HISTOIRE DE L'INQUISITION AU MOYEN-ÂGE

TOME PREMIER — ORIGINES ET PROCÉDURE DE L’INQUISITION

 

CHAPITRE VIII. — ORGANISATION DE L’INQUISITION.

 

 

Nous avons vu que l’Eglise avait reconnu l'impossibilité d’arrêter la diffusion de l'hérésie par la persuasion. Saint- Bernard, Foulques de Neuilly, Duran de Huesca, Saint-Dominique, Saint-François avaient successivement prodigué l'éloquence la plus chaleureuse et donné l’exemple de la plus sublime abnégation, dans l’espoir de convaincre et de ramener les égarés. Ces efforts ayant échoué, l’Église eut recours à la force et en usa sans ménagements.

Le premier résultat de sa nouvelle politique fut de contraindre l'hérésie à se dissimuler. Alors, pour recueillir les fruits de sa victoire, il parut nécessaire à l’Eglise d’organiser une persécution continue, destinée à démasquer et à frapper l’erreur qui se cachait. C’est à cela que s’employèrent les Ordres Mendiants, institués à l’origine pour convaincre par la parole et par l’exemple, mais devenus bientôt les agents d'une impitoyable répression.

L’organisation de l’Inquisition était aussi simple qu’efficace. Elle ne cherchait pas à étonner les esprits par' sa magnificence, mais à les paralyser par la terreur. Elle laissait aux prélats séculiers les riches vêlements Ct les splendeurs imposantes du culte, les processions pittoresques et les longs alignements de serviteurs. L'inquisiteur portait le simple costume de son Ordre. Quand il apparaissait dans une ville, il était tantôt seul, tantôt accompagné d’un petit nombre de familiers en armes, qui constituaient sa garde personnelle et exécutaient ese instructions. La scène principale de son activité était, l’intérieur du Saint-Office, d’où il lançait ses ordres et décidait du sort de populations entières, enveloppé d’un silence et d’un mystère mille fois plus imposants que la magnificence extérieure des évêques.

Tout, dans l'Inquisition, visait au travail utile, non à l’apparence. C’était un édifice élevé par des hommes sérieux, résolus, entièrement dominés par une idée, qui savaient ce qu’ils voulaient et rejetaient loin d’eux, avec dédain, tout ce qui pouvait embarrasser leur action.

Au début, comme nous l’avons vu, il n’y avait, en fait d'inquisiteurs, que des moines choisis un à un pour poursuivre les hérétiques et établir leur culpabilité, Les districts où ils opéraient avaient naturellement les mêmes limites que les provinces des Ordres Mendiants, qui comprenaient chacune un grand nombre d’évêchés et dont les provinciaux désignaient les inquisiteurs. Bien que la ville principale de chaque province, avec sa maison de l’Ordre et ses prisons, vint bientôt à être regardée comme le siège de l’Inquisition, l’inquisiteur avait le devoir de voyager sans cesse, de rassembler le peuple en divers lieux, comme le faisaient autrefois les évêques dans leurs tournées pastorales, en promettant, par surcroît, une indulgence de vingt à quarante jours à tous ceux qui se rendaient à leurs appels. Il est vrai qu’à l’origine les inquisiteurs de Toulouse s’établirent dans cette ville et citèrent à leur tribunal ceux qu’ils désiraient interroger ; mais ce système donna lieu à de telles plaintes qu’en 1237 le légat Jean de Vienne ordonna aux inquisiteurs de se rendre eux-mêmes dans les localités où ils avaient une enquête à poursuivre. En conséquence, nous les voyons aller ù Castelnaudary, où ils furent mal reçus par le peuple, parce qu’on s’était entendu d'avance pour ne dénoncer personne ; ils se transportèrent alors à Puylaurens, où, arrivant à l’improviste, ils purent faire une ample moisson de témoignages. Les meurtres commis à Avignon, en 1212, montrèrent que ces enquêtes ambulantes n’étaient pas sans péril ; elles n’en continuèrent pas moins à être prescrites par le cardinal d'Albano vers 1234 et par le concile de Béziers en 1246. Bien qu’Innocent IV, en 1277, ait autorisé les inquisiteurs, en cas de danger, à convoquer les hérétiques et les témoins dans quelque place de sûreté, le système des tournées personnelles resta néanmoins en vigueur. Nous le voyons prescrire en Italie dans les bulles Ad extirpanda ; un inquisiteur allemand contemporain en parle comme d'une pratique coutumière ; dans la France du Nord, nous avons les formules employées en 1278 par le frère Simon Duval pour convoquer le peuple aux réunions ; vers 1380, Bernard Gui y fait allusion comme à l’un des privilèges spéciaux de l'Inquisition et, vers 1373, Eymerich décrit la méthode qui présidait à ces enquêtes comme une routine depuis longtemps établie.

On ne pouvait rien imaginer de plus efficace que ces visites. Avec le temps, lorsque le système des espions et des familiers se perfectionna, elles tombèrent quelque peu en désuétude ; mais on peut affirmer qu’elles rendirent les plus grands services à l’âge héroïque de l'Inquisition. Quelques jours avant son arrivée, l’inquisiteur donnait avis aux autorités ecclésiastiques d’avoir à convoquer le peuple à une heure donnée, en annonçant les indulgences convenues pour ceux qui viendraient. Souvent les inquisiteurs ajoutaient à cette convocation une sentence d'excommunication contre ceux qui ne viendraient pas ; mais c’était là, nous dit-on, un abus de pouvoir, et les excommunications ainsi prononcées ne furent pas reconnues valables. A la population ainsi rassemblée, l’inquisiteur adressait un sermon sur la pureté de la foi ; puis il faisait sommation à tous les habitants d’un certain rayon de se présenter sons six ou dix jours et de lui révéler tout ce qu’ils pouvaient savoir touchant les personnes coupables d’hérésie, ou soupçonnées d’hérésie, ou ayant parlé contre un article de foi, ou menant une vie différente de celle de la majorité des fidèles. Quiconque n’obéissait pas à cet ordre était frappé ipso facto d'une excommunication que l’inquisiteur seul pouvait lever ; en revanche, l’obéissance était récompensée par une indulgence de trois ans.

En même temps l'inquisiteur proclamait un temps de grâce, durant de quinze à trente jours, pendant lequel tout hérétique qui se présentait spontanément, confessait ses erreurs, les abjurait et donnait des informations complètes sur ses coreligionnaires, était assuré d’immunité. Cette immunité était parfois sans réserve, parfois aussi elle ne comportait que l’exemption 'les peines les plus sévères — la mort, la prison, la confiscation ou l’exil. C’est de cette grâce limitée qu’il est question en 1235, la première fois qu’on nous parle de cet usage. En 1237, un coupable se tira d’affaire au prix d’une pénitence consistant à s’acquitter de deux courts pèlerinages, à secourir un mendiant par jour pendant le reste de sa vie et à payer à l'Inquisition une amende de dix livres morlaas. « pour l’amour de Dieu ». Le temps de grâce écoulé, il était entendu qu’on ne pardonnerait à personne ; pendant ce délai, l’inquisiteur devait rester au logis, prêt à recevoir les dénonciations et les confessions ; de longues séries d’interrogatoires avaient été rédigées à l’avance pour lui faciliter l’examen de ceux qui se présenteraient. En 1387 encore, lorsque Fra Antonio Secco attaqua les hérétiques des vallées vaudoises, il commença par publier dans l’église de Pignerol une déclaration aux termes de laquelle quiconque se dénoncerait ou en dénoncerait d’autres dans les huit jours échapperait à tout châtiment public, sauf pour parjure commis devant l’Inquisition. Tous ceux qui ne se présentèrent pas furent excommuniés.

Bernard Gui nous affirme que ce procédé était très fécond, non seulement parce qu’il provoquait beaucoup de conversions heureuses, mais parce qu’il fournissait des informations sur beaucoup d’hérétiques qui seraient restés ignorés — chaque pénitent étant obligé de dénoncer tous ceux qu’il connaissait ou qu'il suspectait. IL insiste particulièrement sur l’efficacité de cette enquête pour amener la capture des Parfaits cathares, qui avaient l’habitude de vivre cachés et ne pouvaient guère être trahis que par ceux de leur confiance. On se figure aisément la terreur qui s’emparait d’une communauté quand un inquisiteur y paraissait à l’improviste et publiait sa proclamation. Personne ne pouvait savoir quelles histoires circulaient sur son compte, ni le parti qu’en pouvaient tirer l'inimitié personnelle ou le zèle fanatique pour le compromettre auprès de l'inquisiteur. Orthodoxes et hérétiques avaient également sujet de s'alarmer. Un homme qui avait senti de l’inclination pour 373 l'hérésie n’avait plus une minute de repos, dans la pensée qu’un mot jeté par lui en passant pouvait être rapporté, d’un moment à l’autre, par ses proches et ses amis les plus chers ; affolé, il cédait à la peur et trahissait autrui de crainte d’être trahi lui- même. Grégoire IX rappelait avec orgueil que, dans une occasion semblable, des parents dénoncèrent leurs enfants, des enfants leurs parents, des maris leurs femmes et des femmes leurs maris. Nous pouvons en croire Bernard Gui lorsqu’il nous dit que chaque révélation en amenait d’autres, jusqu’à ce que le réseau invisible s’étendit sur toute la région : il ajoute que les confiscations nombreuses auxquelles ce système donnait lieu n’étaient pas le moindre profit qu’on en retirait.

Ces actes préliminaires avaient généralement pour théâtre- le couvent de l’Ordre auquel appartenait l'inquisiteur, s’il en existait dans la localité, ou le palais épiscopal, si la ville en était pourvue. Dans d’autres cas, l’église ou les édifices municipaux étaient mis à contribution, car les autorités, tant Iniques qu’ecclésiastiques, étaient tenues de fournir toute assistance en leur pouvoir. Chaque inquisiteur avait cependant son quartier général, où il devait rapporter, pour les mettre en lieu sûr, les dépositions dos accusateurs et les confessions des accusés ; il emmenait aussi les prisonniers dont il avait cru devoir s’assurer, sous une escorte que les autorités séculières étaient obligées de lui fournir. Quant aux autres, il se contentait de les sommer à comparaître devant lui à jour fixe, après avoir exigé une caution.

A l’époque la plus ancienne, le siège du tribunal était le couvent des Mendiants ; la prison publique ou épiscopale était à la disposition de l’inquisiteur pour recevoir les prisonniers. Avec le temps, on construisit des édifices spéciaux, pourvus des cellules et des prisons nécessaires[1], où les malheureux étaient sous la surveillance constante de leurs futurs juges. C’est là qu’en général la procédure judiciaire se poursuivait, bien qu’on nous parle quelquefois, à ce sujet, du palais épiscopal, surtout lorsque l’évêque était zélé et coopérait avec l'inquisiteur. Dans les premiers temps, il n’y avait rien de fixé touchant 374 l’Age minimum de l'inquisiteur ; le provincial pouvait choisir ceux qu'il voulait parmi les membres de son Ordre. IL en résulta probablement la désignation fréquente de jeunes gens inexpérimentés ; aussi Clément V, quand il réforma le Saint Office, prescrivit que l'Age de quarante ans serait considéré comme une limite inférieure. Bernard Gui protesta, alléguant que des hommes plus jeunes étaient souvent très aptes à une pareille tâche et qu’il n’y avait pas de limite d’Age fixée pour les évêques et leurs Ordinaires, qui exerçaient cependant le pouvoir inquisitorial. La règle édictée n’en resta pas moins en vigueur. En 1422, le provincial de Toulouse nomma inquisiteur de Carcassonne le frère Raymond de Lille, qui n’était Agé que de trente- deux ans ; bien qu’il eût été confirmé par le général de l’Ordre, on fit appel à Martin V, qui prescrivit A l’Official d’Alet de faire une enquête ; si le frère était reconnu digne, le canon de Clément pourrait être suspendu en sa faveur[2].

Les procès étaient généralement conduits par un inquisiteur unique ; parfois, cependant, il y en avait deux. L’inquisiteur dirigeant avait ordinairement des auxiliaires qui instruisaient la cause et procédaient aux premiers interrogatoires. Il pouvait demander au provincial de lui fournir le nombre d’auxiliaires qu'il jugeait nécessaire, mais il n'avait pas le droit de les choisir lui-même. Parfois, lorsqu’un évêque était animé du zèle persécuteur, il acceptait en personne la fonction d’auxiliaire ; plus fréquemment, elle était exercée par le prieur dominicain du couvent local. Là où l’État supportait les frais de l'Inquisition, il semble avoir eu quelque contrôle sur le nombre des auxiliaires ; ainsi à Naples, en 1263, Charles d'Anjou ne fournit qu’un auxiliaire par inquisiteur.

Ces auxiliaires représentaient l’inquisiteur pendant son absence et étaient assimilés ainsi aux commissaires qui devinrent un élément essentiel du Saint-Office. Dès le XIIe siècle, il fut établi qu’un délégué judiciaire du Saint-Office pouvait lui-même déléguer ses pouvoirs ; en 1216, le concile de Béziers autorisa l’inquisiteur à nommer un délégué toutes les fois qu’il voudrait faire procéder à une enquête dans une localité où il ne pourrait se rendre lui-même. On donnait parfois des commissions spéciales, comme lorsque Bons de Pornac, inquisiteur de Toulouse, autorisa en 1276 le prieur dominicain de Montauban à enquérir contre Bernard de Solhac et à lui transmettre sous scellés les interrogatoires.

L’étendue des provinces de l'Inquisition était telle que le travail devait être divisé, en particulier pendant la première période, alors que les hérétiques étaient très nombreux et nécessitaient tonie une armée d’enquêteurs. Toutefois, le droit formel de désigner des commissaires avec pleins pouvoirs ne semble pas avoir été accordé aux inquisiteurs avant Urbain IV (1262), et ce privilège dut être confirmé vers la fin du siècle par Boniface VIII. Ces commissaires ou vicaires différaient des auxiliaires en ce qu’ils étaient nommés et révoqués par l'inquisiteur lui-même. Ils devinrent, comme nous l’avons dit, un élément essentiel de l’institution et conduisirent les affaires dans des localités très éloignées du tribunal principal. Si I inquisiteur était absent ou empêché, l’un d’eux pouvait le remplacer temporairement ; l’inquisiteur pouvait aussi désigner un vicaire-général. Après les réformes de Clément en 1317, il fut entendu que les commissaires devaient être âgés de quarante ans au moins comme leurs chefs. Ils disposaient de tous les pouvoirs inquisitoriaux, pouvaient citer, arrêter et interroger des témoins et des suspects ; ils pouvaient même infliger la torture et condamner à la prison. On discutait s'ils avaient le droit de porter des sentences capitales et Eymerich exprime l’avis que ce pouvoir devait toujours être réservé à l’inquisiteur lui-même ; mais, comme nous le verrons, les cas de ••canne d’Arc et des Vaudois d’Arras prouvent que celte réserve était rarement observée. Ajoutons qu’à la différence des inquisiteurs, les commissaires ne pouvaient pas nommer de délégués[3].

Plus tard on voit paraître, de temps en temps, un autre fonctionnaire portant le titre de conseiller. En 1370, l’Inquisition de Carcassonne prétendit au droit d’en désigner trois, qui fussent exempts de toute taxation locale. Dans un document de 1423, la personne qui occupe celle situation n’est pas un Dominicain, mais est qualifiée de licencié en droit. Sans doute un pareil fonctionnaire rendait des services importants au tribunal, bien que sa situation officielle ne fût pas définie. Zanghino nous informe, en effet, que les inquisiteurs étaient généralement très ignorants (le la loi. Dans la plupart des cas, cela importait peu, car la procédure était arbitraire au plus haut degré et il était bien rare qu’un accusé osât s’en plaindre. IL arrivait cependant que l’Inquisition avait devant elle des victimes récalcitrantes ; il lui fallait alors les conseils d’une personne connaissant la loi et les responsabilités qu’elle entraînait. Eymerich recommande & chaque commissaire de s’assurer le concours de quelque avocat discret, pour s’épargner des erreurs qui pourraient nuire à l’Inquisition, provoquer l'ingérence du pape et peut-être lui coûter sa place.

Comme le secret absolu devint le caractère essentiel de toutes les procédures de l'Inquisition après sa période de (étonnements, ce fut une règle universelle (pie les témoignages, tant des témoins que des accusés, ne devaient être recueillis qu’en présence de deux hommes impartiaux, non attachés à l’institution, mais ayant juré le secret. L’Inquisition pouvait rendre obligatoire la présence de toute personne qu’il lui plaisait de convoquer pour accomplir ce devoir. Ces représentants du public étaient, de préférence, des clercs, généralement des Dominicains, « hommes discrets et religieux », qui devaient signer avec le notaire le procès-verbal de la déposition pour en certifier l’exactitude. Bien qu’il n'en soit pas question dans les instructions du concile de Béziers en 1240, une déposition recueillie en 1244 montre (pie cet usage avait déjà passé dans la pratique. La fréquente répétition de cette règle par des papes successifs et le fait qu’elle fut incorporée dans le droit canonique attestent l’importance qu’on y attachait, comme à un moyen d’empêcher les injustices et de donner A la procédure une apparence d'impartialité. En cela, cependant, comme en toutes choses, les inquisiteurs se faisaient la loi à eux-mêmes et dédaignaient à plaisir les légères restrictions que les papes avaient apportées à leur pouvoir.

En 1325, un prêtre nommé Pierre de Tornamire, accusé de Eranciscanisme Spirituel, fut amené mourant devant l’Inquisition de Carcassonne. L’inquisiteur était absent. Son délégué et son notaire recueillirent la déposition du prêtre en présence de trois laïques, mais il mourut avant de l’avoir terminée. Alors qu’il avait déjà perdu la parole, deux Dominicains entrèrent et, sans s’assurer que la déposition lût complète, la certifièrent en y apposant leurs noms. Sur celle procédure irrégulière, on fonda une poursuite contre la mémoire de Pierre ; mais on se heurta à ses héritiers qui voulaient sauver ses biens de la confiscation. La lutte dura trente-deux ans et quand, en 1357, l’inquisiteur vint demander à l’assemblée des experts la confirmation de la sentence, vingt-cinq juristes votèrent contre et deux seulement, Dominicains l’un et l’autre, osèrent la défendre. Peu de temps après, Eymerich fit connaître à ses frères comment celle règle pouvait être tournée quand elle était gênante : il suffisait de s’assurer de la présence de deux personnes honnêtes à la fin de l’interrogatoire, lorsque le témoignage était lu à son auteur.

Aucune personne étrangère ne pouvait assister au procès ; il n'y eut d’exception qu’à Avignon, pendant quelques années, vers le milieu du XIIIe siècle, où les magistrats obtinrent temporairement, pour eux et pour quelques seigneurs, le droit de suivre les débats. Partout ailleurs, les malheureux qui défendaient leur vie contre les juges étaient entièrement à la merci de l'inquisiteur et de ses créatures.

Le personnel du tribunal était complété parle notaire, fonctionnaire considérable et très estimé au Moyen-Age. Toutes les procédures de l'Inquisition, toutes les questions et toutes les réponses, étaient consignées par écrit. Chaque témoin et chaque accusé étaient obligés de certifier leurs dépositions quand on leur en donnait lecture à la fin de l’interrogatoire et le jugement était finalement rendu Sur les témoignages ainsi recueillis. La fonction du notaire était très lourde et parfois des scribes étaient appelés pour l’aider : niais il devait lui-même certifier tous les documents. Non-seulement les paperasses s'accumulaient par suite des affaires courantes du tribunal et de la nécessité de tout transcrire pour les archives, mais les diverses Inquisitions se communiquaient continuellement des copies de leurs dossiers, de sorte qu’il fallait fournir de ce chef une besogne considérable. L’inquisiteur avait le droit, en cela comme en autre chose, d’exiger la collaboration gratuite d’une personne quelconque qu’il pouvait requérir à cet effet ; mais il était difficile de confier toutes ces écritures à des hommes qui n’avaient pas reçu une éducation spéciale. Dans les premiers temps, on pouvait réclamer les services d’un notaire quelconque, de préférence ceux d’un Dominicain qui avait été notaire lui-même ; si aucun notaire n’était disponible, on pouvait désigner deux personnes « discrètes » pour en tenir lieu. Celte sorte de conscription exercée par les tribunaux ambulants n’allait pas sans difficultés. Dans les villes qui étaient des sièges permanents de l’Inquisition, le notaire était un fonctionnaire régulier et salarié. Lors de l’essai de réforme de Clément V, il fut prescrit que ce notaire prêterait serment devant l’évêque comme devant l’inquisiteur, A cela Bernard Gui objecta que les exigences du service comportaient quelquefois l’augmentation subite du nombre des notaires et que, dans les localités où il n’y avait pas de notaires publics, d'autres personnes compétentes devaient être employées à cet effet ; il arrive souvent, ajoute-t-il, que les coupables avouent sur l'heure, mais si leur confession n’est pas promptement recueillie, ils la retirent et s’appliquent à dissimuler la vérité. Chose curieuse ! Le pouvoir de désigner des notaires était refusé à l'inquisiteur. « Il peut, dit Eymerich, proposer au pape trois ou quatre noms, mais c’est le pape qui lait les nominations. D’ailleurs, ce système indispose tellement les autorités locales que l’inquisiteur agira plus sagement en se contentant des notaires des évêques ou de ceux des magistrats séculiers[4]. »

La masse énorme de documents produite par ces innombrables mains était l'objet d’une juste sollicitude. Dès le début, on en reconnut la haute importance. En 1235, il est question de confessions de pénitents qui sont soigneusement transcrites dans des registres ad hoc. Cela devint bientôt un usage général et les inquisiteurs reçurent l’ordre de conserver toutes leurs procédures, depuis les premières sommations jusqu’au jugement, avec la liste de ceux qui avaient prêté serment de défendre la foi et de poursuivre l’hérésie. Cet ordre fut plusieurs fois réitéré ; on prescrivit, en outre, que tous les documents seraient copiés et qu’une copie en serait déposée en lieu sûr ou entre les mains de l’évêque. Le Livre des Sentences de l’Inquisition de Toulouse, de 1308 à 1323, qui a été imprimé par Limborch, sc termine par un index des 636 condamnés, groupés par ordre alphabétique sous la rubrique de leurs lieux de résidence, avec ('envois aux pages où leurs noms paraissent, et une brève mention des différents châtiments infligés à chacun, ainsi que des modifications subséquentes apportées à leurs peines. De la sorte, le fonctionnaire qui désirait être renseigné sur la population d'un hameau quelconque pouvait savoir immédiatement quels habitants avaient été suspectés et ce qui avait été décidé à leur égard. Un exemple emprunté à ce livre montre combien les registres précédents devaient être exacts et complets. En 1316, une vieille femme fut amenée devant le tribunal ; on découvrit alors qu’en 126X. près d'un demi-siècle auparavant, elle avait abjuré l’hérésie et s’était réconciliée à l’Eglise. Comme cela aggravait son cas, la malheureuse Tut condamnée à passer le reste de sa vie en prison et enchaînée. Ainsi, avec le temps, l’Inquisition accumula un trésor d’informations qui non seulement augmenta beaucoup sa puissance, mais fil d’elle un objet de terreur pour tout le monde. Comme les descendants d’hérétiques étaient passibles de confiscation et pouvaient être frappés d'incapacité, les secrets de famille, si soigneusement conservés dans les archives de l’Inquisition, lui permettaient de molester, quand elle le jugeait convenable, des milliers d’innocents.

Elle avait d’ailleurs une habileté toute particulière à découvrir des faits déplaisants à la charge des ancêtres de ceux qui excitaient son mauvais vouloir et parfois sa cupidité. En 1300, pendant les troubles d’Albi, alors que le viguier royal ou gouverneur défendait la cause du peuple, l’inquisiteur Geoffroi d’Ablis publia qu’il avait trouvé dans les registres que le grand père du viguier avait été un hérétique et que, par conséquent, son petit-fils était incapable d’occuper une charge. Ainsi la population entière était la merci du Saint-Office — et non seulement le peuple des vivants, mais celui des morts.

La tentation de falsifier les registres, lorsqu'il s'agissait de frapper un adversaire, était bien forte et les ennemis de l’Inquisition n’ont pas hésité à dire qu’elle y avait fréquemment cédé. Le Frère Bernard Délicieux, parlant au nom de tout l'Ordre franciscain du Languedoc, dans un document de l’an 1300, déclare non seulement que les registres sont indignes de confiance, mais qu'ils sont généralement considérés comme frauduleux. Nous verrons plus loin des faits qui justifient pleinement cette assertion. La méfiance populaire était encore accrue par cette circonstance que toute personne possédant chez elle des documents relatifs aux procédures de l’Inquisition ou aux poursuites contre les hérétiques était passible d’excommunication. D’autre part, ceux que ces registres menaçaient dans leur sécurité étaient également tentés de les détruire et l’on connait plusieurs cas où ils agirent en conséquence. Dès 1235, les citoyens de Narbonne, en révolte contre l’Inquisition, anéantirent ses registres et ses livres. L’ordre donné en liai par le- concile d’Albi de prendre des copies et de les déposer en lieu sûr fut sans doute motivé par un autre effort fait en 1248 par les hérétiques de Narbonne pour détruire les archives. Lors d'une réunion d’évêques dans la même ville, deux personnes qui portaient des pièces où figuraient des listes d'hérétiques furent attaquées et tuées ; les documents dont elles étaient chargées furent livrés aux flammes. Vers 1285, à Carcassonne, une conspiration fut ourdie par les consuls de la ville et plusieurs des principaux ecclésiastiques à l'effet de détruire les archives de l’Inquisition. Ils corrompirent un des familiers, Bernard Garric, qui consentit à les brûler, mais le complot fut découvert et ses auteurs furent punis. L’un d’eux, un avocat nommé Guilhem Garric, languit en prison pendant environ trente ans et ne fut jugé qu’en 1321.

Parmi les fonctionnaires de l’Inquisition, les plus modestes n’étaient pas les moins redoutables. C’étaient des appariteurs, des messagers, des espions, des bravi, connus sous le nom général de familiers et, comme tels, suspects au peuple qui les craignait à juste titre. Leur service n'était pas sans danger et n’avait guère d’attraits pour des gens honnêtes et pacifiques ; en revanche, il promettait mille avantages aux enfants perdus et aux malandrins. Non seulement ils bénéficiaient de l’immunité de toute juridiction séculière, privilège commun aux serviteurs de l'Église, 'mais l’autorisation spéciale accordée par Innocent IV, en 1245, aux inquisiteurs d'absoudre leurs familiers coupables d’actes de violence, les rendait indépendants des tribunaux ecclésiastiques eux-mêmes. En outre, comme toute molestation des serviteurs de l’Inquisition était qualifiée d’obstacle à la marche de ses opérations et, par suite, presque assimilée à l’hérésie, quiconque osait résister à une agression de ces gens devenait passible d’une poursuite devant le tribunal de l’agresseur. Ainsi cuirassés, ils pouvaient exercer leur tyrannie sur des populations sans défense et l'on conçoit sans peine à quelles extorsions ils se livraient impunément en menaçant les uns et les autres d’arrestation ou de dénonciation, à une époque où le fait de tomber entre les mains de l’Inquisition était presque la plus grave infortune qui put affliger un homme orthodoxe ou hérétique, peu importait. Ce fléau social fut encore aggravé le jour où les familiers furent autorisés à porter des armes. Les meurtres d’Avignonet, en 1242, celui de Pierre Martyr et d’autres incidents semblables parurent justifier le désir des inquisiteurs de posséder une garde armée. D’ailleurs, la recherche et la capture des hérétiques étaient des besognes souvent périlleuses. Ce n'en était pas moins un privilège bien exorbitant pour des hommes qui échappaient virtuellement à toute répression légale. A cette époque turbulente, le port des armes était rigoureusement interdit dans toutes les communautés pacifiques. Dès le XIe siècle, il est défendu à Pistoie ; en 1228, on l’interdit à Vérone. A Pologne, seuls les chevaliers et les médecins pouvaient être armés et accompagnés d'un serviteur unique, armé également. A Milan, un statut de Jean Galéas, en 1386, défend de porter des armes, mais autorise les évêques à armer les serviteurs qui demeurent sous le même toit qu’eux. A Paris, une ordonnance de 1288 prohibe le port des couteaux pointus, des épées et de toute arme analogue. A Beaucaire, un édit de 1320 menace de diverses peines, entre autres de l’amputation de la main, ceux qui porteraient des armes ; exception est laite pour les voyageurs, qui peuvent posséder des épées et des coutelas. Ces règlements ont rendu un service immense à la cause de la civilisation, mais ils furent presque annulés lorsque l'inquisiteur eut le droit d’armer qui il voulait, en lui conférant par surcroît les privilèges et les immunités du Saint-Office.

Dès 1249, les scandales et les abus résultant de l'emploi illimité par l'Inquisition de familiers et de scribes qui opprimaient et rançonnaient le peuple, provoqua une lettre indignée d’Innocent IV, qui exigea que leur nombre fut réduit pour correspondre aux exigences du service. Dans les pays où l’Inquisition était entretenue par l’État, les abus de ce genre ne trou- 'aient pas un terrain propice. Ainsi, à Naples, Charles d’Anjou limita à trois le nombre des familiers armés de chaque inquisiteur. Quand Bernard Gui protesta contre les réformes de Clément V, il lit ressortir le contraste entre la France, où les inquisiteurs dépendaient des officiers séculiers et étaient obligés de se contenter de quelques serviteurs, et l'Italie, où ils avaient des facilités presque sans limites. Dans ce pays, en effet, l’Inquisition était indépendante et vivait de ses propres ressources, parce qu’elle avait sa part des amendes et des confiscations. Clément V prohiba la multiplication inutile des fonctionnaires et l’abus du droit de porter des armes, mais ses efforts bien intentionnés furent de peu d’effet. En 1321, nous voyons Jean XXII blâmer les inquisiteurs de Lombardie pour avoir provoqué des scandales et des troubles à Bologne, en employant comme familiers armés des hommes de sac et de corde qui commettaient des meurtres et molestaient les habitants. En 1337, le nonce du pape, Bertrand, archevêque d'Em- brun, s’assura par lui-même, que les permissions de porter des armes, accordées par l’inquisiteur, étaient une cause de troubles à Florence et menaçaient la sécurité des citoyens ; il lui ordonna de ne garder auprès de lui que douze familiers armés, lui assurant que les autorités séculières fourniraient, en cas de besoin, les auxiliaires qu'il faudrait pour capturer les hérétiques. Et pourtant, neuf ans après, on accusa un nouvel inquisiteur, Fra Piero di Aquila, d’avoir vendu des permissions de porter des armes à plus de deux cent cinquante individus, ce qui lui avait rapporté environ mille florins d’or par an et causé un préjudice grave à la paix publique. Une nouvelle loi lut alors promulguée, limitant à six le nombre des familiers armés de l’inquisiteur ; l’évêque de Florence devait en avoir douze, celui de Fiésole six, mais tous devaient porter, bien en évidence, les insignes de leurs maîtres. Cependant la vente des ports d’armes donnait de si grands bénéfices que le code florentin de 1355 eut recours à d’autres prescriptions pour com- ; battre cet abus. Toute personne surprise avec des armes et prétendant avoir acquis le droit de les porter, devait être chassée du territoire de la République et s’engager, en fournissant caution, à résider pendant un an à plus de 50 milles de la ville. Le podestat lui-même ne pouvait accorder des autorisations de porter des armes, sous peine d’être considéré comme parjure et frappé d’une amende de 500 livres. Celte législation constituait un empiétement sur les privilèges de l’Église, et donna prétexte à l’une des plaintes de Grégoire IV lorsque, en 1376, il excommunia la République. Quand Florence dut se soumettre, en 1378, une des conditions qu’on lui imposa fut qu’un commissaire pontifical aurait le droit d’effacer toutes les lois jugées abusives dans le livre des statuts. Cependant les excès de la milice inquisitoriale étaient tels qu’on dut recourir, en 1386, à un autre moyen pour y mettre un terme. Défense fut faite aux deux évêques et à l’inquisiteur d’avoir des familiers armés qui fussent soumis à l’impôt ou inscrits sur le registre des citoyens ; ceux à qui ils délivraient des autorisations devaient être déclarés leurs familiers par les Prieurs des Arts, et cette déclaration devait être renouvelée annuellement par la collation d’une charte. Ce règlement, qui limitait le mal, fut maintenu dans la récension du code en 1415.

Sans doute des luttes analogues, dont l’histoire n'a pas conservé de traces, se poursuivirent vers la même époque, dans la plupart des villes italiennes, désireuses de protéger les citoyens paisibles contre les sicaires de l’Inquisition. Cette nécessité se fit sentir même A Venise, où pourtant l’Inquisition était tenue en tutelle par l’Étal, qui avait la sagesse de sauvegarder ses droits en supportant les frais de celle institution. Au mois d’août 1430, le Grand Conseil, par quatorze voix contre deux, dénonça le procédé abusif d’un inquisiteur qui avait vendu à douze personnes le droit de porter des armes ; une pareille troupe, disaient les conseillers, était tout à fait superflue, car l’inquisiteur pouvait toujours réclamer le concours du pouvoir séculier ; en conséquence, et conformément à l’ancien usage, il •levait se contenter de quatre familiers en armes. Mais six mois après, en février 1431, sur la demande du ministre général des Franciscains, cette législation fut modifiée ; l'inquisiteur fut avoir jusqu’à douze familiers, à la condition qu’il fût établi Par les rapports de police qu’ils étaient réellement en fonctions Pour les besoins de l’Inquisition. Eymerich déclare pourtant lue toutes les restrictions de ce genre sont illégales et que tout magistrat séculier qui empêche les familiers de l’Inquisition de porter des armes « entrave son activité » et doit être regardé comme fauteur de l’hérésie. Bernard Gui estime, de son côté, que c’est à l’inquisiteur seul qu’il appartient de fixer le nombre des familiers dont il a besoin et Zanghino considère que la limitation de leur nombre est un délit que l’inquisiteur doit Pouvoir réprimer à son gré.

J’ai fait allusion, dans le précédent chapitre, au droit si souvent réclamé et exercé d’abroger tous les statuts locaux qui paraissaient gênants pour le Saint-Office, ainsi qu’à l’obligation imposée à tous les fonctionnaires séculiers de prêter leur concours sui l’réquisition aux inquisiteurs. Ce droit fut reconnu et mis en vigueur de telle sorte que l’organisation de l’Inquisition en vint A embrasser celle de l’Etat lui-même, dont toutes les ressources étaient mises à son service. Le serment d’obédience que l’inquisiteur pouvait imposer à tous ceux qui détenaient une fraction du pouvoir public, n’était pas une simple formalité. Quiconque refusait de le prêter était frappé d’excommunication, ce qui entraînait, en cas d’obstination, l'accusation d’hérésie et, en cas de soumission, une pénitence humiliante. Si des inquisiteurs négligents ont parfois omis d'exiger ce serment, les autres s’en sont fait un impérieux devoir. Bernard Gui, à tous ses autodafés, l’administra solennellement à tous les officiers royaux et magistrats locaux et quand, en mai 1309, Jean de Maucochin, sénéchal royal du Toulousain et de l’Albigeois, refusa de prêter serment, on lui fit bien vite reconnaître son erreur et il se soumit dans le même mois. En 1329, Henri de Chamay, inquisiteur de Carcassonne, demanda A Philippe de Valois de confirmer les privilèges de l'Inquisition ; le roi répondit par un édit où il déclarait que tous les ducs, comtes, barons, sénéchaux, baillis, prévôts, viguiers, châtelains, sergents et autres justiciers du royaume de France étaient tenus d’obéir aux inquisiteurs et à leurs commissaires, en capturant et en maintenant en prison tous les hérétiques et suspects d'hérésie, ainsi que de donner aux inquisiteurs, à leurs commissaires et messagers, dans toute l’étendue de leur juridiction, sauf-conduit, aide et protection en tout ce qui concernait la tâche de l’Inquisition, toutes les fois qu’ils en seraient requis.

Lorsqu’un officier public hésitait à prêter son concours, le châtiment ne se faisait pas attendre. Ainsi, en 1303, quand Bonrico di Busca, vicaire du podestat de Mandrisio, refusa de fournir des hommes aux représentants de l’Inquisition milanaise, il fut aussitôt condamné à une amende de cent sous impériaux, à payer dans les cinq jours. Alors même qu'un fonctionnaire était excommunié et, par suite, frappé d’incapacité temporaire, il pouvait être sommé d’obéir aux ordres d’un inquisiteur ; mais on prenait soin de l’avertir qu’il ne devait pas se croire, de ce chef, la compétence de procéder à quelque autre acte de ses fonctions[5].

L’Inquisition avait encore à son service, d’une manière plus ou moins complète, toute la population orthodoxe, en particulier le clergé. Tout individu, sous peine d’être estimé fauteur de l’hérésie, devait dénoncer les hérétiques à sa connaissance. IL devait aussi arrêter lui-même les hérétiques, comme Bernard de Saint-Genais l’apprit à ses dépens en 1242, lorsqu’il fut jugé par l’Inquisition de Toulouse pour n’avoir pas arrêté certains hérétiques alors qu’il pouvait le faire et fut condamné à visiter, en pénitent, les sanctuaires du Puy, de Saint-Gilles et de Compostelle. En outre, les prêtres de paroisse devaient, quand ils en étaient requis, faire comparaître leurs paroissiens et publier toutes les sentences d’excommunication. Ils devaient surveiller les pénitents et s’assurer que les pénitences imposées étaient régulièrement subies. Un système méthodique de police locale, inspiré de l’ancienne institution des témoins synodaux, fut arrêté par le concile de Béziers en 1246 ; l’inquisiteur était autorisé à désigner dans chaque paroisse un prêtre et un ou deux laïques, qui avaient pour devoir de rechercher les hérétiques, de visiter les maisons et surtout les lieux de retraite, de veiller à l’exécution des pénitences et des diverses sentences de l’Inquisition. En manuel pratique, rédigé à cette époque, enjoint aux inquisiteurs de faire instituer partout celle police. Que pouvait-on désirer de plus ? Toutes les ressources' du pays, tant publiques que privées, étaient au service de l’Inquisition.

Un point important de l’organisation inquisitoriale était le caractère de l’assemblée où Ton décidait du sort de l’accusé. En principe, l’inquisiteur ne pouvait pas rendre un jugement de lui-même. Nous avons vu comment, après diverses fluctuations, on reconnut ipic le concours des évêques était indispensable. Comme les inquisiteurs n’avaient cure de celte limitation de leurs pouvoirs. Clément V déclara milles et non avenues les sentences rendues par eux seuls ; toutefois, pour éviter des retards, il permit que le consentement des évêques fut donné par écrit si, après huit jours, on n’avait pu arranger une réunion. A en juger par quelques spécimens de ces consultations écrites qui nous sont parvenus, elles étaient extrêmement sommaires et ne pouvaient faire sérieusement obstacle à l’arbitraire des inquisiteurs. Cependant Bernard Gui se plaint amèrement de cette restriction illusoire, parce que la règle touchant le concours des évêques n’avait guère été observée antérieurement ; il ajoute, pour justifier ses critiques, qu'un évêque retarda pendant deux ans et davantage le jugement de quelques personnes de son diocèse et qu’un autre fit différer de six mois la célébration d’un autodafé. Lui-même observa scrupuleusement les règles, tant avant qu’après la publication des Clémentines, et dans les procès-verbaux des autos auxquels il présida à Toulouse, la participation des évêques des accusés, ou de délégués épiscopaux, est toujours soigneusement mentionnée. Toutefois, nous voyons le même Bernard Gui accepter les délégations de trois évêques, ceux de Cahors, de Saint-Papoul et de Montauban. l'autorisant à les remplacer à l'auto du 30 septembre 1319. Cette pratique devint fréquente et les inquisiteurs rendirent continuellement des jugements en vertu des pouvoirs qui leur étaient conférés par les évêques, comme dans la persécution des Vaudois du Piémont en 1387, dans celle des sorcières de Canavese en 1474. Il arrivait aussi (pie l’inquisiteur fil violence aux évêques. Ainsi, vers 1318, au début de la persécution des Franciscains Spirituels, les évêques de la province de Narbonne furent obligés de consentir à laisser brûler quelques malheureux, l’inquisiteur les ayant menacés de les dénoncer au pape, dont le zèle pour la persécution était connu.

Comme, dès le début, les inquisiteurs furent désignés pour leur ardeur plutôt que pour leur savoir, et comme ils étaient généralement réputés forts ignorants, on trouva bientôt nécessaire de leur adjoindre, pour le prononcé des jugements, des hommes versés dans le droit civil et canonique, sciences obscures à celte époque, si compliquées qu’il fallait toute une vie pour s'en rendre maître. Les inquisiteurs furent donc autorisés '> convoquer des experts pour examiner avec eux les témoignages et recevoir leurs conseils sur le jugement à rendre. Ceux qui étaient appelés à cet effet ne pouvaient pas refuser de servir gratuitement, bien que l’inquisiteur pût les rétribuer s’il le jugeait convenable. IL semble d’abord que la présence des notables, lors de la condamnation d’hérétiques célèbres, ait eu plutôt pour objet de rehausser la solennité de la délibération que d’éclairer les juges ; ainsi, en 1237, lors de la condamnation d’Alaman Roaix de Toulouse, on vit figurer dans le conseil l’évêque de Toulouse, l’abbé de Moissac, les Provinciaux dominicains et franciscains, ainsi que nombre de personnes notâmes. A la vérité, l’énormité de la besogne accomplie par l’Inquisition du Languedoc au cours des premières années de son existence parait exclure la possibilité de toute' délibération sérieuse où des conseillers venus du dehors auraient [iris 389 part, d’autant plus que l’usage s’introduisit de bonne heure de réunir les accusés en groupes dont le sort était fixé et proclamé dans un Sermo ou Autodafé solennel. Toutefois, on respecta les formes et, en 1247, lors d’une sentence rendue par Bernard de Caux et Jean de Saint-Pierre contre sept hérétiques relaps, il est spécifié que le jugement a été porté en conseil « avec de nombreux prélats et autres gens de bien ». L’assemblée des conseillers était convoquée pour le Vendredi, le Sermo ayant toujours lieu le Dimanche. Les assesseurs devaient tous être des jurisconsultes et des frères Mendiants, désignés par l’inquisiteur, qui en fixait le nombre. Ils juraient sur les Evangiles d’observer le secret et d’émettre leur avis en bonne conscience, suivant les lumières qu'ils tenaient de Dieu. Puis l’inquisiteur leur donnait lecture d’un exposé de chaque cas, en omettant parfois le nom de l’accusé, et ils rendaient une des sentences suivantes : « Pénitence au gré de l’inquisiteur. » — « L’accusé doit être emprisonné ou livré au bras séculier. » — Les Évangiles étaient déposés sur la ' table autour de laquelle ils siégeaient, afin, disait-on, que leur jugement fût inspiré de Dieu et que leurs yeux vissent la justice (1).

On peut admettre, du moins en général, que cette procédure était presque exclusivement formelle. Non seulement l’inquisiteur pouvait présenter chaque cas comme il l’entendait, mais l’usage s’établit de convoquer un si grand nombre d’experts que l’étude détaillée des affaires était matériellement impossible. Ainsi l’inquisiteur de Carcassonne, Henri de Chamay, réunit à Narbonne, le 10 décembre 1028, quarante-deux conseillers, chanoines, juristes et experts laïques, qui -durent siéger avec lui et l’Ordinaire épiscopal. Pendant les deux journées dont elle disposait, cette nombreuse assemblée expédia trente-quatre cas, d’où il résulte avec évidence qu’elle ne put les examiner de près un à un. Dans deux cas seulement, des opinions contradictoires furent exprimées, et elles portaient sur des questions peu importantes. Le 8 septembre 1329, le même inquisiteur tint une autre réunion à Carcassonne, avec quarante-sept experts ; en deux jours, on expédia quarante affaires. Cependant il n’en était pas toujours ainsi. De Narbonne, Henri de Chamay se rendit à Pamiers où, le 7 janvier 1320, il convoqua trente-cinq experts avec l’évêque de Toulouse. Dès le premier jour, plusieurs affaires furent remises ; des débats importants s’engagèrent et il semble qu’on ait dû aller aux voix pour arriver ù une décision. D’autre part, on fit une masse de tous les hérétiques dits croyants, on les condamna en bloc à la prison et on laissa à l’inquisiteur le soin de déterminer les conditions de la captivité de chacun. Un pareil procédé prouve l’impuissance de ces tribunaux trop nombreux et siégeant pendant trop peu de jours. Il est remarquable que la réunion dont nous parlons ait cru devoir aussi établir des règles pour le châtiment des faux-témoins.

Le 19 mai 1329, trente-cinq exports, convoqués par Henri de Chamay, s’assemblèrent à Béziers. Il s’agissait d’un Frère franciscain, Pierre Julien. Tous accordèrent qu’il était relaps, mais plusieurs inclinaient vers la clémence. Après une longue discussion, l’inquisiteur les pria de se réunir de nouveau le soir et de rechercher, dans l’intervalle, quelque moyen de faire grâce, ho débat recommença donc dans la soirée et l’on convint de surseoir sous prétexte qu’on ne pouvait s’assurer à temps de la présence d’un évêque pour procéder à la dégradation du Frère. Enfin, les experts furent sommés, sous menace d’excommunication, de donner leur avis par écrit ; les opinions varièrent depuis la simple pénitence jusqu’à l’abandon au bras séculier. Puis la réunion fut dissoute et l’on tint une consultation nouvelle avec quelques-uns de ses membres les plus éminents ; il fut convenu qu’on demanderait conseil à Avignon, Toulouse ou à Montpellier, et qu’on attendrait un autodafé à Carcassonne pour procéder à un nouvel examen. C’est assez dire que l’on n’aboutit à rien.

Nous ne saurions trop répéter (pie les inquisiteurs, tout en observant les formes, se croyaient toujours libres d’agir à leur guise. Dans les sentences qui font suite aux procès-verbaux des réunions, on trouve souvent les noms de condamnés dont il n’avait pas été question aux débats. Par exemple, après l’assemblée de Pamiers, qui témoigna d’une rare initiative, on rendit une sentence condamnant cinq morts, dont deux seulement sont mentionnés dans la procédure. A la même occasion, Ermessende, fille de Raymond Monier, fut condamnée pour faux- témoignage au murus largus, ou prison simple ; mais l’inquisiteur changea celte peine en celle du murus strictus, qui comportait l’emprisonnement avec chaînes aux pieds. C’était, d’ailleurs, une question controversée de savoir si l’inquisiteur devait se conformer absolument ‘ aux décisions prises ; bien qu’Eymerich conclue par l'affirmative, Bernardo di Como déclare positivement qu’il n’en est rien.

La nécessité légale de ces consultations avec évêques fait bien comprendre l’origine du Sermo generalis ou Autodafé. IL était évidemment impossible de réunir tous les juges pour chaque cas individuel ; on laissait les cas s’accumuler et l’on organisait, de temps en temps, des solennités émouvantes propres à frapper de terreur les hérétiques et à rassurer les fidèles. Dans l’état rudimentaire de l'Inquisition à Florence, en 12io, alors que l’inquisiteur Ruggieri Calcagni et l’évêque Ardingho coopéraient avec zèle et qu’on n’avait pas recours à des réunions d’experts, nous voyons que des hérétiques sont jugés et exécutés journellement, tantôt seuls, tantôt par groupes de deux ou de trois ; mais on avait déjà imaginé de réunir le peuple dans la cathédrale et de lui lire la sentence, en l’accompagnant de commentaires appropriés. A Toulouse, le fragment du registre des sentences de Bernard de Caux et de Jean de Saint-Pierre, allant de mars 1246 à juin 1218, témoigne delà même absence de formes. Les autos ou sermones oui parfois lieu à peu de jours d’intervalle — il y en eut cinq en mai 1246 — et souvent il ne s’y agit que d’un ou de deux hérétiques, ce qui exclut la participation de l'évêque, d’autant plus qu’il n’est jamais mentionné dans l’arrêt. Toutefois, on constate toujours la présence de quelques magistrats locaux, civils et ecclésiastiques, et la cérémonie s’accomplit d’ordinaire dans le cloitre de l’église Saint-Sernin, bien qu’on indique quelquefois d’autres localités, par exemple l’Hôtel de Ville (à deux reprises). — ce qui prouve que l’office divin ne faisait pas encore partie de la solennité (2).

Avec le temps, la cérémonie devint plus imposante. Le Dimanche lui fut réservé et comme il n’était pas permis, ces jours-là de prêcher d’autres sermons dans la ville, le Dimanche de l’Avent et les jours de grandes fêtes furent exclus. Du haut de toutes les chaires, les prêtres invitaient le peuple à gagner, par sa présence, l’indulgence promise de quarante jours. Une sorte de scène était élevée au centre de l’église ; les « pénitents » y prenaient place, entourés des officiers séculiers et ecclésiastiques, l'inquisiteur prononçait le sermon, après quoi le serment d'obédience était déféré aux représentants de l’autorité civile et un décret solennel d’excommunication fulminé contre ceux fini, d’une manière quelconque, entraveraient les opérations du Saint-Office. Puis le notaire donnait lecture des confessions en langue vulgaire et, après chacune, on demandait à l’accusé s’il la reconnaissait sincère ; cette question n’était d’ailleurs posée qu’à ceux dont on savait qu’ils étaient de vrais « pénitents » et ne provoqueraient pas de scandale par un démenti. Sur la réponse affirmative de l’accusé, on lui demandait s’il voulait se repentir, ou perdre à la fois son corps et son âme en persistant dans l’hérésie ; il exprimait le désir d’abjurer et on lui donnait lecture de la formule d’abjuration, qu’il répétait phrase par phrase. Puis l’inquisiteur le déchirait absous de l’excommunication ipso facto qu’il avait encourue par son hérésie et lui promettait la grAce s’il se conduisait bien sous la sentence qui allait être prononcée. Les pénitents se succédaient ainsi a tour de rôle, en commençant par les moins coupables. Ceux qui devaient être « libérés », c’est-à-dire livrés au bras séculier, étaient gardés pour la fin ; la cérémonie qui les concernait était réservée pour la place publique, où une plate-forme avait été érigée à cet effet, afin que la sainteté de l’Église ne fût pas profanée par une sentence entraînant l’effusion du sang. Par le même motif, elle n'avait pas lieu un jour férié. Mais l’exécution était toujours remise au lendemain, afin que les condamnés eussent le temps de se convertir, que leurs Ames ne passassent point des flammes temporelles aux flammes éternelles. On prenait grand soin d’empêcher qu’ils ne pussent parler au peuple, de crainte que leurs protestations d’innocence n’éveillassent quelque écho de sympathie.

Nous pouvons aisément nous figurer l’impression produite sur les esprits par ces terribles solennités, où, sur l’ordre de l’Inquisition, tous les grands et tous les puissants du pays étaient réunis pour prêter humblement le serment d’obédience et servir de témoins à l'exercice de la plus haute autorité, celle qui décidait du sort des hommes dans ce monde et dans l'autre. Lors du grand autodafé tenu par Bernard Gui à Toulouse, en avril 1310, la solennité dura du dimanche 5 jusqu’au jeudi 9. D’abord, on adoucit les pénitences de quelques convertis dignes d’indulgence ; puis, vingt personnes furent condamnées à porter des croix et à accomplir des pèlerinages ; soixante-cinq à la prison perpétuelle, dont trois à l’emprisonnement avec chaînes ; enfin, dix-huit individus furent livrés au bras séculier et brûlés vifs. Lors de l’auto d'avril 1312, cinquante et une personnes furent condamnées au port de croix, quatre-vingt-six à la prison ; on confisqua les biens de dix défunts, après avoir déclaré qu’ils eussent mérité la prison ; on ordonna d’exhumer et de brûler les cadavres de trente-six autres ; on livra cinq individus au bras séculier pour être brûlés et on condamna cinq contumaces. Une foi qui pouvait s’affirmer par de tels sacrifices était certainement de nature à inspirer la terreur, sinon l’amour. IL arrivait parfois qu’un hérétique obstiné interrompait l’ordre des cérémonies. Ainsi, au mois d'octobre 1309, Amiel de Perles, célèbre docteur Cathare, avoua hautement son hétérodoxie et, sitôt arrêté, se soumit à l'endura en refusant toute boisson et toute nourriture. Craignant d’être frustré de sa victime, Bernard abrégea la procédure et fit à \miel l’honneur d’un auto spécial. Un cas semblable se produisit en 1313. Pierre Raymond, croyant Cathare, s’était laissé aller à abjurer et à solliciter la réconciliation dans l’auto de 1310. Condamné à la prison, il se repentit de sa faiblesse dans sa cellule. Les souffrances morales de ce malheureux devinrent telles qu’il finit par se proclamer hautement relaps, affirmant qu’il voulait vivre et mourir dans l’hétérodoxie, que son seul regret était de ne pouvoir se faire hérétiquer par quelque ministre de sa foi. Il se mit également à l'endura et, après six jours de jeune, il voyait approcher la fin souhaitée. On se hâta de le condamner et d’organiser un petit auto pour lui et pour quelques autres, afin que le bûcher ne fût pas privé de sa proie.

Quelle constance ne fallut-il pas aux Cathares pour résister pendant un siècle à une organisation pareille, aux mains d’hommes énergiques et infatigables ! Quelle dut être la force d’âme des Vaudois, qu’on ne réussit même pas à exterminer ! Il n’v avait pour l’hérétique aucune chance de salut dans la fuite, car l'Inquisition veillait partout. Un étranger suspect était arrêté ; on s’assurait de son lieu de naissance et aussitôt que les messagers avaient pu franchir la distance qui l’en séparait, le Saint-Office de son ancienne résidence fournissait tous les renseignements nécessaires à son sujet. Alors, suivant les convenances, on le jugeait sur place ou on le réexpédiait à son domicile, chaque tribunal ayant dans sa juridiction non seulement les crimes des habitants du district, mais ceux des résidents étrangers. Quand Jacopo della Chiusa, un des meurtriers de Saint-Pierre Martyr, prit la fuite, des informations propres à assurer sa capture furent expédiées jusqu’à l’Inquisition de Carcassonne. De temps en temps, cependant, des difficultés s’élevaient. Avant que l’Inquisition ne fût complètement organisée, Jayme Ier d’Aragon, en 1248, porta plainte contre l'inquisiteur de Toulouse, Bernard de Caux, parce qu'il citait ses sujets à comparaître devant lui, et Innocent IV prescrivit, sans grand succès, de mettre un terme à cet abus. Parfois, deux tribunaux réclamaient le même accusé ; le concile de Narbonne décida, en 1244, qu’il devait être jugé par l’inquisiteur qui avait d’abord procédé contre lui. A la vérité, si l’on tient compte de la rivalité entre les Dominicains et les franciscains, on s'étonne qu’il se soit élevé si peu de querelles au sein de l’Inquisition. Quand il s’en produisait, on travaillait à les étouffer ; à distance, l’impression dominante est celle d’un zèle religieux luttant avec ardeur contre l’hérésie, sans donner aux fidèles le scandale de dissensions intestines.

Quelques exemples feront comprendre l'implacable énergie avec laquelle les ressources de l’Inquisition étaient mises en ' œuvre. Sous les Hohenstaufen, les deux Siciles avaient servi de lieu de refuge à beaucoup d’hérétiques, fuyant devant les rigueurs de l'Inquisition du Languedoc. Frédéric II, impitoyable quand il y trouvait son avantage, n’était pas animé, comme le Saint-Office, par la fureur de la persécution continue. Après sa mort, la guerre ouverte entre Manfred et la papauté laissa sans doute quelque répit aux hérétiques ; mais lorsque Charles d’Anjou conquit le royaume, en qualité de vassal de Rome, les inquisiteurs français s’y précipitèrent à sa suite. Sept mois seulement après l’exécution de Conradin, le 31 mai 1269, Charles publia des lettres patentes, adressées à tous les nobles et magistrats, où il déclarait que les inquisiteurs de France allaient venir en personne ou envoyer des délégués pour saisir les hérétiques fugitifs, et ordonnait à ses sujets de leur prêter main-forte chaque fois qu’ils en seraient requis. La juridiction de l’inquisiteur était, en fait, personnelle aussi bien que locale et l’accompagnait partout où il allait. Quand, en 1339, quelques Juifs convertis et renégats s’enfuirent de Provence en Espagne, Innocent VI autorisa l’inquisiteur provençal, Bernard du Puy, à les poursuivre, à les arrêter, à les juger, à les condamner, a les châtier partout où il les trouverait, en invoquant, a cet effet, le concours de toutes les autorités séculières ; il écrivit en même temps aux rois d’Aragon et de Castille, qu’ils eussent a prêter toute assistance à Bernard.

Arnaud Ysarn, à l'Age de quinze ans, avait été condamné à Toulouse en 1309, après -un emprisonnement de deux ans, à porter des croix et à accomplir certains pèlerinages ; son seul crime était d’avoir une fois « adoré » un hérétique, sur l’ordre de son père. IL porta les insignes de son déshonneur pendant plus d’un an ; puis, comme ils l’empêchaient de gagner sa vie, il les rejeta et obtint un emploi de batelier sur la Garonne, entre Moissac et Bordeaux. Dans son obscurité, il pouvait se croire sain et sauf ; mais la police de l’Inquisition veillait. Cité à comparaître en 1312, il n'osa pas venir, malgré les instances de son père, qui lui faisait entrevoir la possibilité d’une grâce. En 1313, on l’excommunia comme contumace ; l’année suivante, il fut déclaré hérétique et condamné comme tel dans l'autodafé de 1319. En juin 1321, sur l'ordre de Bernard Gui, il fut fait prisonnier à Moissac, s’échappa sur la route, lut pris de nouveau et conduit à Toulouse. Bien qu’il n’eût commis, dans l'intervalle, aucun acte d’hérésie, son refus d'obéir à l'Inquisition fut jugé digne de la peine de mort et on crut user de clémence en le condamnant, en 1322, à l'emprisonnement perpétuel au pain et à l'eau. Ainsi, non seulement l’Inquisition jetait ses filets partout, mais aucune proie ne paraissait trop humble pour satisfaire son avidité.

En 1255, un Dominicain d'Alexandrie, Fra Niccolô da Vercelli, confessa quelques croyances hérétiques à son sous-prieur, qui se lutta de le chasser. Il entra dans un couvent cistercien du voisinage ; mais bientôt, craignant d’être poursuivi par l'Inquisition, il gagna secrètement un autre couvent au-delà des Alpes. Immédiatement, Alexandre IV adressa des lettres à tous les abbés cisterciens, à tous les archevêques et évêques, leur enjoignant de saisir le malheureux et de l'envoyer à l'inquisiteur lombard, Rainerio Saccone.

La seule chose qui manquât à l'Inquisition était un chef unique, imposant une obéissance absolue à tous ses agents et dirigeant à lui seul toute la machine. Le pape, accablé de mille occupations, ne se prêtait guère à ce rôle ; il lui fallait, à côté de lui, un ministre, remplissant les fonctions d’inquisiteur- général. Ce besoin se fit sentir de bonne heure et, dès 1262, Urbain s’efforça d’y satisfaire en ordonnant à tous les inquisiteurs d’adresser leurs rapports à Caietano Orsini, cardinal de S. Niccolô in carcere Tulliano, lui signalant tous les obstacles mis a l’exercice de leurs fonctions et se conformant aux instructions qu’il leur donnerait. Le cardinal Orsini parle de lui-même comme d’un inquisiteur-général et il travailla à soumettre plusieurs tribunaux à son autorité immédiate. Le 19 mai 1273, il ordonna aux inquisiteurs italiens de fournir aux inquisiteurs <le France des facilités pour la transcription de tous les témoignages existant dans leurs archives, ainsi que de ceux qui s’y accumuleraient à l’avenir. Le perpétuel va-et-vient des Cathares et des Vaudois de France en Italie donnait beaucoup de prix à ces informations et les inquisiteurs français lui avaient déjà demandé les siennes ; mais l’extrême prolixité des documents de l’Inquisition rendait cette tâche effroyablement longue et coûteuse, et les termes mêmes de la lettre du cardinal prouvent qu’il ne s’attendait pas à ce que ses instructions fussent suivies. Nous ignorons si l’on fit des tentatives ultérieures pour mettre à exécution ce projet gigantesque, qui aurait grandement accru la puissance de l'Inquisition ; mais le fait d’en avoir eu l’idée 398 atteste qu’Orsini prenait très au sérieux les devoirs de sa charge et se préoccupait d’une centralisation effective. Une autre lettre de lui, datée du 24 mai 1273, aux inquisiteurs de France, montre que pendant un certain temps les instructions aux fonctionnaires du Saint-Office émanèrent de lui.

Nous ne possédons pas d’autres témoignages de son activité ; mais son élévation à la papauté en 1277, sous le nom de Nicolas III, indique peut-être qu’il avait acquis, grâce a ses fonctions, une redoutable puissance. Lorsqu’il nomma son neveu, le cardinal Latine Malebranca, à la place devenue vacante par son élévation, le nouveau pape semble avoir voulu conserver cette puissance dans sa famille, afin d’assurer sa propre sécurité. Malebranca était le doyen du Sacré-Collège. Son influence se fit sentir, en 1291, quand il mit fin à un long conclave en obtenant l’élection de l’ermite Pietro Morrone, pape sous le nom de Célestin V. Il ne survécut pas au court pontificat de ce dernier et le fier Boniface VIII crut inutile et impolitique de maintenir une fonction aussi dangereuse. Elle resta vacante sous les papes d’Avignon, jusqu’à ce que Clément VI la renouvela en faveur de Guillaume, cardinal de S. Stefano in monte Celio, qui manifesta son zèle en faisant brûler plusieurs hérétiques. Après sa mort, il n’y eut plus d’autre titulaire. En somme, l’Inquisitoriat-général n’avait guère exercé d’influence sur le développement de l’Inquisition.

 

 

 



[1] La cellule, établie le long des murs, s’appelait murus, par opposition avec la prison proprement dite ou oarcer.

[2] En 1431, Eugène IV fit une exception en faveur d’un inquisiteur nommé dans sa trente-sixième année. (Ripoll. III, 9.)

[3] Il n’est pas aisé de comprendre pourquoi, en 1270, les inquisiteurs lombards Fra Niccolo du Cremoux et Fra Daniele Giussan, réunirent des experts à Plaisance pour décider s’ils avaient ou non le droit de nommer des délégués ; la question fut tranchée par la négative (Campi, Dell'Historia Ecclesiastica di Piacenza. P II. p. 308-309.)

[4] L'importance particulière attachée au notariat et la limitation du nombre des notaires sont attestées par les privilèges pontificaux qui les concernent. Ainsi, le 27 novembre 1205, Boniface VIII autorisa l'archevêque de Lyon à en nommer cinq ; le 28 janvier 1295, il permet à l'évêque d’Arras d'en nommer trois ; le 22 janvier 1296, il accorde à l'évêque d'Amiens le droit d’en désigner deux (Thomas, Regis rom. de Boniface VIII, I, n° 640 bis, 66û, 678 bis.) — En 1286, le Provincial de France se plaignit à Honorius IV de ta rareté des notaires dans le royaume et fut autorisé à en nommer deux (Ripoll. n. 16.)

[5] Comme la charge de bailli, en France, était achetable, mais que l’occupant ne pouvait la vendre, on conçoit qu’il craignit de perdre sa Jonction en désobéissant aux requêtes des inquisiteurs. — Statuta Ludov. IX ann. 1254, c. XXV-XXVII (Vaissette, éd. Privât, VIII, 1349.)