HISTOIRE DE L'INQUISITION AU MOYEN-ÂGE

TOME PREMIER — ORIGINES ET PROCÉDURE DE L’INQUISITION

 

CHAPITRE IX. — LA PROCÉDURE INQUISITORIALE.

 

 

La procédure des cours épiscopales, dont il a été question dans un des chapitres précédents, était fondée sur les principes du droit romain ; quels qu’aient pu en être les abus dans la pratique, elle était en théorie équitable et soumise à des règles rigoureusement définies. Avec l'Inquisition, ces garanties dis- parurent. Pour bien comprendre sa méthode juridique, il faut nous faire une idée de la manière dont l’inquisiteur concevait ses relations à l’égard des accusés que l’on amenait à son tribunal. En tant que juge, il défendait la foi et vengeait les injures faites à Dieu par l’hérésie. Mais il était plus encore qu’un juge : il était un confesseur luttant pour le salut des âmes que l’erreur entraînait à la perdition. En cette double qualité, il était revêtu d'une autorité bien supérieure à celle des juges séculiers. Pourvu que sa sainte mission fut remplie, les moyens importaient peu. Si le coupable espérait quelque pitié pour son crime impardonnable. il devait témoigner d'abord une soumission sans réserve au père spirituel qui travaillait à le sauver de l’enfer. La première chose qu’on exigeât de lui, quand il se présentait au tribunal, était le serment d’obéir à l'Eglise, de répondre véridiquement 4 toutes les questions qui lui seraient posées, de dénoncer tous les hérétiques connus de lui et de se soumettre à toute pénitence qu’on lui imposerait ; s'il refusait de prêter ce serment, il se proclamait lui-même un hérétique convaincu et impénitent[1].

Le devoir de l’inquisiteur se distinguait encore de celui du 400 juge ordinaire en ce qu’il n’avait pas seulement à établir des faits, mais à s’assurer des pensées les. plus secrètes et des opinions intimes de son prisonnier. A la vérité, pour l’inquisiteur, ces faits n’étaient que des indices, qu’il pouvait accepter ou négliger à son gré. Le crime qu’il poursuivait était un crime spirituel et les actes, quelques criminels qu’ils fussent, excédaient sa juridiction. Ainsi les meurtriers de St-Pierre Martyr furent poursuivis non comme meurtriers, mais comme fauteurs d’hérésie et adversaires de l’Inquisition. L’usurier n’était justiciable de ce tribunal que lorsqu'il affirmait ou témoignait par ses actes qu’il ne considérait pas l’usure comme un crime. Le sorcier ne pouvait être jugé par l’Inquisition que lorsque ses pratiques démontraient qu’il aimait mieux se fier à la puissance des démons qu’à celle de Dieu, ou qu’il professait des idées erronées sur les sacrements. Zanghino nous dit qu’il assista à la condamnation d’un prêtre qui vivait en concubinage et qui fut puni non pour ses mauvaises mœurs, mais parce qu’il célébrait tous les jours la messe en étal d’impureté et s’excusait en alléguant qu’il croyait se purifier quand il revêtait les habits sacerdotaux. Le doute lui-même était une forme de l’hérésie et l'une des tâches de l’inquisiteur consistait à s’assurer que la foi des fidèles n'était pas incertaine et vacillante. Les actes extérieurs et les professions verbales ne comptaient pour rien. L’accusé pouvait assister régulièrement à la messe, il pouvait être libéral dans ses offrandes, se confesser et communier ponctuellement, et néanmoins être hérétique dans son cœur. Amené devant le tribunal, il pouvait professer une soumission sans bornes aux décisions du Saint-Siège, l'orthodoxie la plus rigoureuse, le désir de souscrire sans discussion à tout ce qu’on exigerait de lui, et cependant être en secret un Cathare ou un Vaudois, digne d’être envoyé au bûcher. A la vérité, il y avait peu d’hérétiques qui sussent le courage de confesser leur foi devant le tribunal et, pour le juge consciencieux, ardent à détruire les renards qui ravageaient les vignes du Seigneur, la tâche d’explorer le secret des cœurs était loin d’être facile. Nous ne pouvons pas être surpris qu’il ait eu hâte de s’émanciper des entraves de la procédure ordinaire qui, en empêchant de commettre des injustices, auraient rendu stériles tous ses labeurs. Nous devons être moins surpris encore de constater que le zèle fanatique, la cruauté arbitraire et la cupidité insatiables aient rivalisé pour édifier un système atroce au-delà de toute' expression. Une science infinie eût seule été capable de résoudre équitablement les problèmes qui se posaient journellement aux inquisiteurs ; la fragilité humaine, décidée à atteindre un but déterminé, aboutit inévitablement à la conclusion pratique qu'il valait mieux sacrifier cent Innocents que de laisser échapper un seul coupable.

Ainsi, des trois formes des actions criminelles, l’accusation, la dénonciation et l'inquisition, la dernière devint nécessairement la règle, au lieu d’être l'exception, et, en même temps ; elle se trouva privée des garanties grâce auxquelles ses dangereuses tendances auraient été en quelque mesure neutralisées. Si un accusateur formel se présentait, l’inquisiteur avait pour devoir de le décourager en lui signalant le danger du talion auquel il s’exposait en paraissant en son nom ; par consentement général, cette forme d’action était écartée sous prétexte qu’elle était litigieuse, c’est-à-dire qu'elle offrait à l’accusé la possibilité de se défendre. En 1304, un inquisiteur, Fra Landulfo, imposa une amende de cent cinquante onces d’or à la ville de Reate, parce qu’elle avait officiellement accusé un homme d’hérésie et n'avait pas été capable d’en faire la preuve. Il y avait donc un danger réel pour l’accusateur démasqué et l’Inquisition n’hésitait pas à le faire sentir. L’action par dénonciation était moins sujette à critique, parce qu’alors l’inquisiteur agissait ex officio ; mais elle était insolite et, dès le début de l'institution, la procédure inquisitoriale prévalut à titre presque exclusif[2].

Non seulement, comme nous le verrons, toute garantie fut supprimée, mais l’accusé fut d'avance présumé coupable. Vers 1278, un inquisiteur expérimenté pose en principe et comme l'expression d’un usage général que, dans des localités fortement suspectes d’hérésie, chaque habitant doit être cité à comparaître, obligé d’abjurer l’hérésie et soumis à un interrogatoire détaillé sur lui-même et les autres, interrogatoire où tout manque de franchise devait exposer plus tard aux peines terribles qui frappaient les relaps. Ce n’était pas là une affirmation théorique, comme on le voit par les grandes enquêtes auxquelles présidèrent, en 1243 et 1246, Bernard de Caux et Jean de Saint-Pierre. Les procès-verbaux mentionnent230 interrogatoires des habitants de la petite ville d’Avignonet, 100 interrogatoires à Fanjeaux et 420 à Mas-Saintes-Puelles.

Quiconque avait atteint l’Age où l’Église le tenait pour responsable de ses actes ne pouvait échapper à l'obligation de répondre aux inquisiteurs. Les conciles de Toulouse, de Béziers et d’Albi admirent que cet âge était de quatorze ans pour les hommes et de douze ans pour les femmes, lorsqu’ils prescrivirent que le serment d’abjuration fût déféré à la population tout entière. D’autres se contentaient de dire que les enfants devaient être assez avancés pour comprendre l’importance d’un serment ; d’autres encore ramenaient l’âge de la responsabilité à sept ans ; enfin, quelques-uns le fixaient à neuf ans et demi pour les filles et à dix ans et demi pour les garçons. Il est vrai que dans les pays latins, où la minorité légale durait jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans, aucun individu au-dessous de cet Age ne pouvait comparaître en justice ; mais on tournait aisément cet obstacle en désignant un curateur, sous le couvert duquel il pouvait être torturé et condamné ; et lorsqu’on nous dit que personne ne pouvait être torturé au-dessous de l’Age de quatorze ans, on nous laisse deviner l’âge minimum de responsabilité pour le crime d'hérésie.

L’absence était réputée contumace et ne faisait qu’accroître la culpabilité présumée par une nouvelle et impardonnable offense ; en outre, dans la pratique, on estimait qu’elle équivalait à un aveu. Avant même qu’il ne fût question de l'Inquisition, la procédure inquisitoriale s’établit dans la jurisprudence ecclésiastique en vue précisément de pareils cas, comme lorsque Innocent III dégrada l’évêque de Coire sur des témoignages recueillis ex parte par ses commissaires, l’évêque ayant refusé à plusieurs reprises de comparaître devant eux. L’importance de cette décision est attestée par le fait que Raymond de Pennaforte l’incorpora dans le droit canonique, pour prouver que dans les cas de contumace le témoignage recueilli dans une inquisitio était valable pour une condamnation sans litis contestatio, c’est-à-dire sans débat entre l’accusation et.la défense. En conséquence, quand une partie manquait à comparaître, après citation régulière publiée dans son église paroissiale et les délais prévus, on n’hésitait pas à la condamner in absentia — l'absence de l'accusé étant pieusement compensée par « la présence de Dieu et îles Evangiles » au moment où la sentence était rendue. En fait, l’absence par contumace suffisait à justifier une condamnation. Frédéric II, dans son premier édit do. 1220, avait déclaré, à la suite du concile de Latran de 1215, que le suspect qui ne s’Innocentait pas dans l’année devait être condamné comme hérétique ; cette disposition fut appliquée aux absents, qui devaient être condamnés après une année d’excommunication, que l'on possédât ou non des preuves contre eux. Le fait de subir l’excommunication pendant une année sans chercher à la faire lever était une preuve d’hérésie en ce qui concerne le pouvoir des sacrements et celui des clefs ; quelques autorités étaient si sévères à cet égard que le concile de Béziers menaça des peines de l’hérésie ceux qui resteraient excommuniés pendant quarante jours. On ne tint même pas compte du délai prescrit de douze mois, car les inquisiteurs, lorsqu’ils citaient des absents, avaient pour instructions de les convoquer non-seulement à comparaître, mais à se purger dans un délai déterminé ; aussitôt ce délai passé, l’accusé était tenu pour coupable. Cependant, en pareil cas, le condamné était rarement livré au bras séculier ; l’Inquisition se contentait généralement d’emprisonner pour la vie ceux à qui l’on ne pouvait reprocher d’autre crime que la contumace, à moins que, au moment où l'on mettait la main sur eux, ils ne refusassent de se soumettre et d'abjurer.

La mort même n’offrait pas un refuge. Peu importait" que le pêcheur eût été appelé devant le tribunal de Dieu ; la foi devait être vengée par sa condamnation et les fidèles édifiés par son châtiment. S il n’avait mérité que la prison ou une peine légère, on se contentait de déterrer ses ossements et de les jeter au vent. Si son hérésie avait mérité le bûcher, ses restes étaient solennellement brûlés. On permettait un simulacre de défense à ses descendants et héritiers, qui se trouvaient lourdement frappes par la confiscation de leurs biens et des incapacités personnelles. Le zèle intraitable avec lequel on poursuivait quelquefois ces procès posthumes paraît dans le cas d’Armanno Pongilupo de Ferrare, sur les restes duquel, pendant trente-deux ans, l’évêque et l’inquisiteur de Ferrare furent en guerre ; l’inquisition finit par l’emporter en 1301. En ces matières, l'Église ne reconnaissait pas de prescription, comme elle le fit sentir aux héritiers et descendants de Gherardo de Florence ; en 1313, l’inquisiteur Fra Grimaldo commença et mena à bonne fin une action contre leur ancêtre qui était mort antérieurement à 1250 !

A prendre les choses au mieux, la procédure inquisitoriale était éminemment dangereuse parce que l’accusateur s’y confondait avec le juge. Aussi, quand on l’introduisit d’abord dans la jurisprudence ecclésiastique, on sentit qu’il était indispensable de prendre des précautions sérieuses pour éviter les abus. Le danger était encore accru lorsque le juge poursuivant était un zélote, décidé à l’avance à reconnaître dans tout prisonnier un hérétique, qui devait être convaincu et condamné à tout prix. Le danger n’était pas moindre quand ce juge était simplement avide, désireux de s’assurer le bénéfice d’amendes et de confiscations. Cependant l'Église professait la théorie que l’inquisiteur était un père spirituel impartial, dont les fonctions, ayant pour objet le salut des âmes, ne devaient être entravées par aucune règle. Toutes les garanties dont l’expérience des hommes avait reconnu la nécessité dans les procédures judiciaires du caractère le plus trivial, étaient supprimées de propos délibéré alors que la vie et la réputation des accusés, alors que leur fortune pendant trois générations étaient enjeu. Toute question douteuse était tranchée « dans l’intérêt de la loi ». L’inquisiteur était autorisé et exhorté à procéder sommairement, à ne pas s’inquiéter des formes, à ne pas permettre qu’on lui créât des obstacles du fait des règles judiciaires et des arguties des avocats, à abréger la procédure le plus possible en privant l’accusé des facilités ordinaires de la défense et en rejetant tous les appels et exceptions dilatoires. La validité de la conclusion ne pouvait être atteinte par l'omission, à aucun degré de la procédure, des formes qui avaient été suggérées par l’expérience des siècles pour empêcher l’injustice et faire sentir au juge le poids de sa responsabilité.

Si la procédure avait été publique, l’infamie de ce système 406 aurait été sans doute atténuée ; mais l’Inquisition s’enveloppait d’un profond mystère jusqu’après le prononcé de la sentence ; elle était prête alors à faire impression sur les multitudes en déroulant devant elle les solennités effroyables île l'autodafé. A moins qu’une proclamation ne dût être faite en raison d’une absence, la citation même d’un homme suspect d’hérésie avait lieu en secret. La connaissance de ce qui se passait après que l'accusé s’était présenté au tribunal était réservée au petit nombre d’hommes discrets choisis par le juge, qui prêtaient serment de ne rien révéler ; même les experts réunis pour décider du sort de l’accusé devaient prendre le même engagement. Les secrets de ce lugubre tribunal étaient gardés avec le même soin ; nous savons par Bernard Gui que des extraits des procès-verbaux ne devaient être fournis qu’à litre exceptionnel et avec la plus méticuleuse discrétion. Paramo, cet étrange pédant qui prouve que Pieu fut le premier inquisiteur et que la condamnation d’Adam et d’Eve fut le modèle de la procédure inquisitoriale, observe triomphalement que Dieu jugea ces coupables en secret, donnant ainsi un exemple que l’Inquisition est tenue de suivre en évitant les subtilités où ces criminels auraient cherché refuge, conseillés, comme ils pouvaient l’être, par le rusé Serpent. Si Dieu n’a pas convoqué de témoins, c’est que les coupables avaient avoué et Paramo cite de hautes autorités juridiques pour prouver que ces aveux d’Adam et d’Eve suffisaient à justifier leur châtiment. Si cette absurdité blasphématoire fait sourire, elle éveille aussi un sentiment de tristesse, car elle nous révèle l’idée que les inquisiteurs eux-mêmes se faisaient de leurs fonctions, s’assimilant à Dieu et s’attribuant un pouvoir irresponsable dont les passions humaines devaient faire un instrument d’oppression et d’injustice. Affranchie de toute publicité et de toute formalité légale, la procédure de l’Inquisition, comme l’avoue Zanghino, était purement arbitraire. Quant à la manière dont les inquisiteurs usaient de leurs pouvoirs, nous aurons plus loin de nombreuses occasions d’y insister.

La marche ordinaire d’un procès de l’Inquisition était la suivante. Un individu était signalé à l’inquisiteur comme suspect d’hérésie, ou son nom était prononcé par un prisonnier au cours de ses aveux. On procédait à une enquête secrète et l’on réunissait tous les témoignages accessibles à son sujet. Puis on le sommait secrètement de comparaître tel jour à telle heure, en exigeant une caution ; s’il paraissait disposé à fuir, on l’arrêtait à l’improviste et on le tenait sous les verrous jusqu’au jour de sa comparution. Légalement il fallait trois citations, maison éludait cette disposition. Lorsque la poursuite était fondée sur la rumeur publique, on convoquait les témoins au hasard et quand la masse des conjectures et des bavardages, défigurés à l’envi par des témoins qui craignaient de paraître favoriser des hérétiques, semblait suffisante pour motiver une action, le coup était frappé soudainement. Ainsi l'accusé était jugé d’avance. On le considérait comme coupable, puisqu’on le citait devant le tribunal. Dans la pratique, sa seule chance d’échapper était d’avouer les accusations portées contre lui, d’abjurer l’hérésie et d’accepter toute pénitence qu’on voudrait lui imposer. Si, alors qu’il y avait des témoignages contre lui, il persistait à nier sa culpabilité et à affirmer son orthodoxie, sa situation devenait celle d'un hérétique impénitent, obstiné, qui devait être livré au bras séculier et brûlé vif. La procédure était donc très simple et un inquisiteur du XVe siècle l’a parfaitement caractérisée au cours d’un raisonnement destiné à prouver que l’accusé ne devait pas être laissé libre sous caution. Si, dit-il, un individu avoue être hérétique et se montre impénitent, il doit être livré au bras séculier et mis à mort ; s'il se repent, il doit être jeté en prison pour le restant de ses jours, et, par suite, ne doit pas être mis en liberté sous caution ; s’il nie et se trouve convaincu de mensonge par des témoins, c’est un impénitent qui doit être livré au bras séculier et exécuté[3].

Bien des raisons, cependant, poussaient l'inquisiteur à obtenir, si possible, des aveux. Dans beaucoup de cas — dans la majorité, sans doute — les témoignages, bien que suffisants, à la rigueur, pour motiver la suspicion, avaient un caractère trop indéterminé et trop vague pour justifier une condamnation. Chaque rumeur futile, chaque propos inconsidéré étaient recueillis à l’instruction : le moindre prétexte prenait de l’importance quand l’inquisiteur avait à démontrer qu’il ne s’était pas ému a la légère, et lorsqu'il avait en perspective des amendes et des confiscations qui devaient bénéficier à la foi. Même lorsque les témoignages étaient assez probants, d’autres raisons non moins fortes invitaient l’inquisiteur à « travailler » son prisonnier, à obtenir qu’il rétractât ses dénégations et s’en remit à la pitié du tribunal. Excepté dans le cas assez rare d'hérétiques qui défiaient leurs juges, la confession était toujours accompagnée de professions de conversion et de repentir. Non seulement on arrachait ainsi une âme à Satan, mais le nouveau converti était tenu de prouver sa sincérité en dénonçant tous ceux qu’il savait être hérétiques ou qu’il soupçonnait d’hérésie, frayant de la sorte comme des routes nouvelles à la marche île la persécution.

Bernard Gui, copiant un de ses prédécesseurs, nous dit éloquemment que lorsque l'évidence externe était insuffisante, l’âme de l’inquisiteur était en proie aux soucis les plus cruels. D'une part, en effet, sa conscience le tourmentait s'il châtiait un suspect qui n’avait pas avoué et n’avait pas été convaincu de son crime ; de l’autre, il souffrait plus encore, sachant par expérience la malice de ces hommes, s’il les laissait échapper grâce à leur astuce et ail grand dommage de la foi. En pareil cas, ils s’enhardissaient par le succès, en même temps qu’ils étaient rendus plus prudents pour l'avenir, tandis que les laïques étaient scandalisés de l’impuissance de l’Inquisition, jouée et bafouée par des ignorants, elle à qui le vulgaire attribuait une science telle qu’aucun hérétique ne pouvait lui échapper ! On voit par-là combien l’amour-propre de l’inquisiteur était intéressé à découvrir des coupables.

Dans un autre passage, Bernard Gui insiste sur l’importance que présente pour la foi la conversion des hérétiques, non seulement parce qu’ils sont obligés alors de dénoncer leurs complices, leurs lieux de retraite et leurs conventicules ténébreux, mais parce (pie ceux sur qui ils avaient pris de l’empire sont plus disposés à reconnaître leurs erreurs et à se convertir à leur tour. Dès 1246 le concile de Béziers avait signalé l’utilité de ces conversions et exhorté les inquisiteurs à n’épargner aucun effort Pour les obtenir. Tous les auteurs de l’Inquisition sont aussi d’accord pour déclarer que la dénonciation des complices est l’indice indispensable d'une conversion sincère. L’hérétique repentant qui reculait devant cette trahison demandait en vain réconciliation et pitié ; son refus de dénoncer ses amis et ses proches était la preuve qu’il ne se repentait pas et on le livrait immédiatement au bras séculier — exactement comme, dans la loi romaine, un Manichéen converti, qui frayait avec des Manichéens sans les dénoncer, était passible de la peine capitale. L’utilité pratique de cette horrible exigence parait clairement dans le cas de Saurine Rigaud, qui fit des aveux à Toulouse en 1254 ; la confession de cette femme est suivie d'une liste de 109 personnes dénoncées par elle, avec l'indication du lieu de leur résidence.

Un certain Guillem Sicrède de Toulouse avait abjuré et s’était réconcilié en 1202. Cinquante ans après, en 1311, il se trouvait au lit de mort de son frère, qui fut hérétiqué ; Guillem s’y était opposé vainement, mais il ne se lit pas dénonciateur. Le fait ayant été révélé, on demanda à Guillem la raison de son silence ; il répondit qu’il n’avait pas voulu faire tort à ses neveux, sur lesquels pesait une menace de confiscation. Pour cela, il fut condamné à la prison perpétuelle ! La délation était si indispensable à l’Inquisition qu’elle la provoquait par des promesses comme par des menaces. Bernard Gui nous dit que ceux qui se présentent spontanément et font preuve de zèle en dénonçant tous leurs complices ne doivent pas seulement bénéficier d’une grâce complète, mais être récompensés par les princes et les prélats. La dénonciation d'un seul Parfait assurait l’immunité et peut- être, par surcroit, une récompense.

Le vif désir de l’inquisiteur d’obtenir des aveux était bien fondé, non seulement à cause des motifs indiqués plus haut, mais pour le repos de sa propre conscience. Quand il s’agissait d'un crime ordinaire, un juge pouvait généralement être certain qu’il avait bien été commis, avant de poursuivre un homme pour meurtre ou pour vol. Dans bien des cas, dans la plupart même, l’inquisiteur ne pouvait même pas être assuré qu’il y eût crime. Un homme était suspect pour avoir frayé avec d’autres qui, plus tard, s’étaient révélés hérétiques ; il leur avait fait l’aumône ou les avait aidés en quelque manière ; il avait même assisté à une réunion d’hérétiques ; tout cela n’emperlait qu’il pût être sincèrement orthodoxe, de même qu’il pouvait être un hérétique endurci sans en avoir rien laissé paraître. Sa profession d’orthodoxie personnelle ne complaît pour rien, car l’expérience avait montré que la plupart des hérétiques étaient prêts à souscrire à tout et que la persécution leur avait appris à dissimuler leurs croyances sous le masque d’une rigoureuse orthodoxie. Ainsi la question des aveux prit une importance capitale et aucun effort ne fut jugé trop grand, aucun moyen trop infâme pour en obtenir. L’extorsion des aveux devint, pour ainsi dire, le centre île la procédure inquisitoriale et nous devons nous y arrêter quelques instants, non seulement en raison déco que nous venons d’indiquer, mais de l'énorme et déplorable influence que ces pratiques exercèrent pendant cinq siècles sur tout le système judiciaire de l’Europe centrale.

Le moyen le plus simple d’obtenir des aveux était naturellement l’interrogatoire de l’accusé. L’inquisiteur s’y préparait en réunissant et en étudiant tous les témoignages contradictoires, le prisonnier restant dans l’ignorance la plus complète des charges relevées contre lui. L’habileté à interroger était, pour l’inquisiteur, une qualité essentielle, et certains Frères expérimentés avaient rédigé des manuels à l'usage des débutants qui contiennent des séries de questions applicables aux hérétiques des différentes sectes. On vit ainsi se développer et se transmettre une subtilité d’une espèce particulière, qui consistait, en grande partie, dans l’art de tendre des pièges aux accusés, de les troubler, de les mettre en contradiction avec eux-mêmes. Dès le début de l’institution, les consuls de Narbonne se plaignaient à ceux de Nîmes que les inquisiteurs fissent usage, dans leurs interrogatoires, d’une dialectique semée de sophismes, pareille à celle des étudiants dans leurs exercices scolastiques. Et pourtant, chose risible si elle n’était odieuse, on entendait des vétérans de l'inquisition se plaindre de la duplicité de leurs victimes dénoncer leur astuce, leurs efforts parfois heureux pour ne point à accuser elles-mêmes — résistance qu'on essayait d’expliquer en alléguant que de mauvais prêtres enseignaient aux hérétiques à équivoquer sur les questions de foi (1).

Un inquisiteur expérimenté rédigea, pour la gouverne de ses successeurs, un modèle d’interrogatoire d’hérétique, montrant les chicanes et les tergiversations qu’ils devaient être prêts à affronter de la part de ceux qui ne professaient pas ouvertement leurs erreurs. Un demi-siècle après, Bernard Gui le reproduisit dans ses Practica. Nous le donnons ici comme un exemple bien caractéristique de ce qui se passait journellement lorsqu’un inquisiteur, préparé par de longues études, se trouvait en présence d'un paysan ignorant — luttant, avec sa prudence instinctive, pour sauver sa vie et sa conscience.

 

« Quand un hérétique est amené devant son juge, il prend un air confiant, comme s’il était assuré de son innocence. Je lui demande pourquoi il a été amené devant moi. Il répond, courtois et souriant, qu’il voudrait bien que je lui en fisse connaitre la raison moi-même.

« Moi. — Vous êtes accusé d’être un hérétique, de croire et d'enseigner ce que ne croit pas la Sainte Eglise. »

« A. — levant les yeux au ciel, avec une mine d’énergique protestation — Seigneur, vous savez que je suis Innocent et que je n’ai jamais eu d’autre croyance que la vraie foi chrétienne. »

« Moi. — Vous appelez votre croyance chrétienne, parce que vous considérez la nôtre comme fausse et hérétique. Mais je vous demande si vous avez jamais accepté une croyance autre que celle dont l’Église Romaine admet la vérité ? »

« A. — Je crois ce que croit l’Église Romaine et ce que vous nous enseignez publiquement. »

« Moi. — Peut-être existe-l-il à Rome quelques individus de votre secte que vous qualifiez d’Église Romaine. Quand je prêche, je dis bien des choses, dont plusieurs nous sont communes, par exemple que Dieu existe, et vous croyez à une partie des choses que je prêche-Vous pouvez cependant être un hérétique en refusant de croire à d’autres choses qui doivent être crues. »

« A. — Je crois tout ce que doit croire un Chrétien. »

« Moi. — Je connais ces ruses. Ce que croient les membres de votre secte, c'est, pensez-vous, ce que doit croire un Chrétien Mais nous perdons du temps à nous escrimer ainsi. faites-le simplement : croyez- vous en Dieu le Père, en son Fils et au Saint-Esprit ?

« A. — J’y crois.

« Moi. — Croyez-vous en Jésus-Christ né de la Vierge, qui a souffert, qui a ressuscité et qui est monté au Ciel ? »

« A (rapidement). — J’y crois. »

« Moi. — Croyez-vous que dans la messe servie par les prêtres le pain et le vin deviennent, par vertu divine, le corps et le sang de Jésus- Christ ? »

« A. — Ne dois-je point croire cela ? »

« Moi. — Je ne vous demande pas si vous devriez y croire, mais si vous y croyez. »

« A. — Je crois tout ce que vous et les autres bons docteurs m’enjoignez de croire. »

« Moi. — Ces bons docteurs sont ceux de votre secte ; si je suis d’accord avec eux, vous me croyez ; sinon, non.

« A. — Je crois bien volontiers comme vous si vous m’enseignez ce qui est bon pour moi. »

« Moi. — Vous considérez comme bon pour vous ce que j’enseigne d’accord avec vos docteurs. Eh bien ! dites si vous croyez que le corps de Notre Seigneur Jésus-Christ est dans l’autel ? »

« A (brusquement). — Je le crois.

« Moi. — Vous savez qu’il y a là un corps et que tous les corps sont de Notre-Seigneur. Je demande si le corps qui est là est celui du Seigneur qui naquit de la Vierge, qui fut crucifié, ressuscita, monta au ciel, etc. »

« A. — Et vous, le croyez-vous ? »

« Moi. —Je le crois entièrement. »

« A. — Je le crois aussi. »

« Moi. — Vous croyez que je le crois, mais je ne vous demande pas 413 cela : je demande si vous le croyez. »

« A. — Si vous voulez interpréter tout ce que je dis autrement que d’une façon simple et claire, alors je ne sais plus que dire. Je suis un homme simple et ignorant. Je vous en prie, ne me tendez pas de pièges sur les mots. »

« Moi. — Si vous êtes simple, répondez simplement, non évasivement. »

« A. — Volontiers. »

« Moi. — Alors voulez-vous jurer que vous n’avez jamais rien appris de contraire à la foi que nous croyons véritable ? »

« A (pâlissant). — Si je dois jurer, je jurerai volontiers. »

« Moi. — Je ne demande pas si vous devez jurer, mais si vous voulez jurer. »

« A. — Si vous m’ordonnez de jurer, je jurerai. »

« Moi. — Je ne vous oblige pas de jurer, car comme vous croyez que les serments sont interdits, vous rejetteriez le péché sur moi qui vous y aurais contraint ; mais si vous voulez jurer, je recevrai votre serment. »

« A. — Pourquoi jurerais-je si vous ne me le prescrivez pas ? »

« Moi. — Afin d’écarter de vous le soupçon d’hérésie. »

« A. —Je ne saurais comment m’y prendre si vous ne m’aidez pas. »

« Moi. — Si j’avais à jurer, je lèverais la main, j'écarterais les doigts et je dirais : Pieu m’est témoin que je n'ai jamais appris l’hérésie ni cru ce qui est contraire à la vraie foi. »

« Alors il balbutie comme s’il ne pouvait pas répéter la formule et emble parler au nom d’un autre, de sorte qu'il ne prête pas véritablement serment et cependant veut paraître le prêter. D’autres fois, il transforme le serment en une formule de prière, par exemple : « Dieu me soit témoin que je ne suis pas un hérétique ! » et si on lui demande après : » Avez-vous juré ? » il répond : « Ne m'avez-vous pas entendu ? » Pressé davantage, il fait appel à la pitié du juge et lui dit : « Si j'ai péché, je consens à faire pénitence, mais aidez-moi à me laver d’une accusation injuste et malicieuse. » Mais un inquisiteur énergique ne doit pas permettre qu’on l’arrête ainsi ; il doit aller de lavant avec vigueur jusqu’à ce qu’il obtienne que le suspect confesse son erreur, ou du moins l’abjure publiquement, de sorte que, si l’on découvre plus tard qu’il s’est parjuré, on (misse le livrer, sans autre interrogatoire, au bras séculier. Si un accuse consent à jurer qu’il n’est pas hérétique, je lui dis : « Si vous voulez jurer pour échapper au bûcher, un serment ne me suffira pas, ni dix, ni cent, ni mille, parce que vous vous accordez mutuellement la dispense pour un certain nombre de serments prêtés par nécessité ; donc, j’en exigerai un nombre infini. En outre, si j’ai contre vous, comme je le présume, des témoignages contraires à vos dires, vos serments ne vous empêcheront pas d’être brûlé. Vous souillerez seulement votre conscience sans échapper à la mort. Mais si vous voulez simplement confesser votre erreur, vous pourrez être traité avec miséricorde. » J’ai vu des hommes qui, effrayés par ces paroles, ont avoué. »

 

Le même inquisiteur cite un exemple bien frappant de l'habileté des simples à déjouer les astucieux interrogatoires des plus fins limiers du Saint-Office. Il s’agit d’une pauvre servante qui, pendant plusieurs jours, éluda les questions d’examinateurs de choix et qui aurait fini par échapper si l'on n’avait trouvé sur elle un fragment d’un os d’un hérétique qui avait été récemment brûlé ; au dire d'une de ses compagnes, qui avait recueilli avec elle les ossements du martyr, elle en avait conservé un comme relique. Mais l'inquisiteur ne dit pas combien de millions de bons catholiques, affolés par le jeu infâme auquel ils étaient soumis, désorientés par les complications de la théologie scolastique, ne sachant comment répondre à des questions insidieuses, épouvantés par la menace du bûcher s’ils persistaient dans leurs dénégations, confessèrent, en désespoir de cause, le crime qu’on leur imputait avec tant d'assurance et confirmèrent leur conversion en racontant des fables sur leurs voisins, tout en expiant leurs prétendus loris par la confiscation et la prison perpétuelle !

Il arrivait pourtant que l'innocence ou l’astuce de l’accusé triomphât de tous les efforts de l’inquisiteur. Mais ses ressources, même alors, n’étaient nullement épuisées et nous touchons ici à l'un des plus répugnants chapitres de cette histoire...

L’inconséquence humaine, dans ses développements si variés, ne s’est jamais manifestée sous un jour plus déplorable qu’au cours des instructions transmises aux jeunes Frères par les vétérans du Saint Office — instructions qui ne devaient être communiquées qu’aux initiés et qui, par suite, étaient rédigées avec la plus entière franchise. Familiarisés par une longue expérience avec tout ce qui peut émouvoir le cœur de l'homme ; dressés non-seulement à démasquer les subtilités de l’esprit de discussion, mais à chercher et à trouver le point le plus sensible par où attaquer la sensibilité et la conscience ; infligeant sans pitié les plus horribles souffrances au corps et au cerveau, tantôt dans la pourriture d'une geôle où l’on ensevelissait un malheureux pendant des années, tantôt par les douleurs plus vives de la chambre de torture, tantôt, enfin, par une froide exploitation des affections naturelles ; mettant en œuvre sans scrupule les alternatives les plus violentes d’espérance et de terreur ; employant, avec une cynique indifférence, toutes les inventions de la fraude et de la tromperie à l’égard des misérables qu’on affaiblissait préalablement par la faim — les conseils que donnaient de tels hommes peuvent sembler les suggestions d’autant de démons, exultant dans leur pouvoir illimité d’assouvir leurs passions haineuses sur des infortunés sans défense. Et cependant, à travers toutes ces horreurs, brille la conviction évidente qu’ils travaillent pour la cause de Dieu. Aucun labeur n’est trop lourd quand ils peuvent sauver une âme de la perdition ; aucune tâche n’est trop répugnante quand ils peuvent amener une créature humaine à reconnaître ses torts, à les effacer par un repentir sincère ; aucune patience ne leur semble trop longue s’ils peuvent éviter la condamnation injuste d’un Innocent. Toute cette escrime savante entre le juge et l’accusé, toutes ces fraudes, toutes ces tortures du corps et de l’âme, si cruellement mises en œuvre pour arracher des confessions, n’avaient pas nécessairement pour but de procurer à l’Inquisition des victimes ; on enseignait à l’Inquisiteur à être aussi sérieux, aussi consciencieux vis-à-vis des récalcitrants contre lesquels il possédait de suffisants témoignages qu’à l’égard des suspects dont il ne pouvait que présumer le crime. Avec les premiers, il cherchait à sauver une âme, qui risquait de se perdre dans l’orgueil de son obstination ; avec les seconds, il s’efforçait de préserver les ouailles, en ne remettant pas en liberté une brebis malade qui pourrait infecter le troupeau. Il importait peu à la victime que tels ou tels motifs fissent agir son persécuteur, car la cruauté réfléchie est souvent plus froide et plus calculatrice, plus impitoyable et plus efficace, que la colère et la rage ; mais l’historien impartial doit reconnaître que, si beaucoup d’inquisiteurs furent des lourdauds, se conformant sans réflexion à une routine qui leur tenait lieu de vocation, si d’autres furent îles tyrans avides ou sanguinaires stimulés uniquement par l’intérêt personnel ou l’ambition, il y en eut d'autres, beaucoup d’autres qui crurent accomplir une tâche élevée et sainte, soit qu’ils livrassent un hérétique impénitent aux flammes, soit que, par des moyens d’une inqualifiable bassesse, ils sauvassent des griffes de - Satan une âme qu’il avait déjà comptée comme sienne. On leur enseignait qu’il valait mieux laisser échapper le coupable que de condamner l’Innocent et, en conséquence, il leur fallait soit des témoignages décisifs, soit des aveux. En l’absence de preuves absolues, la conscience même d’un juge lui faisait un devoir de tenter l’impossible pour arracher un aveu à sa victime. La faute n’était pas à lui, mais au système dont il était l’instrument.

Les ressources dont disposait un inquisiteur pour extorquer des aveux peuvent se répartir en deux catégories : la fraude et la torture -^-cette dernière comprenant les diverses variétés des souffrances physiques et morales, de quelque façon qu’on les infligeât.

L’expédient le moins cruel peut-être pour surprendre la confession d’un accusé était le suivant. L’examinateur devait toujours admettre comme établi le fait qu’il cherchait à prouver et questionner le patient au sujet de quelque détail, lui demander, par exemple, combien de fois il avait fait profession d’hérésie, ou dans quelle chambre de sa maison il avait reçu des hérétiques. On conseille aussi à l'inquisiteur, pendant l’interrogatoire, de tourner les pages de son dossier comme s’il le consultait, puis de déclarer hardiment à l’accusé qu’il ne dit pas la vérité, car elle est ceci ou cela ; il peut aussi choisir au hasard un papier et prétendre y lire « tout ce qui peut servira tromper l’accusé » ; ou encore il peut lui dire que certains docteurs de la secte l’ont mis en cause dans leurs révélations. Pour rendre ces fraudes plus efficaces, le geôlier avait ordre de s’insinuer dans la confiance des prisonniers, de feindre pour eux l’intérêt et la compassion, de les exhorter ù avouer sans retard, parce que l’inquisiteur est un homme clément qui aura pitié d’eux. Ensuite l’inquisiteur devait prétendre qu'il possédait des témoignages irrécusables et que si l’accusé voulait avouer et dénoncer ceux qui l’avaient induit en erreur, on le remettrait sur-le- champ en liberté. Un piège plus compliqué consistait à traiter le prisonnier avec bonté, non avec rigueur ; à envoyer dans sa 417' cellule des agents éprouvés pour capter sa confiance, à l’inciter à faire des aveux par des promesses de clémence et d’intercession. Au moment voulu, l’inquisiteur paraissait en personne et confirmait ces promesses, avec la restriction mentale que tout ce qu’on fait pour la conversion des hérétiques est œuvre de clémence, que les pénitences sont des charités et des remèdes spirituels — de sorte que lorsque le misérable réclamait la pitié en échange de ses révélations, on le tranquillisait en répondant qu’il serait fait pour lui bien plus encore qu’il ne demandait.

Il était inévitable que, dans une pareille organisation, les- espions jouassent un grand rôle. Les agents éprouvés qui pénétraient dans la cellule du prisonnier avaient ordre de le conduire de confession en confession jusqu’à ce qu’ils eussent recueilli de quoi l’incriminer, sans qu'il pût s’en apercevoir. On nous dit que des hérétiques convertis étaient particulièrement propres à celte besogne. Un de ces hommes allait visiter un accusé et lui disait qu'il avait seulement simulé une conversion ; un jour, après plusieurs entretiens, il lui arrivait de s’attarder et la porte était verrouillée derrière lui. Alors, dans l’obscurité, s’engageait une conversation confidentielle ; mais derrière la porte, dans l'ombre, se dissimulaient des témoins, assistés d’un notaire, qui recueillaient toutes les paroles de la victime. Toutes les fois que c’était possible, on employait les services des compagnons de captivité, qui étaient récompensés en conséquence. Dans une sentence portée contre un Carme, le 17 janvier 1329, coupable des actes les plus infames de sorcellerie, on allégua, à litre de circonstances atténuantes, qu’étant, en prison avec quelques hérétiques il avait contribué à les faire avouer et avait révélé d’importants secrets qu’ils lui avaient rondes, au grand bénéfice île l'Inquisition qui espérait en retirer encore davantage.

Comme intermèdes à ces artifices, il y avait les actes de violence. Convaincu ou simplement suspect, l’hérétique n’avait pas de droits. Son corps était à la merci de l’Église et si la tribulation la plus douloureuse de la chair pouvait le contraindre à reconnaître ses erreurs, on n’éprouvait aucun scrupule à le faire souffrir pour sauver son âme. Parmi les miracles pour lesquels Saint François fut canonisé, on raconte qu’un certain Pietro d’Assise fut fait prisonnier à Rome sous l’inculpation d’hérésie et remis aux mains de l’évêque de Todi qui, pour préparer sa conversion, le chargea de chaînes et le mil au régime du pain et de l’eau dans une geôle obscure. Ainsi conduit au repentir par la souffrance, la veille de la Saint François, il invoqua l’aide du saint avec îles torrents de larmes. Touché de son zèle, Saint François apparut et ordonna au prisonnier de sortir. I.es chaînes tombèrent et les portes du cachot s’ouvrirent ; mais le malheureux était si affolé qu’il se cramponnait à la porte, en poussant des cris qui attirèrent les geôliers. Le pieux évêque vint en hâte à la prison, s’inclina devant la puissance divine et envoya au pape les chaînes brisées, comme témoignage du miracle. Plus frappant encore est un cas rapporté par Nidder, comme s’étant produit à l’époque où il professait à l’Université de Vienne. Un prêtre hérétique, jeté en prison par son évêque, se montra obstiné ; les théologiens les plus éminents, qui travaillèrent à sa conversion, estimèrent qu’il disputait aussi bien qu’eux. Pensant que la souffrance éclaire l’esprit, ils finirent par le faire attacher solidement à un poteau. Les cordes, pénétrant dans les chairs, causaient de telles douleurs à la victime •lue lorsqu'ils vinrent pour la voir, le lendemain, l’infortuné supplia avec instance qu’on le fit sortir pour le brûler. Ils refusèrent froidement et le laissèrent attaché pendant vingt-quatre heures encore. Au bout de ce temps, la torture et l’épuisement avaient vaincu son obstination. Il se rétracta humblement, se retira dans un monastère Paulite et y mena désormais une vie exemplaire.

Comme bien on le pense, l’Inquisition n’hésitait guère à employer des moyens énergiques pour dompter la persévérance d’un captif qui refusait d’avouer ou de se rétracter. S'il y avait espoir d’en venir à bout par l’affection, on laissait pénétrer dans sa cellule sa femme et ses enfants, dont les larmes et les exhortations pouvaient le fléchir. Après les menaces on essayait des caresses. Le prisonnier était retiré de sa geôle infecte pour être installé dans une chambre commode, où il était bien nourri et traité avec une bonté apparente, dans la pensée que sa résolution pouvait être, affaiblie par des alternatives d’espoir et de désespoir. Maitre dans Part de manipuler le cœur humain, l’inquisiteur essayait successivement tous les systèmes qui pouvaient lui assurer la victoire dans la lutte inégale contre un malheureux livré sans défense à ses tentatives. Un des plus efficaces était la torture lente des ajournements indéfinis. Le captif qui refusait d’avouer, ou dont les aveux semblaient incomplets, était renvoyé dans sa cellule et abandonné à ses réflexions dans la solitude et l’obscurité. Sauf quelques cas rares, le temps ne comptait pas pour l'Inquisition ; elle pouvait attendre. Le jour arrivait, après plusieurs semaines ou plusieurs mois, où le prisonnier demandait à être entendu de nouveau ; si ses réponses étaient encore insuffisantes, on l’enfermait et il pouvait rester ainsi, subissant la prison préventive, pendant des années et même des dizaines d’années. A moins que la mort ne vint le délivrer, il était presque inévitable qu’il capitulât ; les auteurs sont tous d’accord sur les effets heureux, quoique lents, de l’emprisonnement cellulaire. C’est ce qui explique — ce qu’on aurait peine à comprendre autrement — l’énorme durée de beaucoup de procès de l’Inquisition. Il arrivait souvent que trois, cinq ou dix années même s’écoulassent entre le premier interrogatoire d’un prisonnier et sa condamnation finale ; nous possédons même des exemples de délais plus longs encore. Bernalde, femme de Guillem de Montaigu, fut emprisonnée à Toulouse en 1297 et fit des aveux la même année ; mais elle ne fut condamnée effectivement à la prison que lors de l’auto de 1310. J’ai déjà parlé de Guillem Garric, amené à Carcassonne pour se confesser en 1321, après une détention de près de trente ans. Lors de l'autodafé de 1319, à Toulouse, on condamna un certain Guillem Salavert qui avait fait des aveux insuffisants en 1299 et d’autres en 1316 ; il s’y était tenu si énergiquement que Bernard Gui, enfin vaincu par son obstination, le congédia en lui imposant seulement la pénitence de porter des croix, en considération de sa captivité de vingt ans. Au cours du même auto, on condamna dix infortunés qui étaient récemment décédés en prison ; deux d’entre eux avaient fait leur première confession en 1303, un en 1306, deux en 1311 et un en 1313. Cet abominable procédé n’était particulier à aucun tribunal. Guillem Salavert était un des hommes impliqués dans les troubles d’Albi de 1299, à la suite desquels beaucoup d’accusés furent jugés rapidement et condamnés par l’évêque, Bernard de Castenet, et par Nicolas d’Abbeville, inquisiteur de Carcassonne ; mais quelques-uns furent réservés au sort plus cruel d’une captivité sans jugement. On réclama l’intervention du pape et Clément V en 1310, écrivit à l’évêque et à l’inquisiteur, donnant les noms des dix malheureux, parmi lesquels quelques-uns des citoyens les plus estimés d’Albi, qui étaient en prison, attendant d’être jugés depuis huit ans et davantage ; plusieurs d'entre eux étaient enchaînés dans des cellules étroites et obscures. Le pape ordonnait qu’on les jugeât immédiatement ; on n’obéit pas et, dans une lettre ultérieure, il mentionne le fait que plusieurs sont morts et réitère ses instructions pour faire décider du sort des survivants. Une fois de plus, l’inquisiteur, qui n’agissait qu’à sa guise, désobéit. En 1319, outre Guillem Salavert, deux autres, Guillem Calverie et Isarn Colli, furent tirés de la geôle et rétractèrent les aveux qu’on leur avait arrachés par la torture. Calverie figura avec Salavert dans l’auto de Toulouse, célébré la même année. Nous ignorons quelle fut la peine de Colli ; mais dans les comptes d’Arnaud d’Assalit, commissaire royal des confiscations pour 1322-1323, on trouve la mention d’une propriété de Isarnus Colli condemnatus, ce qui ne laisse aucune incertitude sur son sort final. Dans l'auto de 1319 paraissent aussi les noms de deux citoyens de Cordes, Durand Boissa et Bernard Ouvrier (alors décédé), dont les confessions datent de 1301 et de 1300 ; sans doute ils appartenaient à la même fournée de misérables qui avaient dû se ronger le cœur dans la misère et le désespoir pendant une vingtaine d’années.

Lorsqu’on désirait hâter le résultat, on aggravait, jusqu’à la rendre intolérable, la condition du captif. Comme nous le verrons plus loin, les geôles de l’Inquisition étaient, en règle générale, d’épouvantables taudis, mais il y avait toujours moyen, quand un y trouvait quelque intérêt, d’en accroître encore l’horreur. Le durus carcer et arcta vita — état d’un prisonnier enchaîné et à demi mort de faim dans un trou sans air — passait pour un excellent moyen d’obtenir des confessions. Nous trouverons plus loin un exemple atroce de ce traitement infligé à un témoin dès 1263, alors qu’on cherchait à ruiner la grande maison de Foix. On faisait observer qu’une diminution judicieuse de la nourriture affaiblissait la volonté autant que le corps et rendait le prisonnier moins apte à résister aux menaces de mort alternant avec les promesses de clémence. La faim, 424 pour tout dire, était considérée-comme un des moyens licites et particulièrement efficaces pour amener les témoins et les accusés ù composition. En 1300, après une enquête officielle, le pape Clément V déclara que les captifs étaient ordinairement contraints à faire des aveux par les souffrances qu’ils enduraient en prison, le manque de lits, le défaut de nourriture et la torture.

Avec tant de moyens de coercition à leur portée, on pouvait s’étonner que les inquisiteurs aient cru devoir recourir aux appareils plus vulgaires et plus grossiers de la chambre de torture. L’usage du chevalet et de l’estrapade heurtait d’ailleurs si brutalement non seulement le principe du Christianisme, mais les traditions de l’Église, que l’adoption de ces moyens par l’Inquisition, pour propager et rétablir la foi, constitue une des plus tristes anomalies de cette lugubre époque. J'ai montré ailleurs avec quelle constance l’Église s’était opposée à la torture ; en pleine barbarie du XIIe siècle, Gratien déclare, comme une règle acceptée du droit canonique, qu’aucun aveu ne doit être extorqué par des tourments. En outre, si l’on en excepte les Visigoths, les barbares qui fondèrent les Etats de l’Europe moderne ignorèrent la torture et leurs systèmes de législation s’étaient développés à l’abri de cette monstrueuse coutume. C’est seulement lorsque l’étude des lois romaines redevint en honneur, lorsque le concile de Latran en 1215 eut, prohibé lus ordalies, que les légistes commencèrent è sentir le besoin de recourir à la torture comme à un moyen expéditif d’information. Les plus anciens exemples que j’aie rencontrés se trouvent dans le Code Véronais de 1228 et les Constitutions Siciliennes de Frédéric en 1231 ; mais, dans l’un et l’autre de ces cas, on voit que la torturé était employée avec réserve et non sans hésitation. Frédéric lui-même, dans ses féroces édits de 1220 à 1230, n’y fait pas allusion ; d’accord avec le décret de Vérone de Lucius III. il prescrit le mode usuel de purgation canonique pour les individus suspects d’hérésie. Mais l’idée de la torture lit un chemin rapide en Italie. Quand Innocent IV, en 1252, publia sa bulle Ad extirpanda, il en approuva l’usage pour la découverte de l’hérésie. Toutefois, un respect bien légitime pour les anciens préjugés de l’Église ne lui permit pas d’autoriser les inquisiteurs eux-mêmes ou leurs auxiliaires administrer la torture aux suspects. Ce furent les autorités séculières qui reçurent l’ordre de contraindre tous les hérétiques capturés à faire des aveux et à dénoncer leurs complices, au moyen de tortures qui devaient ménager la vie et l’intégrité du corps, « de même que les voleurs et les brigands sont obligés d’avouer leurs crimes et d’accuser leurs complices. » (.es canons de l’Eglise, toujours en vigueur, interdisaient aux ecclésiastiques de prendre part à ces exécutions OU même d’v assister, de sorte que l’inquisiteur qui, entraîné par son zèle, venait voir souffrir sa victime, avait besoin d’être « purifié » avant de pouvoir reprendre ses fonctions. Cela ne convenait pas à la politique de l’Inquisition. Peut-être, en dehors de l’Italie, où la torture était encore à peu près inconnue, trouva-t-elle quelque difficulté à s’assurer le concours des fonctionnaires publics ; toujours est-il qu’elle se plaignit partout d’une complication de procédure qui compromettait le secret absolu nécessaire à ses opérations. Aussi, dès 1250 ; quatre ans après la bulle d'Innocent IV, Alexandre IV supprima hypocritement la difficulté en autorisant les inquisiteurs et leurs aides à s’absoudre mutuellement et à s’accorder mutuellement des dispenses pour des « irrégularités. » Celle permission, fréquemment renouvelée ; fut considérée comme écartant tout obstacle : désormais, le suspect pouvait être torturé sous la surveillance immédiate de l’inquisiteur et de ses ministres. A Naples, où l’Inquisition n’était que faiblement organisée, nous trouvons les fonctionnaires publics employés par elle comme tortionnaires jusqu’à la fin du XIIIe siècle ; ailleurs, ce furent les inquisiteurs et leurs auxiliaires qui usurpèrent cet emploi. A Naples même, l’ra Tomaso d’Aversa infligea, en 1305, les tortures les plus brutales aux Franciscains Spirituels ; et quand il reconnut l’impossibilité île les amener ainsi à s’accuser, il eût recours à l’ingénieux expédient de priver pendant quelques jours de toute nourriture un des plus jeunes Frères, puis de lui donner à boire une quantité de vin fort ; une fois le malheureux en état d’ébriété, il ne fut pas difficile île lui faire reconnaître que lui-même et ses quarante compagnons étaient autant d’hérétiques[4].

La torture épargnait la dépense et les ennuis de longues captivités ; c’était une méthode expéditive et efficace pour obtenir les révélations que l’on désirait et elle prit rapidement faveur auprès de l’Inquisition, alors que la jurisprudence séculière ne se hâta point de l’adopter. En 1260, la charte accordée par Alphonse de Poitiers à la ville d’Auzon spécifie expressément que les accusés ne seront pas soumis à la torture, de quelque crime qu'ils soient accusés. Cela prouve que l’usage s’en répandait cependant peu à peu. Dès 1201, Philippe le Bel crut nécessaire d’en restreindre l’abus ; dans des lettres au sénéchal de Carcassonne, il fait allusion à la méthode de torture récemment introduite par l’Inquisition, avec ce résultat que les Innocents sont condamnés, que le scandale et la désolation règnent dans le pays. Il ne pouvait pas intervenir dans l’organisation intérieure du Saint-Office, mais il atténuait le mal en interdisant que des arrestations fussent opérées à la simple requête des inquisiteurs. Comme on pouvait le prévoir, cette mesure n’était que palliative ; l’indifférence à la souffrance humaine grandit par l’habitude — et l’abus de cette infâme méthode d’investigation ne fit qu’empirer. Lorsque les cris de désespoir de la population amenèrent Clément V à ordonner une enquête sur les iniquités de l’Inquisition de Carcassonne, les cardinaux envoyés dans celte ville en 1306 furent préalablement avertis que les tortures infligées aux accusés étaient horribles au point de ne leur laisser d’alternative que la mort. Les documents de l’enquête mentionnent, en effet, la torture comme un moyen tout à fait habituel. Il est cependant digne de remarque que, dans les fragments de la procédure inquisitoriale qui nous sont parvenus, les allusions à la torture sont singulièrement rares. Apparemment, on sentait qu’à en rappeler l'usage on affaiblissait en quelque mesure la valeur des témoignages obtenus. Ainsi, dans les cas d’Isarn Colli et de Guillem Calverie, dont il s’été parlé plus haut, il est dit qu’ils rétractèrent les aveux que leur avait arrachés la torture ; mais, dans les procès-verbaux de leurs aveux mêmes, rien n’indique que la torture eût été employée. Dans les G36 sentences inscrites au registre de Toulouse de 1303 à 1323, la seule allusion à la torture est dans le récit du cas de Calverie, alors qu'il y a de nombreux exemples de renseignements donnés par des condamnés sans espoir de salut, qui ne peuvent évidemment avoir été extorqués que par la torture. Bernard Gui, qui dirigeait à cette époque l’Inquisition de Toulouse, a trop emphatiquement insisté sur l’utilité de la torture, comme moyen de faire parler non seulement les accusés, mais les témoins, pour que nous puissions mettre en doute sa promptitude à y recourir.

L’enquête ordonné par Clément en 11506 conduisit à une tentative de réforme qu’approuva, en 1311, le Concile de Vienne ; mais, avec son indécision habituelle, Clément différa la publication des canons adoptés par le Concile jusqu’à sa mort et ils ne furent publiés qu’en octobre 1317, par son successeur Jean XXII. Parmi les abus qu’il cherchait à réfréner était celui de la torture ; à cet effet, il prescrivit qu’elle ne serait administrée qu’avec le consentement de l’évêque, si ce dernier pouvait être consulté dans les huit jours. Bernard Gui protesta qu’on mettait ainsi obstacle à l’efficacité de l'Inquisition, et proposa de substituer à la rédaction du pape une autre, tout à fait insignifiante, aux termes de laquelle la torture ne devait être administrée « qu’après nuire et sérieuse délibération » ; mais sa protestation resta sans effet, et les règles Clémentines devinrent et restèrent la loi de l’Église.

Toutefois, les inquisiteurs étaient trop peu habitués à la discipline pour se soumettre longtemps à celte restriction de leurs privilèges. La désobéissance, il est vrai, entraînait la nullité de 425 leur procédure, et l’infortuné qui avait subi d’horribles tortures, sans l’approbation d’un évêque, était libre d’en appeler au pape ; mais cela ne le dédommageait pas de ses souffrances, lin outre, Rome était loin et la plupart des victimes de l’Inquisition étaient trop pauvres, trop impuissantes pour recourir à cette tutelle illusoire. Dans les Practica de Bernard Gui, écrits probablement vers 1828-30, il n’est question que de consultation avec des experts, non avec des évêques ; Eymerich adhère aux Clémentines, mais ses instructions touchant ce qu'on doit faire au cas où ces règles seraient violées prouvent combien cela était fréquent. Quant à Zanghino, il affirme hardiment que le canon doit être interprété comme autorisant la torture avec l’aveu d’un évêque ou d’un, inquisiteur. Au cours de certaines procédures contre les Vaudois du Piémont en 1387, si les accusés ne se confessaient pas au premier interrogatoire, on inscrivait que « l’inquisiteur était mécontent » ; vingt-quatre heures étaient accordées au prisonnier pour compléter sa déposition ; dans l’intervalle, on le soumettait à la torture pour assouplir sa volonté ; puis, le lendemain matin, s’il se montrait docile, on inscrivait que sa confession avait été obtenue sans torture et en dehors de la chambre réservée à cet effet. En outre, de subtils casuistes découvrirent que Clément avait seulement parlé de torture en général et n’avait pas expressément mentionné les témoins ; d’où ils conclurent que la torture des témoins — un des abus les plus criants de leur système — était laissée ù la discrétion des inquisiteurs, ce qui finit par être accepté comme une règle. Un pas de plus, et l'on admettait qu’après que l’accusé eût été convaincu par des témoignages ou eût fait des aveux, il devenait, à son tour, un témoin quant à la culpabilité de ses amis et qu’on pouvait, en conséquence, le torturer à volonté pour obtenir des dénonciations. Alors même que les Clémentines étaient respectées, le délai de huit jours qu’elles prévoyaient permettait à l’inquisiteur d’agir à sa guise après avoir laissé écouler le temps voulu[5].

Il était admis de tous que l'on pouvait torturer des témoins qui étaient censés dissimuler la vérité ; mais les légistes n’étaient 426 pas d’accord sur le degré d’évidence défavorable qui pouvait justifier l’usage du chevalet à l’endroit de l’accusé. Evidemment, à moins qu’il n’y eût quelque bonne raison de croire que le crime d’hérésie avait été commis, l’emploi d’un pareil moyen d’information était sans excuse. Eymerich nous dit que lorsqu’il y a deux témoins à charge, un homme île bonne réputation peut être torturé, tandis que, s’il a mauvaise réputation, il peut être condamné de plain-pied et torturé sur le dire d’un seul témoin. Zanghino, d’autre part, affirme que le témoignage d’une seule personne estimée suffit à autoriser la torture, quelle que soit la réputation de l’accusé ; Bernardo di Como va jusqu’à dire que la « rumeur publique » est suffisante. Avec le temps, on rédigea des instructions détaillées pour guider les inquisiteurs à cet égard ; mais on admettait qu’elles étaient inutiles, la décision finale étant laissée à la discrétion du juge. Il fallait assurément bien peu de chose pour justifier l’exercice de cette discrétion, puisque des légistes considéraient comme un motif suffisant si l'accusé, dans son interrogatoire, manifestait de l’effroi, balbutiait ou variait dans ses réponses — sans qu’il existât contre lui aucun témoignage extérieur.

Les règles adoptées par l’Inquisition pour l’administration de la torture devinrent celles des tribunaux séculiers de tout le monde chrétien et méritent, par suite, d’être indiquées avec précision. Eymerich, dont les instructions à ce sujet sont les plus détaillées que nous possédions, admet que la question soulève des difficultés graves dont la solution est 1res incertaine. La torture devait être modérée et l’effusion du sang soigneusement évitée ; mais que fallait-il entendre par la modération en celte matière ? Certains prisonniers étaient si faibles qu’au premier tour de poulie ils avouaient tout ce qu’on leur demandait : d’autres étaient si obstinés qu’ils étaient prêts à supporter tout plutôt que de confesser la vérité. Ceux qui- avaient déjà été soumis à ces épreuves pouvaient être devenus les uns plus résistants, les autres plus faibles, car si les bras de quelques-uns se trouvaient endurcis, ceux de beaucoup d’autres étaient affaiblis pour toujours. En somme, le discernement du juge était la seule règle que l’on pût préconiser.

En droit, l’évêque et l’inquisiteur devaient être présents l’un et l’autre. On montrait au prisonnier les instruments de torture et on l’exhortait à avouer. Sur son refus, il était dépouillé de ses habits et ligoté, puis exhorté de nouveau à parler, avec promesse de clémence pour tous les cas où la clémence pourrait s’exercer. Cela suffisait souvent à produire l’effet voulu, et nous pouvons croire que l’efficacité de la torture ne tenait pas tant à ses effets directs qu’à la terreur affreuse qu’elle inspirait à la multitude des âmes faibles. Mais si les menaces et les exhortations étaient restées vaincs, la torture était appliquée avec une rigueur croissante. L’obstination persistant, on produisait de nouveaux instruments de supplice et l’on prévenait la victime qu'ils lui seraient appliqués tour à tour. Si alors elle ne faiblissait pas, on la déliait et l’on fixait au lendemain ou au surlendemain la continuation des épreuves. D’après la règle, la torture ne pouvait être appliquée qu’une fois ; niais cette prescription, comme toutes celles qui protégeaient l’accusé, était facilement éludée ; il suffisait d’ordonner, non pas la répétition, mais la « continuation » de la torture et quelque intervalle qui se fût écoulé entre deux opérations subséquentes, les respectables casuistes pouvaient les prolonger indéfiniment. On pouvait aussi prétendre que de nouveaux témoignages avaient été produits et qu’ils exigeaient, pour être tirés au clair, une nouvelle séance de torture. Si les sollicitations des inquisiteurs continuaient à se briser contre l’obstination de la victime, les mêmes tortures ou des tortures plus cruelles lui étaient infligées. Au cas où l’on n’obtenait rien, après des tourments jugés suffisants par les juges, quelques auteurs pensaient que le malheureux devait être remis en liberté, avec une déclaration attestant qu’on n’avait rien prouvé contre lui ; d’autres soutenaient qu’il devait rester on prison. Le procès de Bernard Délicieux, en 1319, révèle une autre habileté pour éluder la prohibition des tortures répétées : les examinateurs pouvaient, à n’importe quel moment de leur enquête, ordonner la torture pour satisfaire leur curiosité sur un seul point et continuer indéfiniment en vue d’élucider les points connexes.

Toute confession extorquée dans la chambre de torture devait être confirmée après. En général, la torture était appliquée jusqu’à ce que l’accusé manifestât le désir de se confesser ; il était alors délié et porté dans une salle voisine, où l’on recueillait ses aveux. Si, toutefois, la confession s’était produite dans la chambre de torture, on la lisait ensuite au prisonnier et on lui demandait si elle était véridique. Il y avait bien une règle prescrivant un intervalle de vingt-quatre heures entre la torture et la confession, ou 1a. confirmation de la confession ; mais elle était généralement négligée. Le silence passait pour marquer l’assentiment. La durée du silence était laissée à l’appréciation des juges, qui devaient tenir compte de l’Age, du sexe et de la condition physique ou morale du prisonnier. Dans tous les cas, on enregistrait la confession en indiquant qu’elle s’était produite librement, sans menaces ni contrainte. Si la confession était rétractée, l’accusé pouvait être soumis de nouveau à la torture — continuée, non renouvelée, a-t-on soin de nous dire — sauf dans le cas où l’on jugeait qu’il avait déjà été torturé « suffisamment »[6].

La rétractation des aveux soulevait une question difficile, qui divisa les légistes et ne fut pas résolue, dans la pratique, d’une manière uniforme. Elle mettait l'inquisiteur en mauvaise posture et, vu la nature îles moyens employés pour obtenir les aveux, devait être de fréquente occurrence : il fallait donc prendre des mesures rigoureuses pour la prévenir. Quelques auteurs distinguent cidre les confessions spontanées et celles qu’on extorquait par la torture ou par des menaces ; mais cette distinction fut négligée dans la pratique. L’opinion la plus charitable est celle d’Eymerich ; il dit que si la torture a été suffisante, l'accusé qui persiste à se rétracter doit être remis en liberté. Mais cette opinion est isolée. D’autres demandent que l’accusé soit obligé à rétracter sa rétractation par une répétition de la torture. D’autres encore se contentent de dire que la rétractation constitue un « obstacle à l’Inquisition », et que, par suite, elle est justiciable de l’excommunication, dont doivent également être frappés les notaires qui contribueraient à rédiger des rétractations. En général, ou présumait que la confession était véridique et que la rétractation était un parjure, attestant que l’accusé était un hérétique impénitent et relaps, digne d’être livré au bras séculier sans plus ample débat. Il est vrai que dans le cas de Guilhem Calverie, ainsi condamné en 1319 par Bernard Gui pour avoir rétracté sa confession, l’accusé bénéficia d’un délai de quinze jours pour revenir sur sa rétractation ; mais cela n’était qu’un effet du bon vouloir de l'inquisiteur. La sévérité avec laquelle on procédait ordinairement est attestée par une remarque de Zanghino. Si, dit-il, un homme s’est confessé, a abjuré, et que, mis en liberté avec une pénitence à accomplir, il prétende publiquement avoir avoué par crainte, il doit être considéré comme un hérétique impénitent, susceptible d’être brûlé comme relaps. Nous verrons plus tard toute l’importance de cette observation en racontant le martyre des Templiers. Une autre question délicate se posait lorsque la confession retirée incriminait des tiers ; en ce cas, les plus charitables pensaient que, s'il ne fallait pas retenir ce témoignage contre eux, l’auteur de l’aveu devait du moins être puni comme faux témoin. Comme aucune confession ne passait pour suffisante si les noms des complices n’étaient pas révélés, les inquisiteurs qui ne regardaient pas comme des relaps ceux qui s’étaient rétractés pouvaient se dédommager en les condamnant à la prison perpétuelle pour faux témoignage.

Ainsi perfectionnée et complétée, la procédure inquisitoriale était sûre de sa victime. Aucun accusé ne pouvait échapper, quand le juge était décidé à le condamner. La forme que cette procédure revêtit dans la jurisprudence séculière était moins arbitraire et moins efficace ; cependant sir John Fortescue, chancelier d'Henri VI, qui eut mille occasions de l’observer pendant son exil, déclare qu’elle mettait la vie de tout homme à la merci d'un ennemi qui pouvait suborner deux témoins inconnus pour le charger.

 

 

 



[1] Dans l'Inquisition cisalpine, le serment préliminaire semble seulement engager l’accusé à dire la vérité (Eymeric. p. 421.) En Italie, il comportait les détails indiqués dans le texte. Lors des procès des Guglielmites à Milan, en 1300, les accusés durent, par surcroît, consentir à s’imposer une caution de 10 à 50 livres impériales, pour le cas ou ils violeraient leur serment, et engager à cet effet toute leur fortune à l’Inquisiteur. Cette amende ne devait pas, d’ailleurs, les exempter de la peine canonique qu’entraînait un manquement à leurs obligations. Tel était, je crois, en ces matières, l’usage de l’Inquisition lombarde — Ogniben Andrea, I Guglielmiti dcl secolo XIII, Pérouse, 1807, p. 5-6, 13, 27, 34, 37, etc. — Lors de quelques procès de sorcellerie au Piémont, en 1474, le serment de dire la vérité fut renforcé par la menace de l’excommunication et de tratti di corde, c’est-à-dire de la torture appelée strappado, qui devait être appliquée de dix à vingt-cinq lois. On prévoyait aussi de grosses amendes. — P. Vavra, Curiosita di Storia subalpina, 1875, p. 682, 693.

[2] Pour apprécier le contraste entre la procédure de l'Inquisition et celle des tribunaux séculiers, il suffit d’indiquer la pratique de ces derniers à Milan dans la première moitié du XIVe siècle. Un n’accusateur, introduisant une action criminelle, était obligé de s’inscrire et de fournir d’ami des garanties qu’en cas d’insuccès il se soumettrait à la peine prescrite et indemniserait l’accusé de toutes ses dépenses ; faute de quoi, il devait rester en prison jusqu’à la fin du procès. Le juge était obligé, en outre, de rendre la sentence dans les trois mois. Si le juge procédait par inquisition, il était tenu de le notifier d'avance à l’accusé. Celui-ci avait le droit de se faire assister d’un avocat et d’obtenir communication des noms et des dépositions des témoins ; le juge devait, sous peine d’une amende de cinquante livres, avoir terminé l'affaire dans les trente jours. — Statuta criminalia Medioliani, e tenebris in lucem édita, Bergami, 1594, c. 1-3, 153. — Il est vrai que, sous l'influence de l’Inquisition, les tribunaux laïques négligèrent ces utiles précautions contre l’injustice ; mais il est important de s’en souvenir quand on constate le profond mystère, les délais interminables, les continuels dénis de justice qui caractérisaient les procédures inquisitoriales. On se plaignait souvent de la corruption des tribunaux séculiers sous l’influence des exemples donnés par ceux de l’Inquisition. En 1329, les consuls de Béziers représentèrent à Philippe de Valois que ses juges négligeaient d'obtenir des garanties des accusateurs, permettant d’indemniser les accusés en cas d’insuccès de la poursuite ; le roi se hâta d’ordonner que l’on remédiât à cet abus. — Vaissette, édit. Privât, X, Pr. 687.

[3] Le contraste entre cette procédure et la jurisprudence séculière du XIIIe siècle est nettement marqué dans la charte accordée par Alphonse de Poitiers à la ville d’Auzon (Auvergne) vers 1200. Tout individu accusé d’un crime par la rumeur publique pouvait s’Innocenter par son propre serment, appuyé de celui d’un seul co-jureur légal, à moins qu'il n’v eût un plaignant ou un accusateur légitime personne ne pouvait être jugé, sans son consentement, par la procédure inquisitoriale. — Chassaing, Spicilegium Brivatense, Paris, 1886, p. 92. — Cette dernière disposition accuse l'invasion graduelle des tribunaux séculiers par la procédure inquisitoriale, qui avait un attrait particulier pour les juges paresseux et portés à l’arbitraire. Mais on s'en méfiait et l’on s'efforçait delà tenir à distance, témoin la charte accordée en 1276 par Jayme II d’Aragon h sas sujets de Mallorque. Il promet que la procédure inquisitoriale ne sera jamais employée sans que l’intéressé en ait d'abord reçu avis ; celui-ci pourra déférer le serment à tous les témoins et aura toutes facilités pour se défendre (Villanueva, Viage literario. XXII, p. 318.) Même sous cette forme atténuée, les Aragonais repoussent cette procédure et demandent qu’elle ne puisse être employée que contre les officiers royaux coupables de crimes dans l'exercice de leurs fonctions. Toutes les autres actions ne doivent être engagées que sur l’instance d’un accusateur {Observantine regni Aragonum, 1662, fol. 21, 37.)

[4] La plus ancienne allusion à l'usage de la torture en Languedoc remonte à 1254, quand Saint-Louis défendit de l’appliquer sur le témoignage d’un témoin unique, même quand il s’agirait d’un pauvre. — Vaissette, éd Privat, XIII. 1348.

[5] Que les Clémentines étaient pratiquement tombées en désuétude, c'est ce que montra, en 1506, Charles III de Savoie, lorsqu’il obtint de Jules II, à titre de privilège spécial, que les inquisiteurs n’emprisonneraient et ne condamneraient personne sans le concours des Ordinaires épiscopaux ; Léon X, en 1515, prescrivit même que ces derniers devraient donner leur assentiment à toutes les arrestations. -— Sclopis, Antica Legislazione del Piémont, p. 484.

[6] Le soin avec lequel les inquisiteurs dissimulaient les moyens employés pour obtenir des aveux, parait clairement dans le cas de Guillem Salavert en 1303. On l’oblige à déclarer que sa confession, faite l'année précédente, est « véridique, obtenue sans violence ni tourments, etc. » (Mss. Bib. Nat., fonds latin, n° 11847.) Or, Salavert appartenait à un groupe de victimes qui, comme nous le verrons plus loin, furent torturés sans ménagements.