HISTOIRE DE L'INQUISITION AU MOYEN-ÂGE

TOME PREMIER — ORIGINES ET PROCÉDURE DE L’INQUISITION

 

CHAPITRE X. — LES TÉMOIGNAGES.

 

 

Nous avons signalé, dans le chapitre précédent, la tendance naturelle de la procédure inquisitoriale à revêtir le caractère d’un duel entre le juge et l'accusé. Ce déplorable résultat était le fruit du système et de la tâche imposée à l'inquisiteur. On voulait qu’il pénétrât au fond du cœur d’un homme, qu’il scrutât l'inscrutable. Son orgueil professionnel, autant que son zèle pour la foi, le poussait à démontrer par tous les moyens qu’il ne se laisserait pas tromper par les malheureux amenés devant son tribunal.

Dans une pareille lutte, les témoignages comptaient généralement pour peu de chose, sinon de prétextes à l’arrestation et à la poursuite ou comme moyens d’intimidation. On acceptait à ce titre les rumeurs les plus légères, même émanant d’une personne notoirement portée â la calomnie, que l’on pouvait toujours se dispenser de faire comparaître. Le vrai champ de bataille était la conscience du prisonnier ; sa confession était le prix delà victoire. Toutefois, la pratique de l’Inquisition relativement aux témoignages mérite d’être examinée en passant ; on y voit comment le parti-pris de tout conduire « dans l'intérêt de la foi » donna naissance à la pire jurisprudence que l'homme ait jamais inventée et eut pour résultats habituels les plus abominables injustices. La manière tout à fait simple et franche avec laquelle des règles destructives de tout principe d’équité sont énoncées par des hommes qui étaient sans doute honnêtes dans les autres circonstances de leur vie, enseigne une leçon salutaire sur les effets dégradants du fanatisme, qui corrompt et pervertit les intelligences même les mieux douées et les plus saines. Les tribunaux ecclésiastiques ordinaires n’avaient nullement donné l’exemple à cet égard. Leur procédure, fondée sur la loi civile, acceptait et mettait en vigueur les régies de celle-ci touchant la recevabilité des témoignages, et admettait que le devoir de faire la preuve incombait à l’accusateur. Innocent III, dans ses instructions au sujet des Cathares de la Charité, rappelait aux autorités locales que de fortes présomptions n’étaient pas des preuves et ne suffisaient pas à motiver des condamnations dans une matière aussi grave — règle qui fut incorporée dans le Droit canonique où elle devint simplement, pour les inquisiteurs, un prétexte à rechercher la certitude en extorquant des aveux par la violence. Les remarques suivantes de Bernard Gui montrent à quel point ils se sentaient affranchis de toute réserve : « Les accusés ne doivent pas être condamnés à moins qu’ils n’avouent ou ne soient convaincus par des témoins, — non pas, il est vrai, selon les lois ordinaires, comme pour d’autres crimes, mais selon les lois particulières et les privilèges concédés aux inquisiteurs par le Saint Siège ; car il y a beaucoup île choses qui sont particulières à l'Inquisition. »

Presque dès le début de l’activité du Saint-Office, on fit effort pour définir ce qui constituait l’évidence de l’hérésie. Le Concile de Narbonne, en 1244, termine l’énumération de diverses indications à ce sujet en déclarant qu’il suffit que l’accusé soit convaincu d’avoir « manifesté par quelque signe ou parole qu’il avait confiance dans des hérétiques ou les considérait comme de bons hommes » (bos homes). Les témoignages reçus ôtaient aussi frivoles et impalpables que les faits qu’on voulait établir par eux. Dans les volumineuses séries d'interrogatoires et de dépositions que nous ont conservées les archives de l'Inquisition, nous voyons que les témoins sont autorisés et même exhortés à dire tout ce qui leur passe par la tête. On attachait un grand poids à la rumeur publique, à l’opinion populaire, et. pour constater cette opinion, celle du témoin était acceptée sans réserve, même si elle était fondée sur un préjugé personnel, sur des on-dit, des rumeurs vagues ou des bavardages sans portée. Tout ce qui pouvait nuire à l’accusé était recherché avec avidité et scrupuleusement mis par écrit. En 1240, lorsqu’on travaillait à la ruine des seigneurs de Niort, il y eut à peine un témoin, sur cent quatre-vingts que Ton entendit, qui fût en état de relater, comme l’ayant constaté en personne, un acte quelconque à la charge des accusés. En 1254, Arnaud Baud de Montréal fut déclaré « suspect d'hérésie » parce qu’il avait continué à visiter sa mère et à l’aider dans son besoin après qu’elle eût été hérétiquée ; il n’y avait aucun autre grief contre lui, mais celui-là suffisait, car le devoir d’Arnaud eût été de dénoncer sa mère pour qu’elle fut brûlée. On finit par ériger en principe qu’un mari ou une femme, sachant que son conjoint était hérétique, devait le dénoncer dans le délai d’une année, faute de quoi il était considéré comme complice et, sans plus ample examen, condamné aux peines de l’hérésie.

Bien entendu, l’inquisiteur consciencieux ne se dissimulait pas qu’il tournait dans un cercle vicieux ; il essayait donc de se tranquilliser en se persuadant qu’il pouvait découvrir des indices certains de l’hérésie. Les auteurs en énumèrent un grand nombre. Ainsi, en ce qui concernait les Cathares, il suffisait de montrer que l’accusé avait « vénéré » un Parlait, lui avait demandé sa bénédiction, avait mangé ou conservé du pain béni par lui, avait volontairement assisté à une hérétication, était entré dans la covenansa pour être hérétiqué à son lit de mort, etc. En ce qui concernait les Vaudois, les signes distinctifs étaient les suivants : s’être confessé à un homme qui n’avait pas été régulièrement ordonné par un évêque orthodoxe et avoir accepté de lui une pénitence ; avoir prié suivant le ri te Vaudois en fléchissant les genoux sur un banc ; avoir assisté à la messe vaudoise ; avoir reçu de prêtres vaudois la « paix » ou le pain bénit. Tout cela avait été facile à cataloguer ; mais, au-delà, s’étendait une région de doute où se produisaient, des divergences d’opinion.

Le concile d’Albi, en 1234, déclara que le fait d’être entré dans une maison connue pour être celle d'un hérétique changeait la suspicion simple en suspicion grave ; et Bernard Gui nous rapporte qu’aux yeux de certains inquisiteurs le fait de rendre visite à des hérétiques, de leur donner des aumônes, de les guider dans leur voyage, etc., suffisait pour motiver une condamnation. Cependant Bernard, d'accord avec Gui Foucoix, ne partage pas cette opinion ; car, dit-il, un homme peut faire tout cela par amitié ou pour un salaire. Le cœur de l’homme, ajoute-t-il, est profond et impénétrable, niais l’inquisiteur s’efforce de se satisfaire en alléguant que tout ce qui ne peut être expliqué favorablement doit être retenu comme une preuve adverse. C’est un fait notable que dans de longues séries d’interrogatoires on cherche vainement une seule question relative aux croyances de l’accusé. Toute l’énergie de l’inquisiteur tendait à obtenir des informations sur ses actes extérieurs. Il en résultait nécessairement que presque tout était laissé à la discrétion de l’inquisiteur et que la sentence finale dépendait plus de son humeur que des preuves de culpabilité ou d’innocence. Un seul exemple suffit à montrer la fragilité des indices dont pouvait dépendre la vie d’un homme. En 1234, Accursio Aldobrandini, marchand florentin de Paris, fit la connaissance de quelques étrangers avec lesquels il causa plusieurs fois et qu’il salua ensuite par politesse quand il les rencontrait. Un jour, il donna dix sols à leur domestique. Quand il apprit que ses nouvelles connaissances étaient des hérétiques, il se sentit perdu, car le fait de les avoir salués pouvait être interprété comme l’équivalent de cette « vénération » qui était l’indice par excellence de l’hérésie. Il se bâta de se rendre à Borne et soumit l’affaire à Grégoire IX, qui exigea de lui une caution et chargea l’évêque de Florence de faire une enquête sur les antécédents d’Accursio. Le rapport fut examiné par les cardinaux d’Ostie et de Préneste et reconnu entièrement favorable ; Accursio se tira d’affaire moyennant une pénitence imposée par le pénitencier pontifical, Raymond de Pennaforte, et Grégoire écrivit aux inquisiteurs de Paris de ne point le molester.

Avec un pareil système, le catholique le plus dévot ne pouvait pas se sentir en sûreté pendant un seul instant de sa vie.

En dépit de tous ces efforts pour définir l’indéfinissable, il était inévitable que, dans un très grand nombre de cas, l’aveu de l’accusé put seul entraîner la certitude. En conséquence, pour éviter le malheur d’acquitter ceux qui ne pouvaient être amenés à des aveux, il devint nécessaire d’imaginer un nouveau crime, celui de « suspicion d’hérésie ». Cela ouvrait un vaste champ aux subtilités infinies où se complaisaient les juristes des Ecoles, qui faisaient de leur prétendue science une digne rivale de la théologie scolastique. On commença par distinguer trois degrés de suspicion, suivant qu’elle était légère, véhémente ou violente', les glossateurs travaillèrent avec délices à définir la quantité et la qualité des témoignages qui autorisaient une de ces trois suspicions, avec le résultat prévu que, dans la pratique, la décision finale était laissée à la discrétion du juge. Qu’un homme contre lequel aucune preuve positive n’avait été fournie pût être puni simplement parce qu’il était suspect, cela 434 paraîtra aux modernes l’effet d'une singulière conception de la justice ; mais, aux yeux de l’inquisiteur, c’était faire injure à Dieu et aux hommes que de laisser éi happer sans châtiment une personne dont l’orthodoxie n’était pas absolument certaine. Comme bien d’autres doctrines professées par l’Inquisition, celle-ci pénétra dans la loi criminelle de tous les pays et contribua pendant plusieurs siècles à la pervertir.

On admettait généralement que deux témoins étaient nécessaires pour faire condamner un homme de bonne réputation, bien que certains auteurs en demandassent davantage. Toutefois, lorsqu'une accusation menaçait de ne pas aboutir faute de témoignages, la discrétion de l'inquisiteur était le suprême arbitre ; on convenait que, si l’on ne pouvait invoquer deux témoins pour le même fait, deux témoins isolés, attestant chacun un fait de même caractère, devaient suffire. Quand il n’y avait, en tout, qu’un seul témoin, l'accusé était cependant soumis à la purgation canonique. Si un témoin rétractait son témoignage et que ce témoignage fût favorable à l'accusé, il était réputé nul ; mais si le témoignage était défavorable, c’est la rétractation qui passait pour non avenue[1].

Le même parti-pris présidait à l’admission des témoins mal lamés. La loi romaine rejetait le témoignage de complices et l’Église avait adopté cette règle. Dans les Fausses Décrétales, il était dit qu’aucun homme ne serait admis comme accusateur s'il était hérétique, suspect d’hérésie, excommunié, homicide, voleur, sorcier, devin, ravisseur, adultère, faux témoin ou client des devins et des diseurs de bonne aventure. Mais quand l’Église commença à persécuter les hérétiques, toutes ces sages prohibitions furent oubliées. Dès l’époque de Gratien, les témoins hérétiques ou infâmes étaient recevables quand il s'agissait d’hérésie. Les édits de Frédéric II enlevèrent aux hérétiques le droit de témoigner, mais celte incapacité fut levée lorsqu’ils avaient à témoigner contre d’autres hérétiques. Il y avait, toutefois, quelque hésitation sur ce point, comme le montre l’Inquisition légatine tenue à Toulouse en 1229. A celle occasion, un hérétique converti, Guillem Solier, fut réhabilité afin de pouvoir témoigner valablement contre ses anciens coreligionnaires. En 1200 encore, Alexandre IV fut obligé de rassurer les inquisiteurs français en leur affirmant qu’ils pouvaient se servir sans crainte du témoignage îles hérétiques. Mais bientôt ce principe fut généralement accepté, incorporé dans le droit canonique et confirmé par une pratique constante. A la vérité, s’il en avait été autrement, l’Inquisition aurait été privée d'une de ses ressources les plus- fécondes pour découvrir et poursuivre les hérétiques. De même, les excommuniés, les parjures, les personnes infâmes, les usuriers, les filles publiques et toutes les personnes qui, suivant la jurisprudence criminelle du temps, étaient considérées comme incapables de porter témoignage, pouvaient témoigner valablement contre des hérétiques. De toutes les exceptions légales que l’on pouvait invoquer contre des témoins, une seule, celle d'inimitié mortelle, était maintenue[2].

D’après la loi criminelle en usage dans les pays d’Italie, personne ne devait témoigner au-dessous de l’âge de vingt ans ; mais, dans les affaires d'hérésie, les dépositions de témoins plus jeunes étaient reçues et, bien que non légales, suffisaient à justifier la torture. En France, la limite d’âge semble avoir été moins rigoureusement fixée et la décision était réservée, en cela comme en tant d’autres matières, à la discrétion de l’inquisiteur. Comme le concile d’Albi fixe â sept ans l’âge où les enfants devaient fréquenter l'Eglise, apprendre le Credo, le Pater Noster et la Salutation à la Vierge, on peut admettre qu'au-dessous de cet âge leur témoignage n'était pas reçu. Dans les procès-verbaux de l'inquisition l’âge des témoins est rarement indiqué ; cependant j’ai noté un cas, en 1244, après la prise du nid d'hérétiques de Montségur, où il est question d’un témoin, Armand Olivier, âgé de dix ans seulement. Il avoua avoir été un croyant cathare depuis qu’il avait atteint l'âge de raison et il devenait ainsi responsable tant pour lui- même que pour les autres. Son témoignage est sérieusement allégué contre son père, sa sœur et près de soixante-dix autres personnes ; il y donne les noms de soixante personnes qui, près d’une année auparavant, avaient assisté au sermon d’un évêque cathare. La précision extraordinaire d’une mémoire aussi jeune ne semble avoir éveillé aucun soupçon et ce témoignage d’un enfant dut sembler décisif contre tous les malheureux qu’il avait désignés, car, à l’en croire, ils avaient tous « vénéré » leur chef spirituel.

Les femmes, les enfants et les serviteurs des accusés ne pouvaient pas témoigner en leur faveur ; mais si leur témoignage était hostile, on le recevait avec plaisir et on le considérait même comme particulièrement probant. IL en était de même des hérétiques, qui, comme nous l’avons vu, étaient reçus comme témoins à charge, mais repoussés s’ils témoignaient en sens contraire. En somme, la seule exception qu’on put invoquer contre un témoin était celle de malignité. Si c’était un ennemi mortel du prisonnier, on présumait que son témoignage était dicté par la haine plutôt que par le zèle pour la foi et l’on demandait qu’il fut rejeté. Quand il s’agissait d’un mort, le témoignage du prêtre qui l’avait confessé et lui avait administré le viatique, ne comptait pour rien ; si le même prêtre témoignait que le défunt avait avoué son hérésie, s’était rétracté et avait reçu l’absolution, ses ossements n’étaient pas exhumés et brûlés, mais ses héritiers devaient supporter l’amende ou la confiscation qui lui auraient été infligées de son vivant.

Bien entendu, aucun témoin ne pouvait refuser de témoigner. Aucun privilège, aucun vœu, aucun serment ne pouvaient l'affranchir de ce devoir. S'il y mettait de la mauvaise volonté ou de l'hésitation, il y avait tout auprès du tribunal la chambre de torture, dont les instruments de persuasion étaient employés plus libéralement encore contre les témoins que contre les accusés. C’est grâce à leur intervention qu’on parvenait à lever tous les doutes au sujet de la sincérité des témoignages ; si ce terrible abus resta longtemps en vigueur dans le droit criminel de toute l’Europe, c’est à l’exemple donné par l'Inquisition qu'il est juste de l’attribuer. Même le secret du confessionnal n’était pas respecté dans les efforts fanatiques des inquisiteurs pour obtenir toutes les informations possibles contre les hérétiques. Les prêtres avaient ordre d’exiger que leurs pénitents leur révélassent tout ce qu'ils savaient au sujet d'hérétiques et de fauteurs de l’hérésie. Le secret de la confession ne pouvait pas être ouvertement violé, mais on arrivait indirectement au même résultat. Quand un confesseur apprenait quelque chose touchant l’hérésie, il devait en prendre note et s’efforcer de persuader à son pénitent de le révéler aux autorités compétentes. S’il n’y réussissait pas, il devait, sans prononcer de noms, consulter des hommes « expérimentés et craignant Dieu » pour savoir quel parti il lui fallait prendre. On devine où aboutissaient ces pieuses consultations, puisque le seul fait de demander conseil en pareille occurrence montre que l’obligation même du secret n’était pas réputée absolue.

L’hérésie était naturellement un cas « réservé » pour lequel le confesseur ordinaire ne pouvait donner l’absolution. Ainsi un homme de Réalmont en Albigeois, qui se repentait d’avoir assisté à un conventicule de Cathares, alla trouver un Franciscain et se confessa à lui, acceptant la pénitence ordinaire consistant en petits pèlerinages et en quelques autres actes de contrition. Mais, à son retour, il fut saisi par l’Inquisition, jugé et jeté en prison ; la pénitence qu’il avait subie était considérée comme nulle et non avenue.

 

Après avoir ainsi jeté un coup d'œil sur les procédés de l’Inquisition en matière de témoignage, nous en croyons volontiers les légistes d’après lesquels une condamnation pour hérésie s'obtenait plus facilement que pour tout autre crime. On enseignait aux inquisiteurs qu’un faible témoignage suffisait à la prouver — probatur quis hœreticus ex levi causa ; mais quelque abominable qu’ait été ce système, il y avait pis encore. L’infamie suprême de l’Inquisition consistait à refuser aux accusés toute connaissance des noms des témoins qui déposaient contre eux.

Dans les tribunaux ordinaires, même lorsque la procédure était inquisitoriale, les noms des témoins étaient communiqués à l'accusé avec leurs témoignages. On se souvient que lorsque le légat Romano conduisit une enquête à Toulouse en 1229, les accusés le poursuivirent jusqu’il Montpellier en le suppliant de leur faire connaître les noms de ceux qui avaient témoigné contre eux. Le cardinal reconnut leur droit, mais se lira d’affaire en leur montrant seulement la longue liste île tous les témoins qui avaient comparu pendant l'enquête, alléguant comme excuse le danger auquel ces témoins étaient exposés de la part de ceux qu’ils avaient chargés. Il est vrai que ce danger était réel, les inquisiteurs et les chroniqueurs rapportant quelques cas d’assassinat attribués à cette cause ; il y en avait eu six à Toulouse entre 1301 et 1310. C’est le contraire qui eût été surprenant et peut-être la crainte de cos sauvages représailles aurait-elle pu servir utilement à réfréner la rage dos délations malveillantes. Mais le fait qu’une excuse aussi futile était alléguée systématiquement montre seulement que l’Église avouait ses dénis de justice et en avait bonté, puisqu’aucune précaution semblable n’était jugée nécessaire dans les autres affaires criminelles. Dès 1244 et 1246, les conciles de Narbonne et de Béziers défendent aux inquisiteurs de désigner les témoins d'une manière quelconque, alléguant comme motif le « désir prudent » du Saint-Siège. Quand Innocent IV et ses successeurs réglèrent la procédure inquisitoriale, la défense de publier les noms des témoins, par crainte de les exposer à des sévices, fut tantôt exprimée et tantôt omise. Lorsqu’enfin Boniface VIII incorpora dans le droit canonique la règle de taire les noms, il exhorta expressément les évêques et les inquisiteurs à agir à cet égard avec des intentions pures, à ne point taire les noms quand il n’y avait pas de péril fi les communiquer et à les révéler si le péril venait à disparaître. En 1299, les Juifs de Rome se plaignirent à Boniface que les inquisiteurs leur dissimulaient les noms des accusateurs et des témoins. Le pape répliqua que les Juifs, bien que fort riches, étaient sans défense et ne devaient pas être exposés à l’oppression et à l’injustice résultant des procédés dont ils se plaignaient. Sans doute, il leur en coûta une forte somme, mais, en fin de compte, ils obtinrent ce qu'ils demandaient. Partout ailleurs, c’était un fait reconnu que les inquisiteurs ne tenaient nul compte des exhortations de Boniface, comme les conciles de Narbonne et de Béziers avaient dédaigné les instructions similaires du cardinal d’Albano. Bien que, dans les manuels à l’usage des inquisiteurs, la réserve dite du péril soit généralement mentionnée, les instructions touchant la conduite des procès admettent toujours, comme une chose évidente, que le prisonnier ignore les noms des témoins à charge. Dès l’époque de Gui Foucoix, ce légiste considère la dissimulation du nom des témoins comme une pratique générale ; un manuel manuscrit presque contemporain de Gui signale cet usage comme une règle ; plus tard, Eymerich et Bernardo di Como nous disent l’un et l’autre que les cas où il n’y a pas péril pour les témoins sont rares, que le péril est grand lorsque l'accusé est puissant et riche, mais plus grand encore quand il est pauvre et que ses amis n’ont rien à perdre. Evidemment, Eymerich juge plus convenable de refuser nettement les noms que d’adopter l’expédient de quelques inquisiteurs trop consciencieux auxquels le cardinal Romano servit de modèle. Cet expédient consistait à présenter les noms des témoins inscrits sur une feuille spéciale, dans un ordre tel qu'il était impossible d’attribuer tel témoignage à l'un ou à l’autre, ou mêlés à d’autres noms de manière è ce que la défense fût hors d’état de reconnaître ceux des témoins. De temps en temps, on adoptait un système un peu moins déloyal, mais également efficace, consistant à déférer le serment à une partie des témoins en présence de l’accusé et à examiner les autres en son absence. Ainsi, en 1319, lors du procès de Bernard Délicieux, sur quarante-huit témoins dont on rappelle les dépositions, seize seulement prêtèrent serment en sa présence. Lors du procès de Jean Huss, en 1414, il est dit qu’à un certain moment quinze témoins furent introduits dans sa cellule et y prêtèrent Serment devant lui.

Le refus de communiquer les noms des témoins n’était qu’un premier pas : on en vint bientôt, du moins dans certains procès, à dissimuler les témoignages, l/accusé était alors jugé sur des pièces qu’il n’avait pas vues, émanant de témoins dont il ignorait l’existence. Comme, en principe, on ne reconnaissait à ce dernier aucun droit, l’inquisiteur pouvait se permettre sans scrupule tout ce qui lui semblait conforme aux intérêts de la foi. Ainsi, nous dit-on, si un témoin à charge rétracte son témoignage, l’accusé ne doit pas on être instruit, car cela pourrait l’encourager dans sa défense ; cependant on recommande au juge de ne point perdre de vue cet incident au moment de rendre sa sentence. La sollicitude de l’Inquisition 440 pour la sécurité des témoins allait même si loin que l’inquisiteur pouvait, s’il le jugeait convenable, refuser de communiquer à l’accusé une copie des témoignages. Affranchi de toute surveillance et, dans la pratique, de tout danger d’appel, l’inquisiteur suspendait ou abrogeait à son gré foutes les lois tutélaires de la défense, lorsque les exigences de la religion en péril paraissaient le commander.

Parmi les nombreux maux résultant de cette dissimulation, qui*déchargeait témoins et accusateurs de toute responsabilité, le moindre n’était pas le stimulant ainsi ajouté à la délation et la tentation offerte aux âmes viles de satisfaire leurs rancunes. Même sans désir particulier de nuire à autrui, un malheureux, dont la volonté avait été brisée par les souffrances et la torture, pouvait, au moment de sa confession tardive, ajouter de l'intérêt à son histoire en y faisant entrer les noms de toutes les personnes qu’il connaissait, en déclarant qu’elles avaient assisté à des conventicules et à des hérétications. Il n’est pas douteux que la tâche de l’Inquisition n’ait été grandement accrue par la protection qu’elle accordait ainsi aux délateurs et aux calomniateurs ; elle devint par-là l’instrument et l'auxiliaire d'un nombre immense de faux témoins. Les inquisiteurs sentaient bien ce danger et prenaient souvent des précautions en conséquence, avertissant un témoin des peines attachées au parjure, l'obligeant à déclarer qu'il s'y soumettait à l’avance, l’interrogeant d’une façon pressante pour savoir s'il avait été suborné. De temps en temps, nous trouvons un juge consciencieux, comme Bernard Gui, qui examine avec soin les témoignages, les compare et y démêle des contradictions qui prouvent que l'un d’eux au moins est mensonger. Il fit cela, à notre connaissance, deux fois, en 1312 et en 1316 ; le premier de ces cas offre un intérêt particulier.

Un certain Pons Arnaud se présenta spontanément et accusa son fils Pierre d’avoir essayé de le faire hérétiquer alors qu’il était atteint d'une maladie qui paraissait mortelle. Le fils nia. Bernard s’assura que Pons n’avait pas été malade à la date indiquée et que, dans lu localité désignée par le père, il n’y avait jamais eu d’hérétiques. Armé de cette information, il obligea l'accusateur à confesser qu’il avait inventé toute l’histoire pour perdre son fils. Si cette affaire fait honneur à l'inquisiteur, elle montre trop clairement aussi de quels pièges était alors entourée l'existence de tous les hommes. Un cas semblable se produisit en 1329. Henri de Chamay, inquisiteur de Carcassonne, découvrit à cette époque une véritable conspiration ourdie pour perdre un Innocent, et il eut la satisfaction de contraindre cinq faux témoins à avouer leur crime. Bien que le faux témoignage fût sévèrement puni, il se produisait d’autant plus fréquemment qu'il était plus difficile a découvrir. Dans les documents trop peu nombreux qui sont parvenus jusqu’à nous, on trouve la mention de six faux témoins (dont deux prêtres et un clerc), condamnés lors d’un autodafé tenu 4 Pamiers en 1323 ; quatre furent condamnés à Narbonne en décembre 1328 ; un à Pamiers, quelques semaines après ; quatre autres à Pamiers, en janvier 1329, et sept autres (dont l’un était notaire) à Carcassonne, au mois de septembre de la même année. Nous pouvons conclure de là que si les archives de l’Inquisition nous étaient accessibles dans leur ensemble, la liste des faux témoins serait d’une longueur effroyable et impliquerait un nombre prodigieux d’erreurs judiciaires, commises toutes les fois que les faux témoins ne purent être démasqués à temps. Nous n’avons pas besoin d’apprendre par Eymerich que les témoins conspiraient souvent la ruine d’un Innocent ; mais nous pouvons ne point partager sa confiance lorsqu’il nous assure qu’un examen rigoureux permet toujours à l'inquisiteur de découvrir la fraude. V a-t-il autre chose que la logique inquisitoriale poussée à l’extrême dans cet aphorisme de Zanghino, qu’un témoin qui rétracte un témoignage hostile doit être puni pour faux témoignage, mais que son témoignage même doit être conservé et peser de tout son poids sur la sentence ?

Quand on démasquait un faux témoin, on le traitait aveu autant de sévérité qu’un hérétique. Quatre pièces de drap rouge, découpées en forme de langues, étaient fixées, deux sur sa poitrine, deux sur son dos, et il était condamné à porter, sa vie durant, ces marques d’infamie ; le dimanche, pendant le service divin, on l’exhibait au peuple sur un tréteau devant la porte de l’église, et il était généralement jeté en prison pour le reste de sa vie. En 1322, un nommé Guillem Maurs fut condamné pour avoir falsifié, à l'aide de complices, des lettres de l’Inquisition, qui permettaient de lancer des citations pour crime d’hérésie et d’extorquer de l’argent il ceux qu'on menaçait. Maure dut porter sur la poitrine et sur le dos-non plus des langues, mais des lettres rouges. D’ailleurs, la rigueur du châtiment n’était pas uniforme, Les faux témoins condamnés à Damiers en 1323 ne furent pas punis de prison. En revanche, les quatre faussaires de -Narbonne, en 1328, furent considérés comme particulièrement coupables, parce qu’ils avaient été subornés par des ennemis personnels de l'accusé : on les condamna à l’emprisonnement perpétuel, au pain et à l’eau, avec des chaînes aux mains et aux pieds. L’assemblée d’experts tenue à Damiers, lors de l'auto de janvier 1329, décida que les faux témoins devraient non seulement subir la prison, mais réparer les dommages qu'ils avaient causés aux accusés. Ce principe du talion fut appliqué plus complètement encore par Léon X en 1318, dans un rescrit à l’Inquisition d’Espagne, l'autorisant à livrer au bras séculier les faux témoins qui auraient réussi à causer un dommage notable à leurs victimes. Les expressions dont se sert le pape prouvent que ce crime était encore fréquent. Zanghino nous dit qu’à son époque il n’y avait pas de pénalité légale définie, et que le faux témoin devait être puni « à la discrétion de l’inquisiteur » — nouvel exemple de la tendance qui domine tonte la jurisprudence inquisitoriale, consistant à imposer aux tribunaux le moins d’entraves possible, à les revêtir d'un pouvoir discrétionnaire et à se fier à Dieu, au nom et pour la gloire duquel ils opéraient, afin qu’il leur inspirât la sagesse nécessaire à l'accomplissement de leur mission.

 

 

 



[1] Devant les tribunaux laïques, si un témoin affirmait l’innocence d’un accusé et se rétractait ensuite, le premier témoignage passait pour valable et le second pour nul ; au contraire, dans les procès d’hérésie, des témoignages défavorables étaient toujours accueillis et retenus. — Ponzinibii, de Lamiis, c. 84.

[2] Suivant la loi anglaise de cette époque, les criminels et leurs complices ne pouvaient pas témoigner, même dans le cas de haute trahison (Bracton, Lib. III, Tract. II. cap. 3, n° 1.)