HISTOIRE DE L'INQUISITION AU MOYEN-ÂGE

TOME PREMIER — ORIGINES ET PROCÉDURE DE L’INQUISITION

 

CHAPITRE XI. — LA DÉFENSE.

 

 

Il résulte de ce qui précède que la procédure du Saint-Office réduisait singulièrement les droits et les facilités de la défense. Toute la procédure préliminaire était secrète et soustraite à la connaissance de l’accusé. Son dossier était constitué avant son arrestation ; il pouvait être interrogé, exhorté à avouer, emprisonné même pendant des années et soumis à la torture avant de savoir au juste quelles charges on avait relevées contre lui. C’est seulement quand on lui avait extorqué des aveux, ou que l’inquisiteur désespérait d’en obtenir, qu’on lui faisait connaître les témoignages à charge, tout en supprimant d'ordinaire les noms des témoins. Cette méthode brutale offre un cruel contraste avec le souci éclairé d’éviter l’injustice qui inspirait les tribunaux épiscopaux à la môme époque. D'après les canons du concile de Latran, concernant les officialités, l’accusé devait être présent à l’enquête faite contre lui, à moins qu’il ne fût en état de contumace ; tous les griefs devaient lui être soumis, afin qu’il put y répondre ; les noms des témoins, ainsi que leurs témoignages, devaient être publiés et l’on devait admettre toutes les exceptions légitimes, « parce que la suppression des noms encouragerait la calomnie et que le rejet des exceptions ouvrirait le champ aux faux témoignages »[1].

Combien était différente la condition de l’accusé suspect d’hérésie et dont on présumait toujours la culpabilité ! L’inquisiteur ne faisait pas effort pour éviter une injustice, mais pour obliger l’accusé à confesser sa faute et à demander d’être réconcilié avec l’Eglise. Pour que ce but pût être plus aisément atteint, les facilités de la défense furent systématiquement réduites au minimum.

Il est vrai qu’en 1246 le concile de Béziers décida que l’accusé aurait toutes les facilités pour se défendre, y compris les délais nécessaires, l’admission d'exceptions et le droit de réponse ; mais si ces règles avaient pour but de diminuer l’arbitraire qui caractérisait déjà l’action inquisitoriale, il est certain qu’elles lurent complètement dédaignées. D’abord, le secret permettait au juge de faire ce que bon lui semblait. En second lieu, pour rendre l’arbitraire plus absolu encore, on refusa à l’accusé le droit de se faire assister d’un avocat. Alors, comme aujourd’hui, la complication des formes légales rendait indispensable à tout homme traduit en justice le concours d’un légiste expérimenté. Cela était si bien admis que, devant les tribunaux ecclésiastiques, on fournissait souvent îles avocats gratuits à ceux qui étaient trop pauvres pour les payer. Dans la charte accordée en 1212 par Simon de Monfort à ses nouvelles provinces, il est dit que la justice sera toujours gratuite et que les plaideurs indigents jouiront de l’assistance judiciaire. On trouve la même disposition dans la loi espagnole de cette époque. Alors donc que ce droit de la défense était reconnu dans les cas les moins importants, il paraissait si exorbitant de le refuser à ceux qui luttaient pour leur existence, devant un tribunal où l’accusateur était aussi le juge, que l’Eglise éprouva d’abord quelques scrupules ; mais elle arriva à ses lins par une voie indirecte. Une décrétale d’Innocent III, incorporée dans le droit canonique, avait interdit aux avocats et aux greffiers de prêter leur concours à des hérétiques et à des fauteurs d’hérésie, ainsi que de plaider pour eux devant les tribunaux. Cette interdiction qui, dans l’esprit du pape, ne concernait sans doute que les hérétiques endurcis et reconnus tels, fut bientôt étendue aux simples suspects qui luttaient pour établir leur innocence. Les conciles de Valence et d’Albi, en 1248 et 1254, tout en prescrivant aux inquisiteurs de ne pas se laisser arrêter par les vaines chicanes des avocats, rappelèrent d’une manière significative la disposition de la loi canonique, en la déclarant applicable à l'avocat qui oserait défendre un hérétique. Cette manière de voir prévalut si bien que Bernard Gui n’hésite pas à qualifier de fauteurs d’hérésie les avocats des hérétiques — et l’on sait que le fauteur d’hérésie passait, de plein droit, pour un hérétique si, dans le délai d’un an, il n’avait pas donné satisfaction à l’inquisiteur. Si nous ajoutons à cela les exhortations sans cesse réitérées aux inquisiteurs de procéder sans souci des formes légales ou des chicanes des avocats, l'avertissement donné aux notaires que la rédaction d'une rétractation d’aveux faisait d’eux des complices de l'hérésie, on comprendra qu'il n’était pas nécessaire de refuser formellement aux accusés l’assistance d'un avocat. Eymerich prend soin de dire qu’un accusé a le droit de se faire défendre et que, si on l’en empêche, cela constitue un motif d’appel : mais il affirme aussi que l'inquisiteur peut poursuivre un avocat ou un notaire qui défend la cause d’un hérétique. Un siècle plus lot, un manuel manuscrit à l'usage des inquisiteurs leur enjoint de poursuivre comme fauteurs d’hérésie les avocats qui accepteraient de défendre des hérétiques, en ajoutant que si ces avocats sont des clercs, ils doivent être privés à jamais de leurs bénéfices. Ce devint par la suite un principe reconnu du droit canonique qu'un avocat d'hérétique devait être suspendu de ses fonctions et noté d'infamie à perpétuité. Il n’est donc pas étonnant que les inquisiteurs aient fini par prendre pour règle d’interdire la présence d’avocats dans les procès de l'Inquisition.

Cette injustice avait cependant une compensation, car h' recours à un avocat pouvait être aussi périlleux pour l’accusé que pour son défenseur ; en effet, l’Inquisition avait le droit de s’assurer toutes les informations accessibles ; elle pouvait convoquer l'avocat comme témoin, le forcer de lui abandonner tous les documents qu’il possédait et de lui révéler ce qui s'était passé entre lui et son client. Ces considérations, d'ailleurs, n’ont guère qu’une valeur théorique, car on peut douter qu’un avocat quelconque soit jamais intervenu devant le tribunal inquisitorial. La terreur qu'il inspirait est clairement attestée par le fait suivant. En 1300, le Frère Bernard Délicieux fut chargé par le provincial franciscain de défendre la mémoire de Castel Fabri. Nicolas d’Abbeville, l'inquisiteur de Carcassonne, lui refusa brutalement l'audience qu’il sollicitait : alors Bernard ne put trouver dans toute la ville un seul notaire qui osât lui prêter son concours pour rédiger une protestation légale ; tous craignaient d’être arrêtés et poursuivis s'ils s’opposaient, en quoique ce soit, à la tyrannie du redoutable inquisiteur. Bernard fut obligé d’attendre une douzaine de jours jusqu’à ce qu’il pût faire venir un notaire d’une ville éloignée pour accomplir une simple formalité ! Les fonctionnaires locaux avaient de bonnes raisons de redouter le courroux de Nicolas, car, quelques années auparavant, il n’avait pas hésité à jeter en prison un notaire pour avoir osé rédiger un appel des habitants de Carcassonne au roi de France.

Tout, ce qui précède fait suffisamment connaître l’esprit qui dominait tous les actes de l'Inquisition. Les hommes qui organisèrent le Saint-Office savaient trop bien ce qu’ils voulaient pour laisser la porte ouverte aux habiletés et aux arguties de la défense. Celle-ci ne pouvait, de l'aveu général, recourir qu'à un seul moyen : la disqualification des témoins à charge. Comme nous l’avons vu, un témoin pouvait être disqualifié sous le prétexte d'inimitié mortelle à l’endroit de l'accusé ; mais, pour que l'inimitié fut qualifiée ainsi, il fallait qu’il y eût eu effusion de sang, ou du moins une querelle assez grave entre les parties pour avoir pu amener ce résultat. Comme c'était là le seul espoir de la défense, on voit combien était cruelle l’habitude presque générale de dissimuler à l’accusé les noms des témoins à charge. Le malheureux en était réduit à chercher, presque au hasard, quelles personnes avaient pu contribuer à le mettre en cause. S'il désignait quelque témoin comme son ennemi mortel, on l'interrogeait sur les causes de cette inimitié ; l’inquisiteur s’enquérait des faits qui avaient motivé la querelle et décidait si oui ou non ils suffisaient à infirmer le témoignage. Des légistes consciencieux comme Gui Foucoix et des inquisiteurs comme Eymerich, exprimaient le désir que les juges eux-mêmes se renseignassent sur l’autorité des témoins et écartassent ceux qui semblaient inspirés par la haine ; mais bien d’autres cherchaient plutôt à arracher aux malheureux leur dernière planche de salut. Une de leurs ruses consistait à demander comme par hasard ail témoin, vers la fin de son interrogatoire, s’il se connaissait des ennemis assez acharnés pour témoigner faussement contre lui ; si, ainsi pris à l’improviste, il répondait négativement, toute défense ultérieure lui devenait impossible. D’autres fois, on présentait à l’accusé le témoin le plus hostile et on lui demandait s’il le connaissait ; en cas de réponse négative, il s'interdisait de mettre en avant l'exception d’inimitié personnelle. Dans les cas ordinaires, on ne permettait jamais à l’accusé d'invoquer des témoins à décharge, sauf pour établir l'inimitié d’un de ses accusateurs. En vertu d’une fiction légale, un supposait que l’inquisiteur examinait l’une et l’autre face de la question et veillait sur la défense non moins que sur l'accusation. En résumé, si un accusé ne parvenait pas à deviner les noms de ses ennemis et à disqualifier leurs témoignages, sa condamnation était certaine[2].

En Angleterre, sous l’empire de la coutume barbare de la peine forte et dure, un prisonnier qui refusait de plaider coupable ou non coupable était écrasé jusqu’à ce que la mort s’ensuivit, parce que le procès no pouvait pas avoir lieu s'il n'v avait ni confession, ni dénégation. Quelque cruel que fût cet expédient, il était inspiré par un sentiment viril de la justice, par le principe que le plus vil des félons devait avoir la possibilité d’établir son innocence. Le système de l’Inquisition était bien pire. Dans le cas où l’accusé refusait de se défendre, la procédure suivait son cours. Ce refus était un acte de contumace, équivalent au refus de comparaître ; ou bien encore on y voyait l’équivalent d’un aveu et l’accusé était immédiatement livré au bras séculier pour être brillé. Il faut ajouter que ces cas étaient rares, parce que la torture obligeait les prisonniers à répondre.

Nous citerons quelques cas pour donner une idée de l’extra- 448 ordinaire simplicité à laquelle se trouvait réduite la procédure inquisitoriale par suite de l’absence d’avocats et du refus de toutes facilités à la défense.

Le 19 juin 1252, P. Morret fut appelé devant l'Inquisition de Carcassonne ; on lui demanda s’il voulait se défendre des inculpations contenues dans l’instruction dirigée contre lui. IL put dire seulement qu’il se connaissait des ennemis et en nommer cinq. Apparemment, il ne réussit pas à désigner l’un de ses accusateurs, car on lui donna ensuite lecture des témoignages à charge et on lui demanda trois fois s’il avait quelque chose à ajouter. IL répondit que non et l’affaire prit lin par la fixation du jugement au 29 janvier. Deux ans après, en 1251, à Carcassonne, un certain Bernard Pons fut plus heureux, car il lui arriva de deviner juste en désignant sa propre femme comme son ennemie mortelle, et nous possédons l’enquête à laquelle on procéda en conséquence pour savoir si l'inimitié en question avait bien ce caractère. On interrogea trois témoins, qui jurèrent tous que la femme de Pons avait de mauvaises mœurs ; l’un d’eux déposa qu’elle avait été surprise en adultère par son mari, un autre qu'il l’avait battue à celte occasion ; le troisième qu’il l’avait récemment entendue dire qu’elle voudrait bien que son mari fût mort, pour qu’elle pût épouser un certain Pug Oler et qu’elle serait prête à devenir lépreuse pour en arriver là. Bien que cela dût paraître suffisant, Pons ne semble pas avoir échappé. En l'ait, l'accusé qui essayait de se défendre avait si peu d’espoir de réussir que fréquemment il y renonçait dès l’abord. A Carcassonne, le 26 août 1252, Arnaud Fabri refusa de recevoir une copie des témoignages à charge, alors que l'inquisiteur la lui offrait. Les jugements contiennent souvent une formule établissant que le condamné avait eu la possibilité de se défendre et avait refusé de s’en prévaloir, preuve que cet abandon de la défense n’était pas un fait exceptionnel.

Dans le cas de poursuites contre les morts, les enfants ou les héritiers du défunt étaient cités à comparaître pour défendre sa 449 mémoire. On publiait dans les églises que foule personne ayant quelque intérêt dans l’affaire, soit qu’elle possédât des biens du défunt, soit pour tout autre motif, était invitée à se présenter devant le tribunal. Un troisième avertissement notifiait au public que, si aucun témoin ne comparaissait au jour fixé, le jugement n’en serait pas moins rendu. Ainsi, en 1327, Jean Duprat, inquisiteur de Carcassonne, ordonne aux prêtres de toutes les églises, dans les diocèses de Carcassonne, de Narbonne et d’Alet, de procéder à la publication en question pendant le service divin, tous les dimanches et jours de fête, jusqu’à la date fixée pour le procès, et de lui envoyer une attestation notariée, constatant que la publication a bien été faite. Les jugements rendus contre des défunts-rappellent toujours avec soin ces avertissements préalables ; mais, malgré cette affectation d’équité, la procédure à l’égard des morts n’était pas moins une caricature de la justice que celle dont les vivants étaient les victimes. Lors de l’auto tenu en 1309 à Toulouse, quatre défunts furent condamnés ; or, nous apprenons à cette occasion que, dans un des cas, personne n’avait comparu et que, dans les trois autres, les héritiers s’étaient présentés, mais avaient renoncé à toute défense. Dans le cas de Castel Fabri dont il a été question plus haut, où la fortune du défunt était grande, les héritiers comparurent,' mais toute possibilité de défense leur fut refusée par l'inquisiteur Nicolas d’Abbeville. Hans le cas de Pierre de Tormamire, les héritiers réussirent finalement à faire annuler la sentence à cause des grossières irrégularités de la procédure ; mais ce résultat ne fut obtenu qu’au prix d'une lutte de trente-deux ans, pendant lesquels les biens du défunt restèrent sous séquestre. Quelquefois, dans le cas d’hérétication au lit de mort, les enfants opposaient l’exception de non compos, qui passait, en principe, pour valable ; mais comme les seules personnes admises à en témoigner devaient être d’une orthodoxie irréprochable et étrangères à la famille du défunt, on conçoit que l’allégation des héritiers ne trouvât que bien rarement créance.

Pratiquement, celui qui tombait entre les mains de l’Inquisition n’avait aucune chance de salut. Théoriquement, il avait, comme dans d’autres procédures, le droit de récuser son juge, mais c’était là une expérience bien dangereuse à tenter et nous croyons sans peine Bernardo di Como, quand il nous dit que cela n’arrivait jamais. On ne pouvait plaider l’ignorance, car, dit Bernard Gui, un ignorant doit partager la condamnation de son maître, le Père du Mensonge. Celui qui niait avec persistance le crime qu’on lui imputait, même en se déclarant prêt à confesser la foi et à obéir en toutes choses à l’Église, était un obstiné et un impénitent, indigne de toute pitié. Le suicide en prison équivalait à l’aveu de la faute, moins le repentir. Il est vrai que la folie ou l'ivresse pouvaient être invoquées comme circonstances atténuantes pour des propos hérétiques, si l’accusé rachetait sa faute par la contrition ; mais, en tout état de cause, il devait d’abord s’incliner devant la conclusion à laquelle était arrivé l’inquisiteur ex parte, faute de quoi il était livré au bras séculier.

Bernard Délicieux ne dit (pie la vérité lorsque, en présence de Philippe le Bel et de toute sa cour, il déclara que si Saint-Pierre et Saint-Paul étaient accusés d’ « adorer » des hérétiques et étaient poursuivis par l’Inquisition, ils ne trouveraient aucun moyen de défense. Questionnés sur leur foi, ils répondraient comme des maîtres en théologie et des docteurs d.' l’Eglise ; mais quand on leur dirait qu’ils avaient « adoré » des hérétiques et qu’ils demanderaient : « Lesquels ? » on leur citerait quelques hommes connus dans le pays, mais sans ajouter aucun détail. Quand ils demanderaient des indications de temps et de lieu, on ne leur en donnerait pas, et quand ils demanderaient les noms des témoins, on n’en révélerait aucun. Comment donc, s’écrie Bernard, les Saints Apôtres pourraient-ils se défendre, alors surtout que si quelqu’un venait à leur aide, il serait accusé à son tour comme fauteur d’hérésie ? — Tout cela n’est que trop exact. La victime était enveloppée dans un réseau d’où elle ne pouvait échapper et chaque effort qu’elle faisait ne servait qu’à l’y impliquer davantage.

En théorie, il est vrai, on pouvait en appeler du Saint-Office au pape, comme de l’évêque au métropolitain, pour déni de justice ou irrégularité de procédure ; mais cet appel devait avoir lieu avant le rendu de la sentence, qui était définitive. Ce droit d’appel peut avoir eu une influence modératrice sur des évêques exerçant leur juridiction inquisitoriale. Mais quand il s'agissait d’inquisiteurs, il dépendait île leur bon plaisir d’accorder ou de refuser les apostoli, ou lettres renvoyant le cas devant le Saint Siège, c’est-à-dire qu’ils pouvaient en fournir d’affirmatives ou de négatives. Les premières admettaient l’appel, les secondes laissaient le cas aux mains de l'inquisiteur, à moins qu’il ne fût formellement évoqué par le pape. Or, cela était nécessairement très rare et une pareille procédure, par sa complication, n’était ouverte qu'à des hommes très bien informés. Un accusé comme Maître Eckart, soutenu par tout l’Ordre Dominicain, pouvait y recourir, bien qu’en fin de compte il n'ait pas été mieux traité par Jean XXII qu’il ne l’eut été par l’archevêque de Cologne. Lorsque, en 1323, le Sire de Parthenay, un des seigneurs les plus influents du Poitou, fut accusé d’hérésie par le frère Maurice, l'inquisiteur de Paris, et enfermé dans le Temple par Charles le Bel, il en appela de Maurice en alléguant l’inimitié personnelle que lui portait le juge. Le roi Charles l’envoya, sous bonne garde, au pape Jean XXII à Avignon. Le pape refusa d’abord d’admettre l’appel, mais enfin, sur les instances des amis de Parthenay, il consentit à désigner plusieurs évêques comme assesseurs de l'inquisiteur, et il en résulta qu’après de longues procédures Parthenay fut mis en liberté. De pareils cas sont naturellement très exceptionnels ; tout autre était le sort des pauvres gens et des hommes de petite noblesse qui remplissaient les geôles de l’Inquisition et figuraient à ses autodafé. Les manuels à l’usage des inquisiteurs ne se font pas scrupule de leur enseigner les ruses et fourberies auxquelles ils peuvent avoir recours pour éluder toutes les tentatives d’appel lorsqu’une infraction des règles les a exposés à cet accident.

Il y avait toutefois une autre catégorie de cas où l’intervention du pape pouvait se produire, car le Saint Siège était d'humeur autocratique et savait mettre de côté toutes les règles. La Curie était toujours avide d’argent et. en dehors de l'Italie, elle n’avait point de part aux confiscations. On conçoit donc facilement que des hommes opulents, dont tout l'avoir était en jeu, consentissent à le partager avec la cour pontificale afin d’obtenir sa toute puissante intervention. Dès 1243, les évêques du Languedoc se plaignent à Innocent IV que beaucoup d’hérétiques échappent ainsi au châtiment. Ce n’était pas seulement à ceux qui passaient en justice, mais à ceux qui craignaient d’être cités aux excommuniés par contumace, aux condamnés, que les lettres accordées par les pénitenciers pontificaux conféraient l’immunité. J'ai rencontré nombre de cas attestant cette intrusion du Saint Siège dans l’œuvre du Saint Office ; l’un d’eux indique clairement à quels arguments on avait recours pour la provoquer. Par des lettres du 28 décembre 1248, le pénitencier pontifical Algésius enjoint de relâcher, sans confiscation, les prisonniers de l'Inquisition qui avaient confessé l’hérésie, un des motifs allégués étant la libéralité des donations qu’ils avaient faites en faveur de la Terre Sainte. IL n’est pas surprenant que les inquisiteurs se soient quelquefois rebiffés et il arriva même que l’un d’eux donna une verte leçon à la Curie. En 1249, quelques habitants de Limoux, condamnés à porter des croix et â subir de lourdes pénitences, obtinrent d’Innocent IV un ordre qui équivalait à une grâce partielle ; alors les inquisiteurs, pour témoigner leur dépit, accordèrent â ces pénitents l’absolution complète. Innocentée hâta de faire renouveler la sentence de condamnation, en sorte que les malheureux perdirent le fruit de leurs efforts. Moins indiscrète fut l’intervention d’Alexandre IV en 1233, dans le cas d’Aimeric de Bressolles de Castel-Sarrazin, condamné pour des actes d’hérésie commis trente ans auparavant. Il représenta qu’il avait accompli la plus grande partie de sa pénitence et que son grand âge et sa pauvreté l’empêchaient de l'achever ; sur quoi le pape autorisa les inquisiteurs à commuer le reste de la peine en œuvres pieuses. En 1298, Boniface fit disparaitre les incapacités légales qui affligeaient les petits enfants et les arrière-petits enfants de Clavagemma de Milan, hérétique sur son lit de mort ; les ruines de leur maison, qui avait été détruite, leur furent rendues : mais il n’en fut pas de même de leurs biens confisqués. Un cas remarquable se produisit en 1371, lorsque Grégoire XI autorisa l’inquisiteur île Carcassonne à mettre en liberté Ridon de Puy-Guillem, condamné à la prison perpétuelle et repentant ; le pape motivait son intervention en alléguant qu’il n’existait pas d’autre pouvoir en état de commuer la peine.

Toutefois, comme l’intervention pontificale était contraire à la loi et exceptionnelle, il n’y a pas lieu d’en tenir compte lorsqu’on considère les effets de la procédure inquisitoriale. Ces effets étaient tels que la condamnation, •sous une forme ou sous une autre, était réputée inévitable. Le registre de Carcassonne, de 1249 à 1258, où sont énumérés environ 200 cas, n’indique pas une seule fois qu’un prisonnier ait été remis en liberté comme Innocent. IL est vrai que l’interrogatoire d’Alizais Debax, du 27 mars 1249, est suivi de la note : « Elle ne fut pas entendue à nouveau parce qu’on la considéra comme innocente » ; mais cette exception apparente est annulée par une seconde note ainsi conçue : Cruce signata est, c’est-à-dire qu'elle fut condamnée à porter des croix en public, manière d’affirmer, aux yeux du peuple, que l’Inquisition était infaillible. Un homme contre lequel il n’existait pas de preuves et qui ne voulait pas confesser une faute imaginaire était retenu indéfiniment en prison, à la discrétion de l’inquisiteur ; enfin, si la preuve relevée à sa charge était seulement incidente et non directe, si la suspicion était légère, il pouvait être mis en liberté sous caution, avec ordre de se tenir à la porte de l'Inquisition depuis l’heure du déjeuner jusqu’à celle du dîner et depuis le dîner jusqu’au souper, en attendant qu'un nouveau témoignage vint à surgir contre lui et que l'inquisiteur pût prouver sa culpabilité admise d’avance comme certaine. Au nord des Alpes, c’était une règle universellement reçue que personne ne devait être acquitté. Tout ce que la justice inquisitoriale pouvait faire, lorsque l’accusation échouait complètement, c’était de rendre un verdict de « non prouvé ». On déclarait simplement que les griefs n’étaient pas établis, mais on se gardait de dire qu’il n’y on avait pas. Les inquisiteurs avaient pour consigne de ne jamais prononcer qu’un homme était Innocent, car cela pouvait entraver nne procédure ultérieure au cas où de nouvelles charges viendraient à se produire. Toutefois, en Italie, au xiv c siècle, il est possible que cette règle ait été négligée, car Zanghino donne une formule d’acquittement — fondée, chose significative, sur la malignité établie des témoignages (1).

Clément V reconnut l’iniquité de ce système lorsqu’il incorpora dans la loi canonique une déclaration aux termes de laquelle les inquisiteurs abusaient au détriment des fidèles des sages prescriptions arrêtées pour la défense de la foi ; lorsqu'il leur interdit de condamner injustement, d’agir pour ou contre un accusé par faveur, par haine ou par cupidité, sous peine d’une excommunication ipso facto, ne pouvant être levée que par le Saint-Siège. Bernard Gui s’inscrivit chaleureusement en faux contre ces accusations, identiques, dit-il, à celles que les ' hérétiques lançaient contre le Saint Office, au grand dommage de l'Inquisition. « Imputer l’hérésie à un Innocent, ajoute-t-il, est un acte damnable, mais c’en est un autre de calomnier le Saint Office. Malgré la réfutation des accusations dirigées contre celui-ci, le canon de Clément en admet le bien-fondé et remplit de joie les hérétiques. » — Si, comme le dit Gui, les hérétiques se réjouirent, ils eurent bien tort, car l’Inquisition poursuivit sa marche et les efforts bien intentionnés de Clément ne furent couronnés d’aucun succès.

La constitution du crime de suspicion facilitait singulièrement la répugnance du Saint-Office aux acquittements. Cette pratique dérivait des codes barbares, suivant lesquels l’accusé devait prouver son innocence soit par l'ordalie, soit par la purgation appelée en Angleterre wager of law, c’est-à-dire en obtenant qu’un nombre déterminé d’amis vinssent jurer avec lui que l’accusation était mal fondée. L’édit du couronnement de Frédéric II prescrivit que les suspects d’hérésie devaient s'Innocenter de cette manière, si l’Église le demandait, sous peine d’être mis hors la loi ; s’ils encouraient cette peine et y restaient exposés pendant un an, ils étaient condamnés de plein droit comme hérétiques. Cette disposition aggravait singulièrement la suspicion d’hérésie et fut soigneusement exploitée, ha suspicion pouvait naître de diverses façons, mais surtout de la rumeur publique. Il suffisait de n’avoir par prêté à temps le serment d’abjuration de l’hérésie imposé à tous les habitants du Languedoc, ou d’avoir négligé île dénoncer des hérétiques, ou de posséder des ouvrages hérétiques. L’extension ainsi donnée à la criminalité fut la cause de mille complications nouvelles. Les Vaudois enseignaient qu’il ne fallait ni mentir, ni jurer, ni forniquer, qu'il fallait rendre à chacun ce qui lui était dû, aller à l’église, payer les dîmes et les autres taxes dues aux prêtres. Ceux qui écoutaient ces sages conseils et en approuvaient la teneur devaient-ils être considérés comme suspects d'hérésie ? On pose cette question à un inquisiteur qui, tout bien considéré, répond par l'affirmative : les auditeurs seront tenus pour suspects et soumis à la purgation. Le chancelier Gerson se rendit bien compte des difficultés pratiques que soulevait la théorie de la suspicion ; il recommanda de ne pas perdre de vue la diversité des usages suivant les temps et les lieux, etc. ; mais l’Inquisition ne s’arrêtait pas à ces scrupules. Il était plus facile de traiter les suspects en criminels, d’admettre les f rois degrés de suspicion — légère, véhémente et violente —, de la soumettre à des peines et de frapper des incapacités motivées par le crime d’hérésie, non seulement les suspects, mais leurs descendants. On renonça même à définir les trois degrés de suspicion et on laissa à l’arbitraire de chaque inquisiteur le soin de classer les cas individuels qui se présentaient. Eymerich explique que les suspects ne sont pas des hérétiques, qu’ils ne doivent pas être condamnés comme tels et que leur châtiment doit être moins grave, sauf dans le cas de suspicion violente. Mais ses paroles mêmes sont la condamnation la plus sévère de tout le système. Car comment repousser la « suspicion violente », puisqu'il était impossible d’invoquer des témoins ? L'accusé pouvait fort bien n’être pas hérétique ; mais s’il refusait à abjurer l’hérésie et île donner satisfaction, c’est-à-dire de confesser implicitement un crime imaginaire, il devait être livré au bras séculier ; s’il confessait et demandait d’être réconcilié à l'Église, il devait être jeté en prison pour le reste de ses jours[3].

En cas de suspicion légère ou véhémente, l’accusé devait fournir des cojureurs pour attester avec lui son innocence. Ces cojureurs devaient appartenir à la même classe sociale que lui. le connaître personnellement et jurer, d’abord, qu’ils le croyaient orthodoxe, puis, qu’ils croyaient véridique son serment d’exculpation. Leur nombre variait, suivant le bon plaisir de l'inquisiteur et le degré de la suspicion, entre trois et vingt ou trente, ou même, davantage. S'il s’agissait d'étrangers, qui ne connaissaient personne dans le pays, l'inquisiteur devait se contenter de peu. La cojuration n’était pas une vaine cérémonie et, comme d’habitude, tout y conspirait contre l’accusé. S’il ne réussissait pas à se, procurer le nombre voulu de cojureurs, ou négligeait de le faire dans le délai d’une année, la loi de Frédéric II était mise en vigueur et il était généralement condamné au bûcher comme hérétique ; quelques inquisiteurs soutenaient, il est vrai, que cela constituait seulement une preuve présomptive, non une preuve absolue, et que le suspect pouvait échapper au bûcher en confessant et en abjurant, pour subir ensuite, bien entendu, la pénitence de la prison perpétuelle. S'il réussissait à se purger par la procédure de la cojuration, il n’était pas acquitté pour cela. Lorsque la suspicion qu’il éveillait était qualifié de véhémente, il pouvait encore être puni ; même si la suspicion était légère, le fait d'avoir été suspecté le notait pour toujours d’infamie. Avec la curieuse inconséquence qui caractérisait la procédure inquisitoriale, on le contraignait à abjurer l'hérésie après qu'il eut établi son innocence ; cette abjuration restait à son dossier et, dans le cas d’une accusation ultérieure, le fait d’avoir échappé à la première était compté comme une preuve de culpabilité. Si la purgation avait été motivée par une suspicion légère, sa peine, à la suite d'une accusation nouvelle, était aggravée ; s'il y avait eu suspicion véhémente, il était considéré comme relaps, indigne de pitié et livré, sans autre procès, au bras séculier. Dans la pratique, cette iniquité est surtout intéressante comme manifestant l’esprit de l'Inquisition ; car ses méthodes étaient trop rigoureuses pour que le recours à la purgation pût être fréquent et Zanghino, quand il traite ce sujet, est obligé de l’expliquer comme une coutume peu répandue. Cependant nous en connaissons une application digne de mémoire. En 1336, à Angermünde, le frère inquisiteur Jordan admit à l'épreuve de la purgation un certain nombre de personnes accusées de la mystérieuse hérésie luciférienne ; quatorze hommes et femmes, incapables de réunir le nombre voulu de cojureurs, furent brûlés vifs.

Dans tous les cas où l’accusé était admis à se réconcilier à l'Église, l’abjuration de l’hérésie était une formalité indispensable. Il y avait diverses manières d’abjurer, suivant que la suspicion était légère, véhémente ou violente, suivant aussi qu’on s’était, ou non, confessé et repenti. La cérémonie avait lieu en public, à un autodafé, sauf dans des cas rares, comme ceux d'ecclésiastiques dont la vue pouvait faire scandale ; (die comportait souvent une peine pécuniaire, destinée à garantir l'observation des engagements souscrits. Le point essentiel était que le pénitent devait abjurer l'hérésie en général, et, en particulier, l’hérésie dont il était accusé. Cela fait, en cas de rechute dans l’erreur, il pouvait toujours être livré sans procès au bras séculier, sauf si l’abjuration avait été motivée par une suspicion « légère ». On conçoit donc combien il était nécessaire de faire abjurer au pénitent l’hérésie in genere, car, sans cela, après avoir abjuré le Catharisme, il aurait pu adopter l’hérésie vaudoise et ne pas être considéré comme relaps. Dans la pratique, un tel changement de doctrine ne pouvait guère se présenter, mais le fait que les inquisiteurs l’ont prévu montre à quel point ils se souciaient de la forme, tout en manifestant un profond dédain pour ce que nous appelons la justice.

L’importance attribuée à l’abjuration parait clairement dans un cas de l’Inquisition de Toulouse en 1310. Sibylle, femme de Bernard Borell, avait été contrainte de se confesser et d’abjurer en 1305. Persistant dans ses pratiques d’hérésie, elle fut arrêtée derechef en 1309 et obligée à une nouvelle confession. En sa qualité d’hérétique relapse, elle était irrévocablement destinée au bûcher ; mais, heureusement pour elle, sa première abjuration ne put être retrouvée dans les archives du Saint-Office" et, bien que le reste de l’instruction faite en 1303 fût accessible, elle ne put être poursuivie que pour un premier crime et ne fut condamnée qu'à la prison perpétuelle.

Dans le cas de suspects qui s’Innocentaient par la compurgation (cojureurs), l’abjuration ne comprenait naturellement pas la confession. Mais dans des accusations d’hérésie avec témoignages à charge, personne ne pouvait être admis à abjurer sans avoir préalablement confessé ce dont on l’accusait. Des dénégations étaient qualifiées d’endurcissement et, à ce titre, justiciables du bûcher ; la confession était la première condition requise pour l’abjuration. Dans les cas ordinaires, où l’on employait la torture, la confession se produisait presque toujours. Il y eut cependant des cas extraordinaires, comme celui de Jean Huss à Constance, où la torture ne fut pas employée et où l'accusé nia toutes les charges d'erreur relevées contre lui. Dans des cas pareils, la nécessité de la confession avant l'abjuration ne doit pas être perdue de vue si nous voulons en comprendre toutes les conséquences.

 

 

 



[1] En 1254, saint Louis ordonne que dans tous les cas criminels où la procédure inquisitoriale est en usage, la procédure entière doit être soumise à l’accusé. — Vaissette, éd. Privat, VIII. 1348.

[2] Dans le registre de l’Inquisition de Carcassonne, de 1210 à 1258, M. Molinier a relevé deux cas ou l'accusé put faire intervenir des témoins à décharge. Dans l'un d’eux, G. Vilanière invoqua deux témoins pour prouver un alibi ; dans l’autre, Guillerm Nègre produisit une lettre de réconciliation et de pénitence. Chaque fois la défense eut partie gagnée (L'Inquisition dans le Midi, p. 344.)

[3] Il est curieux de voir Cornélius Agrippa soutenir que la loi interdit à l'Inquisition de se mêler des cas impliquant simple suspicion, ou le fait d'avoir défendu, accueilli ou secouru des hérétiques (De Vanitate Scientiarnm, cap. XCVI.) — Son contemporain, le savant jurisconsulte Ponizinibio, remarque, au contraire, expressément, que la simple suspicion, même non autorisée par la rumeur publique, suffit à justifier la procédure pour hérésie, mais non pour d’autres crimes (Ponzinibii de Lamiis c. 88.)