HISTOIRE DE L'INQUISITION AU MOYEN-ÂGE

TOME PREMIER — ORIGINES ET PROCÉDURE DE L’INQUISITION

 

CHAPITRE XIII. — LA CONFISCATION.

 

 

Bien que la confiscation, comme nous allons le montrer, ne 501 fut qu’en petite partie l’œuvre propre de l'Inquisition, les distinctions qu’on pourrait instituer à ce propos seraient plutôt nominales que réelles. En effet, là même où l’inquisiteur ne prononçait pas la confiscation, elle résultait naturellement de sa sentence. Elle constituait, par suite, une des Peines les plus redoutables dont l’application relevait de son Autorité et mérite d’être étudiée avec d’autant plus de soin que ses effets s’en firent plus lourdement sentir aux populations.

L’origine, ici comme ailleurs, doit être cherchée dans la loi romaine. Il est vrai que les édits des empereurs contre les hérétiques, quelque cruels qu’ils fussent, n’allaient pas jusqu’à Punir indirectement les Innocents. Même lorsqu’ils condamnaient à mort les Manichéens détestés, ils ne poursuivaient la confiscation de leurs biens que si les héritiers des coupables étaient également des hérétiques. Les enfants orthodoxes succédaient de droit à leur parent hérétique, qui ne pouvait, par le fait de son hérésie, ni tester, ni exhéréder. Il en était autrement dans le cas de crimes ordinaires. Toute condamnation entraînant la déportation ou les travaux forcés dans les mines impliquait la confiscation, bien que la femme du condamné pût réclamer son douaire et tous les dons qu’elle avait reçus avant la perpétration du crime ; les enfants émancipés de la patria potestas pouvaient en faire autant. Tout le reste appartenait au fisc. Dans le cas de lèse-majesté ou de trahison, le coupable pouvait être condamné même après sa mort ; alors on confisquait ses biens, qui étaient réputés dévolus au fisc du jour où le crime avait été conçu. Ces lois du Bas-Empire constituèrent l’arsenal où puisèrent les papes et les rois en vue de rendre attrayante et profitable la poursuite de l’hérésie.

Le roi Roger, qui occupa le trône des Deux-Siciles pendant la première moitié du XIIe siècle, semble avoir été le premier à appliquer la loi romaine en décrétant la confiscation contre tous ceux qui apostasieraient de la foi catholique, — qu’ils devinssent grecs, mahométans ou juifs. Mais l’Église ne peut échapper à la responsabilité d’avoir introduit cette peine dans toutes les législations de l’Europe comme châtiment de crimes d’opinion. Le grand concile de Tours, tenu par Alexandre III en 1163, ordonna à tous les princes séculiers de jeter en prison les hérétiques et de confisquer leurs biens. Lucius III, dans sa décrétale de Vérone en 1184, essaya d’obtenir pour l’Église le bénéfice des confiscations dont il menaçait une fois de plus les hérétiques. Un des premiers actes d’Innocent III, en sa double qualité de prince temporel et de chef de l’Église, fut d’adresser à ses sujets de Viterbe une décrétale où figure le passage suivant :

 

« Dans les territoires sujets à notre juridiction temporelle, nous ordonnons que les biens des hérétiques soient confisqués ; dans les autres pays, nous ordonnons que la même mesure soit exécutée par les princes temporels, sous peine des censures ecclésiastiques. Les liions des hérétiques qui renoncent à l’hérésie ne leur seront pas rendus, à moins qu’il ne plaise à quelqu’un d’avoir pitié d’eux. Car de même que, suivant la loi, les coupables de majesté sont punis de mort et que l’on confisque leurs biens, la vie seule étant laissée par grâce à leurs enfants, de même, et à plus forte raison, ceux qui s’écartent de la foi et offensent le Fils de Dieu doivent être retranchés du Christ et privés de leurs biens, puisque c’est un bien plus grand crime d’attenter à la majesté spirituelle qu’à la majesté temporelle[1]. »

Cette décrétale, qui fut incorporée dans le droit-canon, est très importante, car elle résume toute la doctrine <le l’Église au sujet châtiment des hérétiques. A l’imitation de la loi romaine de lèse-majesté, las biens de l’hérétique étaient censés perdus pour lui du moment on il commettait un acte d’hérésie. S’il se rétractait, on ne pouvait les lui rendre qu’à titre gracieux. Quand les tribunaux ecclésiastiques déclaraient qu’il était, ou qu'il avait été un hérétique, la confiscation s’opérait, pour ainsi dire, d’elle-même ; l’acte de saisie des biens incombait au pouvoir séculier c’est de lui seul qu'il dépendait d’épargner la fortune du coupable, par une mesure de clémence qui équivalait à un don. bien de ce qui précède ne doit être oublié si l’on veut comprendre exactement certains détails qui ont souvent été mal interprétés.

La décrétale d’Innocent témoigne, en outre, de ce fait qu’au début de la lutte contre l'hérésie la principale difficulté rencontrée par l’Église en matière de confiscations consistait à persuader qu’à forcer les puissances temporelles de faire leur devoir ° n’s’emparant des biens des hérétiques. Ce fut là une des principales offenses que Raymond Vide Toulouse expia si durement, comme le lui expliquait Innocent en 1210. Son fils sut échapper a ce reproche. Dans ses statuts de 1231, en accord avec l’ordonnance de Louis VIII en 1220 et de Louis IX en 1229, il prononça la confiscation non seulement contre les hérétiques, niais contre tous ceux qui, d’une manière quelconque, favorisaient les hérétiques et refusaient d’aider à leur capture ; toutefois, sa politique ne fut pas toujours d’accord avec sa législation et il fut plus d’une fois nécessaire de stimuler son zèle. Plus tard, lorsque tout danger de résistance par les armes eut disparu, les princes se montrèrent, en général, très zélés à accroître leurs maigres revenus par des confiscations ; et la législation de l'Europe entière consacra le principe de la spolia' lion des hérétiques. Cependant l’Église éprouvait le besoin di stimuler parfois le zèle des spoliateurs et de répéter, à l’adresse de l’indulgence ou de la négligence, ses injonctions et ses menaces habituelles[2].

Les relations entre l’Inquisition et les biens confisqués varièrent suivant les époques et les pays. En France, le principe dérivé de la loi romaine était généralement reconnu ; le titre de propriété revenait au fisc sitôt le crime accompli. L’inquisiteur n’y avait donc rien à voir. Il constatait simplement la culpabilité de l’accusé et laissait à l'État le soin d’agir en conséquence. Ainsi Gui Foucoix traite la question des confiscations comme tout à fait en dehors des fonctions de l’inquisiteur, qui peut tout au plus donner un conseil aux autorités séculières ou s’entremettre pour en obtenir une grâce ; il estime, du reste, que ceux-là seuls sont légalement exempts de confiscation qui se présentent spontanément et se confessent avant qu’on n’ait recueilli contre eux aucun témoignage. Conformément à ce qui précède, les sentences de l’Inquisition française ne font, en général, aucune allusion à la confiscation, bien que nous connaissions par hasard certains cas, mentionnés dans les comptes des procureurs des encours, où des domaines furent vendus au profit du fisc alors que la sentence ne spécifiait pas la forfaiture. Dans les condamnations portées contre des absents et des morts, la confiscation est parfois prononcée, comme si l’Etat, en pareil cas, avait besoin d'un avis ; mais la pratique est loin d’être constante à cet égard. Dans une sentence rendue par Guillem Arnaud et Étienne de Saint-Thibéry, le 24 novembre 1241, contre deux absents, leurs biens sont abandonnés à qui de droit. Le registre de Bernard de Caux (1240-1248) présente, d’une part, trente-deux cas de contumace où la confiscation est édictée dans la sentence et, de l’autre, neuf cas semblables où elle est omise. Une sentence de l’Inquisition de Carcassonne, du 12 décembre 1328, concernant cinq défunts qui auraient été jetés en prison s’ils avaient vécu, porte a la fin : Et consequenter buna ipsorum dicimus confiscanda, alors qu’une sentence antérieure, du 21 février 1325, concernant quatre défunts, ne se termine par aucun corollaire semblable.

En fait et à parler strictement, on reconnaissait que l’inquisiteur n’avait pas le droit de remettre des confiscations sans l'autorisation du fisc ; l’usage de faire grâce à ceux qui se présentaient spontanément et se confessaient était fondé sur une concession accordée à cet effet en 1235 par Raymond de Toulouse à l'Inquisition de Languedoc. Aussitôt qu’un individu suspect d’hérésie était cité ou arrêté, les fonctionnaires séculiers séquestraient ses biens et notifiaient celte mesure à ses débiteurs. Sans doute, quand la condamnation s'était produite, l’inquisiteur en donnait avis à qui de droit ; mais, en général, il ne semble pas qu’on ait tenu note de ces avis dans les archives du Saint-Office, bien qu’un manuel d’époque ancienne spécifie, parmi les devoirs de l’inquisiteur, celui de veiller à ce que la confiscation soit opérée. Plus tard, en 1328, dans le procès- verbal d’une réunion d’experts tenue à Ramiers, on mentionne la présence d’Arnaud Assalit, procureur royal des encours à Carcassonne ; cola donne à supposer qu’à cette date le fonctionnaire en question avait pris l’habitude d’assister aux délibérations, afin d'être rapidement informé des sentences qui devaient motiver son intervention[3].

En Italie, il se passa bien du temps avant qu’une règle fixe pût être adoptée à cet égard. Une bulle d’Innocent IV, en 1252, prescrit aux autorités de la Lombardie, du Trévisan et de la Romagne de confisquer les biens de tous ceux qui sont excommuniés en qualité d’hérétiques, d’auxiliaires ou de fauteurs d’hérétiques, reconnaissant ainsi que la confiscation était de la compétence du pouvoir séculier. Mais bientôt la papauté réussit à obtenir une part des dépouilles, même en dehors des Etals de l’Eglise, comme le montrent les bulles Ad extirpanda d’Innocent IV et d’Alexandre IV, et désormais l’Inquisition eut un intérêt direct dans les spoliations. Aussi l’indifférence des tribunaux français ne trouva-t-elle guère d’imitateurs au-delà des monts. Dans la pratique, il y eut des variations nombreuses. Zanghino nous apprend qu’autrefois les confiscations étaient prononcées dans les Etats de l’Église par les juges ecclésiastiques et ailleurs par le pouvoir séculier, mais que, de son temps (vers 1320), cette matière relevait, dans toute l'Italie, de la juridiction des cours épiscopales et inquisitoriales, sans que les autorités séculières eussent rien à y voir. Il ajoute que la confiscation est prescrite par la loi dans le cas d’hérésie et que l'inquisiteur n’a pas le droit de la remettre, sinon dans les cas de convertis volontaires et avec le consentement de l’évêque. Toutefois, bien que le crime entraîne ipso facto la confiscation, elle ne devient exécutoire qu’à la suite d’une sentence à cet effet. C’est pourquoi, dans les condamnations émanant de l’Inquisition italienne, la confiscation était formellement prescrite et les autorités séculières étaient avisées de ne point intervenir à moins d’en être priées.

De bonne heure, dans certaines villes, les inquisiteurs italiens eurent la prétention non seulement de prescrire, mais de contrôler les confiscations. Vers 1245, l’inquisiteur florentin Ruggieri Calcagni condamne comme relaps un Cathare nommé Diotainti et lui inflige une amende de cent lires. Ruggieri accuse réception de celle somme, qui doit être versée au pape ou employée à la propagation de la foi ; en même temps il concède le reste des liions de l’hérétique à sa femme Jacoba, affirmant ainsi qu’il se considère comme le propriétaire de toute la fortune de Diotainti. Toutefois, cette conception ne prévalut point, car, en 1283, nous trouvons une sentence du podestat de Florence, aux termes de laquelle l'inquisiteur Fra Salomone da Lucca avait donné avis que la veuve Ruvinosa, récemment défunte, était morte en état d'hérésie et que ses biens devaient être confisqués ; sur quoi le podestat ordonne que ces biens soient saisis et vendus, pour que le produit en soit réparti conformément aux constitutions pontificales. Avec le temps, cependant, les inquisiteurs devinrent entièrement maîtres du produit des confiscations. En 1327, les autorités municipales de Florence remettent aux Dominicains une maison confisquée et l’acte spécifie que cette remise a lieu avec l’assentiment de l’inquisiteur. Même à Naples, nous voyons le roi Robert, en 1321, prescrire aux inquisiteurs de payer cinquante onces d’or, sur la part des confiscations qui lui revenait, au prieur de l’église de San Domenico de Naples, afin de contribuer à son achèvement.

En Allemagne, la diète île Worms (1321) atteste la confusion qui existait dans l’esprit féodal entre l'hérésie et la trahison, en autorisant que les terres allodiales et la propriété personnelle du condamné passent à ses héritiers, tandis que les fiefs étaient confisqués au profit du suzerain. S’il était serf, ses biens étaient dévolus à son maître ; mais on déduisait du montant les frais de l’exécution du propriétaire sur le bûcher et les droits de justice du seigneur-justicier. Deux ans plus tard, en 1233, le concile de Mayence protesta contre l’injustice (de bonne heure apparente en Allemagne comme ailleurs) qui consistait à considérer tout accusé comme coupable et à traiter ses biens comme ceux d’un condamné. Il prescrivit que les biens des accusés restassent indemnes jusqu’au jugement, menaçant d'excommunication quiconque, dans l’intervalle, se permettrait de s’en emparer ou de les aliéner. Pourtant, lorsque l’empereur Charles IV essaya d'introduire l’Inquisition en Allemagne (1369), il adopta l'usage italien et ordonna qu’un tiers des biens confisqués fut remis aux inquisiteurs.

Il est impossible de définir exactement le degré de criminalité qui entraînait la confiscation. Même dans les États où l'inquisiteur n’avait nominalement aucune part à celte mesure, le pouvoir souverain dont il disposait à l’égard de l’accusé le rendait, dans la pratique, maître de sa fortune et la notification qu’il faisait de la sentence aux autorités séculières équivalait à une décision sans appel. Il est probable que les usages varièrent avec les époques et le tempérament des divers inquisiteurs. Nous avons vu qu’Innocent III prescrivait la confiscation dans tous les cas d’hérésie ; mais il n’était pas facile de déterminer exactement ce qui constituait l’hérésie. Les statuts de Raymond prévoyaient la confiscation non seulement pour les hérétiques, mais pour les fauteurs de l’hérésie. Le concile de Béziers, en 1233, demanda qu’elle fût appliquée aux dépens des convertis réconciliés qui n’étaient pas condamnés à porter des croix ; ceux de Béziers, en 1210, et d'Albi, en 1231, l’ordonnèrent dans le cas de tous ceux à qui les inquisiteurs infligeaient la pénitence de la prison. Toutefois, dans une sentence du 19 février 1237, par laquelle les inquisiteurs de Toulouse condamnent vingt a trente pénitents à la prison perpétuelle, il y a seulement menace de confiscation pour le cas où les condamnés ne s’acquitteraient pas de leur pénitence. Finalement, les légistes s’accordèrent à considérer l’emprisonnement comme la condition suffisante de la confiscation.

Saint-Louis alla même plus loin. Lorsque, en 1259, il atténua son ordonnance de 1229, il prescrivit la confiscation non seulement pour ceux qui étaient condamnés à la prison, mais pour ceux qui refusaient d’obéir aux citations, pour les contumaces, pour ceux dans les maisons desquels on trouvait des hérétiques ; ses fonctionnaires étaient requis de s'assurer auprès des inquisiteurs, avant le jugement, si l’accusé méritait la prison, et, dans l’affirmative, de saisir ses biens. Le saint roi décida ensuite que les héritiers seraient remis en possession de leurs biens, lorsque l’hérétique aurait offert de se convertir avant d’avoir été atteint par la citation, ou lorsqu’il serait entré dans un Ordre religieux et y serait mort pieusement. Ces réserves, qui parurent l’effet d’une haute clémence, attestent combien la confiscation était universellement pratiquée et avec quelle impitoyable rigueur on avait admis le principe qu’un seul acte d’hérésie supprimait tout droit de propriété. En fait, même à la fin du XVe siècle, c’était une règle reçue que la confiscation avait lieu de plein droit, tandis que la remise de ses biens à un pénitent réconcilié était une mesure gracieuse qui exigeait une expresse déclaration.

Donc, en mettant les choses au mieux, l'emprisonnement d’un converti réconcilié entraînait la confiscation de ses biens, et comme la prison perpétuelle était la pénitence ordinaire, la confiscation était générale. Il se peut, toutefois, qu’il y ait eu des exceptions. Les dix prisonniers mis en liberté par Innocent IV, en 1218, étaient depuis assez longtemps en prison — quelques-uns depuis quatre uns et davantage ; et cependant, les larges donations pour la Terre Sainte qui achetèrent leur grâce montrent qu’eux ou leurs amis devaient, encore disposer de ressources importantes, à moins que les fonds en question n’aient été obtenus par une hypothèque sur leurs biens à recouvrer. De même, quand Alaman de Roaix fut condamné à la prison par Bernard de Caux, en 1218, la sentence prescrivait le payement d'une annuité à une personne désignée et d’une indemnité pour les rapines dont il s'était rendu coupable ; c’est donc, apparemment, qu’il lui restait quelques biens. Mais comme il avait été, pendant dix ans, en Cuite et à l’état de contumace, on doit admettre que ces sommes furent perçues sur ses biens qui avaient été confisqués par l’État.

De telles exceptions, plus apparentes que réelles, peuvent être expliquées et l’ensemble île la procédure inquisitoriale n’en indique pas moins nettement que l’emprisonnement e ! la confiscation étaient inséparables. Parfois môme, dans les sentences concernant les morts, il est dit qu’ils sont jugés dignes de la prison, à la seule fin de priver leurs héritiers de leur succession. A une époque postérieure, il est vrai, Eymerich, qui expédie brièvement ces questions comme si elles ne concernaient pas l’inquisiteur, s’exprime de manière à faire croire que la confiscation avait lieu seulement lorsqu'un hérétique ne se repentait pas et ne se rétractait pas avant le jugement ; mais Pegna, le commentateur d’Eymerich, prouve aisément que c’est là une erreur. Zanghino considère comme établi que l’hérésie entraine la perte des biens, et il ajoute que des pénitences pécuniaires ne peuvent pas être imposées parce que le condamné est privé de toute sa fortune, bien qu’on puisse user d’indulgence à cet égard avec l’assentiment de l’évêque et que la simple suspicion d’hérésie ne doive pas être suivie de confiscation.

Dans le premier élan de zèle des persécuteurs, la confiscation n’épargna rien. Mais, eu 1257, Grégoire IX admit que les dots des femmes catholiques devaient rester indemnes eu certains cas, et, en 1217, Innocent IV établit la règle que les dots devaient être rendues aux femmes et ne devaient pas être comprises dans des confiscations ultérieures, bien que l'hérésie ne justifiât point le divorce. Saint-Louis admit cette règle en 1258- Toutefois, elle ôtait sujette à de graves limitations, car, d’après le droit canonique, la femme ne pouvait rien réclamer si, au moment de son mariage, elle avait eu connaissance de l’hérésie de son mari et même, d’après quelques auteurs, si elle avait vécu avec lui après l’avoir reconnue, ou même, enfin, si elle avait manqué d'informer qui de droit dans les quarante jours après sa découverte. Comme, d’ailleurs, les enfants étaient incapables d’hériter, la femme d’un hérétique ne gardait la dot que sa vie durant, après quoi elle faisait retour au fisc.

Bien que la confiscation fût, en principe, l'affaire de l’État, la répartition des dépouilles n’obéissait pas à une règle invariable. Avant l’organisation de l’Inquisition, lorsque les Vaudois de Strasbourg furent brûlés, on nous apprend que leurs biens furent également divisés entre l'Église et les autorités séculières. Lucius III, comme nous, l’avons vu, essaya d’assurer à l’Église le bénéfice exclusif des confiscations. Dans les États de l’Église, ce monopole allait de soi et Innocent IV, dans sa bulle Ad extirpanda de 1232, montra du désintéressement en consacrant tout le butin de la spoliation à l’encouragement des persécutions ultérieures. Un tiers était remis aux autorités locales, un tiers aux fonctionnaires de l’Inquisition, le reste à l’évêque et à l’inquisiteur, qui ne devaient l’employer qu’à la recherche des hérétiques. Ces dispositions furent maintenues, dans les rédactions postérieures de la même bulle, par Alexandre IV et Clément IV. Les cautions abandonnées revenaient tout entières à l’inquisiteur. Mais on en vint bientôt à croire que le règlement qui précède s’appliquait seulement aux Étals indépendants de l’Italie, car, en 1260, nous voyons Alexandre IV ordonner aux inquisiteurs de Borne et de Spolète de vendre les biens confisqués sur les hérétiques et d’en remettre le produit au pape lui-même ; l'année suivante, en 1261, Urbain IV reçoit trois cent vingt livres comme produit de confiscations faites à Spolète.

A la longue, l'usage s’établit, tant dans les Etats de l'Eglise que dans le reste de l’Italie, de répartir les produits des confiscations entre la commune, l’Inquisition et la Chambre pontificale ; les évêques, au dire de Benoit XI, s’appropriaient la part qui leur était remise en vue de la poursuite des hérésies et participaient ainsi, quoique indirectement, à la spoliation. Un document florentin de 1283 montre que ce système était reçu à cette époque et d’autres actes datant du demi-siècle qui suivit attestent que la République avait accoutumé de désigner des mandataires pour saisir, en son nom, les biens confisqués. En 1310, la ville de Florence fit don delà part qui devait lui revenir pendant dix ans pour la construction de l’église de Santa Reparata. Les sommes ainsi perçues devaient être considérables ; en 1299, les inquisiteurs représentent il la République que le Saint 5U Office a besoin d’argent pour payer ses fonctionnaires et demandent la permission de placer en biens-fonds les sommes qui reviennent à l’Inquisition, afin d’assurer l’avenir de l’œuvre. Leur requête fut admise jusqu’à concurrence de mille livres, avec la réserve qu’il ne serait pas touché à la part de la ville. Cette précaution témoigne de peu de confiance en l’intégrité des inquisiteurs et l’on a des raisons de croire que la méfiance A leur égard était justifiée. A cette époque, les vendeurs s’étaient bel et bien emparés du temple et il leur était devenu à peu près impossible de rester honnêtes alors que la persécution s’était transformée, comme nous l’avons vu au dernier chapitre, en une fructueuse spéculation. Un Franciscain ami de la vérité, Alvaro Pelayo, évêque de Silva, écrivant vers 1335, reprochait amèrement à ceux de ses frères qui faisaient fonctions d’inquisiteurs les abus dont ils se rendaient coupables avec les fonds attribués au Saint Office. U déclarait que la division du fruit, prescrite par le pape, n’était généralement pas observée ; les inquisiteurs s’emparaient de tout, dépensaient le fruit des confiscations dans leur intérêt personnel ou en faisaient don à leurs proches.

Le hasard a conservé, dans les archives de Florence, quelques documents qui confirment celte accusation. Il semble qu’en 1343 Clément VI obtint la preuve que les inquisiteurs de Florence et de Lucques fraudaient la Chambre pontificale du tiers des amendes et des confiscations qui lui revenait ; en conséquence. il envoya à Pietro di Vitale, primicerio de Lucques, l’ordre de recouvrer les sommes arriérées et de poursuivre les fraudeurs. La suite de l’affaire nous échappe, mais la Chambre ec parait pas en avoir tiré grand profit. En remplacement d’un des voleurs, Pietro di Aquila, Franciscain très considéré, fut nommé <V Florence ; au bout de deux ans, il avait si bien adopté les mœurs de son métier qu’il était obligé de prendre la fuite, objet d’une poursuite du primicerio et d'une autre de la République, qui l’accusaient d’extorsion de fonds.

A Naples, sous les Angevins, lors du premier établissement de l’Inquisition, Charles d’Anjou s’assura le monopole des confiscations avec la môme rapacité que les rois de France. Dès le mois de mars 1270, il écrit à ses agents dans le Principato Ultra qu’on a récemment brûlé à Bénévent trois hérétiques, dont il y a lieu d'examiner et d’inventorier les biens. Toutefois, en 1290. Charles II ordonna que les amendes et confiscations fussent divisées en trois parts, l’une pour le fisc royal, la seconde pour la propagation de la foi, la troisième pour l'Inquisition. Exception était faite pour les domaines féodaux, qui devaient revenir à la couronne ou à leur suzerain immédiat.

A Venise, la convention de 1289 entre la Seigneurie et Nicolas IV, par laquelle la République autorisait d’introduire l’Inquisition, stipulait que (ouïes les recettes du Saint-Office seraient dévolues à l’Étal ; ‘il semble que cette disposition ait été observée. Au Piémont, les confiscations furent partagées entre l’Etat et l’Inquisition jusqu’à ce que, dans la dernière moitié du \v siècle, Amédée IX revendiquât le tout pour le fisc, n’accordant au Saint-Office que le remboursement des frais de la procédure.

Dans les autres États italiens, la Curie pontificale trouva bientôt que sa part était insuffisante, «lès qu'il ne fut pl" s’nécessaire d’acheter, par l’abandon d’un tiers des dépouilles, la coopération du pouvoir civil. Les jurisconsultes ne sont pas d’accord sur l’époque où ce changement s’opéra : mais il est certain que dans le premier quart du \iv° siècle l’Église réussit ù accaparer le produit entier des confiscations, qui était divisé également entre l’Inquisition et la Chambre pontificale. La rapacité avec laquelle cette source de revenus fut exploitée parait clairement dans un épisode qui se produisit à Pise en 1304. L’Inquisiteur Angelo da Reggio avait condamné la mémoire d’un citoyen défunt, Loterio Bonamici, et confisqué ses biens, dont une partie fut donnée par lui et une autre vendue à des prix que la Curie pontificale estima insuffisants. Là- dessus, Benoit XI ordonna à l’évêque d’Ostie de ne pas punir l’inquisiteur, mais de faire librement usage îles censures ecclésiastiques en recherchant les détenteurs des biens vendus pour les leur reprendre. Enfin, en 1438, Eugène IV restitua généreusement aux évêques la part revenant à la Chambre pontificale, afin de stimuler leur zèle contre les hérétiques. Là où l’évêque était aussi seigneur temporel, les confiscations devaient être 513 réparties également entre l’Inquisition et lui. Toutefois, Bernardo di Como, écrivant vers 1300, affirme que tout le produit des confiscations appartient de droit à l’inquisiteur, qui peut en disposer à sa guise ; mais il admet ensuite que la question est confuse et incertaine, vu les contradictions des décisions pontificales et de la jurisprudence dans les différents pays[4].

En Espagne, on admit la règle que, si l'hérétique était un clerc ou un vassal laïque de l’Église, c’est l’Église qui gardait les biens confisqués ; autrement, ils revenaient au seigneur temporel.

Cette ardeur à spolier les malheureuses victimes de la persécution est particulièrement odieuse quand l’Église en donne l’exemple, et cet exemple peut, dans une certaine mesure, excuser les États qui agirent de même là où ils disposaient d’une autorité suffisante. Les menaces de coercition, d’abord nécessaires pour stimuler les princes temporels à confisquer les biens de leurs sujets hérétiques, devinrent bientôt superflues ; ce fut une véritable curée, et jamais le désir des hommes de tirer profit du malheur de leurs semblables ne se montra sous un jour plus affligeant,

En Languedoc, l’Inquisition s’efforça d’abord de s’approprier le produit des confiscations afin de les faire servir à la construction et à l’entretien des prisons ; mais elle n’y réussit point. Dans le système féodal, les confiscations devaient revenir au seigneur haut-justicier. La rapide extension de la juridiction royale en France, pendant la seconde moitié du XIIIe siècle, finit par faire du roi le bénéficiaire presque exclusif des biens confisqués. Au début, cependant, il y eut des querelles sur les dépouilles. Après le traité de Paris (1229), Saint-Louis, en accordant des fiefs dans les territoires récemment acquis par la Couronne, semble avoir voulu trancher la question en se réservant les confiscations pour cause d’hérésie. On vit bientôt qu’il avait été heureusement inspiré. Les maréchaux de Mirepoix, membres d’une famille d'aventuriers qui avaient suivi Montfort, réclamèrent les biens meubles de tous les hérétiques pris sur leurs domaines, même si ces biens se trouvaient sur le domaine du roi ; leur demande lut rejetée, en 1209, par le Parlement de Paris. Les évêques réclamèrent tous les biens des hérétiques qui vivaient sous leur juridiction et, au concile de Lille (Comtat Venaissin), en 1251, ils menacèrent d’excommunication quiconque les leur disputerait. Le peu de fondement de celte prétention parait dans un arrangement conclu en décembre 1229, sous les auspices du légat Romano, entre l’évêque de Béziers et le roi : le droit du roi sur les biens confisqués y est reconnu comme incontestable et l’évêque stipule seulement qu’au cas où ces biens seraient des fiefs et où le roi les concéderait à nouveau, ils seraient soumis aux droits seigneuriaux de l’évêque ; si, par contre, le roi les gardait, l’évêque devait recevoir quelques compensations pour ses droits de suzeraineté. Ceci témoigne d’un grief, à tout prendre, légitime, car lorsque des fiefs d’hérétiques étaient acquis par la Couronne, les évêques suzerains se trouvaient lésés par suite de leur zèle a poursuivre l'hérésie.

Diverses tentatives furent faites pour mettre les intérêts d’accord, dans cette question sans cesse renaissante des biens confisqués. Par une transaction datant de 1251, le roi avait pris l’engagement de se dessaisir de tous les biens confisqués ù son profit dans le délai d’un an et un jour. Le concile de Béziers, en 1210. adopta un canon à cet effet, mais il n’en fui pas tenu compte et enfin, vers 1255, Saint-Louis accepta un compromis, aux termes duquel tous les territoires soumis aux évêques et confisqués devaient être divisés en deux parties égales, les évêques ayant le droit de racheter, dans le délai de deux mois, la part royale, à un prix fixé par des arbitres ; si ce droit n’était pas exercé, le roi était tenu, dans le délai d’un an et un jour, de céder ces territoires à une personne de condition analogue à celle du possesseur précédent et tenue aux mêmes redevances : mais on convint que tous les biens meubles appartiendraient à la Couronne. Une telle convention ne pouvait qu’accroître rapidement les biens temporels dépendant des évêchés. Nous avons vu que les évêques de Toulouse, antérieurement aux Croisades, vivaient dans un état de pauvreté apostolique ; au cours du siècle suivant, le pays tout entier s'appauvrit, les villes souffrirent cruellement et cependant, en 1317, lorsque Jean XXII découpa six nouveaux évêchés dans le diocèse de Toulouse, il donna comme motif l’énormité des revenus de l’évêque, qui s’élevaient à 40,000 livres tournois par an, alors que le diocèse avait déjà été privé de près de la moitié de son territoire par Boniface VIII lors de la formation du diocèse de Pamiers ![5]

Les évêques d’Albi se montrèrent particulièrement actifs et entendus dans ces saturnales du pillage. Profilant de la confusion créée par la guerre, ils usurpèrent différents droits, y compris ceux de haute justice et de confiscation, ce qui les entraîna à des disputes, qui durèrent trente ans, avec les représentants de la Couronne. Ils firent preuve d’un zèle extraordinaire dans la poursuite des hérétiques, qui leur semblait fructueuse autant qu’utile à la foi. En 1247, l’évêque Bertrand obtint d’Innocent IV des pouvoirs inquisitoriaux particuliers, sans doute pour appuyer ses revendications temporelles, et Tannée suivante il fit de brillantes affaires en vendant à des condamnés et à des hérétiques repentis des commutations de peine. Ce commerce était d’un bon rapport, mais il était irrégulier ; on le vil en 1253, lorsqu’Alphonse de Poitiers, essayant de s’enrichir par la même méthode, fut arrêté net par T archevêque de Narbonne et l’évêque de Toulouse, qui déclarèrent que ces abus scandalisaient les fidèles et menaçaient de détruire la religion, Enfin, pour en finir avec les réclamations de l’évêque touchant les biens confisqués, Saint-Louis, au mois de décembre 1264, passa une convention avec Bernard de Combret, titulaire du siège d’Albi, qui fut aussitôt confirmée par Urbain IV. Le prélat devait percevoir la moitié des biens confisqués dans son diocèse ; la part du roi en biens-fonds revenait à l’évêque si elle n'avait pas été aliénée dans le délai d’un an et devenait sa propriété absolue si elle n’avait pas clé vendue dans le délai de trois ans. C’est pourquoi, dans les comptes des procureurs royaux des encours à Carcassonne, nous voyons toujours les confiscations en Albi partagées entre l’évêque et le roi. Bien que la part de l’évêque en argent comptant ne se soit élevée qu’à 160 livres entre la Saint-Jean de 1322 et celle de 1323, il y eut des années où les sommes perçues de ce chef furent bien plus considérables. Vers 1300, l’évêque Bernard de Castanet abandonna généreusement à l’église dominicaine d'Albi sa part des domaines de deux citoyens, Guillem Aymeric et Jean de Castanet, condamnés après leur mort ; celle part dépassait un millier de livres. Comme on se le figure aisément, les arrangements conclus avec la Couronne donnèrent naissance à de nombreux conflits. Vainement Philippe-le-Bel, en 1307, insista sur le respect des conventions et sur la restitution des biens détournés. En 1316, nous voyons l’évêque d'Albi réclamer des propriétés qui n’avaient pas été vendues dans le délai de trois ans, à quoi Arnaud Assalit, le procureur, répondait qu’il avait été empêché de procéder aux ventes par des causes justes et légitimes ; enfin, le sénéchal, Aymeric de Croso, décida que les empêchements avaient bien eu ce caractère et que les droits de la Couronne restaient intacts.

Ces questions n’étaient pas les seules auxquelles donnaient naissance ces spoliations collectives qui fournissaient une ample matière aux avocats. Un procès intenté par les évêques de Rodez, pour certaines terres confisquées à des hérétiques et possédées par la Couronne, se prolongea pendant trente ans et arriva enfin au Parlement de Paris, qui annula simplement toute la procédure par la raison que ceux qui avaient, soutenu tes droits de la Couronne n’étaient pas investis de l’autorité nécessaire. Une au Ire affaire entre le roi et Eléanor de Mont- fort, comtesse de Vendôme, touchant les biens de Jean Baudier et de Raymond Calverie, fut presque aussi longue et aussi confuse. La confiscation datait de 1300 : en 1327, le procès suivait encore son cours ; il devait se terminer par un compromis en 1333.

Tous les prélats n’étaient pas aussi rapaces que ceux d’Albi, dont l’un se plaint encore, en 1328, des ruses employées par ses victimes pour réserver à leurs familles un morceau de pain ; mais les princes et leurs représentants étaient sans pitié quand il y avait quelque chose à prendre. J’ai déjà dit qu’aussitôt qu’un suspect était cité devant l’Inquisition, ses biens étaient mis sous séquestre, avis était donné à ses débiteurs qu’ils eussent à verser au roi toutes les sommes dues par eux. Charles d’Anjou introduisit cette pratique à Naples, où un ordre royal d’arrêter soixante-neuf hérétiques, en 1269, prescrit également de saisir leurs biens, qui doivent être acquis au roi. Les fonctionnaires étaient d’avance si convaincus que le procès se terminerait par une condamnation, qu’ils n’en attendaient souvent pas l’issue, mais opéraient la confiscation dès l’abord. Cet abus datait de l’origine même de l’Inquisition. En 1327, Grégoire IX s’en plaignit et l’interdit, mais en vain ; en 1246, le concile de Béziers le condamna de nouveau, réserve faite du cas où l’inculpé avait sciemment « adhéré » à des gens connus pour être hérétiques. Lorsque, en 1239, Saint-Louis atténua les rigueurs de la confiscation, il prohiba indirectement la saisie précipitée en ordonnant à ses fonctionnaires, toutes les fois qu’un accusé n’était pas condamné à la prison, de l’admettre, lui ou ses héritiers, à réclamer les biens séquestrés ; mais s’il y avait suspicion d’hérésie, ces biens ne devaient pas être rendus sans une caution garantissant qu’ils seraient acquis à l’Étal au cas où, dans le délai de cinq ans, la preuve de l’hérésie viendrait à être faite ; pendant ce laps de temps, ils ne pouvaient pas être aliénés. Cependant les confiscations préventives continuèrent à être opérées, si bien que Boni face VIII crut devoir insérer dans le droit canonique une nouvelle prohibition de ce vol. Mais cela -même ne suffit pas ! L’Inquisition avait tellement répandu l’idée que tout accusé était coupable, qu’une fois dans ses mains on ne pouvait en échapper, que les fonctionnaires sc croyaient à l’abri de tout péril en agissant sur une simple présomption.

Nous connaissons, par différentes sources, un cas de celle espèce, qui est sans doute le type de beaucoup d’autres. Lors dos persécutions d’Albi, en 1300, un certain Jean Baudier fut interrogé d’abord le 20 janvier ; il n’avoua rien. Entendu une seconde fois, le 5 février, il confessa des actes d’hérésie et fut condamné le 7 mars. Mais ses biens confisqués avaient été vendus dès le 29 janvier, non seulement avant le jugement, mais avant les aveux de l’accusé. Guillem Garric, accusé de complicité dans le complot ourdi pour détruire les registres de l’Inquisition à Carcassonne (1284), ne fut condamné qu’en 1319 ; mais, dès 1301, le comte de Foix et les officiers royaux sc disputent la possession de son château confisqué de Monteirat.

Un rapport de Jean d’Arsis, sénéchal de Rouergue, à Alphonse de Poitiers (vers 1233) témoigne éloquemment de la rapacité féroce avec laquelle celle procédure de spoliation était conduite. L’évêque de Rodez menait une vigoureuse campagne contre les hérétiques et avait remis au bras séculier, à Najac, un certain Hugues l’araire, que le sénéchal fit immédiatement brûler vif ; ses biens confisqués se montaient à plus de mille livres tournois. Mais d’Arsis, apprenant que l’évêque avait cité à Rodez six autres citoyens de Najac, s’empressa de se rendre dans la ville épiscopale pour s’assurer que les droits de son maître ne seraient pas lésés. L’évêque lui dit que ces six individus étaient des hérétiques et qu'il ferait gagner au comte cent mille sols par la confiscation de leurs biens ; mais, d’accord avec ses assesseurs, il priait le sénéchal île permettre qu’une partie de celte fortune restât aux enfants des accusés. Refus du loyal serviteur. Là-dessus, l’évêque, mal conseillé et au mépris des droits du comte, s’efforça d’éviter la confiscation en condamnant les hérétiques à quelques pénitences légères. Le sénéchal pratiqua sans tarder la saisie des biens, après quoi il en abandonna quelques miettes aux pénitents et à leurs enfants, ce qui ne l’empêchait pas, écrivit-il. d’avoir encaissé environ mille livres ; il termine en conseillant au comte, s’il veut éviter (l’être trompé, de désigner quelqu’un pour surveiller la suite des opérations de l’évêque. D'autre part, les évêques se plaignaient que les officiers d’Alphonse permissent aux hérétiques, moyennant finances, de garder une partie de leurs biens et condamnassent au bûcher des malheureux qui ne le méritaient pas, afin de pouvoir s'emparer de leur avoir. Ces infâmes abus devinrent tellement intolérables qu’en 1251 les officiers d’Alphonse, y compris Gui Foucoix, essayèrent d’y porter remède en publiant un règlement général ; mais il était bien difficile de faire disparaître ces scandales, conséquences naturelles de l’institution. Alphonse, malgré sa cupidité, consentait à partager ses rapines avec ceux grâce auxquels il les exerçait ; nous connaissons plusieurs exemples de ses libéralités, dont le désintéressement est d'ailleurs douteux. En 12(18, il attribue à l'Inquisition un revenu de cent livres par an sur les biens confisqués d’un hérétique ; en 1270, il autorise la construction d'une chapelle, sur des fonds de provenance analogue.

Naturellement, les spoliateurs niellaient un zèle extraordinaire à rechercher partout la matière à confiscation. Le registre des confiscations, opérées de 1302 à 1313 par les procureurs des encours de Carcassonne, nous est parvenu en manuscrit ; nous y voyons avec quel soin on recouvrait les créances des condamnés, même s’il ne s’agissait que de quelques sous. Dans le cas d'un prisonnier opulent, Guillem de Fenasse, il fallut huit à dix ans pour réaliser (oui l'actif, y compris 859 créances dont les plus faibles montaient à cinq deniers. En revanche, il n’est jamais question du payement des dettes de l'accusé ; on appliquait ainsi le principe en vertu duquel un hérétique ne pouvait pas s’engager valablement et l’on spoliait sans pudeur ses créanciers. Les nobles affirmèrent leur droit de réclamer pour eux toute somme due par un de leurs vassaux à un hérétique- mais Philippe de Valois, en 1329, décida que lorsque les dettes étaient payables au domicile de l’hérétique, le montant en reviendrait au fisc royal, sans considération de la vassalité du débiteur. Un autre exemple de l’exécrable avidité des spoliateurs est fourni par un procès qui fut jugé par le Parlement de Paris en 1302. A la mort du chevalier Guillem Prunèle et de sa femme Isabelle, la garde de leurs orphelins revenait légalement à leur plus proche parent, le chevalier Bernard de Montesquieu ; mais ce dernier avait été brûlé, quelques années auparavant, pour hérésie, et ses biens avaient été confisqués. Le sénéchal de Carcassonne prétendit que la fortune des orphelins constituait un acquêt posthume de Bernard, et, en conséquence, il la saisit. Mais un neveu, autre Bernard de Montesquieu, attaqua cette décision et réussit à la faire annuler.

Les propriétés aliénées n’étaient pas recherchées avec moins de soin. Comme, d’après la loi romaine de majesté, la forfaiture était contemporaine du crime d’hérésie, l’hérétique était censé incapable de transmettre un litre, et toute vente, toute donation faites par lui étaient milles, alors môme que l’objet aliéné avait passé dans la suite par plusieurs mains. Le détenteur devait le remettre sans indemnité, û moins que le prix môme de la transaction ne se trouvât dans les biens de l’hérétique. En 1272, Charles d’Anjou écrivit de Naples à son viguier et à son sous-viguier à Marseille pour les informer qu’une certaine Maria Roberta, avant d’être condamnée à la prison pour hérésie, avait vendu une maison ; ils avaient ordre de la saisir, de la vendre aux enchères et de faire connaître le prix obtenu. Comme ils négligèrent d’obéir, ils furent remplacés par d’autres officiers, auxquels Charles réitéra ses ordres, en les rendant personnellement responsables de leur exécution. En même temps, il écrivit à son sénéchal pour lui prescrire de surveiller cette affaire, à laquelle il dit attacher beaucoup d’importance[6].

La cruauté de ces spoliations était encore aggravée par la manière impitoyable dont on y procédait. Aussitôt qu’un homme, avait été arrêté pour soupçon d’hérésie, ses biens étaient séquestrés et remis aux officiers publics, qui ne devaient les lui rendre que dans l’hypothèse peu vraisemblable où les preuves de sa culpabilité seraient déclarées insuffisantes. On inventoriait jusqu'à ses ustensiles domestiques, jusqu’aux provisions qu’il avait au logis. Ainsi, qu’il fût Innocent ou coupable, sa famille était jetée à la rue, réduite à mourir de faim ou à s’adresser à la charité d’autrui — charité bien précaire puisqu'on pouvait être poursuivi et condamné pour avoir témoigné de la sympathie à un hérétique. C’est dire assez l’effroyable accumulation de souffrances dont cette procédure seule a ôté la cause !

Dans ce chaos de déprédations, les exécuteurs des spoliations cherchaient, bien entendu, à se faire leur pari. En 130i, Jacques de Polignac, qui avait été pendant vingt ans garde de la geôle inquisitoriale de Carcassonne, ainsi que plusieurs officiers préposés aux confiscations, furent convaincus d’avoir détourné quantités de biens, entre autres un château, plusieurs fermes, des vignes, des vergers et des meubles, qu’ils furent condamnés à restituer au roi (3).

Il est consolant de se détourner de ces horreurs pour raconter un cas qui éveilla beaucoup d’intérêt en Flandre, à une époque où l’Inquisition était devenue si peu active dans ce pays que la pratique des confiscations était presque tombée dans l’oubli. L’évêque de Tournai et le vicaire de l’Inquisition condamnèrent à Lille un certain nombre d’hérétiques, qui furent brûlés vifs. Ils confisquèrent leurs biens, réclamant les meubles pour l’Église et pour l’inquisiteur, le reste pour le fisc. Courageusement, les, magistrats de Lille intervinrent, déclarant qu’une des franchises de leur ville stipulait qu’aucun bourgeois ne pouvait être privé à la fois de sa vie et de ses biens. Puis, au nom des enfants d’une des victimes, ils firent appel au pape. Les conseillers du suzerain, Philippe le lion de Bourgogne, réclamaient pour lui l’ensemble des biens confisqués, tandis que les ecclésiastiques prétendaient ériger en règle le retour à l’Eglise des biens meubles du condamné. Comme cette querelle où trois parties étaient intéressées menaçait d’entrainer de longs et coûteux procès, on s’accorda pour soumettre la cause au duc lui-même. Celui-ci, avec une rare sagesse, trancha le différent en 1130, aux applaudissements de tous : il décida que la sentence de confiscation était non avenue et que les biens des condamnés passeraient à leurs héritiers ; il ajouta expressément que les droits de l’Eglise, de l’Inquisition, de la ville et de l’État étaient réservés sans préjudice, dans toute occurrence analogue qu’il n’y avait pas, d’ailleurs, lieu de prévoir. Mais le duc montra moins de désintéressement en 1460, lors de la terrible persécution contre les sorciers d’Arras ; les meubles des malheureux furent réunis au trésor épiscopal et leurs biens-fonds confisqués par le fisc, malgré les réclamations de la ville, fondées sur des privilèges reconnus[7].

Non seulement ces confiscations en masse infligeaient des misères aussi cruelles qu’imméritées à des milliers de femmes ci d’enfants sans défense, réduits à la mendicité, mais elles paralysaient la vie publique et tes relations journalières à un degré qu’il est difficile de concevoir. Toute sécurité était enlevée aux transactions. Aucun créancier, aucun acquéreur ne pouvait être certain de l’orthodoxie de celui à qui il avait affaire ; plus encore que le principe de la perte du droit de propriété par le lait de l’hérésie, l’habitude de procéder contre les morts après un nombre d’années presque illimité empêchait qui que ce soit d’être sûr du lendemain, de jouir de sa fortune acquise ou de celle dont il avait hérité.

La prescription n’était établie, en théorie, contre les revendications de l’Église romaine qu’au bout d’un siècle, à compter non pas de la perpétration du crime, mais de l’époque où il avait été découvert. Bien que certains légistes estimassent que la procédure contre les défunts dût commencer dans le délai de cinq ans après leur mort, d’autres affirmaient qu’il n’y avait plus de limite, et la pratique de l’Inquisition prouve que cette dernière opinion avait prévalu. En matière ordinaire, la prescription à l’égard de l’Église s’établissait au bout de quarante ans ; mais il fallait, pour l’invoquer, que le possesseur d’un bien pût établir qu’il n’avait jamais soupçonné d’hérésie le précédent propriétaire et que ce dernier était mort avec une réputation intacte d’orthodoxie. Sinon, les titres de propriété étaient sujets à contestation[8].

Nous avons vu que les poursuites contre les défunts étaient une parodie de la justice, où la défense était impossible et la confiscation finale inévitable. Le cas de Gherardo de Florence montre à quel point les familles étaient exposées de ce chef à la ruine. Gherardo, homme riche et puissant, appartenant à l’une des maisons les plus nobles et les plus anciennes, était consul en 1218. Secrètement hérétique, il fut hérêtiqué sur son lit de mort entre 1210 et 1230. L'affaire parut oubliée jusqu’en 1313, époque où Fra Grimaldo, inquisiteur de Florence, intenta une poursuite contre sa mémoire et eut gain de cause. Dans la condamnation qui s’ensuivit étaient compris ses enfants Ugolino, Cante, Nerlo, Bertuccio, ses petits-enfants Goccia, Coppo, Fra Giovanni, Gherardo, prieur de S. Quirico, Goccino, Baldino et Marco — qui tous furent privés de leurs biens et frappés des incapacités qui pesaient sur la postérité des hérétiques. A une époque où de pareilles infamies étaient saluées comme des témoignages éclatants d’un zèle [lieux, personne ne pouvait compter sur le pain du lendemain ; pauvres et riches vivaient sous la menace d’un brigandage perpétuel[9].

Un exemple un peu différent, mais également instructif, nous est fourni par le cas de Géraud de Puy-Germer. Son père avait été condamné pour hérésie à l’époque de Raymond VII de Toulouse, qui restitua généreusement les biens confisqués. Mais vingt ans après la mort du comte, en 120S, les zélés agents d'Alphonse les saisirent comme étant encore passibles de forfaiture. Là-dessus, Géraud en appela à Alphonse, qui ordonna une enquête ; nous ignorons quel en fut le résultat. Non seulement tout ce qu’un hérétique avait aliéné était arraché aux acquéreurs, mais les dettes qu’il avait contractées, les hypothèques et obligations qu'il avait assumées étaient considérées comme nulles. Même lorsque Saint-Louis atténua la rigueur des confiscations en Languedoc, tout ce qu’il put concéder fut que les créanciers rentreraient dans les dettes contractées par les hérétiques avant leur premier acte d’hérésie ; les obligations postérieures à ce fait, le plus souvent impossible à dater avec précision, étaient de nul effet. Comme personne ne pouvait être sur de l’orthodoxie de son voisin, on conçoit à quel point les transactions les plus simples se trouvaient entravées et paralysées — et cela, à une époque où l'industrie et le commerce tendaient à reprendre essor en Europe. L’Inquisition n’a pas seulement étouffé les aspirations intellectuelles du xiii" siècle : elle en a puissamment retardé les progrès matériels. C’est cela même qui contribua, avec les horreurs de la persécution elle-même, à détruire la civilisation si pleine de promesses de la France méridionale et à transférer à l’Angleterre et aux Pays-lias, où l’Inquisition était relativement impuissante, cette primauté commerciale et industrielle qui frayait la voie à la richesse, à la puissance et à la liberté[10].

Les intelligentes cités italiennes, à l'époque de leur prospérité naissante, ne tardèrent pas à s'inquiéter du tort que l’Inquisition leur causait. A Florence, on chercha un remède en exigeant du vendeur d’un bien-fonds qu’il donnât une garantie contre la possibilité d'une confiscation inquisitoriale ; cette garantie était, en général, fournie par un tiers, qui pouvait cependant, à son tour, être dépouillé pour la même cause. C’était, en somme, 'remplacer un mal par un autre et l’on sentit vite ce qu’une pareille situation avait d’intolérable. La République s’adressa solennellement à Martin V, lui représentant les scandales qui s’étaient déjà produits et ceux qui menaçaient de se produire encore par suite des confiscations de liions d’hérétiques opérées aux mains d’acquéreurs de bonne foi. Le pape se laissa convaincre ; par une bulle spéciale du 22 novembre 1283, il ordonna aux inquisiteurs florentins de s’abstenir de pareilles confiscations à l’avenir.

Les princes qui profitaient des confiscations reconnaissaient qu’ils avaient le devoir corrélatif de supporter les dépenses de l’Inquisition ; leur intérêt personnel aurait d’ailleurs suffi à les pousser à maintenir une institution d’un si bon rapport pour leur fisc. Théoriquement, il était incontestable que les évêques devaient faire les frais de la guerre à l'hérésie ; les inquisiteurs du Languedoc essayèrent d’abord d’obtenir d’eux Ifs fonds nécessaires, demandant du moins que les pénitences pécuniaires en amendes, infligées en vue d’usages pieux, fussent consacrées à la rétribution des notaires et des commis de l’Inquisition. Mais ces efforts furent inutiles, car, comme le disait Gui Foucoix (Clément IV), les mains des évêques étaient tenaces et leurs bourses serrées. Dans l’Italie du nord et du centre, l’Inquisition, grâce aux amendes et aux confiscations, faisait largement ses frais. A Venise, l'Etal payait les dépenses et percevait les bénéfices. A Naples, les monarques angevins adoptèrent d’abord la même politique ; ils prenaient pour eux les biens confisqués, mais pourvoyaient à la subsistance des prisonniers et, en outre, payaient à chaque inquisiteur un augustal — c’est-à-dire le quart d’une once d’or — par jour pour ses dépenses personnelles, celles de son collègue, de son notaire et de ses trois familiers (avec leurs chevaux). Ces sommes étaient prélevées sur les douanes de Naples qui frappaient le 526 fer, le goudron et le sel ; les ordres de payement étaient généralement à six mois et devaient être renouvelés ; mais il ‘ y avait souvent de grands délais et les inquisiteurs ne s’en plaignirent pas sans motif, bien que les fonctionnaires royaux fussent menacés d’amende en cas de retard. Je trouve cependant, en 1272, une lettre adressée à l’inquisiteur Fra Matteo di Castellamare, qui lui attribue le salaire d’une année entière, payable six mois à l’avance. Quand Charles II, en 1290, institua, suivant les ordres du pape, le partage des dépouilles, il n’en continua pas moins à contribuer aux dépenses, bien que dans une mesure un peu réduite. Par des lettres du 16 mai 1291. il prescrit de payer à Fra Bartolomeo di Aquila la somme de quatre tareni — un trentième d’une once d’or — par jour et le 7 juillet de la même année il attribue cinq onces par mois à l’entretien du personnel de l’inquisiteur (1).

En France, il y eut d’abord quelque hésitation. Le droit des évêques était si clair qu’ils ne pouvaient pas refuser de supporter au moins une partie des dépenses. Avant l'établissement de l’Inquisition, cette charge consistait presque uniquement dans l’entretien des convertis emprisonnés. Au concile de Tours, les évêques consentirent à l'assumer quand les captifs seraient sans ressources ; en revanche, les prisonniers dont on avait confisqué les biens devaient être nourris par les princes, bénéficiaires de la confiscation. Cette proposition, comme celle que fit plus tard le concile d’Albi, en 1234, entraînait des complications et fut mal appliquée. Les statuts de Raymond, en 1234, entrèrent dans de grands détails au sujet des confiscations, mais ne firent aucune provision pour doter l’Inquisition nouvelle des ressources nécessaires. La question resta pendante.

En 1237, Grégoire IX se plaint que les officiers royaux ne paient rien pour l'entretien des prisonniers dont ils ont confisqué les biens. Quand, en 1246, le concile de Béziers se fut réuni, le cardinal légat d’Albano rappela aux évêques que c’était leur devoir de financer, conformément aux décisions du concile de Montpellier dont les procès-verbaux ne nous sont pas parvenus. Cela ne faisait, pas l’affaire des bons évêques. Comme nous l’avons vu, ils demandaient que les [irisons fussent construites aux frais des bénéficiaires des confiscations et proposaient que les amendes servissent à leur entretien et à l’entretien des inquisiteurs. Mais Saint-Louis ne pouvait se résigner à voir interrompre une pieuse besogne faute de moyens appropriés. En 1248, il prend sur lui les dépenses de l’Inquisition dans tous les territoires de la Couronne ; nous avons vu plus haut comment il sc chargea des frais afférents aux prisons et à leurs hôtes. En 1246, il ordonna à son sénéchal de Carcassonne de payer aux inquisiteurs dix sols par jour sur le produit des confiscations. On peut croire que le comte Raymond contribua sans enthousiasme à l'entretien d’une institution à laquelle il avait lait obstacle tant qu'il avait osé lutter pour le salut de ses sujets ; mais quand, en 1249, Jeanne et Alphonse de Poitiers lui succédèrent, ce dernier prince, avide et astucieux, trouva son compte à stimuler le zèle de ceux qui l’enrichissaient de leurs spoliations. Non seulement il paya les dépenses des tribunaux fixes, mais il ordonna à ses sénéchaux de pourvoir aux besoins des inquisiteurs et de leurs familiers dans leurs courses à travers ses domaines. Sa sollicitude s’étendait jusqu’aux détails. En 1208, Guillem de Montreuil, inquisiteur de Toulouse, l’informe de l’engagement d’un notaire à six deniers par jour et d’un serviteur à quatre deniers par jour ; Alphonse ordonne que ces salaires soient payés en son nom. Charles d’Anjou, non moins cupide, trouvait le temps, parmi ses nombreuses distractions en Italie, de veiller à ce que ses sénéchaux de Provence et de Forcalquier contribuassent à la dépense de l’Inquisition d’après les mêmes principes dont s’inspirait le roi dans ses domaines royaux[11].

Quelque profit que tirât le fisc de l’industrie des inquisiteurs, ceux-ci étaient parfois portés à s’en faire une idée trop haute et à engager des dépenses qui semblaient excessives à ceux auxquels revenait l’honneur de payer. Dès 1242 et 1244, alors que les princes n’avaient pas encore fait de provisions pour le Saint-Office, alors que les évêques revendiquaient encore énergiquement les amendes, le luxe et l’extravagance de certains inquisiteurs leur attirèrent le blâme de leur propre Ordre, comme on le vit aux chapitres provinciaux tenus par les Dominicains à Montpellier et à Avignon. Assurément il était injuste d’englober tous les inquisiteurs dans les mêmes reproches ; mais il est certain que beaucoup d’entre eux les méritèrent et qu’ils avaient quantité de moyens, légitimes ou non, pour se procurer de l’argent. On voudrait savoir, par exemple, comment Bernard de Caux, qui présida jusqu’à sa mort (1232) le tribunal de Toulouse et qui, en sa qualité de Dominicain, ne pouvait avoir de fortune personnelle, trouva moyen d’être un grand bienfaiteur du couvent d’Agen, fondé en 12Î0. Alphonse de Poitiers lui-même finit par se lasser des exigences de ceux qui pourtant servaient si bien son avidité. Dans une lettre confidentielle de 1208, il se plaint des énormes dépenses faites par les inquisiteurs de Toulouse, Pons de Poyet et Etienne de Câline ; son agent devait essayer de les persuader d’aller à Lavaur, où l'on espérait qu’ils seraient moins extravagants. Alphonse offrait de mettre à leur disposition le château de Lavaur, ou tout autre qui semblerait propre à servir de prison en même temps ; le rusé prince leur écrivait directement, expliquant qu’afin de leur permettre d’étendre leurs opérations il était prêt à les mettre en possession d’un vaste château (1).

Des indications très curieuses sur les dépenses de l'Inquisition, de la Saint-Jean de -1822 â celle de 1323, nous sont fournies par les comptes d’Arnaud Assalit, procureur des encours de Carcassonne et de Béziers, qui sont heureusement venus jusqu’à nous. Sur le produit des confiscations, le procureur payait toutes les dépenses de l’Inquisition, — entretien des prisonniers, recherche des témoins, poursuite des fugitifs, frais d’autodafé, y compris les banquets pour l’assemblée des experts et le drap de couleur safran pour les croix des pénitents. Nous apprenons par-là que le salaire de l’inquisiteur s’élevait â 130 livres par an et qu’il était très irrégulièrement payé. Le Frère Otbert, nommé au carême de 1310, n’avait encore rien touché en 1322 ; mais alors, à la suite d’une lettre du roi Charles le Bel, on lui paya en bloc son salaire de six années, s’élevant à-900 livres. Bien qu’à cette époque le rendement des confiscations commençât à décliner, il était encore considérable. Assalit reconnaît avoir perçu dans l'année 2,219 livres, sept sols et dix deniers ; pendant le même temps, ses dépenses, comprenant des frais judiciaires assez lourds et le payement extraordinaire fait à Otbert, se sont élevées à 1.168 livres. Il sols et 4 deniers, laissant à la Couronne un bénéfice net de 1.050 livres[12].

Il est incontestable que la persécution, en tant que politique régulière et continue, reposait essentiellement sur la confiscation. Seule, la confiscation fournissait des aliments à ce beau zèle pour la foi, qui languissait misérablement dès que les profits faisaient défaut. Quand le Catharisme eut disparu sous les coups de Bernard Gui, le déclin de l’Inquisition commença et ne fil (pie s’accentuer. Les autres hérétiques, Spirituels, Dulcinistes, Fraticelles, étaient des mendiants, qui avaient la propriété en horreur ; les Vaudois étaient de pauvres paysans ou des bergers ; c’est tout au plus si un sorcier ou un usurier fournissait de loin en loin une bonne prise. Néanmoins, jusqu’en 1357, l’office de bailli des confiscations pour hérésie à Toulouse était encore suffisamment lucratif pour trouver preneur ; l'année fiscale précédente avait donné un revenu de 640 livres et six sols.

L’insuccès de la première tentative pour introduire l’Inquisition en Franche-Comté montre bien clairement que le zèle 530 religieux et l’appétit du bien d’autrui étaient connexes. Jean, comte de Bourgogne, représenta à Innocent IV, en 1248, que l’hérésie vaudoise se répandait dans la province de Besançon et supplia le pape d’y porter remède. Jean ne voulut-il pas payer les frais du traitement, ou bien la récolte opérée fut-elle maigre ? Quoi qu’il en soit, les moines envoyés en Bourgogne demandèrent à être rappelés, assurant qu'ils s'étaient épuisés en vains efforts faute d’argent. Alexandre IV agréa leur pétition en 1255. La même conclusion s'impose quand on constate l’inutilité des tentatives- pour établir l’Inquisition au Portugal. Quand, en 1370. Grégoire XI prescrivit à l’évêque de Lisbonne de nommer un inquisiteur franciscain pour le royaume, il stipula que le titulaire recevrait deux cents florins d’or par an, à percevoir sur les sièges épiscopaux en proportion de leurs contributions forcées à la Chambre pontificale. La force d’inertie que l'on opposa aux instructions du pape fut simplement l’effet du mauvais vouloir des évêques, qui ne voulaient pas être taxés ainsi ; on peut en dire autant pour expliquer l'insuccès de Boniface IX, lorsqu’il nomma Fray Vicente de Lisbonne inquisiteur d’Espagne et ordonna que ses dépenses fussent supportées par les prélats du pays.

La tentative la plus cynique pour défrayer l’entretien de l’Inquisition fut celle de l'empereur Charles IV, lorsqu’il essaya, en 13(19, de l'établir solidement en Allemagne. Les hérétiques n’étaient ni nombreux ni riches et la confiscation de leurs biens ne promettait qu’un aliment précaire au zèle de Kerlinger et de ses compagnons. Nous verrons plus loin comment les maisons des Innocents Beghards et Béguins furent confisquées sommairement afin de fournir des logements et des prisons aux inquisiteurs ; les villes étaient invitées à prendre leur part de ces vols, dans l'espoir de capter ainsi la faveur du peuple. Mais tout échoua devant la répugnance invincible que le Saint-Office inspirait, en Allemagne, au peuple et aux prélats.

Eymerich, écrivant en Aragon, vers 1375, dit que le mode d’entretien de l'Inquisition est une question depuis longtemps débattue et qui n’a jamais été résolue nettement. L'opinion la plus répandue, parmi les hommes d’Église, était que le fardeau devait incomber aux princes temporels, qui, profitant des confiscations, avaient le devoir d’accepter les charges ; mais de nos jours, ajoute tristement Eymerich, il y a peu d’hérétiques obstinés, moins encore de relaps et presque pas d’hérétiques riches, de sorte que les princes, n’ayant pas grand’chose à gagner, sont peu disposés à se mettre en frais. Il faudrait trouver une autre combinaison, mais toutes celles qu’on a proposées se heurtent à des objections fâcheuses ; sur quoi Eymerich conclut en regrettant qu’une institution si salutaire et si nécessaire à la chrétienté soit aussi mal assurée du lendemain.

Pendant qu’Eymerich s’attristait de la sorte, la question se présentait ailleurs sous son aspect le plus prosaïque. Jusqu’en 1337, les comptes de la sénéchaussée de Toulouse font état des dépenses pour un autodafé, pour la réparation des immeubles de l’Inquisition, les salaires de l’inquisiteur et de ses aides et l'entretien des prisonniers. Mais la confusion et la misère résultant de la guerre de Cent Ans firent bientôt disparaître ces articles du budget. En 1375, Grégoire XI persuada au roi Frédéric de Sicile d’autoriser l’inquisiteur à percevoir les biens confisqués, afin que les ressources ne manquassent pas à l’œuvre de salut. En même temps, il fit un vigoureux effort pour exterminer les Vaudois qui se multipliaient dans le Dauphiné. Il y avait des prisons à construire, des foules de prisonniers à nourrir, et le pape ordonna que ces dépenses fussent supportées par les prélats qui, par leur négligence, avaient laissé croître l’hérésie. Mais bien qu’il menaçât les récalcitrants d’excommunication, les bourses des évêques demeurèrent closes et bientôt après nous voyons l’inquisiteur réclamer une part des confiscations, par la raison qu’il n’a pas d’autres ressources pour subvenir aux besoins de son tribunal. Des officiers royaux insistèrent pour conserver le tout et il en résulta une chaude querelle qu’fut soumise au roi Charles le Sage. Ce monarque conféra avec le Saint Siège et, en 1378, publia une ordonnance par laquelle il se réservait tout le produit des confiscations et attribuait a l’inquisiteur un salaire annuel de 190 livres tournois — le même qu’aux tribunaux de Toulouse et de Carcassonne —, sur lequel devaient être payées toutes les dépenses de l’Inquisition. Le roi ajoutait que si ce traitement n’était pas régulièrement payé, l’inquisiteur pourrai ! se payer lui-même sur les confiscations. Au milieu <lu terrible désordre auquel-donna lieu la folie de Charles VI, cette convention cessa d’être observée. En 1409, Alexandre V laissa à son légat le soin de décider si l’inquisiteur du Dauphiné devait recevoir trois cents florins d’or par an, à lever sur les Juifs d’Avignon, ou dix florins par an de chaque évêque de sa vaste province, ou, enfin, si les évêques devaient être obligés de l’entretenir, lui et ses gens, pendant ses tournées dans le pays. Mais l'invasion et la guerre civile eurent bientôt tari toutes les sources de revenus. En 1432, le Frère Pierre Fabri, inquisiteur d’Embrun, ayant été convoqué au concile de Bâle, répondit qu’il ne pouvait pas venir, tant à cause des embarras que lui créaient les Vaudois que de son indicible pauvreté : « Je ne touche jamais un sol de l’Eglise de Dieu et je ne reçois aucun salaire d’ailleurs. »

Bien entendu, il serait injuste de dire que l’avidité et la soif du pillage aient été les moteurs originaires de l’Inquisition ; mais il est impossible de nier que ces basses passions en assurèrent l’extension et la durée. Qu’on se souvienne des plaintes formulées, au nom des intérêts du fisc, contre l’immunité promise fi ceux qui se présenteraient à confession pendant le délai de grâce ; qu’on se rappelle la réponse de Bernard Gui, alléguant que les pénitents étaient obligés de dénoncer leurs complices et que, par suite, avec le temps, l’indulgence devait tourner au profit du fisc. Ceux qui poussaient à la persécution n’en ont jamais perdu de vue les bénéfices. Sans ce stimulant du pillage, l’Inquisition n’aurait pas survécu à la première poussée du fanatisme qui lui donna naissance ; elle aurait pu durer pendant une génération, puis disparaître jusqu’à ce qu’une recrudescence de l’hérésie la fît revivre. Ainsi soumis à des attaques intermittentes, le Catharisme aurait pu échapper à une destruction complète. Mois, par la vertu des lois de confiscation, les hérétiques devinrent les artisans de leur propre ruine. L’avidité et le fanatisme se donnèrent la main et fournirent pendant un siècle la force motrice à une persécution féroce, continue, impitoyable, qui finit par accomplir ses desseins et par s’éteindre faute de victimes à dévorer.

 

 

 



[1] C’est probablement en obéissance au canon de Tours que les biens de Pierre Maurau de Toulouse furent confisqués en 1178 au profit du comte ; on lui permit de les racheter au prix d’une amende de 500 litres d’argent (Roger Hoveden. Annal, an». 1178.) — Le décret d’Àlonso II d'Aragon contre les Vaudois, en 1194 (Pegnæ Comment. 39 in Eymeric., p. 281), prononce la confiscation contre les fauteurs d'hérésie, mais il n’y a pas de trace qu’on l’ait appliqué, non plus que les canons subséquents du concile de Gérone en 1197 (Aguirre, v. 102-3). On peut en dire autant des édits d’Henri VI, en 1194, renouvelés par Othon IV en 1310 (Lami, Antich. Tosc., p. 484).

[2] La confiscation, au moyen âge, était une ressource ordinaire des budgets. En Angleterre, depuis le temps d'Alfred, la trahison entraînait la perte de la vie et des biens (Alfred’s Dooms 4 — Thorpe I. 63), double peine qui resta dans la loi jusqu'en 1870 (Low and Pulling’s Dict. of English history, p. 469). En France, le meurtre, le faux témoignage, la félonie, l’homicide et le viol étaient punis de mort et de confiscation (Beaumanoir, Coutumes du Beauvoisis, XXX, 2-5). D'après la loi féodale allemande, un homme, pouvait perdre son fief par suite de diverses offenses, mais il y avait une distinction : si l'offense atteignait le seigneur, le fief lui était dévolu ; s'il s’agissait d’un simple crime, il passait aux héritiers du coupable (Feudor. lib. I. tit. XXIII-XXIV). En Navarre, la confiscation était de droit en cas de suicide, de meurtre, de trahison et même de coups et de blessures, lorsque l’attentat s'était produit -dans un lieu où demeuraient la reine et les enfants royaux. On rapporte le cas d’un homme dont tes biens furent confisqués parce qu'il avait frappé un autre homme à Olite, localité située à une lieue de Tafalla, ou la reine résidait par hasard à ce moment (Ci. B. de Lagrèze, La Navarre française, u. 335).

[3] En 1460, lorsque l’Inquisition de Franco, alors presque éteinte, fut ravivée pour la poursuite des sorciers d'Arras, la confiscation fut un des châtiments prononces. — Mém. de Jacques du Clerc, liv. IV, ch. I.

[4] Dès 1387, dans les sentences d’Antonio Secco contre les Vaudois des vallées alpines, on déclara que les confiscations doivent revenir exclusivement à l’Inquisition (Archiv. Storie. Italiao, n° 38, p. 29, 36, 50.) — Il faut dire, au crédit de Benoit XI, qu’en 1304 il autorisa Fra Simone, inquisiteur de Rome, à restituer les biens injustement confisqués par ses prédécesseurs et à atténuer les peines infligées par eux s’il les considérait comme trop sévères (Grandjean, n° 1174).

[5] Malgré les sentiments d’équité que manifesta généralement S. Louis, il ne fut nullement indifférent à des acquisitions justifiées par l’esprit de son époque. Lu 1246 eut lieu une sorte de razzia, dirigée contre les Juifs de Carcassonne, qui furent jetés en prison. Au mois de juillet, S. Louis écrit à son sénéchal qu’il veut tirer de ces Juifs le plus d’argent possible ; ils doivent, par suite, être tenus fort h l’étroit, et le roi demande h être informé de la somme qu’on peut exiger d’eux. Au mois d’août, il écrit que la somme proposée est trop faible, et le sénéchal est chargé d’extorquer autant d’argent qu’il pourra. — Vaissette, éd. Privât, VIII, 1191-2.

[6] La loi anglaise sur la félonie était également rétroactive, et toutes les aliénations postérieures au crime étaient réputées nulles (Bracton, lib. III, tract. II, cap. 13, n° 8). — En Espagne, Maestro Jacopo de las Seves, dans ses Flores de las Leyes, dédiées à Alphonse X, établit comme une règle de simple équité que les biens confisqués doivent être pris avec la charge des dettes {Memorial historico esjpañol, 1851, t. II, p. 219).

[7] A Arras, une charte de 1335, confirmée par Charles V en 1369, protégeait les bourgeois contre la confiscation dans le cas d’une condamnation pour crime par un tribunal compétent. — Duverger, La Vauderie dans les Etats de Philippe le Bon, Arras, 1883, p. 60.

[8] Quelque sévère que fût, à cette époque, la loi anglaise contre la félonie, elle avait du moins cela d'équitable qu’elle exigeait la condamnation du félon de son vivant ; s’il mourait avant d’avoir été condamné, on épargnait ses biens (Bracton, Lib. III. Tract. II, cap. 13, n° 17).

[9] Lami, Antich. Tosc. p. 437, 536-7. — Il est vrai que lorsque Henri de Chamay, inquisiteur de Carcassonne, envoya en 1335 à la cour pontificale les dépositions contre la mémoire de dix-huit personnes accusées d’actes hérétiques commis entre 1284 et 1290, le pape répondit qu’il n'y avait pas lieu d’attacher d’importance à des bavardages contradictoires de personnes qui répétaient des propos tenus bien des années auparavant. Les mêmes individus ayant été précédemment l'objet de trois enquêtes sans résultat, les conseillers pontificaux crurent devoir ne pas insister. — Vaissette, éd. Privât, IX. 401. — En 1217, Guillem Pierre de Vintrou se plaignit à S. Louis que le sénéchal de Carcassonne avait saisi les biens qu’il tenait de sa mère, parce que son grand- père, dix-sept ans après sa mort, avait été accusé d’hérésie. Un pareil fait en dit long sur l’application qu’on faisait de ce système. S. Louis ordonna que le cas fût examiné et qu’on lui en lit un rapport. — Vaissette, éd. Privât, VIII. 1196.

[10] Il y a toutefois un cas, datant de 1269, où le créancier de deux hérétiques s’adresse à Alphonse de Poitiers pour être remboursé sur les biens des condamnés ; Alphonse ordonne une enquête sur les circonstances du prêt. — Vaissette, éd. Privât, VIII 1682.

[11] Le soin avec lequel Alphonse réclamait les produits des confiscations paraît dans une lettre de lui à son sénéchal, Jacques de Bois, auquel il demande des comptes (25 mars 1268, Vaissette, éd. Privât, VIII, 1274.)

[12] Coll. Doat, XXXIV. 189. — En 1317, les profits avaient été bien moindres. Nous possédons le reçu du trésorier royal de Carcassonne, Lothaire Blanc, délivré à Assalit le 24 septembre 1317 ; les recettes nettes, déduction faite des salaires et autres dépenses, n’avaient été que de 495 livres, six sols, onze deniers.