Dans un
chapitre précédent de cet ouvrage, nous avons montré les Mendiants prenant
une part active à l'extermination de l'hérésie. Nous allons voir maintenant
comment les Franciscains subirent à leur tour les effets de cet esprit de
persécution qu'ils avaient tant contribué à fortifier. Les
deux Ordres avaient une mission commune : relever l'Église de la profonde
dégradation où elle était tombée. Mais les Dominicains étaient
particulièrement armés pour agir dans le monde. Ils attiraient de préférence
les âmes ardentes et belliqueuses. Comme devaient le faire de nos jours les
Jésuites, ils s'adaptaient bien à l'existence séculière. Cet esprit « mondain
», lié au succès de l'Ordre, souleva peu d'opposition dans son sein.
Volontiers on accepta la puissance et le luxe et l'on en jouit sans remords.
Thomas d'Aquin lui-même, après avoir, comme on sait, défendu éloquemment,
contre Guillaume de Saint-Amour, les mérites de la pauvreté absolue, admit
plus tard que cette pauvreté fût proportionnée à la tâche que l'Ordre était
appelé à remplir. Il n'en
était pas de même des Franciscains. Sans doute, nous savons que les
fondateurs de l'Ordre avaient eu dessein de créer quelque chose de plus
qu'une confrérie vouée à la vie contemplative. Pourtant, l'idée de contribuer
au salut de l'individu en lui offrant une retraite, loin du monde et des
tentations humaines, tenait dans leur esprit une place plus importante que dans
celui de Dominique et de ses con4nuateurs[1]. L'absolu pauvreté et
l'abnégation étalent let ; principes fondamentaux de l'Ordre, qui animât
inévitablement les âmes, désireuses de chercher un refuge contre les tentations
de la vie, vers la contemplation, la méditation et se renoncerait à tous les
plaisirs du monde. Tandis
que l'institution croissait en prospérité et en puissance, des divergences
surgissaient dans son sein. D'une part se développait un penchant au
mysticisme, autorisé sans doute par la désignation d'Ordre Séraphique que
revendiquait le Franciscanisme, mais dont les adeptes trouvaient parfois un
peu lourdes les chaines de l'orthodoxie. D'autre part, les hommes qui
continuaient à partager les théories des fondateurs sur l'obligation de la
pauvreté absolue, souffraient dans leur conscience à voir une accumulation
croissante de richesses et, comme conséquence, un déploiement continuel de
faste ; ils repoussaient avec indignation les sophismes par lesquels on cherchait
à concilier la prospérité matérielle de l'Ordre avec le renoncement à tout
bien terrestre. D'ailleurs,
des trois vœux de pauvreté, d'obéissance et de chasteté, aucun ne pouvait
être rigoureusement observé. Le premier était incompatible avec les
nécessités humaines ; les deux autres trouvaient un obstacle dans les
passions individuelles. En ce qui concerne la chasteté, toute l'histoire de
l'Église montre combien l'application de cette règle était impraticable.
L'obéissance, interprétée comme l'abandon complet de la volonté, ne pouvait
se concilier avec la conduite des affaires humaines ; c'est ce qui apparut de
bonne heure, lorsque Frère Haymo de Feversham renversa le provincial de
Paris, Grégoire, et, peu après, tint tête au général Élias, dont il obtint la
destitution. Quant à la pauvreté, nous verrons quelles inextricables
complications provoqua cette question, en dépit des efforts tentés
successivement par les papes, jusqu'au jour où l'impérieuse volonté et le bon
sens résolu de Jean XXII ramenèrent l'Ordre, du haut de ses sommets
séraphiques, à l'intelligence des nécessités pratiques de l'existence.
Malheureusement, l'intervention du pape donna naissance à un schisme. Ce qui
accrut encore le trouble, c'est que saint François, prévoyant qu'on tenterait
de secouer le joug de sa Règle, avait, dans son testament, strictement
interdit tout changement, toute glose, toute interprétation, et ordonné que
ces instructions fussent lues dans tous les chapitres de l'Ordre. De plus, la
légende franciscaine, en se développant, fit de la Règle mut sorte de
révélation divine, égale en autorité à l'Évangile, si bien que saint François
fut bientôt glorifié plutôt comme un être divin que comme un homme. Même
avant la mort du fondateur, en 1e26, on trouve un Franciscain professant
ouvertement, à Paris, certaines hérésies, dont on ne nous dit pas la nature,
et qui probablement devaient être les rêveries mystiques d'un cerveau
déséquilibré. Comme il n'existait pas d'Inquisition à cette époque et que le
coupable n'était pas justiciable de l'autorité épiscopale, on le fit comparaître
devant le légat du pape. En présence de ce juge, il proféra nombre
d'assertions contraires à la foi orthodoxe et fut puni d'emprisonnement à
vie. Ce fut là comme un symptôme de ce qui allait suivre. Toutefois, il
s'écoule un temps assez long avant qu'on n'entende parler à nouveau de faits
analogues. Les
premières difficultés qui se présentèrent concernaient l'obligation de la
pauvreté. Le second de saint François, dans l'Ordre fondé par lui, était
Élias. François, avant de partir en mission pour convertir le Soudan, avait
envoyé Élias, comme provincial, dans les pays d'outre-mer. Lui-même,
lorsqu'il revint de son expédition, ramena Élias avec lui. Au premier
chapitre général, en 1221, comme François était trop faible pour présider,
Élias remplit l'office d'orateur. François, assis aux pieds de son disciple,
tirait la robe d'Élias chaque fois qu'il désirait que celui-ci prit la
parole. En 1223, on voit Césaire, provincial d'Allemagne, se rendre en Italie
« auprès du bienheureux François ou du Frère Élias ». Quand, devenu infirme,
ou se sentant incapable de maintenir la discipline, François abandonna le
généralat, Élias devint vicaire-général de l'Ordre, et François se soumit à
ce nouveau chef avec l'humilité du plus infime de ses Frères. A la mort du
saint, en octobre 1226, ce fut Élias qui fit connaître la nouvelle aux Frères
répandus sur toute la surface de l'Europe et qui leur révéla les stigmates
que François, dans son humilité, avait toujours tenus cachés. En février
1227, Giovanni Parenti, de Florence, fut élu Général ; mais, en fait, Élias
parait être resté le chef de l'Ordre. Élias était mondain et ambitieux ; il
avait la réputation d'être un des plus habiles hommes d'affaires que possédât
alors l'Italie. Il prévoyait la haute influence qui devait s'attacher à la
direction de l'Ordre et, pour atteindre à cette puissance, il se montrait peu
scrupuleux dans le choix des moyens, il entreprit, à Assise, l'édification
d'une somptueuse église destinée à recevoir les restes de l'humble François
et, pour mener à bien cette entreprise, n'épargna pas les demandes (l'argent.
Le seul fait de manier ainsi de l'argent était une abomination aux yeux de
tous les Frères fidèles. Pourtant, toutes les provinces furent invitées à
fournir leur contribution ; un coffre en marbre fut placé devant la façade de
l'édifice pour recevoir des offrandes. C'était là plus qu'on ne pouvait
tolérer. Frère Léon se rendit à Pérouse pour consulter le bienheureux Giles,
qui avait été le troisième disciple immédiat de saint François. Giles déclara
que ces pratiques étaient contraires aux préceptes du fondateur. « Faut-il
donc que je brise le coffre ? » demanda Léon. « Oui », répondit
Giles, « si vous êtes mort ; mais si vous êtes vivant, laissez faire, car
vous ne seriez pas capable d'endurer les persécutions d'Élias. » Malgré ce
bon avis, Léon alla à Assise et, aidé de quelques compagnons, brisa le
coffre. Élias remplit la ville des éclats de sa fureur et Léon dut se
réfugier dans un ermitage. Quand
l'édifice fut suffisamment avancé, en 1230, on tint un chapitre général pour
effectuer la translation solennelle des restes du saint. Élias chercha à
profiter de cette occasion pour se faire élire général. A cet effet, il
convoqua seulement les Frères dont l'appui lui était acquis. Mais Giovanni
eut vent de la chose et multiplia les convocations. Alors Élias fit
transférer le corps de saint François avant que les Frères se fussent
assemblés. Ses partisans tentèrent d'anticiper sur l'action du chapitre,
enlevèrent Élias de sa cellule, enfoncèrent les portes de la salle et
placèrent leur chef sur le siège réservé au général. Giovanni se présenta
soudain et, après une tumultueuse discussion, les amis de ce dernier
l'emportèrent. Les perturbateurs furent dispersés dans les diverses
provinces. Élias se retira dans un ermitage, où il laissa croître ses cheveux
et sa barbe. Par cette marque de piété, il se réconcilia avec l'Ordre.
Finalement, au chapitre de 1232, il vit son ambition satisfaite. Giovanni fut
déposé et lui-même élu général. Ces
intrigues montrent avec quelle rapidité les partis se dessinaient au sein de
l'Ordre. Presque dès l'origine, des dissentiments avaient surgi au sujet de
l'insoluble problème que constituait le principal objet de la Règle, la
pauvreté absolue. Dans la première relation de la vie de François, écrite par
son bien-aimé disciple Frère Léon et remontant, d'après les calculs de M.
Sabatier, è 4227, l'historien rapporte que François ne fut pas satisfait de
sa première Règle et qu'il en élabora une seconde. Celle-ci se perdit fort à
propos ; saint Bonaventure accuse Élias de l'avoir fait disparaître. Alors
François se retira de nouveau sur le mont Alverno, en compagnie des frères
Léon et Bonizo, et rédigea une troisième Règle, sous la dictée du Christ.
Nombre de serviteurs de l'Ordre, redoutant que la rigueur de la Règle ne fût
insupportable, vinrent, avec Élias, rejoindre le saint et déclarèrent qu'ils
ne se laisseraient pas lier par ses prescriptions. François, levant les yeux
au ciel, dit : « Seigneur, ne t'avais-je pas annoncé qu'ils refuseraient de
me croire ? » Mais une voix d'en haut répondit : « François, il n'y a rien de
toi dans cette Règle. Elle émane tout entière de moi et ma volonté est
qu'elle soit observée è la lettre, sens discussion. Je sais ce que peut
supporter la faiblesse humaine. Que ceux qui ne veulent pas obéir abandonnent
l'Ordre. » Les serviteurs se retirèrent, dit-on, émerveillés et
terrifiés ; néanmoins ils effacèrent de la Règle le commandement divin : «
N'emportez rien pour le chemin, ni bâton ni sac, ni pain ni argent, et n'ayez
point deux habits[2]. » Même en admettant qu'on ait
plus tard introduit dans ce récit l'élément miraculeux, l'histoire n'en
atteste pas moins la lutte que François dut soutenir contre ses disciples
immédiats. On peut sans peine croire ce que rapportent ses historiens des
difficultés qu'il éprouva à imposer l'observance du précepte ordonnant aux
moines de ne posséder qu'une robe[3]. Les factions qui déjà se
dessinaient étaient irréconciliables et leur antagonisme s'accentua
constamment au cours des progrès de l'Ordre lui-même. Le
parti mondain chercha bientôt à s'affranchir de la lourde contrainte que lui
imposaient les Règles du fondateur. Le testament de François n'était pas
encore vieux de cinq ans, que déjà l'on avait méprisé les instructions par
lesquelles le fondateur avait paré aux interprétations artificieuses couvrant
des infractions à la Règle. Le chapitre de 1231 s'était adressé à Grégoire IX
pour savoir si, à cet égard, le testament avait pour l'Ordre une autorité
obligatoire. Le pape répondit négativement. vu que François ne pouvait
enchainer ses successeurs. Les Frères demandèrent aussi ce que valait
l'interdiction de posséder de l'argent ou des terres. Grégoire conseilla
ingénieusement d'employer, à cette fin, des personnes tierces, qui
conserveraient l'argent et paieraient les dettes des Frères ; ces gens
devraient être considérés non comme les agents des Franciscains, mais comme
les agents de ceux qui versaient les sommes ou de ceux à qui les sommes
devaient être payées. Ces
gloses, faussant le sens de la Règle, ne furent pas acceptées sans une
énergique opposition qui menaça de causer un schisme. On imagine sans peine
avec quelle amertume les membres convaincus de l'Ordre assistaient à cette
rapide corruption ; leurs sentiments ne furent pas atténués par l'usage
qu'Élias fit de son pouvoir. On assure que la sensualité et la cruauté de cet
homme désorganisèrent l'Ordre tout entier. Son gouvernement était le pur
arbitraire : pendant sept ans, au mépris des règles établies, il ne tint pas
un seul chapitre. Pour achever le vaste édifice d'Assise, il leva sur toutes
les provinces des tributs écrasants. Les hommes qui lui résistaient se
voyaient reléguer dans des pays lointains. Même, n'étant encore que vicaire,
il avait fait fouetter jusqu'au sang saint Antoine de Padoue, venu à Assise
en pèlerinage au tombeau de François ; Antoine, pour toute protestation, se
contenta de dire : « Dieu vous pardonne, mes Frères ! »Plus à plaindre fut
Césaire de Spire, nominé en 1221 provincial d'Allemagne par saint François
lui-même et organisateur de l'Ordre au nord des Alpes. Chef des austères
mécontents connus sous le nom de Césariens, Césaire éprouva le poids de la
colère d'Élias. Jeté en prison, il resta dans les fers pendant deux ans. A la
fin, on le délivra de ses chaines, et, au début de l'année 1239, comme son
geôlier avait laissé ouverte la porte de son cachot, Césaire osa sortir pour
détendre sous le soleil d'hiver ses membres engourdis. Le geôlier revint et
crut à une tentative d'évasion. Redoutant l'impitoyable courroux d'Élias, il
courut après le prisonnier et lui porta un coup mortel avec un gourdin.
Césaire fut le premier des nombreux martyres qui versèrent leur sang pour la
rigoureuse observance d'une Règle toute empreinte d'amour et de charité[4]. La
coupe était pleine à déborder. En 1237, Élias avait envoyé, dans les diverses
provinces, des visiteurs dont la conduite avait provoqué une exaspération
générale. Les Frères de Saxe en appelèrent à Élias contre le personnage
chargé de visiter leur province. Comme cet appel restait vain, ils
transmirent leur plainte à Grégoire. Le pape finit par intervenir. Un
chapitre général fut convoqué en 1239. Là, après une scène orageuse à
laquelle assistèrent Grégoire et neuf cardinaux, le pape annonça à Élias
qu'il était prit à accepter sa démission. Peut-titre y eut-il, dans cet acte,
une intention politique autant qu'un scrupule d'ascétisme. Mais Élias était
adroit diplomate et s'était assuré la bienveillance de Frédéric Il.
L'Empereur manifesta aussitôt son mécontentement, car Élias, disait-on, travaillait
alors à réparer la brèche entre la papauté et l'empire. En tout cas, il est
certain qu'Élias trouva aussitôt asile auprès de Frédéric, dont il devint
l'ami intime. Grégoire essaya de s'emparer de sa personne en l'invitant à une
conférence, mais cette tentative échoua. On accusa alors Élias d'avoir, à
Cortone, visité, sans permission, de pauvres femmes, et comme il refusait de
comparaitre, il fut excommunié[5]. Ainsi
se formèrent, dans l'Ordre franciscain, deux partis bien caractérisés, qui
furent désignés sous le nom de Spirituels et de Conventuels. Les premiers
adhéraient rigoureusement à la lettre même de la Règle ; les autres
cherchaient à en relâcher la rigueur en alléguant les exigences de la nature
humaine et de l'existence mondaine. Après la chute d'Élias, la suprématie
appartint aux Spirituels pendant les courts généralats d'Albert de Pise et de
Haymo de Feversham. En 1244, les Conventuels triomphèrent dans l'élection de
Crescenzio Grizzi da Jesi, sous le généralat duquel arriva ce que les
Spirituels appelèrent la Troisième tribulation ; car, d'après leurs
spéculations apocalyptiques, ils devaient subir sept tribulations avant que
le règne du Saint-Esprit vint ouvrir le Millénaire. Crescenzio suivit les
errements d'Élias. En 1242, sous Haymo, on avait tenté de concilier la Règle
et la déclaration faite par Grégoire en 1231. Quatre des plus réputés
docteurs de l'Ordre, ayant pour chef Alexandre Hales, avaient publié la Declaratio
Quatuor Magistrorum, mais toute leur subtilité de logiciens avait échoué.
L'Ordre grandissait sans cesse ; sans cesse, il acquérait des biens et voyait
croître ses besoins matériels. Nous avons une image de ce qui se passait dans
l'Europe entière par la bulle dans laquelle, en 1239. Grégoire IX autorisait
les Franciscains de Paris à acheter un nouveau terrain pour agrandir leur
monastère de Saint-Germain des Prés. En 1244, au chapitre qui élut
Crescenzio, l'Anglais John Kethene obtint, malgré l'opposition de presque
toute l'assemblée, le rejet de la définition de Grégoire. Mais le triomphe
des Puritains fut de courte durée. Crescenzio sympathisait avec le parti
conventuel et demanda l'appui d'Innocent III. En 1245, le pape répondit par
une déclaration dans laquelle il renouvela celle de Grégoire IX autorisant le
dépôt de sommes d'argent entre les radins de personnes qui seraient
considérées comme les agents des donateurs et des créanciers ; en outre, il
déclarait ingénieusement que les immeubles et les domaines, dont la
possession était interdite à l'Ordre, devaient être tenus comme appartenant
au Saint-Siège et mis par ce dernier à la disposition des moines. L'autorité
pontificale elle-même ne pouvait faire que ces subterfuges transparents
levassent les scrupules des Spirituels. La
sécularisation croissante de l'Ordre provoquait une agitation continuelle.
Avant de prononcer ses vœux, Crescenzio avait été juriste et médecin ; aussi
se plaignait-on, de plus, qu'il encourageât les frères à acquérir la vaine et
stérile science d'Aristote plutôt qu'à se pénétrer de la sagesse divine. A
l'instigation de Simone da Assisi, de Giacopo Manfredo, de Matteo da Monte
Rubiano et de Lucido, soixante-douze Frères, trouvant Crescenzio sourd à
leurs remontrances, préparèrent un appel à Innocent. Crescenzio prit les
devants et obtint du pape une décision en vertu de laquelle il châtia les
récalcitrants, en les dispersant, deux par deux, dans les diverses provinces.
Heureusement, son règne dura peu. Tenté par l'évêché de ksi. Il se démit de
sa dignité et eut pour successeur, en 4248, Giovanni Borelli, plus connu sous
le nom de Jean de Parme. Celui-ci était. â cette époque, maitre de théologie
à l'Université de Paris[6]. L'élection
de Jean de Parme marqua une réaction en faveur de la stricte observance. Le
nouveau général était animé d'un zèle pieux pour l'idéal de saint François.
Les Spirituels exilés furent rappelés et autorisés à choisir leurs
résidences. Au cours des trois premières années, Jean visita, à pied, tous les
établissements de l'Ordre. Accompagné parfois de deux moines, parfois d'un
seul-, toujours pauvrement vêtu, il réussissait à n'être pas reconnu et
pouvait ainsi passer plusieurs jours dans un couvent, observant l'attitude et
la conduite des Frères ; puis il se faisait connaître et corrigeait les abus.
Dans l'ardeur de son zèle, il n'épargnait les sentiments de personne. Un
lecteur de la Marche d'Ancône, revenant de Rome dans son pays, s'étonne de
l'extrême sévérité d'un sermon prononcé par Jean et affirme que les Frères de
la Marche n'auraient jamais permis qu'une autre personne leur adressât de
telles paroles. Comme on lui demandait pourquoi les maîtres présents
n'étaient pas intervenus : « Comment l'eussent-ils pu faire ? »
répondit-il, c'était un torrent de feu qui coulait des lèvres de cet homme. »
Jean suspendit l'application de la déclaration d'Innocent IV jusqu'au jour où
le pontife, mieux informé, aurait donné son avis. Cependant il ne put enrayer
les tendances croissantes au relâchement de la Règle ; le seul résultat de
ses efforts fut d'accentuer l'opposition des deux partis. Après une
consultation entre plusieurs membres influents de l'Ordre, on décida de
soumettre à Alexandre IV des accusations formelles contre Jean et ses amis.
En fait, l'attitude agressive des Spirituels donnait à cette attaque quelque
couleur de raison. Pour
comprendre la position des Spirituels à cette époque et celle qu'ils
assumèrent plus tard, il est nécessaire de jeter un coup d'œil sur un des
plus remarquables mouvements d'opinion qu'ait vus naitre le XIIIe siècle.
Dans les premières années de ce siècle était mort Joachim de Flore, qui fut,
en quelque sorte, le fondateur du mysticisme moderne. Issu d'une famille
riche et noble, formé à la vie de cour auprès du normand Roger, duc d'Apulie,
Joachim fut pris, tout jeune, du désir de voir les Saints Lieux et partit
pour l'Orient avec une suite nombreuse. Quand il arriva à Constantinople, la
peste faisait rage dans la ville. Joachim fut si vivement ému des misères et
des vanités de ce monde qu'il congédia ses gens et poursuivit sa route en
humble pèlerin, n'emmenant, qu'un seul compagnon. Sa légende rapporte que,
dans le désert, il tomba à terre, épuisé par la soif ; il eut alors une
vision. Un homme, debout auprès d'une rivière d'huile, lui apparut et lui dit
: « Abreuve-toi de cette onde. » Joachim but jusqu'à satiété et quand il
s'éveilla, bien qu'il eût été jusqu'alors illettré, il posséda soudain la
connaissance parfaite de l'Écriture. Il passa le Carême suivant dans une
vieille citerne du Mont Tabor. Pendant la nuit de la Résurrection, il se vit
entouré d'une rayonnante clarté ; son âme se remplit d'une illumination
divine, si bien qu'il comprit la• concordance de l'Ancienne Loi et de la Loi
Nouvelle, et que toute difficulté, toute obscurité disparut pour lui. Ces
contes, transmis jusqu'au XVIIe siècle, montrent quelle profonde et durable
impression Joachim laissa dans l'esprit des hommes. Dès
lors, Joachim consacra sa vie au service de Dieu. Quand il fut revenu dans
son pays, il évita la maison paternelle et commença à prêcher parmi le
peuple. Mais, la prédication étant interdite aux Iniques, il entra dans le
clergé en se faisant admettre dans le sévère Ordre cistercien. Nommé abbé de
Coran.), il s'enfuit, mais fut ramené de force et contraint à assumer les
devoirs de sa charge jusqu'en 1181, époque où il se rendit à Rome et obtint
de Lucius III la permission de se démettre. Comme la rigoureuse discipline de
Cîteaux ne satisfaisait pas sa soif d'austérité, il se retira dans un
ermitage à Pietralata. Là, sa réputation de sainteté lui attira des
disciples. Malgré son amour pour la solitude, il se trouva bientôt à la tête
d'un Ordre nouveau, dont la Règle, antérieure à celle des Mendiants et
prescrivant déjà la pauvreté, fut approuvée par Célestin III en 1196. Bientôt
l'Ordre déborda hors de la maison-mère de San Giovanni in Fiore et essaima
dans plusieurs autres monastères. Joachim
se considérait comme inspiré. Si, en 1200, il soumit sans réserve ses œuvres
au Saint-Siège, il n'hésita pourtant pas à déclarer qu'elles émanaient d'une
révélation divine. Il eut, sa vie durant, la réputation d'un prophète. Quand
Richard d'Angleterre et Philippe-Auguste arrivèrent à Messine, ils
s'enquirent auprès de Joachim de l'issue de leur croisade ; le saint homme
leur annonça que l'heure de la délivrance de Jérusalem n'était pas encore
venue. On rapporte de lui nombre d'autres prophéties qui se réalisèrent
également. Le mysticisme des spéculations apocalyptiques qu'il laissa en
mourant, contribua à accroître son renom de prophète et de voyant. Pendant
des siècles, son nom fut communément invoqué par tous les rêveurs et tous les
fourbes désireux de se concilier l'attention des hommes ; on vit naitre toute
une littérature apocryphe, composée d'œuvres faussement attribuées à Joachim.
Un peu plus d'un siècle après sa mort, le Dominicain Pipino dressa un long
catalogue des œuvres du défunt, en témoignant d'un profond respect pour ses
prédictions. En 1319, Bernard Délicieux professait une confiance illimitée en
un livre prophétique de Joachim, où se trouvaient les portraits de tous les
papes futurs, soulignés d'inscriptions et de symboles. Bernard note les
différents pontifes de son époque même, prédit le destin de Jean XXII et
déclare que, depuis deux cents ans. nul mortel n'a reçu autant de révélations
que Joachim. Cola di Rienzo trouva, dans ces pseudo-prophéties, un
encouragement à sa seconde tentative pour s'emparer du pouvoir à Rome. Le
traité franciscain De ultima Ætate Ecclesiæ, écrit en 1356 et
longtemps attribué à Wickliff, témoigne d'une extrême vénération pour
Joachim, dont les prophéties sont souvent citées. Le Liber conformitatum,
écrit en 1385, allègue à plusieurs reprises que Joachim aurait prédit la
fondation des Ordres mendiants, symbolisés par la Colombe et la Corneille, et
annoncé les tribulations auxquelles la première allait être exposée. Peu
après, l'ermite Telesforo da Cosenza tira de la même source des prophéties
concernant le cours et la solution du Grand Schisme, et la série des papes
futurs jusqu'à la venue de l'Antéchrist. Ces prophéties éveillèrent tant
d'intérêt qu'elles provoquèrent une réfutation d'Henry de Hesse, un des
premiers théologiens du temps. Même dans la lointaine Catalogne, on voit les
prophéties de Joachim servir à stimuler l'effort de Jayme, comte d'Urgel,
pour obtenir la couronne d'Aragon, en 1410, après la mort du roi Martin. Le
cardinal Pierre d'Ailly parle avec respect des prophéties de Joachim au sujet
de l'Antéchrist et compare l'auteur à la prophétesse sainte Hildegarde.
D'autre part, le rationaliste Cornélius Agrippa s'efforce d'expliquer, par la
puissance occulte des nombres, les prédictions du même Joachim. En 1530
encore, le docteur Jean Eck jugeait nécessaire de réfuter l'erreur de l'abbé
Joachim au sujet du livre de Luc et d'affirmer qu'on ne devait pas attendre
de nouvel Évangile. En plein dix-septième siècle, on publia sous son nom des
prophéties concernant la série des papes, avec des figures symboliques, des
inscriptions et des explications, ouvrage apparemment analogue aux Vaticinia
Pontificum qui avaient séduit Bernard Délicieux. Ce fut encore au
dix-septième que les Carmes publièrent l'Oraculum Angelicum de
Cyrille, accompagné du commentaire attribué à Joachim, comme une preuve de
l'antiquité de leur Ordre. Enfin, en 1664, l'abbé de Lauro publia à Naples
deux volumes in-folio pour établir que Joachim avait réellement joui du don
de prophétie[7]. L'immense
et durable réputation de Joachim comme prophète fut moins due à ses œuvres
authentiques qu'aux apocryphes qui circulèrent sous son nom : Prophéties
de Cyrille, Prophéties de la Sibylle d'Érythrée, Commentaires
sur Jérémie, Vaticinia Pontificum, traités De Oneribus Eccicsiæ
et De septem Temporibus Ecclesiæ. Dans certains de ces ouvrages, il
est question de Frédéric Il, ce qui place l'époque de leur composition vers
l'année 1250, alors que la lutte était particulièrement ardente entre la
papauté et l'empire. On faisait largement intervenir, à titre de
commentaires, les prophéties courantes de Merlin. Les auteurs de ces fraudes
étaient sans doute des Franciscains du parti puritain ; leur audace à
dénoncer les maux de leur temps montre à quel degré d'irritation ils étaient
parvenus. Les prophéties apocalyptiques étaient interprétées librement comme
ayant trait aux excès coupables de l'esprit charnel qui envahissait tous les
rangs de l'Eglise ; tous sont réprouvés, nul n'est élu ; Rome est la Prostituée
de Babylone ; la Curie romaine est la plus vénale et la plus rapace de toutes
; l'Église Romaine est le figuier stérile et maudit par le Christ, destiné à
être mis en pièces par les Nations. Les auteurs de ces écrits allaient
jusqu'à considérer l'Empire comme l'instrument divin qui ruinerait l'orgueil
de l'Église. De telles paroles de rébellion excitaient une émotion très vive,
en particulier au sein même de l'Ordre. Adam de Marisco, le plus grand
Franciscain d'Angleterre, envoie à son ami Grosseteste, évêque de Lincoln,
quelques extraits de ces ouvrages qui lui ont été récemment apportés
d'Italie. Il parle de Joachim comme d'un homme à qui l'on a justement
attribué le don prophétique ; il demande qu'on lui renvoie ces fragments
après en avoir pris copie, et conseille à l'évêque de redouter le prochain
éclat de la colère divine, excitée par les vices innombrables de son temps[8]. Parmi
les œuvres authentiques de Joachim, celle qui fut la plus remarquée à son
époque est peut-être le traité sur la nature de la Trinité, attaquant la
définition de Pierre Lombard et affirmant que ce théologien attribuait à Dieu
une « Quaternité ». Les subtilités de la théologie étaient dangereuses
et Joachim, au lieu de prouver que le Maitre des Sentences était hérétique,
échappa lui-même de fort peu à une semblable accusation. Treize ans après sa
mort, en 1215, sa théorie fut jugée assez importante pour que le concile de
Latran la condamnât comme erronée, après en avoir élaboré une réfutation
qu'on inséra dans la loi canonique. Innocent III prononça, à ce sujet, un
sermon, en présence des Pères assemblés. Heureusement, dès 1200, Joachim
avait soumis tous ses écrits au jugement du Saint Siège et avait affirmé sans
réserves son orthodoxie. Aussi le concile s'abstint de condamner l'auteur
lui-même et approuva l'Ordre de Flore. Néanmoins, les moines se virent
insulter comme sectateurs d'un hérétique, jusqu'à ce qu'ils eussent obtenu
d'Honorius HI, en 1220, une bulle reconnaissant formellement Joachim comme
bon catholique et interdisant qu'on fît injure à ses disciples[9]. Cependant
les plus importants ouvrages de Joachim furent les commentaires de l'Écriture
qu'il composa à la demande de Lucius III, d'Urbain III et de Clément III. Ces
livres étaient au nombre de trois : la Concordia, le Décachordon
ou Psalterion decem Cordarum et l'Expositio in Apocalypsin. Le
système de l'auteur consiste à voir dans chaque incident survenu sous
l'Ancienne Loi l'annonce symbolique d'un fait correspondant de la Nouvelle
Révélation ; partant de là, le jeu des e dates parallèles » lui permettait de
révéler l'avenir. Ainsi, suivant lui, l'humanité doit passer par trois phases
: sous la loi du Père jusqu'à la naissance du Christ, ensuite sous la loi du
Fils, enfin sous la loi du Saint-Esprit. A l'aide de diverses spéculations
apocalyptiques, il conclut que le Règne du Fils, ou du Nouveau Testament,
durerait pendant quarante-deux générations, soit 1.260 ans. En effet, Judith
resta veuve pendant trois ans et demi, soit quarante-deux mois, soit 1.260
jours ; ce dernier chiffre représente le nombre des années durant lesquelles
il faut se soumettre au Nouveau Testament ; de sorte qu'en 1260 le Règne du
Saint-Esprit succédera à celui du Fils. A la quarante-deuxième génération
aura lieu une purification qui séparera le froment de la paille ; ce seront
des tribulations telles que l'homme n'en a jamais encore endurées.
Heureusement l'épreuve sera courte ; sinon, tout être vivant y périrait. Puis
la religion renaitra ; l'homme vivra dans la paix, la justice et la joie,
comme Dieu, le jour du Sabbat, après les travaux de la création. Tout
l'univers, d'une mer â l'autre, connaitra Dieu, jusqu'aux extrêmes limites de
la terre, et la gloire du Saint-Esprit sera sans mélange. Dans cette
plénitude finale de grâce spirituelle, les observances de la religion ne
seront plus nécessaires. Comme l'agneau pascal a été supplanté par l'Eucharistie,
le sacrifice accompli sur l'autel deviendra, â son tour, superflu. Un nouvel
Ordre monastique surgira et convertira le monde. La vie contemplative du
moine étant le plus haut essor de l'humanité, le monde entier deviendra comme
un vaste monastère[10]. En
édifiant ainsi le plan de la future grandeur de l'homme, Joachim
reconnaissait pleinement les maux de son temps. Il montre l'Église
profondément livrée â l'avarice et â la cupidité. S'abandonnant sans pudeur
aux plaisirs de la chair, elle néglige ses enfants, que lui ravissent de
zélés hérétiques. Cette Église du second Règne est, aux yeux du prophète,
semblable â Agar. L'Église du troisième Règne sera Sarah. Avec une abondance
débordante, il expose le caractère progressif des rapports entre Dieu et l'homme
au cours des phases successives de l'humanité. Le premier Règne, sous la Loi
de Dieu, était celui de la circoncision : le second, sous la Loi du Christ
est celui de la crucifixion ; le troisième, sous la Loi du Saint-Esprit, sera
le Règne de la paix. Sous le premier Règne existait l'ordre des époux ; sous
le second, existe l'ordre de la prêtrise ; sous le troisième, existera
l'ordre du monachisme, qui a déjà trouvé, en saint Benoit, son précurseur. Le
premier Règne fut celui de Saül ; le second est celui de David ; le
troisième sera celui de Salomon et jouira de la paix parfaite. Durant le
premier Règne, l'homme était soumis à la loi ; sons le second, il est soumis
à la grâce ; sous le troisième, il sera doté de la grâce plénière. Les races
du premier Règne ont pour symbole le prêtre Zacharie ; celles du second,
Jean-Baptiste ; celles du troisième, Jésus-Christ lui-même. Sous le premier
Règne l'humanité eut le savoir ; sous le second, la piété ; sous le
troisième, elle possédera le savoir parfait. Le premier Règne, fut un état de
servitude ; le second, un état d'obéissance filiale ; le troisième sera
l'état de liberté. Le premier état avait été marqué par des châtiments, le
second par l'action, le troisième sera celui de la contemplation ; le premier
se passa dans la crainte, le second dans la foi, le troisième sera celui de
l'amour ; le premier fut le temps des esclaves, le second celui des hommes
libres, le troisième sera celui des amis ; le premier fut le temps des
vieillards, le second celui des adolescents, le troisième sera celui des
enfants ; le premier fut la clarté des étoiles, le second l'aurore, le
troisième sera le grand jour ; le premier fut l'hiver, le second le
printemps, le troisième sera l'été ; le premier vit pousser des orties, le
second des roses, le troisième verra s'épanouir des lis : le premier fut la
pousse verte, le second, le grain dans la tête de l'épi, le troisième sera le
froment mûr ; le premier fut l'eau, le second le vin, le troisième sera
l'huile. Enfin, le premier Règne appartient au Père, créateur de toutes
choses ; le second, au Fils, qui s'incarna dans notre limon mortel ; le
troisième appartiendra au Saint-Esprit[11]. Fait
assez curieux : tandis que les subtilités métaphysiques de Joachim, au sujet
de la Trinité, étaient l'objet d'une solennelle condamnation, personne ne
parait avoir reconnu à cette époque le danger bien plus grand de ces rêveries
apocalyptiques. Loin d'être brûlés comme hérétiques, ses écrits étaient tenus
en haute estime par les papes ; Joachim fut honoré comme un prophète jusqu'au
moment où ses audacieux imitateurs poussèrent à bout les conséquences qui
résultaient nécessairement de ses théories. L'importance de ces théories
réside, à nos yeux, dans ce fait capital attesté par elles, que les plus
pieux esprits confessaient l'insuccès pratique du Christianisme. Sous la
Nouvelle Loi, l'humanité n'était guère devenue meilleure ; les vices et les
passions se donnaient libre cours tout comme avant la venue du Rédempteur.
L'Église même était mondaine et charnelle ; au lieu de grandir l'homme, elle
s'était abaissée jusqu'à lui ; elle avait failli à ses promesses et donnait
l'exemple du mal au lieu d'offrir le modèle du bien. Des hommes tels que
Joachim ne pouvaient admettre que le crime et la misère fussent le dernier
mot et l'irrémédiable condition de l'existence humaine : or, le Sacrifice
divin avait jusqu'alors médiocrement contribué à rapprocher cette vie de
l'idéal. Le Christianisme ne devait donc pas être la fin de l'existence
terrestre ; ce n'était qu'un état transitoire, auquel succéderait une ère
nouvelle : sous le Règne du Saint-Esprit, la loi d'amour, vainement prêchée
par l'Évangile, deviendrait enfin une réalité ; les hommes, affranchis des
passions charnelles, verraient s'accomplir les promesses dont on les avait si
longtemps leurrés. Joachim lui-même évitait peut-être ces déductions hardies
; mais d'autres ne pouvant manquer de les tirer de ses prémisses, rien
n'était plus menaçant pour l'ordre établi de l'Église, au spirituel comme au
temporel. Néanmoins,
pendant un certain temps, ces spéculations attirèrent peu l'attention et ne
furent l'objet d'aucun blâme. Il est possible que la condamnation de la
doctrine de Joachim sur la Trinité ait jeté une ombre sur les autres œuvres
de l'abbé calabrais et en ait retardé la diffusion. Elles n'en étaient pas
moins conservées précieusement par des esprits de même ordre ; des copies en
parvinrent dans divers pays où elles furent l'objet des mêmes soins. Il est
assez étrange que le premier écho de ces écrits nous vienne des audacieux
hérétiques connus sous le nom d'Amauriens, ceux-mêmes que l'on a vu,
exterminer à Paris en 1210. Parmi les erreurs qu'ils professaient, on citait
la croyance aux trois Ères, doctrine évidemment empruntée à Joachim, avec
cette différence que, pour eux, la troisième Ère était déjà entamée. Le
pouvoir du Père n'avait duré qu'autant que la Loi mosaïque ; avec la venue du
Christ, tous les sacrements de l'Ancien Testament se trouvaient annulés. Le
règne du Christ a duré jusqu'au temps présent ; maintenant, c'est la
souveraineté du Saint-Esprit qui commence. Les sacrements du Nouveau
Testament, baptême, eucharistie, pénitence, etc., sont tombés en désuétude et
ne méritent plus aucune attention. Le pouvoir du Saint-Esprit se manifestera
par l'intermédiaire des êtres en qui il est incarné. Nous avons vu que les
Amauriens disparurent rapidement. Les sectes dérivées, Ortlibenses et Frères
du Libre-Esprit, semblent avoir négligé cette particularité de l'hérésie
amaurienne ; du moins n'en est-il plus question. Cependant,
les œuvres de Joachim se répandaient peu à peu. Quand on lui eut attribué les
fausses prophéties qui apparurent vers le milieu du siècle, le crédit qui
s'attachait à son nom grandit encore. Ce fut surtout en Provence et en
Languedoc que ses doctrines furent accueillies avec avidité. Ces pays,
épuisés successivement par les Croisades et l'Inquisition, encore mal
réconciliés avec l'Église, fournirent un nombreux contingent d'esprits
ardents et disposés à chercher, dans ces rêves de Joachim, un soulagement aux
misères présentes. Ils trouvèrent même un apôtre dans la personne d'un homme
d'indiscutable orthodoxie. C'était un ermite d'Hyères, Hugues de Digne, très
réputé pour son érudition, son éloquence et sa sainteté. Ancien provincial
franciscain de Provence, il avait renoncé à cette charge pour satisfaire son
zèle d'austérité. Sa sœur, Sainte Douceline, passait sa vie dans de
continuelles extases qui la soulevaient de terre. Hugues était lié avec les
hommes les plus célèbres de l'Ordre. On cite parmi ses amis intimes Alexandre
Hales, Adam de Marisco et le général Jean de Parme. Entre ce dernier et lui
existait un lien particulier, tous deux étant d'ardents Joachites. Hugues
possédait toutes les œuvres, authentiques et apocryphes, de Joachim, et avait
une extrême confiance en leurs• prophéties, qu'il tenait pour des révélations
divines ; il contribua beaucoup à les faire largement connaitre, tâche
d'autant plus aisée qu'il passait pour un prophète lui-même[12]. La
fraction spirituelle des Franciscains fut rapidement pénétrée de ces idées.
Sur des esprits enclins au mysticisme, pleins de trouble, mécontents de voir
leur idéal si peu réalisé et en appelant avec ardeur la réalisation, les
promesses de l'abbé calabrais, dont le terme paraissait désormais si proche,
devaient exercer une fascination irrésistible. Si ces Franciscains Joachites
développèrent, avec une nouvelle audace, les idées du maitre, leur témérité
avait de fortes excuses. Ils constataient, de leurs yeux, l'échec moral subi
par une tentative de laquelle on avait attendu la régénération de l'humanité.
Ils avaient vu comment les saints enseignements de François et la nouvelle
révélation dont il avait été l'instrument, se trouvaient pervertis par des
hommes d'inclinations mondaines, pour des fins d'ambition et de lucre ;
comment l'Ordre, qui aurait dû être le germe de la rédemption humaine,
s'entachait chaque jour davantage de soucis charnels et comment ses saints
étaient martyrisés par leurs compagnons. A moins que l'univers ne fût une
immense erreur et que les promesses de Dieu ne fussent mensongères, il
fallait que la perversité et la misère des hommes eussent un terme. Puisque
l'Évangile du Christ et la Règle de François n'avaient pu sauver l'humanité,
19 un nouvel Évangile était indispensable. De plus, Joachim avait prédit la
naissance d'un autre Ordre religieux destiné à diriger le monde et l'Église
durant l'ère bien heureuse du Saint-Esprit. Ils ne pouvaient douter que cette
prédiction ne désignât les Franciscains Spirituels, qui s'efforçaient alors
de maintenir, dans toute sa rigueur, la Règle établie par leur fondateur. Telles
devaient être les idées qui troublaient l'âme des ardents Spirituels, tandis
qu'ils méditaient les prophéties de Joachim. Dans leur exaltation, certains
d'entre eux étaient ravis en extase et jouissaient de visions prophétiques.
Des membres importants de l'Ordre avaient déjà adopté les doctrines de
Joachim et appliquaient ses prédictions à tous les événements qui
survenaient. En 1248, le chroniqueur Salim-bene, déjà gagné à la foi
nouvelle, rencontra, au couvent franciscain de Provins (Champagne), deux condisciples également
zélés, Gherardo da Borgo San Donnino et Bartolommeo Ghiscolo de Parme. Saint
Louis partait à ce moment pour sa fatale croisade d'Égypte. Les Joachites
eurent recours aux commentaires du pseudo-Joachim sur Jérémie et annoncèrent que
l'expédition échouerait, que le roi serait fait prisonnier et que la peste
décimerait l'année. Cette prédiction ne contribua pas à les rendre
populaires. La paix des bons Frères fut douloureusement interrompue par des
querelles et les Joachites jugèrent utile de quitter le couvent. Salimbene se
rendit à Auxerre et Ghiscolo à Sens. Gherardo alla à Paris, où son savoir le
lit admettre à l'Université comme représentant de la Sicile, et lui valut une
chaire de théologie. Il y poursuivit ses méditations apocalyptiques pendant
quatre ans[13]. Soudain,
en 1254, Paris fut surpris par l'apparition d'un livre intitulé l'Évangile
Éternel, titre emprunté à l'Apocalypse : « Et je vis un autre ange voler
au milieu du ciel portant l'Évangile Éternel pour l'annoncer à ceux qui
vivent sur la terre, à toute nation, à toute tribu, en toute langue et à tout
peuple[14]. » Ce
livre se composait de trois œuvres authentiques de Joachim, accompagnées de
gloses explicatives et précédées d'une longue introduction dans laquelle
l'audacieux auteur développait, sans crainte et sans réserve, les idées du
prophète. Cette tentative téméraire eut immédiatement, auprès du peuple, un
immense succès, attestant à quel point toutes les classes de la société
partageaient les convictions dont elle s'inspirait. Les vers suivants de Jean
de Meung témoignent que l'œuvre était plus recherchée des laïques que du
clergé et que les femmes montraient, à cet égard, autant de zèle que les
hommes : Ung
livre de par le grant diable Dit
l'Evangile pardurable... A
Paris n'eus : home ne ferre Au
parvis devant Nostre-Dame Qui
lors avoir ne le peüst A
transcrire, s'il li pleust[15]. On ne
saurait concevoir un ouvrage d'inspiration plus révolutionnaire, plus
dangereuse pour l'ordre établi de l'Église. L'auteur acceptait les calculs de
Joachim et affirmait que, dans six ans ; en 4260, le règne du Christ
prendrait fin, et commencerait le règne du Saint-Esprit. Dès l'an 4200,
l'esprit de vie a abandonné l'Ancien Testament et le Nouveau, pour faire
place à l'Évangile Éternel, comprenant la Concordia, l'Expositio et le
Decachordon, développement et spiritualisation de toutes les
révélations antérieures. De même que Joachim s'était attaché à établir la
gradation ascendante des trois Ères, l'auteur de l'Introduction caractérisait
les méthodes progressives des trois Écritures. L'Ancien Testament est le
premier ciel ; le Nouveau Testament, le second ciel ; l'Évangile Éternel, le
troisième ciel. Le premier est semblable à la lumière des étoiles ; le
second, à la lumière de la lune ; le troisième, à la lumière du soleil. Le
premier est le porche ; le second, le sanctuaire ; le troisième, le Saint des
Saints. Le premier est la coque verte ; le second, la noix ; le troisième,
l'amande. Le premier est la terre ; le second, l'eau ; le troisième, le feu.
Le premier est littéral ; le second, spirituel ; le troisième est la loi
promise au trente-et-unième chapitre de Jérémie. La prédication et la
vulgarisation de cette suprême et éternelle loi de Dieu sont confiées à
l'Ordre déchaux (les Franciscains). Au seuil de l'Ancienne Loi se tenaient
trois hommes, Abraham, Isaac et Jacob ; au seuil de la Nouvelle Loi se
tenaient trois autres hommes, Zacharie, Jean-Baptiste et le Christ ; an seuil
de l'Ère prochaine se tiennent trois autres personnages, l'homme vêtu de
toile (Joachim), l'Ange à la faucille aiguisée et l'Ange porteur du stigmate
du Dieu vivant (François). Dans la félicité du prochain Règne du
Saint-Esprit, les hommes vivront sous la loi d'amour, alors que, durant la
première Ère, ils ont vécu dans la crainte et, durant la seconde, dans l'état
de grâce. Joachim avait déclaré qu'il serait inutile d'observer les
sacrements ; Gherardo les regardait comme des symboles et des énigmes, dont
l'homme serait affranchi dans le temps à venir ; car l'amour remplacerait
toutes les observances fondées sur la seconde Révélation. Une semblable
théorie détruisait tout le système sacerdotal, bon désormais à reléguer dans
les limbes du passé. Une autre assertion presque aussi révolutionnaire était
que l'Abomination de la Désolation serait un pape simoniaque, lequel recevrait
la pourpre vers la fin du sixième Age, c'est-à-dire à une date très
rapprochée[16]. Cet
audacieux défi, lancé à une Église infaillible, fut longtemps attribué à Jean
de Parme lui-même ; mais il est à peu près certain qu'il fut l'œuvre de
Gherardo, le fruit de ses études et de ses rêveries durant les quatre années
qu'il passa à l'Université de Paris. H est possible, cependant, que Jean de
Parme y ait quelque peu collaboré. Tout au moins, comme Tocco le fait
justement observer, il est évident que Jean vil cette œuvre d'un œil
favorable, car il ne punit jamais l'auteur, en dépit du scandale que cette
publication causa dans l'Ordre. Bernard Gui rapporte que, de son temps,
l'ouvrage était communément attribué au général franciscain. J'ai déjà dit
avec quelle joie Guillaume de Saint-Amour saisit cette arme au cours de la
querelle entre les Mendiants et l'Université, et quel avantage momentané celle-ci
en tira. Étant données les circonstances, ce livre ne pouvait avoir alors ni
amis ni défenseurs. C'était un assaut trop téméraire livré à toutes les
institutions existantes, temporelles et spirituelles. La seule mesure à
prendre était de le faire disparaitre le plus discrètement possible. Cette
mesure était dictée par la prudence autant que par la considération dont
jouissait l'Ordre franciscain : bien que des centaines de victimes eussent
été brûlées pour des hérésies moins dangereuses, il fallait se garder
d'attirer maladroitement l'attention sur un tel ouvrage. La commission qui
siégea à Anagni, en juillet 1255, pour procéder à la condamnation, avait
devant elle une tâche qui ne pouvait prêter à la discussion. Pourtant, j'ai
déjà noté le contraste entre la réserve qui présida à cette condamnation et
la clameur vengeresse au milieu de laquelle on ordonna de brûler le pamphlet
de Saint-Amour contre les Mendiants[17]. La
fraction spirituelle des Franciscains était gravement compromise. Le parti
mondain, qui avait subi avec impatience la règle rigoureuse de Jean de Parme,
vit qu'il lui était possible de reprendre le dessus. Sous l'impulsion de
Bernardo da Bessa, le compagnon de Bonaventure, on présenta à Alexandre IV
des chefs formels d'accusation contre le général. On lui reprochait de
n'admettre aucune discussion sur la Règle et sur le Testament, de croire que
les privilèges et les déclarations des papes n'étaient d'aucun poids auprès
des instructions données par François. On n'insinuait pas qu'il fût impliqué
dans la publication de l'Évangile Éternel, mais on alléguait qu'il prétendait
être doué de l'esprit prophétique : il annonçait qu'un schisme se produirait,
au sein de l'Ordre, entre les Frères qui avaient obtenu les faveurs allégeantes
des papes et ceux qui adhéraient strictement à la Règle et que ces derniers
prospéreraient ensuite sous la rosée du ciel et la bénédiction divine. De
plus, il manquait d'orthodoxie ; il défendait les erreurs de Joachim au sujet
de la Trinité ; ses amis immédiats n'avaient pas hésité, dans des serinons et
des écrits, à louer immodérément Joachim et à attaquer les principaux chefs
de l'Ordre. En cette circonstance, comme dans la suite de l'affaire, le
silence étudié que l'on gardait, en ce qui touchait l'Évangile Éternel,
montre combien ce sujet était périlleux ; même les passions furieuses
engagées dans la lutte redoutaient de compromettre l'Ordre en admettant que
quelqu'un de ses membres fût responsable de cette publication incendiaire[18]. Alexandre
se laissa aisément persuader : le 2 février 1257, un chapitre général,
présidé par le pape lui-même, se réunit à l'Ara Cœli. On conseilla à Jean de
Parme de résigner ses fonctions, ce qu'il fit en alléguant son Age et son
état de fatigue. Après avoir, pour sauver les apparences, feint de refuser sa
démission, on l'accepta, et on pria Jean de nommer son successeur. Il choisit
Bonaventure, qui, à peine âgé de trente-quatre ans, s'était déjà signalé dans
la lutte contre l'Université de Paris, comme cligne d'inspirer à l'Ordre les
plus belles espérances, et qui s'était abstenu d'adhérer à aucun des deux
partis. Il fut dûment élu. Les chefs du mouvement exigèrent qu'il poursuivît
Jean et ses partisans. Bonaventure hésita d'abord, puis finit par consentir.
Gherardo refusa de se rétracter et Bonaventure le manda à Paris. En passant
par Modène, Gherardo rencontra Salimbene, qui avait plié devant l'orage et
renoncé au Joachisme comme à une folie. Les deux amis eurent ensemble un long
entretien, au cours duquel Gherardo offrit de prouver que l'Antéchrist était
déjà né en la personne d'Alphonse le Sage de Castille. Ce Gherardo était
instruit, doué d'une âme pure, modéré, simple et aimable ; c'était, en un
mot, un caractère digne d'admiration et d'affection. Mais rien ne pouvait
faire fléchir ses convictions. Cependant, durant son procès, on observa,
comme à l'ordinaire, un discret silence au sujet de l'Évangile Éternel, et il
fut condamné seulement comme défenseur des spéculations de Joachim sur la
Trinité. S'il n'avait été Franciscain, il aurait été brûlé. Par une clémence
d'un prix douteux, on le relégua dans un donjon où, chargé de chaînes, nourri
de pain et d'eau, il attendit, pendant dix-huit ans, la fin de sa douloureuse
existence. Jusqu'à la mort, il ne dévia jamais de sa foi. On jeta ses restes
dans un coin du jardin qui entourait le couvent où il mourut. Le même sort
était réservé à son ami Leonardo et à un autre moine nommé Piero de Nubili,
qui refusa de restituer un livre de Jean de Parme[19]. Jean
lui-même fut ensuite jugé par une cour spéciale, dont 25 Alexandre confia la
présidence au cardinal Caietano, plus tard Nicolas III. L'accusé rétracta
volontiers son plaidoyer en faveur de Joachim ; mais son attitude exaspéra
les juges et, avec l'assentiment de Bonaventure, il aurait partagé le sort de
ses amis, sans l'intervention courageuse d'Ottoboni, cardinal de
Saint-Adrien, plus tard Adrien V. Bonaventure permit à Jean de choisir sa
retraite, et Jean se retira dans un petit couvent voisin de Rieti. C'est là,
dit-on, qu'il mena pendant trente-deux ans une vie évangélique, sans renoncer
à sa foi en Joachim. Jean XXI, qui avait beaucoup d'affection pour l'ancien
général franciscain, songeait à le faire cardinal, en 1277, quand la mort
l'empêcha de donner suite à ce dessein. Nicolas Ill, qui avait présidé au
jugement, offrit, quelques années après, le chapeau à Jean de Parme, dont il
désirait s'assurer les bons conseils ; mais le Franciscain répondit doucement
: Je pourrais donner de salutaires avis s'il se trouvait quelqu'un pour
m'écouter ; mais, à la cour de Home, on ne songe guère qu'aux combats et aux
triomphes et l'on ne se soucie point du salut des limes. » Cependant, en
1289, malgré son âge avancé, il accepta de Nicolas IV une mission auprès de
l'Église grecque ; mais il mourut, peu de temps après son départ, à Camerino.
Enseveli en ce lieu, il ne tarda pas à se révéler par des miracles et devint
l'objet d'un culte qui dure encore. En 1777, il fut officiellement béatifié,
en dépit de l'opposition soulevée par suite de sa prétendue participation à
l'Introduction de l'Évangile Éternel. Ces
revers n'abattirent nullement la foi des Joachites. Guillaume de Saint-Amour
jugea nécessaire de revenir à la charge en publiant contre eux un nouveau
libelle diffamatoire. Il partage leur croyance à un changement imminent. ;
mais ce ne sera pas, dit-il, le règne d'amour du Saint-Esprit qui commencera
: ce sera le règne de l'Antéchrist, que personnifient, à ses yeux, les
Moines. Il déclare que, si la persécution a mis un terme à la diffusion
ouverte des doctrines pestiférées contenues dans l'Évangile Éternel, l'œuvre
conserve toujours en secret un grand nombre de fidèles. Le midi de la France
était le quartier général de la secte. Florent, évêque d'Acre, avait été
l'accusateur officiel devant la Commission d'Anagni en 1255 ; il avait été
gratifié, en 1262, de l'archevêché d'Arles et tint, en 1265, un synode
provincial à l'effet de condamner les Joachites, encore nombreux dans sa
province. On jugea nécessaire d'élaborer une réfutation complète des erreurs
professées dans l'Évangile Éternel. On déplorait que tant d'hommes érudits se
laissassent encore égarer par elles et que des livres contenant ces doctrines
passassent continuellement de main en main. On décrétait l'anathème contre
cette propagande. Mais on n'adopta, semble-t-il, aucune mesure de persécution
active. Nous ne voyons pas non plus que l'Inquisition ait fait aucune
tentative en vue de détruire cette hérésie. La semence demeura longtemps
implantée dans le sol du Languedoc et de la Provence et le Joachisme exerça
une influence décisive sur les Franciscains Spirituels de ces régions. Peu
importait que la fatidique année 1260 arrivât et s'écoulât sans que la
prophétie fût accomplie. D'ardents fidèles savent toujours trouver des
excuses â ces erreurs de calcul. L'époque fixée pour la venue du Saint-Esprit
fut reculée de jour en jour, de façon à stimuler sans cesse l'espoir tenace
d'un affranchissement prochain. Le
départ de Jean de Parme avait été une victoire pour les Conventuels ; mais le
choix de Bonaventure pouvait sembler propre à assurer aux Spirituels la
continuité de leur suprématie. Dans sa controverse avec Guillaume de
Saint-Amour, le nouveau général avait pris une attitude extrêmement avancée,
en niant que le Christ et les apôtres eussent possédé des biens d'aucune
sorte et en identifiant la pauvreté avec la perfection. u Une profonde
pauvreté est louable, disait-il ; cette proposition est vraie en soi. Donc,
une plus profonde pauvreté est plus louable encore, et la plus profonde
pauvreté est la plus louable. C'est la pauvreté de celui qui ne possède rien
en propre, ni personnellement, ni en commun avec d'autres... Renoncer à tout
bien, personnel ou collectif, c'est la perfection chrétienne, non seulement
suffisante, mais abondante. C'est le principal conseil de la perfection
évangélique, c'en est le principe fondamental et l'essence. » En outre,
Bonaventure était pénétré de mysticisme. Ce fut lui qui, le premier, donna
une expression autorisée à l'Illuminisme, source future de tant de
soucis pour l'Église. Sa Mystica Theologia forme un vif contraste avec
l'aride théologie scolastique de l'époque, représentée par Thomas d'Aquin.
L'âme se présente à la face de Dieu ; elle doit se repentir de ses péchés
dans ses veilles silencieuses et chercher Dieu par son propre effort. Elle ne
doit demander à autrui ni aide ni direction ; ne comptant que sur elle-même,
elle doit se hausser à la vision de la divinité. Par la Voie de Purification,
elle monte jusqu'à la Voie d'Illumination et se prépare à recevoir le
Rayonnement Divin. Finalement, elle atteint la Troisième Voie, qui mène à
l'union avec la Divinité et à la participation à la Divine Sagesse. Les
spéculations auxquelles s'abandonnèrent plus lard Molinos et Madame Guyon
n'eurent rien de plus dangereux que celles-là. De tels enseignements furent
un puissant stimulant aux tendances mystiques des Spirituels. La
lutte que se livraient, au sein de l'Ordre, la propriété et la pauvreté,
devait inévitablement s'aggraver. Sans cesse, en effet, surgissaient des
affaires prouvant l'incompatibilité entre les vœux institués par saint
François et le fonctionnement d'un Ordre devenu un des facteurs importants
d'une église riche et mondaine. En 1255, on voit les Sœurs du monastère de
Sainte-Élisabeth se plaindre à Alexandre 1V que les autorités ecclésiastiques
leur imposent l'observance de la Règle chaque fois que des biens leur sont
donnés ou légués, en les obligeant à s'en dessaisir dans l'espace d'un an,
soit par vente, soit par don. Le pape promit avec bonne grâce de s'opposer à
ce qu'il en fût de même à l'avenir. Vers la même époque, Jean de Parme se
plaignait que ses moines, lorsqu'ils étaient promus à l'épiscopat,
emportassent avec eux des livres et d'autres objets dont ils n'avaient, à
proprement parler, que l'usufruit, puisqu'il leur était interdit, au péril de
leurs âmes, de posséder aucun bien. Avec une égale bonne grâce, Alexandre
répondit que les Frères promus à l'épiscopat devaient restituer à leur
provincial tout ce qu'ils avaient entre les mains. Ces difficultés se
présentaient sans doute journellement. Il était inévitable que le conflit
incessant provoquât un schisme. Quand le bienheureux Giles, troisième
disciple de saint François, fut conduit à Assise pour admirer le somptueux
édifice construit en l'honneur de l'humble saint, on le mena dans trois
magnifiques églises, auxquelles étaient annexés un vaste réfectoire, un
dortoir spacieux et d'autres salles et cloitres, ornés de voûtes élancées et
de larges portails. Comme le visiteur restait silencieux, un de ses guides
cherchait vainement à tirer de lui un mot d'admiration. « Mes Frères, » dit
alors Giles, « il ne manque que vos femmes. » Cette dure parole sembla
d'abord peu motivée ; mais Giles expliqua que les vœux de pauvreté et de
chasteté étaient également obligatoires. Puisqu'on négligeait l'un, on
pouvait aussi bien violer l'autre. Salimbene rapporte avoir rencontré au
couvent de Pise, Fra Boncampagno di Prato, lequel, au lieu des deux tuniques
neuves distribuées annuellement à chacun des Frères, n'en voulait accepter
qu'une vieille, déclarant qu'il avait peine à se faire pardonner de Dieu
l'acceptation de cette seule tunique. Ces scrupules excessifs de conscience
devaient être particulièrement exaspérants pour les membres mondains de
l'Ordre, dont ils soulignaient sans indulgence les relâchements. Sans
perdre un instant, les Conventuels s'étaient employés à tirer parti de leur
victoire sur Jean de Parme. Dès qu'on eut obtenu la démission du général et
avant même que Bonaventure fût arrivé de Paris, ils décidèrent. Alexandre, le
20 février 4257, à renouveler la déclaration par laquelle Innocent IV avait
permis à l'Ordre de manier de l'argent et de détenir des propriétés sous le
couvert d'agents et au nom du Saint-Siège. Ce spectacle écœurait au plus haut
degré le parti puritain. Le respect implicite dû à la papauté ne suffisait
pas à empêcher une explosion de menaçants murmures et des discussions sur le
pouvoir attribué aux papes de lier et de délier les fidèles. Tout cela, avec
le temps, devait aboutir à la rébellion ouverte. Ayant proclamé que la Règle
était une révélation égale, en autorité, à l'Évangile, on avait le droit de
douter que le successeur même de saint Pierre pût la négliger. Ce fut
probablement vers cette époque que Berthold de Ratisbonne, le plus célèbre
prédicateur franciscain du temps, dans un sermon sur l'état monastique
prononcé devant ses Frères, déclara audacieusement que les vœux de pauvreté,
d'obéissance et de chasteté étaient trop obligatoires pour que le pape
lui-même pût les atténuer par voie de dispense. C'était là, d'ailleurs, un
principe admis partout. Vers MO, le provincial dominicain d'Allemagne,
Hermann de Minden, y fit allusion, dans une encyclique, comme à une vérité
établie. Moins d'un quart de siècle plus tard, nous verrons de telles
assertions qualifiées d'hérésies et rigoureusement punies du bûcher[20]. Nous
avons dit que Bonaventure chercha sincèrement à contenir le relâchement
croissant de l'Ordre. Avant de quitter Paris, le 23 avril 1257, il adressa
une encyclique aux provinciaux, appelant leur attention sur les vices
dominants des Frères et sur le mépris auquel ils exposaient l'Ordre tout
entier. Quelques dix ans plus tard, à la demande de Clément IV, il lança une
seconde épître de même caractère, dans laquelle il exprimait vivement
l'horreur que lui inspirait l'oubli de la Règle, se manifestant par l'avidité
éhontée de tant de moines, les procès incessants, conséquence de la chasse
aux legs et aux sépultures, le faste et le luxe des édifices. Il invitait les
provinciaux à faire cesser ces désordres par l'infliction de pénitences, par
l'emprisonnement ou l'expulsion des coupables. Mais, si ardemment zélé que
pût être Bonaventure, et quelle que fût l'abnégation dont son existence
propre offrait exemple, il n'avait pas cette énergie enflammée qui permettait
à Jean de Parme de traduire par des actes sa conviction intime. La profonde
dégénérescence de l'Ordre apparait dans une plainte adressée à Clément IV en
4265. En beaucoup de localités, les autorités ecclésiastiques jugeaient que
les moines, étant morts au monde, se trouvaient dans l'incapacité d'hériter.
On demandait au pape de remédier à ce mal. Clément lança une bulle déclarant
les Frères capables d'hériter et leur accordant la liberté de posséder les
biens légués ou de les vendre, et d'employer ces biens ou le produit de la
vente à telles fins qu'il leur conviendrait[21]. La
question de la pauvreté était évidemment de celles qu'on ne pouvait résoudre
de façon durable et satisfaisante. Un incurable dissentiment divisait
l'Ordre. Ce fut en vain que, vers 1275, on fit appel à Grégoire X, et que le
pape ordonna la stricte observance des injonctions par lesquelles la Règle
proscrivait la possession de biens individuels ou collectifs. Le parti
mondain persista à faire valoir l'incompatibilité de ces observances avec les
exigences de la nature humaine, déclarant que c'était tenter Dieu et réduire
les individus au suicide. La querelle s'envenima de plus en plus. En 1279,
Nicolas III résolut d'y mettre fin par une déclaration formelle. Pendant deux
mois, il travailla secrètement à élaborer cette déclaration, en consultant
les deux cardinaux franciscains de Palestrina et d'Albano, le général de
l'Ordre, Bonagrazia, et plusieurs provinciaux. Puis, le résultat de ces
études fut soumis à une commission où se trouvait Benedetto Caietano, le
futur Boniface VIII. Finalement, la déclaration fut lue et adoptée en plein
consistoire. Vingt ans plus tard, on l'adjoignit à la loi canonique, lors de
la collation et de la publication ordonnées par Boniface. Peu de
proclamations apostoliques furent pins soigneusement préparées et revêtues
d'une autorité plus haute que la bulle Exiit qui seininat, alors
lancée au monde et destinée à devenir le sujet de si tragiques controverses. Aux
termes de cette bulle, la Règle franciscaine est l'inspiration du
Saint-Esprit, transmise au monde par saint François. Le renoncement à toute
propriété, tant commune qu'individuelle, est méritoire et saint. Cet absolu
renoncement est semblable à celui que pratiquèrent le Christ et les apôtres,
et qu'ils inculquèrent à leurs disciples. Il est non seulement méritoire et
parfait, mais légal et possible, car il faut distinguer l'usage, qui est
permis, de la possession, qui est interdite. Suivant l'exemple donné par
Innocent IV et Alexandre IV, le pape attribuait désormais la propriété de
tous les objets dont se servent les Franciscains à l'Église Romaine et au
pontife, lequel pouvait en concéder aux moines l'usufruit. Il convient de
faire respecter la règle qui interdit de recevoir ou de manier de l'argent.
Les emprunts sont spécialement prohibés. Cependant, en cas de nécessité
urgente, ces opérations peuvent être effectuées par l'intermédiaire de
tierces personnes ; mais les Frères doivent s'abstenir de manier l'argent,
d'en régler l'emploi ou de le dépenser. Quant aux legs, il ne faut pas les
destiner directement aux moines, mais seulement à leur usage. Des
dispositions minutieuses réglaient l'échange et la vente des livres et des
objets divers. La bulle se terminait par des instructions prescrivant que la
décision pontificale tilt lue et enseignée dans les écoles ; mais il était
interdit à tous, sous peine d'excommunication entrainant la perte des charges
ou bénéfices, d'ajouter quoi que ce fût à l'exposé littéral. Nul ne devait se
permettre de glose, de commentaire, de discussion ou de réfutation. Doutes et
questions seraient tous soumis directement au Saint-Siège. Quiconque
discuterait ou commenterait la Règle franciscaine ou les prescriptions de la
bulle, serait passible d'une excommunication révocable parle pape seulement. Si la
question avait comporté une solution définitive, cette solennelle déclaration
aurait coupé court à toute controverse. Malheureusement, la nature humaine
conserve ses passions et ses instincts de lutte, même derrière les murs d'un
couvent franciscain. Malheureusement aussi pour la cause de l'apaisement, il
y avait des consciences trop délicates pour se contenter de distinctions
subtiles, imaginées en vue de dissimuler la vérité. Si la bulle Exiit qui
seminat procura quelque repos ais papauté, harassée de cette querelle
inextricable, elle ne put mettre un terme aux dissensions intestines de
l'Ordre. Les récalcitrants, il est vrai, n'étaient pas nombreux, mais ils se
distinguaient par leur piété et leur vertu. Peu à peu, ils constituèrent deux
groupes, l'un en Italie, l'autre dans la France méridionale. Tout d'abord,
ils s'entendirent parfaitement et, pendant un temps assez long, agirent d'un
commun accord. Mais bientôt leurs divergences de vues s'accentuèrent au point
de donner naissance à deux sectes, résultat chi surtout à l'influence
particulièrement forte qu'exerçaient, en Languedoc et en Provence, les
traditions de Joachim et de l'Évangile Éternel. Nous
avons vu comment la soif de la pauvreté ascétique, souvent-accrue par le
désir d'échapper aux soucis de l'exil_ lente journalière, poussa des milliers
d'hommes à adopter la pratique de la mendicité errante. Depuis l'institution
du monachisme, les Sarabites et Circumcelliones, moines
vagabonds qu'aucune règle ne liait, avaient été une des plaies de l'Église.
Au xiiie siècle, la croyance aux mérites suprêmes de la pauvreté communiqua
une ardeur nouvelle à la foule des hommes qui préféraient la fainéantise des
rues ou des ermitages aux privations et aux labeurs d'une vie régulière. Le
concile de Latran avait eu beau interdire la formation d'Ordres nouveaux et
non autorisés ; le merveilleux succès des Mendiants leur suscita de nombreux
imitateurs, qui ne se mirent pas en peine de solliciter l'approbation
pontificale. Il y avait, dans cette multitude de pieux mendiants, une charge
pour le peuple et une honte pour l'Église. Quand, en 1274, Grégoire X convoqua
le concile général de Lyon, ce fut là un des maux auxquels les Pères eurent à
remédier. On promulgua de nouveau le canon de Latran prohibant la formation
d'Ordres non autorisés. Grégoire était d'avis qu'on supprimât toutes les
congrégations d'ermites ; pourtant, à la prière du cardinal Richard, on
consentit à tolérer, jusqu'à nouvel ordre, l'existence des Carmes et des
Augustins. Mais on condamna l'audace des autres associations qui n'avaient
pas encore reçu l'approbation apostolique, et, en particulier, les mendiants,
dont, la multitude, déclarait-on, dépassait toute mesure. Seuls étaient
autorisés les Ordres mendiants qui avaient obtenu confirmation depuis le
concile de Latran. Encore leur était-il interdit d'admettre de nouveaux
membres, d'acquérir de nouvelles maisons, de vendre ce qu'ils possédaient sans
une licence spéciale du Saint. Siège. L'Église comprenait évidemment que le
moment était venu d'arrêter, par des mesures radicales, le flot montant de la
pieuse mendicité. Des
rumeurs vagues et inexactes, au sujet de cette législation sévère, parvinrent
en Italie, y provoquèrent une explosion et furent le signal de la plus
extraordinaire série de persécutions dont la perversité humaine ait offert le
scandale. D'une part, on constate chez les victimes une merveilleuse
constance, l'acceptation joyeuse du martyre pour une idée Presque
inintelligible à l'esprit moderne. Les bourreaux, de' leur côté, montrèrent
cette férocité en apparence gratuite qui persécute pour le plaisir de persécuter
et que seule peut expliquer, avec les rivalités existant an sein de l'Ordre,
la résolution d'assurer à tout prix la soumission ou la disparition des
dissidents. On
racontait que le concile de Lyon avait, par décret, autorisé les Mendiants à
posséder des biens. Un grand nombre de Frères acceptèrent assez facilement la
chose. Mais ceux qui voyaient dans la Règle une révélation divine, à laquelle
nulle autorité ici-bas ne pouvait apporter de changements, déclaraient que
cette réforme serait une apostasie et qu'on ne pouvait l'admettre à aucun
prix. Des controverses s'engagèrent et ne servirent qu'à confirmer chacun
dans sa conviction. Un point qui provoquait une animosité particulière était
le refus des Spirituels de prendre part aux quêtes journalières d'aumônes en
espèces, coutume qui s'était établie en beaucoup de localités. Les relations
entre les fractions rivales étaient si tendues qu'on entama aussitôt des poursuites
pour hérésie contre les moines qui refusaient de mendier. La rumeur fut
reconnue fausse ; l'agitation s'apaisa ; on laissa sommeiller les poursuites
pendant quelques années ; puis on les reprit de peur qu'en accordant
l'impunité à ces opinions extrêmes, on ne leur permit, à la longue, de
l'emporter. Liberato da !dace-rata, Angelo da Cingoli (il Clareno), Traymondo, Tommaso da
Tollentino et un ou deux autres dont les noms ne sont pas parvenus jusqu'à
nous, étaient les plus obstinés et ne voulaient,' même en théorie, admettre
aucune concession. Angelo, auteur d'un récit de cette affaire, déclare qu'ils
étaient prêts à observer une obéissance implicite, qu'on ne put les
convaincre d'aucune faute, mais qu'ils furent néanmoins condamnés, comme
schismatiques et hérétiques, à l'emprisonnement perpétuel dans les chaines.
La sentence était d'une rigueur inhumaine. lis devaient être privés des
sacrements. même à l'article de la mort. ce qui était tuer l'Aine en même
temps que le corps ; durant toute leur vie, nul ne devait leur adresser la
parole, même pas le geôlier qui apportait dans leurs cellules la pitance
quotidienne de pain et d'eau et qui vérifiait l'état de leurs fers pour
prévenir toute tentative d'évasion. De plus, en manière d'avertissement, on
ordonna de lire chaque semaine la sentence dans tous les chapitres, où
personne ne devait se permettre de la critiquer. Ce n'était pas là une vaine
menace. Le moine Tommaso da Casteldemilio, ayant dit que l'arrêt déplaisait à
Dieu, fut jeté également dans un cachot ou il mourut misérablement quelques
mois plus tard. Les tyrans auxquels appartenait la direction de l'Ordre
avaient évidemment résolu d'imposer tout au moins le respect du vœu
d'obéissance[22]. Les
prisonniers restèrent enfermés, semble-t-il, jusqu'après l'élection de
Raymond Gaufridi au généralat, à Pâques 1289. Dans un voyage à la Marche
d'Ancône, où les malheureux étaient incarcérés, le général fit une enquête
sur l'affaire, blâma sévèrement les auteurs de cette iniquité et, en 1290,
mit en liberté les martyrs. En dépit de la bulle Exiit qui seminat,
l'Ordre était devenu plus relâché que jamais dans l'observance de la Règle.
Matteo d'Acquasparta, qui fut général de 1287 à 1289, était un homme doux et
affable, plein de bonnes intentions, mais dépourvu d'énergie et peu disposé à
l'effort qu'aurait exigé le maintien de la Règle. Le respect des vœux
diminuait chaque jour. On plaçait dans les églises des coffres destinés à
recevoir les offrandes ; le prix des messes et l'absolution des péchés
étaient soumis à des marchandages ; on postait aux portes des églises de
jeunes garçons chargés de vendre des cierges pour obtenir l'intercession des
saints ; les moines avaient coutume d'aller mendier de l'argent par les rues
en se faisant accompagner de serviteurs qui recevaient et transportaient les
aumônes ; on recherchait avec avidité le privilège d'inhumer les riches, ce
qui provoquait de scandaleuses querelles avec les héritiers et le clergé
séculier. Partout régnaient l'égoïsme et le désir de mener une vie d'oisiveté
et de luxe. Il est vrai que les défaillances de la chair étaient toujours
rigoureusement punies ; mais la fréquence des affaires de ce genre prouve que
les Frères étaient généralement des débauchés. La démoralisation générale
était telle que le provincial de France, Nicolas, osa Terne écrire un traité
où il discutait la bulle Exiit qui seminat et l'exposé de la Règle contenue
dans cette bulle. Cet acte étant en contravention directe avec la bulle
elle-même, Acquasparta fut obligé de condamner l'œuvre, de punir l'auteur et
ses fauteurs. Mais le mal persista. Dans la Marche d'Ancône et ailleurs, la
réaction contre l'ascétisme fut si violente qu'on '6-ordonna officiellement
de briller le testament du vénéré François. C'était le principal rempart des
Spirituels contre le relâchement de la Règle. Un jour on brilla une copie de
ce précieux document sur la tête d'un moine, N. de Recanate, qui s'était sans
doute rendu odieux en insistant sur l'autorité du testament[23]. Raymond
Gaufridi désirait ardemment rétablir la discipline ; niais le relâchement de
l'Ordre était devenu incurable. La mise en liberté des Spirituels détenus à
Ancône souleva de menaçants murmures contre le général, que l'on tournait en
ridicule comme protecteur de ces hommes à l'esprit déréglé et superstitieux.
On ourdit des intrigues continuelles jusqu'à la destitution de Raymond, qui
eut lieu en 1295. Ce fut peut-être pour conjurer ces manœuvres que Raymond
envoya Liberato, Angelo, Tommaso et deux hommes de même caractère, Marco et
Piero, en Arménie, où ces moines amenèrent le roi Haito II à entrer dans
l'Ordre franciscain. Cependant, même en Orient, la haine de leurs confrères
était si vive qu'ils durent revenir en 1293. A leur arrivée en Italie, le
provincial Monaldo refusa de les recevoir ou de leur permettre de rester dans
le pays jusqu'à ce qu'ils eussent fait part de leur venue à Raymond ; il
déclara qu'il aimerait mieux loger des fornicateurs ! La rage
furieuse qui poursuivait ces adeptes de la pauvreté fut mise en échec, en
1294, quand le conclave, à bout de ressources, finit par choisir l'ermite
Pier Morrone, qui se trouva soudain transporté, de sa grotte sur la montagne,
dans le palais pontifical à Rome. Sur le trône de Saint-Pierre, Célestin V
conserva le goût de la solitude et de l'ascétisme qui lui avait fait
embrasser jadis la vie d'anachorète. Raymond remit aux mains du nouveau pape
le sort des Spirituels qu'il était lui-même incapable de protéger. Célestin
écouta avec bienveillance les plaintes des moines et les invita à entrer dans
l'ordre des Bénédictins Célestins, fondé par lui. Mais ils lui représentèrent
que leurs vœux différaient de ceux des Célestins et dénoncèrent le mépris de
leurs Frères pour l'observance de la Règle. Alors, en audience publique, le
pape leur ordonna de se soumettre strictement à la Règle et au Testament de
François ; il les dispensa d'obéir à tout autre qu'a lui-même et à Liberato,
qu'il leur donna pour chef. Le cardinal Napoleone Orsini fut déclaré leur
protecteur, et l'abbé des Célestins reçut l'ordre de leur fournir des
ermitages. De la sorte, ils étaient comme rejetés de l'Ordre et ne devaient
même plus s'appeler Minorites ou Franciscains. Il était à présumer que leurs
Frères seraient non moins heureux d'être débarrassés de ces gens qui
prétendaient à une piété supérieure, qu'eux-mêmes d'échapper à l'oppression. Pourtant,
la haine engendrée par la querelle était trop profonde pour se détourner de
ses victimes. Le répit dont jouirent les Spirituels fut de courte durée. Le
pontificat de Célestin se termina brusquement. Complètement incapable de
remplir son office, le pape devint bientôt un instrument aux mains d'hommes
ambitieux. Fléchissant sous le fardeau, il se laissa persuader d'abdiquer,
moins de six mois après son élection, en décembre 1294. Son successeur,
Boniface VIII, redoutant qu'il ne revint sur une abdication dont la légalité
était discutable, le jeta immédiatement en prison. Tous les actes de
Célestin, tous les privilèges accordés par lui furent immédiatement annulés.
On effaça si complètement toute trace de son activité, qu'il fallut
confirmer, par un nouveau mandat, jusqu'à une nomination de notaire émanée de
lui. Boniface méprisait trop le saint enthousiasme des ascètes pour qu'on pût
attendre de lui une exception en faveur des Spirituels. A ses yeux, l'Ordre
franciscain était simplement un instrument utile e la réalisation de ses
ambitieux desseins. Les tendances séculières de l'Ordre méritaient d'être
stimulées plutôt que réprimées. Il est vrai qu'il inséra, dans le sixième
Livre de ses Décrétales, la bulle Exiit qui seminat ; mais
l'interprétation qu'il en fit apparaît dans deux bulles lancées le 17 juillet
1291. Par l'une, il assignait aux Franciscains de Paris une somme de mille
marcs, à prélever sur les legs faits pour des œuvres pies ; parla seconde, il
leur attribuait une somme de trois cents livres, léguée par dame Ada de
Pernes au bénéfice de la Terre-Sainte. Sous de tels auspices, la décadence de
l'Ordre ne pouvait que s'accentuer rapidement. Boniface n'avait pas encore un
an de pontificat quand il résolut de destituer le général des Franciscains,
Raymond. Le 29 octobre 1295, il lui offrit l'évêché de Pavie. Comme Raymond
alléguait qu'il ne se sentait pas la force d'assumer ce fardeau, Boniface le
déclara incapable de supporter le fardeau plus lourd encore du généralat et
l'en délivra sur-le-champ. On comprend que l'insolence des Conventuels se
soit alors déchainée. Certains d'entre eux allèrent visiter Célestin dans sa
prison, raillant, avec force insultes, le pape déchu, pour la faveur qu'il
avait témoignée aux Spirituels. Le même état d'esprit inspira sans doute les
poursuites pour hérésie que Boniface ordonna, en mars 1,295 contre Fra Pagano
di Pietra-Santa. Boniface
alla plus loin. Aux yeux de cet homme soucieux d'intérêts temporels et
d'avantages pratiques, les hordes de mendiants errants étaient un fléau
intolérable, que leur conduite fût inspirée par l'ascétisme ou par le goût du
vagabondage. Le décret du concile de Lyon n'avait pas réussi à supprimer le
mal. En 1296 et 1297, Boniface envoya à tous les évêques l'ordre de forcer
les vagabonds ou ermites, communément appelés Birochi, soit à quitter leur
costume religieux et à changer de vie, soit à se faire admettre dans quelque
Ordre reconnu. Les inquisiteurs étaient chargés de dénoncer tous les suspects
aux évêques ; en cas de négligence des prélats, ils devaient en avertir le
Saint-Siège. Une clause spéciale donne qualité aux inquisiteurs pour
poursuivre ceux des Bizochi qui se trouveraient appartenir à leurs Ordres
mêmes, preuve que la mendicité n'était pas assimilée à une hérésie, sans quoi
les inquisiteurs n'auraient pas eu besoin de pouvoirs-spéciaux. L'année
suivante, Boniface prit des mesures plus énergiques. Il enjoignit au
Franciscain Matteo da Chieti, inquisiteur d'Assise, de visiter en personne
les montagneuses régions des Abruzzes et de la Marche d'Ancône, afin de
chasser de leurs repaires les apostats des divers Ordres religieux et les
Bizochi, qui infestaient ce pays. Les décisions antérieures de Boniface
étaient apparemment restées sans effet. Il est possible aussi que le pape ait
été poussé à une action plus décisive par l'attitude insubordonnée des
Spirituels et des mendiants proscrits. Non contents de discuter l'autorité
pontificale, ces rebelles commençaient à soutenir que la chaire de Saint
Pierre était vacante. Loin d'admettre la bulle Exiit qui seminat, ils
prétendaient que l'auteur de cette bulle, Nicolas Ill, avait été privé par
Dieu des fonctions de pape et n'avait eu, par suite, aucun successeur
légitime. A dater de ce jour, disaient-ils, nulle ordination de prêtres ou de
prélats n'avait été valable ; eux seuls constituaient la véritable Église.
Pour remédier à ce désordre, Frère Matthieu de Bodici était venu de Provence,
apportant avec lui les livres de Pierre Jean Olivi, et, dans l'église
Saint-Pierre de Rome, avait été élu pape par cinq Spirituels et treize
femmes. Boniface lança immédiatement l'Inquisition à la poursuite de ces
gens. Mais ils s'enfuirent en Sicile, où, comme nous le verrons plus loin,
s'établit par la suite le quartier général de la secte[24]. Le
moine Jordan, auquel on doit la relation détaillée de ces faits, prétend que
Liberato et ses compagnons furent impliqués dans ce mouvement. Les dates et
la succession des événements sont ici d'une confusion désespérante ; mais il
semble plutôt que les Spirituels groupés autour de Liberato se soient tenus à
l'écart de toutes ces menées révolutionnaires. Les souffrances de ces hommes
furent réelles et prolongées ; mais s'ils avaient commis le crime de
participer à l'élection d'un antipape, ils n'auraient eu que le choix entre
l'emprisonnement perpétuel et le bûcher. On les accusait de prétendre que
Boniface n'était pas légalement pape, que l'autorité de l'Église avait été
conférée à eux seuls et que l'Église, grecque était préférable à l'Église
romaine. C'était là, en d'autres termes, du Joachisme. Mais Angelo déclare
expressément que rien de tout cela n'est vrai ; la constance avec laquelle il
supporta, pendant quinze ans, la persécution et les plus dures épreuves, lui
donne en vérité quelque droit à notre confiance. 11 rapporte qu'après avoir
été reconnus par Célestin V, ses amis et lui vécurent en ermites,
conformément au privilège accordé par le pape. Ils séjournèrent, en pauvres
et en étrangers, partout où ils purent trouver une retraite, s'abstenant strictement
de prêcher ou de recevoir des confessions, à moins d'un ordre exprès donné
par les évêques auxquels ils devaient obéissance. Même avant l'abdication de
Célestin, les autorités franciscaines, irritées de voir leurs victimes leur
échapper, firent bon marché de l'autorisation pontificale et, à la tête d'une
force armée, s'efforcèrent de capturer les malheureux, qui furent
probablement avertis du danger par Célestin lui-même. Les zélateurs,
reconnaissant qu'ils ne pouvaient résider en paix en Italie, résolurent de
s'expatrier et de chercher quelque endroit écarté où il leur fût permis de
satisfaire leur goût pour l'ascétisme et d'adorer Dieu sans que les hommes
vinssent les troubler. Ils traversèrent l'Adriatique et s'établirent dans une
ile déserte et lointaine sur la côte d'Achaïe. Là, loin des regards de tous,
ils jouirent, pendant deux ans, de la seule période de tranquillité qu'ils
aient connue. A la fin, on eut vent de leur retraite. Aussitôt on dépêcha aux
nobles et aux évêques du continent des lettres accusant les Spirituels de
Catharisme. En même temps on faisait savoir à Boniface que ces gens se
refusaient à voir en lui le pape et prétendaient constituer seuls la
véritable Église. En 1599, Boniface chargea Pierre, patriarche de
Constantinople, de juger les Spirituels, qui furent condamnés sans avoir été
entendus. Charles II de Naples, suzerain de la Morée, reçut l'ordre de les
expulser et transmit cet ordre à Isabelle de Villehardouin, princesse
d'Achaïe. Cependant les autorités locales avaient reconnu la fausseté des
accusations. En effet, les réfugiés célébraient quotidiennement la messe,
priaient pour le pape Boniface et consentaient à manger de la viande. Mais
cette constatation ne les affranchit pas de la surveillance et des tracas. Un
de leurs principaux persécuteurs fut un certain Geronimo, qui leur apporta
des livres d'Olivi et qu'ils durent chasser à cause de son immoralité. Dès
lors, il se fit leur accusateur et fut récompensé de son infamie par un
évêché[25]. La
pression devenait trop forte ; la petite communauté dut enfin céder. Les
Spirituels avaient songé un moment à accompagner Fra Giovanni da Monte dans
une mission en Tartarie ; mais il fallut abandonner ce projet, par suite de
l'excommunication qu'emportait la sentence prononcée par le patriarche de
Constantinople. Liberato envoya d'abord deux Frères, puis deux autres, porter
un appel à Boniface ; tous furent arrêtés et ne purent arriver jusqu'au pape.
Alors Liberato partit secrètement en personne et parvint à Pérouse. Mais la
mort subite de Boniface (11 octobre 1303) anéantit ses projets. Les autres Spirituels
revinrent à des époques diverses ; Angelo fut le dernier et, ne rentra en
Italie qu'en 1305. Il trouva ses Frères en fâcheuse posture. Ils avaient été
cités par l'inquisiteur dominicain, Tommaso di Aversa, et avaient docilement
comparu. Tout d'abord, le résultat leur fut favorable. Après un
interrogatoire qui dura plusieurs jours, Tommaso les déclara orthodoxes, et
les renvoya en disant publiquement : « Fra Liberato, j'en atteste Celui qui
m'a créé ; jamais il n'a été offert, du corps d'un pauvre homme, le prix que
j'aurais pu avoir du vôtre. Vos Frères boiraient votre sang, si cela leur
était possible ! » Il veilla même à les faire reconduire sains et saufs
jusqu'à leurs ermitages. Puis, lorsqu'il vit que rien ne pouvait apaiser la
rage des Conventuels, il donna aux Spirituels le conseil de quitter
nuitamment le royaume de Naples et de se rendre, par des chemins cachés,
jusqu'auprès du pape. S'ils pouvaient rapporter des lettres émanant du
pontife ou d'un cardinal, lui-même les défendrait tant qu'il détiendrait sa
charge. L'avis fut suivi ; Liberato quitta Naples le soir même, mais tomba
malade en route et mourut après deux ans de lente consomption. Pendant ce
temps, ainsi que nous le verrons plus loin, les exploits de Dolcino en
Lombardie excitaient fine terreur générale et faisaient de toutes les
confréries irrégulières un objet de suspicion et de crainte. Les Conventuels
profitèrent de cet état de choses et poussèrent Fra Tommaso à citer à son
tribunal quiconque portait indûment l'habit monacal. Les Spirituels furent de
nouveau sommés de comparaître, au nombre de quarante-deux ; cette fois, ils
n'échappèrent pas aussi aisément à leurs ennemis et furent condamnés comme hérétiques.
Andrea da Segna, sous la protection duquel ils avaient vécu, s'interposa en
leur faveur. Mais Tommaso les emmena à Trivento où il les fit torturer
pendant cinq jours. Comme cette cruauté avait excité la compassion de
l'évêque et des nobles de la vine, Tommaso partit avec ses victimes pour
Castro Mainardo, lieu désert où pendant cinq mois les malheureux subirent les
plus affreux tourments. Deux des plus jeunes Frères cédèrent, s'accusèrent
eux-mêmes et chargèrent leurs camarades ; mais, une fois libres, ils
rétractèrent leurs déclarations. Plusieurs moururent. Finalement, Tommaso
ordonna que les survivants fussent fustigés nus dans les rues de Naples ;
puis il les bannit du royaume, bien que, dans sa sentence, il n'alléguât
contre eux aucun grief spécial d'hérésie. A travers toutes ces épreuves, la
résolution de la petite troupe ne fléchit jamais. Convaincus d'être les seuls
qui suivissent la voie du salut, ils ne se laissèrent pas réintégrer de force
dans l'Ordre. A la mort de Liberato, ils choisirent pour chef Angelo, et, au
milieu de la persécution et de la réprobation, constituèrent, dans la Marche
d'Ancône, la congrégation des Clareni, qui tirait son nom du surnom de
son chef et qui eut pour protecteur le cardinal Napoleone Orsini. Ces
hommes n'avaient pas été seuls à combattre le relâchement de la Règle, bien
qu'ils fussent les seuls qui eussent réussi à secouer le joug de leurs
adversaires. Au sein de l'Ordre même. les Spirituels étaient nombreux ; mais
la politique de Boniface VIII soutenait les Conventuels dans leurs efforts
pour tenir en sujétion le parti rigoriste. Parmi ces Spirituels, le plus
remarquable peut-être fut Jacopone da Todi, auteur du Stabat Mater,
qui, par ses vers injurieux à l'adresse du pape, ne contribua guère à
rétablir l'harmonie. Après la prise de Palestrina en 1298, Boniface le jeta
dans un donjon infect, où le poète se consola de sa captivité en composant
des cantiques débordant d'ardeur mystique et d'amour divin. On rapporte qu'un
jour Boniface, passant devant la grille de la cellule, interpella
ironiquement le prisonnier en ces termes : « Jacopo, quand sortirez-vous
d'ici ? » Jacopo répliqua : « Le jour où vous y entrerez ». La prophétie fut
partiellement vérifiée, car un des premiers actes de Benoît XI, en décembre
1303, fut de libérer Jacopone à la fois de la prison et de l'excommunication[26]. Un
autre membre important du groupe des Spirituels fut le bienheureux Corrado da
Offida. Il avait été ami de Jean de Parme. Pendant cinquante-cinq ans il
porta une unique robe, qu'il rapiéçait sans cesse. Ce vêtement constituait,
avec la corde qui lui servait de ceinture, toute sa fortune temporelle. Avec
cette exaltation mystique qui caractérisait la secte, il était sujet à de
fréquentes visions et à des extases, qui le soulevaient de terre à la façon
des saints. La légende rapporte qu'il ne ressuscita pas moins de six morts.
Quand Liberato et ses compagnons se furent retirés dans leur lie d'Achaïe, il
songea à venir les rejoindre avec Jacopo de' Monti et plusieurs autres ; mais
une cause que nous ignorons empêcha l'exécution de ce projet. Ni la
douceur ni la sévérité ne pouvaient avoir de prise sur 42 des hommes si
profondément convaincus de la sainteté de leur vocation. Ce fut en vain qu'au
chapitre tenu à Gênes, en 1308, le général Giovanni di Murro publia un « précepte
» déplorant que l'Ordre eût abandonné la sainte pauvreté, comme l'attestaient
la possession de terres, de fermes, de vignobles, et l'usurpation de charges
qui impliquaient les moines dans des soucis temporels, des querelles et des
litiges. Il ordonnait la vente de toute propriété et interdisait aux membres
de l'Ordre d'ester devant aucun tribunal. Pourtant, s'il se montrait sévère _
au sujet de la propriété, il ne s'opposait nullement à l'usage et condamnait
comme pernicieuse la doctrine d'après laquelle le vœu de pauvreté prohibait
la jouissance de tout bien terrestre. D'ailleurs, il était résolu à faire
cesser le schisme de l'Ordre et son influence sur Boniface fut une des causes
qui provoquèrent la persécution des Spirituels. Ceux-ci rejetaient
opiniâtrement toutes les tentatives de conciliation et estimaient à leur
juste valeur ces efforts de réforme. Avant la fin de l'année, Giovanni fut
nommé cardinal-évêque de Porto et autorisé à confier la direction de l'Ordre
à un vicaire. Les réformes furent partiellement appliquées, pendant quelques
temps, dans plusieurs provinces, puis elles tombèrent en désuétude et les
abus reprirent comme devant. En
France, où l'influence de Joachim et de l'Évangile Éternel fut plus
durable et plus prononcée qu'en Italie, l'histoire des Spirituels a pour
centre un des plus remarquables personnages de l'époque, Pierre-Jean Olivi.
Né en {U7, Olivi entra dans l'Ordre franciscain à l'âge de douze ans et se
forma à l'Université de Paris, où il obtint le grade de bachelier. Sa
gravité, tempérée d'une grande vivacité d'esprit, ses mœurs irréprochables,
son éloquence enflammée, son savoir étendu lui concilièrent le respect général.
En même temps, par sa piété, sa douceur, son humilité, son zèle pour la
pauvreté, il acquit la réputation d'un saint doué du pouvoir prophétique. Il
était naturel qu'un tel homme s'associât aux Spirituels ; non moins naturelle
était l'inimitié qu'il s'attira en blâmant sans réserve le relâchement où
était tombée, dans l'Ordre, l'observance de la Règle. Dans ses volumineux
écrits, il professait que la pauvreté absolue était la source de toute vertu
et, de toute sainteté, que la Règle prohibait toute propriété, tant
individuelle que collective, que leur vœu contraignait les membres de l'Ordre
à faire le plus parcimonieux usage des choses indispensables, à porter les
plus humbles vêtements, à se passer de chaussures, etc. Il ajoutait que le
pape n'avait nullement le pouvoir d'accorder des dispenses ou des absolutions
; encore moins pouvait-il autoriser quelque pratique contraire à la Règle. Le
couvent de Béziers, auquel appartenait Olivi, devint le foyer des Spirituels.
Olivi montra la force de son caractère lorsqu'il fut, pour la première fois,
mis en échec. En 1278, certains écrits consacrés par lui à l'éloge de la
Vierge furent considérés comme touchant de trop près au Marianisme. C'était
un délit dont l'Ordre n'était pas encore coutumier. Une plainte fut adressée
au général Geronimo d'Ascoli, plus tard Nicolas IV. Celui-ci lut les livres
et condamna Olivi à les brûler de ses propres mains. Olivi obéit
immédiatement, sans manifester la moindre confusion. Comme ses confrères
s'étonnaient qu'il pût supporter avec un tel calme une si cruelle
mortification, il leur répondit qu'il avait accompli ce sacrifice en toute
tranquillité d'esprit : il n'avait pas éprouvé plus de plaisir à écrire ces
livres qu'A les brûler sur l'ordre de son supérieur. La perte était minime,
car, si cela était nécessaire, il pourrait aisément les écrire A nouveau et
sous une forme meilleure. Cet homme imperturbable, A ce point maitre de lui,
ne pouvait manquer d'imposer ses convictions à tous ceux qui l'entouraient ou
qui l'approchaient[27]. Quelles
étaient réellement ces convictions ? C'est là un problème qu'il est
aujourd'hui malaisé de résoudre. Par ses ardentes attaques contre les
individus aussi bien que contre le relâchement général de l'Ordre, Olivi
excita des haines acharnées, si bien que les dernières années de sa vie se
passèrent dans une série d'enquêtes pour suspicion d'hérésie. En 1282, au
chapitre général de Strasbourg, on décida que ses écrits seraient examinés.
En 1283, le général, Bonagrazia di S. Giovanni, vint en France, réunit ces
livres et les confia à sept des principaux membres de l'Ordre. Ceux-ci y
trouvèrent des propositions qu'ils qualifièrent diversement de fausses,
hérétiques, présomptueuses et dangereuses, et ordonnèrent que les volumes
contenant ces propositions fussent remis par tous ceux qui les possédaient.
Olivi souscrivit au jugement en 1284, tout en se plaignant qu'on ne lui eût
pas permis de comparaître en personne devant ses juges et d'expliquer les
passages censurés qu'on avait, disait-il, mal interprétés. Non sans peine, il
se procura des exemplaires des ouvrages incriminés et se mit en mesure de se
justifier. Le cercle de ses disciples s'élargissait toujours davantage. Ces
disciples étaient secrètement imprégnés de Joachisme, et, non contents de
propager paisiblement leurs principes excitaient des tumultes et des
séditions dont on fit retomber la responsabilité sur Olivi. En 1285, le
chapitre de Milan élut comme ministre-général Arlotto di Prato, l'un des sept
juges qui avaient condamné Olivi, et décréta la recherche et la saisie de
tous les ouvrages incriminés. De plus, le nouveau général manda Olivi à Paris
pour y subir une nouvelle inquisition, dont les promoteurs furent deux
membres de la commission antérieure, Richard Middleton et Giovanni di Murro.
L'affaire traîna en longueur jusqu'en 1286 ; à ce moment, Arlotto mourut et
tout fut abandonné. Matteo d'Acquasparta attesta l'orthodoxie d'Olivi en le
nommant professeur à l'école générale de l'Ordre à Florence. Raymond
Gaufridi, qui succéda à Matteo d'Acquasparta en 1290, était l'ami et
l'admirateur d'Olivi ; mais il ne put empêcher une nouvelle procédure, bien
qu'il eût nommé Olivi professeur à Montpellier. L'agitation, en Languedoc,
était devenue telle que Nicolas IV, en 1290, dut ordonner à Raymond de frapper
les perturbateurs. Il chargea Bertrand de Cigotier, inquisiteur du comtat
Venaissin, de faire une enquête et un rapport pour que l'affaire pût venir au
chapitre général qui devait se tenir à Paris. En conséquence, Olivi comparut
en 1292 devant le chapitre, déclara accepter la bulle Exiit qui seminat,
affirma qu'il n'avait jamais sciemment professé ou écrit autre chose, révoqua
et abjura tout ce qu'il pouvait avoir dit, par inadvertance, en contradiction
avec cette bulle. On le laissa aller en paix ; mais vingt-neuf de ses zélés
partisans, jugés coupables par Bertrand de Cigotier, furent punis. Les
quelques années qui lui restaient à vivre se passèrent, semble-t-il, dans une
tranquillité relative. Deux lettres écrites en 1295, l'une à Corrado da
Offida, l'autre aux fils de Charles II de Naples, qui, alors retenus comme
otages en Catalogne, lui avaient demandé de leur rendre visite, montrent
qu'il était tenu en haute estime, qu'il voulait faire fléchir le zèle
fanatique des Spirituels intransigeants et que lui-même ne pouvait se garder
des spéculations apocalyptiques. En 1298, sur son lit de mort, il prononça
une profession de foi dans laquelle il affirmait son absolue soumission à
l'Église romaine et à son chef Boniface. Il soumettait toutes ses œuvres au jugement
du Saint-Siège et, au sujet des questions en litige au sein même de l'Ordre,
émettait une déclaration de principes ne contenant rien que Bonaventure eût
refusé de contresigner, rien que Nicolas III eût pu condamner comme contraire
à la bulle Exiit, bien qu'il réprouvât vivement le relâchement de
l'Ordre et l'habitude qu'on y avait prise de manier l'argent[28]. Il fut
enterré avec de grands honneurs à Narbonne. Bientôt les controverses
s'engagèrent, plus violentes encore, au sujet de sa mémoire. Ses restes
devinrent l'objet d'un culte assidu, en dépit de prohibitions répétées ;
d'innombrables miracles se produisirent sur son tombeau, vers lequel les
pèlerins accouraient en foule ; son anniversaire devint une des grandes
solennités de l'année ; lui-même passait pour un des saints les plus
puissants du calendrier. Tout cela montre l'estime du peuple pour les vertus du
mort et le zèle des hommes qui se considéraient comme ses disciples. Il est
certain que le concile de Vienne, en 1312, traita la mémoire d'Olivi avec
beaucoup d'égards : alors qu'il condamnait avec une impitoyable sévérité les
extravagances mystiques des Frères du Libre-Esprit, il ne releva, dans
les volumineux écrits d'Olivi, que quatre erreurs d'ordre purement spéculatif
et telles qu'il s'en rencontrait fréquemment chez les scolastiques de
l'époque. Encore ces erreurs étaient-elles notées sans qu'on les lui
attribuât, sans même que son nom l'Ill mentionné. Ses disciples immédiats
nièrent qu'il les eût entretenues. Pourtant, l'une d'entre-elles était
devenue, un moment, comme une sorte de schibboleth parmi les Olivistes. Elle
consistait à croire que le Christ vivait encore sur la croix lorsqu'il fut
percé de la lance. On- prétendait que la relation originale différait sur ce
point, chez Mathieu, de la version donnée par Jean, et que le texte de
Mathieu avait été altéré pour rétablir l'harmonie. Les autres questions
relatives aux doctrines d'Olivi furent débattues devant les Pères par
Bonagrazia da Bergamo, accusateur, et Ubertino da Casale, défenseur ; puis le
concile laissa aux Franciscains le soin de prendre parti, ce qui,
apparemment, lui semblait d'importance secondaire. Ainsi le concile ne
condamna ni la personne, ni les écrits du défunt. On vit
dans ce résultat un hommage à l'orthodoxie du Spirituel, comme l'atteste
l'enthousiasme au milieu duquel on célébra sa fête à Narbonne en 1313. La
ville reçut, à cette occasion, un concours de visiteurs égal à celui
qu'attirait l'anniversaire des indulgences de la Portiuncule. De plus, quand
l'ardeur de la controverse se fut apaisée, la condamnation portée dans la
suite par Jean XXII contre les livres d'Olivi fut levée par Sixte IV, vers la
fin du XVe siècle. On peut conclure de là que les théories du Spirituel ne
contenaient pas de doctrines vraiment révolutionnaires. Toutefois, peu de
temps après sa mort, tous les Franciscains de Provence durent signer une
abjuration de ses erreurs, au nombre desquelles figurait celle qui avait
trait à la blessure du Christ. Mais il n'était pas fait mention des plus graves
écarts de doctrine qui lui furent attribués plus tard (I). D'autre
part, il est certain qu'Olivi fut, en France comme en Italie, l'hérésiarque
des Spirituels, qui virent en lui le successeur direct de Joachim et de
François. L'Historia Tribulationum prétend trouver, dans les
prophéties attribuées à Joachim, l'annonce de tous les événements qui
illustrèrent la carrière d'Olivi. D'enthousiastes Spirituels, qui adhéraient
aux doctrines révolutionnaires de l'Évangile Éternel, attestèrent devant
l'Inquisition que le troisième fige de l'Église avait commencé avec Olivi, lequel
avait ainsi supplanté saint François lui-même. Olivi était inspiré du ciel ;
sa doctrine lui avait été révélée à Paris, disaient certains adeptes, pendant
qu'il se lavait les mains. Une autre opinion voulait que l'illumination lui
tilt venue dans une église, vers la troisième heure du jour. Aussi ses écrits
avaient-ils une autorité égale à ceux de saint Paul. L'Église devait y obéir
à la lettre. On ne saurait s'étonner que ses ennemis le rendissent
responsable des extravagances de gens qui avaient pour lui une vénération
aussi intransigeante et qui reconnaissaient en lui leur chef et leur maitre[29]. Quand
Olivi mourut, son ancien juge, Giovanni di Murro, était général de l'Ordre.
Ge personnage, si fortes que fussent ses propres convictions ascétiques, se hâta
d'achever l'œuvre qu'il n'avait pas réussi à mener à bien antérieurement. Il
condamna la mémoire d'Olivi comme celle d'un hérétique et exigea la
restitution de tous ses livres, par un ordre dont l'exécution fut menée avec
une impitoyable rigueur et poursuivie par son successeur, Gonsalvo da Balboa.
Pons Botugati, moine d'une piété et d'une éloquence remarquables, refusa de
rendre les livres prohibés, et fut étroitement enchaîné au mur d'un humide et
fétide donjon où on lui jetait avec parcimonie du pain et de l'eau : là il
pourrit jusqu'à sa mort dans l'ordure, au point que lorsqu'on enfouit à la
hâte, sans sacrements, son corps dans une fosse, on s'aperçut que la chair
était déjà, de part en part, trouée par les vers. Nombre d'autres
récalcitrants furent emprisonnés de même et traités avec une rigueur presque
égale. Au chapitre général qui suivit, on interdit formellement la lecture de
toutes les œuvres d'Olivi. Beaucoup de volumes incendiaires, attribués
directement ou indirectement au défunt, circulaient dans le public, comme le
montre un catalogue de livres Olivistes où sont traitées des questions très
dangereuses, telles que le pouvoir du pape pour accorder des dispenses de
vœux, la légalité de ses prétentions à l'obéissance implicite en matière de
foi et de morale, et d'autres thèses imprégnées de l'esprit de rébellion[30]. L'œuvre
d'Olivi qui souleva les plus grandes discussions et sur laquelle les
témoignages sont particulièrement contradictoires, est son commentaire de
l'Apocalypse. C'est de cet ouvrage que furent tirés les principaux arguments
8 l'appui de sa condamnation. Une sentence inquisitoriale de 1318.montre qu'à
cette époque les écrits du Spirituel furent, sur l'ordre de Jean XXII, soumis
à un nouvel examen. On les tenait pour la source de toutes les erreurs que
les sectaires expiaient alors sur le bûcher, et, entre toutes ces œuvres, le
livre sur l'Apocalypse était considéré comme spécialement dangereux. Aussi,
jusqu'à la décision pontificale, nul ne devait se permettre de voir en Olivi
un saint ou même un catholique. Quand fut rédigé, en 4319, le rapport de huit
maîtres en théologie, qui concluaient à une condamnation, les Spirituels
considérèrent que l'outrage ainsi commis envers la foi privait de toute
efficacité le sacrement de l'autel. Cependant le jugement formel ne fut rendu
que le 8 février 1326 : Jean XXII, après un scrupuleux examen en Consistoire,
finit par condamner le Commentaire de l'Apocalypse, et le chapitre général de
l'Ordre en interdit la lecture ou la possession. Un des rapports des experts
nous a été conservé. Il est impossible de supposer que ces gens eussent, de
propos délibéré, fabriqué les extraits sur lesquels ils fondaient leurs
conclusions. Or, ces extraits suffisent à montrer que l'ouvrage était un écho
des plus dangereuses doctrines de l'Évangile Éternel. Le cinquième âge tire à
sa fin : sous la figure de l'Antéchrist mystique se trouvent des prophéties
relatives au faux pape, à de faux Messies, à de faux prophètes, exprimées en
des termes qui désignent clairement la hiérarchie romaine. Le faux pape se
fera connaître par ses hérésies sur la perfection de la pauvreté évangélique —
ce sera, comme nous le verrons, le cas de Jean XXII —. Les prophéties
attribuées à Joachim sur Frédéric Il sont citées pour montrer comment seront
pourchassés les prélats et le clergé qui défendent la Règle. L'église
charnelle est la Grande Prostituée de Babylone ; elle enivre et corrompt les
nations par sa bestialité et opprime les rares justes qui subsistent, comme
les avait opprimés jadis l'idolâtrie païenne. Quarante générations après la
moisson des apôtres aura lieu une nouvelle moisson des Juifs et du monde
entier. Cette moisson sera engrangée par l'Ordre Évangélique, auquel sera
dévolue tout autorité. Il y aura un sixième et un septième âge, après lequel
viendra le Jour du Jugement. On ne saurait calculer la date de ce jour ; mais
le sixième âge s'ouvrira à la fin du XIIIe siècle. L'église charnelle, ou
Babylone, expirera et le triomphe de l'Église spirituelle commencera. Les
historiens ont longtemps pensé que cette résurrection de l'Évangile
Éternel était l’œuvre d'Olivi. Mais les dernières années de sa vie
prouvent avec évidence qu'il ne pouvait avoir mis en avant des doctrines
aussi incendiaires, ce que confirme le silence gardé à ce sujet par le
concile de Vienne, alors que d'autres erreurs sans gravité étaient condamnées
après un ample débat entre ses ennemis et ses amis. D'ailleurs, Bonagrazia,
au nom des Conventuels, attaqua avec acharnement la mémoire d'Olivi et produisit
une longue liste d'erreurs, mentionnant au passage certaines prophéties du
Commentaire de l'Apocalypse et l'appellation de Grande Prostituée lancée
contre l'Église. Si les passages cités plus haut avaient existé, l'accusateur
s'y fût longuement arrêté pour rendre impossible toute défense. Cependant
Ubertino, répondant à Bonagrazia, déclara que l'accusation était tout à fait
mensongère ; Olivi, dit-il, avait toujours parlé avec le plus grand respect
de l'Église et du Saint-Siège le Commentaire même s'achevait par un hommage à
l'Église Romaine, maitresse de l'univers, et, dans le corps de l'ouvrage, le
Saint-Siège était plusieurs fois désigné comme le siège de Dieu et du Christ
; il y était dit que l'Église Militante et l'Église Triomphante sont les sièges
de Dieu et dureront jusqu'à la fin des temps, tandis que les réprouvés sont
Babylone et la Grande Prostituée. Il n'est pas admissible qu'Ubertino ait
faussement cité ces passages, car Bonagrazia l'aurait trop facilement
confondu, et le concile de Vienne aurait rendu un jugement tout différent. On
sait, de source sûre, que les doctrines révolutionnaires communément imputées
à Olivi étaient soutenues par les hommes qui se considéraient eux-mêmes comme
ses disciples et qui étaient réputés tels. On peut donc présumer que ces
gens, mal inspirés par leur zèle, introduisirent des interpolations dans le
Commentaire, donnant ainsi à leurs rêveries mystiques l'autorité du nom de
leur maitre[31]. Après
la mort d'Olivi, les autorités franciscaines semblent avoir reconnu
l'impossibilité d'écraser la secte qui se propageait et s'organisait par tout
le Languedoc. Une cause mal connue — peut-être la jalousie qu'inspiraient les
Dominicains — empêcha les Conventuels de réclamer le secours de l'Inquisition.
De leur côté, les inquisiteurs s'abstinrent d'intervenir contre les
adversaires de l'Ordre rival. Cependant on fit appel aux autorités
ecclésiastiques régulières ; en 1299, l'archevêque de Narbonne, Gilles, tint
à Béziers un synode provincial où furent condamnés les Béguins des deux
sexes, qui, sous la direction de savants membres d'un Ordre honorable (les
Franciscains),
s'adonnaient à des exercices religieux non prescrits par l'Église, portaient
des vêtements distinctifs, s'imposaient des pénitences et des abstinences
insolites, dictaient des vœux de chasteté, parfois médiocrement observés,
tenaient des conventicules nocturnes, fréquentaient des hérétiques,
proclamaient l'approche de la fin du monde et soutenaient que le règne de
l'Antéchrist avait commencé. Ils avaient déjà causé de nombreux scandales ;
de plus grands troubles étaient à craindre. Les évêques recevaient l'ordre
d'entamer dans leurs divers diocèses, une recherche attentive de ces sectaires
et de les exterminer. Ces mesures montrent le rapide développement d'une
nouvelle hérésie fondée sur l'Évangile Éternel, entretenue par un noyau de
Franciscains rigoristes et largement répandue parmi la population. Pour cette
propagande populaire, le Tiers Ordre présentait des avantages particuliers.
Nous verrons plus loin que ceux qu'on appelait généralement Béguins étaient,
pour la plupart, des Tertiaires, parfois même des membres de l'Ordre.
Cependant aucun motif de cupidité ne pouvait exciter les magistrats
épiscopaux à sévir contre des gens dont la principale pratique religieuse
consistait à renoncer aux biens terrestres. Aussi peut-on présumer que
l'action du concile resta vaine ; elle eut pour seul résultat de justifier la
persécution entreprise au sein de l'Ordre. Les Béguins laïques jouirent sans
doute d'une immunité pratique, tandis que les moines Spirituels continuaient
à subir, de la part de leurs supérieurs, les vexations auxquelles la vie
monastique fournissait d'abondants prétextes. C'est ainsi qu'à Villefranche,
comme Raymond Auriole et Jean Prime refusaient d'admettre que leurs vœux
permissent le libre usage des choses de ce monde, ils' furent emprisonnés,
enchainés et privés de nourriture. Quand Raymond finit par mourir, on lui
refusa les sacrements comme à un hérétique. Jean eut grand’peine à sortir
vivant de son cachot (4). Ainsi
s'acheva ce douloureux XIIIe siècle, qui avait vu tant de hautes aspirations
non réalisées, tant de rêves brillants s'évanouir comme des visions, tant
d'espoirs incessamment désappointés. L'intelligence humaine s'était éveillée,
mais la conscience sommeillait encore, sauf en de rares hommes qui
généralement payèrent de leur repos ou de leur vie leurs scrupules
prématurés. Cc siècle étrange, en disparaissant, laissait sans doute comme
héritage à son successeur un vaste progrès dans l'activité intellectuelle ;
mais, dans le domaine spirituel, l'héritage était nul. Tous les efforts
tentés pour rehausser l'idéal humain avaient misérablement échoué. La société
était plus cruelle et plus brutale, plus bestiale et plus attachée aux biens
matériels qu'elle ne l'avait jamais été. Il n'est pas excessif de dire que
l'Inquisition avait largement contribué à ce résultat, par sa soif insatiable
des châtiments, par sa prétention de faire régner une orthodoxie toute
machinale, par son insouciance des abus et de la corruption de l'Église. La
tristesse de ce siècle d'efforts et de souffrances est comme symbolisée dans
les deux papes qui en virent le début et la fin, Innocent III et sa
contrefaçon, Boniface VIII. Ce dernier, suivant un dicton populaire du temps,
« arriva comme un renard, régna comme un lion, mourut comme un chien ».
Par l'intelligence et par l'érudition, Boniface était supérieur à son modèle
; par l'orgueil impérieux, il était l'égal d'Innocent III ; pour la
sincérité, le dévouement, l'élévation des desseins, en un mot tout ce qui
ennoblit l'ambition, il lui était bien inférieur. Rien d'étonnant que les
spéculations apocalyptiques de Joachim prissent un nouvel empire sur l'esprit
des hommes qui ne pouvaient concilier le désert moral où ils vivaient avec leur
conception de la providence divine. Ils jugeaient impossible que Dieu permit
la persistance de cette perversité cruelle, envahissant l'Église et, par
l'Église, infectant la société tout entière. Remédier à ces abus, ou
seulement les atténuer, était une tâche trop lourde pour les forces de
quelques ardents zélateurs ; il fallait que l'intervention divine créât un
monde nouveau, où habiteraient seuls les Élus, sous le règne de la pauvreté
ascétique et de l'amour universel. Un des
plus énergiques et des plus impétueux missionnaires de cette foi fut Arnaud
de Villeneuve. Nous avons depuis peu, grâce aux recherches de Señor Pelayo,
appris à connaître parfaitement cet homme qui fut peut-être, à certains
égards, le personnage le plus remarquable de son temps. Comme médecin, il
n'avait pas de rival. Les rois et les papes se disputaient ses soins ; ses
volumineux ouvrages sur la médecine et l'hygiène furent six fois réimprimés
pendant le XVIe siècle, sans parler des nombreux traités spéciaux qu'il avait
publiés. Comme chimiste, la part qu'il prit à plusieurs découvertes utiles
n'est pas établie de façon certaine. Comme alchimiste, il passa pour
fabriquer des lingots d'or à la cour de Robert de Naples, grand protecteur de
la science. Ses traités sur ce sujet furent compris dans les collections
d'ouvrages de ce genre réimprimés même au XVIIIe siècle. Versé dans la
connaissance de l'arabe et de l'hébreu, il traduisit des écrits de Costa ben
Luta sur les incantations, les « aiguillettes nouées » et autres
pratiques de magie. Il écrivit des livres d'astronomie et d'oniromancie ; car
il était habile dans l'art d'expliquer les songes et aussi dans l'arpentage
et la vinification. Il élabora, pour Frédéric de Sicile, des lois que ce
monarque avisé promulgua et mit en vigueur. Arnaud se montra homme d'État
consciencieux dans les avis qu'il donna à Frédéric et au frère de celui-ci,
Jayme II d'Aragon, sur leurs devoirs de monarques. Un jour que Jayme lui
demandait l'explication d'un songe, Arnaud, non content de satisfaire la
curiosité du roi, se mit à lui représenter que le premier devoir du souverain
était de rendre la justice, aux pauvres d'abord, puis aux riches. Il demanda
à Jayme combien de fois il donnait audience aux pauvres ; le roi répondit
qu'il les recevait une fois par semaine et qu'il écoutait aussi leurs
doléances au cours de ses promenades. Arnaud lui adressa alors de sévères
reproches. Le roi, disait-il, courait à sa perdition ; le riche avait accès
auprès de lui tous les jours, le matin, é midi, le soir ; le pauvre
n'approchait de lui que rarement ; Jayme traitait Dieu comme le cochon de
saint Antoine, nourri de ce dont personne ne voulait. S'il désirait gagner le
salut, il devait se dévouer aux pauvres ; sinon, malgré les enseignements de
l'Église, ni psaumes, ni messes, ni jeûnes, ni aumônes même ne le
sauveraient. Ainsi Arnaud était, pour Jayme, non seulement un médecin, mais
un conseiller parlant haut et ferme ; il fut, à plusieurs reprises, envoyé en
mission diplomatique par les rois d'Aragon et de Sicile. Si
multiples que fussent ses occupations, elles n'absorbaient qu'une partie de
son infatigable activité. En dédiant à Robert de Naples son ouvrage sur
l'arpentage, il fait ainsi son propre portrait : Yeu,
Arnaut de Vilanova... Doctor
en legs et en decrets, Et
en siensa de strolomia, Et
en l'art de medicina, Et
en la santa teulogia. Bien
qu'il fût laïque, marié et père de famille, le domaine favori de son activité
était la théologie, qu'il avait étudiée auprès des Dominicains de
Montpellier. En 1292, il débuta par un ouvrage sur le Tetragrammaton,
ou nom mystérieux de Jéhovah, dans lequel il cherchait à expliquer par des
raisons naturelles le mystère de la sainte Trinité. Embarqué dans de
semblables spéculations, il devint bientôt Joachite convaincu. Un homme
d'aspirations morales aussi hautes, un cœur aussi ouvert à la compassion, devait
avoir horreur de la perversité et de la cruauté des hommes de son temps, et
particulièrement des crimes commis par les ecclésiastiques dont les pires, à
ses yeux, étaient les Mendiants. Il fouailla impitoyablement leurs vices et
tomba naturellement dans les spéculations des Joachites, annonçant la venue
prochaine de l'Antéchrist et du Jour du Jugement. Dans de nombreux ouvrages
rédigés en latin et en langue vulgaire, il commenta les livres de Joachim et
alla jusqu'à déclarer que la révélation de Cyrille était plus précieuse que
toute l'Écriture. Il était porté, par sa généreuse nature, à sympathiser avec
les Spirituels persécutés. Il entreprit audacieusement de les défendre dans
divers traités. En 1309, comme Frédéric de Sicile lui demandait l'explication
d'un rêve, Arnaud profita de cette occasion pour invoquer la commisération du
monarque en faveur des moines opprimés. Il exposa à Frédéric que ces
malheureux, lorsqu'ils voulaient en appeler au Saint-Siège, étaient
persécutés et massacrés par leurs confrères, et que la pauvreté évangélique
était traitée comme le plus grand des crimes. Il usa de même de son influence
à la cour de Naples ; c'est grâce à lui que les opprimés devaient un jour
trouver un refuge auprès d'elle. Son
tempérament impulsif ne pouvait rester à l'écart de la lutte acharnée qui
faisait rage à ce moment. Avant la fin du vine siècle, il adressa aux
Dominicains et aux Franciscains de Paris, aux rois de France et d'Aragon et
même au Sacré Collège, des lettres annonçant la prochaine fin du inonde. Les
catholiques pervers et, en particulier, les ecclésiastiques étaient les
membres de l'Antéchrist, dont la venue était imminente. Ces déclarations
soulevèrent une ardente controverse, au cours de laquelle les deux partis se
montrèrent sans pitié l'un pour l'autre. Après une bataille à coups de plume,
les Dominicains catalans accusèrent formellement Arnaud devant l'évêque de
Girone. Arnaud répliqua que ces moines n'avaient nul droit d'ester en
justice, attendu que c'étaient des hérétiques et des fous, des chiens et des
imposteurs. Lui-même les cita à comparaitre devant le pape au Carême suivant.
Il dut certainement à la faveur royale d'échapper au bûcher qui avait puni
tant de controversistes moins téméraires. En 1300, quand le roi Jayme
l'envoya en mission auprès de Philippe le Bel, l'audacieux hérésiarque
présenta à l'Université de Paris son ouvrage sur la venue de l'Antéchrist.
Les théologiens virent d'un mauvais œil le livre d'Arnaud ; au mépris de
l'immunité diplomatique, l'auteur fut arrêté sans même un avertissement
préalable, à la veille de son départ, sur l'ordre de l'Official. L'archevêque
de Narbonne s'interposa inutilement. Le prisonnier ne fut mis en liberté que
sous caution de trois mille livres, somme que fournirent le vicomte de
Narbonne et d'autres amis. Puis il comparut devant les maîtres de théologie
et, sous la menace de l'emprisonnement, dut rétracter sur Meure ses
allégations, sans qu'on lui accordât le droit de se défendre. Il rapporte (et
il y a tout lieu de l'en croire) que, parmi les plus violents de ses juges,
se trouvait un Franciscain, dont le zèle était sans doute enflammé par
l'apparition d'un autre Olivi, enfant de ce Midi si fécond en hérésiarques. Arnaud
adressa à Boniface un appel formel et se présenta ensuite, en personne, à la
cour pontificale. Accueilli d'abord par des moqueries, il provoqua des
rigueurs par son opiniâtreté. Comme relaps, il était passible du bûcher. On
se Contenta de l'emprisonner et de le contraindre à une seconde rétractation
; ce qui n'empêcha pas que Philippe le Bel, en 1303, à l'assemblée du Louvre,
en accusant Boniface d'hérésie, mit à la charge du pape l'approbation d'un
livre d'Arnaud, antérieurement brûlé sur l'ordre du roi et de l'Université de
Paris. En réalité, quand Boniface rendit la liberté au prisonnier, — tout en
reconnaissant sa science médicale au point de le nommer médecin de sa cour, —
il lui ordonna de garder désormais le silence en matière de théologie. Arnaud
se tint tranquille pendant quelque temps. Mais un ordre céleste l'obligea à
rentrer en scène. 11 avertit solennellement Boniface que le pape serait
frappé par la vengeance divine s'il persistait à ignorer le devoir qui lui
incombait de détourner l'imminente colère de Dieu par une réforme complète de
l'Église. La catastrophe d'Anagni suivit de près cette prédiction. Aussi
Arnaud, qui avait quitté la cour pontificale, vit-il naturellement, dans cet
événement, la confirmation de sa prophétie. Dès lors, il se c9nsidéra comme
un messager de Dieu. Dans une ardente dénonciation des vices du clergé, il
renouvela l'avertissement à Benoit XI, qui répondit en infligeant une
pénitence au prophète et en saisissant tous ses écrits apocalyptiques. Un
mois après environ, Benoit mourut à son tour. Arnaud annonça qu'un troisième
message serait envoyé au successeur du pape défunt. u Il ne m'a pas été
révélé, disait-il, à quel moment et par qui serait apportée cette parole ;
mais je sais que si le pape en tient compte, Dieu l'ornera des dons les plus
éclatants ; s'il rejette cet avis, Dieu le frappera d'un jugement terrible
dont le monde entier sera stupéfié[32]. » Pendant
quelques années, nous perdons de vue Arnaud. Cependant sa plume féconde
s'exerçait avec ardeur et presque sans interruption. L'Église s'efforçait
vainement de détruire ses écrits. En 1305, Fray Guillermo, inquisiteur de
Valence, excommunia et chassa de l'Église un serviteur du roi Jayme, Gambaldo
de Plis, coupable de posséder et de répandre ces ouvrages. Le roi demanda à
Guillermo les raisons de cette mesure. Comme l'inquisiteur refusait de
fournir des explications, Jayme écrivit une lettre irritée à Eymerich,
général des Dominicains. Le roi déclarait que les livres d'Arnaud étaient lus
avidement par lui-même, par la reine et par les infants. par les archevêques
et les évêques, par le clergé et par les laïques. Il demandait que la
sentence fût révoquée comme contraire à la loi canonique ; sinon, il punirait
sévèrement Fray Guillermo et ferait peser son mécontentement sur tous les
Dominicains de ses domaines. Ce fut probablement cette faveur royale qui
sauva Arnaud, lorsqu'il faillit être brûlé à Santa-Christina et se tira de ce
mauvais pas avec une simple flétrissure, comme nécromant et magicien,
hérétique et pape des hérétiques. Alors
que la persécution des Spirituels, en Provence, était à son plus haut
période, Arnaud obtint de Charles le Boiteux de Naples, comte de Provence,
l'envoi au général Gérald d'une lettre qui, pour quelque temps, arrêta ou
atténua la persécution. En 4309, on trouve Arnaud à Avignon, envoyé en
mission par Jayme II et bien reçu par Clément V, qui prisait fort sa science
médicale. Arnaud tira bon parti de sa situation en persuadant secrètement au
pape de mander les chefs des Spirituels afin d'apprendre d'eux, oralement et
par écrit, quels étaient leurs sujets de plainte et quelles réformes ils
désiraient voir apporter à leur Ordre. En ce qui concernait ses affaires
personnelles, il ne fut pas aussi heureux. En audience publique, devant le
pape et les cardinaux, an mois d'octobre 1309, il annonça que la fin du monde
arriverait au cours du siècle et que l'Antéchrist apparaîtrait dans les
quarante premières années. Il s'étendit longuement sur la dépravation du
clergé et des laïques, et se plaignit amèrement de la persécution dirigée
contre les hommes qui voulaient vivre en l'état de pauvreté évangélique.
C'étaient là des déclarations qu'on s'attendait à entendre de sa bouche ;
mais il y ajouta l'incroyable indiscrétion de lire une relation détaillée des
songes de Jayme Il et de Frédéric de Sicile, en exposant les doutes des
souverains et les explications et exhortations par lesquelles il y avait
répondu. C'étaient là des choses d'un caractère confidentiel aussi sacré que
la confession d'un pénitent. Le cardinal Napoleone Orsini, protecteur des
Spirituels, écrivit â Jayme pour le féliciter de sa piété, révélée par maitre
Arnaud, par cet homme sage et éclairé qu'enflammait l'amour de Dieu. Mais
cette démarche ne put conjurer la tempête. Le cardinal de Porto et le provincial
dominicain d'Aragon, Ramon Ortiz, se hâtèrent d'apprendre à Jayme qu'Arnaud
avait représenté les deux souverains comme des hommes de foi hésitante et qui
croyaient aux présages des songes. Ils conseillaient au roi d'Aragon de
renoncer â employer comme ambassadeur un hérétique tel qu'Arnaud. Jayme fut
profondément blessé dans son orgueil. Ce fut en vain que Clément lui assura
lui-même 57 n'avoir prêté aucune attention au discours d'Arnaud. Le roi
écrivit au pape, aux cardinaux et â son frère, une lettre dans laquelle il
niait l'histoire du songe et traitait Arnaud d'imposteur. Frédéric n'était
pas aussi susceptible ; il écrivit â Jayme que l'histoire du songe ne pouvait
leur faire aucun tort et que la véritable infamie, de leur part, consisterait
â abandonner Arnaud â l'heure du danger. Il offrit un refuge à son ancien
conseiller et, peu après, l'envoya de nouveau en mission à Avignon. Arnaud
mourut au cours du voyage. On ignore la date exacte de sa mort, certainement
antérieure au mois de février 1314. Clément le regretta pour des raisons de
pur égoïsme. Il lança une bulle annonçant qu'Arnaud avait été son médecin et
lui avait promis un livre très utile ; l'auteur était mort sans tenir sa
promesse ; en conséquence, quiconque détenait le précieux volume était sommé
de le remettre au Pape. L'intervention
d'Arnaud fit briller aux yeux des Spirituels l'espoir d'une délivrance
inattendue. Depuis le Languedoc jusqu'à Venise et â Florence, ils subissaient
la plus douloureuse persécution ; on les jetait dans des donjons où ils
mouraient de faim ; on leur infligeait les innombrables vexations auxquelles
la vie monastique offrait mille prétextes. Arnaud persuada à Clément de
tenter un énergique effort pour apaiser le schisme de l'Ordre et pour faire
taire les accusations que les Conventuels portaient contre leurs frères. Une
occasion se présenta. Les citoyens de Narbonne adressèrent au pape un appel
où ils affirmaient que les livres d'Olivi avaient été injustement condamnés,
que la Règle de l'Ordre était méprisée et que les hommes qui l'observaient étaient
persécutés. Ils demandaient, en outre, que le Saint-Siège autorisât le culte
particulier des reliques d'Olivi. Une commission d'importants personnages fut
chargée d'examiner la foi d'Angelo da Clarino et de ses disciples, établis
dans le voisinage de Rome. Ces hommes furent déclarés bons catholiques. De
notables Spirituels, tels que Raymond Gaufridi, l'ancien général, Ubertino da
Casale, chef intellectuel de la secte, Raymond de Giniac, ancien provincial
d'Aragon, Gui de Mirepoix, Bartolommeo Sicardi, d'autres encore, furent
mandés à Avignon où on leur ordonna de dresser une liste des points sur
lesquels ils jugeaient nécessaire la réforme de l'Ordre. Pour leur permettre
d'accomplir cette tâche en toute sécurité, le pape les prit sous sa
protection. A cet effet, il lança une bulle dont les minutieuses dispositions
montrent la réalité des périls encourus par ceux qui cherchaient à ramener
l'Ordre à sa pureté primitive. Ce furent sans doute ces avertissements qui
poussèrent le général Gonsalvo à faire adopter par le chapitre de Padoue, en
1310, plusieurs prescriptions restreignant le luxe et réformant les abus
répandus dans tout l'Ordre ; mais le mal était bien profondément enraciné.
D'ailleurs, le même général était décidé à imposer l'obéissance aux Spirituels,
si bien qu'entre les deux factions, la haine reprit avec une intensité plus
vive encore[33]. Les
plaintes, énumérées en trente-cinq articles et soumises à Clément V par les
Spirituels, sur l'ordre donné par ce pontife, constituaient un terrible
réquisitoire contre le relâchement et la corruption de l'Ordre. Les
Conventuels répondirent par une assez faible défense, tantôt en niant la
vérité des allégations, tantôt en essayant de prouver, par des subtilités
dialectiques, que la Règle n'avait pas la signification adoptée par les
Spirituels, tantôt encore en accusant leurs adversaires d'hérésie. Clément
confia à une commission de cardinaux et de théologiens le soin d'entendre les
deux parties. Pendant deux ans, le conflit fit rage. Au cours des débats,
Raymond Gaufridi, Gui de Mirepoix et Bartolommeo Sicardi moururent,
empoisonnés, disent les uns, par leurs adversaires, usés, disent les autres,
par les mauvais traitements et les avanies. Clément avait provisoirement
relevé les délégués des Spirituels de la juridiction de leurs ennemis.
Ceux-ci eurent l'audace, le 1er mars 1311, de rédiger une protestation
formelle contre cette mesure, alléguant que les Spirituels étaient des
hérétiques excommuniés et n'avaient aucun droit à une telle protection. Dans
cette discussion prolongée, les deux principaux antagonistes étaient Ubertino
da Casale et Bonagrazia (Boncortese) da Bergamo. Le premier, alors que, sur le Mont'
Alverno, théâtre de la transfiguration de saint François, il était absorbé
dans la dévotion, avait été oint par le Christ et élevé au suprême degré de
la vie spirituelle. L'histoire que voici montre combien sa réputation était
grande. Tandis qu'il travaillait avec beaucoup de succès en Toscane, il fut
mandé à Rome par Benoit XI, pour répondre de certaines accusations portées
contre lui. Peu après, les habitants de Pérouse envoyèrent une solennelle ambassade
porter au pape deux requêtes, demandant qu'Ubertino leur fût rendu, et que le
pape et les cardinaux consentissent à résider à Pérouse. Benoit répondit en
souriant : « Je vois que vous ne nous aimez que médiocrement, puisque vous nous
préférez Frit Ubertino. » Ubertino était d'ailleurs. Joachite : il n'hésitait
pas à qualifier l'abdication de Célestin d' « horrible innovation »
et l'avènement de Boniface d' « usurpation ». Bonagrazia l'emportait
peut-être en érudition sur son adversaire ; il ne lui était pas inférieur par
le dévouement à ce qu'il croyait être la vérité, bien qu'Ubertino le
qualifiât de frère lai, uniquement versé dans les finesses astucieuses du
droit. Nous verrons plus loin qu'Ubertino était prêt à subir la persécution
pour la défense de son idéal de pauvreté. L'antagonisme de ces deux hommes
sur les points litigieux montre de façon frappante combien étaient insolubles
les questions qui suscitèrent une lutte si ardente et firent couler tant de
sang. Les
Spirituels ne réussirent pas à obtenir le décret de séparation qui leur eût
permis de vivre en paix. Mais, à d'autres égards, la décision des
commissaires leur fut entièrement favorable, bien que les Conventuels se
fussent efforcés de faire oublier le véritable objet du litige, en appelant
l'attention sur les prétendues erreurs d'Olivi. Clément accepta la décision
et, en plein consistoire, devant les deux parties, ordonna à tous de vivre
dans l'affection et la charité mutuelles, d'ensevelir le passé dans l'oubli
et de renoncer à s'injurier réciproquement au sujet de leurs différends
d'autrefois. Ubertino répondit : « Saint-Père, ces hommes nous appellent
hérétiques et fauteurs d'hérésie ; il existe dans vos archives et dans celles
de l'Ordre des livrés entiers pleins de ces allégations. Il faut qu'ils
prouvent ces assertions et nous laissent nous défendre, ou bien qu'ils les
rétractent. Autrement, il ne saurait y avoir de paix entre eux et nous. »
Clément répondit : « Nous déclarons comme pape que, d'après ce qui a été
dit devant nous de part et d'autre, nul ne doit vous appeler hérétiques ou
fauteurs d'hérésie. S'il existe à ce sujet quelque document dans nos archives
ou ailleurs, nous l'annulons entièrement et le proclamons sans valeur contre
vous. » Le résultat de ce colloque fut, au concile de Vienne (1311-1312), l'adoption du canon connu sous
le nom d'Exivi de Paradiso, destiné à clore définitivement la
controverse. Angelo da Clarino déclare que ce canon était entièrement fondé
sur les propositions d'Ubertino et qu'il consacra le triomphe des Spirituels.
En communiquant cette nouvelle à ses Frères, il sent son cœur déborder de
joie. Le canon définit, dit-il, quatre-vingts questions relatives à
l'interprétation de la Règle ; désormais, ceux qui servent le Seigneur dans
des ermitages, s'ils obéissent à leurs évêques, sont assurés contre toute
molestation. Il ajoute que les inquisiteurs étaient placés sous le contrôle
des évêques, mesure à laquelle il attachait évidemment une importance
spéciale, car, en Provence et en Toscane, l'Inquisition était franciscaine
et, par conséquent, aux mains des Conventuels. Nous
avons vu que Clément tarda à publier les décrets du concile. Après une révision
attentive, il était sur le point d'entreprendre enfin cette publication,
quand il mourut en 1314. Le long interrègne qui suivit fut cause d'un nouvel
ajournement. Jean XXII, élu en août 1316, voulut, lui aussi, prendre le temps
de réviser à nouveau les décrets, et ce fut seulement, en novembre 1317 que
les canons furent finalement publiés. Il est plus que probable qu'ils
subirent des modifications au cours de ces formalités. Le canon Exivi de
Paradiso se prêtait tout particulièrement à des altérations. Le texte
qu'on en possède aujourd'hui ne justifie certainement pas l'hymne triomphal d'Angelo.
Sans doute, le décret insiste sur une plus rigoureuse observance.de la Règle
; il interdit de placer dans les églises des coffres destinés à recevoir de
l'argent ; il déclare les moines incapables de bénéficier des legs ; il
réprouve la construction d'églises somptueuses et de couvents qui ressemblent
trop à des palais ; il interdit l'acquisition de vastes jardins et de grands
vignobles ; il prohibe même l'accumulation du blé dans les greniers et du vin
dans les caves, partout où les Frères peuvent vivre au jour le jour en
mendiant ; il attribue à l'Église de Rome la propriété de tout ce qui est
donné à l'Ordre, ne laissant aux moines que l'usufruit, attendu que la Règle
s'oppose à toute propriété individuelle ou collective. Bref, c'est une
justification absolue des plaintes portées par les Spirituels et une
interprétation de la Règle conforme à leurs idées. Mais loin de permettre aux
Spirituels, comme le prétendait Angelo, de vivre dans la paix et l'indépendance,
le décret les soumettait à leurs supérieurs. C'était les maintenir en
esclavage, attendu que les Conventuels possédaient dans l'Ordre une forte
majorité et qu'irrités de leur défaite ils redoutaient de voir appliquer la
Règle dans toute sa rigueur. Leur mauvais vouloir fut encore accru par
l'action du général Gonsalvo, qui se mit assidûment à l'œuvre pour accomplir
les réformes prescrites. Il parcourut les diverses provinces, démolissant les
édifices somptueux, exigeant la restitution des dons et des legs aux
donateurs ou à leurs héritiers. Il excita ainsi une grande indignation parmi
les Conventuels relâchés et sa mort prématurée, en 1313, fut attribuée à des
pratiques criminelles. L'élection de son successeur, Alessandro da
Alessandria, un des plus ardents Conventuels, montre que la majorité des
Franciscains n'était pas disposée à s'incliner humblement devant les
décisions du pape et du concile. Comme
il était à prévoir, la lutte entre les partis redevint plus âpre que jamais.
Clément montra, en 1313, son inclination pour l'ascétisme en canonisant
Célestin V ; mais quand les Spirituels lui demandèrent protection contre
leurs confrères, il se contenta de leur enjoindre de retourner dans leurs
couvents, en ordonnant, toutefois, qu'on les traitât avec bienveillance. Les
haines mutuelles étaient trop fortes pour que les puissants n'abusassent pas
de leur force. Clément essaya, du mieux qu'il prit, de contraindre les
Conventuels à la soumission. Dès juillet 1311, il avait intimé à Bonagrazia
l'ordre de se retirer au couvent de Valcabrère en Comminges et de n'en sortir
que sur une autorisation spéciale du Saint-Siège. En même temps il citait à
comparaitre devant lui le provincial de Provence, Guiraud Vallette, et quinze
des principaux fonctionnaires de l'Ordre dans le Midi de la France,
considérés comme les chefs du parti hostile aux Spirituels. En consistoire
public, il réitéra ses ordres, réprimanda les prévenus de leur désobéissance
et de leur rébellion, releva de leurs fonctions ceux d'entre eux qui
occupaient des charges et déclara les autres inéligibles. ll remplaça les
personnages révoqués par des hommes capables auxquels il enjoignit
expressément de veiller au maintien de la paix et de traiter avec
bienveillance une minorité douloureusement éprouvée. Néanmoins, les scandales
et les plaintes persistèreni4 jusqu'au jour où le général Alessandro accorda
aux Spirituels les trois couvents de Narbonne, Béziers et Carcassonne, en
ordonnant qu'on mit à leur tête de 4 dignes supérieurs. Ce changement ne fut
pas obtenu sans violence ; les Spirituels eurent pour eux la sympathie
populaire, et les couvents ainsi favorisés devinrent des refuges pour les
Frères mécontents des autres maisons. Pendant quelque temps, le calme régna ;
mais à la mort de Clément, en 1314, la querelle se rouvrit. Sous p. Texte de
maladie, Bonagrazia quitta son lieu d'exil et fomenta avec ardeur les désordres
renaissants. Les fonctionnaires disgraciés firent de nouveau sentir leur
influence. Les Spirituels se plaignirent d'être injuriés et diffamés en
secret et publiquement, couverts de boue et lapidés, privés de nourriture et
des sacrements mêmes, dépouillés de leurs vêtements et dispersés dans des
localités éloignées, parfois même jetés en prison. Peut-être
Clément aurait-il trouvé quelque moyen pour rétablir un semblant d'accord
entre ces irréconciliables factions, si les Spirituels italiens ne s'étaient
montrés très indociles. Ils avaient presque perdu patience durant les longues
conférences qui précédèrent le concile de Vienne. Exposés à des vexations
quotidiennes, désespérant de trouver le repos au sein de l'Ordre, ils
écoutèrent avec avidité les conseils d'un sage et saint homme, le chanoine
Martin de Sienne, qui, en dépit de leur petit nombre, affirmait leur droit à
se constituer en congrégation distincte et à élire leur propre général. Sous
la direction de Giacopo di San Gemignano, ils suivirent cet avis et formèrent
une organisation indépendante. Ce fut là une vraie révolte, très dommageable
à la cause des Spirituels d'Avignon. Clément ne voulut consentir à aucune
concession envers des gens qui manquaient ainsi à l'obéissance. Il envoya
promptement des délégués chargés de les juger ; les Spirituels italiens
furent excommuniés comme « schismatiques et rebelles, fondateurs d'une secte
superstitieuse, propagateurs de doctrines fausses et pestiférées ». La
persécution contre eux fit rage avec plus de violence que jamais. Dans
certaines localités où ils avaient l'appui des laïques, ils chassèrent de
leurs maisons les Conventuels et se défendirent par la force des armes, au
mépris des censures de l'Église. D'autres se frayèrent tant bien que mal un
chemin jusqu'en Sicile. D'autres encore, peu avant la mort de Clément,
envoyèrent au pape des lettres où ils protestaient de leur soumission et de
leur obéissance. Mais leurs amis craignirent de se compromettre et n'osèrent
même pas présenter ce message. Après l'avènement de Jean XXII, les rebelles
firent une nouvelle tentative pour parvenir jusqu'au pape ; mais, cette fois,
les Conventuels, en pleine possession de pouvoir, jetèrent les messagers en
prison, comme hérétiques excommuniés. Ceux des prisonniers qui réussirent à
s'évader s'enfuirent en Sicile. Remarquons qu'en tous lieux ces prétendus
hérétiques, par leurs vertus et leur sainteté, gagnaient la faveur du peuple
et s'assuraient ainsi une protection plus ou moins efficace. Ce fut surtout
le cas en Sicile. Le roi Frédéric, se souvenant des enseignements d'Arnaud de
Villeneuve, reçut les fugitifs avec bienveillance et leur permit de s'établir
dans l’île, malgré les remontrances réitérées de Jean XXII. Déjà Henry da
Ceva, que nous retrouverons au cours de ce récit, avait cherché en ce pays un
refuge contre la persécution dirigée par Boniface VIII et avait préparé la
voie aux futurs réfugiés. En 1313, la chronique fait allusion à un pape nommé
Célestin, élu en Sicile par les « Pauvres », et constituant, avec un collège
de cardinaux, la seule véritable Église qui eût droit à l'obéissance des
fidèles. Si insignifiant que ce mouvement pût paraitre à cette époque, il
n'en contribua pas moins plus tard à faire éclore la secte de ces Fraticelli qui
bravèrent si longtemps, avec une merveilleuse constance, l'impitoyable
rigueur de l'Inquisition italienne[34]. Les
hommes qui avaient été, à l'origine, les chefs des Spirituels italiens ne
furent pas obligés de suivre les dangereux 64 sentiers de la rébellion. En
effet, affranchis de toute obéissance aux Conventuels, ils pouvaient
consentir à demeurer soumis à Rome. Angelo da Clarino écrit à ses disciples
que la torture et la mort sont préférables à l'abandon de l'Église et du chef
de l'Église ; le pape est l'évêque des évêques et confère toutes les dignités
ecclésiastiques ; le pouvoir des clefs émane du Christ et la soumission est
obligatoire malgré les persécutions. Pourtant, à côté de ces recommandations,
on trouve d'autres déclarations qui montrent quelle situation sans issue
avait créée la foi ardente en la mission évangélique de saint François et en
l'autorité révélée de la règle. Si rois ou prélats ordonnent un acte
contraire à la foi, il faut obéir à Dieu seul et accueillir la mort avec
joie. François a mis dans sa Règle les prescriptions que le Christ lui
dictait ; il faut se soumettre à cette Règle plutôt qu'aux ordres des
prélats. Même après la persécution subie par les Spi rituels sous Lean XXII,
Angelo cite une prophétie attribuée à François : « Des hommes surgiront qui
rendront l'Ordre odieux et corrompront l'Église entière ; il y aura un pape
dora l'élection sera consommée au mépris des lois canoniques et qui refusera
d'admettre la vraie croyance relativement au Christ et à la Règle ; il se
produira une scission dans l'Ordre et la colère de Dieu frappera les hommes
qui s'attacheront à l'erreur. » Faisant clairement allusion à Jean, Angelo
déclare que si un pape condamne, comme erreur, la vérité évangélique, il faut
abandonner ce pontife au jugement du Christ et des docteurs ; si ce pape excommunie,
comme hérésie, la pauvreté évangélique, il est lui-même excommunié par Dieu
et hérétique aux yeux du Christ. Cependant,
bien que la foi et la soumission des Spirituels fussent mises ainsi à de
rudes épreuves, Angelo et ses disciples ne tentèrent jamais de provoquer un
schisme. Angelo mourut en 1337, épuisé par soixante années de souffrances et
de persécutions. Cet homme avait l’âme la plus forte et la plus douce, - les
aspirati5ns les plus saintes : il avait vécu en des jours malheureux et
s'était épuisé en vains efforts pour concilier ce qui était inconciliable.
Bien qu'il eût été autorisé par Jean XXII à adopter l'habit et la Règle des
Célestins, il avait dû vivre dans une retraite cachée ; sa demeure n'était
connue que de quelques fidèles amis et disciples, dont certains, dit-on,
comparurent en 1334 devant l'Inquisition, comme Fraticelli. Il
habitait dans l'ermitage solitaire de Sana Maria di Aspro en Basilicate.
Trois jours à peine avant sa mort, le bruit se répandit qu'un saint mourait
en ce lieu ; une foule si nombreuse accourut qu'il fallut placer des gardes
et admettre les visiteurs, deux par deux, à contempler l'agonisant. Le mort
opéra des miracles éclatants et fut béatifié par l'Église qui, pendant deux
générations, n'avait jamais cessé de l'accabler. La petite congrégation qu'il
avait formée, bien qu'échappant aux regards pendant que se déployait l'audace
des Fraticelli, continua cependant à exister. Après que les Observantins
eurent repris, sous de plus favorables auspices, la traditionnelle doctrine
de l'abnégation, la secte survécut encore, jusqu'au jour où elle fut finalement
absorbée par cet Ordre, en 1517, lors de la réorganisation effectuée par Léon
X. En
Provence, même avant la mort de Clément V, il se trouva d'ardents esprits
qui, chérissant les rêveries de l'Évangile Éternel, ne se contentèrent pas de
la victoire remportée au concile de Vienne. En 1311, quand des Conventuels
attaquèrent la mémoire d'Olivi, un des griefs allégués fut que le défunt
avait institué des sectes rebelles. Celles-ci prétendaient que sa doctrine
avait été révélée par le Christ ; qu'elle avait une autorité égale à celle de
l'Évangile ; que, depuis Nicolas 111, la suprématie papale leur avait été
transmise ; aussi élisaient-elles un pape pour elles seules. Ubertino ne nia
pas la vérité de ces accusations ; il déclara seulement qu'il ignorait les
faits allégués, et que, si le rapport était authentique, Olivi ne devait pas
être rendu responsable d'erreurs entièrement contraires à sa doctrine, car il
n'avait jamais dit ou écrit un seul mot à l'appui de telles insanités.
Pourtant il existait incontestablement des sectaires qui s'intitulaient
disciples d'Olivi, parmi lesquels fermentait le levain révolutionnaire et qui
ne pouvaient reconnaitre aucune autorité à l'Église corrompue et mondaine. En
1313, on voit un certain Frère Raymond Jean, dans un sermon public prononcé à
Montréal, prophétiser que ces gens subiront des persécutions pour leur foi.
Comme, après le sermon, on lui demandait le sens de ces paroles, il répondit,
en présence de plusieurs personnes : « Les ennemis de la foi sont cachés
parmi nous. L'Église qui nous gouverne est symbolisée par la Grande
Prostituée de l'Apocalypse, qui persécute les pauvres et les serviteurs du
Christ. Vous voyez que nous n'osons pas marcher au grand jour devant nos
frères. » Il ajouta que le seul vrai pape était Célestin, qui avait été élu
en Sicile, et que la seule vraie Église était celle que ce pape avait
organisée. Les
spirituels ne constituaient donc nullement un parti unifié. Une fois délivrés
du joug de l'autorité, ils avaient trop d'individualité et un trop ardent
fanatisme pour s'arrêter tous à des convictions identiques. Aussi étaient-ils
divisés en petits groupes et en sectes ; ce morcellement neutralisait le peu
de force qui leur aurait permis de mettre en péril la puissante organisation
de la hiérarchie. Pourtant, que ces doctrines fussent humblement résignées
comme celle d'Angelo ou révolutionnaires comme celle de Raymond Jean, elles
étaient toutes coupables du même crime d'indépendance. Ces hommes se
permettaient de concevoir des idées personnelles sur des sujets interdits à
la pensée libre et de croire à une loi plus haute que celle des décrétales
romaines. Leur constance devait être bientôt mise à l'épreuve. En 1314, le
général Alessandro mourut ; après une vacance de vingt mois, son poste échut
à Michele da Cesena. Les Spirituels de Narbonne adressèrent au chapitre de
Naples, où fut élu le nouveau général, un long mémoire énumérant les torts et
les vexations subies par eux depuis que la mort de Clément les avaient privés
de la protection pontificale. La nomination de Michele semblait être une
victoire remportée sur les Conventuels. Ce personnage était un théologien
distingué, (l'un caractère inflexible, décidé imposer la stricte ordonnance
de la Règle. Moins de trois mois après son élection, il lança un ordre
général exigeant la rigoureuse obéissance aux prescriptions de François. Il y
décrivait minutieusement les vêtements que devaient porter les Frères. Nul
moine ne devait recevoir d'argent, sauf en cas (l'absolue nécessité. La vente
des produits de la terre était interdite, ainsi que la construction
d'édifices somptueux. Les repas devaient être de la plus simple frugalité ;
les Frères n'avaient pas le droit de voyager à cheval ; ils ne pouvaient même
porter de chaussures que sur une autorisation écrite accordée par leurs
couvents. Les Spirituels crurent posséder enfin un général répondant à leurs
désirs. Mais ils s'étaient écartés de l'obéissance ; or, Michele avait décidé
de rétablir l'unité à tout prix et de ramener de force tous les égarés au
bercail. Quinze
jours après la publication de cet ordre, le long interrègne s'achevait par
l'élection de Jean XXII. Peu de papes incarnèrent aussi complètement que lui
les tendances dominantes de leur temps et exercèrent sur l'Église une
influence aussi étendue, en bien comme en mal. De naissance relative 87 ment
humble, Jean, par ses talents et sa force de caractère, s'était élevé, par
degrés, jusqu'à la chaire de Saint-Pierre. Il était de petite taille, mais de
santé robuste ; il s'emportait facilement et son inimitié, une fois excitée,
était durable. Quand le malheur frappait ses ennemis, il laissait éclater une
joie peu digne du pasteur de la Chrétienté. Tenace et inflexible, il poussait
jusqu'au bout toutes ses entreprises, sans se soucier d'aucune intervention,
amicale ou hostile. Il était particulièrement fier de ses connaissances
théologiques, plein d'ardeur dans la controverse, mais incapable de supporter
la contradiction. Il était pieux à la façon de ses contemporains, célébrait
la messe presque tous les jours et se levait presque toutes les nuits pour
réciter l'Office ou pour travailler. Parmi ses meilleurs ouvrages, on cite un
poétique récit de la Passion de Jésus-Christ, se terminant par une prière.
L'auteur satisfaisait sa vanité en proclamant de nombreuses indulgences pour
quiconque lirait le livre en entier. Mais les défauts dominants de Jean XXII
étaient l'ambition et l'avarice. Pour contenter le premier de ces vices, il
engagea, contre les Visconti de Milan, des guerres sans fin, dans lesquelles,
dit un contemporain, le sang répandu aurait pu rougir toutes les eaux du lac
de Constance, et les corps des morts former un pont d'une rive à l'autre.
Quant à son avidité, il n'en donna que trop de preuves par son habileté à
changer en monnaie courante le trésor de salut dont il possédait la clef. Ce
fut lui qui, le premier, établit le système des « Taxes de la Pénitencerie »,
offrant, à des prix déterminés, l'absolution pour toutes les formes de la
perversité humaine, depuis cinq gros pour l'homicide et l'inceste, jusqu'à
trente-trois gros pour l'ordination avant l'âge canonique. Moins de deux ans
après son élection, il s'arrogea le droit de présentation à tous les
bénéfices collégiaux de la Chrétienté, sous prétexte de réprimer la simonie.
Il retira ensuite d'énormes richesses de la vente de ces charges. Plus
lucrative encore fut la méthode nouvelle qu'il employa pour le choix des
dignitaires. Au lieu de nommer aux évêchés vacants par avancement, il établit
un système qui consistait à promouvoir des ecclésiastiques d'un siège
médiocre à un siège plus riche, puis à l'archiépiscopat, de telle sorte que
chaque vacance était l'occasion de nombreux changements et permettait de
lever des taxes sur chaque bénéficiaire. En outre de ces sources régulières
de profits indignes, il était fertile en expédients de toute sorte. C'est
ainsi qu'en 1326, ayant besoin d'argent pour ses guerres lombardes, — comme
l'Allemagne lui était fermée par sa querelle avec Louis de Bavière, — il
demanda à Charles le Bel l'autorisation de lever un subside sur les églises
de France. Charles commença par refuser ; puis on convint de partager le
butin, et le roi de France accorda l'autorisation en échange de l'abandon que
lui faisait le pape de deux années de dîme. Comme le fait remarquer un contemporain,
et ainsi saincte yglise, quant l'un le tont, l'autre l'escorche. De
certains prélats il obtint une dîme entière, d'autres une demi-dîme, d'antres
enfin il tira tout ce qu'il put ; quiconque détenait un bénéfice émanant de
l'autorité pontificale dut payer le revenu plein d'une année. Pour faire
excuser son insatiable avidité, le pape alléguait que cet argent était
destiné à une croisade. Mais comme il atteignit quatre-vingt-dix ans sans
mettre à exécution ce projet, un contemporain, Villani, observe, avec une
prudence justifiée, qu''il eut peut-être en effet cette intention ». Bien
qu'il fût généralement économe, Jean dépensa des sommes immenses pour
seconder les vues de son neveu — ou fils — le cardinal-légat Poyet, qui
s'efforçait de fonder une principauté dans l'Italie du nord. Il gaspilla
aussi beaucoup d'argent pour faire d'Avignon la résidence permanente de la
papauté ; mais il était réservé à Benoit XII d'acquérir et d'agrandir
l'énorme palais-forteresse des papes. Pourtant, après la mort de Jean,
lorsqu'on dressa l'inventaire des biens du défunt, on trouva dans son trésor
dix-huit millions de florins d'or et des joyaux et vêtements dont la valeur
fut estimée à sept autres millions. Même aux yeux des commerçants florentins,
cette somme parut si fantastique que Villani, dont le frère était au nombre
des experts-priseurs, crut devoir expliquer que chaque million comprend mille
milliers. Si nous songeons à la pauvreté de cette époque et à la rareté des
métaux précieux, nous pouvons juger quelle somme formidable de souffrances
représentait un tel trésor, extorqué, en dernière analyse, à la misérable
classe des paysans, que l'agriculture d'alors, si imparfaite, parvenait à
peine à nourrir. Et qui dira ce que ce trésor représentait d'actes de
simonie, de justice vendue ou refusée aux malheureux, de rémissions du
purgatoire, de pardons de péchés, accordés aux innombrables fidèles qui
demandaient à l'Église une part des trésors de salut ![35] Le
malaise prolongé que provoqua cet impudent trafic des bénéfices et la
réputation que le pontife laissa en mourant, apparaissent dans les doléances
apportées un siècle plus tard, au concile de Sienne, par les délégués du
clergé gallican. Ils déclarent que, pendant le pontificat de Jean, l'Église a
gardé pour elle-même tous les bénéfices ; les grâces, les expectatives, etc.,
étaient publiquement vendues au plus offrant, sans souci du mérite ; aussi,
en France, nombre de bénéfices étaient ruinés par suite des charges
écrasantes qu'on leur avait imposées. On ne saurait donc s'étonner de la
réserve discrète que témoigna la Vierge, dans la seconde moitié du mye
siècle, lorsqu'elle apparut â sainte Brigitte. Plusieurs Franciscains,
désireux de savoir si les décrétales de Jean au sujet de la pauvreté du
Christ étaient correctes, avaient rendu visite à la Sainte. Celle-ci eut deux
visions successives, dans lesquelles la Vierge rassura les scrupules des
moines et déclara les décrétales pures de toute erreur, mais ajouta qu'elle
ne pouvait révéler si l'âme du pape défunt était au ciel ou en enfer. Tel
était l'homme auquel l'ironie cruelle de la destinée confiait le soin
d'apaiser les scrupules qui tourmentaient les délicates consciences des
Spirituels. Jean
avait pris une part active aux délibérations du concile de Vienne et
connaissait parfaitement la question en litige. Quand, peu après son
avènement, il reçut une requête du général, Michele, le priant de rétablir la
concorde dans l'Ordre déchiré par les dissensions, il se laissa aller â son
humeur impérieuse et prit immédiatement des mesures énergiques. Il ordonna au
roi Frédéric de Sicile d'arrêter les Spirituels réfugiés dans l'île et de les
livrer à leurs supérieurs afin que ceux-ci leur infligeassent la fustigation.
Le provincial d'Aquitaine, Bertrand de la Tour, fut chargé de réduire à
l'obéissance les rebelles des couvents de Béziers, Narbonne et Carcassonne.
Bertrand essaya d'abord de la persuasion. Le signe extérieur des Spirituels
était l'habit. Leurs capuchons étaient plus petits, leurs frocs plus courts,
plus étroits et plus grossiers que ceux des Conventuels. Ils croyaient par là
se conformer aux précédents établis par François. C'était pour eux un article
de foi, comme l'absence de greniers et de caves et le refus de manier de
l'argent. Quand le provincial les pressa d'abandonner ces vêtements, ils
répondirent que sur ce point ils ne pouvaient lui obéir. Alors, sur un ton
autoritaire, il invoqua le rescrit pontifical. De leur côté, ils adressèrent
au pape un appel, signé par quarante-cinq moines de Narbonne et quinze de
Béziers, réclamant du pontife une enquête plus approfondie. Au reçu de
l'appel, le 27 avril 1317, Jean donna à tous les appelants l'ordre
péremptoire de se présenter en personne avant dix jours, sous peine
d'excommunication. lis partirent, au nombre de soixante-quatorze, ayant à
leur tête Bernard Délicieux. En arrivant à Avignon, ils ne se risquèrent pas
à loger dans le couvent franciscain, mais bivouaquèrent pour la nuit sur la
place publique, devant les portes du palais pontifical. On
voyait en eux des rebelles bien plus dangereux que les Spirituels italiens.
Ces derniers avaient déjà obtenu une audience dans laquelle Ubertino da
Casale avait réfuté les accusations portées contre eux. Ubertino, Goffrido da
Cornone et Philippe de Caux, tout en exprimant leur sympathie pour Olivi et
ses disciples et en se déclarant prêts à les défendre, avaient clairement
fait voir qu'ils ne se considéraient nullement comme solidaires de ces
hommes. Jean établit la même distinction. Angelo da Clarino fut bien
emprisonné un moment En vertu d'une vieille condamnation prononcée par
Boniface VIII ; mais il fut bientôt remis en liberté et autorisé à adopter
l'habit et la Règle des Célestins. Ubertino fut avisé que s'il voulait
retourner pour quelques jours dans le couvent franciscain, on prendrait des
mesures pour assurer son avenir. Il répondit à ces ouvertures de façon
significative : « Après être demeuré un seul jour chez les moines, je
n'aurai plus besoin en ce monde d'aucune mesure prise en ma faveur par vous
ou par quelque autre. » On lui permit alors de se faire admettre dans l'Ordre
des Bénédictins, autorisation qui fut accordée aussi à plusieurs de ses
compagnons. Il ne jouit cependant que d'un répit momentané ; nous verrons
plus loin comment, en en 1325, il dut chercher un refuge auprès de Louis de
Bavière. Les
Olivistes ne devaient pas se tirer d'affaire aussi facilement. Le lendemain
de leur arrivée, ils furent reçus en audience. Bernard Délicieux soutint leur
cause si habilement qu'on ne put lui répondre qu'en l'accusant d'avoir fait
obstacle à l'Inquisition. Jean le fit arrêter. François Sanche reprit alors
le plaidoyer : aussitôt il fut accusé d'avoir publiquement vilipendé l'Ordre
; Jean le livra aux Conventuels, qui s'empressèrent d'incarcérer le
malheureux dans une cellule voisine des latrines. Guillaume de Saint-Amand
assuma à son tour la défense des Olivistes. Mais les moines l'accusèrent
d'avoir commis des dilapidations et d'avoir abandonné le couvent de Narbonne.
Jean le fit également arrêter. Alors Geoffroi tenta l'aventure. Mais Jean
coupa la parole à l'orateur, en disant : « Nous sommes grandement
surpris de voir que vous réclamez la stricte observance de la Règle, alors
que vous portez cinq robes. » Geoffroi répliqua : « Saint Père, vous avez été
induit en erreur, car, sauf le respect que je vous dois, il n'est pas vrai
que je porte cinq robes. » Jean répondit, en s'échauffant : « Ainsi, nous
mentons ! » Puis il ordonna que Geoffroi fat tenu en prison jusqu'à ce qu'on
eût déterminé combien il portait de robes. Les Frères, terrifiés, voyant leur
cas jugé d'avance, tombèrent à genoux en criant : « Saint Père, justice !
justice ! » Le pape leur enjoignit de se rendre tous au couvent franciscain,
pour y être gardés en attendant qu'il eût décidé ce qu'il convenait de faire
d'eux. Bernard, Guillaume, Geoffroi et certains autres furent, sur l'ordre du
pape, soumis à l'emprisonnement dans les chaines. Nous avons déjà vu quel fut
le sort de Bernard. Quant aux autres ; on entama à leur sujet une
inquisition. A l'exception de vingt-cinq rebelles, tous se soumirent. Les
Conventuels triomphants leur imposèrent de rigoureuses pénitences. Les
vingt-cinq récalcitrants furent livrés à l'Inquisition de Marseille, sous la
juridiction de laquelle ils avaient été arrêtés. L'inquisiteur était frère
Michel le Moine, un des Conventuels dégradés et emprisonnés par Clément V à
cause de leur zèle à persécuter les Spirituels. Il put alors savourer
tranquillement sa vengeance. Michel avait toute liberté pour agir à sa guise,
car le pape n'avait pas attendu, pour condamner les Spirituels, que ceux-ci
eussent présenté leur défense. Dès le 17 février. il avait ordonné aux
inquisiteurs de Languedoc de dénoncer comme hérétiques tous ceux qui
s'intitulaient Fraticelli ou Fratres de paupere vita. Puis, le
13 avril, il avait lancé la constitution Quorumdam, dans laquelle il
tranchait définitivement les deux questions désormais les plus brûlantes de
la querelle, le caractère du costume que devaient porter les moines et la
légalité des provisions de blé dans les greniers, de vin et d'huile dans les
caves. Il transmettait ces questions au général de l'Ordre, avec pouvoir
absolu de les résoudre. D'après les instructions de Michele, les ministres et
les gardiens établiraient, pour chaque couvent, quelle était la quantité
requise de provisions, dans quelles proportions on pouvait les emmagasiner et
dans quelle mesure il était permis aux moines de mendier pour les acquérir.
Les décisions qui interviendraient devaient être suivies à la lettre ; nul
n'avait le droit de penser ni de prétendre qu'elles fussent une dérogation à
la Règle. La bulle s'achevait sur ces mots significatifs : « La pauvreté
est une grande chose, mais plus grande encore est l'innocence, et
l'obéissance parfaite est la plus grande de toutes. » Le gros bon sens qui
dictait ces paroles peut nous sembler bien vulgaire ; ce fut cependant là ce
qui décida la défaite des Spirituels et leur laissa tout juste le droit de
choisir entre la soumission et la révolte. Cette
bulle fut la base de la procédure inquisitoriale engagée contre les
vingt-cinq récalcitrants. D'après les termes de ce document, l'affaire était
parfaitement claire. Tous les actes commis par les Spirituels postérieurement
à la publication étaient rébellion flagrante, par exemple le refus de changer
leur costume et l'appel adressé au pape pour demander un -supplément
d'enquête. Avant qu'on les eût remis aux mains de l'Inquisition, on les avait
amenés devant Michele da Cesena. Les dépositions qu'ils firent devant ce
dernier avaient été lues en consistoire et jugées hérétiques ; les auteurs
étaient déclarés passibles des pénalités frappant l'hérésie. On avait
naturellement tenté d'obtenir leur soumission, mais en vain. Ce fut seulement
le 6 novembre 1347 que Jean et Michele da Cesena publièrent des lettres
ordonnant à l'inquisiteur Michel de procéder au jugement. Nous ne connaissons
pas les détails de la procédure ; mais il y a tout lieu de croire qu'on
n'épargna aux accusés aucune des mesures de rigueur employées d'ordinaire en
pareil cas pour briser la force morale de l'inculpé et le réduire à merci.
D'ailleurs, cela est attesté d'abord par la lenteur de la procédure, qui dura
exactement six mois, car la sentence ne fut rendue que le 7 mai 1318, puis par
le fait que la plupart des accusés se laissèrent contraindre à l'abjuration.
Quatre d'entre eux seulement eurent assez d'endurance physique et morale pour
tenir bon jusqu'à la fin. Ce furent Jean Barrani, Déodat Michel. Guillem
Sainton et Pons Rocha. Ils furent, le jour même, abandonnés aux autorités
séculières de Marseille et dûment brûlés. Un cinquième, Bernard Aspe, qui,
dans sa prison, avait déclaré se repentir, mais refusé de rétracter ses
erreurs et d'abjurer, fut charitablement condamné à la prison perpétuelle,
bien qu'aux termes de toutes les lois inquisitoriales il eût dù partager le
sort de ses complices. Les autres furent tenus d'abjurer publiquement et
d'accepter les pénitences imposées par l'inquisiteur. On les avertit de plus
que, s'ils ne publiaient pas leur abjuration partout où ils avaient prêché
leurs erreurs, ils seraient brûlés comme relaps. Quoique
la sentence déclare que l'hérésie de ces victimes dérive de la doctrine
empoisonnée d'Olivi, et bien que l'inquisiteur ait lancé des lettres
interdisant à tous la possession ou la lecture des écrits d'Olivi, il n'est
fait allusion à aucune erreur Joachite. Le délit frappé était simplement la
désobéissance à la bulle Quorumdam. Les coupables jugeaient la bulle
contraire à l'Évangile du Christ, qui leur interdisait de porter des
vêtements autres que ceux qu'ils avaient adoptés, et d'emmagasiner des approvisionnements
de blé ou de vin. Le pape n'avait pas qualité pour les contraindre à cette
désobéissance. Refusant de se soumettre à l'autorité pontificale, ils se
déclaraient résolus à persister dans l'observance de la Règle jusqu'au Jour
du Jugement. Si les points en litige étaient incontestablement frivoles, la
querelle impliquait cependant des intérêts plus graves. C'était, d'une part,
tin cas de conscience d'où l'âpreté de la controverse avait depuis longtemps
banni tout raisonnement ; c'était, d'autre part, pour l'autorité, la
nécessité d'imposer l'obéissance. Si l'on permettait au jugement individuel
de faire échec aux injonctions des décrétales, c'en était fait, pour la
papauté, du pouvoir moral comme de la suprématie temporelle. Pourtant, au
fond de tout cela, fermentait le vieux levain du Joachisme, qui contestait
l'autorité spirituelle de l'Église romaine et affranchissait les Élus de
l'obéissance implicite aux décrets. En 1319, quand Bernard Délicieux partit
d'Avignon pour Castelnaudary où il devait être jugé, il s'entretint librement
avec son escorte pendant le trajet, et ne dissimula pas son admiration pour
Joachim Il alla même jusqu'à dire qu'il avait effacé, dans son exemplaire du Decretum,
le canon de Latran condamnant l'erreur de Joachim relative à la Trinité, et
que, s'il était pape, il abrogerait ce canon. L'influence de l'Évangile
Éternel apparaît dans ce fait que, parmi les hommes qui abjurèrent à
Marseille et furent emprisonnés, nombre s'enfuirent auprès des Infidèles, en
laissant entre les mains de leurs persécuteurs une amis-dense profession de
foi, annonçant qu'ils reviendraient triomphalement après la mort de Jean XXII[36]. Ainsi,
avant d'avoir accompli la première année de son pontificat, Jean avait réussi
à créer une hérésie nouvelle, consistant, pour les Franciscains, à regarder
comme illégitimes le port des robes flottantes et la possession de greniers
ou de caves. La perversité humaine s'est manifestée sous mille formes
diverses ; mais elle ne prit peut-être jamais un aspect plus odieux et plus
ridicule à la fois qu'au temps où nous sommes parvenus. On a peine à croire
que des hommes pussent faire brûler leurs semblables pour de tels motifs et
qu'il se trouvât des gens inflexibles, prêts à braver les flammes, pour la
défense de tels principes. Sans doute Jean, par suite de son genre d'esprit
et de son éducation, ne pouvait croire que des hommes fussent assez fortement
épris de la sainte pauvreté pour sacrifier leur vie à cette doctrine ; il ne
voyait en eux que des rebelles obstinés. Il fallait les contraindre à la
soumission ou leur faire subir la peine méritée. Jean avait pris position en
faveur de l'autorité de Michele da Cesena ; toute résistance, active ou
passive, ne pouvait que le fortifier dans son dessein. La
bulle Quorumdam avait produit une émotion considérable. Un ouvrage
rédigé, pour la défense de cette bulle, par un inquisiteur de Carcassonne et
de Toulouse, probablement Jean de Beaune, montre que les dispositions
nouvelles avaient causé un grand trouble dans l'esprit des hommes instruits,
et que ceux-ci n'étaient pas convaincus de l'orthodoxie du canon, bien qu'ils
ne fussent pas disposés à tenter une résistance ouverte. On dit aussi qu'un
prêtre persista à soutenir les erreurs condamnées par la bulle et fut livré
au bras séculier ; mais il se rétracta avant que les fagots fussent allumés
et fut 75 admis à la pénitence. Pour couper court à toute discussion, Jean
assembla une commission de treize prélats et, docteurs, parmi lesquels se
trouvait Michele da Cesena. Après une longue délibération, les commissaires
condamnèrent comme hérétiques les propos des hommes qui contestaient au pape
le droit de lancer une telle bulle, et qui conseillaient de désobéir aux
prélats lorsque ceux-ci ordonnaient l'abandon des robes courtes et étroites
et prescrivaient les approvisionnements de blé et de vin. Toutes
ces mesures contribuèrent à hâter le schisme. Les bulles Sancta Romana, du 30
décembre 1317, et Gloriosam ecclesiam, du 23 janvier 1318, étaient
dirigées contre les gens qui, sous le nom de Fraticelli, Béguins, Bizochi
et Fratres de paupere vita, en Sicile, en Italie et dans le Midi de la
France, organisaient un Ordre indépendant, prétendaient observer strictement
la Règle de François, recrutaient des adhérents, construisaient des maisons
ou en recevaient en don, mendiaient et élisaient des supérieurs. Tous ces
sectaires étaient déclarés excommuniés ipso facto ; tous les prélats
recevaient l'ordre de travailler à la prompte extirpation de la secte. Dans le
peuple, les hommes qui conservaient quelque sang-froid arguaient que si le
vœu franciscain faisait de toute propriété un péché, ce n'était pas un vœu de
sainteté, car, en ce qui touche les objets de consommation, tels que le pain
et le fromage, l'usage devenait propriété. Par conséquent, celui qui
prononçait ce vœu le violait par le seul fait qu'il vivait, et ne pouvait
donc être en état de grâce. Cependant le suprême mérite de la pauvreté avait
été prêché si assidûment pendant un siècle qu'une grande partie de la
population sympathisait avec les Spirituels persécutés. Beaucoup de laïques,
mariés ou célibataires, se joignaient â eux à titre de Tertiaires ; des
prêtres même embrassaient leurs doctrines. Ils devinrent bientôt une secte,
qui ne se borna pas aux seuls Franciscains et qui occupa l'activité de
l'Inquisition â la place des Cathares presque entièrement exterminés. La
vieille histoire recommença, les saints persécutés ayant toujours â leurs
talons les familiers inquisitoriaux et trouvant toujours un refuge ou une
cachette auprès de zélés défenseurs. On peut
citer, comme exemple, un prêtre de Béziers, Pierre Trencavel. Le nom de ce
personnage revient fréquemment dans les interrogatoires subis devant
l'Inquisition, comme celui d'un des principaux chefs de la secte. Il finit
par se laisser prendre et fut jeté dans la prison de Carcassonne. Mais il put
s'évader et fut condamné, dans un autodafé, comme hérétique manifeste.
Alors les sectaires firent entre eux une collecte pour l'envoyer en Orient.
Après quelques années d'absence, il revint et reprit son existence active,
parcourant, sous des déguisements, tout le Midi de la France, partout protégé
par les adeptes de sa secte. On ne sait trop quelle fut sa fin. Il périt
probablement sur le bûcher comme hérétique relaps, car, en 1327, on le
trouve, avec sa fille Andrée, entre les mains de l'impitoyable Michel de
Marseille. Jean du Prat, alors inquisiteur de Carcassonne, réclama les
inculpé& auxquels il voulait arracher les noms de leurs disciples et de
leurs hôtes. Michel refusa sans doute de livrer sa proie, car il fallut, pour
obtenir le transfert des prisonniers, un ordre péremptoire de Jean XXII. En
1325, Bernard Castillon de Montpellier confesse avoir abrité sous son toit
nombre de Béguins et avoir ensuite acheté pour eux une maison, où il leur
rendit visite. Un autre accusé reconnait avoir reçu chez lui à Montpellier
beaucoup de fugitifs. Ces malheureux rencontraient partout une sympathie
qu'ils méritaient en effet par la sincérité de leurs convictions[37]. L'exécution
des quatre martyrs de Marseille fut le signal d'une campagne active de
l'Inquisition. Par toute la région infectée, le Saint-Office s'appliqua sans
relâche à écraser la nouvelle hérésie. Comme il n'avait pas été nécessaire,
jusque-là, de dissimuler ses opinions, on mit facilement la main sur les
suspects. Aussi la récolte fut-elle abondante. La rigueur déployée par
l'Inquisition appareil dans l'ordre lancé, en février 1322, par Jean XXII,
prescrivant que tous les Tertiaires, dans les districts soupçonnés, fussent
sommés de comparaitre et soumis à une enquête attentive. Cet ordre causa une
terreur générale. Les archives de Florence possèdent de nombreuses lettres,
adressées à la Curie romaine en février 1322, par les magistrats et les
prélats des cités toscanes, intercédant en faveur des Tertiaires et demandant
en grâce qu'on ne confondit pas ces derniers avec la secte récente des
Béguins. Il en fut sans doute de même en d'autres lieux. La crainte répandue
partout était justifiée par la liste, tous les jours plus longue, des
martyrs. L'épreuve était simple. Il s'agissait d'établir si l'accusé croyait
que le pape eût le pouvoir d'accorder des dispenses de vœux, particulièrement
en ce qui touchait la pauvreté et la chasteté. Comme nous le savons, la
négation de ce pouvoir était un lieu commun professé dans les écoles et
péremptoirement établi par Thomas d'Aquin. Même, dès 1311, les Conventuels,
dans la discussion soutenue devant Clément V, avaient admis que nul
Franciscain ne pouvait détenir des biens ou prendre femme sur l'ordre du
pape. Mais depuis ce temps, les choses avaient changé. Désormais, ceux qui
adhéraient à la doctrine établie avaient à choisir entre l'abjuration et le
bûcher. Naturellement, il n'y eut qu'un nombre restreint d'accusés assez
fermes pour résister jusqu'au bout aux méthodes par lesquelles l'Inquisition
savait si bien dompter les consciences. Comme il y eut cependant beaucoup de
victimes, c'est que les sectaires étaient très nombreux. Les documents sont
rares et fragmentaires ; mais on sait qu'a Narbonne, où les évêques
essayèrent d'abord de protéger les malheureux, trois victimes furent brûlées
eu 1319, dix-sept pendant le Carême de 1321, d'autres en 1322. A Montpellier,
la persécution était très active en 1319. A Lunel, dix-sept sectaires furent
brûlés ; à Béziers, deux en une fois, sept en une autre ; à Pézenas,
plusieurs, à la tête desquels était Jean Formayron ; à Toulouse, quatre
personnes furent suppliciées en 1322, d'autres à Cabestaing et à Lodève. A
Carcassonne, des bûchers flambèrent en 1319, 1320, 1321. Henri de Chamay y
déploya son activité de 1325 à 1330. On a conservé une partie de ses
registres ; comportant un nombre très restreint de condamnations au bûcher ;
mais Mosheim possédait une liste de cent treize personnes exécutées, comme
Spirituels, à Carcassonne, de 1318 à 1350 environ. Toutes ces affaires
avaient été jugées par des inquisiteurs dominicains ; - mais les Franciscains
montraient plus de zèle encore, si nous en croyons Wadding, qui affirme qu'en
1323 cent quatorze malheureux furent brillés par les seuls inquisiteurs
franciscains. D'ailleurs, à Marseille, l'Inquisition était aux mains des
Franciscains et passait pour témoigner d'une sévérité extrême à l'égard des
membres récalcitrants de l'Ordre. Dans une affaire qui se présenta en
1329, le gardien de Béziers, Frère Guillem de Salvelle, déclare que les
accusés furent traités très durement et que leur emprisonnement fut des plus
rigoureux. Assurément, Angelo da Clarino avait le droit de dire que les
Conventuels, dans leur triomphe sur leurs antagonistes, se conduisirent comme
des chiens et des loups enragés, torturant, assassinant, rançonnant sans
merci. Si triviale que nous semble la cause de cette querelle, nous ne
pouvons nous refuser à respecter la ferveur résignée qui poussa tant de
zélateurs à sceller de leur sang leurs convictions. Beaucoup d'entre eux,
dit-on, aspiraient au martyre et recherchaient avidement le bûcher. Bernard
Léon de Montréal fut brûlé pour avoir soutenu que, s'il avait fait vœu de pauvreté
et de chasteté, il n'obéirait pas au pape lui enjoignant de prendre Lemme ou
d'accepter une prébende. Cette
féroce persécution eut, naturellement, pour seul résultat de fortifier les
convictions des opprimés et leur hostilité à l'égard du Saint-Siège. Quant à
l'objet apparent de la controverse, Pierre Tort qui comparut, en 1322, devant
l'Inquisition de Toulouse, déclare qu'il est permis d'emmagasiner une
provision de blé et de vin suffisante pour huit ou quinze jours, du sel et de
l'huile pour six mois. Au sujet des vêtements, Michele da Cesena, usant du
pouvoir que lui conférait la bulle Quorumdam, lança, en 1317, un «
précepte » ordonnant que la robe fût faite d'étoffé grossière, et ne
descendit pas plus bas que la moitié du pied, et que la cordelière fût de
chanvre et non de lin. Bien qu'il ait, semble-t-il, négligé la brûlante
question du capuchon, cette réglementation aurait pu satisfaire à de
raisonnables scrupules, s'il n'y avait eu là un cas de conscience n'admettant
pas de compromis. Les Spirituels déclaraient qu'ils n'étaient pas tenus,
malgré les ordres du pape ou du général, d'abandonner les robes plus courtes
et plus communes encore attribuées par leur tradition à Saint-François. On prêtait
à cette question futile une importance extraordinaire. Si, disait-on, les
quatre martyrs de Marseille avaient été brûlés, c'était pour avoir porté les
vêtements humbles et étriqués qui distinguaient les Spirituels. En
thèse générale, les Spirituels étaient dans leur droit. En effet, comme nous
l'avons vu plus haut, on avait universellement admis jusqu'alors que le pape
ne pouvait accorder de dispenses de vœux. Quand Olivi poussa à bout cette
thèse et affirma que le pontife ne pouvait ordonner aucun acte contraire à un
vœu évangélique, cette affirmation ne fut pas comptée parmi les erreurs que
condamna le concile de Vienne. Cependant, bien que cette opinion fût admise
comme un postulat théorique, lorsque on prétendit l'opposer aux injonctions
d'un pape tel que Jean XXII, elle devint une hérésie qu'il fallait écraser à
tout prix. En même temps, il était impossible que les persécutés reconnussent
l'autorité qui les envoyait an bûcher. Des hommes qui s'offraient spontanément
aux flammes en disputant au pape le pouvoir d'accorder des dispenses de vœux
; qui déclaraient que, s'il n'y avait qu'une femme au monde et. que cette
femme eût fait vœu de chasteté, le pape ne pourrait lui donner de dispense
valable, fût-ce pour empêcher l'extinction du genre humain ; qui reprochaient
à Jean XXII d'avoir péché contre l'Évangile du Christ en tentant de permettre
-aux Franciscains la possession de greniers et de caves ; qui, accordant que
le pape eût autorité sur d'autres Ordres, lui refusaient toute suprématie sur
l'Ordre de Saint-François, parce que la Règle de cet Ordre était de
révélation divine et que nul n'avait le droit d'y changer ou d'en effacer un
mot ; de tels hommes ne pouvaient se défendre contre le pape qu'en attaquant
la source de son autorité. Toutes les idées Joachiques qui sommeillaient au
fond des âmes se réveillèrent et devinrent les principes directeurs de la
secte. Jean XXII, quand il eut lancé la bulle Quorumdam, personnifia
l'Antéchrist mystique, le précurseur du véritable Antéchrist. L'Église
romaine était l'Église charnelle ; les Spirituels formeraient la véritable
Église qui lutterait contre l'Antéchrist et qui, sous la conduite du
Saint-Esprit, ouvrirait l'ère nouvelle, pendant laquelle l'homme serait
gouverné par l'amour, dans la pauvreté et l'abnégation universelles. Certains
Spirituels annonçaient ces événements pour 1325, d'autres pour 1330,
d'autres- pour 1335. C'était la doctrine professée par l'Évangile Éternel. Il
y avait deux églises ; l'une était la charnelle Église de Rome, la Prostituée
de Babylone, la Synagogue de Satan, ivre du sang des saints, à laquelle Jean
MIL prétendait présider, bien qu'il eût forfait sa dignité et fût devenu
hérétique entre les hérétiques, en laissant mourir les martyrs de Marseille ;
l'autre église était la véritable Église, l'Église du Saint-Esprit, qui
bientôt triompherait grâce aux armes de Frédéric de Sicile. Saint François
ressusciterait en chair ; alors commencerait le troisième âge, le septième et
dernier état de l'humanité. En attendant, les sacrements étaient déjà tombés
en désuétude et devenus inutiles au salut. C'est sans doute à cette époque
d'exaltation frénétique que des interpolations furent introduites dans les
écrits d'Olivi. Cette
église nouvelle avait un rudiment d'organisation. Dans le procès de Naprous
Boneta, jugée à Carcassonne, en 1325, il est fait allusion à un certain Frère
Guillem Giraud, ordonné pape par Dieu à la place de Jean XXII, lorsque ce
dernier, coupable d'un péché égal au péché d'Adam, avait été déposé par la
volonté divine. Outre François et Olivi, les saints et les martyrs ne
faisaient pas défaut. On conservait comme pieuses reliques des fragments de
chair et d'os ayant appartenu à ceux qui périrent sur le bûcher. On
recueillait même des morceaux des bûchers sur lesquels ils avaient souffert
pour leur foi. Ces reliques étaient placées devant des autels dans les
demeures ou portées, comme des amulettes, par les fidèles. Les quatre martyrs
de Marseille étaient honorés d'un culte particulier. Leurs suffrages étaient
aussi puissants que ceux de saint Laurent ou de saint Vincent. En eux le
Christ avait été spirituellement crucifié sur les quatre bras de la croix. Un
pauvre homme, qui fut brûlé à Toulouse en 1332, avait inséré dans ses
litanies les noms de soixante-dix Spirituels martyrisés. Il les invoquait
parmi les autres saints, attribuant une égale valeur à l'intercession de
tous. C'était là, assurément, une dévotion habituelle et reconnue. Pourtant
le culte des Spirituels était plus simple que celui de l'église orthodoxe ;
car on estimait inutiles les offrandes aux saints. Au lieu de vouer un cierge
à quelque saint ou à la Sainte-Vierge, ou d'accomplir un pèlerinage à
Compostelle, mieux valait donner aux pauvres l'argent que coûtaient ces
œuvres. L'église
que constituaient ces hommes enthousiastes rompu toute relation avec les
Spirituels italiens, dont le zèle mieux réglé lui paraissait tiède. Les
prisonniers que Bernard-Gui jugea en 'Fait à Toulouse déclarèrent que l'Ordre
franciscain était divisé en trois sections : les Conventuels, qui
prétendaient garder leurs greniers et leurs caves ; les Fraticelli de
Sicile, à la tête desquels était Henry da Ceva, et les Spirituels, ou
Béguins, alors en butte à la persécution. Les deux premiers de ces groupes,
dirent-ils, n'observaient pas la Règle et seraient détruits ; mais leur
propre secte durerait jusqu'à la fin du monde. Us dénoncèrent même, comme
apostat, le saint Angelo da Clarino, si longtemps et si cruellement éprouvé ;
il se trouvait des délateurs extravagants qui voyaient en lui l'Antéchrist
mystique. D'autres étaient disposés à conférer ce douteux honneur, ou même la
dignité de grand Antéchrist, à Philippe de Majorque, frère de ce
Fernand auquel nous avons vu offrir la souveraineté de Carcassonne. Par soif
d'ascétisme, Philippe avait été amené à abandonner la cour de son frère, pour
se faire Tertiaire de saint François. Angelo parle, à diverses reprises, de
ce personnage, en exprimant pour lui une grande admiration. Il le jugeait
digne de prendre place auprès des saints les plus parfaits de jadis. Dans les
discussions orageuses qui suivirent l'avènement de Jean, Philippe était
intervenu en faveur des Spirituels, demandant pour eux l'autorisation de
constituer un Ordre distinct. Après avoir prononcé tous les vœux, il
renouvela cette supplique en 1338 ; mais il essuya un refus de la part du
consistoire assemblé ; après quoi, on le voit errer par l'Europe en mendiant
pour vivre. En 1341, avec l'appui de Robert de Naples, il fit une troisième
tentative. Mais Denon. XII rejeta la requête en alléguant que Philippe était
l'auxiliaire et, le défenseur des Béguins, assertion que celui-ci avait
justifiée, après la condamnation des Béguins, en tenant publiquement des
propos mensongers et hérétiques au sujet du Saint-Siège. Tels étaient les
hommes dont le dévouement paraissait tiède aux yeux des fanatiques et en qui
ceux-ci voyaient des objets de réprobation ! Le
degré d'exaltation auquel ces malheureux poussaient le 82 délire religieux se
personnifie dans Naprous Boneta, que la secte vénérait comme une prophétesse
inspirée. Dès 1315, elle était tombée entre les mains de l'Inquisition de
Montpellier et avait été jetée en prison, puis remise en liberté. Elle et sa
sœur Alissette s'intéressèrent vivement au sort des Spirituels persécutés et
donnèrent asile, dans leur maison, à beaucoup de fugitifs. Comme la
persécution se faisait plus violente, l'exaltation de Naprous grandit en
proportion. En 1320, elle commença à avoir des visions et des extases qui la
transportaient au ciel, où elle s'entretenait avec le Christ. Finalement, le
Jeudi-Saint 1321, le Christ lui communiqua l'Esprit divin aussi complètement
que l'avait reçu la Vierge, en disant : « La Sainte Vierge Marie enfanta le
Fils de Dieu ; tu enfanteras le Saint-Esprit. » Ainsi les promesses de
l'Évangile Éternel allaient s'accomplir. L'œuvre de la Troisième Ere était
proche. Élie, disait-elle, était saint François, et Enoch était Olivi. Le
pouvoir accordé par Dieu au Christ avait duré jusqu'au jour où Dieu avait
donné le Saint-Esprit à Olivi et avait investi ce dernier de toute la gloire
accordée jadis à la personne humaine du Christ. La papauté avait cessé d'exister ;
les sacrements de l'autel et de la confession étaient vaincus ; le sacrement
du mariage subsistait cependant. Celui de la pénitence existait toujours,
mais il était purement intérieur ; la contrition fervente efface les péchés
sans l'intervention sacerdotale et sans l'infliction de pénitences. Une
remarque qu'elle émit par hasard devant ses juges, mérite d'être citée comme
montrant l'amour et la charité sans bornes dont ces âmes simples étaient
enflammées. Elle déclara que les Spirituels et les Lépreux livrés au bûcher étaient
semblables aux Innocents massacrés par Hérode : c'était Satan qui avait fait
briller les Spirituels et les Lépreux. Ce propos était une allusion aux
horribles actes de cruauté perpétrés, comme on sait, contre les Lépreux en
1321 et 4323, alors que la France entière était affolée de terreur par la
rumeur attribuant à ces parias l'empoisonnement des sources. A ce moment les
Spirituels eurent assez de raison et d'humanité pour sympathiser avec les
victimes et pour blâmer le massacre des malades. Naprous fut finalement
amenée devant Henri de Chamay, inquisiteur de Carcassonne en 1325. Elle avait
une foi sincère en sa mission divine, raconta spontanément et sans crainte
toute son histoire et exposa sa croyance. Dans ses répliques aux interrogatoires,
elle fit preuve d'une vivacité d'intelligence tout à fait remarquable. Quand
on lui donna lecture de ses déclarations, elle en confirma la vérité et,
comme on l'exhortait à l'abjuration., répondit avec calme qu'elle voulait
vivre et mourir en la foi qu'elle tenait pour vraie. Elle fut abandonnée au
bras séculier, et scella ses convictions au milieu des flammes. De
telles extravagances d'opinion ne s'accompagnaient pas d'extravagances de
conduite. Bernard Gui lui-même ne trouve rien à blâmer dans le genre de vie
adopté par les hérétiques, si ce n'est que l'école de Satan imitait l'école
du Christ, comme les laïques « singent » les pasteurs de l'Église. Tous
faisaient vœu de pauvreté et menaient une existence de sacrifice ; certains
s'occupaient à des travaux manuels, d'autres mendiaient par les chemins. Dans
les villes et villages ils avaient de petits logis qu'ils appelaient liaisons
de Pauvreté, où ils habitaient en commun. Les dimanches et jours de fête,
leurs amis s'assemblaient pour écouter des lectures : préceptes et articles
de foi, vies des saints, livres pieux écrits par les sectaires eux-mêmes en
langue vulgaire. Ils vénéraient surtout, comme des révélations envoyées par
Dieu, les ouvrages d'Olivi et le Transit us Sancti Patrie, récit légendaire
de la mort d'Olivi. Le seul signe extérieur auquel on pût reconnaitre ces
gens était, dit Bernard, qu'en se rencontrant les uns les autres on en
entrant dans une maison, ils disaient : « Béni soit Jésus-Christ » ou if Béni
soit le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ ». Quand ils priaient, dans des
églises ou autres lieux, ils s'asseyaient la face tournée vers le mur, la tête
couverte d'un capuchon, sans se lever, s'agenouiller ni frapper des mains,
selon la coutume des orthodoxes. A Biner, après avoir prononcé une
bénédiction, l'un d'entre eux s'agenouillait et récitait le Gloria in
excelsis, et, après le diner, le Selve Regina. Tout cela était assez
inoffensif ; mais les sectaires se distinguaient encore par une
'particularité que Bernard, en sa qualité d'inquisiteur, jugeait extrêmement
répréhensible. Devant le tribunal, ils consentaient assez facilement à
confesser leur foi, mais rien ne pouvait les amener à trahir leurs
compagnons. Dans leur simplicité, cette trahison leur apparaissait comme une
violation de la charité chrétienne, que rien. ne pouvait légitimer.
L'inquisiteur perdait sa peine à prouver que c'était charité envers ses
semblables, et non méchanceté, de leur donner l'occasion de se convertir ! Évidemment,
ces pauvres gens auraient été peu dangereux si on les avait laissés en paix.
Une secte dont le principe fondamental était le renoncement absolu à tout
bien, et qui s'adonnait aux rêveries apocalyptiques de l'Évangile Éternel, ne
pouvait jamais devenir redoutable, bien qu'elle fût déplaisante par sa
protestation silencieuse, ou parfois véhémente contre le luxe et la mondanité
de l'Église. Si l'on n'y avait pas prêté attention, elle se serait
probablement éteinte très vite. Surgissant dans un pays et à une époque où
l'Inquisition était parfaitement organisée, elle n'avait aucune chance de vie
et ne tarda pas, en effet, à succomber sous l'effort énergique de la
répression. Pourtant, on ne saurait fixer avec précision la date de sa
disparition. Les documents font défaut ; ceux mêmes que nous possédons
négligent de distinguer les Spirituels des Franciscains orthodoxes, qui
furent, comme nous le verrons poussés à la rébellion par Jean XXII, à propos
de la pauvreté du Christ. Ce dernier point de dogme acquit rapidement une
telle importance que les rêveries des Spirituels furent perdues de vue ;
aussi est-il probable que les victimes des dernières exécutions furent des Fraticelli.
Pourtant, on relate plusieurs poursuites engagées en 4329, à Carcassonne,
contre des gens qui étaient certainement des Spirituels. Parmi ces accusés se
trouvait Jean Roger, un prêtre tenu en haute estime à Béziers. Il avait
accompagné Pierre Trencavel dans ses pérégrinations ; mais il ne se vit
infliger qu'une pénitence assez légère, ce qui tend à. faire croire que
l'ardeur de la persécution diminuait. Cependant on dit que les sectaires
conservaient toujours comme reliques les os des martyrs de Marseille. Jean
XXII n'était pas d'humeur à permettre un relâchement de vigueur ; en février
1331, il publia à nouveau sa bulle Scinda Romana, augmentée d'une préface
adressée aux évêques et inquisiteurs, dans laquelle il déclarait que la secte
était toujours aussi florissante et ordonnait qu'on prît les plus actives
mesures pour l'exterminer. Cette injonction fut sans doute l'occasion de
nouvelles poursuites ; mais dès lors on perd de vue la secte, du moins en
tant que groupement bien défini. A
l'époque où elle avait une existence active, la secte s'était répandue,
au-delà des Pyrénées, en Aragon. Avant même que le concile de Béziers eût, en
1399, pris officiellement connaissance de l'hérésie naissante, les évêques
d'Aragon, assemblés à Tarragone en 1297, instituèrent des mesures de
répression contre les Béguins qui propageaient leurs erreurs à travers le
royaume ; tous les Tertiaires franciscains furent soumis à une surveillance.
On redoutait particulièrement leurs ouvrages en langue vulgaire ; aussi en
ordonna-t-on la restitution. Ces précautions ne diminuèrent pas le mal. Comme
nous l'avons vu, Arnaud de Villeneuve se fit le chaud avocat des Spirituels ;
il mit à leur service sa plume infatigable ; ses livres eurent une vogue
immense et l'influence de l'auteur auprès de Jayme II fut la sauvegarde des
opprimés. Quand Arnaud et Clément V furent morts, la persécution commença. Au
lendemain de la mort de Clément, en 1313, l'inquisiteur Bernardo de Puycerda,
un des contradicteurs acharnés d'Arnaud, entreprit d'exterminer les
sectaires. Ceux-ci avaient à leur tête un certain Pedro 01er, de Majorque, et
Fray 3onato. Tous persistèrent dans l'erreur, furent livrés au bras séculier
et brûlés, à l'exception de Bonato, qui abjura au moment où il se sentit
lécher par les flammes. On arracha le pénitent du bûcher embrasé, on le
soigna et on le condamna à l'emprisonnement perpétuel. Mais au bout d'une
vingtaine d'années, on découvrit qu'il était secrètement resté Spirituel et
on le brûla comme relaps en 1335. L'avènement
de Jean XXII donna une nouvelle audace aux persécuteurs. En novembre 1316,
l'inquisiteur Juan de Llotger et le prévôt du siège vacant de Tarragone,
Jofre de Cruilles, convoquèrent une assemblée de Dominicains, Franciscains et
Cisterciens. Cette assemblée condamna les écrits apocalyptiques et
spiritualistes d'Arnaud, et ordonna que les exemplaires en fussent restitués
avant dix jours, sous peine d'excommunication. Si la sentence n'exagère pas
les erreurs condamnées, on comprend aisément l'indignation qu'éprouvaient les
moines d'avoir vu si longtemps l'audacieux écrivain protégé par Jayme II. En
effet, il est dit qu'Arnaud représente l'Église, depuis Le plus haut
dignitaire jusqu'au plus humble clerc, comme attirée à l'apostasie par Satan.
La persécution continua. Duran de Baldach fut, en 1325, brillé comme
Spirituel, en compagnie d'un disciple. Vers la même époque, Jean XXII lança
plusieurs bulles ordonnant qu'on procédât à une recherche rigoureuse des
hérétiques, par tout l'Aragon, à Valence et dans les îles Baléares. Les
Spirituels étaient soumis à la juridiction des évêques et des inquisiteurs,
au mépris de tous les privilèges ou immunités auxquels leur qualité de
Franciscains leur donnait droit. Pourtant, l'hérésie semble n'avoir jamais
réussi à s'implanter solidement dans le sol espagnol. Elle pénétra néanmoins
jusqu'en Portugal, car Alvaro Pelayo rapporte qu'il se trouvait à Lisbonne
des pseudo-Franciscains attachés à la doctrine d'après laquelle Pierre et ses
successeurs n'auraient pas reçu du Christ le pouvoir que Jésus possédait sur
terre[38]. Les
principes du Joachisme se retrouvent, sous une forme quelque peu différente,
chez le Franciscain Juan de Pera-Tallada ou Rupescissa, plus connu, peut-être,
sous le nom, que lui donne Froissart, de Jean de la Rochetaillade. Éminent
prédicateur et missionnaire, il porta sa parole depuis son pays natal, la
Catalogne, jusqu'à la lointaine cité de Moscou. Il s'adonna dans une certaine
mesure aux sciences occultes ; on lui attribuait divers traités d'alchimie,
parmi lesquels, au dire de Pelayo, il est difficile de discerner les ouvrages
authentiques des écrits douteux. Il ne se contenta pas de suivre Arnaud de
Villeneuve sur ce terrain ; il fouailla, comme son devancier, les corruptions
de l'Église et commenta aussi les prophéties du pseudo-Joachim. Il semblait
qu'aucun homme de cette école ne pût s'empêcher de s'adonner à la divination
; Jean acquit une grande réputation par des prédictions que les événements
justifièrent, par exemple en annonçant la bataille de Poitiers et le grand
Schisme. Peut-être lui eût-on pardonné ses prophéties s'il n'avait également
annoncé que l'Église serait dépouillée du superflu dont elle avait si
honteusement abusé. On citait fréquemment une métaphore dont il était
l'auteur. L'Église. disait-il, était un oiseau né sans plumes, auquel tous
les autres volatiles avaient fourni un plumage qu'ils réclameraient à cause
de son orgueil et de sa tyrannie. Comme les Spirituels, Jean se reportait
avec amour, par la pensée, vers les temps primitifs de sainte pauvreté où
avaient été posés, avant Constantin, les principes de la foi. 11 évita,
semble-t-il, l'hérésie formelle concernant la pauvreté du Christ. En 1349,
quand il vint à Avignon pour proclamer sa doctrine, on ne réussit pas à le
condamner au bûcher, mais on le jeta promptement en prison. Il était durement
grand clerc et ses accusateurs ne réussirent pas à prouver sa culpabilité.
Mais c'était, un homme trop redoutable pour qu'on le laissât en liberté ;
aussi le garda-t-on sous les verrous. On ignore la date exacte de sa
libération ; mais si Pelayo est. bien informé lorsqu'il déclare que Jean ne
revint chez lui qu'à l'âge de quatre-vingt-dix ans, on doit croire que sa
mise en liberté succéda à une très longue détention. Le
motif apparent de son châtiment était une spéculation joachique sur
l'Antéchrist. Cependant, comme le remarque Wadding, nombre de saints hommes
s'adonnaient aux mêmes spéculations sans encourir de blâme ; c'est ainsi
qu'en 1412 saint Vincent Ferrer, non content d'annoncer la venue de
l'Antéchrist, affirma que cet Antéchrist était déjà âgé de neuf ans. Pourtant
Ferrer, loin (Tigre persécuté, fut canonisé. Milicz de Cremsier, lui, fut
poursuivi, comme nous l'avions vu, mais il obtint un acquittement. Les rêveries
de Fray Jean touchaient à celles de l'Évangile Éternel, tout en demeurant
dans les bornes de l'orthodoxie. Eu novembre 1349, il écrivit, dans sa
prison, le récit d'une miraculeuse vision dont il avait été honoré en 1345,
en récompense de son assiduité à la prière et de ses macérations. Louis de
Bavière était l'Antéchrist qui subjuguerait l'Europe et l'Afrique en 1336,
tandis qu'un autre tyran surgirait en Asie. Puis surviendrait un schisme, au
cours duquel régneraient deux papes. L'Antéchrist dominerait par toute la
terre et nombre de sectes hérétiques apparaitraient. La mort de l'Antéchrist
serait suivie de cinquante-cinq années de guerres ; les Juifs seraient
convertis, et, avec la destruction du royaume de l'Antéchrist, s'ouvrirait le
Millénaire. Alors les Juifs convertis posséderaient le monde ; tous seraient
Tertiaires de saint François el les Franciscains seraient des modèles de
sainteté et de pauvreté. Les hérétiques se réfugieraient dans des montagnes
inaccessibles et dans les iles de la mer, d'où ils surgiraient à la fin du
Millénaire Le second Antéchrist paraitrait alors, amenant une période de
longue souffrance, jusqu'au jour où le feu du ciel le détruirait et
exterminerait ses disciples. Puis viendrait la fin du monde et le Jour du
Jugement. La
méditation solitaire de la prison modifia quelque peu, semble-t-il, les vues
prophétiques de Jean. En 1356, il écrivit son Vademecum in Tribulatione,
dans lequel il annonçait que les vices du clergé causeraient la perte de
toutes les richesses de l'Église ; dans six ans, l'Église serait réduite à la
pauvreté apostolique et, vers 1370, elle commencerait à recouvrer sa dignité
; l'humanité entière serait alors soumise à la domination du Christ et de son
représentant sur la terre. Dans l'inter- 88 valle, les plus terribles
calamités fondraient successivement sur le monde. De 1360 à 1365, les
reptiles terrestres se dresseraient et détruiraient toutes les bêtes,
jusqu'aux oiseaux. La tempête, le déluge et les tremblements de terre, la
famine, la peste et la guerre balayeraient les méchants. En 1365 apparaitrait
l'Antéchrist, et les apostats seraient si nombreux, qu'il ne resterait plus
que de rares fidèles. Le règne de l'Antéchrist serait de courte durée. En
1370, un pape élu conformément à la loi canonique ramènerait l'humanité au
christianisme ; après quoi tous les cardinaux seraient choisis dans l'Église
Grecque. Au cours de ces tribulations, les Franciscains seraient presque entièrement
exterminés, en punition du relâchement de la Règle. Mais les survivants se
réformeraient et l'Ordre remplirait la terre de ses adeptes, innombrables
comme les étoiles du ciel. D'ailleurs, deux Franciscains de la plus humble
pauvreté seraient l'Élie et l'Énoch qui guideraient l'Église à travers ces
désastreuses vicissitudes. En attendant, Jean conseillait à ceux qui
désiraient survivre aux convulsions de la nature et de la société,
d'accumuler, dans les cavernes des montagnes, une ample provision de fèves et
de miel, de viandes salées et de fruits secs. Après la mort de l'Antéchrist
commencerait le Millénaire. Pendant sept cents ans, c'est-à-dire jusqu'à l'an
2000 environ de l'ère chrétienne, le genre humain serait vertueux et heureux
; mais ensuite commencerait une décadence. Les vices existants renaîtraient,
particulièrement dans les rangs du clergé, préparant la venue de Gog et de
Magog, que suivrait l'Antéchrist final. — Il fallait que la hiérarchie
romaine fût singulièrement impressionnable pour juger dignes d'une répression
sévère ces inoffensives divagations d'hystériques. L'influence
de l'Évangile Éternel n'était pas encore entièrement épuisée. J'ai fait plus
haut allusion à Thomas d'Apulie, qui, en 1388, s'entêta à prêcher aux
Parisiens que le règne du Saint-Esprit avait commencé et que lui-même avait
été chargé par Dieu d'en être le messager. Sa mission fut interrompue, car on
l'enferma comme foui Nicolas de Buldesdorf eut une carrière analogue, à
l'issue près. Vers 1445, il proclama que Dieu lui avait ordonné de faire
savoir que le temps du Nouveau Testament avait pris frn, comme avait pris fin
jadis le temps de l'Ancien Testament ; que la Troisième Ère et le Septième
Age du monde étaient arrivés, sous le règne du Saint-Esprit., qui rétablirait
l'homme en l'état d'innocence première. Quant à Nicolas lui-même, il était le
Fils de Dieu, délégué pour répandre la bonne nouvelle. Il envoya au concile,
qui siégeait encore à Bâle, divers traités contenant ces doctrines ; il eut
même finalement l'audace de se présenter, en personne, devant les Pères. On
jeta rapidement les écrits au feu et l'auteur en prison. Puis on tenta
vainement, par tous les moyens, de l'amener a rétracter ses erreurs. Mais les
Pères de Baie n'avaient pas pour la folie autant d'égards que les docteurs de
Paris : Nicolas périt sur le bûcher en 1446. Pourtant
on continuait à chérir la conviction que le péché et la misère ne pouvaient
être la fin ultime de l'existence humaine et que l'Église corrompue, qui
prétendait représenter le Christ, devait faire place à une organisation plus
parfaite, introduite par une révélation nouvelle. Vers 1466, à Eger, deux laïques
de noble extraction, Janko et Livin de Wirsberg, se mirent à répandre des
prophéties apocalyptiques, émanant, disaient-ils, d'un moine qui avait
abandonné le cloître. A les entendre, le pape était l'Antéchrist, dont les
cardinaux et prélats étaient les membres. Les indulgences étaient inutiles ;
les cérémonies de l'Église étaient vanité ; mais le joue de la délivrance
était pucelle. Déjà était né l'Oint du Christ, qui ramènerait tous les
fidèles au bercail, après un massacre du clergé où seuls seraient épargnés
les quatre Ordres mendiants. Le précurseur de ce nouveau sauveur serait un
certain Jean de l'Est, probablement Janko lui-même, qui apparaîtrait en 1467.
A la faveur de l'agitation morale qui précéda la Réforme, il n'était pas
difficile de trouver des gens disposés à admettre de telles espérances. Aussi
l'hérésie se propagea-t-elle rapidement à Eger et aux environs. George
Podiebrad parut d'abord favoriser les sectaires ; mais il leur retira sa
protection quand les autorités ecclésiastiques eurent entamé des poursuites.
Le 5 décembre 1466, les deux frères furent cités devant l'évêque Henry de
Ratisbonne ; après quoi le nom de Janko disparait de la procédure, soit qu'il
fût mort, soit qu'il eût pris la fuite. Livin méprisa la citation ; mais, au
printemps de 1467, il fut arrêté parle comte palatin Otto. L'Inquisition
épiscopale lui donna à choisir entre la rétractation ou le bûcher. Il opta
pour le premier parti et abjura solennellement d'ans la cathédrale. Condamné
à la prison perpétuelle, il retomba dans ses erreurs et écrivit, de sa
prison, à l'évêque, des lettres où il affirmait à nouveau ses hérésies. On
ouvrit contre lui une seconde procédure, mais, par une mort fort opportune,
il échappa au sort qui l'attendait. On n'entendit plus parler de ses
disciples. Mais le monde ne fut pas définitivement débarrassé de ce genre de spéculations. Les temps modernes mêmes n'ont pas amélioré la condition humaine au point de mettre un terme au désir d'une transformation spirituelle de la société. En 1840, Pierre Michel Vintras, contremaitre d'une fabrique de papier voisine de Bayeux, fonda une association qu'il appela l'Œuvre de la Miséricorde, et dont le but était de hâter la venue de la Troisième Ère, du règne du Saint-Esprit, sous lequel l'humanité serait régénérée et la terre deviendrait un paradis. Il séduisit habilement les dévots en ajoutant à son projet la doctrine de l'Immaculée Conception, que l'Église n'avait pas encore admise, et la restauration de l'introuvable Louis XVII. Malgré la condamnation prononcée, le 8 novembre 1843, par Grégoire XVI, la secte se multiplia par toute la France ; ce fut en vain qu'en 1849 et 1850 les conciles de Paris, de Rouen, de Tours, d'Avignon et d'Albi lancèrent contre elle les plus terribles anathèmes. En 1851, Pie IX la condamna de nouveau, mais sans grand résultat, comme une association abominable. Heureusement, l'Église du luxe siècle n'avait pas à sa disposition les ressources qui, cinq siècles plus tôt, lui avaient permis de dissiper les rêves par le sang ct par le feu. Elle eut cependant assez d'influence pour obtenir, en 1833, la condamnation de Vintras à cinq ans d'emprisonnement et 1.000 francs d'amende, pour avoir escroqué des fonds sous des prétextes fictifs. L'arrêt fut rendu malgré le témoignage favorable de ceux mêmes qui avaient versé les fonds. En prison, sa conduite fut exemplaire ; son temps était presque achevé quand la Révolution de 1848 le délivra. Mais le cléricalisme du Second Empire fut moins libéral ; Vintras dut se retirer à Londres et la secte s'éteignit peu à peu. |
[1]
Même le grand prédicateur franciscain Berthold de Ratisbonne, qui mourut en
1272, n'accordait qu'un mérite « qualifié » au travail dirigé vers le salut des
âmes ; or, ce travail peut être aisément poussé trop loin. L'homme a des
devoirs plus importants à remplir envers lui-même, par la prière et la
dévotion. — Beati Fr. Bertholdi e Ratisbona Sermones, (Monachii, 1882,
p. 29). Voyez également la comparaison établie par le même Berthold entre
l'existence contemplative et la rie active ; la première est Rachel, la seconde
est Léa, et cette dernière est très périlleuse quand cil ; est entièrement
consacrée sua bonnes œuvres (Ibid. p. 44-5). — De même, le célébré
Franciscain Spirituel, Pierre Jean Olivi, déclare : Est igitur totius
rationis summa, quod contemplatio est ex suo genere perfectior omni alia
actione. Cependant il admet qu'on consacre une partie de son temps au salut
du prochain. — Franz Ehrle, Archiv für Litteratur- und Kirchengeschichte,
1887, p. 503.
[2]
Luc, XX, 3.
[3]
Bien significative est la façon dont Thomas de Celano glisse sur la question de
la pauvreté dans sa première Vie de saint François, écrite en 1228, alors qu'il
attache une grande importance à cette même question dans sa seconde Vie,
composée après la chute d'Elias.
[4]
Les arguties de casuistique, à l'aide desquelles les Conventuels se
convainquirent que le moyen suggère par Grégoire IX leur permettait de
s'enrichir sans transgresser la Règle, sont expliquées dans leur défense devant
Clément VI en 1311, telle que fa publiée Franz Ehrle (Archiv für Lit.-u.
Kirehengeschichte, 1887, p. 107-8).
[5]
Elias révisait encore à exciter des désordres parmi les Franciscains. Il mourut
excommunié ; un gardien franciscain fit déterrer ses restes, que l'on jeta
ensuite à la voirie. Fra Salimbene donne d'abondants détails sur les mauvaises
mœurs d'Elias et sur le tyrannique usage qu'il lit de son autorité. Quand il se
fut retiré auprès de Frédéric II, un refrain populaire courut par toute
l'Italie :
Mor attorna
frati Helya,
Ke prea' ha
le mala via.
(Salimbene, Chronica, Parma, 1837, p. 401-13.)
Pourtant, Affo affirme qu'Élias fut absous à son lit de
mort. — Vita del Beato Gioanni di Parma, Parma, 1777, p. 31. Cf. Chron.
Glassberger, ann. 1243-4.
[6]
L'Historia Tribulalionum reflète le mépris des Spirituels pour le savoir
humain. Adam, y est-il dit. fut poussé à la désobéissance par la soif du
savoir, et revint à la grâce par la foi et non par la dialectique, la géométrie
ou l'astrologie. La malignité des arts d'Aristote, la douceur corruptrice de
l'éloquence de Platon sont, pour l'Eglis-, de nouvelles plaies d'Égypte. (Hist.
Tribulation, 264-5). C'était dans l'Ordre une vieille tradition que
François avait prédit sa ruine par suite d'une intempérance de savoir (Amolli I,egenda
S. Francisci, App. cap. XI). — Karl Miller (Die Aufänge des
Minoritenordens, Freiburg, 1885, p. 180) dit que l'élection de Crescenzio
fut le triomphe des Puritains et que ce personnage se distinguait par son zèle
ardent pour la rigoureuse observance de la Règle. Cela est si peu vrai que, le
soir même de son élection, Crescenzio réprimanda les plus zélés des Frères (Th.
Eccleston, Collat. XII). L'histoire de son généralat confirme le
portrait que nous fait de lui l'Histoire des Tribulations. Affo (Vita di
Gioanni di Parma, p. 31-2) pense que Crescenzio s'efforça de conserver une
attitude impartiale, mais qu'il finit par persécuter les opposants
irréconciliables.
[7]
Les Vatitinia Pontificum du pseudo-Joachim restèrent longtemps
populaires. Tes ai trouvé des éditions publiées à Vico de Sorrente en 1585, à
Venise en 1527, 1569, 1600, 1605 et 6646, 8 Cologne en 1570, à Ferrare en 1591,
à Francfort en 1400, à Padoue en 1625, et à Naples en 1660 ; il y on eut
évidemment beaucoup d'autres. — Dante représente Bonaventure lui désignant les
saints :
Raban è
quiei, e lucemi dallato
Il Calavrese
abate Gioracchino
Di spirite
profetico dotato.
(Paradiso, XII.)
[8]
L'auteur du Commentaire sur Jérémie avait probablement été puni pour son
intempérance de langage en chaire, car (chap. I) il dénonce comme « bestiale »
cette prétendue liberté de parole qui enchaine la liberté de l'esprit et ne
permet au prédicateur que de discourir sur les vices de la chair.
[9]
Environ un demi-siècle plus tard, Thomas d'Aquin considérait encore les
spéculations de Joachim sur la Trinité comme méritant une réfutation détaillée.
Vers la fin du quatorzième siècle, Eymerich reproduisit encore toute la
controverse. Direct. Inquis. p. 4-6, 15-17.
[10]
On prétendit que Joachim avait prédit la naissance des Ordres Mendiants (v.
43), mais ses prophéties avaient exclusivement trait au monachisme
contemplatif.
[11]
En 1355, la Commission d'Anagni allégua l'interprétation forcée d'un passage de
la Concordia (II, I. 7) pour accuser Joachim d'avoir justifié le schisme des
Grecs (Denifle, Archiv f. d.it.-II. K. 1885, p 120). Cette pensée était
si loin de l'esprit du prophète, qu'il ne perdit jamais l'occasion de décrier
l'Eglise orientale, en particulier à cause du mariage des prêtres grecs (e.
q., y. 70, 71). Pourtant, comme il avait affirmé que l'Antéchrist était
déjà né à Home, et qu'on lui objectait que Babylone était assignée comme lieu
de naissance à l'Antéchrist, il n'hésita pas à déclarer que Rome était la
Babylone mystique. — Rad. de Coggeshall, Chron. (Bouquet, XVIII. 76).
[12]
Salimbene, énumérant les plus intimes amis de Jean de Parme, qualifie nombre
d'entre eux de « grands Joachim ».
[13]
D'après l'exégèse des Joachites. Frédéric Il devait atteindre l'âge de 70 ans.
En 1250, quand l'Empereur mourut, Salimbene refusa de croire à la nouvelle de
cette mort, et demeura incrédule jusqu'au jour ou Innocent IV, dans sa marche
triomphale depuis Lyon, arriva à Ferrare, près de dix mois plus tard. Salimbene
aselle à l'échange de félicitations auquel donna lieu la mort de l'Empereur.
Fra Gherardino de Parme, se tournant vers l'incrédule, lui dit : « Maintenant
vous êtes instruit ; laissez-là votre Joachim et appliquez-vous à la sagesse. »
(Salimbene, p. 107, 227).
[14]
Apocalypse, XIV. 6.
[15]
Renan, Nouvelles Études, p. 296. — Joachim avait déjà employé le terme
d'Évangile Éternel pour désigner l'interprétation spiritualiste de l'Evangile
qui devait désormais guider le monde. Son disciple crut naturellement que les
commentaires de Joachim étaient cette interprétation spiritualiste et
constituaient l'Evangile Éternel, auquel il ajouta une glose et une
introduction. Les Franciscains étaient nécessairement l'Ordre contemplatif qui
devait répandre l'œuvre. (Voyez Denifle, Archiv für Litteratur, 1885, p.
54-59, 61.) Suivant Denifle (p. 67-70), la publication de Gherardo consistait
seulement en l'Introduction et la Concordia. L'Apocalypse et le Decachordon
devaient paraître ensuite ; mais cette aventureuse entreprise fut interrompue.
[16]
Il me parait que les laborieuses recherches du Père Denifle ont suffisamment
prouvé que les erreurs communément imputées à l'Evangile Eternel (D'Argentré,
I. I. 165-5 ; Eymeric. Direct. Inq. P. n. Q. 9 ; Hermann. Korneri Chron.
ap. Eccard. Corp. Hist. Med. Ævi II. 849-51), sont dues aux accusations
partiales que Guillaume de Saint-Amour (ubi sup. p. 76-86) envoya à Rome
et qui provoquèrent une interprétation erronée et exagérée des tendances
rebelles de l'ouvrage. Cependant le Père Denifle prétend établir que le seul
résultat de la Commission d'Anagni, en juillet 1255, fut la condamnation des
doctrines de Gherardo, et que les œuvres de Joachim, à l'exception du traité
contre Pierre Lombard, n'ont jamais été condamnées par l'Eglise. Pourtant, si
l'on laisse de côté les exagérations de Guillaume de Saint-Amour, il y a, en
réalité, une bien minime différence de principes entre Joachim et Gherardo ; si
le premier ne fut pas condamné, la faute n'en est pas à la Commission d'Anagni,
qui les classa tous deux ensemble ; elle s'efforça énergiquement de prouver
l'hérésie de Joachim et même de montrer que cet hérétique n’avait jamais
abandonnés son erreur concernant la Trinité (ubi sup. p. 137-41). — Mais
s'il y avait peu de différence dans la lettre, il y avait une divergence
d'esprit marquée entre Joachim et son commentateur. Le premier édifiait, le
second détruisait dans le domaine de l'Eglise existante. Voyez Tocco, Archivio
Srorica Italiano, 1886.
[17]
Pour la paternité de l'Evangile Eternel, voyez Tocco, L'Eresia nel Medio Evo, p. 473-4, et l'étude du
même sur Denifle et Haupt, dans l’Archivio Storico Italiano, 1886 ;
Renan, 248, 277 ; Denifle, ubi sup. p. 57-8. — Une des accusations
portées contre Guillaume de Saint-Amour fut qu'il s'était plaint du retard
apporté à la condamnation de l'Evangile Eternel. Il répliqua à cette accusation
en faisant allusion à l'influence des gens qui défendaient les erreurs de
Joachim. Dupin, Bibl. das Auteurs Ecclés. T. X. ch. VII. — Thomas de
Cantimpré affirme que Saint-Amour aurait remporté la victoire sur les Ordres
Mendiants s'il n'avait eu contre lui l'érudition et l'éloquence d'Albert le
Grand. Bonum Universale, lib. II. c. IX.
[18]
Wadding. ann. 1256, n° 2. — Affo (lib. II. c. IV) soutient que la démission de
Jean de Parme fut toute spontanée, qu’il ne fut l'objet d'aucune accusation et
que le pape et les Franciscains se laissèrent difficilement convaincre de
permettre qu'il se retirât. Affo cite Salimbene (Chronica, p. 137),
comme affirmant la répugnance du chapitre à accepter cette démission ; mais il
ne mentionne pas l'assertion du même auteur, que Jean déplaisait à Alexandre et
à nombre des ministres de l'Ordre par suite de sa foi trop ardente en Joachim (Ibid.
p. 131).
[19]
Bien quo Salimbene eût abandonné prudemment le Joachisme, il ne perdit jamais
sa foi en la puissance prophétique de Joachim. Longtemps après, jugeant des
Ségarellistes suspects, il donne comme raison de sa méfiance que, si ces gens
étaient inspirés de Dieu, Joachim aurait prévu leur Ordre comme il avait prédit
ceux des Mendiants (Ibid. 123-4). — Il faut remarquer le silence que
garde l'Histoire des Tribulations en ce qui touche l'Évangile Éternel. D'un
commun accord, cette œuvre dangereuse fut, semble-t-il, ignorée de tous les
partis.
[20]
Pour les vrais Franciscains, la Règle et l'Evangile étaient une seule et même
chose.
[21]
Pierre Jean Olivi déclare avoir lui-même entendu Bonaventure, dans un chapitre
tenu à Paris, affirmer qu'il consentirait à être réduit en poudre, si jamais il
prétendait ramener l'Ordre à l'état conçu par saint François. — Franz Ehrle, Arvhiv.
für L-u K. 1887, p. 517.
[22]
C'est ici la première fois qu'il est possible de relater avec quelque
exactitude le développement et l'histoire des Franciscains Spirituels, grâce à
Franz Ehrle, S. J., qui a publié lev plus importants documents relatifs au
schisme de l'Ordre, en les élucidant à l'aide de toutes les ressources d'une
stade érudition. Les nombreux renvois à ses articles montrent combien ses
travaux m'out aidé dans mon étude.
[23]
Dante oppose Acquasparta à Ubertino de Casale, dont nous parlerons plus
longuement ci-après (Paradiso, XII).
[24]
Pierre Jean Olivi participa si peu à ce mouvement de rébellion qu'il écrivit un
ouvrage pour prouver la légalité de l'abdication de Célestin et de la
succession de Boniface (Franz Ehrle, Archiv. f. L.- u. K. 1887, p. 525).
[25]
Franz Ehrle pense que le refuge des Spirituels fut l'île de Trizonia, dans le
golfe de Corinthe (Archiv. f. L.- u. K. 1886, p. 313-14).
[26]
L'esprit de l'époque apparaît dans le spécimen des attaques de Jacopone contre
Boniface (Combe, op. cit. 312.) — Savonarole rapporte, dans une sermon
une histoire qui assurément avait quelque fondement de vérité : Jacopone,
introduit un jour devant le consistoire des cardinaux et invité à prêcher,
aurait solennellement déclaré par trois fois : « Je m'étonne qu'en raison de
vos péchés la terre ne s'ouvre pas pour vous engloutir. » — Villari, Fra
Savonarola, 2. éd., t. II. p. 3.
[27]
Quand Geronimo d'Ascoli fut élu pape, on le presse de poursuivre Olivi. Mais il
refusa, exprima sa t ès haute considération pour le talent et la piété de cet
homme, et déclara qu'en le châtiant jadis il avait eu simplement dessein de
l'avertir (Hist. Trib. loc. cit. 1886, p. 289).
[28]
On assigne généralement la date de 1297 à la mort d'Olivi ; mais le Transitas
&mai Patrie, un des livres favoris de ses disciples, dit que cette mort
survint le vendredi 14 mars 1297 (Bernard. Guidon. Practica, P. v) : or,
le 14 mars tombait na vendredi en 1298. L'habitude de commencer l'année à
Piques explique la substitution de 1297 à 1298. — On croit que ses os furent
exhumés et brûlés quelques mois après l'inhumation, sur l'ordre du général
Giovanni di Murro (Tocco, op. cit. p. 503). Wadding affirme erse qu'ils
furent deux fois exhumés (ana. 1297, te 36). Eymerich mentionne une tradition
d'après laquelle ses restes auraient été portés à Avignon et jetés nuitamment
dans le Rhône (Evmerici Direct. Inquis. p. 313). Le culte dont ces
reliques furent l'objet prouve que cette tradition n'était pas fondée. Bernard
Gui, la meilleure autorité que l'on puisse invoquer ici, en commentant le Transitus,
dit que les restes d'Olivi furent emportés en 1328 et cachés en un lieu que nul
ne connaît — sans doute par des disciples désireux d'empêcher qu'on profanât
ces' restes par une exhumation.
[29]
La haine invétérée des Conventuels fut encore assez puissante, en 1400, pour
obtenir que le chapitre tenu à Terni défendît, sous peine d'emprisonnement, à
tout membre de l'Ordre, de posséder des livres d'Olivi. — Franz Ehrle (ubi
sup. 1887, p. 457-8).
[30]
Wadding (ann. 1297, ne 33-5) voit, en Pons Botugati, saint Pons Carbonelli,
l'illustre maitre de saint Louis de Toulouse. Franc Eberle (Archiv. für
L.-u. E. 1886. p. 300) déclare ne pouvoir trouver aucune preuve de cette
identité entre les deux personnages. D'autre part, l'auteur de l'Hist.
Tribulat., en rendant compte de cette affaire sans négliger un seul détail,
n'aurait pas omis un fait aussi impur tant pour la cause qu'il servait.
[31]
Tocco (Archivio Storico Italiano, T. XVII, n° 2 ; cf. Franz Ehrle, Arciv
für L.-u K. 1887, p. 493) a récemment trouvé dans la Bibliothèque
Laurentienne un manuscrit du Commentaire sur l'Apocalypse, d’Olivi. Le livre
contient tous les passages cités dans la condamnation, ce qui prouve que la
commission chargée de juger l'ouvrage n'inventa pas ces citations. Mais comme
l'exemplaire date du XVe siècle, cette découverte n'affaiblit en rien la valeur
de notre hypothèse concernant les interpolations introduites par ses disciples
après sa mort.
[32]
Une des accusations portées, en 1319, contre Bernard Délicieux, était d'avoir
envoyé à Arnaud certaines formules magiques pour envoûter le pape Benoit. On
trouva un témoin prêt à jurer que ces pratiques avaient causé la mort du pape.
— Mss. Bib. Nat fonds latin, n° 4270, fol. 12, 50, 51, 61.
[33]
A l'heure même où le général Gonsalvo cherchait à réprimer la cupidité des
moines, ceux-ci obtenaient de l'empereur Henry VII un décret annulant un statut
local de Nuremberg, par lequel il était défendu aux citoyens de leur donner
plus d'une seule pièce d’or ou d’une seule mesure de blé à la fois. — Chron.
Glassberger, ann. 1310.
[34]
Fra Francesco del Borgo San Sepolcro, qui fut jugé, en 1311, par l'Inquisition
à Assise, pour avoir prétendu posséder le don de prophétie, était probablement
un Joachite toscan qui refusa de se soumettre (Franz Ehrle, Archiv für L.-u.
K. 1857, p. 11).
[35]
La collection des brefs pontificaux relatifs à la Saxe, récemment publiée par
Schmidt (Pübstliche Urkunden und Regesten, p. 87-296) explique les
sommes immenses urées, par Jean XXII, de la seule des canonicats. Ce n’est pas
exagérer de dire que plus de la moitié des rescrits lancés durant son
pontificat concernent des nominations de ce genre. — Les comptes du receveur pontifical
pour la Hongrie en 1320 montrent avec quelle exigence la curie réclamait les
premiers revenus des plus pauvres bénéfices, et quels énormes frais
entrainaient la procédure. Le receveur porte à son actif 1.913 florins d'or
qu'il a reçus et dont 732 seulement furent verses au trésor pontifical.
(Theiner, Monumenta Mayor. I. 147). — Des apologistes modernes se sont
efforces d'expliquer, à l'aide d'arguments divers et ingénieux, la rémission
des crimes et des péchés dans les Taxes de Chancellerie et de Pénitencerie. Il
suffit de faire observer que, quelle que fût la théorie, la pratique consistait
à vendre l'impunité en voilant à peine ce trafic de raisons qui ne trompaient
personne. Quand devinrent trop pressantes les voix réclamant la convocation
d'un concile général pour arrêter les progrès du Luthéranisme, et quand Rome
s'efforça de détourner l'orage par des promesses de réforme, Pie III, vers
1536, demanda conseil à ses cardinaux. Un des rapports qu'un lui soumit
reconnait que les taxes de la chancellerie scandalisent beaucoup d’âmes
pieuses, mais s'efforce de justifier ces taxes en arguant que le montant en est
payé, non pour l'absolution, mais comme « satisfactions » ou pénitence
pour le péché ; il est donc juste que cet argent soit employé aux innombrables
œuvres pies du Saint-Siège (Döllinger, Beiträge zur politichen, kirchliechen
und Culturgeschichte, III, 210). Cette casuistique ne satisfit pas la
commission de cardinaux qui, en 1538, élabora le célèbre Concilium de
emendanda Ecclesia. Les prélats déclaraient hautement que la Pénitencerie
et la Daterie sont le refuge de quiconque achète à pris d'or l'impunité
causant, par toute la Chrétienté, un scandale indescriptible. L'Eglise,
disaient-ils, n'hésitait pas à conserver des abus qui mèneraient à la ruine
tout royaume ou toute république (Le Plat, Monument. Concil. Trident.
II. 441).
[36]
Pourtant, dans son interrogatoire, Bernard nia ces allégations, ainsi que la
doctrine d'Olivi affirmant que le Christ était vivant quand il avait été frappé
de la lance pendant la Crucifixion. Cependant il déclara que certains
manuscrits de saint Marc autorisaient cette opinion (fol. 167-8). — On ne sait
pas bien quel fut le sort des autres Olivistes jugés à Marseille. D'après le
texte, il appert que certains d'entre eux, du moins, furent emprisonnés. Les
autres furent probablement renvoyé, avec des pénitences légères, car, en 1325,
un cordonnier de Narbonne, Blaise Boerii, comparaissant devant l'Inquisition de
Carcassonne, confessa qu’il avait rendu visite un jour à trois d'entre eux, un
autre jour à quatre de ces Olivistes, domicilies à Marseille, qu'il les avait
reçus chez lui et les avait ensuite reconduits. — Doat, XXVII. 7 sq.
[37]
Le cas de Raymond Jean éclaire d'un jour tout particulier l'existence des
Spirituels persécutés. Dès 1312, cet homme avait commencé à dénoncer l'Église
comme la Prostituée de Babylone et à prophétiser son propre sort. En 1317, il
était au nombre des appelants qui furent mandés à Avignon, où il fit sa
soumission. Replacé sous le contrôle de son Ordre, il fut envoyé par son
supérieur au couvent d'Anduze, où il demeura jusqu'au jour où il apprit le sort
qu'avaient subi, à Marseille, ses courageux compagnons. Il s'enfuit alors avec
un confrère et arriva Béziers, où tous deux trouvèrent refuge dans une maison,
en compagnie de plusieurs femmes, également rebelles à l'Ordre. Ils demeurèrent
cachés dans cette retraite pendant trois ans. Puis Raymond mena une vie errante
et s'associa pendant quelque temps à Pierre Trencavel. Il fit un voyage
outre-mer. A son retour, il adopta l’habit de prêtre séculier et se consacra à
la cure des âmes, d'abord en Gascogne, puis à Rodez ou à l'est du Rhône.
Capturé finalement en 1325, il comparut devant l'Inquisition de Carcassonne et,
à la suite de souffrances prolongées, se résigna à abjurer. La sentence qui le
frappa n'est pas connue ; ce dut être l'emprisonnement perpétuel. — Doat,
XXVII. 7 sq.
[38]
Pour le sort des écrits d'Arnaud de Villeneuve dans l’Index Expurgatorius,
voyez Reusch, Der Index der nerbotenen Bûcher, I. 334. Deux des ouvrages
condamnés en 1316 ont été retrouvés, traduits en italien, dans un manuscrit de
la Bibliothèque Magliabecchi, par Tocco, qui en donna la description dans l'Archivio
Storico Italiano, 1886, n° 6, et dans le Giornale Storico della Lett.,
Ital. VIII. 3.