Franciscains. Il était à présumer que leurs Frères seraient non moins heureux d'être débarrassés de ces gens qui prétendaient à une piété supérieure, qu'eux-mêmes d'échapper à l'oppression.

Pourtant, la haine engendrée par la querelle était trop profonde pour se détourner de ses victimes. Le répit dont jouirent les Spirituels fut de courte durée. Le pontificat de Célestin se termina brusquement. Complètement incapable de remplir son office, le pape devint bientôt un instrument aux mains d'hommes ambitieux. Fléchissant sous le fardeau, il se laissa persuader d'abdiquer, moins de six mois après son élection, en décembre 1294. Son successeur, Boniface VIII, redoutant qu'il ne revint sur une abdication dont la légalité était discutable, le jeta immédiatement en prison. Tous les actes de Célestin, tous les privilèges accordés par lui furent immédiatement annulés. On effaça si complètement toute trace de son activité, qu'il fallut confirmer, par un nouveau mandat, jusqu'à une nomination de notaire émanée de lui. Boniface méprisait trop le saint enthousiasme des ascètes pour qu'on pût attendre de lui une exception en faveur des Spirituels. A ses yeux, l'Ordre franciscain était simplement un instrument utile e la réalisation de ses ambitieux desseins. Les tendances séculières de l'Ordre méritaient d'être stimulées plutôt que réprimées. Il est vrai qu'il inséra, dans le sixième Livre de ses Décrétales, la bulle Exiit qui seminat ; mais l'interprétation qu'il en fit apparaît dans deux bulles lancées le 17 juillet 1291. Par l'une, il assignait aux Franciscains de Paris une somme de mille marcs, à prélever sur les legs faits pour des œuvres pies ; parla seconde, il leur attribuait une somme de trois cents livres, léguée par dame Ada de Pernes au bénéfice de la Terre-Sainte. Sous de tels auspices, la décadence de l'Ordre ne pouvait que s'accentuer rapidement. Boniface n'avait pas encore un an de pontificat quand il résolut de destituer le général des Franciscains, Raymond. Le 29 octobre 1295, il lui offrit l'évêché de Pavie. Comme Raymond alléguait qu'il ne se sentait pas la force d'assumer ce fardeau, Boniface le déclara incapable de supporter le fardeau plus lourd encore du généralat et l'en délivra sur-le-champ. On comprend que l'insolence des Conventuels se soit alors déchainée. Certains d'entre eux allèrent visiter Célestin dans sa prison, raillant, avec force insultes, le pape déchu, pour la faveur qu'il avait témoignée aux Spirituels. Le même état d'esprit inspira sans doute les poursuites pour hérésie que Boniface ordonna, en mars 1,295 contre Fra Pagano di Pietra-Santa.

Boniface alla plus loin. Aux yeux de cet homme soucieux d'intérêts temporels et d'avantages pratiques, les hordes de mendiants errants étaient un fléau intolérable, que leur conduite fût inspirée par l'ascétisme ou par le goût du vagabondage. Le décret du concile de Lyon n'avait pas réussi à supprimer le mal. En 1296 et 1297, Boniface envoya à tous les évêques l'ordre de forcer les vagabonds ou ermites, communément appelés Birochi, soit à quitter leur costume religieux et à changer de vie, soit à se faire admettre dans quelque Ordre reconnu. Les inquisiteurs étaient chargés de dénoncer tous les suspects aux évêques ; en cas de négligence des prélats, ils devaient en avertir le Saint-Siège. Une clause spéciale donne qualité aux inquisiteurs pour poursuivre ceux des Bizochi qui se trouveraient appartenir à leurs Ordres mêmes, preuve que la mendicité n'était pas assimilée à une hérésie, sans quoi les inquisiteurs n'auraient pas eu besoin de pouvoirs-spéciaux.

L'année suivante, Boniface prit des mesures plus énergiques. Il enjoignit au Franciscain Matteo da Chieti, inquisiteur d'Assise, de visiter en personne les montagneuses régions des Abruzzes et de la Marche d'Ancône, afin de chasser de leurs repaires les apostats des divers Ordres religieux et les Bizochi, qui infestaient ce pays. Les décisions antérieures de Boniface étaient apparemment restées sans effet. Il est possible aussi que le pape ait été poussé à une action plus décisive par l'attitude insubordonnée des Spirituels et des mendiants proscrits. Non contents de discuter l'autorité pontificale, ces rebelles commençaient à soutenir que la chaire de Saint Pierre était vacante. Loin d'admettre la bulle Exiit qui seminat, ils prétendaient que l'auteur de cette bulle, Nicolas Ill, avait été privé par Dieu des fonctions de pape et n'avait eu, par suite, aucun successeur légitime. A dater de ce jour, disaient-ils, nulle ordination de prêtres ou de prélats n'avait été valable ; eux seuls constituaient la véritable Église. Pour remédier à ce désordre, Frère Matthieu de Bodici était venu de Provence, apportant avec lui les livres de Pierre Jean Olivi, et, dans l'église Saint-Pierre de Rome, avait été élu pape par cinq Spirituels et treize femmes. Boniface lança immédiatement l'Inquisition à la poursuite de ces gens. Mais ils s'enfuirent en Sicile, où, comme nous le verrons plus loin, s'établit par la suite le quartier général de la secte[24].

Le moine Jordan, auquel on doit la relation détaillée de ces faits, prétend que Liberato et ses compagnons furent impliqués dans ce mouvement. Les dates et la succession des événements sont ici d'une confusion désespérante ; mais il semble plutôt que les Spirituels groupés autour de Liberato se soient tenus à l'écart de toutes ces menées révolutionnaires. Les souffrances de ces hommes furent réelles et prolongées ; mais s'ils avaient commis le crime de participer à l'élection d'un antipape, ils n'auraient eu que le choix entre l'emprisonnement perpétuel et le bûcher. On les accusait de prétendre que Boniface n'était pas légalement pape, que l'autorité de l'Église avait été conférée à eux seuls et que l'Église, grecque était préférable à l'Église romaine. C'était là, en d'autres termes, du Joachisme. Mais Angelo déclare expressément que rien de tout cela n'est vrai ; la constance avec laquelle il supporta, pendant quinze ans, la persécution et les plus dures épreuves, lui donne en vérité quelque droit à notre confiance. 11 rapporte qu'après avoir été reconnus par Célestin V, ses amis et lui vécurent en ermites, conformément au privilège accordé par le pape. Ils séjournèrent, en pauvres et en étrangers, partout où ils purent trouver une retraite, s'abstenant strictement de prêcher ou de recevoir des confessions, à moins d'un ordre exprès donné par les évêques auxquels ils devaient obéissance. Même avant l'abdication de Célestin, les autorités franciscaines, irritées de voir leurs victimes leur échapper, firent bon marché de l'autorisation pontificale et, à la tête d'une force armée, s'efforcèrent de capturer les malheureux, qui furent probablement avertis du danger par Célestin lui-même. Les zélateurs, reconnaissant qu'ils ne pouvaient résider en paix en Italie, résolurent de s'expatrier et de chercher quelque endroit écarté où il leur fût permis de satisfaire leur goût pour l'ascétisme et d'adorer Dieu sans que les hommes vinssent les troubler. Ils traversèrent l'Adriatique et s'établirent dans une ile déserte et lointaine sur la côte d'Achaïe. Là, loin des regards de tous, ils jouirent, pendant deux ans, de la seule période de tranquillité qu'ils aient connue. A la fin, on eut vent de leur retraite. Aussitôt on dépêcha aux nobles et aux évêques du continent des lettres accusant les Spirituels de Catharisme. En même temps on faisait savoir à Boniface que ces gens se refusaient à voir en lui le pape et prétendaient constituer seuls la véritable Église. En 1599, Boniface chargea Pierre, patriarche de Constantinople, de juger les Spirituels, qui furent condamnés sans avoir été entendus. Charles II de Naples, suzerain de la Morée, reçut l'ordre de les expulser et transmit cet ordre à Isabelle de Villehardouin, princesse d'Achaïe. Cependant les autorités locales avaient reconnu la fausseté des accusations. En effet, les réfugiés célébraient quotidiennement la messe, priaient pour le pape Boniface et consentaient à manger de la viande. Mais cette constatation ne les affranchit pas de la surveillance et des tracas. Un de leurs principaux persécuteurs fut un certain Geronimo, qui leur apporta des livres d'Olivi et qu'ils durent chasser à cause de son immoralité. Dès lors, il se fit leur accusateur et fut récompensé de son infamie par un évêché[25].

La pression devenait trop forte ; la petite communauté dut enfin céder. Les Spirituels avaient songé un moment à accompagner Fra Giovanni da Monte dans une mission en Tartarie ; mais il fallut abandonner ce projet, par suite de l'excommunication qu'emportait la sentence prononcée par le patriarche de Constantinople. Liberato envoya d'abord deux Frères, puis deux autres, porter un appel à Boniface ; tous furent arrêtés et ne purent arriver jusqu'au pape. Alors Liberato partit secrètement en personne et parvint à Pérouse. Mais la mort subite de Boniface (11 octobre 1303) anéantit ses projets. Les autres Spirituels revinrent à des époques diverses ; Angelo fut le dernier et, ne rentra en Italie qu'en 1305. Il trouva ses Frères en fâcheuse posture. Ils avaient été cités par l'inquisiteur dominicain, Tommaso di Aversa, et avaient docilement comparu. Tout d'abord, le résultat leur fut favorable. Après un interrogatoire qui dura plusieurs jours, Tommaso les déclara orthodoxes, et les renvoya en disant publiquement : « Fra Liberato, j'en atteste Celui qui m'a créé ; jamais il n'a été offert, du corps d'un pauvre homme, le prix que j'aurais pu avoir du vôtre. Vos Frères boiraient votre sang, si cela leur était possible ! » Il veilla même à les faire reconduire sains et saufs jusqu'à leurs ermitages. Puis, lorsqu'il vit que rien ne pouvait apaiser la rage des Conventuels, il donna aux Spirituels le conseil de quitter nuitamment le royaume de Naples et de se rendre, par des chemins cachés, jusqu'auprès du pape. S'ils pouvaient rapporter des lettres émanant du pontife ou d'un cardinal, lui-même les défendrait tant qu'il détiendrait sa charge. L'avis fut suivi ; Liberato quitta Naples le soir même, mais tomba malade en route et mourut après deux ans de lente consomption. Pendant ce temps, ainsi que nous le verrons plus loin, les exploits de Dolcino en Lombardie excitaient fine terreur générale et faisaient de toutes les confréries irrégulières un objet de suspicion et de crainte. Les Conventuels profitèrent de cet état de choses et poussèrent Fra Tommaso à citer à son tribunal quiconque portait indûment l'habit monacal. Les Spirituels furent de nouveau sommés de comparaître, au nombre de quarante-deux ; cette fois, ils n'échappèrent pas aussi aisément à leurs ennemis et furent condamnés comme hérétiques. Andrea da Segna, sous la protection duquel ils avaient vécu, s'interposa en leur faveur. Mais Tommaso les emmena à Trivento où il les fit torturer pendant cinq jours. Comme cette cruauté avait excité la compassion de l'évêque et des nobles de la vine, Tommaso partit avec ses victimes pour Castro Mainardo, lieu désert où pendant cinq mois les malheureux subirent les plus affreux tourments. Deux des plus jeunes Frères cédèrent, s'accusèrent eux-mêmes et chargèrent leurs camarades ; mais, une fois libres, ils rétractèrent leurs déclarations. Plusieurs moururent. Finalement, Tommaso ordonna que les survivants fussent fustigés nus dans les rues de Naples ; puis il les bannit du royaume, bien que, dans sa sentence, il n'alléguât contre eux aucun grief spécial d'hérésie. A travers toutes ces épreuves, la résolution de la petite troupe ne fléchit jamais. Convaincus d'être les seuls qui suivissent la voie du salut, ils ne se laissèrent pas réintégrer de force dans l'Ordre. A la mort de Liberato, ils choisirent pour chef Angelo, et, au milieu de la persécution et de la réprobation, constituèrent, dans la Marche d'Ancône, la congrégation des Clareni, qui tirait son nom du surnom de son chef et qui eut pour protecteur le cardinal Napoleone Orsini.

Ces hommes n'avaient pas été seuls à combattre le relâchement de la Règle, bien qu'ils fussent les seuls qui eussent réussi à secouer le joug de leurs adversaires. Au sein de l'Ordre même. les Spirituels étaient nombreux ; mais la politique de Boniface VIII soutenait les Conventuels dans leurs efforts pour tenir en sujétion le parti rigoriste. Parmi ces Spirituels, le plus remarquable peut-être fut Jacopone da Todi, auteur du Stabat Mater, qui, par ses vers injurieux à l'adresse du pape, ne contribua guère à rétablir l'harmonie. Après la prise de Palestrina en 1298, Boniface le jeta dans un donjon infect, où le poète se consola de sa captivité en composant des cantiques débordant d'ardeur mystique et d'amour divin. On rapporte qu'un jour Boniface, passant devant la grille de la cellule, interpella ironiquement le prisonnier en ces termes : « Jacopo, quand sortirez-vous d'ici ? » Jacopo répliqua : « Le jour où vous y entrerez ». La prophétie fut partiellement vérifiée, car un des premiers actes de Benoît XI, en décembre 1303, fut de libérer Jacopone à la fois de la prison et de l'excommunication[26].

Un autre membre important du groupe des Spirituels fut le bienheureux Corrado da Offida. Il avait été ami de Jean de Parme. Pendant cinquante-cinq ans il porta une unique robe, qu'il rapiéçait sans cesse. Ce vêtement constituait, avec la corde qui lui servait de ceinture, toute sa fortune temporelle. Avec cette exaltation mystique qui caractérisait la secte, il était sujet à de fréquentes visions et à des extases, qui le soulevaient de terre à la façon des saints. La légende rapporte qu'il ne ressuscita pas moins de six morts. Quand Liberato et ses compagnons se furent retirés dans leur lie d'Achaïe, il songea à venir les rejoindre avec Jacopo de' Monti et plusieurs autres ; mais une cause que nous ignorons empêcha l'exécution de ce projet.

Ni la douceur ni la sévérité ne pouvaient avoir de prise sur 42 des hommes si profondément convaincus de la sainteté de leur vocation. Ce fut en vain qu'au chapitre tenu à Gênes, en 1308, le général Giovanni di Murro publia un « précepte » déplorant que l'Ordre eût abandonné la sainte pauvreté, comme l'attestaient la possession de terres, de fermes, de vignobles, et l'usurpation de charges qui impliquaient les moines dans des soucis temporels, des querelles et des litiges. Il ordonnait la vente de toute propriété et interdisait aux membres de l'Ordre d'ester devant aucun tribunal. Pourtant, s'il se montrait sévère _ au sujet de la propriété, il ne s'opposait nullement à l'usage et condamnait comme pernicieuse la doctrine d'après laquelle le vœu de pauvreté prohibait la jouissance de tout bien terrestre. D'ailleurs, il était résolu à faire cesser le schisme de l'Ordre et son influence sur Boniface fut une des causes qui provoquèrent la persécution des Spirituels. Ceux-ci rejetaient opiniâtrement toutes les tentatives de conciliation et estimaient à leur juste valeur ces efforts de réforme. Avant la fin de l'année, Giovanni fut nommé cardinal-évêque de Porto et autorisé à confier la direction de l'Ordre à un vicaire. Les réformes furent partiellement appliquées, pendant quelques temps, dans plusieurs provinces, puis elles tombèrent en désuétude et les abus reprirent comme devant.

 

En France, où l'influence de Joachim et de l'Évangile Éternel fut plus durable et plus prononcée qu'en Italie, l'histoire des Spirituels a pour centre un des plus remarquables personnages de l'époque, Pierre-Jean Olivi. Né en {U7, Olivi entra dans l'Ordre franciscain à l'âge de douze ans et se forma à l'Université de Paris, où il obtint le grade de bachelier. Sa gravité, tempérée d'une grande vivacité d'esprit, ses mœurs irréprochables, son éloquence enflammée, son savoir étendu lui concilièrent le respect général. En même temps, par sa piété, sa douceur, son humilité, son zèle pour la pauvreté, il acquit la réputation d'un saint doué du pouvoir prophétique. Il était naturel qu'un tel homme s'associât aux Spirituels ; non moins naturelle était l'inimitié qu'il s'attira en blâmant sans réserve le relâchement où était tombée, dans l'Ordre, l'observance de la Règle. Dans ses volumineux écrits, il professait que la pauvreté absolue était la source de toute vertu et, de toute sainteté, que la Règle prohibait toute propriété, tant individuelle que collective, que leur vœu contraignait les membres de l'Ordre à faire le plus parcimonieux usage des choses indispensables, à porter les plus humbles vêtements, à se passer de chaussures, etc. Il ajoutait que le pape n'avait nullement le pouvoir d'accorder des dispenses ou des absolutions ; encore moins pouvait-il autoriser quelque pratique contraire à la Règle. Le couvent de Béziers, auquel appartenait Olivi, devint le foyer des Spirituels. Olivi montra la force de son caractère lorsqu'il fut, pour la première fois, mis en échec. En 1278, certains écrits consacrés par lui à l'éloge de la Vierge furent considérés comme touchant de trop près au Marianisme. C'était un délit dont l'Ordre n'était pas encore coutumier. Une plainte fut adressée au général Geronimo d'Ascoli, plus tard Nicolas IV. Celui-ci lut les livres et condamna Olivi à les brûler de ses propres mains. Olivi obéit immédiatement, sans manifester la moindre confusion. Comme ses confrères s'étonnaient qu'il pût supporter avec un tel calme une si cruelle mortification, il leur répondit qu'il avait accompli ce sacrifice en toute tranquillité d'esprit : il n'avait pas éprouvé plus de plaisir à écrire ces livres qu'A les brûler sur l'ordre de son supérieur. La perte était minime, car, si cela était nécessaire, il pourrait aisément les écrire A nouveau et sous une forme meilleure. Cet homme imperturbable, A ce point maitre de lui, ne pouvait manquer d'imposer ses convictions à tous ceux qui l'entouraient ou qui l'approchaient[27].

Quelles étaient réellement ces convictions ? C'est là un problème qu'il est aujourd'hui malaisé de résoudre. Par ses ardentes attaques contre les individus aussi bien que contre le relâchement général de l'Ordre, Olivi excita des haines acharnées, si bien que les dernières années de sa vie se passèrent dans une série d'enquêtes pour suspicion d'hérésie. En 1282, au chapitre général de Strasbourg, on décida que ses écrits seraient examinés. En 1283, le général, Bonagrazia di S. Giovanni, vint en France, réunit ces livres et les confia à sept des principaux membres de l'Ordre. Ceux-ci y trouvèrent des propositions qu'ils qualifièrent diversement de fausses, hérétiques, présomptueuses et dangereuses, et ordonnèrent que les volumes contenant ces propositions fussent remis par tous ceux qui les possédaient. Olivi souscrivit au jugement en 1284, tout en se plaignant qu'on ne lui eût pas permis de comparaître en personne devant ses juges et d'expliquer les passages censurés qu'on avait, disait-il, mal interprétés. Non sans peine, il se procura des exemplaires des ouvrages incriminés et se mit en mesure de se justifier. Le cercle de ses disciples s'élargissait toujours davantage. Ces disciples étaient secrètement imprégnés de Joachisme, et, non contents de propager paisiblement leurs principes excitaient des tumultes et des séditions dont on fit retomber la responsabilité sur Olivi. En 1285, le chapitre de Milan élut comme ministre-général Arlotto di Prato, l'un des sept juges qui avaient condamné Olivi, et décréta la recherche et la saisie de tous les ouvrages incriminés. De plus, le nouveau général manda Olivi à Paris pour y subir une nouvelle inquisition, dont les promoteurs furent deux membres de la commission antérieure, Richard Middleton et Giovanni di Murro. L'affaire traîna en longueur jusqu'en 1286 ; à ce moment, Arlotto mourut et tout fut abandonné. Matteo d'Acquasparta attesta l'orthodoxie d'Olivi en le nommant professeur à l'école générale de l'Ordre à Florence. Raymond Gaufridi, qui succéda à Matteo d'Acquasparta en 1290, était l'ami et l'admirateur d'Olivi ; mais il ne put empêcher une nouvelle procédure, bien qu'il eût nommé Olivi professeur à Montpellier. L'agitation, en Languedoc, était devenue telle que Nicolas IV, en 1290, dut ordonner à Raymond de frapper les perturbateurs. Il chargea Bertrand de Cigotier, inquisiteur du comtat Venaissin, de faire une enquête et un rapport pour que l'affaire pût venir au chapitre général qui devait se tenir à Paris. En conséquence, Olivi comparut en 1292 devant le chapitre, déclara accepter la bulle Exiit qui seminat, affirma qu'il n'avait jamais sciemment professé ou écrit autre chose, révoqua et abjura tout ce qu'il pouvait avoir dit, par inadvertance, en contradiction avec cette bulle. On le laissa aller en paix ; mais vingt-neuf de ses zélés partisans, jugés coupables par Bertrand de Cigotier, furent punis. Les quelques années qui lui restaient à vivre se passèrent, semble-t-il, dans une tranquillité relative. Deux lettres écrites en 1295, l'une à Corrado da Offida, l'autre aux fils de Charles II de Naples, qui, alors retenus comme otages en Catalogne, lui avaient demandé de leur rendre visite, montrent qu'il était tenu en haute estime, qu'il voulait faire fléchir le zèle fanatique des Spirituels intransigeants et que lui-même ne pouvait se garder des spéculations apocalyptiques. En 1298, sur son lit de mort, il prononça une profession de foi dans laquelle il affirmait son absolue soumission à l'Église romaine et à son chef Boniface. Il soumettait toutes ses œuvres au jugement du Saint-Siège et, au sujet des questions en litige au sein même de l'Ordre, émettait une déclaration de principes ne contenant rien que Bonaventure eût refusé de contresigner, rien que Nicolas III eût pu condamner comme contraire à la bulle Exiit, bien qu'il réprouvât vivement le relâchement de l'Ordre et l'habitude qu'on y avait prise de manier l'argent[28].

Il fut enterré avec de grands honneurs à Narbonne. Bientôt les controverses s'engagèrent, plus violentes encore, au sujet de sa mémoire. Ses restes devinrent l'objet d'un culte assidu, en dépit de prohibitions répétées ; d'innombrables miracles se produisirent sur son tombeau, vers lequel les pèlerins accouraient en foule ; son anniversaire devint une des grandes solennités de l'année ; lui-même passait pour un des saints les plus puissants du calendrier. Tout cela montre l'estime du peuple pour les vertus du mort et le zèle des hommes qui se considéraient comme ses disciples. Il est certain que le concile de Vienne, en 1312, traita la mémoire d'Olivi avec beaucoup d'égards : alors qu'il condamnait avec une impitoyable sévérité les extravagances mystiques des Frères du Libre-Esprit, il ne releva, dans les volumineux écrits d'Olivi, que quatre erreurs d'ordre purement spéculatif et telles qu'il s'en rencontrait fréquemment chez les scolastiques de l'époque. Encore ces erreurs étaient-elles notées sans qu'on les lui attribuât, sans même que son nom l'Ill mentionné. Ses disciples immédiats nièrent qu'il les eût entretenues. Pourtant, l'une d'entre-elles était devenue, un moment, comme une sorte de schibboleth parmi les Olivistes. Elle consistait à croire que le Christ vivait encore sur la croix lorsqu'il fut percé de la lance. On- prétendait que la relation originale différait sur ce point, chez Mathieu, de la version donnée par Jean, et que le texte de Mathieu avait été altéré pour rétablir l'harmonie. Les autres questions relatives aux doctrines d'Olivi furent débattues devant les Pères par Bonagrazia da Bergamo, accusateur, et Ubertino da Casale, défenseur ; puis le concile laissa aux Franciscains le soin de prendre parti, ce qui, apparemment, lui semblait d'importance secondaire. Ainsi le concile ne condamna ni la personne, ni les écrits du défunt.

On vit dans ce résultat un hommage à l'orthodoxie du Spirituel, comme l'atteste l'enthousiasme au milieu duquel on célébra sa fête à Narbonne en 1313. La ville reçut, à cette occasion, un concours de visiteurs égal à celui qu'attirait l'anniversaire des indulgences de la Portiuncule. De plus, quand l'ardeur de la controverse se fut apaisée, la condamnation portée dans la suite par Jean XXII contre les livres d'Olivi fut levée par Sixte IV, vers la fin du XVe siècle. On peut conclure de là que les théories du Spirituel ne contenaient pas de doctrines vraiment révolutionnaires. Toutefois, peu de temps après sa mort, tous les Franciscains de Provence durent signer une abjuration de ses erreurs, au nombre desquelles figurait celle qui avait trait à la blessure du Christ. Mais il n'était pas fait mention des plus graves écarts de doctrine qui lui furent attribués plus tard (I).

D'autre part, il est certain qu'Olivi fut, en France comme en Italie, l'hérésiarque des Spirituels, qui virent en lui le successeur direct de Joachim et de François. L'Historia Tribulationum prétend trouver, dans les prophéties attribuées à Joachim, l'annonce de tous les événements qui illustrèrent la carrière d'Olivi. D'enthousiastes Spirituels, qui adhéraient aux doctrines révolutionnaires de l'Évangile Éternel, attestèrent devant l'Inquisition que le troisième fige de l'Église avait commencé avec Olivi, lequel avait ainsi supplanté saint François lui-même. Olivi était inspiré du ciel ; sa doctrine lui avait été révélée à Paris, disaient certains adeptes, pendant qu'il se lavait les mains. Une autre opinion voulait que l'illumination lui tilt venue dans une église, vers la troisième heure du jour. Aussi ses écrits avaient-ils une autorité égale à ceux de saint Paul. L'Église devait y obéir à la lettre. On ne saurait s'étonner que ses ennemis le rendissent responsable des extravagances de gens qui avaient pour lui une vénération aussi intransigeante et qui reconnaissaient en lui leur chef et leur maitre[29].

Quand Olivi mourut, son ancien juge, Giovanni di Murro, était général de l'Ordre. Ge personnage, si fortes que fussent ses propres convictions ascétiques, se hâta d'achever l'œuvre qu'il n'avait pas réussi à mener à bien antérieurement. Il condamna la mémoire d'Olivi comme celle d'un hérétique et exigea la restitution de tous ses livres, par un ordre dont l'exécution fut menée avec une impitoyable rigueur et poursuivie par son successeur, Gonsalvo da Balboa. Pons Botugati, moine d'une piété et d'une éloquence remarquables, refusa de rendre les livres prohibés, et fut étroitement enchaîné au mur d'un humide et fétide donjon où on lui jetait avec parcimonie du pain et de l'eau : là il pourrit jusqu'à sa mort dans l'ordure, au point que lorsqu'on enfouit à la hâte, sans sacrements, son corps dans une fosse, on s'aperçut que la chair était déjà, de part en part, trouée par les vers. Nombre d'autres récalcitrants furent emprisonnés de même et traités avec une rigueur presque égale. Au chapitre général qui suivit, on interdit formellement la lecture de toutes les œuvres d'Olivi. Beaucoup de volumes incendiaires, attribués directement ou indirectement au défunt, circulaient dans le public, comme le montre un catalogue de livres Olivistes où sont traitées des questions très dangereuses, telles que le pouvoir du pape pour accorder des dispenses de vœux, la légalité de ses prétentions à l'obéissance implicite en matière de foi et de morale, et d'autres thèses imprégnées de l'esprit de rébellion[30].

L'œuvre d'Olivi qui souleva les plus grandes discussions et sur laquelle les témoignages sont particulièrement contradictoires, est son commentaire de l'Apocalypse. C'est de cet ouvrage que furent tirés les principaux arguments 8 l'appui de sa condamnation. Une sentence inquisitoriale de 1318.montre qu'à cette époque les écrits du Spirituel furent, sur l'ordre de Jean XXII, soumis à un nouvel examen. On les tenait pour la source de toutes les erreurs que les sectaires expiaient alors sur le bûcher, et, entre toutes ces œuvres, le livre sur l'Apocalypse était considéré comme spécialement dangereux. Aussi, jusqu'à la décision pontificale, nul ne devait se permettre de voir en Olivi un saint ou même un catholique. Quand fut rédigé, en 4319, le rapport de huit maîtres en théologie, qui concluaient à une condamnation, les Spirituels considérèrent que l'outrage ainsi commis envers la foi privait de toute efficacité le sacrement de l'autel. Cependant le jugement formel ne fut rendu que le 8 février 1326 : Jean XXII, après un scrupuleux examen en Consistoire, finit par condamner le Commentaire de l'Apocalypse, et le chapitre général de l'Ordre en interdit la lecture ou la possession. Un des rapports des experts nous a été conservé. Il est impossible de supposer que ces gens eussent, de propos délibéré, fabriqué les extraits sur lesquels ils fondaient leurs conclusions. Or, ces extraits suffisent à montrer que l'ouvrage était un écho des plus dangereuses doctrines de l'Évangile Éternel. Le cinquième âge tire à sa fin : sous la figure de l'Antéchrist mystique se trouvent des prophéties relatives au faux pape, à de faux Messies, à de faux prophètes, exprimées en des termes qui désignent clairement la hiérarchie romaine. Le faux pape se fera connaître par ses hérésies sur la perfection de la pauvreté évangélique — ce sera, comme nous le verrons, le cas de Jean XXII —. Les prophéties attribuées à Joachim sur Frédéric Il sont citées pour montrer comment seront pourchassés les prélats et le clergé qui défendent la Règle. L'église charnelle est la Grande Prostituée de Babylone ; elle enivre et corrompt les nations par sa bestialité et opprime les rares justes qui subsistent, comme les avait opprimés jadis l'idolâtrie païenne. Quarante générations après la moisson des apôtres aura lieu une nouvelle moisson des Juifs et du monde entier. Cette moisson sera engrangée par l'Ordre Évangélique, auquel sera dévolue tout autorité. Il y aura un sixième et un septième âge, après lequel viendra le Jour du Jugement. On ne saurait calculer la date de ce jour ; mais le sixième âge s'ouvrira à la fin du XIIIe siècle. L'église charnelle, ou Babylone, expirera et le triomphe de l'Église spirituelle commencera.

Les historiens ont longtemps pensé que cette résurrection de l'Évangile Éternel était l’œuvre d'Olivi. Mais les dernières années de sa vie prouvent avec évidence qu'il ne pouvait avoir mis en avant des doctrines aussi incendiaires, ce que confirme le silence gardé à ce sujet par le concile de Vienne, alors que d'autres erreurs sans gravité étaient condamnées après un ample débat entre ses ennemis et ses amis. D'ailleurs, Bonagrazia, au nom des Conventuels, attaqua avec acharnement la mémoire d'Olivi et produisit une longue liste d'erreurs, mentionnant au passage certaines prophéties du Commentaire de l'Apocalypse et l'appellation de Grande Prostituée lancée contre l'Église. Si les passages cités plus haut avaient existé, l'accusateur s'y fût longuement arrêté pour rendre impossible toute défense. Cependant Ubertino, répondant à Bonagrazia, déclara que l'accusation était tout à fait mensongère ; Olivi, dit-il, avait toujours parlé avec le plus grand respect de l'Église et du Saint-Siège le Commentaire même s'achevait par un hommage à l'Église Romaine, maitresse de l'univers, et, dans le corps de l'ouvrage, le Saint-Siège était plusieurs fois désigné comme le siège de Dieu et du Christ ; il y était dit que l'Église Militante et l'Église Triomphante sont les sièges de Dieu et dureront jusqu'à la fin des temps, tandis que les réprouvés sont Babylone et la Grande Prostituée. Il n'est pas admissible qu'Ubertino ait faussement cité ces passages, car Bonagrazia l'aurait trop facilement confondu, et le concile de Vienne aurait rendu un jugement tout différent. On sait, de source sûre, que les doctrines révolutionnaires communément imputées à Olivi étaient soutenues par les hommes qui se considéraient eux-mêmes comme ses disciples et qui étaient réputés tels. On peut donc présumer que ces gens, mal inspirés par leur zèle, introduisirent des interpolations dans le Commentaire, donnant ainsi à leurs rêveries mystiques l'autorité du nom de leur maitre[31].

Après la mort d'Olivi, les autorités franciscaines semblent avoir reconnu l'impossibilité d'écraser la secte qui se propageait et s'organisait par tout le Languedoc. Une cause mal connue — peut-être la jalousie qu'inspiraient les Dominicains — empêcha les Conventuels de réclamer le secours de l'Inquisition. De leur côté, les inquisiteurs s'abstinrent d'intervenir contre les adversaires de l'Ordre rival. Cependant on fit appel aux autorités ecclésiastiques régulières ; en 1299, l'archevêque de Narbonne, Gilles, tint à Béziers un synode provincial où furent condamnés les Béguins des deux sexes, qui, sous la direction de savants membres d'un Ordre honorable (les Franciscains), s'adonnaient à des exercices religieux non prescrits par l'Église, portaient des vêtements distinctifs, s'imposaient des pénitences et des abstinences insolites, dictaient des vœux de chasteté, parfois médiocrement observés, tenaient des conventicules nocturnes, fréquentaient des hérétiques, proclamaient l'approche de la fin du monde et soutenaient que le règne de l'Antéchrist avait commencé. Ils avaient déjà causé de nombreux scandales ; de plus grands troubles étaient à craindre. Les évêques recevaient l'ordre d'entamer dans leurs divers diocèses, une recherche attentive de ces sectaires et de les exterminer. Ces mesures montrent le rapide développement d'une nouvelle hérésie fondée sur l'Évangile Éternel, entretenue par un noyau de Franciscains rigoristes et largement répandue parmi la population. Pour cette propagande populaire, le Tiers Ordre présentait des avantages particuliers. Nous verrons plus loin que ceux qu'on appelait généralement Béguins étaient, pour la plupart, des Tertiaires, parfois même des membres de l'Ordre. Cependant aucun motif de cupidité ne pouvait exciter les magistrats épiscopaux à sévir contre des gens dont la principale pratique religieuse consistait à renoncer aux biens terrestres. Aussi peut-on présumer que l'action du concile resta vaine ; elle eut pour seul résultat de justifier la persécution entreprise au sein de l'Ordre. Les Béguins laïques jouirent sans doute d'une immunité pratique, tandis que les moines Spirituels continuaient à subir, de la part de leurs supérieurs, les vexations auxquelles la vie monastique fournissait d'abondants prétextes. C'est ainsi qu'à Villefranche, comme Raymond Auriole et Jean Prime refusaient d'admettre que leurs vœux permissent le libre usage des choses de ce monde, ils' furent emprisonnés, enchainés et privés de nourriture. Quand Raymond finit par mourir, on lui refusa les sacrements comme à un hérétique. Jean eut grand’peine à sortir vivant de son cachot (4).

 

Ainsi s'acheva ce douloureux XIIIe siècle, qui avait vu tant de hautes aspirations non réalisées, tant de rêves brillants s'évanouir comme des visions, tant d'espoirs incessamment désappointés. L'intelligence humaine s'était éveillée, mais la conscience sommeillait encore, sauf en de rares hommes qui généralement payèrent de leur repos ou de leur vie leurs scrupules prématurés. Cc siècle étrange, en disparaissant, laissait sans doute comme héritage à son successeur un vaste progrès dans l'activité intellectuelle ; mais, dans le domaine spirituel, l'héritage était nul. Tous les efforts tentés pour rehausser l'idéal humain avaient misérablement échoué. La société était plus cruelle et plus brutale, plus bestiale et plus attachée aux biens matériels qu'elle ne l'avait jamais été. Il n'est pas excessif de dire que l'Inquisition avait largement contribué à ce résultat, par sa soif insatiable des châtiments, par sa prétention de faire régner une orthodoxie toute machinale, par son insouciance des abus et de la corruption de l'Église. La tristesse de ce siècle d'efforts et de souffrances est comme symbolisée dans les deux papes qui en virent le début et la fin, Innocent III et sa contrefaçon, Boniface VIII. Ce dernier, suivant un dicton populaire du temps, « arriva comme un renard, régna comme un lion, mourut comme un chien ». Par l'intelligence et par l'érudition, Boniface était supérieur à son modèle ; par l'orgueil impérieux, il était l'égal d'Innocent III ; pour la sincérité, le dévouement, l'élévation des desseins, en un mot tout ce qui ennoblit l'ambition, il lui était bien inférieur. Rien d'étonnant que les spéculations apocalyptiques de Joachim prissent un nouvel empire sur l'esprit des hommes qui ne pouvaient concilier le désert moral où ils vivaient avec leur conception de la providence divine. Ils jugeaient impossible que Dieu permit la persistance de cette perversité cruelle, envahissant l'Église et, par l'Église, infectant la société tout entière. Remédier à ces abus, ou seulement les atténuer, était une tâche trop lourde pour les forces de quelques ardents zélateurs ; il fallait que l'intervention divine créât un monde nouveau, où habiteraient seuls les Élus, sous le règne de la pauvreté ascétique et de l'amour universel.

Un des plus énergiques et des plus impétueux missionnaires de cette foi fut Arnaud de Villeneuve. Nous avons depuis peu, grâce aux recherches de Señor Pelayo, appris à connaître parfaitement cet homme qui fut peut-être, à certains égards, le personnage le plus remarquable de son temps. Comme médecin, il n'avait pas de rival. Les rois et les papes se disputaient ses soins ; ses volumineux ouvrages sur la médecine et l'hygiène furent six fois réimprimés pendant le XVIe siècle, sans parler des nombreux traités spéciaux qu'il avait publiés. Comme chimiste, la part qu'il prit à plusieurs découvertes utiles n'est pas établie de façon certaine. Comme alchimiste, il passa pour fabriquer des lingots d'or à la cour de Robert de Naples, grand protecteur de la science. Ses traités sur ce sujet furent compris dans les collections d'ouvrages de ce genre réimprimés même au XVIIIe siècle. Versé dans la connaissance de l'arabe et de l'hébreu, il traduisit des écrits de Costa ben Luta sur les incantations, les « aiguillettes nouées » et autres pratiques de magie. Il écrivit des livres d'astronomie et d'oniromancie ; car il était habile dans l'art d'expliquer les songes et aussi dans l'arpentage et la vinification. Il élabora, pour Frédéric de Sicile, des lois que ce monarque avisé promulgua et mit en vigueur. Arnaud se montra homme d'État consciencieux dans les avis qu'il donna à Frédéric et au frère de celui-ci, Jayme II d'Aragon, sur leurs devoirs de monarques. Un jour que Jayme lui demandait l'explication d'un songe, Arnaud, non content de satisfaire la curiosité du roi, se mit à lui représenter que le premier devoir du souverain était de rendre la justice, aux pauvres d'abord, puis aux riches. Il demanda à Jayme combien de fois il donnait audience aux pauvres ; le roi répondit qu'il les recevait une fois par semaine et qu'il écoutait aussi leurs doléances au cours de ses promenades. Arnaud lui adressa alors de sévères reproches. Le roi, disait-il, courait à sa perdition ; le riche avait accès auprès de lui tous les jours, le matin, é midi, le soir ; le pauvre n'approchait de lui que rarement ; Jayme traitait Dieu comme le cochon de saint Antoine, nourri de ce dont personne ne voulait. S'il désirait gagner le salut, il devait se dévouer aux pauvres ; sinon, malgré les enseignements de l'Église, ni psaumes, ni messes, ni jeûnes, ni aumônes même ne le sauveraient. Ainsi Arnaud était, pour Jayme, non seulement un médecin, mais un conseiller parlant haut et ferme ; il fut, à plusieurs reprises, envoyé en mission diplomatique par les rois d'Aragon et de Sicile.

Si multiples que fussent ses occupations, elles n'absorbaient qu'une partie de son infatigable activité. En dédiant à Robert de Naples son ouvrage sur l'arpentage, il fait ainsi son propre portrait :

Yeu, Arnaut de Vilanova...

Doctor en legs et en decrets,

Et en siensa de strolomia,

Et en l'art de medicina,

Et en la santa teulogia.

Bien qu'il fût laïque, marié et père de famille, le domaine favori de son activité était la théologie, qu'il avait étudiée auprès des Dominicains de Montpellier. En 1292, il débuta par un ouvrage sur le Tetragrammaton, ou nom mystérieux de Jéhovah, dans lequel il cherchait à expliquer par des raisons naturelles le mystère de la sainte Trinité. Embarqué dans de semblables spéculations, il devint bientôt Joachite convaincu. Un homme d'aspirations morales aussi hautes, un cœur aussi ouvert à la compassion, devait avoir horreur de la perversité et de la cruauté des hommes de son temps, et particulièrement des crimes commis par les ecclésiastiques dont les pires, à ses yeux, étaient les Mendiants. Il fouailla impitoyablement leurs vices et tomba naturellement dans les spéculations des Joachites, annonçant la venue prochaine de l'Antéchrist et du Jour du Jugement. Dans de nombreux ouvrages rédigés en latin et en langue vulgaire, il commenta les livres de Joachim et alla jusqu'à déclarer que la révélation de Cyrille était plus précieuse que toute l'Écriture. Il était porté, par sa généreuse nature, à sympathiser avec les Spirituels persécutés. Il entreprit audacieusement de les défendre dans divers traités. En 1309, comme Frédéric de Sicile lui demandait l'explication d'un rêve, Arnaud profita de cette occasion pour invoquer la commisération du monarque en faveur des moines opprimés. Il exposa à Frédéric que ces malheureux, lorsqu'ils voulaient en appeler au Saint-Siège, étaient persécutés et massacrés par leurs confrères, et que la pauvreté évangélique était traitée comme le plus grand des crimes. Il usa de même de son influence à la cour de Naples ; c'est grâce à lui que les opprimés devaient un jour trouver un refuge auprès d'elle.

Son tempérament impulsif ne pouvait rester à l'écart de la lutte acharnée qui faisait rage à ce moment. Avant la fin du vine siècle, il adressa aux Dominicains et aux Franciscains de Paris, aux rois de France et d'Aragon et même au Sacré Collège, des lettres annonçant la prochaine fin du inonde. Les catholiques pervers et, en particulier, les ecclésiastiques étaient les membres de l'Antéchrist, dont la venue était imminente. Ces déclarations soulevèrent une ardente controverse, au cours de laquelle les deux partis se montrèrent sans pitié l'un pour l'autre. Après une bataille à coups de plume, les Dominicains catalans accusèrent formellement Arnaud devant l'évêque de Girone. Arnaud répliqua que ces moines n'avaient nul droit d'ester en justice, attendu que c'étaient des hérétiques et des fous, des chiens et des imposteurs. Lui-même les cita à comparaitre devant le pape au Carême suivant. Il dut certainement à la faveur royale d'échapper au bûcher qui avait puni tant de controversistes moins téméraires. En 1300, quand le roi Jayme l'envoya en mission auprès de Philippe le Bel, l'audacieux hérésiarque présenta à l'Université de Paris son ouvrage sur la venue de l'Antéchrist. Les théologiens virent d'un mauvais œil le livre d'Arnaud ; au mépris de l'immunité diplomatique, l'auteur fut arrêté sans même un avertissement préalable, à la veille de son départ, sur l'ordre de l'Official. L'archevêque de Narbonne s'interposa inutilement. Le prisonnier ne fut mis en liberté que sous caution de trois mille livres, somme que fournirent le vicomte de Narbonne et d'autres amis. Puis il comparut devant les maîtres de théologie et, sous la menace de l'emprisonnement, dut rétracter sur Meure ses allégations, sans qu'on lui accordât le droit de se défendre. Il rapporte (et il y a tout lieu de l'en croire) que, parmi les plus violents de ses juges, se trouvait un Franciscain, dont le zèle était sans doute enflammé par l'apparition d'un autre Olivi, enfant de ce Midi si fécond en hérésiarques.

Arnaud adressa à Boniface un appel formel et se présenta ensuite, en personne, à la cour pontificale. Accueilli d'abord par des moqueries, il provoqua des rigueurs par son opiniâtreté. Comme relaps, il était passible du bûcher. On se Contenta de l'emprisonner et de le contraindre à une seconde rétractation ; ce qui n'empêcha pas que Philippe le Bel, en 1303, à l'assemblée du Louvre, en accusant Boniface d'hérésie, mit à la charge du pape l'approbation d'un livre d'Arnaud, antérieurement brûlé sur l'ordre du roi et de l'Université de Paris. En réalité, quand Boniface rendit la liberté au prisonnier, — tout en reconnaissant sa science médicale au point de le nommer médecin de sa cour, — il lui ordonna de garder désormais le silence en matière de théologie. Arnaud se tint tranquille pendant quelque temps. Mais un ordre céleste l'obligea à rentrer en scène. 11 avertit solennellement Boniface que le pape serait frappé par la vengeance divine s'il persistait à ignorer le devoir qui lui incombait de détourner l'imminente colère de Dieu par une réforme complète de l'Église. La catastrophe d'Anagni suivit de près cette prédiction. Aussi Arnaud, qui avait quitté la cour pontificale, vit-il naturellement, dans cet événement, la confirmation de sa prophétie. Dès lors, il se c9nsidéra comme un messager de Dieu. Dans une ardente dénonciation des vices du clergé, il renouvela l'avertissement à Benoit XI, qui répondit en infligeant une pénitence au prophète et en saisissant tous ses écrits apocalyptiques. Un mois après environ, Benoit mourut à son tour. Arnaud annonça qu'un troisième message serait envoyé au successeur du pape défunt. u Il ne m'a pas été révélé, disait-il, à quel moment et par qui serait apportée cette parole ; mais je sais que si le pape en tient compte, Dieu l'ornera des dons les plus éclatants ; s'il rejette cet avis, Dieu le frappera d'un jugement terrible dont le monde entier sera stupéfié[32]. »

Pendant quelques années, nous perdons de vue Arnaud. Cependant sa plume féconde s'exerçait avec ardeur et presque sans interruption. L'Église s'efforçait vainement de détruire ses écrits. En 1305, Fray Guillermo, inquisiteur de Valence, excommunia et chassa de l'Église un serviteur du roi Jayme, Gambaldo de Plis, coupable de posséder et de répandre ces ouvrages. Le roi demanda à Guillermo les raisons de cette mesure. Comme l'inquisiteur refusait de fournir des explications, Jayme écrivit une lettre irritée à Eymerich, général des Dominicains. Le roi déclarait que les livres d'Arnaud étaient lus avidement par lui-même, par la reine et par les infants. par les archevêques et les évêques, par le clergé et par les laïques. Il demandait que la sentence fût révoquée comme contraire à la loi canonique ; sinon, il punirait sévèrement Fray Guillermo et ferait peser son mécontentement sur tous les Dominicains de ses domaines. Ce fut probablement cette faveur royale qui sauva Arnaud, lorsqu'il faillit être brûlé à Santa-Christina et se tira de ce mauvais pas avec une simple flétrissure, comme nécromant et magicien, hérétique et pape des hérétiques.

Alors que la persécution des Spirituels, en Provence, était à son plus haut période, Arnaud obtint de Charles le Boiteux de Naples, comte de Provence, l'envoi au général Gérald d'une lettre qui, pour quelque temps, arrêta ou atténua la persécution. En 4309, on trouve Arnaud à Avignon, envoyé en mission par Jayme II et bien reçu par Clément V, qui prisait fort sa science médicale. Arnaud tira bon parti de sa situation en persuadant secrètement au pape de mander les chefs des Spirituels afin d'apprendre d'eux, oralement et par écrit, quels étaient leurs sujets de plainte et quelles réformes ils désiraient voir apporter à leur Ordre. En ce qui concernait ses affaires personnelles, il ne fut pas aussi heureux. En audience publique, devant le pape et les cardinaux, an mois d'octobre 1309, il annonça que la fin du monde arriverait au cours du siècle et que l'Antéchrist apparaîtrait dans les quarante premières années. Il s'étendit longuement sur la dépravation du clergé et des laïques, et se plaignit amèrement de la persécution dirigée contre les hommes qui voulaient vivre en l'état de pauvreté évangélique. C'étaient là des déclarations qu'on s'attendait à entendre de sa bouche ; mais il y ajouta l'incroyable indiscrétion de lire une relation détaillée des songes de Jayme Il et de Frédéric de Sicile, en exposant les doutes des souverains et les explications et exhortations par lesquelles il y avait répondu. C'étaient là des choses d'un caractère confidentiel aussi sacré que la confession d'un pénitent. Le cardinal Napoleone Orsini, protecteur des Spirituels, écrivit â Jayme pour le féliciter de sa piété, révélée par maitre Arnaud, par cet homme sage et éclairé qu'enflammait l'amour de Dieu. Mais cette démarche ne put conjurer la tempête. Le cardinal de Porto et le provincial dominicain d'Aragon, Ramon Ortiz, se hâtèrent d'apprendre à Jayme qu'Arnaud avait représenté les deux souverains comme des hommes de foi hésitante et qui croyaient aux présages des songes. Ils conseillaient au roi d'Aragon de renoncer â employer comme ambassadeur un hérétique tel qu'Arnaud. Jayme fut profondément blessé dans son orgueil. Ce fut en vain que Clément lui assura lui-même 57 n'avoir prêté aucune attention au discours d'Arnaud. Le roi écrivit au pape, aux cardinaux et â son frère, une lettre dans laquelle il niait l'histoire du songe et traitait Arnaud d'imposteur. Frédéric n'était pas aussi susceptible ; il écrivit â Jayme que l'histoire du songe ne pouvait leur faire aucun tort et que la véritable infamie, de leur part, consisterait â abandonner Arnaud â l'heure du danger. Il offrit un refuge à son ancien conseiller et, peu après, l'envoya de nouveau en mission à Avignon. Arnaud mourut au cours du voyage. On ignore la date exacte de sa mort, certainement antérieure au mois de février 1314. Clément le regretta pour des raisons de pur égoïsme. Il lança une bulle annonçant qu'Arnaud avait été son médecin et lui avait promis un livre très utile ; l'auteur était mort sans tenir sa promesse ; en conséquence, quiconque détenait le précieux volume était sommé de le remettre au Pape.

 

L'intervention d'Arnaud fit briller aux yeux des Spirituels l'espoir d'une délivrance inattendue. Depuis le Languedoc jusqu'à Venise et â Florence, ils subissaient la plus douloureuse persécution ; on les jetait dans des donjons où ils mouraient de faim ; on leur infligeait les innombrables vexations auxquelles la vie monastique offrait mille prétextes. Arnaud persuada à Clément de tenter un énergique effort pour apaiser le schisme de l'Ordre et pour faire taire les accusations que les Conventuels portaient contre leurs frères. Une occasion se présenta. Les citoyens de Narbonne adressèrent au pape un appel où ils affirmaient que les livres d'Olivi avaient été injustement condamnés, que la Règle de l'Ordre était méprisée et que les hommes qui l'observaient étaient persécutés. Ils demandaient, en outre, que le Saint-Siège autorisât le culte particulier des reliques d'Olivi. Une commission d'importants personnages fut chargée d'examiner la foi d'Angelo da Clarino et de ses disciples, établis dans le voisinage de Rome. Ces hommes furent déclarés bons catholiques. De notables Spirituels, tels que Raymond Gaufridi, l'ancien général, Ubertino da Casale, chef intellectuel de la secte, Raymond de Giniac, ancien provincial d'Aragon, Gui de Mirepoix, Bartolommeo Sicardi, d'autres encore, furent mandés à Avignon où on leur ordonna de dresser une liste des points sur lesquels ils jugeaient nécessaire la réforme de l'Ordre. Pour leur permettre d'accomplir cette tâche en toute sécurité, le pape les prit sous sa protection. A cet effet, il lança une bulle dont les minutieuses dispositions montrent la réalité des périls encourus par ceux qui cherchaient à ramener l'Ordre à sa pureté primitive. Ce furent sans doute ces avertissements qui poussèrent le général Gonsalvo à faire adopter par le chapitre de Padoue, en 1310, plusieurs prescriptions restreignant le luxe et réformant les abus répandus dans tout l'Ordre ; mais le mal était bien profondément enraciné. D'ailleurs, le même général était décidé à imposer l'obéissance aux Spirituels, si bien qu'entre les deux factions, la haine reprit avec une intensité plus vive encore[33].

Les plaintes, énumérées en trente-cinq articles et soumises à Clément V par les Spirituels, sur l'ordre donné par ce pontife, constituaient un terrible réquisitoire contre le relâchement et la corruption de l'Ordre. Les Conventuels répondirent par une assez faible défense, tantôt en niant la vérité des allégations, tantôt en essayant de prouver, par des subtilités dialectiques, que la Règle n'avait pas la signification adoptée par les Spirituels, tantôt encore en accusant leurs adversaires d'hérésie. Clément confia à une commission de cardinaux et de théologiens le soin d'entendre les deux parties. Pendant deux ans, le conflit fit rage. Au cours des débats, Raymond Gaufridi, Gui de Mirepoix et Bartolommeo Sicardi moururent, empoisonnés, disent les uns, par leurs adversaires, usés, disent les autres, par les mauvais traitements et les avanies. Clément avait provisoirement relevé les délégués des Spirituels de la juridiction de leurs ennemis. Ceux-ci eurent l'audace, le 1er mars 1311, de rédiger une protestation formelle contre cette mesure, alléguant que les Spirituels étaient des hérétiques excommuniés et n'avaient aucun droit à une telle protection. Dans cette discussion prolongée, les deux principaux antagonistes étaient Ubertino da Casale et Bonagrazia (Boncortese) da Bergamo. Le premier, alors que, sur le Mont' Alverno, théâtre de la transfiguration de saint François, il était absorbé dans la dévotion, avait été oint par le Christ et élevé au suprême degré de la vie spirituelle. L'histoire que voici montre combien sa réputation était grande. Tandis qu'il travaillait avec beaucoup de succès en Toscane, il fut mandé à Rome par Benoit XI, pour répondre de certaines accusations portées contre lui. Peu après, les habitants de Pérouse envoyèrent une solennelle ambassade porter au pape deux requêtes, demandant qu'Ubertino leur fût rendu, et que le pape et les cardinaux consentissent à résider à Pérouse. Benoit répondit en souriant : « Je vois que vous ne nous aimez que médiocrement, puisque vous nous préférez Frit Ubertino. » Ubertino était d'ailleurs. Joachite : il n'hésitait pas à qualifier l'abdication de Célestin d' « horrible innovation » et l'avènement de Boniface d' « usurpation ». Bonagrazia l'emportait peut-être en érudition sur son adversaire ; il ne lui était pas inférieur par le dévouement à ce qu'il croyait être la vérité, bien qu'Ubertino le qualifiât de frère lai, uniquement versé dans les finesses astucieuses du droit. Nous verrons plus loin qu'Ubertino était prêt à subir la persécution pour la défense de son idéal de pauvreté. L'antagonisme de ces deux hommes sur les points litigieux montre de façon frappante combien étaient insolubles les questions qui suscitèrent une lutte si ardente et firent couler tant de sang.

Les Spirituels ne réussirent pas à obtenir le décret de séparation qui leur eût permis de vivre en paix. Mais, à d'autres égards, la décision des commissaires leur fut entièrement favorable, bien que les Conventuels se fussent efforcés de faire oublier le véritable objet du litige, en appelant l'attention sur les prétendues erreurs d'Olivi. Clément accepta la décision et, en plein consistoire, devant les deux parties, ordonna à tous de vivre dans l'affection et la charité mutuelles, d'ensevelir le passé dans l'oubli et de renoncer à s'injurier réciproquement au sujet de leurs différends d'autrefois. Ubertino répondit : « Saint-Père, ces hommes nous appellent hérétiques et fauteurs d'hérésie ; il existe dans vos archives et dans celles de l'Ordre des livrés entiers pleins de ces allégations. Il faut qu'ils prouvent ces assertions et nous laissent nous défendre, ou bien qu'ils les rétractent. Autrement, il ne saurait y avoir de paix entre eux et nous. » Clément répondit : « Nous déclarons comme pape que, d'après ce qui a été dit devant nous de part et d'autre, nul ne doit vous appeler hérétiques ou fauteurs d'hérésie. S'il existe à ce sujet quelque document dans nos archives ou ailleurs, nous l'annulons entièrement et le proclamons sans valeur contre vous. » Le résultat de ce colloque fut, au concile de Vienne (1311-1312), l'adoption du canon connu sous le nom d'Exivi de Paradiso, destiné à clore définitivement la controverse. Angelo da Clarino déclare que ce canon était entièrement fondé sur les propositions d'Ubertino et qu'il consacra le triomphe des Spirituels. En communiquant cette nouvelle à ses Frères, il sent son cœur déborder de joie. Le canon définit, dit-il, quatre-vingts questions relatives à l'interprétation de la Règle ; désormais, ceux qui servent le Seigneur dans des ermitages, s'ils obéissent à leurs évêques, sont assurés contre toute molestation. Il ajoute que les inquisiteurs étaient placés sous le contrôle des évêques, mesure à laquelle il attachait évidemment une importance spéciale, car, en Provence et en Toscane, l'Inquisition était franciscaine et, par conséquent, aux mains des Conventuels.

Nous avons vu que Clément tarda à publier les décrets du concile. Après une révision attentive, il était sur le point d'entreprendre enfin cette publication, quand il mourut en 1314. Le long interrègne qui suivit fut cause d'un nouvel ajournement. Jean XXII, élu en août 1316, voulut, lui aussi, prendre le temps de réviser à nouveau les décrets, et ce fut seulement, en novembre 1317 que les canons furent finalement publiés. Il est plus que probable qu'ils subirent des modifications au cours de ces formalités. Le canon Exivi de Paradiso se prêtait tout particulièrement à des altérations. Le texte qu'on en possède aujourd'hui ne justifie certainement pas l'hymne triomphal d'Angelo. Sans doute, le décret insiste sur une plus rigoureuse observance.de la Règle ; il interdit de placer dans les églises des coffres destinés à recevoir de l'argent ; il déclare les moines incapables de bénéficier des legs ; il réprouve la construction d'églises somptueuses et de couvents qui ressemblent trop à des palais ; il interdit l'acquisition de vastes jardins et de grands vignobles ; il prohibe même l'accumulation du blé dans les greniers et du vin dans les caves, partout où les Frères peuvent vivre au jour le jour en mendiant ; il attribue à l'Église de Rome la propriété de tout ce qui est donné à l'Ordre, ne laissant aux moines que l'usufruit, attendu que la Règle s'oppose à toute propriété individuelle ou collective. Bref, c'est une justification absolue des plaintes portées par les Spirituels et une interprétation de la Règle conforme à leurs idées. Mais loin de permettre aux Spirituels, comme le prétendait Angelo, de vivre dans la paix et l'indépendance, le décret les soumettait à leurs supérieurs. C'était les maintenir en esclavage, attendu que les Conventuels possédaient dans l'Ordre une forte majorité et qu'irrités de leur défaite ils redoutaient de voir appliquer la Règle dans toute sa rigueur. Leur mauvais vouloir fut encore accru par l'action du général Gonsalvo, qui se mit assidûment à l'œuvre pour accomplir les réformes prescrites. Il parcourut les diverses provinces, démolissant les édifices somptueux, exigeant la restitution des dons et des legs aux donateurs ou à leurs héritiers. Il excita ainsi une grande indignation parmi les Conventuels relâchés et sa mort prématurée, en 1313, fut attribuée à des pratiques criminelles. L'élection de son successeur, Alessandro da Alessandria, un des plus ardents Conventuels, montre que la majorité des Franciscains n'était pas disposée à s'incliner humblement devant les décisions du pape et du concile.

Comme il était à prévoir, la lutte entre les partis redevint plus âpre que jamais. Clément montra, en 1313, son inclination pour l'ascétisme en canonisant Célestin V ; mais quand les Spirituels lui demandèrent protection contre leurs confrères, il se contenta de leur enjoindre de retourner dans leurs couvents, en ordonnant, toutefois, qu'on les traitât avec bienveillance. Les haines mutuelles étaient trop fortes pour que les puissants n'abusassent pas de leur force. Clément essaya, du mieux qu'il prit, de contraindre les Conventuels à la soumission. Dès juillet 1311, il avait intimé à Bonagrazia l'ordre de se retirer au couvent de Valcabrère en Comminges et de n'en sortir que sur une autorisation spéciale du Saint-Siège. En même temps il citait à comparaitre devant lui le provincial de Provence, Guiraud Vallette, et quinze des principaux fonctionnaires de l'Ordre dans le Midi de la France, considérés comme les chefs du parti hostile aux Spirituels. En consistoire public, il réitéra ses ordres, réprimanda les prévenus de leur désobéissance et de leur rébellion, releva de leurs fonctions ceux d'entre eux qui occupaient des charges et déclara les autres inéligibles. ll remplaça les personnages révoqués par des hommes capables auxquels il enjoignit expressément de veiller au maintien de la paix et de traiter avec bienveillance une minorité douloureusement éprouvée. Néanmoins, les scandales et les plaintes persistèreni4 jusqu'au jour où le général Alessandro accorda aux Spirituels les trois couvents de Narbonne, Béziers et Carcassonne, en ordonnant qu'on mit à leur tête de 4 dignes supérieurs. Ce changement ne fut pas obtenu sans violence ; les Spirituels eurent pour eux la sympathie populaire, et les couvents ainsi favorisés devinrent des refuges pour les Frères mécontents des autres maisons. Pendant quelque temps, le calme régna ; mais à la mort de Clément, en 1314, la querelle se rouvrit. Sous p. Texte de maladie, Bonagrazia quitta son lieu d'exil et fomenta avec ardeur les désordres renaissants. Les fonctionnaires disgraciés firent de nouveau sentir leur influence. Les Spirituels se plaignirent d'être injuriés et diffamés en secret et publiquement, couverts de boue et lapidés, privés de nourriture et des sacrements mêmes, dépouillés de leurs vêtements et dispersés dans des localités éloignées, parfois même jetés en prison.

Peut-être Clément aurait-il trouvé quelque moyen pour rétablir un semblant d'accord entre ces irréconciliables factions, si les Spirituels italiens ne s'étaient montrés très indociles. Ils avaient presque perdu patience durant les longues conférences qui précédèrent le concile de Vienne. Exposés à des vexations quotidiennes, désespérant de trouver le repos au sein de l'Ordre, ils écoutèrent avec avidité les conseils d'un sage et saint homme, le chanoine Martin de Sienne, qui, en dépit de leur petit nombre, affirmait leur droit à se constituer en congrégation distincte et à élire leur propre général. Sous la direction de Giacopo di San Gemignano, ils suivirent cet avis et formèrent une organisation indépendante. Ce fut là une vraie révolte, très dommageable à la cause des Spirituels d'Avignon. Clément ne voulut consentir à aucune concession envers des gens qui manquaient ainsi à l'obéissance. Il envoya promptement des délégués chargés de les juger ; les Spirituels italiens furent excommuniés comme « schismatiques et rebelles, fondateurs d'une secte superstitieuse, propagateurs de doctrines fausses et pestiférées ». La persécution contre eux fit rage avec plus de violence que jamais. Dans certaines localités où ils avaient l'appui des laïques, ils chassèrent de leurs maisons les Conventuels et se défendirent par la force des armes, au mépris des censures de l'Église. D'autres se frayèrent tant bien que mal un chemin jusqu'en Sicile. D'autres encore, peu avant la mort de Clément, envoyèrent au pape des lettres où ils protestaient de leur soumission et de leur obéissance. Mais leurs amis craignirent de se compromettre et n'osèrent même pas présenter ce message. Après l'avènement de Jean XXII, les rebelles firent une nouvelle tentative pour parvenir jusqu'au pape ; mais, cette fois, les Conventuels, en pleine possession de pouvoir, jetèrent les messagers en prison, comme hérétiques excommuniés. Ceux des prisonniers qui réussirent à s'évader s'enfuirent en Sicile. Remarquons qu'en tous lieux ces prétendus hérétiques, par leurs vertus et leur sainteté, gagnaient la faveur du peuple et s'assuraient ainsi une protection plus ou moins efficace. Ce fut surtout le cas en Sicile. Le roi Frédéric, se souvenant des enseignements d'Arnaud de Villeneuve, reçut les fugitifs avec bienveillance et leur permit de s'établir dans l’île, malgré les remontrances réitérées de Jean XXII. Déjà Henry da Ceva, que nous retrouverons au cours de ce récit, avait cherché en ce pays un refuge contre la persécution dirigée par Boniface VIII et avait préparé la voie aux futurs réfugiés. En 1313, la chronique fait allusion à un pape nommé Célestin, élu en Sicile par les « Pauvres », et constituant, avec un collège de cardinaux, la seule véritable Église qui eût droit à l'obéissance des fidèles. Si insignifiant que ce mouvement pût paraitre à cette époque, il n'en contribua pas moins plus tard à faire éclore la secte de ces Fraticelli qui bravèrent si longtemps, avec une merveilleuse constance, l'impitoyable rigueur de l'Inquisition italienne[34].

Les hommes qui avaient été, à l'origine, les chefs des Spirituels italiens ne furent pas obligés de suivre les dangereux 64 sentiers de la rébellion. En effet, affranchis de toute obéissance aux Conventuels, ils pouvaient consentir à demeurer soumis à Rome. Angelo da Clarino écrit à ses disciples que la torture et la mort sont préférables à l'abandon de l'Église et du chef de l'Église ; le pape est l'évêque des évêques et confère toutes les dignités ecclésiastiques ; le pouvoir des clefs émane du Christ et la soumission est obligatoire malgré les persécutions. Pourtant, à côté de ces recommandations, on trouve d'autres déclarations qui montrent quelle situation sans issue avait créée la foi ardente en la mission évangélique de saint François et en l'autorité révélée de la règle. Si rois ou prélats ordonnent un acte contraire à la foi, il faut obéir à Dieu seul et accueillir la mort avec joie. François a mis dans sa Règle les prescriptions que le Christ lui dictait ; il faut se soumettre à cette Règle plutôt qu'aux ordres des prélats. Même après la persécution subie par les Spi rituels sous Lean XXII, Angelo cite une prophétie attribuée à François : « Des hommes surgiront qui rendront l'Ordre odieux et corrompront l'Église entière ; il y aura un pape dora l'élection sera consommée au mépris des lois canoniques et qui refusera d'admettre la vraie croyance relativement au Christ et à la Règle ; il se produira une scission dans l'Ordre et la colère de Dieu frappera les hommes qui s'attacheront à l'erreur. » Faisant clairement allusion à Jean, Angelo déclare que si un pape condamne, comme erreur, la vérité évangélique, il faut abandonner ce pontife au jugement du Christ et des docteurs ; si ce pape excommunie, comme hérésie, la pauvreté évangélique, il est lui-même excommunié par Dieu et hérétique aux yeux du Christ.

Cependant, bien que la foi et la soumission des Spirituels fussent mises ainsi à de rudes épreuves, Angelo et ses disciples ne tentèrent jamais de provoquer un schisme. Angelo mourut en 1337, épuisé par soixante années de souffrances et de persécutions. Cet homme avait l’âme la plus forte et la plus douce, - les aspirati5ns les plus saintes : il avait vécu en des jours malheureux et s'était épuisé en vains efforts pour concilier ce qui était inconciliable. Bien qu'il eût été autorisé par Jean XXII à adopter l'habit et la Règle des Célestins, il avait dû vivre dans une retraite cachée ; sa demeure n'était connue que de quelques fidèles amis et disciples, dont certains, dit-on, comparurent en 1334 devant l'Inquisition, comme Fraticelli. Il habitait dans l'ermitage solitaire de Sana Maria di Aspro en Basilicate. Trois jours à peine avant sa mort, le bruit se répandit qu'un saint mourait en ce lieu ; une foule si nombreuse accourut qu'il fallut placer des gardes et admettre les visiteurs, deux par deux, à contempler l'agonisant. Le mort opéra des miracles éclatants et fut béatifié par l'Église qui, pendant deux générations, n'avait jamais cessé de l'accabler. La petite congrégation qu'il avait formée, bien qu'échappant aux regards pendant que se déployait l'audace des Fraticelli, continua cependant à exister. Après que les Observantins eurent repris, sous de plus favorables auspices, la traditionnelle doctrine de l'abnégation, la secte survécut encore, jusqu'au jour où elle fut finalement absorbée par cet Ordre, en 1517, lors de la réorganisation effectuée par Léon X.

 

En Provence, même avant la mort de Clément V, il se trouva d'ardents esprits qui, chérissant les rêveries de l'Évangile Éternel, ne se contentèrent pas de la victoire remportée au concile de Vienne. En 1311, quand des Conventuels attaquèrent la mémoire d'Olivi, un des griefs allégués fut que le défunt avait institué des sectes rebelles. Celles-ci prétendaient que sa doctrine avait été révélée par le Christ ; qu'elle avait une autorité égale à celle de l'Évangile ; que, depuis Nicolas 111, la suprématie papale leur avait été transmise ; aussi élisaient-elles un pape pour elles seules. Ubertino ne nia pas la vérité de ces accusations ; il déclara seulement qu'il ignorait les faits allégués, et que, si le rapport était authentique, Olivi ne devait pas être rendu responsable d'erreurs entièrement contraires à sa doctrine, car il n'avait jamais dit ou écrit un seul mot à l'appui de telles insanités. Pourtant il existait incontestablement des sectaires qui s'intitulaient disciples d'Olivi, parmi lesquels fermentait le levain révolutionnaire et qui ne pouvaient reconnaitre aucune autorité à l'Église corrompue et mondaine. En 1313, on voit un certain Frère Raymond Jean, dans un sermon public prononcé à Montréal, prophétiser que ces gens subiront des persécutions pour leur foi. Comme, après le sermon, on lui demandait le sens de ces paroles, il répondit, en présence de plusieurs personnes : « Les ennemis de la foi sont cachés parmi nous. L'Église qui nous gouverne est symbolisée par la Grande Prostituée de l'Apocalypse, qui persécute les pauvres et les serviteurs du Christ. Vous voyez que nous n'osons pas marcher au grand jour devant nos frères. » Il ajouta que le seul vrai pape était Célestin, qui avait été élu en Sicile, et que la seule vraie Église était celle que ce pape avait organisée.

Les spirituels ne constituaient donc nullement un parti unifié. Une fois délivrés du joug de l'autorité, ils avaient trop d'individualité et un trop ardent fanatisme pour s'arrêter tous à des convictions identiques. Aussi étaient-ils divisés en petits groupes et en sectes ; ce morcellement neutralisait le peu de force qui leur aurait permis de mettre en péril la puissante organisation de la hiérarchie. Pourtant, que ces doctrines fussent humblement résignées comme celle d'Angelo ou révolutionnaires comme celle de Raymond Jean, elles étaient toutes coupables du même crime d'indépendance. Ces hommes se permettaient de concevoir des idées personnelles sur des sujets interdits à la pensée libre et de croire à une loi plus haute que celle des décrétales romaines. Leur constance devait être bientôt mise à l'épreuve. En 1314, le général Alessandro mourut ; après une vacance de vingt mois, son poste échut à Michele da Cesena. Les Spirituels de Narbonne adressèrent au chapitre de Naples, où fut élu le nouveau général, un long mémoire énumérant les torts et les vexations subies par eux depuis que la mort de Clément les avaient privés de la protection pontificale. La nomination de Michele semblait être une victoire remportée sur les Conventuels. Ce personnage était un théologien distingué, (l'un caractère inflexible, décidé imposer la stricte ordonnance de la Règle. Moins de trois mois après son élection, il lança un ordre général exigeant la rigoureuse obéissance aux prescriptions de François. Il y décrivait minutieusement les vêtements que devaient porter les Frères. Nul moine ne devait recevoir d'argent, sauf en cas (l'absolue nécessité. La vente des produits de la terre était interdite, ainsi que la construction d'édifices somptueux. Les repas devaient être de la plus simple frugalité ; les Frères n'avaient pas le droit de voyager à cheval ; ils ne pouvaient même porter de chaussures que sur une autorisation écrite accordée par leurs couvents. Les Spirituels crurent posséder enfin un général répondant à leurs désirs. Mais ils s'étaient écartés de l'obéissance ; or, Michele avait décidé de rétablir l'unité à tout prix et de ramener de force tous les égarés au bercail.

Quinze jours après la publication de cet ordre, le long interrègne s'achevait par l'élection de Jean XXII. Peu de papes incarnèrent aussi complètement que lui les tendances dominantes de leur temps et exercèrent sur l'Église une influence aussi étendue, en bien comme en mal. De naissance relative 87 ment humble, Jean, par ses talents et sa force de caractère, s'était élevé, par degrés, jusqu'à la chaire de Saint-Pierre. Il était de petite taille, mais de santé robuste ; il s'emportait facilement et son inimitié, une fois excitée, était durable. Quand le malheur frappait ses ennemis, il laissait éclater une joie peu digne du pasteur de la Chrétienté. Tenace et inflexible, il poussait jusqu'au bout toutes ses entreprises, sans se soucier d'aucune intervention, amicale ou hostile. Il était particulièrement fier de ses connaissances théologiques, plein d'ardeur dans la controverse, mais incapable de supporter la contradiction. Il était pieux à la façon de ses contemporains, célébrait la messe presque tous les jours et se levait presque toutes les nuits pour réciter l'Office ou pour travailler. Parmi ses meilleurs ouvrages, on cite un poétique récit de la Passion de Jésus-Christ, se terminant par une prière. L'auteur satisfaisait sa vanité en proclamant de nombreuses indulgences pour quiconque lirait le livre en entier. Mais les défauts dominants de Jean XXII étaient l'ambition et l'avarice. Pour contenter le premier de ces vices, il engagea, contre les Visconti de Milan, des guerres sans fin, dans lesquelles, dit un contemporain, le sang répandu aurait pu rougir toutes les eaux du lac de Constance, et les corps des morts former un pont d'une rive à l'autre. Quant à son avidité, il n'en donna que trop de preuves par son habileté à changer en monnaie courante le trésor de salut dont il possédait la clef. Ce fut lui qui, le premier, établit le système des « Taxes de la Pénitencerie », offrant, à des prix déterminés, l'absolution pour toutes les formes de la perversité humaine, depuis cinq gros pour l'homicide et l'inceste, jusqu'à trente-trois gros pour l'ordination avant l'âge canonique. Moins de deux ans après son élection, il s'arrogea le droit de présentation à tous les bénéfices collégiaux de la Chrétienté, sous prétexte de réprimer la simonie. Il retira ensuite d'énormes richesses de la vente de ces charges. Plus lucrative encore fut la méthode nouvelle qu'il employa pour le choix des dignitaires. Au lieu de nommer aux évêchés vacants par avancement, il établit un système qui consistait à promouvoir des ecclésiastiques d'un siège médiocre à un siège plus riche, puis à l'archiépiscopat, de telle sorte que chaque vacance était l'occasion de nombreux changements et permettait de lever des taxes sur chaque bénéficiaire. En outre de ces sources régulières de profits indignes, il était fertile en expédients de toute sorte. C'est ainsi qu'en 1326, ayant besoin d'argent pour ses guerres lombardes, — comme l'Allemagne lui était fermée par sa querelle avec Louis de Bavière, — il demanda à Charles le Bel l'autorisation de lever un subside sur les églises de France. Charles commença par refuser ; puis on convint de partager le butin, et le roi de France accorda l'autorisation en échange de l'abandon que lui faisait le pape de deux années de dîme. Comme le fait remarquer un contemporain, et ainsi saincte yglise, quant l'un le tont, l'autre l'escorche. De certains prélats il obtint une dîme entière, d'autres une demi-dîme, d'antres enfin il tira tout ce qu'il put ; quiconque détenait un bénéfice émanant de l'autorité pontificale dut payer le revenu plein d'une année. Pour faire excuser son insatiable avidité, le pape alléguait que cet argent était destiné à une croisade. Mais comme il atteignit quatre-vingt-dix ans sans mettre à exécution ce projet, un contemporain, Villani, observe, avec une prudence justifiée, qu''il eut peut-être en effet cette intention ». Bien qu'il fût généralement économe, Jean dépensa des sommes immenses pour seconder les vues de son neveu — ou fils — le cardinal-légat Poyet, qui s'efforçait de fonder une principauté dans l'Italie du nord. Il gaspilla aussi beaucoup d'argent pour faire d'Avignon la résidence permanente de la papauté ; mais il était réservé à Benoit XII d'acquérir et d'agrandir l'énorme palais-forteresse des papes. Pourtant, après la mort de Jean, lorsqu'on dressa l'inventaire des biens du défunt, on trouva dans son trésor dix-huit millions de florins d'or et des joyaux et vêtements dont la valeur fut estimée à sept autres millions. Même aux yeux des commerçants florentins, cette somme parut si fantastique que Villani, dont le frère était au nombre des experts-priseurs, crut devoir expliquer que chaque million comprend mille milliers. Si nous songeons à la pauvreté de cette époque et à la rareté des métaux précieux, nous pouvons juger quelle somme formidable de souffrances représentait un tel trésor, extorqué, en dernière analyse, à la misérable classe des paysans, que l'agriculture d'alors, si imparfaite, parvenait à peine à nourrir. Et qui dira ce que ce trésor représentait d'actes de simonie, de justice vendue ou refusée aux malheureux, de rémissions du purgatoire, de pardons de péchés, accordés aux innombrables fidèles qui demandaient à l'Église une part des trésors de salut ![35]

Le malaise prolongé que provoqua cet impudent trafic des bénéfices et la réputation que le pontife laissa en mourant, apparaissent dans les doléances apportées un siècle plus tard, au concile de Sienne, par les délégués du clergé gallican. Ils déclarent que, pendant le pontificat de Jean, l'Église a gardé pour elle-même tous les bénéfices ; les grâces, les expectatives, etc., étaient publiquement vendues au plus offrant, sans souci du mérite ; aussi, en France, nombre de bénéfices étaient ruinés par suite des charges écrasantes qu'on leur avait imposées. On ne saurait donc s'étonner de la réserve discrète que témoigna la Vierge, dans la seconde moitié du mye siècle, lorsqu'elle apparut â sainte Brigitte. Plusieurs Franciscains, désireux de savoir si les décrétales de Jean au sujet de la pauvreté du Christ étaient correctes, avaient rendu visite à la Sainte. Celle-ci eut deux visions successives, dans lesquelles la Vierge rassura les scrupules des moines et déclara les décrétales pures de toute erreur, mais ajouta qu'elle ne pouvait révéler si l'âme du pape défunt était au ciel ou en enfer. Tel était l'homme auquel l'ironie cruelle de la destinée confiait le soin d'apaiser les scrupules qui tourmentaient les délicates consciences des Spirituels.

Jean avait pris une part active aux délibérations du concile de Vienne et connaissait parfaitement la question en litige. Quand, peu après son avènement, il reçut une requête du général, Michele, le priant de rétablir la concorde dans l'Ordre déchiré par les dissensions, il se laissa aller â son humeur impérieuse et prit immédiatement des mesures énergiques. Il ordonna au roi Frédéric de Sicile d'arrêter les Spirituels réfugiés dans l'île et de les livrer à leurs supérieurs afin que ceux-ci leur infligeassent la fustigation. Le provincial d'Aquitaine, Bertrand de la Tour, fut chargé de réduire à l'obéissance les rebelles des couvents de Béziers, Narbonne et Carcassonne. Bertrand essaya d'abord de la persuasion. Le signe extérieur des Spirituels était l'habit. Leurs capuchons étaient plus petits, leurs frocs plus courts, plus étroits et plus grossiers que ceux des Conventuels. Ils croyaient par là se conformer aux précédents établis par François. C'était pour eux un article de foi, comme l'absence de greniers et de caves et le refus de manier de l'argent. Quand le provincial les pressa d'abandonner ces vêtements, ils répondirent que sur ce point ils ne pouvaient lui obéir. Alors, sur un ton autoritaire, il invoqua le rescrit pontifical. De leur côté, ils adressèrent au pape un appel, signé par quarante-cinq moines de Narbonne et quinze de Béziers, réclamant du pontife une enquête plus approfondie. Au reçu de l'appel, le 27 avril 1317, Jean donna à tous les appelants l'ordre péremptoire de se présenter en personne avant dix jours, sous peine d'excommunication. lis partirent, au nombre de soixante-quatorze, ayant à leur tête Bernard Délicieux. En arrivant à Avignon, ils ne se risquèrent pas à loger dans le couvent franciscain, mais bivouaquèrent pour la nuit sur la place publique, devant les portes du palais pontifical.

On voyait en eux des rebelles bien plus dangereux que les Spirituels italiens. Ces derniers avaient déjà obtenu une audience dans laquelle Ubertino da Casale avait réfuté les accusations portées contre eux. Ubertino, Goffrido da Cornone et Philippe de Caux, tout en exprimant leur sympathie pour Olivi et ses disciples et en se déclarant prêts à les défendre, avaient clairement fait voir qu'ils ne se considéraient nullement comme solidaires de ces hommes. Jean établit la même distinction. Angelo da Clarino fut bien emprisonné un moment En vertu d'une vieille condamnation prononcée par Boniface VIII ; mais il fut bientôt remis en liberté et autorisé à adopter l'habit et la Règle des Célestins. Ubertino fut avisé que s'il voulait retourner pour quelques jours dans le couvent franciscain, on prendrait des mesures pour assurer son avenir. Il répondit à ces ouvertures de façon significative : « Après être demeuré un seul jour chez les moines, je n'aurai plus besoin en ce monde d'aucune mesure prise en ma faveur par vous ou par quelque autre. » On lui permit alors de se faire admettre dans l'Ordre des Bénédictins, autorisation qui fut accordée aussi à plusieurs de ses compagnons. Il ne jouit cependant que d'un répit momentané ; nous verrons plus loin comment, en en 1325, il dut chercher un refuge auprès de Louis de Bavière.

Les Olivistes ne devaient pas se tirer d'affaire aussi facilement. Le lendemain de leur arrivée, ils furent reçus en audience. Bernard Délicieux soutint leur cause si habilement qu'on ne put lui répondre qu'en l'accusant d'avoir fait obstacle à l'Inquisition. Jean le fit arrêter. François Sanche reprit alors le plaidoyer : aussitôt il fut accusé d'avoir publiquement vilipendé l'Ordre ; Jean le livra aux Conventuels, qui s'empressèrent d'incarcérer le malheureux dans une cellule voisine des latrines. Guillaume de Saint-Amand assuma à son tour la défense des Olivistes. Mais les moines l'accusèrent d'avoir commis des dilapidations et d'avoir abandonné le couvent de Narbonne. Jean le fit également arrêter. Alors Geoffroi tenta l'aventure. Mais Jean coupa la parole à l'orateur, en disant : « Nous sommes grandement surpris de voir que vous réclamez la stricte observance de la Règle, alors que vous portez cinq robes. » Geoffroi répliqua : « Saint Père, vous avez été induit en erreur, car, sauf le respect que je vous dois, il n'est pas vrai que je porte cinq robes. » Jean répondit, en s'échauffant : « Ainsi, nous mentons ! » Puis il ordonna que Geoffroi fat tenu en prison jusqu'à ce qu'on eût déterminé combien il portait de robes. Les Frères, terrifiés, voyant leur cas jugé d'avance, tombèrent à genoux en criant : « Saint Père, justice ! justice ! » Le pape leur enjoignit de se rendre tous au couvent franciscain, pour y être gardés en attendant qu'il eût décidé ce qu'il convenait de faire d'eux. Bernard, Guillaume, Geoffroi et certains autres furent, sur l'ordre du pape, soumis à l'emprisonnement dans les chaines. Nous avons déjà vu quel fut le sort de Bernard. Quant aux autres ; on entama à leur sujet une inquisition. A l'exception de vingt-cinq rebelles, tous se soumirent. Les Conventuels triomphants leur imposèrent de rigoureuses pénitences.

Les vingt-cinq récalcitrants furent livrés à l'Inquisition de Marseille, sous la juridiction de laquelle ils avaient été arrêtés. L'inquisiteur était frère Michel le Moine, un des Conventuels dégradés et emprisonnés par Clément V à cause de leur zèle à persécuter les Spirituels. Il put alors savourer tranquillement sa vengeance. Michel avait toute liberté pour agir à sa guise, car le pape n'avait pas attendu, pour condamner les Spirituels, que ceux-ci eussent présenté leur défense. Dès le 17 février. il avait ordonné aux inquisiteurs de Languedoc de dénoncer comme hérétiques tous ceux qui s'intitulaient Fraticelli ou Fratres de paupere vita. Puis, le 13 avril, il avait lancé la constitution Quorumdam, dans laquelle il tranchait définitivement les deux questions désormais les plus brûlantes de la querelle, le caractère du costume que devaient porter les moines et la légalité des provisions de blé dans les greniers, de vin et d'huile dans les caves. Il transmettait ces questions au général de l'Ordre, avec pouvoir absolu de les résoudre. D'après les instructions de Michele, les ministres et les gardiens établiraient, pour chaque couvent, quelle était la quantité requise de provisions, dans quelles proportions on pouvait les emmagasiner et dans quelle mesure il était permis aux moines de mendier pour les acquérir. Les décisions qui interviendraient devaient être suivies à la lettre ; nul n'avait le droit de penser ni de prétendre qu'elles fussent une dérogation à la Règle. La bulle s'achevait sur ces mots significatifs : « La pauvreté est une grande chose, mais plus grande encore est l'innocence, et l'obéissance parfaite est la plus grande de toutes. » Le gros bon sens qui dictait ces paroles peut nous sembler bien vulgaire ; ce fut cependant là ce qui décida la défaite des Spirituels et leur laissa tout juste le droit de choisir entre la soumission et la révolte.

Cette bulle fut la base de la procédure inquisitoriale engagée contre les vingt-cinq récalcitrants. D'après les termes de ce document, l'affaire était parfaitement claire. Tous les actes commis par les Spirituels postérieurement à la publication étaient rébellion flagrante, par exemple le refus de changer leur costume et l'appel adressé au pape pour demander un -supplément d'enquête. Avant qu'on les eût remis aux mains de l'Inquisition, on les avait amenés devant Michele da Cesena. Les dépositions qu'ils firent devant ce dernier avaient été lues en consistoire et jugées hérétiques ; les auteurs étaient déclarés passibles des pénalités frappant l'hérésie. On avait naturellement tenté d'obtenir leur soumission, mais en vain. Ce fut seulement le 6 novembre 1347 que Jean et Michele da Cesena publièrent des lettres ordonnant à l'inquisiteur Michel de procéder au jugement. Nous ne connaissons pas les détails de la procédure ; mais il y a tout lieu de croire qu'on n'épargna aux accusés aucune des mesures de rigueur employées d'ordinaire en pareil cas pour briser la force morale de l'inculpé et le réduire à merci. D'ailleurs, cela est attesté d'abord par la lenteur de la procédure, qui dura exactement six mois, car la sentence ne fut rendue que le 7 mai 1318, puis par le fait que la plupart des accusés se laissèrent contraindre à l'abjuration. Quatre d'entre eux seulement eurent assez d'endurance physique et morale pour tenir bon jusqu'à la fin. Ce furent Jean Barrani, Déodat Michel. Guillem Sainton et Pons Rocha. Ils furent, le jour même, abandonnés aux autorités séculières de Marseille et dûment brûlés. Un cinquième, Bernard Aspe, qui, dans sa prison, avait déclaré se repentir, mais refusé de rétracter ses erreurs et d'abjurer, fut charitablement condamné à la prison perpétuelle, bien qu'aux termes de toutes les lois inquisitoriales il eût dù partager le sort de ses complices. Les autres furent tenus d'abjurer publiquement et d'accepter les pénitences imposées par l'inquisiteur. On les avertit de plus que, s'ils ne publiaient pas leur abjuration partout où ils avaient prêché leurs erreurs, ils seraient brûlés comme relaps.

Quoique la sentence déclare que l'hérésie de ces victimes dérive de la doctrine empoisonnée d'Olivi, et bien que l'inquisiteur ait lancé des lettres interdisant à tous la possession ou la lecture des écrits d'Olivi, il n'est fait allusion à aucune erreur Joachite. Le délit frappé était simplement la désobéissance à la bulle Quorumdam. Les coupables jugeaient la bulle contraire à l'Évangile du Christ, qui leur interdisait de porter des vêtements autres que ceux qu'ils avaient adoptés, et d'emmagasiner des approvisionnements de blé ou de vin. Le pape n'avait pas qualité pour les contraindre à cette désobéissance. Refusant de se soumettre à l'autorité pontificale, ils se déclaraient résolus à persister dans l'observance de la Règle jusqu'au Jour du Jugement. Si les points en litige étaient incontestablement frivoles, la querelle impliquait cependant des intérêts plus graves. C'était, d'une part, tin cas de conscience d'où l'âpreté de la controverse avait depuis longtemps banni tout raisonnement ; c'était, d'autre part, pour l'autorité, la nécessité d'imposer l'obéissance. Si l'on permettait au jugement individuel de faire échec aux injonctions des décrétales, c'en était fait, pour la papauté, du pouvoir moral comme de la suprématie temporelle. Pourtant, au fond de tout cela, fermentait le vieux levain du Joachisme, qui contestait l'autorité spirituelle de l'Église romaine et affranchissait les Élus de l'obéissance implicite aux décrets. En 1319, quand Bernard Délicieux partit d'Avignon pour Castelnaudary où il devait être jugé, il s'entretint librement avec son escorte pendant le trajet, et ne dissimula pas son admiration pour Joachim Il alla même jusqu'à dire qu'il avait effacé, dans son exemplaire du Decretum, le canon de Latran condamnant l'erreur de Joachim relative à la Trinité, et que, s'il était pape, il abrogerait ce canon. L'influence de l'Évangile Éternel apparaît dans ce fait que, parmi les hommes qui abjurèrent à Marseille et furent emprisonnés, nombre s'enfuirent auprès des Infidèles, en laissant entre les mains de leurs persécuteurs une amis-dense profession de foi, annonçant qu'ils reviendraient triomphalement après la mort de Jean XXII[36].

Ainsi, avant d'avoir accompli la première année de son pontificat, Jean avait réussi à créer une hérésie nouvelle, consistant, pour les Franciscains, à regarder comme illégitimes le port des robes flottantes et la possession de greniers ou de caves. La perversité humaine s'est manifestée sous mille formes diverses ; mais elle ne prit peut-être jamais un aspect plus odieux et plus ridicule à la fois qu'au temps où nous sommes parvenus. On a peine à croire que des hommes pussent faire brûler leurs semblables pour de tels motifs et qu'il se trouvât des gens inflexibles, prêts à braver les flammes, pour la défense de tels principes. Sans doute Jean, par suite de son genre d'esprit et de son éducation, ne pouvait croire que des hommes fussent assez fortement épris de la sainte pauvreté pour sacrifier leur vie à cette doctrine ; il ne voyait en eux que des rebelles obstinés. Il fallait les contraindre à la soumission ou leur faire subir la peine méritée. Jean avait pris position en faveur de l'autorité de Michele da Cesena ; toute résistance, active ou passive, ne pouvait que le fortifier dans son dessein.

La bulle Quorumdam avait produit une émotion considérable. Un ouvrage rédigé, pour la défense de cette bulle, par un inquisiteur de Carcassonne et de Toulouse, probablement Jean de Beaune, montre que les dispositions nouvelles avaient causé un grand trouble dans l'esprit des hommes instruits, et que ceux-ci n'étaient pas convaincus de l'orthodoxie du canon, bien qu'ils ne fussent pas disposés à tenter une résistance ouverte. On dit aussi qu'un prêtre persista à soutenir les erreurs condamnées par la bulle et fut livré au bras séculier ; mais il se rétracta avant que les fagots fussent allumés et fut 75 admis à la pénitence. Pour couper court à toute discussion, Jean assembla une commission de treize prélats et, docteurs, parmi lesquels se trouvait Michele da Cesena. Après une longue délibération, les commissaires condamnèrent comme hérétiques les propos des hommes qui contestaient au pape le droit de lancer une telle bulle, et qui conseillaient de désobéir aux prélats lorsque ceux-ci ordonnaient l'abandon des robes courtes et étroites et prescrivaient les approvisionnements de blé et de vin.

Toutes ces mesures contribuèrent à hâter le schisme. Les bulles Sancta Romana, du 30 décembre 1317, et Gloriosam ecclesiam, du 23 janvier 1318, étaient dirigées contre les gens qui, sous le nom de Fraticelli, Béguins, Bizochi et Fratres de paupere vita, en Sicile, en Italie et dans le Midi de la France, organisaient un Ordre indépendant, prétendaient observer strictement la Règle de François, recrutaient des adhérents, construisaient des maisons ou en recevaient en don, mendiaient et élisaient des supérieurs. Tous ces sectaires étaient déclarés excommuniés ipso facto ; tous les prélats recevaient l'ordre de travailler à la prompte extirpation de la secte.

Dans le peuple, les hommes qui conservaient quelque sang-froid arguaient que si le vœu franciscain faisait de toute propriété un péché, ce n'était pas un vœu de sainteté, car, en ce qui touche les objets de consommation, tels que le pain et le fromage, l'usage devenait propriété. Par conséquent, celui qui prononçait ce vœu le violait par le seul fait qu'il vivait, et ne pouvait donc être en état de grâce. Cependant le suprême mérite de la pauvreté avait été prêché si assidûment pendant un siècle qu'une grande partie de la population sympathisait avec les Spirituels persécutés. Beaucoup de laïques, mariés ou célibataires, se joignaient â eux à titre de Tertiaires ; des prêtres même embrassaient leurs doctrines. Ils devinrent bientôt une secte, qui ne se borna pas aux seuls Franciscains et qui occupa l'activité de l'Inquisition â la place des Cathares presque entièrement exterminés. La vieille histoire recommença, les saints persécutés ayant toujours â leurs talons les familiers inquisitoriaux et trouvant toujours un refuge ou une cachette auprès de zélés défenseurs.

On peut citer, comme exemple, un prêtre de Béziers, Pierre Trencavel. Le nom de ce personnage revient fréquemment dans les interrogatoires subis devant l'Inquisition, comme celui d'un des principaux chefs de la secte. Il finit par se laisser prendre et fut jeté dans la prison de Carcassonne. Mais il put s'évader et fut condamné, dans un autodafé, comme hérétique manifeste. Alors les sectaires firent entre eux une collecte pour l'envoyer en Orient. Après quelques années d'absence, il revint et reprit son existence active, parcourant, sous des déguisements, tout le Midi de la France, partout protégé par les adeptes de sa secte. On ne sait trop quelle fut sa fin. Il périt probablement sur le bûcher comme hérétique relaps, car, en 1327, on le trouve, avec sa fille Andrée, entre les mains de l'impitoyable Michel de Marseille. Jean du Prat, alors inquisiteur de Carcassonne, réclama les inculpé& auxquels il voulait arracher les noms de leurs disciples et de leurs hôtes. Michel refusa sans doute de livrer sa proie, car il fallut, pour obtenir le transfert des prisonniers, un ordre péremptoire de Jean XXII.

En 1325, Bernard Castillon de Montpellier confesse avoir abrité sous son toit nombre de Béguins et avoir ensuite acheté pour eux une maison, où il leur rendit visite. Un autre accusé reconnait avoir reçu chez lui à Montpellier beaucoup de fugitifs. Ces malheureux rencontraient partout une sympathie qu'ils méritaient en effet par la sincérité de leurs convictions[37].

L'exécution des quatre martyrs de Marseille fut le signal d'une campagne active de l'Inquisition. Par toute la région infectée, le Saint-Office s'appliqua sans relâche à écraser la nouvelle hérésie. Comme il n'avait pas été nécessaire, jusque-là, de dissimuler ses opinions, on mit facilement la main sur les suspects. Aussi la récolte fut-elle abondante. La rigueur déployée par l'Inquisition appareil dans l'ordre lancé, en février 1322, par Jean XXII, prescrivant que tous les Tertiaires, dans les districts soupçonnés, fussent sommés de comparaitre et soumis à une enquête attentive. Cet ordre causa une terreur générale. Les archives de Florence possèdent de nombreuses lettres, adressées à la Curie romaine en février 1322, par les magistrats et les prélats des cités toscanes, intercédant en faveur des Tertiaires et demandant en grâce qu'on ne confondit pas ces derniers avec la secte récente des Béguins. Il en fut sans doute de même en d'autres lieux. La crainte répandue partout était justifiée par la liste, tous les jours plus longue, des martyrs. L'épreuve était simple. Il s'agissait d'établir si l'accusé croyait que le pape eût le pouvoir d'accorder des dispenses de vœux, particulièrement en ce qui touchait la pauvreté et la chasteté. Comme nous le savons, la négation de ce pouvoir était un lieu commun professé dans les écoles et péremptoirement établi par Thomas d'Aquin. Même, dès 1311, les Conventuels, dans la discussion soutenue devant Clément V, avaient admis que nul Franciscain ne pouvait détenir des biens ou prendre femme sur l'ordre du pape. Mais depuis ce temps, les choses avaient changé. Désormais, ceux qui adhéraient à la doctrine établie avaient à choisir entre l'abjuration et le bûcher. Naturellement, il n'y eut qu'un nombre restreint d'accusés assez fermes pour résister jusqu'au bout aux méthodes par lesquelles l'Inquisition savait si bien dompter les consciences. Comme il y eut cependant beaucoup de victimes, c'est que les sectaires étaient très nombreux. Les documents sont rares et fragmentaires ; mais on sait qu'a Narbonne, où les évêques essayèrent d'abord de protéger les malheureux, trois victimes furent brûlées eu 1319, dix-sept pendant le Carême de 1321, d'autres en 1322. A Montpellier, la persécution était très active en 1319. A Lunel, dix-sept sectaires furent brûlés ; à Béziers, deux en une fois, sept en une autre ; à Pézenas, plusieurs, à la tête desquels était Jean Formayron ; à Toulouse, quatre personnes furent suppliciées en 1322, d'autres à Cabestaing et à Lodève. A Carcassonne, des bûchers flambèrent en 1319, 1320, 1321. Henri de Chamay y déploya son activité de 1325 à 1330. On a conservé une partie de ses registres ; comportant un nombre très restreint de condamnations au bûcher ; mais Mosheim possédait une liste de cent treize personnes exécutées, comme Spirituels, à Carcassonne, de 1318 à 1350 environ. Toutes ces affaires avaient été jugées par des inquisiteurs dominicains ; - mais les Franciscains montraient plus de zèle encore, si nous en croyons Wadding, qui affirme qu'en 1323 cent quatorze malheureux furent brillés par les seuls inquisiteurs franciscains. D'ailleurs, à Marseille, l'Inquisition était aux mains des Franciscains et passait pour témoigner d'une sévérité extrême à l'égard des membres récalcitrants de l'Ordre. Dans une affaire qui se présenta en 1329, le gardien de Béziers, Frère Guillem de Salvelle, déclare que les accusés furent traités très durement et que leur emprisonnement fut des plus rigoureux. Assurément, Angelo da Clarino avait le droit de dire que les Conventuels, dans leur triomphe sur leurs antagonistes, se conduisirent comme des chiens et des loups enragés, torturant, assassinant, rançonnant sans merci. Si triviale que nous semble la cause de cette querelle, nous ne pouvons nous refuser à respecter la ferveur résignée qui poussa tant de zélateurs à sceller de leur sang leurs convictions. Beaucoup d'entre eux, dit-on, aspiraient au martyre et recherchaient avidement le bûcher. Bernard Léon de Montréal fut brûlé pour avoir soutenu que, s'il avait fait vœu de pauvreté et de chasteté, il n'obéirait pas au pape lui enjoignant de prendre Lemme ou d'accepter une prébende.

Cette féroce persécution eut, naturellement, pour seul résultat de fortifier les convictions des opprimés et leur hostilité à l'égard du Saint-Siège. Quant à l'objet apparent de la controverse, Pierre Tort qui comparut, en 1322, devant l'Inquisition de Toulouse, déclare qu'il est permis d'emmagasiner une provision de blé et de vin suffisante pour huit ou quinze jours, du sel et de l'huile pour six mois. Au sujet des vêtements, Michele da Cesena, usant du pouvoir que lui conférait la bulle Quorumdam, lança, en 1317, un « précepte » ordonnant que la robe fût faite d'étoffé grossière, et ne descendit pas plus bas que la moitié du pied, et que la cordelière fût de chanvre et non de lin. Bien qu'il ait, semble-t-il, négligé la brûlante question du capuchon, cette réglementation aurait pu satisfaire à de raisonnables scrupules, s'il n'y avait eu là un cas de conscience n'admettant pas de compromis. Les Spirituels déclaraient qu'ils n'étaient pas tenus, malgré les ordres du pape ou du général, d'abandonner les robes plus courtes et plus communes encore attribuées par leur tradition à Saint-François. On prêtait à cette question futile une importance extraordinaire. Si, disait-on, les quatre martyrs de Marseille avaient été brûlés, c'était pour avoir porté les vêtements humbles et étriqués qui distinguaient les Spirituels.

En thèse générale, les Spirituels étaient dans leur droit. En effet, comme nous l'avons vu plus haut, on avait universellement admis jusqu'alors que le pape ne pouvait accorder de dispenses de vœux. Quand Olivi poussa à bout cette thèse et affirma que le pontife ne pouvait ordonner aucun acte contraire à un vœu évangélique, cette affirmation ne fut pas comptée parmi les erreurs que condamna le concile de Vienne. Cependant, bien que cette opinion fût admise comme un postulat théorique, lorsque on prétendit l'opposer aux injonctions d'un pape tel que Jean XXII, elle devint une hérésie qu'il fallait écraser à tout prix. En même temps, il était impossible que les persécutés reconnussent l'autorité qui les envoyait an bûcher. Des hommes qui s'offraient spontanément aux flammes en disputant au pape le pouvoir d'accorder des dispenses de vœux ; qui déclaraient que, s'il n'y avait qu'une femme au monde et. que cette femme eût fait vœu de chasteté, le pape ne pourrait lui donner de dispense valable, fût-ce pour empêcher l'extinction du genre humain ; qui reprochaient à Jean XXII d'avoir péché contre l'Évangile du Christ en tentant de permettre -aux Franciscains la possession de greniers et de caves ; qui, accordant que le pape eût autorité sur d'autres Ordres, lui refusaient toute suprématie sur l'Ordre de Saint-François, parce que la Règle de cet Ordre était de révélation divine et que nul n'avait le droit d'y changer ou d'en effacer un mot ; de tels hommes ne pouvaient se défendre contre le pape qu'en attaquant la source de son autorité. Toutes les idées Joachiques qui sommeillaient au fond des âmes se réveillèrent et devinrent les principes directeurs de la secte. Jean XXII, quand il eut lancé la bulle Quorumdam, personnifia l'Antéchrist mystique, le précurseur du véritable Antéchrist. L'Église romaine était l'Église charnelle ; les Spirituels formeraient la véritable Église qui lutterait contre l'Antéchrist et qui, sous la conduite du Saint-Esprit, ouvrirait l'ère nouvelle, pendant laquelle l'homme serait gouverné par l'amour, dans la pauvreté et l'abnégation universelles.

Certains Spirituels annonçaient ces événements pour 1325, d'autres pour 1330, d'autres- pour 1335. C'était la doctrine professée par l'Évangile Éternel. Il y avait deux églises ; l'une était la charnelle Église de Rome, la Prostituée de Babylone, la Synagogue de Satan, ivre du sang des saints, à laquelle Jean MIL prétendait présider, bien qu'il eût forfait sa dignité et fût devenu hérétique entre les hérétiques, en laissant mourir les martyrs de Marseille ; l'autre église était la véritable Église, l'Église du Saint-Esprit, qui bientôt triompherait grâce aux armes de Frédéric de Sicile. Saint François ressusciterait en chair ; alors commencerait le troisième âge, le septième et dernier état de l'humanité. En attendant, les sacrements étaient déjà tombés en désuétude et devenus inutiles au salut. C'est sans doute à cette époque d'exaltation frénétique que des interpolations furent introduites dans les écrits d'Olivi.

Cette église nouvelle avait un rudiment d'organisation. Dans le procès de Naprous Boneta, jugée à Carcassonne, en 1325, il est fait allusion à un certain Frère Guillem Giraud, ordonné pape par Dieu à la place de Jean XXII, lorsque ce dernier, coupable d'un péché égal au péché d'Adam, avait été déposé par la volonté divine. Outre François et Olivi, les saints et les martyrs ne faisaient pas défaut. On conservait comme pieuses reliques des fragments de chair et d'os ayant appartenu à ceux qui périrent sur le bûcher. On recueillait même des morceaux des bûchers sur lesquels ils avaient souffert pour leur foi. Ces reliques étaient placées devant des autels dans les demeures ou portées, comme des amulettes, par les fidèles. Les quatre martyrs de Marseille étaient honorés d'un culte particulier. Leurs suffrages étaient aussi puissants que ceux de saint Laurent ou de saint Vincent. En eux le Christ avait été spirituellement crucifié sur les quatre bras de la croix. Un pauvre homme, qui fut brûlé à Toulouse en 1332, avait inséré dans ses litanies les noms de soixante-dix Spirituels martyrisés. Il les invoquait parmi les autres saints, attribuant une égale valeur à l'intercession de tous. C'était là, assurément, une dévotion habituelle et reconnue. Pourtant le culte des Spirituels était plus simple que celui de l'église orthodoxe ; car on estimait inutiles les offrandes aux saints. Au lieu de vouer un cierge à quelque saint ou à la Sainte-Vierge, ou d'accomplir un pèlerinage à Compostelle, mieux valait donner aux pauvres l'argent que coûtaient ces œuvres.

L'église que constituaient ces hommes enthousiastes rompu toute relation avec les Spirituels italiens, dont le zèle mieux réglé lui paraissait tiède. Les prisonniers que Bernard-Gui jugea en 'Fait à Toulouse déclarèrent que l'Ordre franciscain était divisé en trois sections : les Conventuels, qui prétendaient garder leurs greniers et leurs caves ; les Fraticelli de Sicile, à la tête desquels était Henry da Ceva, et les Spirituels, ou Béguins, alors en butte à la persécution. Les deux premiers de ces groupes, dirent-ils, n'observaient pas la Règle et seraient détruits ; mais leur propre secte durerait jusqu'à la fin du monde. Us dénoncèrent même, comme apostat, le saint Angelo da Clarino, si longtemps et si cruellement éprouvé ; il se trouvait des délateurs extravagants qui voyaient en lui l'Antéchrist mystique. D'autres étaient disposés à conférer ce douteux honneur, ou même la dignité de grand Antéchrist, à Philippe de Majorque, frère de ce Fernand auquel nous avons vu offrir la souveraineté de Carcassonne. Par soif d'ascétisme, Philippe avait été amené à abandonner la cour de son frère, pour se faire Tertiaire de saint François. Angelo parle, à diverses reprises, de ce personnage, en exprimant pour lui une grande admiration. Il le jugeait digne de prendre place auprès des saints les plus parfaits de jadis. Dans les discussions orageuses qui suivirent l'avènement de Jean, Philippe était intervenu en faveur des Spirituels, demandant pour eux l'autorisation de constituer un Ordre distinct. Après avoir prononcé tous les vœux, il renouvela cette supplique en 1338 ; mais il essuya un refus de la part du consistoire assemblé ; après quoi, on le voit errer par l'Europe en mendiant pour vivre. En 1341, avec l'appui de Robert de Naples, il fit une troisième tentative. Mais Denon. XII rejeta la requête en alléguant que Philippe était l'auxiliaire et, le défenseur des Béguins, assertion que celui-ci avait justifiée, après la condamnation des Béguins, en tenant publiquement des propos mensongers et hérétiques au sujet du Saint-Siège. Tels étaient les hommes dont le dévouement paraissait tiède aux yeux des fanatiques et en qui ceux-ci voyaient des objets de réprobation !

Le degré d'exaltation auquel ces malheureux poussaient le 82 délire religieux se personnifie dans Naprous Boneta, que la secte vénérait comme une prophétesse inspirée. Dès 1315, elle était tombée entre les mains de l'Inquisition de Montpellier et avait été jetée en prison, puis remise en liberté. Elle et sa sœur Alissette s'intéressèrent vivement au sort des Spirituels persécutés et donnèrent asile, dans leur maison, à beaucoup de fugitifs. Comme la persécution se faisait plus violente, l'exaltation de Naprous grandit en proportion. En 1320, elle commença à avoir des visions et des extases qui la transportaient au ciel, où elle s'entretenait avec le Christ. Finalement, le Jeudi-Saint 1321, le Christ lui communiqua l'Esprit divin aussi complètement que l'avait reçu la Vierge, en disant : « La Sainte Vierge Marie enfanta le Fils de Dieu ; tu enfanteras le Saint-Esprit. » Ainsi les promesses de l'Évangile Éternel allaient s'accomplir. L'œuvre de la Troisième Ere était proche. Élie, disait-elle, était saint François, et Enoch était Olivi. Le pouvoir accordé par Dieu au Christ avait duré jusqu'au jour où Dieu avait donné le Saint-Esprit à Olivi et avait investi ce dernier de toute la gloire accordée jadis à la personne humaine du Christ. La papauté avait cessé d'exister ; les sacrements de l'autel et de la confession étaient vaincus ; le sacrement du mariage subsistait cependant. Celui de la pénitence existait toujours, mais il était purement intérieur ; la contrition fervente efface les péchés sans l'intervention sacerdotale et sans l'infliction de pénitences. Une remarque qu'elle émit par hasard devant ses juges, mérite d'être citée comme montrant l'amour et la charité sans bornes dont ces âmes simples étaient enflammées. Elle déclara que les Spirituels et les Lépreux livrés au bûcher étaient semblables aux Innocents massacrés par Hérode : c'était Satan qui avait fait briller les Spirituels et les Lépreux. Ce propos était une allusion aux horribles actes de cruauté perpétrés, comme on sait, contre les Lépreux en 1321 et 4323, alors que la France entière était affolée de terreur par la rumeur attribuant à ces parias l'empoisonnement des sources. A ce moment les Spirituels eurent assez de raison et d'humanité pour sympathiser avec les victimes et pour blâmer le massacre des malades. Naprous fut finalement amenée devant Henri de Chamay, inquisiteur de Carcassonne en 1325. Elle avait une foi sincère en sa mission divine, raconta spontanément et sans crainte toute son histoire et exposa sa croyance. Dans ses répliques aux interrogatoires, elle fit preuve d'une vivacité d'intelligence tout à fait remarquable. Quand on lui donna lecture de ses déclarations, elle en confirma la vérité et, comme on l'exhortait à l'abjuration., répondit avec calme qu'elle voulait vivre et mourir en la foi qu'elle tenait pour vraie. Elle fut abandonnée au bras séculier, et scella ses convictions au milieu des flammes.

De telles extravagances d'opinion ne s'accompagnaient pas d'extravagances de conduite. Bernard Gui lui-même ne trouve rien à blâmer dans le genre de vie adopté par les hérétiques, si ce n'est que l'école de Satan imitait l'école du Christ, comme les laïques « singent » les pasteurs de l'Église. Tous faisaient vœu de pauvreté et menaient une existence de sacrifice ; certains s'occupaient à des travaux manuels, d'autres mendiaient par les chemins. Dans les villes et villages ils avaient de petits logis qu'ils appelaient liaisons de Pauvreté, où ils habitaient en commun. Les dimanches et jours de fête, leurs amis s'assemblaient pour écouter des lectures : préceptes et articles de foi, vies des saints, livres pieux écrits par les sectaires eux-mêmes en langue vulgaire. Ils vénéraient surtout, comme des révélations envoyées par Dieu, les ouvrages d'Olivi et le Transit us Sancti Patrie, récit légendaire de la mort d'Olivi. Le seul signe extérieur auquel on pût reconnaitre ces gens était, dit Bernard, qu'en se rencontrant les uns les autres on en entrant dans une maison, ils disaient : « Béni soit Jésus-Christ » ou if Béni soit le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ ». Quand ils priaient, dans des églises ou autres lieux, ils s'asseyaient la face tournée vers le mur, la tête couverte d'un capuchon, sans se lever, s'agenouiller ni frapper des mains, selon la coutume des orthodoxes. A Biner, après avoir prononcé une bénédiction, l'un d'entre eux s'agenouillait et récitait le Gloria in excelsis, et, après le diner, le Selve Regina. Tout cela était assez inoffensif ; mais les sectaires se distinguaient encore par une 'particularité que Bernard, en sa qualité d'inquisiteur, jugeait extrêmement répréhensible. Devant le tribunal, ils consentaient assez facilement à confesser leur foi, mais rien ne pouvait les amener à trahir leurs compagnons. Dans leur simplicité, cette trahison leur apparaissait comme une violation de la charité chrétienne, que rien. ne pouvait légitimer. L'inquisiteur perdait sa peine à prouver que c'était charité envers ses semblables, et non méchanceté, de leur donner l'occasion de se convertir !

 

Évidemment, ces pauvres gens auraient été peu dangereux si on les avait laissés en paix. Une secte dont le principe fondamental était le renoncement absolu à tout bien, et qui s'adonnait aux rêveries apocalyptiques de l'Évangile Éternel, ne pouvait jamais devenir redoutable, bien qu'elle fût déplaisante par sa protestation silencieuse, ou parfois véhémente contre le luxe et la mondanité de l'Église. Si l'on n'y avait pas prêté attention, elle se serait probablement éteinte très vite. Surgissant dans un pays et à une époque où l'Inquisition était parfaitement organisée, elle n'avait aucune chance de vie et ne tarda pas, en effet, à succomber sous l'effort énergique de la répression. Pourtant, on ne saurait fixer avec précision la date de sa disparition. Les documents font défaut ; ceux mêmes que nous possédons négligent de distinguer les Spirituels des Franciscains orthodoxes, qui furent, comme nous le verrons poussés à la rébellion par Jean XXII, à propos de la pauvreté du Christ. Ce dernier point de dogme acquit rapidement une telle importance que les rêveries des Spirituels furent perdues de vue ; aussi est-il probable que les victimes des dernières exécutions furent des Fraticelli. Pourtant, on relate plusieurs poursuites engagées en 4329, à Carcassonne, contre des gens qui étaient certainement des Spirituels. Parmi ces accusés se trouvait Jean Roger, un prêtre tenu en haute estime à Béziers. Il avait accompagné Pierre Trencavel dans ses pérégrinations ; mais il ne se vit infliger qu'une pénitence assez légère, ce qui tend à. faire croire que l'ardeur de la persécution diminuait. Cependant on dit que les sectaires conservaient toujours comme reliques les os des martyrs de Marseille. Jean XXII n'était pas d'humeur à permettre un relâchement de vigueur ; en février 1331, il publia à nouveau sa bulle Scinda Romana, augmentée d'une préface adressée aux évêques et inquisiteurs, dans laquelle il déclarait que la secte était toujours aussi florissante et ordonnait qu'on prît les plus actives mesures pour l'exterminer. Cette injonction fut sans doute l'occasion de nouvelles poursuites ; mais dès lors on perd de vue la secte, du moins en tant que groupement bien défini.

A l'époque où elle avait une existence active, la secte s'était répandue, au-delà des Pyrénées, en Aragon. Avant même que le concile de Béziers eût, en 1399, pris officiellement connaissance de l'hérésie naissante, les évêques d'Aragon, assemblés à Tarragone en 1297, instituèrent des mesures de répression contre les Béguins qui propageaient leurs erreurs à travers le royaume ; tous les Tertiaires franciscains furent soumis à une surveillance. On redoutait particulièrement leurs ouvrages en langue vulgaire ; aussi en ordonna-t-on la restitution. Ces précautions ne diminuèrent pas le mal. Comme nous l'avons vu, Arnaud de Villeneuve se fit le chaud avocat des Spirituels ; il mit à leur service sa plume infatigable ; ses livres eurent une vogue immense et l'influence de l'auteur auprès de Jayme II fut la sauvegarde des opprimés. Quand Arnaud et Clément V furent morts, la persécution commença. Au lendemain de la mort de Clément, en 1313, l'inquisiteur Bernardo de Puycerda, un des contradicteurs acharnés d'Arnaud, entreprit d'exterminer les sectaires. Ceux-ci avaient à leur tête un certain Pedro 01er, de Majorque, et Fray 3onato. Tous persistèrent dans l'erreur, furent livrés au bras séculier et brûlés, à l'exception de Bonato, qui abjura au moment où il se sentit lécher par les flammes. On arracha le pénitent du bûcher embrasé, on le soigna et on le condamna à l'emprisonnement perpétuel. Mais au bout d'une vingtaine d'années, on découvrit qu'il était secrètement resté Spirituel et on le brûla comme relaps en 1335.

L'avènement de Jean XXII donna une nouvelle audace aux persécuteurs. En novembre 1316, l'inquisiteur Juan de Llotger et le prévôt du siège vacant de Tarragone, Jofre de Cruilles, convoquèrent une assemblée de Dominicains, Franciscains et Cisterciens. Cette assemblée condamna les écrits apocalyptiques et spiritualistes d'Arnaud, et ordonna que les exemplaires en fussent restitués avant dix jours, sous peine d'excommunication. Si la sentence n'exagère pas les erreurs condamnées, on comprend aisément l'indignation qu'éprouvaient les moines d'avoir vu si longtemps l'audacieux écrivain protégé par Jayme II. En effet, il est dit qu'Arnaud représente l'Église, depuis Le plus haut dignitaire jusqu'au plus humble clerc, comme attirée à l'apostasie par Satan. La persécution continua. Duran de Baldach fut, en 1325, brillé comme Spirituel, en compagnie d'un disciple. Vers la même époque, Jean XXII lança plusieurs bulles ordonnant qu'on procédât à une recherche rigoureuse des hérétiques, par tout l'Aragon, à Valence et dans les îles Baléares. Les Spirituels étaient soumis à la juridiction des évêques et des inquisiteurs, au mépris de tous les privilèges ou immunités auxquels leur qualité de Franciscains leur donnait droit. Pourtant, l'hérésie semble n'avoir jamais réussi à s'implanter solidement dans le sol espagnol. Elle pénétra néanmoins jusqu'en Portugal, car Alvaro Pelayo rapporte qu'il se trouvait à Lisbonne des pseudo-Franciscains attachés à la doctrine d'après laquelle Pierre et ses successeurs n'auraient pas reçu du Christ le pouvoir que Jésus possédait sur terre[38].

Les principes du Joachisme se retrouvent, sous une forme quelque peu différente, chez le Franciscain Juan de Pera-Tallada ou Rupescissa, plus connu, peut-être, sous le nom, que lui donne Froissart, de Jean de la Rochetaillade. Éminent prédicateur et missionnaire, il porta sa parole depuis son pays natal, la Catalogne, jusqu'à la lointaine cité de Moscou. Il s'adonna dans une certaine mesure aux sciences occultes ; on lui attribuait divers traités d'alchimie, parmi lesquels, au dire de Pelayo, il est difficile de discerner les ouvrages authentiques des écrits douteux. Il ne se contenta pas de suivre Arnaud de Villeneuve sur ce terrain ; il fouailla, comme son devancier, les corruptions de l'Église et commenta aussi les prophéties du pseudo-Joachim. Il semblait qu'aucun homme de cette école ne pût s'empêcher de s'adonner à la divination ; Jean acquit une grande réputation par des prédictions que les événements justifièrent, par exemple en annonçant la bataille de Poitiers et le grand Schisme. Peut-être lui eût-on pardonné ses prophéties s'il n'avait également annoncé que l'Église serait dépouillée du superflu dont elle avait si honteusement abusé. On citait fréquemment une métaphore dont il était l'auteur. L'Église. disait-il, était un oiseau né sans plumes, auquel tous les autres volatiles avaient fourni un plumage qu'ils réclameraient à cause de son orgueil et de sa tyrannie. Comme les Spirituels, Jean se reportait avec amour, par la pensée, vers les temps primitifs de sainte pauvreté où avaient été posés, avant Constantin, les principes de la foi. 11 évita, semble-t-il, l'hérésie formelle concernant la pauvreté du Christ. En 1349, quand il vint à Avignon pour proclamer sa doctrine, on ne réussit pas à le condamner au bûcher, mais on le jeta promptement en prison. Il était durement grand clerc et ses accusateurs ne réussirent pas à prouver sa culpabilité. Mais c'était, un homme trop redoutable pour qu'on le laissât en liberté ; aussi le garda-t-on sous les verrous. On ignore la date exacte de sa libération ; mais si Pelayo est. bien informé lorsqu'il déclare que Jean ne revint chez lui qu'à l'âge de quatre-vingt-dix ans, on doit croire que sa mise en liberté succéda à une très longue détention.

Le motif apparent de son châtiment était une spéculation joachique sur l'Antéchrist. Cependant, comme le remarque Wadding, nombre de saints hommes s'adonnaient aux mêmes spéculations sans encourir de blâme ; c'est ainsi qu'en 1412 saint Vincent Ferrer, non content d'annoncer la venue de l'Antéchrist, affirma que cet Antéchrist était déjà âgé de neuf ans. Pourtant Ferrer, loin (Tigre persécuté, fut canonisé. Milicz de Cremsier, lui, fut poursuivi, comme nous l'avions vu, mais il obtint un acquittement. Les rêveries de Fray Jean touchaient à celles de l'Évangile Éternel, tout en demeurant dans les bornes de l'orthodoxie. Eu novembre 1349, il écrivit, dans sa prison, le récit d'une miraculeuse vision dont il avait été honoré en 1345, en récompense de son assiduité à la prière et de ses macérations. Louis de Bavière était l'Antéchrist qui subjuguerait l'Europe et l'Afrique en 1336, tandis qu'un autre tyran surgirait en Asie. Puis surviendrait un schisme, au cours duquel régneraient deux papes. L'Antéchrist dominerait par toute la terre et nombre de sectes hérétiques apparaitraient. La mort de l'Antéchrist serait suivie de cinquante-cinq années de guerres ; les Juifs seraient convertis, et, avec la destruction du royaume de l'Antéchrist, s'ouvrirait le Millénaire. Alors les Juifs convertis posséderaient le monde ; tous seraient Tertiaires de saint François el les Franciscains seraient des modèles de sainteté et de pauvreté. Les hérétiques se réfugieraient dans des montagnes inaccessibles et dans les iles de la mer, d'où ils surgiraient à la fin du Millénaire Le second Antéchrist paraitrait alors, amenant une période de longue souffrance, jusqu'au jour où le feu du ciel le détruirait et exterminerait ses disciples. Puis viendrait la fin du monde et le Jour du Jugement.

La méditation solitaire de la prison modifia quelque peu, semble-t-il, les vues prophétiques de Jean. En 1356, il écrivit son Vademecum in Tribulatione, dans lequel il annonçait que les vices du clergé causeraient la perte de toutes les richesses de l'Église ; dans six ans, l'Église serait réduite à la pauvreté apostolique et, vers 1370, elle commencerait à recouvrer sa dignité ; l'humanité entière serait alors soumise à la domination du Christ et de son représentant sur la terre. Dans l'inter- 88 valle, les plus terribles calamités fondraient successivement sur le monde. De 1360 à 1365, les reptiles terrestres se dresseraient et détruiraient toutes les bêtes, jusqu'aux oiseaux. La tempête, le déluge et les tremblements de terre, la famine, la peste et la guerre balayeraient les méchants. En 1365 apparaitrait l'Antéchrist, et les apostats seraient si nombreux, qu'il ne resterait plus que de rares fidèles. Le règne de l'Antéchrist serait de courte durée. En 1370, un pape élu conformément à la loi canonique ramènerait l'humanité au christianisme ; après quoi tous les cardinaux seraient choisis dans l'Église Grecque. Au cours de ces tribulations, les Franciscains seraient presque entièrement exterminés, en punition du relâchement de la Règle. Mais les survivants se réformeraient et l'Ordre remplirait la terre de ses adeptes, innombrables comme les étoiles du ciel. D'ailleurs, deux Franciscains de la plus humble pauvreté seraient l'Élie et l'Énoch qui guideraient l'Église à travers ces désastreuses vicissitudes. En attendant, Jean conseillait à ceux qui désiraient survivre aux convulsions de la nature et de la société, d'accumuler, dans les cavernes des montagnes, une ample provision de fèves et de miel, de viandes salées et de fruits secs. Après la mort de l'Antéchrist commencerait le Millénaire. Pendant sept cents ans, c'est-à-dire jusqu'à l'an 2000 environ de l'ère chrétienne, le genre humain serait vertueux et heureux ; mais ensuite commencerait une décadence. Les vices existants renaîtraient, particulièrement dans les rangs du clergé, préparant la venue de Gog et de Magog, que suivrait l'Antéchrist final. — Il fallait que la hiérarchie romaine fût singulièrement impressionnable pour juger dignes d'une répression sévère ces inoffensives divagations d'hystériques.

L'influence de l'Évangile Éternel n'était pas encore entièrement épuisée. J'ai fait plus haut allusion à Thomas d'Apulie, qui, en 1388, s'entêta à prêcher aux Parisiens que le règne du Saint-Esprit avait commencé et que lui-même avait été chargé par Dieu d'en être le messager. Sa mission fut interrompue, car on l'enferma comme foui Nicolas de Buldesdorf eut une carrière analogue, à l'issue près. Vers 1445, il proclama que Dieu lui avait ordonné de faire savoir que le temps du Nouveau Testament avait pris frn, comme avait pris fin jadis le temps de l'Ancien Testament ; que la Troisième Ère et le Septième Age du monde étaient arrivés, sous le règne du Saint-Esprit., qui rétablirait l'homme en l'état d'innocence première. Quant à Nicolas lui-même, il était le Fils de Dieu, délégué pour répandre la bonne nouvelle. Il envoya au concile, qui siégeait encore à Bâle, divers traités contenant ces doctrines ; il eut même finalement l'audace de se présenter, en personne, devant les Pères. On jeta rapidement les écrits au feu et l'auteur en prison. Puis on tenta vainement, par tous les moyens, de l'amener a rétracter ses erreurs. Mais les Pères de Baie n'avaient pas pour la folie autant d'égards que les docteurs de Paris : Nicolas périt sur le bûcher en 1446.

Pourtant on continuait à chérir la conviction que le péché et la misère ne pouvaient être la fin ultime de l'existence humaine et que l'Église corrompue, qui prétendait représenter le Christ, devait faire place à une organisation plus parfaite, introduite par une révélation nouvelle. Vers 1466, à Eger, deux laïques de noble extraction, Janko et Livin de Wirsberg, se mirent à répandre des prophéties apocalyptiques, émanant, disaient-ils, d'un moine qui avait abandonné le cloître. A les entendre, le pape était l'Antéchrist, dont les cardinaux et prélats étaient les membres. Les indulgences étaient inutiles ; les cérémonies de l'Église étaient vanité ; mais le joue de la délivrance était pucelle. Déjà était né l'Oint du Christ, qui ramènerait tous les fidèles au bercail, après un massacre du clergé où seuls seraient épargnés les quatre Ordres mendiants. Le précurseur de ce nouveau sauveur serait un certain Jean de l'Est, probablement Janko lui-même, qui apparaîtrait en 1467. A la faveur de l'agitation morale qui précéda la Réforme, il n'était pas difficile de trouver des gens disposés à admettre de telles espérances. Aussi l'hérésie se propagea-t-elle rapidement à Eger et aux environs. George Podiebrad parut d'abord favoriser les sectaires ; mais il leur retira sa protection quand les autorités ecclésiastiques eurent entamé des poursuites. Le 5 décembre 1466, les deux frères furent cités devant l'évêque Henry de Ratisbonne ; après quoi le nom de Janko disparait de la procédure, soit qu'il fût mort, soit qu'il eût pris la fuite. Livin méprisa la citation ; mais, au printemps de 1467, il fut arrêté parle comte palatin Otto. L'Inquisition épiscopale lui donna à choisir entre la rétractation ou le bûcher. Il opta pour le premier parti et abjura solennellement d'ans la cathédrale. Condamné à la prison perpétuelle, il retomba dans ses erreurs et écrivit, de sa prison, à l'évêque, des lettres où il affirmait à nouveau ses hérésies. On ouvrit contre lui une seconde procédure, mais, par une mort fort opportune, il échappa au sort qui l'attendait. On n'entendit plus parler de ses disciples.

Mais le monde ne fut pas définitivement débarrassé de ce genre de spéculations. Les temps modernes mêmes n'ont pas amélioré la condition humaine au point de mettre un terme au désir d'une transformation spirituelle de la société. En 1840, Pierre Michel Vintras, contremaitre d'une fabrique de papier voisine de Bayeux, fonda une association qu'il appela l'Œuvre de la Miséricorde, et dont le but était de hâter la venue de la Troisième Ère, du règne du Saint-Esprit, sous lequel l'humanité serait régénérée et la terre deviendrait un paradis. Il séduisit habilement les dévots en ajoutant à son projet la doctrine de l'Immaculée Conception, que l'Église n'avait pas encore admise, et la restauration de l'introuvable Louis XVII. Malgré la condamnation prononcée, le 8 novembre 1843, par Grégoire XVI, la secte se multiplia par toute la France ; ce fut en vain qu'en 1849 et 1850 les conciles de Paris, de Rouen, de Tours, d'Avignon et d'Albi lancèrent contre elle les plus terribles anathèmes. En 1851, Pie IX la condamna de nouveau, mais sans grand résultat, comme une association abominable. Heureusement, l'Église du luxe siècle n'avait pas à sa disposition les ressources qui, cinq siècles plus tôt, lui avaient permis de dissiper les rêves par le sang ct par le feu. Elle eut cependant assez d'influence pour obtenir, en 1833, la condamnation de Vintras à cinq ans d'emprisonnement et 1.000 francs d'amende, pour avoir escroqué des fonds sous des prétextes fictifs. L'arrêt fut rendu malgré le témoignage favorable de ceux mêmes qui avaient versé les fonds. En prison, sa conduite fut exemplaire ; son temps était presque achevé quand la Révolution de 1848 le délivra. Mais le cléricalisme du Second Empire fut moins libéral ; Vintras dut se retirer à Londres et la secte s'éteignit peu à peu.

 

 

 



[1] Même le grand prédicateur franciscain Berthold de Ratisbonne, qui mourut en 1272, n'accordait qu'un mérite « qualifié » au travail dirigé vers le salut des âmes ; or, ce travail peut être aisément poussé trop loin. L'homme a des devoirs plus importants à remplir envers lui-même, par la prière et la dévotion. — Beati Fr. Bertholdi e Ratisbona Sermones, (Monachii, 1882, p. 29). Voyez également la comparaison établie par le même Berthold entre l'existence contemplative et la rie active ; la première est Rachel, la seconde est Léa, et cette dernière est très périlleuse quand cil ; est entièrement consacrée sua bonnes œuvres (Ibid. p. 44-5). — De même, le célébré Franciscain Spirituel, Pierre Jean Olivi, déclare : Est igitur totius rationis summa, quod contemplatio est ex suo genere perfectior omni alia actione. Cependant il admet qu'on consacre une partie de son temps au salut du prochain. — Franz Ehrle, Archiv für Litteratur- und Kirchengeschichte, 1887, p. 503.

[2] Luc, XX, 3.

[3] Bien significative est la façon dont Thomas de Celano glisse sur la question de la pauvreté dans sa première Vie de saint François, écrite en 1228, alors qu'il attache une grande importance à cette même question dans sa seconde Vie, composée après la chute d'Elias.

[4] Les arguties de casuistique, à l'aide desquelles les Conventuels se convainquirent que le moyen suggère par Grégoire IX leur permettait de s'enrichir sans transgresser la Règle, sont expliquées dans leur défense devant Clément VI en 1311, telle que fa publiée Franz Ehrle (Archiv für Lit.-u. Kirehengeschichte, 1887, p. 107-8).

[5] Elias révisait encore à exciter des désordres parmi les Franciscains. Il mourut excommunié ; un gardien franciscain fit déterrer ses restes, que l'on jeta ensuite à la voirie. Fra Salimbene donne d'abondants détails sur les mauvaises mœurs d'Elias et sur le tyrannique usage qu'il lit de son autorité. Quand il se fut retiré auprès de Frédéric II, un refrain populaire courut par toute l'Italie :

Mor attorna frati Helya,

Ke prea' ha le mala via.

(Salimbene, Chronica, Parma, 1837, p. 401-13.)

Pourtant, Affo affirme qu'Élias fut absous à son lit de mort. — Vita del Beato Gioanni di Parma, Parma, 1777, p. 31. Cf. Chron. Glassberger, ann. 1243-4.

[6] L'Historia Tribulalionum reflète le mépris des Spirituels pour le savoir humain. Adam, y est-il dit. fut poussé à la désobéissance par la soif du savoir, et revint à la grâce par la foi et non par la dialectique, la géométrie ou l'astrologie. La malignité des arts d'Aristote, la douceur corruptrice de l'éloquence de Platon sont, pour l'Eglis-, de nouvelles plaies d'Égypte. (Hist. Tribulation, 264-5). C'était dans l'Ordre une vieille tradition que François avait prédit sa ruine par suite d'une intempérance de savoir (Amolli I,egenda S. Francisci, App. cap. XI). — Karl Miller (Die Aufänge des Minoritenordens, Freiburg, 1885, p. 180) dit que l'élection de Crescenzio fut le triomphe des Puritains et que ce personnage se distinguait par son zèle ardent pour la rigoureuse observance de la Règle. Cela est si peu vrai que, le soir même de son élection, Crescenzio réprimanda les plus zélés des Frères (Th. Eccleston, Collat. XII). L'histoire de son généralat confirme le portrait que nous fait de lui l'Histoire des Tribulations. Affo (Vita di Gioanni di Parma, p. 31-2) pense que Crescenzio s'efforça de conserver une attitude impartiale, mais qu'il finit par persécuter les opposants irréconciliables.

[7] Les Vatitinia Pontificum du pseudo-Joachim restèrent longtemps populaires. Tes ai trouvé des éditions publiées à Vico de Sorrente en 1585, à Venise en 1527, 1569, 1600, 1605 et 6646, 8 Cologne en 1570, à Ferrare en 1591, à Francfort en 1400, à Padoue en 1625, et à Naples en 1660 ; il y on eut évidemment beaucoup d'autres. — Dante représente Bonaventure lui désignant les saints :

Raban è quiei, e lucemi dallato

Il Calavrese abate Gioracchino

Di spirite profetico dotato.

(Paradiso, XII.)

[8] L'auteur du Commentaire sur Jérémie avait probablement été puni pour son intempérance de langage en chaire, car (chap. I) il dénonce comme « bestiale » cette prétendue liberté de parole qui enchaine la liberté de l'esprit et ne permet au prédicateur que de discourir sur les vices de la chair.

[9] Environ un demi-siècle plus tard, Thomas d'Aquin considérait encore les spéculations de Joachim sur la Trinité comme méritant une réfutation détaillée. Vers la fin du quatorzième siècle, Eymerich reproduisit encore toute la controverse. Direct. Inquis. p. 4-6, 15-17.

[10] On prétendit que Joachim avait prédit la naissance des Ordres Mendiants (v. 43), mais ses prophéties avaient exclusivement trait au monachisme contemplatif.

[11] En 1355, la Commission d'Anagni allégua l'interprétation forcée d'un passage de la Concordia (II, I. 7) pour accuser Joachim d'avoir justifié le schisme des Grecs (Denifle, Archiv f. d.it.-II. K. 1885, p 120). Cette pensée était si loin de l'esprit du prophète, qu'il ne perdit jamais l'occasion de décrier l'Eglise orientale, en particulier à cause du mariage des prêtres grecs (e. q., y. 70, 71). Pourtant, comme il avait affirmé que l'Antéchrist était déjà né à Home, et qu'on lui objectait que Babylone était assignée comme lieu de naissance à l'Antéchrist, il n'hésita pas à déclarer que Rome était la Babylone mystique. — Rad. de Coggeshall, Chron. (Bouquet, XVIII. 76).

[12] Salimbene, énumérant les plus intimes amis de Jean de Parme, qualifie nombre d'entre eux de « grands Joachim ».

[13] D'après l'exégèse des Joachites. Frédéric Il devait atteindre l'âge de 70 ans. En 1250, quand l'Empereur mourut, Salimbene refusa de croire à la nouvelle de cette mort, et demeura incrédule jusqu'au jour ou Innocent IV, dans sa marche triomphale depuis Lyon, arriva à Ferrare, près de dix mois plus tard. Salimbene aselle à l'échange de félicitations auquel donna lieu la mort de l'Empereur. Fra Gherardino de Parme, se tournant vers l'incrédule, lui dit : « Maintenant vous êtes instruit ; laissez-là votre Joachim et appliquez-vous à la sagesse. » (Salimbene, p. 107, 227).

[14] Apocalypse, XIV. 6.

[15] Renan, Nouvelles Études, p. 296. — Joachim avait déjà employé le terme d'Évangile Éternel pour désigner l'interprétation spiritualiste de l'Evangile qui devait désormais guider le monde. Son disciple crut naturellement que les commentaires de Joachim étaient cette interprétation spiritualiste et constituaient l'Evangile Éternel, auquel il ajouta une glose et une introduction. Les Franciscains étaient nécessairement l'Ordre contemplatif qui devait répandre l'œuvre. (Voyez Denifle, Archiv für Litteratur, 1885, p. 54-59, 61.) Suivant Denifle (p. 67-70), la publication de Gherardo consistait seulement en l'Introduction et la Concordia. L'Apocalypse et le Decachordon devaient paraître ensuite ; mais cette aventureuse entreprise fut interrompue.

[16] Il me parait que les laborieuses recherches du Père Denifle ont suffisamment prouvé que les erreurs communément imputées à l'Evangile Eternel (D'Argentré, I. I. 165-5 ; Eymeric. Direct. Inq. P. n. Q. 9 ; Hermann. Korneri Chron. ap. Eccard. Corp. Hist. Med. Ævi II. 849-51), sont dues aux accusations partiales que Guillaume de Saint-Amour (ubi sup. p. 76-86) envoya à Rome et qui provoquèrent une interprétation erronée et exagérée des tendances rebelles de l'ouvrage. Cependant le Père Denifle prétend établir que le seul résultat de la Commission d'Anagni, en juillet 1255, fut la condamnation des doctrines de Gherardo, et que les œuvres de Joachim, à l'exception du traité contre Pierre Lombard, n'ont jamais été condamnées par l'Eglise. Pourtant, si l'on laisse de côté les exagérations de Guillaume de Saint-Amour, il y a, en réalité, une bien minime différence de principes entre Joachim et Gherardo ; si le premier ne fut pas condamné, la faute n'en est pas à la Commission d'Anagni, qui les classa tous deux ensemble ; elle s'efforça énergiquement de prouver l'hérésie de Joachim et même de montrer que cet hérétique n’avait jamais abandonnés son erreur concernant la Trinité (ubi sup. p. 137-41). — Mais s'il y avait peu de différence dans la lettre, il y avait une divergence d'esprit marquée entre Joachim et son commentateur. Le premier édifiait, le second détruisait dans le domaine de l'Eglise existante. Voyez Tocco, Archivio Srorica Italiano, 1886.

[17] Pour la paternité de l'Evangile Eternel, voyez Tocco, L'Eresia nel Medio Evo, p. 473-4, et l'étude du même sur Denifle et Haupt, dans l’Archivio Storico Italiano, 1886 ; Renan, 248, 277 ; Denifle, ubi sup. p. 57-8. — Une des accusations portées contre Guillaume de Saint-Amour fut qu'il s'était plaint du retard apporté à la condamnation de l'Evangile Eternel. Il répliqua à cette accusation en faisant allusion à l'influence des gens qui défendaient les erreurs de Joachim. Dupin, Bibl. das Auteurs Ecclés. T. X. ch. VII. — Thomas de Cantimpré affirme que Saint-Amour aurait remporté la victoire sur les Ordres Mendiants s'il n'avait eu contre lui l'érudition et l'éloquence d'Albert le Grand. Bonum Universale, lib. II. c. IX.

[18] Wadding. ann. 1256, n° 2. — Affo (lib. II. c. IV) soutient que la démission de Jean de Parme fut toute spontanée, qu’il ne fut l'objet d'aucune accusation et que le pape et les Franciscains se laissèrent difficilement convaincre de permettre qu'il se retirât. Affo cite Salimbene (Chronica, p. 137), comme affirmant la répugnance du chapitre à accepter cette démission ; mais il ne mentionne pas l'assertion du même auteur, que Jean déplaisait à Alexandre et à nombre des ministres de l'Ordre par suite de sa foi trop ardente en Joachim (Ibid. p. 131).

[19] Bien quo Salimbene eût abandonné prudemment le Joachisme, il ne perdit jamais sa foi en la puissance prophétique de Joachim. Longtemps après, jugeant des Ségarellistes suspects, il donne comme raison de sa méfiance que, si ces gens étaient inspirés de Dieu, Joachim aurait prévu leur Ordre comme il avait prédit ceux des Mendiants (Ibid. 123-4). — Il faut remarquer le silence que garde l'Histoire des Tribulations en ce qui touche l'Évangile Éternel. D'un commun accord, cette œuvre dangereuse fut, semble-t-il, ignorée de tous les partis.

[20] Pour les vrais Franciscains, la Règle et l'Evangile étaient une seule et même chose.

[21] Pierre Jean Olivi déclare avoir lui-même entendu Bonaventure, dans un chapitre tenu à Paris, affirmer qu'il consentirait à être réduit en poudre, si jamais il prétendait ramener l'Ordre à l'état conçu par saint François. — Franz Ehrle, Arvhiv. für L-u K. 1887, p. 517.

[22] C'est ici la première fois qu'il est possible de relater avec quelque exactitude le développement et l'histoire des Franciscains Spirituels, grâce à Franz Ehrle, S. J., qui a publié lev plus importants documents relatifs au schisme de l'Ordre, en les élucidant à l'aide de toutes les ressources d'une stade érudition. Les nombreux renvois à ses articles montrent combien ses travaux m'out aidé dans mon étude.

[23] Dante oppose Acquasparta à Ubertino de Casale, dont nous parlerons plus longuement ci-après (Paradiso, XII).

[24] Pierre Jean Olivi participa si peu à ce mouvement de rébellion qu'il écrivit un ouvrage pour prouver la légalité de l'abdication de Célestin et de la succession de Boniface (Franz Ehrle, Archiv. f. L.- u. K. 1887, p. 525).

[25] Franz Ehrle pense que le refuge des Spirituels fut l'île de Trizonia, dans le golfe de Corinthe (Archiv. f. L.- u. K. 1886, p. 313-14).

[26] L'esprit de l'époque apparaît dans le spécimen des attaques de Jacopone contre Boniface (Combe, op. cit. 312.) — Savonarole rapporte, dans une sermon une histoire qui assurément avait quelque fondement de vérité : Jacopone, introduit un jour devant le consistoire des cardinaux et invité à prêcher, aurait solennellement déclaré par trois fois : « Je m'étonne qu'en raison de vos péchés la terre ne s'ouvre pas pour vous engloutir. » — Villari, Fra Savonarola, 2. éd., t. II. p. 3.

[27] Quand Geronimo d'Ascoli fut élu pape, on le presse de poursuivre Olivi. Mais il refusa, exprima sa t ès haute considération pour le talent et la piété de cet homme, et déclara qu'en le châtiant jadis il avait eu simplement dessein de l'avertir (Hist. Trib. loc. cit. 1886, p. 289).

[28] On assigne généralement la date de 1297 à la mort d'Olivi ; mais le Transitas &mai Patrie, un des livres favoris de ses disciples, dit que cette mort survint le vendredi 14 mars 1297 (Bernard. Guidon. Practica, P. v) : or, le 14 mars tombait na vendredi en 1298. L'habitude de commencer l'année à Piques explique la substitution de 1297 à 1298. — On croit que ses os furent exhumés et brûlés quelques mois après l'inhumation, sur l'ordre du général Giovanni di Murro (Tocco, op. cit. p. 503). Wadding affirme erse qu'ils furent deux fois exhumés (ana. 1297, te 36). Eymerich mentionne une tradition d'après laquelle ses restes auraient été portés à Avignon et jetés nuitamment dans le Rhône (Evmerici Direct. Inquis. p. 313). Le culte dont ces reliques furent l'objet prouve que cette tradition n'était pas fondée. Bernard Gui, la meilleure autorité que l'on puisse invoquer ici, en commentant le Transitus, dit que les restes d'Olivi furent emportés en 1328 et cachés en un lieu que nul ne connaît — sans doute par des disciples désireux d'empêcher qu'on profanât ces' restes par une exhumation.

[29] La haine invétérée des Conventuels fut encore assez puissante, en 1400, pour obtenir que le chapitre tenu à Terni défendît, sous peine d'emprisonnement, à tout membre de l'Ordre, de posséder des livres d'Olivi. — Franz Ehrle (ubi sup. 1887, p. 457-8).

[30] Wadding (ann. 1297, ne 33-5) voit, en Pons Botugati, saint Pons Carbonelli, l'illustre maitre de saint Louis de Toulouse. Franc Eberle (Archiv. für L.-u. E. 1886. p. 300) déclare ne pouvoir trouver aucune preuve de cette identité entre les deux personnages. D'autre part, l'auteur de l'Hist. Tribulat., en rendant compte de cette affaire sans négliger un seul détail, n'aurait pas omis un fait aussi impur tant pour la cause qu'il servait.

[31] Tocco (Archivio Storico Italiano, T. XVII, n° 2 ; cf. Franz Ehrle, Arciv für L.-u K. 1887, p. 493) a récemment trouvé dans la Bibliothèque Laurentienne un manuscrit du Commentaire sur l'Apocalypse, d’Olivi. Le livre contient tous les passages cités dans la condamnation, ce qui prouve que la commission chargée de juger l'ouvrage n'inventa pas ces citations. Mais comme l'exemplaire date du XVe siècle, cette découverte n'affaiblit en rien la valeur de notre hypothèse concernant les interpolations introduites par ses disciples après sa mort.

[32] Une des accusations portées, en 1319, contre Bernard Délicieux, était d'avoir envoyé à Arnaud certaines formules magiques pour envoûter le pape Benoit. On trouva un témoin prêt à jurer que ces pratiques avaient causé la mort du pape. — Mss. Bib. Nat fonds latin, n° 4270, fol. 12, 50, 51, 61.

[33] A l'heure même où le général Gonsalvo cherchait à réprimer la cupidité des moines, ceux-ci obtenaient de l'empereur Henry VII un décret annulant un statut local de Nuremberg, par lequel il était défendu aux citoyens de leur donner plus d'une seule pièce d’or ou d’une seule mesure de blé à la fois. — Chron. Glassberger, ann. 1310.

[34] Fra Francesco del Borgo San Sepolcro, qui fut jugé, en 1311, par l'Inquisition à Assise, pour avoir prétendu posséder le don de prophétie, était probablement un Joachite toscan qui refusa de se soumettre (Franz Ehrle, Archiv für L.-u. K. 1857, p. 11).

[35] La collection des brefs pontificaux relatifs à la Saxe, récemment publiée par Schmidt (Pübstliche Urkunden und Regesten, p. 87-296) explique les sommes immenses urées, par Jean XXII, de la seule des canonicats. Ce n’est pas exagérer de dire que plus de la moitié des rescrits lancés durant son pontificat concernent des nominations de ce genre. — Les comptes du receveur pontifical pour la Hongrie en 1320 montrent avec quelle exigence la curie réclamait les premiers revenus des plus pauvres bénéfices, et quels énormes frais entrainaient la procédure. Le receveur porte à son actif 1.913 florins d'or qu'il a reçus et dont 732 seulement furent verses au trésor pontifical. (Theiner, Monumenta Mayor. I. 147). — Des apologistes modernes se sont efforces d'expliquer, à l'aide d'arguments divers et ingénieux, la rémission des crimes et des péchés dans les Taxes de Chancellerie et de Pénitencerie. Il suffit de faire observer que, quelle que fût la théorie, la pratique consistait à vendre l'impunité en voilant à peine ce trafic de raisons qui ne trompaient personne. Quand devinrent trop pressantes les voix réclamant la convocation d'un concile général pour arrêter les progrès du Luthéranisme, et quand Rome s'efforça de détourner l'orage par des promesses de réforme, Pie III, vers 1536, demanda conseil à ses cardinaux. Un des rapports qu'un lui soumit reconnait que les taxes de la chancellerie scandalisent beaucoup d’âmes pieuses, mais s'efforce de justifier ces taxes en arguant que le montant en est payé, non pour l'absolution, mais comme « satisfactions » ou pénitence pour le péché ; il est donc juste que cet argent soit employé aux innombrables œuvres pies du Saint-Siège (Döllinger, Beiträge zur politichen, kirchliechen und Culturgeschichte, III, 210). Cette casuistique ne satisfit pas la commission de cardinaux qui, en 1538, élabora le célèbre Concilium de emendanda Ecclesia. Les prélats déclaraient hautement que la Pénitencerie et la Daterie sont le refuge de quiconque achète à pris d'or l'impunité causant, par toute la Chrétienté, un scandale indescriptible. L'Eglise, disaient-ils, n'hésitait pas à conserver des abus qui mèneraient à la ruine tout royaume ou toute république (Le Plat, Monument. Concil. Trident. II. 441).

[36] Pourtant, dans son interrogatoire, Bernard nia ces allégations, ainsi que la doctrine d'Olivi affirmant que le Christ était vivant quand il avait été frappé de la lance pendant la Crucifixion. Cependant il déclara que certains manuscrits de saint Marc autorisaient cette opinion (fol. 167-8). — On ne sait pas bien quel fut le sort des autres Olivistes jugés à Marseille. D'après le texte, il appert que certains d'entre eux, du moins, furent emprisonnés. Les autres furent probablement renvoyé, avec des pénitences légères, car, en 1325, un cordonnier de Narbonne, Blaise Boerii, comparaissant devant l'Inquisition de Carcassonne, confessa qu’il avait rendu visite un jour à trois d'entre eux, un autre jour à quatre de ces Olivistes, domicilies à Marseille, qu'il les avait reçus chez lui et les avait ensuite reconduits. — Doat, XXVII. 7 sq.

[37] Le cas de Raymond Jean éclaire d'un jour tout particulier l'existence des Spirituels persécutés. Dès 1312, cet homme avait commencé à dénoncer l'Église comme la Prostituée de Babylone et à prophétiser son propre sort. En 1317, il était au nombre des appelants qui furent mandés à Avignon, où il fit sa soumission. Replacé sous le contrôle de son Ordre, il fut envoyé par son supérieur au couvent d'Anduze, où il demeura jusqu'au jour où il apprit le sort qu'avaient subi, à Marseille, ses courageux compagnons. Il s'enfuit alors avec un confrère et arriva Béziers, où tous deux trouvèrent refuge dans une maison, en compagnie de plusieurs femmes, également rebelles à l'Ordre. Ils demeurèrent cachés dans cette retraite pendant trois ans. Puis Raymond mena une vie errante et s'associa pendant quelque temps à Pierre Trencavel. Il fit un voyage outre-mer. A son retour, il adopta l’habit de prêtre séculier et se consacra à la cure des âmes, d'abord en Gascogne, puis à Rodez ou à l'est du Rhône. Capturé finalement en 1325, il comparut devant l'Inquisition de Carcassonne et, à la suite de souffrances prolongées, se résigna à abjurer. La sentence qui le frappa n'est pas connue ; ce dut être l'emprisonnement perpétuel. — Doat, XXVII. 7 sq.

[38] Pour le sort des écrits d'Arnaud de Villeneuve dans l’Index Expurgatorius, voyez Reusch, Der Index der nerbotenen Bûcher, I. 334. Deux des ouvrages condamnés en 1316 ont été retrouvés, traduits en italien, dans un manuscrit de la Bibliothèque Magliabecchi, par Tocco, qui en donna la description dans l'Archivio Storico Italiano, 1886, n° 6, et dans le Giornale Storico della Lett., Ital. VIII. 3.