L’organisation
graduelle de l’Inquisition fut simplement le résultat de l’évolution des
forces sociales que nous venons d'étudier et de montrer à l’œuvre. Les
Croisades Albigeoises avaient mis fin à la résistance ouverte, mais les
hérétiques n’étaient pas moins nombreux qu’avant et ils étaient d’autant plus
difficiles à découvrir qu’ils osaient moins se montrer. Le triomphe de la
force brutale avait accru la responsabilité de l’Église, alors que son
impuissance à en porterie poids était accusée par l’extraordinaire diffusion
de l’hérésie au cours du XIIe siècle. Nous avons vu avec quelle confusion,
quelle incertitude les prélats locaux avaient cherché à répondre aux appels
nouveaux que l’on faisait à leur zèle. En principe, lorsqu’on a lieu de
supposer l’existence d’un crime caché, il y a trois degrés tout indiqués de
la procédure : la découverte du criminel, la preuve de sa culpabilité et,
enfin, son châtiment. Or, de tous les crimes, le plus difficile à découvrir
et à prouver était celui d’hérésie ; et quand ses progrès devinrent
menaçants, les ecclésiastiques à qui incombait la tâche de le supprimer se
trouvèrent également embarrassés aux trois étapes nécessaires de la
procédure. Noyés, pour la plupart, dans les affaires multiples que comportait
le développement exagéré de leurs intérêts temporels, les évêques attendaient
que la rumeur populaire leur désigné ! un homme ou un groupe d’hommes comme
entachés d’hérésie. Lorsqu’on s’était assuré de la personne des suspects, il
y avait rarement des preuves externes de leur culpabilité, car, excepté là où
le grand nombre des délinquants rendait la répression impossible, les
sectaires se conformaient assidûment aux observances extérieures de
l’orthodoxie ; d’autre part, les fonctionnaires épiscopaux, peu versés dans
la théologie, étaient généralement incapables d’arracher des confessions à
des hommes habitués à la réflexion et d’un esprit plus éveillé que le leur. L’usage
judiciaire de la torture était heureusement encore inconnu ; mais la
procédure barbare des ordalies, à laquelle on avait fréquemment recours,
suffit à montrer combien le clergé se sentait impuissant à s’acquitter de
fonctions si nouvelles pour lui. Saint Bernard lui-même approuva cet
expédient et, en 1137, le concile de Reims en fit une règle pour tous les cas
où il y avait soupçon d’hérésie. Certains hommes d’Église, plus éclairés que
les autres, l’envisageaient avec un scepticisme bien légitime et Pierre
Cantor cite divers exemples pour en établir l’injustice. Une pauvre femme
accusée de Catharisme fut laissée sans nourriture jusqu’à ce que, se
confessant à un doyen, elle protesta de son innocence et reçut de lui le
conseil de se soumettre à l’ordalie du fer rouge ; elle n’y gagna que d’être
deux fois brûlée, une fois par le fer rouge, une autre fois sur le bûcher. Un
bon catholique, que rendaient seuls suspects sa pauvreté et sa pâleur, reçut
d’une assemblée d’évêques l’ordre de se soumettre à la même ordalie ; il
refusa de le faire à moins que les évêques ne lui démontrassent d’abord que
ce n’était pas un péché mortel de tenter ainsi Dieu. Ce scrupule de
conscience parut un symptôme suffisamment clair d’hérésie : sans plus ample
informé, le malheureux fut livré aux autorités séculières et brûlé vif.
Cependant, grâce à l’élude du droit romain, ce mode de procédure tomba peu à
peu en défaveur aux yeux de l’Église ; Innocent III l’interdit formellement
en 1212, alors que Henry de Vehringen, évêque de Strasbourg, s’en était servi
pour convaincre un grand nombre d’hérétiques. Le concile de Latran, en 1213,
suivant l’exemple d’Alexandre III et de Lucius III, défendit à tout
ecclésiastique de prendre part à une ordalie quelconque. L’embarras des prélats
ignorants était pénible : comment arriver à la vérité sans cet expédient
commode du jugement de Dieu ? En 1170, le bon évêque de Besançon avait donné
un exemple typique des services que la justice d’alors demandait à la
collaboration du Ciel ou de l’Enfer. Son diocèse était agité par quelques
hérétiques qui opéraient des miracles. Lui-même, nous dit-on, était un homme
instruit ; pourtant, pour dissiper ses doutes sur le caractère des étrangers,
— saints ou hérétiques — il invoqua le concours d’un ecclésiastique très
versé dans la nécromancie et lui ordonna de rechercher la vérité en
consultant Satan. Le malin clerc trouva moyen de tromper le Diable et de lui
extorquer des confidences ; il apprit ainsi que les étrangers étaient ses
serviteurs. Aussitôt on les dépouilla des amulettes sataniques qui les
protégeaient et la populace, qui avait commencé par les soutenir, les
précipita sans pitié dans les flammes. Lorsqu’on
ne recourait pas à des moyens d’information surnaturels, la procédure était
beaucoup trop compliquée pour être efficace, à l’encontre d’un mal si répandu
et de délinquants si nombreux. En 1204, qui, archevêque de Reims, convoqua le
comte Robert, cousin de Philippe Auguste, la comtesse Yolande et beaucoup
d’autres laïques et ecclésiastiques pour juger quelques hérétiques découverts
à Rennes ; tous ces malheureux furent livrés aux flammes. En 1211 quand le
chevalier Everard de Châteauneuf fut accusé de Catharisme par l’évêque Hugues
de Nevers, le légat Octavien réunit, pour le juger à Paris, un tribunal
composé d’archevêques, d’évêques et de maîtres de l’Université, qui le
condamnèrent. Tout cela était encore compliqué par la juridiction suprême et
universelle de Rome, qui permettait aux riches et aux habiles de faire durer
indéfiniment la procédure et, souvent, de demeurer indemnes. Ainsi, en 1211,
un chanoine de Langres, accusé d’hérésie, fut appelé par son évêque devant un
conseil de théologiens réunis pour l’examiner. Bien qu'il eût juré de le
faire et eut même donné caution à cet effet, il ne comparut point et fut
condamné par défaut après trois jours d’attente. Tout à coup il se montra à
Rome et affirma au pape Innocent qu’il avait été obligé de prêter serment et
de donner caution après en avoir appelé au Saint-Siège. Le pape le renvoya à l’archevêque
de Sens, à l’évêque de Nevers et à Maître Robert de Corzon, chargés de
l’examiner au point de vue de l’orthodoxie. Deux ans après, en 1213, nous le retrouvons
à Rome, expliquant qu’il avait craint de se présenter à l’heure convenue
devant ses juges, parce que les passions populaires contre les hérétiques
étaient si surexcitées qu’on brûlait non seulement les coupables, mais les
suspects. Il sollicitait la protection du pape et le droit d’accomplir la
purgation canonique à Rome. De nouveau, Innocent le renvoya, avec ordre aux
prélats de lui donner un sauf-conduit et de veiller à sa sécurité jusqu’à ce
que l’on eût statué sur son cas. Il importe peu de savoir s’il était Innocent
ou coupable, s’il fut absous ou condamné. L’exemple de ce chanoine prouve
suffisamment 308 que le système alors en vigueur empêchait toute répression
efficace de l’hérésie. Alors
même qu'on avait réussi à établir le crime, l’échelle des peines présentait
la même incertitude. Dans l’affaire des Cathares qui avouèrent à Liège en 1144
et qu’on eut peine à sauver de la fureur de la foule, les autorités
ecclésiastiques s’adressèrent à Lucius III pour demander ce qu’il fallait
faire des coupables. Ceux qu’on captura dans les Flandres en 1162 furent
envoyés à Alexandre III, alors en France, pour être jugés ; mais le pape les
renvoya à l’archevêque de Reims. Guillaume, abbé de Vézelay, jouissait de la
juridiction plénière ; cependant, en 1107, ayant en son pouvoir quelques
hérétiques qui avaient avoué, il éprouva tant d’embarras qu’il s'adressa à la
foule assemblée, lui demandant quel châtiment il devait leur infliger. Un cri
unanime de : « Brûlez-les ! » lui répondit, et celle sentence fut
immédiatement exécutée ; l’un des malheureux se rétracta, fût soumis à
l’épreuve de l'eau, qui lui fut défavorable, puis fouetté publiquement et
exilé, bien que le peuple réclamât â grands cris qu’on le brûlât à son tour.
En 1144, l’évêque de Reims, ayant convaincu quelques hérétiques par l’épreuve
de l'eau, alla consulter le concile de Beauvais au sujet de la peine à
infliger ; en son absence, le peuple, craignant l’indulgence des évêques,
força la prison et brûla les captifs. Ce
n’est pas que l’Église ait été entièrement dépourvue d’une organisation
propre à assurer cette répression de l’hérésie qu’elle comptait au nombre de
ses devoirs. Aux débuts de la renaissance Carolingienne, les instructions du
pape Zacharie à saint Boniface montrent que la seule procédure admise, à
celte époque, consistait à convoquer un concile et à envoyer le coupable à
Rome pour y être définitivement jugé, ha politique civilisatrice de
Charlemagne mit en œuvre tous les instruments jugés aptes au maintien de
l'ordre et de la sécurité dans l’Empire ; dans son système de gouvernement,
les évêques prirent une place importante. On leur ordonna de prohiber
rigoureusement, de concert avec les fonctionnaires séculiers, toutes les
pratiques superstitieuses et survivances du paganisme, de parcourir sans
cesse leurs diocèses en procédant â des enquêtes sur tous les i crimes
détestés de Dieu ; ainsi se concentra, entre leurs mains, une part
considérable de la juridiction, bien qu’ils restassent toujours, à cet égard,
dans la dépendance de l’Etat. Pendant les troubles qui suivirent
l’émiettement de l’Empire, alors que le système féodal se développait sur les
ruines de la Monarchie, les évêques se débarrassèrent peu à peu de toute
dépendance à l’égard de la Couronne et, en outre, acquirent des droits et des
pouvoirs étendus dans l’administration du droit canonique, jugé, dès lors,
supérieur à la loi civile ou municipale. Ainsi se constituèrent les tribunaux
spirituels qui se rattachaient à chaque évêché et exerçaient une juridiction
exclusive dans un domaine qui s’élargissait sans cesse. Naturellement, les
erreurs en matière de foi étaient de leur compétence et ne pouvaient être
jugées que par eux[1]. L’organisation
et le fonctionnement de ces tribunaux reçurent une impulsion puissante par
l’étude du droit romain après le milieu du XIIe siècle. Les clercs avaient
tellement le monopole de l’instruction qu’il y eut d’abord bien peu d’hommes,
en dehors du clergé, qui fussent capables de pénétrer les mystères du Code et
du Digeste. Encore dans la seconde moitié du XIIIe siècle, Roger Bacon se
plaignait qu’un avocat civil, même sans aucune connaissance du droit canon et
de la théologie, eût bien plus de chances d’avancement qu’un théologien ; et
il s’écrie avec amertume que l’Église est gouvernée par des avocats, au grand
détriment du peuple chrétien. Ainsi, longtemps avant que les cours féodales
et seigneuriales ne ressentissent l’influence de fa jurisprudence romaine,
elle avait profondément modifié les principes et les modes de la procédure
ecclésiastique. Le vieil archidiacre s’effaçait, non sans maugréer, devant
> le juge épiscopal, connu sous le nom d’Official ou d’Ordinaire, qui
était généralement docteur utriusque juris, en droit civil et en droit
canon ; l’effet de celte transformation se fit bientôt sentir, en élevant la
jurisprudence ecclésiastique à une grande hauteur au-dessus de la barbarie du
droit féodal et du droit coutumier. En outre, ces cours épiscopales furent
bientôt entourées d’une foule d’avocats cléricaux, souvent moins discrets que
zélés pour leurs clients ; et c’est ainsi que le Moyen- Age connut les
premiers représentants de la carrière du barreau[2]. A
l’exemple de la procédure civile, la procédure criminelle comportait trois
modes d’action : accusatio, denunciatio, inquisitio.
Dans l’accusatio, il y avait un accusateur qui se déclarait
formellement responsable et était passible du talio en cas d'insuccès.
La denunciutio était l’acte officiel d’un fonctionnaire public, tel
que le testis synodalis ou archidiacre, qui convoquait la cour et lui
demandait d’instruire contre les délinquants connus de lui à raison de ses
fonctions. Dans l’inquisitio, l’Ordinaire citait le suspect, lui
infligeant, en cas de besoin, la prison préventive ; l’accusation, ou capitula
inquisitionis, lui était communiquée et on l'interrogeait à ce sujet,
avec cette réserve qu’aucun élément étranger ù l’accusation ne pouvait y être
introduit postérieurement pour l’aggraver. Si l’accusé ne pouvait pas être
amené à faire des aveux, l’Ordinaire procédait à l’audition de témoins, et
bien que ceux-ci ne lussent pas entendus en présence de l'accusé, on lui
communiquait leurs noms et leurs témoignages ; celui-ci pouvait, de son côté,
citer des témoins favorables et son avocat avait toute latitude pour le
défendre par des arguments, des exceptions et des appels. Enfin, l’Ordinaire
rendait son arrêt ; si la culpabilité était douteuse, il prescrivait la
purgation canonique, ou serment d’innocence prêté, conjointement avec
l’accusé, par un certain nombre de ses pairs (plus ou moins, suivant la
nature et la gravité de l’accusation). Lorsque la condamnation était obtenue
par la procédure inquisitoriale, la pénalité était toujours plus légère que
dans le cas d’une accusation ou d’une dénonciation. On ne se dissimulait pas
le danger d’une procédure où le juge était en même temps l’accusateur ; un
homme devait être généralement considéré comme coupable avant que l’Ordinaire
ne pût instruire contre lui et il ne suffisait pas que sa culpabilité lut
affirmée par un petit nombre de personnes, ou par ses ennemis personnels, ou
par des gens indignes de foi. Il est important de se rappeler ces règles
équitables de la juridiction épiscopale au moment où nous allons aborder
l’étude des méthodes nouvelles que l'Inquisition ne craignit pas d’établir
sur de pareils fondements. En
théorie, il existait aussi un système général d’inquisition ou d’enquête
permanente pour la découverte de tous les crimes, y compris l'hérésie. Comme
c’est une application de ce système qui donna naissance à l’Inquisition, il
importe de nous y arrêter un moment. L’idée d’une recherche systématique des
infractaires à la loi était familière à la jurisprudence séculière comme à la
jurisprudence ecclésiastique. Dans le droit romain, bien qu’il n’existât pas
de ministère public, le gouverneur ou le proconsul avait le devoir de
rechercher les criminels pour les punir et Septime Sévère, en 202, avait fait
de la persécution des Chrétiens un chapitre spécial de cette inquisition
officielle. Les Misai Dominici de Charlemagne étaient des
fonctionnaires chargés de parcourir l’Empire, s’informant de tous les cas de
désordre, de crime, d’injustice, et revêtus d’une juridiction qui atteignait
les clercs comme les laïques. Ils tenaient leurs assises quatre fois par an,
recueillaient les plaintes et les accusations et avaient le pouvoir de
redresser les torts comme de punir les délinquants de tout rang. Celle
institution fui maintenue par les successeurs de Charlemagne aussi longtemps
que l’autorité royale put s’affirmer : après la révolution capétienne,
aussitôt que la dynastie disposa d’une juridiction qui pût s’exercer au-delà
des limites étroites de son domaine féodal, elle adopta un système analogue
d'inquisiteurs, dans le dessein de contrôler les actes des
fonctionnaires et d’assurer l’exécution des lois. La même conception apparaît
dans les justiciers ambulants d’Angleterre, et cela, pour le moins, dès les
Assises de Clarendon en 1166 ; les enquêtes auxquelles on procéda à cette
époque, contre ceux qui étaient suspects aux yeux de la population, donnèrent
naissance au système du Grand Jury, prototype de l’Inquisition
pontificale à ses débuts. Les « inquisiteurs et manifesteurs », que nous
trouvons en 1228 à Vérone, employés par l’État à la découverte et au
châtiment des blasphémateurs, participèrent du même caractère. L’analogie est
encore plus frappante dans le cas des Jurados de Sardaigne au xiv-
siècle, habitants désignés dans chaque district et assermentés, avec la
mission d’enquérir sur les crimes, de s’assurer de la personne des
malfaiteurs et de les amener devant les tribunaux pour être jugés. L’Église
adopta tout naturellement le même système. Nous venons de voir que
Charlemagne ordonna à ses évêques de parcourir diligemment leurs diocèses, à
la recherche des crimes ; avec le développement de la juridiction
ecclésiastique, ce devoir inquisitorial grandit et s’organisa, du moins
nominalement. Dès le début du Xe siècle, nous constatons une pratique — faussement
attribuée au pape Eutychianus — qui fut imitée dans la suite par
l’Inquisition. Lorsque l’évêque arrivait dans une paroisse, toute la population
devait s’assembler en un synode local. Il choisissait alors dans le nombre
des hommes d’Age mûr et d'honnêteté reconnue qui juraient sur les reliques
des saints de révéler, sans crainte ni complaisance, tout ce qu'ils pouvaient
savoir, ou pourraient apprendre dans la suite, touchant des crimes ou des
délits réclamant une enquête. Ces testes synodales ou témoins synodaux
devinrent une véritable institution de l’Eglise — du moins en théorie — et
l’on rédigea de longs formulaires d’interrogatoires pour guider les évêques
dans leur examen, afin qu’aucune prévarication ne pût échapper à la
perspicacité de l’Inquisition. Mais ces mesures prudentes et bien concertées
restèrent lettre morte par suite de la négligence des évêques. Lorsque Robert
Grosseteste, l’évêque réformateur de Lincoln, ordonna, en 1246, à
l’instigation des Franciscains, de procéder à une enquête générale sur la
moralité des habitants de son diocèse, ce fut une surprise générale qui
montra combien l’institution elle-même était oubliée. Les archidiacres et les
doyens convoquèrent les nobles et les vilains et les examinèrent sous la foi
du serment, suivant les prescriptions canoniques ; mais celle procédure fil
paraître de tels scandales que le roi Henri III dut intervenir et ordonner
aux baillis d'y mettre fin[3]. L’Église
possédait ainsi — sur le papier — une organisation bien conçue pour découvrir
et examiner les hérétiques. Ce qui lui manquait, c’étaient des hommes
capables de la faire fonctionner ; et les progrès de l’hérésie jusqu’à
l’époque des Croisades albigeoises montrent jusqu’à quel point les évêques,
absorbés par le souci d’augmenter leurs revenus, poussaient la négligence de
leurs devoirs. Plusieurs papes successifs firent de vains efforts pour
stimuler leur zèle, à mesure que s’accroissait l’audace des sectaires. Du
sein de l’assemblée de prélats qui, en 1184, assistèrent à la conférence de
Vérone entre Lucius III et Frédéric Barberousse, le pape, sur les instances
de l’Empereur et avec l’assentiment des évêques, promulgua une décrétale qui,
si elle avait été strictement obéie, aurait conduit à l’établissement d’une
Inquisition épiscopale, et non pontificale. En dehors du
serment d’aider l’Église à poursuivre l’hérésie exigible de tous les
souverains, ordre était donné à tous les archevêques et évêques de visiter
une ou deux fois par an — soit en personne, soit par l’entremise de leurs
archidiacres ou d’autres clercs — toutes les paroisses où existait le moindre
soupçon d’hérésie ; ils devaient obliger deux où trois hommes de bonne
réputation, ou tous les habitants en cas de besoin, de jurer qu’ils
dénonceraient toute personne soupçonnée d’hérésie, ou assistant à des
réunions secrètes, ou vivant autrement que la généralité des fidèles. Le
prélat devait appeler auprès de lui ceux qu’on lui désignait ainsi et, s’ils
ne réussissaient pas à se disculper, les punir comme il le jugerait
convenable. Pareillement, ceux qui refuseraient de prêter serment par
superstition, devaient être condamnés ipso facto et punis comme
hérétiques. Les hérétiques obstinés, refusant d’abjurer et de revenir à
l’Église après une juste pénitence, et ceux qui retomberaient dans l’erreur
après avoir abjuré, devaient être livrés au bras séculier pour recevoir le
châtiment mérité. Il n'y avait, dans tout cela, rien de bien original ; ce
n’était que la mise en vigueur d’institutions existantes et une tentative
pour rappeler les évêques au sentiment de leurs devoirs. Mais un pas
important fut fait lorsque le pape supprima, en matière d’hérésie, toutes les
exemptions de la juridiction épiscopale et soumit aux évêques les ordres
monastiques privilégiés qui dépendaient directement de Rome. En outre, les
fauteurs d’hérésie étaient déclarés incapables d’être avocats ou témoins,
ainsi que de remplir aucune fonction publique. Nous
avons déjà vu que cet effort échoua complètement devant l’inertie de
l’épiscopat. Le fait est que, vu l’indifférence générale des puissances
séculières, leur zèle même serait resté sans effet. Quand l’évêque de
Castellano écrivit à Lucius III que les Cathares faisaient beaucoup de
prosélytes à Venise et demanda des instructions, le pape se contenta de lui
répondre qu’il devait imposer des pénitences à ceux qu'il pourrait
reconquérir à l’Église et exiger d’eux la promesse écrite qu’en cas de
rechute ils se soumettraient à la confiscation. Quant aux obstinés, il devait
les excommunier publiquement et s’efforcer de persuader au Doge et au peuple
de ne pas les fréquenter, de les persécuter et de distribuer leurs biens aux
fidèles. Cela n’était guère encourageant ; les armes se rouillaient entre les
mains, indolentes des évêques et les hérétiques croissaient et multipliaient
au point que Rome se vil obligée d’en appeler aux armes des fidèles pour
n’être point dépossédée de son empire. Mais elle reconnut que la victoire
brutale ne suffirait point si elle n’organisait pas, en même temps, la
persécution d’après de nouveaux principes. Tandis que Monfort et ses bandes
menaçaient les hérétiques, un concile se réunit à Avignon en 1209, sous la
présidence de Hugues, légat du pape, et décréta une série de mesures qui, en
substance, ne sont que la confirmation de celles que Lucius III avait
prescrites vingt-cinq ans plus tôt. La principale modification concernait
l’intervention des prêtres qui, dans chaque paroisse, devaient être adjoints
aux laïques, témoins synodaux ou inquisiteurs locaux de l’hérésie. Ce
système, confirmé en 1215 par le concile de Montpellier, donna lieu à des
poursuites nombreuses et à l'érection de plusieurs bûchers. Quand le concile
de Latran sc réunit en 1215 pour consolider les conquêtes qui semblaient
alors assurées à l’Église, les instructions de Lucius III furent réitérées
dans le même esprit. On crut en assurer suffisamment l’efficacité en décidant
que tout évêque, négligeant de remplir ses devoirs à cet égard, serait déposé
et remplacé par un autre mieux armé pour confondre l’hérésie. Cette
menace du conseil suprême de la Chrétienté resta sans effet. De loin en loin
paraissait un fanatique comme Foulques de Toulouse ou Henry de Strasbourg,
qui travaillait vigoureusement à la suppression de l'hérésie ; mais la
plupart des prélats restaient aussi négligents que par le passé et il n‘y a
pas trace d’une action méthodique pour faire passer l’Inquisition périodique
de la théorie dans la réalité. Le concile de Narbonne, en 1227, prescrivit à
tous évêques d’instituer dans chaque paroisse des témoins synodaux pour
rechercher les hérétiques et les autres délinquants et les dénoncer aux
fonctionnaires épiscopaux ; mais les bons prélats de celle assemblée,
satisfaits de cette manifestation d’énergie, se séparèrent et laissèrent les
choses suivre leur cours. Nous n’avons guère besoin que Lucas de Tuy, un
contemporain, nous affirme que la plupart des évêques étaient indifférents en
matière d’hérésie, tandis que d’autres trouvaient moyen de s’en faire une
source de revenus. Quand on leur reprochait leur inaction, ils répondaient : « Comment
condamner des gens qui ne sont pas convaincus de leur crime et ne l'avouent
point ? » Le concile de Béziers, en 1234, ne réussit pas davantage en
ordonnant aux prêtres de paroisse de dresser des listes de suspects et de les
soumettre è une sévère surveillance (1). L’apathie du clergé séculier était
invincible. Les
papes s’étaient efforcés d'avoir raison de l’indifférence des évêques en
organisant une sorte d’Inquisition légatine intermittente. A mesure que la
juridiction papale s’était étendue sous l’influence du système de Grégoire
Vil, le légat était devenu un instrument très utile pour faire sentir la
puissance du pape dans les affaires intérieures des diocèses. En tant que
représentants directs et plénipotentiaires du Vicaire de Dieu, les légats
portaient avec eux et exerçaient l’autorité suprême du Saint Siège jusque
dans les recoins les plus éloignés du monde chrétien. Il était inévitable
qu’on les employât un jour à stimuler la persécution languissante. Nous avons
déjà vu le rôle qu'ils jouèrent dans les affaires albigeoises, depuis
l’époque de Henri de Cîteaux jusqu’à celle du cardinal Romano. En l’absence
de toute procédure méthodique, on les employait même dans des cas spéciaux
pour éclairer l’ignorance des prélats locaux, comme lorsque, en 1224, Honorius
III ordonna à Conrad, évêque de Hildesheim, de traduire devant le légat
Cinthio, cardinal de Porto, pour être jugé, Henri Minneke, prévôt de Sainte
Marie de Goslar, qui retenait en prison comme suspect d’hérésie. Mais ce fut
à Toulouse, après le traité de Paris en 1229, que l’on vil l’exemple le plus
remarquable de l’action du légat concurremment avec celle de l’évêque -
témoignage de l’incertitude qui régnait encore sur le rôle dévolu à
l’Inquisition. Au mois de juillet, le comte Raymond, réconcilié avec
l’Église, revint dans ses domaines, suivi par le cardinal-légat Romano ; il
devait s’assurer de l’exécution du traité et renvoyer les bandes armées de « pèlerins »,
qui se vengèrent de leur désappointement en détruisant les récoltes et en
créant un état de famine dans le pays. Au mois de septembre, un concile
s’assembla à Toulouse, comprenant tous les prélats du Languedoc et la plupart
des barons les plus influents. Ce concile adopta un canon prescrivant
derechef à tous les archevêques, évêques et abbés exemptés de mettre en
pratique le système des témoins synodaux ; mais il n’y a pas trace que cet
ordre ait été suivi. Cependant, à l’instigation du légat et de Foulques de
Toulouse, le concile lui-même devint un tribunal d’inquisition. On découvrit
un Parfait Cathare, Guillem de Solier, qui, s’étant converti, fut rétabli
dans ses droits afin qu’il pût porter témoignage contre ses anciens frères ;
de son côté, l’évêque Foulques manifestait son zèle en recherchant partout
d’autres témoins. Tous les évêques présents travaillèrent à les interroger et
envoyèrent ensuite à Foulques les témoignages mis par écrit ; de la sorte,
nous dit-on, une énorme besogne fut accomplie en très peu de temps. On
s’aperçut que les hérétiques s’étaient mutuellement promis le secret et qu’il
était à peu près impossible de rien tirer d’eux ; mais quelques-uns des plus
timorés prirent les devants et vinrent se confesser ; alors, pour obtenir la
réconciliation, ils durent, suivant les règles en vigueur, raconter tout ce
qu’ils savaient au sujet d’autres hérétiques. On réunit ainsi de très nombreux
témoignages, que le légat entreprit d’examiner en vue de statuer sur le sort
des accusés ; emportant le dossier, il quitta Toulouse pour Montpellier. Un
petit nombre des délinquants les plus courageux essayèrent de se défendre
juridiquement et demandèrent à connaître les noms des témoins ; à cet effet,
ils poursuivirent même le légat jusqu’à Montpellier. Mais celui-ci, alléguant
que Ton voulait mettre à mort les dénonciateurs, éluda habilement la
réclamation des accusés en leur présentant une liste globale de tous les
témoins, de sorte que les malheureux furent obligés de se soumettre sans
défense. Ensuite le légal alla tenir un autre concile à Orange et, de là,
envoya à Foulques les sentences, qui furent communiquées aux accusés réunis à
cet effet dans l’église de Saint-Jacques. Tous les dossiers de l’Inquisition
furent transférés à Rome par le légat, de peur qu’ils ne tombassent entre les
mains de gens vindicatifs et ne donnassent lieu à des violences contre les
témoins. En fait, beaucoup de témoins, sur lesquels ne portaient que des
soupçons, furent assassinés peu de temps après. Tout
cela montre combien l’Inquisition épiscopale et légatine était d’un maniement
incommode, même entre les mains les plus énergiques, combien sa procédure
était irrégulière et hésitante. Dans les années qui suivirent, nous trouvons
quelques exemples de l’emploi de témoins synodaux, comme au concile d’Arles
en 1234, à celui de Tours en 1239, à celui de Béziers en 1246, à celui d’Albi
en 1254, ainsi que dans une lettre d’Alphonse de Poitiers qui, en 1257,
exhorta ses évêques à instituer ces témoins suivant les canons du concile de
Toulouse. On rencontre, à la même époque, quelques exemples isolés
d’inquisition légatine. En 1237, les inquisiteurs de Toulouse agissaient avec
les pouvoirs de légats, comme sous-délégués du légat Jean devienne ; la même
année, lorsque le peuple de Montpellier demanda l’aide du pape pour combattre
les progrès de l’hérésie, celui-ci envoya Jean de Vienne, avec l’ordre de
procéder avec vigueur. Les droits de l’évêque furent également méconnus en
1239, quand Grégoire IX prescrivit aux inquisiteurs de Toulouse d'obéir aux
instructions de son légat. Cependant le souvenir même de ces fonctions
légatines disparut bientôt si complètement qu'en 1331 la Seigneurie de
Florence demanda au légat du pape de -retirer une plainte pour hérésie qu’il
avait formulée contre l’abbé des Camaldules, parce que, disait-on, la
République n’avait jamais permis que ses citoyens fussent jugés pour une
accusation de ce genre autrement que par les inquisiteurs. Des 1237, quand
les inquisiteurs de Languedoc se plaignaient du zèle inquisitorial du légat
Zoen, évêque d'Avignon, Alexandre IV se hâta de décider que son légal n'avait
aucun pouvoir pour agir ainsi en dehors de son diocèse. L’opinion
publique des classes dirigeantes en Europe demandait que l’hérésie fût
exterminée à tout prix ; et cependant, quand la résistance ouverte eut pris fin,
le but désiré paraissait aussi lointain que jamais. Évêque et légat étaient
l’un et autre incapables de découvrir les hérétiques qui se couvraient du
manteau de l’orthodoxie ; et quand, par hasard, un nid d’hérétiques venait à
être révélé, l’Ordinaire n’avait, en général, ni assez de savoir, ni assez
d’adresse pour arracher une confession à ceux qui se prétendaient entièrement
d’accord avec les enseignements de Rome. En l’absence d’actes d’hostilité
envers l’Eglise, il était bien difficile d’atteindre les secrètes pensées des
sectaires. A cet effet, il fallait des gens spécialement dressés, dont l’investigation
des consciences fût l’unique besogne. Comme cette nécessité devenait de plus
en plus manifeste, deux nouveaux facteurs contribuèrent à la solution d'un
problème longtemps agité. Le
premier de ces facteurs nouveaux fut l’organisation des Ordres Mendiants,
particulièrement aptes à un travail dont les cours épiscopales n’étaient plus
capables. L’institution de ces Ordres parut l’effet d’une intervention de la
Providence, désireuse de fournir à l’Eglise du Christ l’instrument qui lui
faisait le plus défaut. Une fois la nécessité reconnue de tribunaux spéciaux
et permanents, exclusivement destinés à la répression de l’hérésie, il
semblait naturel qu’ils fussent complétement soustraits à l’influence des
jalousies et des inimitiés locales, qui pouvaient tendre à la perte de
l’Innocent, ou à celle du favoritisme local, qui pouvait s’exercer pour la
protection des coupables. Si, par surcroit, les enquêteurs et les juges
étaient des hommes spécialement formés en vue de la découverte et de la
conversion des hérétiques ; s'ils avaient, par des vœux irrévocables, renoncé
au monde ; si, enfin, ils ne pouvaient s’enrichir et étaient insensibles aux
appâts des plaisirs mondains, toute garantie paraissait offerte pour
l’accomplissement équitable et rigoureux de leurs devoirs. D'une part, en
effet, la pureté de la foi devait être sauvegardée ; de l’autre, on pouvait
croire qu’il n’y aurait pas d’oppression ni de cruautés inutiles, dictées par
des intérêts privés ou des vengeances personnelles. L'immense popularité des
moines leur assurait, de la part des populations, un concours autrement
empressé que celui auquel pouvaient s’attendre les évêques, généralement en
état d'hostilité avec leurs ouailles ainsi qu'avec les puissants barons et
seigneurs dont l’appui était indispensable. Assurément, les Ordres Mendiants
étaient particulièrement dévoués à la papauté ; ils firent de I Inquisition
un instrument puissant pour étendre l’influence de Home et détruire le peu
d’indépendance qui restait aux églises locales. Mais si ces considérations
contribuèrent, dans la suite, au développement de leur action, il n'est guère
probable qu’elles aient inspiré l’institution à ses débuts. Ainsi, aux yeux
du public du XIIIe siècle, l’organisation de l’Inquisition, confiée aux
enfants de saint-Dominique et de Saint-François, parut un remède naturel et
même inévitable aux maux dont celte époque était affligée. Le
second facteur qui accéléra le succès de l’Eglise, dans la lâche de
persécution entreprise par elle, fut la législation séculière contre
l’hérésie, qui commençait à revêtir alors une forme précise. Nous avons vu
que l’Angleterre et l’Aragon, au XIIe siècle, avaient porté, contre les
hérétiques, quelques édits isolés dont l’importance historique consiste en
ceci, qu’ils attestent l’absence d’une législation pénale antérieure.
Frédéric Barbe- rousse ne prit aucune mesure efficace pour mettre en vigueur
les règles promulguées par Lucius III à Vérone en 1184, bien que ces règles
fussent revêtues de la sanction impériale. Le droit coutumier, adopté par Monfort
à Pamiers en 1212, disparut naturellement en même temps que sa courte
domination. II y avait eu, il est vrai, quelques tentatives de législation au
sujet des hérétiques, comme lorsque l’Empereur Henri VI, en 1194, prescrivit
de confisquer leurs biens, de leur infliger des peines personnelles sévères,
de détruire leurs maisons, d’imposer de lourdes amendes aux communautés ou
aux individus qui négligeraient de les arrêter ; mais le fait que ces
prescriptions furent réitérées en 1210 par Othon IV montre assez qu’on
s'était lutté de les oublier. Les quelques édits de celle époque qui nous
sont parvenus attestent la conduite irrégulière et capricieuse dont le bras
séculier usait alors envers l’hérésie. Ainsi, en 1217, Nuñez Sancho de Rosellon
décréta que les hérétiques seraient hors la loi ; en 1228, Jayme l’er
d’Aragon suivit cet exemple — preuve qu’il s'agissait bien d’une innovation.
D’autre part, les statuts de Pignerol en 1220 se contentent il infliger une
amende de dix sols à quiconque héberge sciemment un Vaudois. Louis VIII de
France, peu de jours avant sa mort, promulgua une ordonnance qui punissait le
même crime .de la confiscation et de la privation de tous les droits, en même
temps que les officiers royaux recevaient l’ordre de punir immédiatement tous
ceux qui seraient convaincus d’hérésie. Les statuts en vigueur à Florence en
1227 portaient que l’évêque devait agir d’accord avec le podestat dans toutes
les poursuites pour hérésie, ce qui limitait sérieusement l’autonomie des
cours épiscopales. En 1228, de nouvelles lois furent adoptées à Milan, sur
les instances du légat du pape Goffredo ; tous les hérétiques devaient être
bannis du territoire de la République, leurs maisons abattues, leurs biens
confisqués, leurs personnes mises hors la loi ; des amendes plus ou moins
fortes étaient imposées à ceux qui leur donneraient asile. Une Inquisition
mi- séculière, mi-ecclésiastique, était instituée pour la recherche des
hérétiques, qui devaient être interrogés et jugés par l’archevêque et le
podestat ; ce dernier était tenu de mettre à mort dans les dix jours tous
ceux qui auraient été convaincus d’hérésie. En Allemagne, il fallut encore,
en 1231, une décision d’Henri VII pour déterminer la destination des biens
confisqués sur les hérétiques ; des domaines allodiaux purent être transmis à
leurs héritiers — en contradiction, comme nous le \cirons, avec toute la législation
subséquente. Pour
mettre eu mouvement un système compréhensif de persécution, il était
évidemment nécessaire de vaincre la tendance centrifuge de la législation
médiévale, qui trouve son expression la plus complète dans la libre Navarre,
ou chaque ville de quelque importance avait son fuero spécial, où
presque chaque maison avait sa coutume particulière. Innocent III s’efforça,
au concile de Latran en 1215, d’assurer l’uniformité par une série de
règlements sévères définissant l'attitude de l’Église envers les hérétiques,
ainsi que les devoirs du pouvoir séculier, qui devait les exterminer sous
peine de forfaiture. Cela devint même un chapitre reconnu du droit canonique
; •nais, en l’absence de toute coopération active des séculiers, ces
prescriptions restèrent pendant quelque temps à l’état de lettre morte. Il
était réservé à l’ennemi acharné de l'Église, Frédéric II, de briser, dans la
plus grande partie de l'Europe, le particularisme des statuts locaux et de
réduire la population à la merci des émissaires que la papauté trouvait bon
d’accréditer auprès d’elle. Il avait besoin de la faveur d'Honorius III pour
assurer son couronnement en 1220 ; et quand se produisit la rupture
inévitable, il fut encore de son intérêt de réfuter l’accusation d’hérésie si
souvent lancée contre lui en manifestant un zèle tout particulier à
poursuivre les hérétiques, bien que sans doute, s'il avait été libre d’agir,
son indifférence philosophique l’eût porté à tolérer toute forme de croyance
qui ne mit pas en péril l'obéissance due au souverain. Dans
une série d’édits datant de 1220 à 1230, Frédéric Il promulgua un code
complet et impitoyable de persécution, fondé sur les canons de Latran. Ceux
qui étaient simplement suspects d’hérésie devaient, sur l’ordre de l’Église,
se soumettre à la purgation, sous peine d’être privés de leurs droits
civils et mis au ban de l'Empire ; s'ils restaient en cet état pendant un an,
ils étaient condamnés comme hérétiques. Les hérétiques de toutes les sectes
étaient hors la loi ; une fois condamnés comme tels par l’Eglise, ils
devaient être livrés au bras séculier pour être brûlés vils. Si, par crainte
de la mort, ils se rétractaient, ils devaient être jetés en prison pour le
reste de leur vie et s’y soumettre à la pénitence. S’ils retombaient dans
leurs erreurs, montrant ainsi que leur conversion n’avait pas été sincère,
ils devaient être mis à mort. Tous les biens des hérétiques étaient
confisqués et leurs héritiers naturels spoliés. Leurs enfants, jusqu’à la
seconde génération, étaient déclarés incapables d’occuper aucune charge ou
dignité, à moins qu’ils ne méritassent l’indulgence en dénonçant leur père ou
quelque autre hérétique. Tous les croyants, fauteurs, défenseurs,
protecteurs ou avocats d’hérétiques étaient bannis à perpétuité ; leurs biens
étaient confisqués et leurs descendants sujets aux mêmes incapacités que ceux
des hérétiques. Ceux qui défendaient les erreurs des hérétiques devaient être
traités comme des hérétiques, à moins qu’ils ne changeassent de conduite
après un avertissement. Les maisons des hérétiques et de ceux qui les
hébergeaient devaient être détruites pour ne jamais être relevées. Bien
que le témoignage d’un hérétique, ne fut pas recevable en justice, exception
était faite lorsqu’il pouvait témoigner contre un autre hérétique. Tout
dépositaire du pouvoir public, fonctionnaire ou magistrat, devait jurer de
travailler à exterminer ceux que l’Eglise désignerait comme hérétiques, sous
peine de perdre leurs emplois. Si un seigneur temporel, sommé par l’Eglise de
chasser les hérétiques de ses domaines, négligeait de le faire pendant plus
d’un an, ses terres pouvaient être occupées par le premier catholique venu
qui, après en avoir expulsé les hérétiques, pouvait les posséder on paix sans
préjudice des droits du suzerain, à la condition qu'il n’y eût point fait
opposition. Quand
l’Inquisition pontificale fut instituée, Frédéric se hâta, en 1232, de mettre
toute l’organisation de l’Etat au service des Inquisiteurs ; ils étaient
autorisés à faire intervenir les fonctionnaires pour saisir ceux qu’ils
qualifiaient d’hérétiques et à les garder sous les verrous jusqu’au prononcé
de la sentence, qui devait rire suivie de la mise à mort des coupables[4]. Cette
législation diabolique fut accueillie par l’Église avec des Réclamations et,
à la différence des précédentes, ne resta pas lettre morte. L’édit du
couronnement de 1220 fut envoyé par Honorius à l’Université de Bologne pour y
être lu et commenté dans les cours de droit. Il fut incorporé dans la
compilation autorisée des coutumes féodales et ses prescriptions les plus
sévères firent désormais partie du code civil. La série entière des édits de
Frédéric fut promulguée dans la suite par des papes successifs, au moyen de
bulles qui ordonnaient à tous les États., a toutes les villes, d’inscrire à
perpétuité ces lois dans leurs statuts locaux. Veiller à cela devint un
devoir des inquisiteurs, qui devaient aussi exiger des magistrats et dos
fonctionnaires le serment de se conformer à ces édits et, en cas de
résistance, les excommunier. En 1222, quand les magistrats de Rieti
adoptèrent des lois en conflit avec celles de Frédéric, Honorius prescrivit
que les délinquants fussent immédiatement destitués ; en 1227, le peuple de Rimini
résista, mais fut contraint de se soumettre ; en 1233, quelques villes
lombardes, qui hésitaient, reçurent la visite d’inquisiteurs d’Innocent IV,
et furent bientôt ramenées dans la bonne voie ; en 1231, Asti accepta les
édits comme partie intégrante de sa législation locale ; Corne suivit cet
exemple le 10 septembre 1225 ; même en 1335, dans la récension des lois de
Florence qui fut exécutée alors, nous trouvons les mêmes édits en honneur.
Enfin, ils furent incorporés dans les dernières additions du Corpus juris
connue des éléments de la loi canonique elle-même et, nominalement du moins,
ils peuvent être considérés comme en vigueur jusqu’à notre temps. Ainsi
une grande partie de l’Europe, s’étendant de la Sicile à la mer du Nord, se
trouvait placée sous le régime du bûcher. Les pays occidentaux se hâtèrent de
suivre un si bel exemple. En même temps que le traité de Paris (1229), parut une ordonnance au nom du
roi mineur Louis IX, promettant à l’Eglise, dans sa lutte contre l’hérésie,
le concours des officiers royaux. Dans les domaines qui restaient aux mains
du comte Raymond, les fluctuations de sa politique donnèrent lieu à de
nombreuses plaintes ; enfin, en 1234, il fut contraint de promulguer, avec le
consentement de ses prélats et barons, un statut rédigé par le fanatique
Raymond du Fauga de Toulouse, qui comprenait tous les articles pratiques de
la législation de Frédéric et décrétait la confiscation contre quiconque
refuserait, malgré un appel de l’Église, d’aider à saisir et à emprisonner
les hérétiques. Dans les compilations et les ouvrages juridiques de la
dernière partie du XIIIe siècle, nous voyons ce système parfaitement établi
comme loi du pays tout entier ; en 1315, Louis le Hutin rendit les édits de
Frédéric valables pour toute la France. En
Aragon, don Jayme I er promulgua un édit interdisant à tous les hérétiques de
pénétrer dans ses États, sans doute à cause de la masse de fugitifs que la
croisade de Louis VIH chassait du Languedoc (1226). En 1234, conjointement avec
ses prélats, il rédigea une série de lois instituant une Inquisition
épiscopale du caractère le plus sévère, avec l’appui des officiers royaux ;
on y trouve pour la première fois la prohibition, par une législation
séculière, des traductions en langue vulgaire de la Bible. Tous ceux qui
possèdent des livres de l’Ancien et du Nouveau Testament in romancio
doivent, dans le délai de huit jours, en remettre les exemplaires à leurs
évêques pour être brûlés, sous peine d’être tenus pour suspects d’hérésie.
Ainsi, si l’on excepte le reste de l’Espagne et les nation du nord, où l’hérésie
n’avait jamais pris racine, tous les Étals chrétiens s’asservissaient à
l’Église en vue de la suppression de l’hérésie. Et quand l’Inquisition eut
été établie, le maintien de cette législation fut un des principaux devoirs
des inquisiteurs, dont la vigilance devait en assurer le plein et impitoyable
effet (1). En
Italie, le zèle ou la jalousie furent cause, à cette époque de transition,
qu’on essaya, sur plusieurs points, d’organiser une Inquisition séculière. A
Rome, en 1231, Grégoire IX rédigea une série de règles qui furent publiées,
au nom du peuple romain, par le sénateur Annibaldo. Le sénateur était tenu de
saisir tous ceux qui lui seraient désignés comme hérétiques, que le
dénonciateur fut un inquisiteur ou simplement un bon Catholique, et de leur
faire subir leur peine huit jours après la condamnation. De leurs biens
confisqués, un tiers revenait au témoin, un tiers au sénateur : le reste
devait servir à la réparation des murs de la ville. Toute maison qui donnait
asile à un hérétique devait être détruite et l’emplacement qu’elle occupait
converti en dépôt d’ordures. Les croyants étaient traités comme les
hérétiques ; les fauteurs, protecteurs, etc., étaient dépouillés d'un tiers
de leur avoir, applicable à la construction des murs. Une amende de vingt
lires était imposée à toute personne qui ne dénonçait pas un hérétique dont
elle avait connaissance ; le sénateur qui négligeait de faire exécuter la loi
était frappé d’une amende de deux cents marcs et d'incapacité d’exercer des
fonctions publiques. Pour apprécier l’énormité de ces amendes, nous devons
nous rappeler la misère de l’Italie d’alors, la pénurie de la vie
quotidienne, la rareté des métaux précieux, attestée par l’absence
d’ornements d'or et d’argent dans les vêtements de cette époque. Non content
encore d’avoir promulgué sur place ces règles sévères, Grégoire IX en envoya
copie à tous les archevêques et princes de l’Europe, avec ordre de les mettre
à exécution dans leurs domaines respectifs, où, pendant quelque temps, elles
servirent de base aux procédures inquisitoriales. A Home, la chasse aux
hérétiques réussit à merveille et les fidèles purent se réjouir d’un nombre
considérable d'exécutions par le bûcher. Encouragé par le succès, le pape
publia une Décrétale, fondement de toute la législation inquisitoriale
subséquente, aux termes de laquelle les hérétiques condamnés devaient être
abandonnés au bras séculier pour recevoir un châtiment exemplaire ; ceux qui
revenaient à l’Église devaient être emprisonnés à perpétuité et quiconque
avait connaissance d'un fait d’hérésie devait, sous peine d’excommunication,
le dénoncer aux autorités ecclésiastiques. En même
temps, Frédéric il, qui désirait donner à Rome le moins possible d’autorité
dans ses domaines de Naples, y confia l’œuvre de la persécution aux officiers
royaux. Dans ses Constitutions Siciliennes, promulguées en 1231, il ordonna à
ses représentants de rechercher avec diligence « les hérétiques qui marchent
dans les ténèbres ». Tous, quelque faible que soit la suspicion, doivent être
arrêtés et examinés par des ecclésiastiques et ceux qui s’écartent dans une
mesure quelconque de l’orthodoxie doivent, s’ils s’obstinent, obtenir le
martyre par le feu auquel ils paraissent aspirer. Quiconque oserait
intercéder en leur faveur sentirait le poids du déplaisir impérial. Quand on
songe que cette législation émanait d'un libre penseur, on conçoit quelle était
alors la pression de l’opinion publique, à laquelle Frédéric II n’osait pas
résister. Et il ne se contenta pas de vaines menaces, car une série
d’exécutions eurent lieu tout de suite. Deux ans après, l’Empereur écrivit â
Grégoire, déplorant que ces exemples n’eussent pas suffi, parce que l’hérésie
relevait la tête, et annonçant qu’il avait ordonné au juge de chaque district
de recommencer l’enquête avec la collaboration de quelques prélats. Les
évêques avaient été requis de parcourir à fond leurs diocèses, accompagnés,
en cas de besoin, déjugés désignés à cet effet. Dans chaque province, la Cour
Générale tenait deux sessions par an, où l'hérésie était punie comme les
autres crimes. Cependant, bien loin de féliciter Frédéric de cette
persécution systématique, Grégoire lui répondit qu’il faisait montre d’un
faux zèle en vue de châtier ses ennemis personnels et qu’il brûlait de lions
catholiques plutôt que des hérétiques T. Au
milieu de ces efforts confus et irréguliers pour supprimer l’hérésie, il
était naturel que le Saint-Siège intervint et cherchât à établir un système
uniforme en vue de l’accomplissement de cette grande tâche. On a seulement
lieu de s’étonner qu'il ait tellement tardé à le faire et qu'il ait montré
d’abord tant de timidité en intervenant. En 1226,
un effort fut tenté pour entraver la diffusion rapide du Catharisme à
Florence, par l’arrestation de l’évêque hérétique Filippo Paternon, dont le
diocèse s’étendait de Pise à Arezzo. Il fut jugé, suivant les statuts de
Florence, par l’évêque et le podestat réunis. Mais il interrompit la
procédure en abjurant et fut remis en liberté. Bientôt, cependant, il retomba
dans ses erreurs et devint encore plus odieux aux orthodoxes. En 1227, un
hérétique converti se plaignit de cette apostasie à Grégoire IX et le
pontife, qui venait de monter sur le trône, se hâta de remédier au mal en
instituant une enquête, qui peut être considérée comme le premier exemple de
l'Inquisition pontificale. La lettre, portant la date du 20 juin 1227,
autorise Giovanni di Salerno, prieur de la maison dominicaine de
Santa-Maria-Novella, en compagnie d'un de ses frères et du chanoine Bernardo,
à procéder judiciairement contre Paternon et ses partisans et à les obliger
d’abjurer ; en cas d'obstination de leur part, ils devaient se conformer aux
canons du concile de Latran et, au besoin, appeler à leur aide les clercs et
les laïques des évêchés de Florence et de Fiésole. Ainsi le pape n’avait
aucun scrupule à empiéter sur la juridiction de l’évêque de Florence ; niais,
d’autre part, il ne pouvait alléguer, pour diriger la procédure, d’autre
législation que celle des canons de Latran. Les commissaires réussirent à
capturer l’évêque Paternon ; mais il fut délivré de force par ses amis
et disparut, laissant son évêché à son successeur Torsello. Fra
Giovanni resta investi du mandat pontifical jusqu’à sa mort ; on le remplaça
alors par un autre dominicain, Aldobrandino Cavalcanti. Cependant leur
juridiction était encore tout à fait indéterminée, car, au mois de juin 1229,
on nous parle de l’abbé de San-Miniato amenant devant Grégoire IX à Pérouse
ileux hérésiarques, Andrea et Pietro, qui furent contraints à abjurer
publiquement en présence de la cour pontificale ; et à plusieurs reprises, en
1231, nous voyons Grégoire IX intervenir en personne, recevant caution de
l’accusé et adressant des instructions particulières à l’inquisiteur en
charge. Toutefois, l'Inquisition prenait déjà forme, car peu de temps après
on découvrit de nombreux hérétiques, dont quelques-uns furent brûlés vifs — les
procédures sont encore conservées aux archives de- Santa-Maria-Novella —. Il
n’en est pas moins certain qu’on ne songeait pas encore à fonder une
institution permanente, témoin les statuts de persécution rédigés, en 1233,
par l’évêque- Ardingho, approuvés par Grégoire et inscrits, par son ordre,
dans le livre des statuts de Florence. L’évêque y parait encore- comme le
représentant de l'Eglise dans l'œuvre de la persécution et aucune allusion
n'est faite à des inquisiteurs. Le podestat est tenu d’arrêter quiconque lui
sera désigné par l’évêque et de- le châtier dans les huit jours après la
condamnation épiscopale : d’autres articles sont empruntés aux édits de
Frédéric II. Fra Aldobrandino semble avoir eu plus de confiance dans la
prédication que dans la persécution ; en fait, dans les documents- signés par
lui, il ne se qualifie nulle part d’inquisiteur et il faut ajouter que ses
efforts furent tout aussi impuissants que ceux de l'évêque Ardingho pour
empêcher la diffusion de l’hérésie. En 1233, alors que le projet d’une Inquisition
organisée à travers l’Europe prenait corps, Grégoire nomma le Provincial
Dominicain de Rome inquisiteur à travers sa vaste province, qui comprenait la
Sicile et la Toscane ; mais ce domaine parait avoir été trop étendu et, vers
1240, nous trouvons la cité de Florence sous la surveillance de Fra Ruggiero
Calcagni. C’était un homme tout disposé à étendre les prérogatives de la
charge et à la rendre efficace ; mais c’est seulement en 1243 qu’il se
qualifia d’Inquisitor Domini Papœ in Tuscia. Dans une sentence rendue
par lui en 1245, il se dit inquisiteur de l’évêque Ardingho et du pape et se
prévaut de la commission épiscopale qu’il a reçue. Le caractère encore
rudimentaire de l’Inquisition est très sensible dans les procédures de celte
époque. Une confession de 1244 porte seulement les noms de deux frati,
l’inquisiteur n’ayant même pas été présent. En 1245, il y a des sentences
signées par Ruggieri seul, tandis que d’autres procédures le montrent
agissant de concert avec Ardingho. On peut dire qu'il fut le véritable
créateur de l'Inquisition de Florence quand, en 1243, il inaugura son
tribunal indépendant de Santé-Maria-Novella, prenant comme assesseurs deux ou
l rois Frères distingués du couvent et employant des notaires publics à
recueillir par écrit les procédures. Ce qui
précède donne une idée assez exacte du développement graduel de
l’Inquisition. Ce ne fut pas une institution mûrement conçue et
méthodiquement établie, mais le produit lent d’une évolution à laquelle
contribuèrent les éléments alors disponibles en vue du but à atteindre.
Lorsque Grégoire, reconnaissant la futilité des espérances qu’on pouvait
fonder sur le zèle épiscopal, essaya de tirer partie de la législation
séculière contre l'hérésie, les Frères Prêcheurs étaient les instruments le
plus à sa portée pour accomplir ses desseins. Nous verrons plus loin comment
l’expérience, tentée d’abord à Florence, lui reprise en Aragon, en Languedoc
et en Allemagne ; le succès relatif qui couronna ces essais, suggéra, par une
conséquence naturelle, une organisation permanente et générale de
l’Inquisition. Quelques
historiens ont prétendu que l’Inquisition était née le 20 avril 1233, date de
deux bulles de Grégoire attribuant aux Dominicains la fonction spéciale de
persécuter l’hérésie ; mais le ton d’apologie sur lequel il s’adresse aux
prélats montre qu'il les croyait peu disposés à souffrir ces empiètements sur
leur pouvoir, alors que le caractère de ses instructions prouve qu'il ne se
faisait pas une idée précise des conséquences de celte innovation. En fait,
l'objet immédiat du pape parait plutôt le châtiment de prêtres et d'autres
ecclésiastiques, qui, suivant des plaintes très répandues, favorisaient les
hérétiques en leur apprenant à éluder les questions, à cacher leurs croyances
et à feindre l’orthodoxie. Après avoir affirmé la nécessité de soumettre
l’hérésie et l’institution divine des Frères Prêcheurs, qui se vouaient à la
tâche de répandre la bonne semence et d’extirper la mauvaise, Grégoire
continue ainsi, s'adressant aux évêques : « Voyant que vous êtes entraînés
dans un tourbillon de soucis et que vous pouvez à peine respirer sous la
pression des inquiétudes qui vous accablent, nous croyons utile de diviser
votre fardeau, afin qu’il puisse être porté plus aisément. En conséquence,
nous avons décidé d’envoyer des Frères Prêcheurs contre les hérétiques de
France et des provinces voisines et nous vous supplions et exhortons, au nom
de la vénération que vous éprouvez pour le Saint-Siège, de les recevoir
amicalement, de les bien traiter, de les seconder de votre bienveillance, de
vos conseils, de votre appui, afin qu’ils puissent remplir efficacement leur
lâche. » L’autre huile est adressée « aux prieurs et aux frères de l’Ordre
des Prêcheurs, inquisiteurs. » Après avoir fait allusion aux fils de la
perdition qui défendent l’hérésie, elle continue ainsi : « C'est pourquoi, en
quelque lieu que vous prêchiez, vous êtes autorisés— au cas où ils ne
cesseraient pas, après avertissement, de défendre les hérétiques — à priver
pour toujours les clercs de leurs bénéfices et à procéder contre eux et
contre tous autres, sans appel, invoquant l’aide du bras séculier, si cela
est nécessaire, et désarmant leur résistance, si besoin est, au moyen de
censures ecclésiastiques sans appel. » En
investissant ainsi tous les prêcheurs dominicains de l’autorité légatine et
du droit de condamner sans appel, le pape commettait une imprudence. Cela ne
pouvait qu’exaspérer le clergé, comme nous le verrons plus loin en exposant
les affaires d’Allemagne. Grégoire adopta bientôt un expédient plus pratique.
Peu de temps après avoir publié les bulles d’avril 1233, il ordonna au prieur
provincial de Toulouse de désigner quelques Frères bien instruits pour
prêcher la Croix dans le diocèse et pour procéder contre les hérétiques en
conformité avec les statuts récents. Bien qu’il y eut encore là quelque
confusion de pouvoirs, Grégoire avait découvert le système qui resta le
fondement permanent de l’Inquisition — la désignation, par le Provincial, de
certains Frères préparés à leur lâche, qui devaient exercer, dans les limites
de leur province, l’autorité déléguée par le Saint-Siège, en vue de la
recherche et de l’examen des hérétiques. Conformément à cette décision, le
provincial désigna les Frères Pierre Celle et Guillem Arnaud, dont nous
exposerons les efforts dans un chapitre ultérieur. Ainsi l'Inquisition, en
tant qu’organisation méthodique, pouvait être considérée comme établie, bien
qu’il soit digne de remarque que ces premiers inquisiteurs, dans les documents
officiels, se disent revêtus de l’autorité légatine et non de l’autorité
pontificale. Il n’était pas encore question de créer une institution générale
et permanente ; c’est ce que montre, par exemple, une plainte de l'archevêque
de Sens au sujet de l’intrusion d’inquisiteurs dans sa province, à quoi
Grégoire répondit, par un bref du l’février 1234, en révoquant les
commissions données à cet effet et en insinuant que l’archevêque pourrait, à
l’avenir, faire appel à l'aide des Dominicains, s’il pensait que leur grande
expérience dans la lutte contre les hérétiques fut de nature à servir ses
desseins[5]. Vers la
même époque, Grégoire écrivait aux évêques de la province de Narbonne en les
menaçant de son déplaisir au cas où ils n’infligeraient pas aux hérétiques
les châtiments mérités ; mais, dans cette lettre, il n'y a aucune allusion à
l’Inquisition. Le 1er octobre 1234, Pierre Amiel, archevêque de Narbonne, lit
jurer aux fidèles de dénoncer tous les hérétiques, soit à lui- même, soit à
ses subordonnés, comme s’il ignorait encore l’existence d’inquisiteurs
spéciaux ; même lorsque ces derniers eurent reçu mandat pour agir, leurs
devoirs et leurs fonctions, leurs pouvoirs et leurs responsabilités restèrent
tout à fait indéfinis et flottants. Comme on voyait simplement en eux les
auxiliaires des évêques dans l’exercice de la vieille juridiction épiscopale
contre l’hérésie, c’était naturellement aux évêques que l’on soumettait
toutes les affaires de cet ordre, à mesure qu’elles étaient soulevées. Il est
vrai que beaucoup de questions concernant le traitement des hérétiques
avaient été résolues, non seulement par les statuts romains de Grégoire en
1231, mais par le concile de Toulouse en 1229 et ceux de Béziers et d’Arles
en 1234, qui s’étaient exclusivement occupés de stimuler et d’organiser
l’Inquisition épiscopale ; néanmoins, de nouvelles difficultés de détail se
présentaient continuellement dans la pratique et l’on éprouvait le besoin
urgent de quelque code pour rendre la persécution efficace. La suspension de
l'Inquisition pendant plusieurs années, à la requête du comte Raymond,
retarda cette codification ; mais quand le Saint-Office reprit ses fonctions
en 1241, la nécessité devint pressante et l'on fut généralement d’avis que le
code attendu devait émaner de l’autorité des évêques. Des jugements rendus en
1241 par Guillem Arnaud attestent non seulement que l’évêque Raymond de
Toulouse figurait comme assesseur, mais qu’on avait sollicité en particulier
l’avis de l’archevêque de Narbonne. Pour
fixer les principes généraux dont devait s’inspirer l'Inquisition, on
convoqua à Narbonne, en 1243 ou 1244, un grand concile dés trois provinces de
Narbonne, d’Arles et d’Aix ; la longue série de canons qui furent adoptés à
cette occasion devint la règle de l’action inquisitoriale. Ils furent
adressés à « Nos fils chéris et fidèles en Jésus-Christ, les Frères Prêcheurs
et Inquisiteurs ». Les évêques s’expriment discrètement en ces termes : « Nous
vous écrivons ces choses, non que nous désirions vous lier par nos avis, car
il ne serait pas convenable de limiter la liberté accordée à votre discrétion
par des formes ou des règles autres que celles du Saint-Siège, mais nous
désirons venir en aide à votre dévouement suivant les instructions que nous
recevons du Saint-Siège, attendu que vous, qui supportez nos fardeaux, devez
être secondés charitablement de notre assistance et de nos avis ». Nonobstant
ces formules onctueuses, l'allure générale du document est tout à fait
impérative, tant dans la définition de la juridiction que dans les
instructions touchant le traitement des hérétiques. C’est une chose bien
significative que, tout en abandonnant à d’autres la surveillance de leurs
troupeaux, ces bons bergers se soient jalousement réservé les profits qu'on pouvait
attendre des persécutions. Ils disent, en effet, aux nouveaux inquisiteurs :
« Vous devez vous abstenir de tirer parti des pénitences pécuniaires et des
amendes, tant pour l’honneur de votre Ordre que parce que vous serez absorbés
par vos autres occupations ». Sauvegardant ainsi avec soin leurs intérêts
financiers, les évêques renonçaient à une chose autrement importante, le
droit déjuger et de faire exécuter les sentences. Les jugements de cette
époque sont rendus au nom des inquisiteurs, bien que, si l’évêque ou un 332
autre personnage notable y prenait part, comme cela arrivait fréquemment, on
les mentionnât à titre d’assesseurs. Le
transfert à l’Inquisition de la vieille juridiction épiscopale en matière
d’hérésie rendait nécessairement très délicats les rapports entre évêques et
inquisiteurs. La nouvelle institution ne put s’établir qu’au prix de nombreux
froissements, que révèlent les fluctuations de la politique adoptée, à
différentes époques, pour préciser et régulariser leurs relations. En Italie,
l’indépendance de l'épiscopat avait été brisée depuis longtemps et il ne
pouvait opposer aucune barrière efficace aux empiètements sur sa juridiction.
En Allemagne, les princes-évêques regardaient avec jalousie les intrus et ne
leur permirent jamais de prendre pied d’une façon permanente dans le pays. En
Franco, et plus particulièrement en Languedoc, bien que les prélats fussent
plus indépendants qu’en Italie, la diffusion de l'hérésie exigeait une
activité et une vigilance de beaucoup supérieures fi leurs forces et ils se
virent obligés de sacrifier une part de leurs prérogatives afin d’échapper au
devoir plus pénible de remplir intégralement leurs fonctions. Toutefois, ils
ne s'y résignèrent pas sans une lutte dont on peut apercevoir la trace dans
des efforts successifs, tentés en vue d’établir un modus vivendi entre les
différents tribunaux. Nous
avons vu tout à l’heure que les inquisiteurs se permirent d’abord de rendre
des jugements en leur propre nom, sans faire mention des évêques. Cet
empiètement sur la juridiction épiscopale constituait une innovation trop
forte pour être durable ; aussi trouvons-nous presque immédiatement le
cardinal-légat d’Albano prescrivant aux inquisiteurs, par l’entremise de
l’archevêque de Narbonne, de ne pas condamner d’hérétiques et de ne point
imposer de pénitences sans faire appel au concours des évêques. Cet ordre dut
être répété et rendu plus absolu ; la question fut tranchée dans le même sens
en 1246 par le concile de Béziers, où les évêques firent abandon des amendes
qui devaient servir aux dépenses de l’Inquisition et rédigèrent une autre
série d’instructions détaillées à l’usage des inquisiteurs « cédant
volontiers aux pieuses requêtes que vous nous avez présentées ». Pendant
quelque temps, les papes continuèrent à considérer les évêques comme
responsables de la suppression de l'hérésie dans leurs diocèses et, par
suite, comme la véritable source de la juridiction, En 1245, Innocent IV, en
permettant aux inquisiteurs de modifier ou de commuer des sentences, spécifia
que cela devait se faire d’accord avec l'évêque. En 1240, il prescrit à
l’évêque d’Agen d’enquérir diligemment contre l’hérésie suivant les règles
fixées par le cardinal légat d’Albano et avec le même pouvoir que
l’inquisiteur pour le don des indulgences. En 1247, il traite les évêques
comme les vrais juges de l’hérésie en leur ordonnant de travailler sans
relâche à la conversion des pécheurs avant de rendre des jugements entraînant
la mort, la prison perpétuelle ou des pèlerinages au-delà des mers ; même
dans le cas d’hérétiques obstinés, ils doivent conférer attentivement avec
l'inquisiteur ou d’autres personnes discrètes, pour savoir si le salut du
pêcheur et l’intérêt de la foi demandent qu’on rende le jugement ou qu’on le
diffère. Nonobstant
ces instructions, les sentences de Bernard de Eaux, de 1246 à 1248, ne
portent aucune trace d’une intervention des évêques. Évidemment, il y avait
jalousie et antagonisme. En 1248, le concile de Valence dut obliger les
évêques à publier et à observer les sentences des inquisiteurs, sous peine de
se voir refuser l’entrée de leurs propres églises — preuve que les évêques
n’étaient pas consultés sur les sentences et n’étaient pas disposés à les
rendre exécutoires. En 1249, l’archevêque de Narbonne se plaint au pape que
l’inquisiteur Pierre Durant et ses collègues aient absous, sans qu’il en eût
connaissance, le chevalier Pierre de Cugunham, qui avait été convaincu
d’hérésie ; sur quoi Innocent annula immédiatement la procédure. En fait, le
pouvoir de faire grâce parait avoir été considéré comme appartenant en propre
au Saint-Siège et nous trouvons, à celte époque, plusieurs exemples où ce
pouvoir est conféré par Innocent à des évêques, avec ou sans l’injonction de
l’exercer de concert avec les inquisiteurs. Finalement, cette question fut
réglée en adoptant le principe de réserver dans chaque sentence, le droit de
la modifier, de l’aggraver, de l'atténuer ou de l’abroger[6]. Puisque
les inquisiteurs, en 1246, attendaient encore des évêques qu'ils subvinssent
à leurs dépenses, ils se reconnaissaient ainsi, du moins en théorie, comme de
simples adjoints des cours épiscopales. En outre, les évêques devaient
construire les prisons pour l’internement des convertis, et bien qu’ils se
soient soustraits à cette obligation, dont le roi dut s'acquitter à leur
place, le concile d’Albi, tenu en 1234 parle légat du pape. Zoen d’Avignon,
admit que les prisons étaient sous la surveillance des évêques. Le même
concile rédigea une série d’instructions détaillées relatives au traitement
des hérétiques. C’est la dernière manifestation du pouvoir épiscopal en ces
matières, car tous les règlements postérieurs furent édictées par le Saint-
Siège. Môme un persécuteur aussi expérimenté que Bernard de Caux, qui, dans
ses sentences, négligeait complètent la juridiction épiscopale,
reconnaissait, en 1248, qu’il était subordonné aux évêques, en sollicitant
l'avis de Guillem de Narbonne ; à quoi l’archevêque répondit, non seulement
par des conseils relatifs à des cas spéciaux, mais par des instructions
générales. En 1250 à 1251, cet archevêque s'occupa activement d’inquisition
pour son propre compte et châtia des hérétiques sans l'intervention des
inquisiteurs pontificaux. Un bref d’Innocent IV, en 1251, fait allusion à un
projet, abandonné par la suite, de remettre toutes les affaires de cet ordre
aux mains des évêques. Malgré ces indices de réaction, les intrus
continuaient à gagner du terrain, au prix de luttes que nos informations
fragmentaires nous permettent seulement d’entrevoir, mais dont l’intensité
devait être accrue pur l’hostilité entre le clergé séculier et les Mendiants.
On croit voir une tentative pour sauver leur autorité en péril dans la
proposition faite, en 1252, par les évêques de Toulouse, d'Albi, d’Agen et de
Carpentras : ils offrent de donner tous pouvoirs comme inquisiteurs à des
Dominicains que désigneraient les commissaires d’Alphonse de Poitiers, sous
la réserve que l’on demandera leur assentiment à toutes les sentences,
promettant d’ailleurs d’observer dans tous les cas les règles établies par
l’Inquisition. Cette
question de l’intervention des évêques dans les jugements fut l’objet de
contestations prolongées. Si les instructions pontificales antérieures, qui
reconnaissaient ce droit d’intervention, n’avaient pas été traitées avec
dédain, Innocent IV n’aurait pas été obligé, en 1254, de renouveler la
défense de prononcer des condamnations à mort ou à la prison perpétuelle sans
que les évêques eussent été consultés. En 1255, il ordonna que l’évêque et
l’inquisiteur interprétassent de concert tous les points obscurs des lois
contre l’hérésie et imposassent de même les pénalités légères, consistant
dans la privation des fonctions et des bénéfices. Cette reconnaissance de la
juridiction épiscopale fut annulée par Alexandre IV qui, après quelques
hésitations, rendit l’Inquisition indépendante, en l’affranchissant de
l’obligation de consulter les évêques, même quand il s’agissait d’hérétiques
obstinés et convaincus de leur crime (1257). Il renouvela la même décision en 1260 ; après
quoi il se produisit une réaction. Urbain IV, en 1262, rédigea des
instructions minutieuses au cours desquelles il affirma de nouveau la
nécessité de consulter les évêques dans tous ces cas entraînant la peine de
mort ou la prison perpétuelle ; Clément IV s’exprima dans le même sens en 1265.
Il parait cependant que ces dispositions furent révoquées par quelque acte
postérieur ou qu’elles tombèrent bientôt en désuétude, car, en 1273, Grégoire
X, après avoir fait allusion à la suppression des consultations par Alexandre
IV, prescrit que les inquisiteurs, en prononçant des sentences, doivent agir
de concert avec le conseil des évêques ou leurs délégués, de sorte que
l’autorité épiscopale ail toujours une part dans des décisions aussi
importantes. Jusqu’à l’époque où nous sommes, l’Inquisition parait avoir été
considérée simplement comme un expédient temporaire répondant à des nécessités
spéciales, et chaque pape, lors de son avènement, publiait une série de
bulles pour renouveler les pouvoirs des inquisiteurs. Mais l’hérésie se
montrait singulièrement tenace ; les populations avaient accepté
l’institution nouvelle, dont l’utilité s’était manifestée par bien des
services rendus, en dehors même de la préservation de la foi. On vint à la
considérer comme un élément essentiel de l’organisation de l’Église et à la
respecter, en conséquence, presque aveuglément. La décision de Grégoire au
sujet du concert de l’évêque et de l’inquisiteur, dans tous les cas de
condamnation grave, resta désormais en vigueur. Nous verrons plus loin que
lorsque Clément V s’efforça de mettre obstacle aux abus scandaleux du pouvoir
inquisitorial, il chercha le remède dans une légère augmentation des droits
de surveillance et de la responsabilité de l’épiscopat, imitant, en cela, une
tentative qui avait été faite dans le même sens par Philippe le Bel.
Toutefois, lorsque l'évêque et l’inquisiteur étaient amis, la faible garantie
ainsi offerte à l’accusé était réduite à néant, par le fait que l’un donnait
à l’autre le pouvoir d’agir en son nom. On connaît des cas où l’évêque agit
comme le délégué de l’inquisiteur, d’autres où l’inquisiteur est le délégué
de l’évêque. La question de savoir si l’un des deux pouvait rendre, sans le
concours de l’autre, une sentence valable d’absolution, a beaucoup exercé les
canonistes et l’on cite des noms autorisés à l'appui de l’une et de l’autre
opinion ; il semble toutefois que la majorité ail incliné vers l’affirmative. Le
droit de surveillance des évêques lut notablement accru, du moins en Italie,
en ce qui concernait l'importante question financière, lorsque Nicolas IV, en
1288, prescrivit que toutes les sommes provenant d’amendes et de
confiscations fussent déposées entre les mains de personnes choisies de
concert par l’inquisiteur et par l’évêque et qu’elles ne pussent être
dépensées que sur l’avis de ce dernier, auquel des comptes devaient être
régulièrement rendus. C’était là une limitation sérieuse de l’indépendance
des inquisiteurs ; mais cette mesure ne fut pas longtemps maintenue, Les
évêques abusèrent bientôt de leur pouvoir de surveillance pour réclamer une
part des dépouilles, sous le prétexte de conduire eux-mêmes des
investigations. Benoit XI, en 1304, mit fin à cette querelle indécente en
annulant les décisions de son prédécesseur. Défense fut faite aux évêques
d’exiger des comptes ; désormais, les inquisiteurs ne devaient plus en rendre
qu’à la Chambre pontificale ou à des délégués spéciaux de la papauté. S’il y
eut ainsi des hésitations assez naturelles dans le règlement des relations
délicates entre les juridictions compétentes, toute incertitude disparaissait
dans les rapports de l’Inquisition avec la société en général. Dès ses
premières années, alors qu’elle n’était qu’à l’état embryonnaire,
l'Inquisition avait rendu de tels services en soumettant l’hérésie aux lois
séculières qu’on chercha de tous côtés à lui assurer une organisation stable,
afin qu’elle pût contribuer avec plus d’efficacité encore à la découverte et
au châtiment des crimes religieux. La mort de Frédéric II (1250), en faisant disparaître le
principal ennemi de la papauté, lui fournit l'occasion de reprendre en son
nom et de confirmer, à son profil, les rigoureux édits de cet empereur. En
conséquence, le 15 mai 1252, Innocent IV communiqua à Ions les potentats de
l’Italie sa bulle fameuse Adextirpanda, établissant la persécution
systématique comme un élément essentiel de l’édifice social dans chaque État et
clans chaque ville, bien que le rôle mal défini attribué aux évêques, aux
inquisiteurs et aux moines atteste combien leurs provinces respectives
étaient encore imparfaitement délimitées. Ordre était donné à tous les chefs
de l’exécutif de mettre au ban les hérétiques, assimilés aux sorciers.
Quiconque découvrait tin hérétique pouvait s’emparer de sa personne et de ses
biens. Tout magistrat principal, dans les trois jours après avoir revêtu ses
fonctions, devait désigner, sur les indications de son évêque et de deux
moines de chacun des Ordres Mendiants, douze bons catholiques, assistés de
deux notaires et de deux ou plusieurs familiers, dont la tâche unique
consisterait à arrêter les hérétiques, à confisquer leurs biens et à les
livrer à l’évêque où à ses vicaires. Leurs traitements et les frais de leurs
missions devaient être payés par l’Etat ; leur témoignage était recevable
sans qu’ils fussent obligés de prêter serment ; aucun témoignage ne devait
prévaloir contre le témoignage concordant de trois d’entre eux. Ils restaient
en charge pendant six mois ; à l’expiration de ce temps, ils pouvaient être
réappointés ; à tout moment, ils pouvaient être destitués et remplacés, ù la
demande de l’évêque et des moines. Un tiers du produit des amendes et des
confiscations leur revenait de droit ; ils étaient exempts de tout service
public incompatible avec leurs fonctions ; aucune loi présente ou future ne
pouvait mettre obstacle à leur action. Le chef du pouvoir séculier était
obligé de les faire assister, sur requête, par son assesseur ou un chevalier
; fout habitant devait, sous peine d’une lourde amende, leur prêter le
concours qu'ils demanderaient. Quand les inquisiteurs visitaient une partie
du territoire soumis à leur juridiction, ils devaient être accompagnés d’un
délégué du souverain, choisi par eux-mêmes ou par l’évêque. En arrivant dans
une ville ou dans un village, ce délégué devait convoquer trois hommes de
bonne réputation, ou même tous les habitants du voisinage et les contraindre,
sous serment, de dénoncer les hérétiques, ou de signaler les biens des
hérétiques, ou toute personne tenant de secrets conventicules et vivant
autrement que la généralité des fidèles. L’État était tenu d’arrêter tous les
suspects, de les garder en prison, de les remettre, sous bonne escorte, à
l’évêque ou à l’inquisiteur et d’exécuter dans les quinze jours, conformément
aux édits de Frédéric, toute sentence prononcée pour fait d’hérésie. En
outre, on exigeait du pouvoir séculier qu’il fit infliger, sur simple
demande, la torture à ceux qui refuseraient de dénoncer tous les hérétiques
de leur connaissance. Si quelque résistance était opposée lors d’une
arrestation, la commune tout entière en était rendue responsable et devait
payer une énorme amende, à moins qu’elle ne livrât, dans les trois jours,
tous ceux qui avaient pris part à la rébellion. L’exécutif devait encore
faire rédiger quatre listes de ceux qui étaient déclarés infâmes ou mis au
ban pour cause d’hérésie ; l'une d’elles devait être lue en public trois fois
par an. une autre remise à l’évêque, la troisième aux Dominicains et la
quatrième aux Franciscains. Il devait aussi veiller à la démolition des
maisons dans les dix jours après le jugement et à la perception des amendes
dans les trois mois. Ceux qui ne pouvaient pas payer devaient être jetés en
prison et y rester jusqu’à ce qu’on pavât pour eux. Les produits des amendes,
commutations de peines et confiscations étaient divisés en trois parts, l’une
pour la ville, la seconde pour les fonctionnaires préposés aux enquêtes, la
troisième pour l’évêque et les inquisiteurs, qui devaient l’employer à la
persécution des hérétiques. Des
mesures sérieuses étaient prises pour que ces instructions féroces fussent
partout appliquées avec vigueur. Elles devaient être inscrites à perpétuité
dans tous les recueils de statuts locaux, avec toutes les lois que les papes
pourraient promulguer dans la suite, sous peine d’excommunication pour les
fonctionnaires récalcitrants et d’interdit pour les villes. Toute tentative
pour modifier ces lois constituait un crime dont l’auteur était passible
d’infamie perpétuelle, d’une amende et de la mise au ban. Les détenteurs du
pouvoir et leurs officiers devaient jurer d’observer ces lois sous peine de
destitution ; toute négligence apportée à leur exécution était punissable,
comme le parjure, de l’infamie perpétuelle, d’une amende de deux cents marcs
et delà suspicion d’hérésie, qui entraînait la perte des charges et
l’incapacité de jamais en occuper d'autres. Tout détenteur du pouvoir
cleva.it, dans les dix jours après avoir revêtu ses fonctions, désigner, sur
l’indication de l'évêque ou des Mendiants, trois bons catholiques, chargés
d’enquérir sous serment sur les actes de son prédécesseur et de le poursuivre
pour tout manquement a l’obéissance. En outre, chaque podestat, au début et à
l’expiration de sa charge, devait faire donner lecture de la bulle dans des
endroits publics désignés par l’évêque et par les inquisiteurs, et effacer du
livre des statuts toutes les lois qui pouvaient être en conflit avec elle. En
même temps, Innocent adressait des instructions aux inquisiteurs, leur
enjoignant d’obtenir, sous menace d’excommunication, l’insertion de celte
bulle et des édits de Frédéric dans les statuts de toutes les villes et de
tous les Etats, bientôt après, il leur conféra le dangereux privilège
d’interpréter, de concert avec les évêques, tous les points douteux des lois
locales qui se rapportaient à l’hérésie. Ces
prescriptions ne sont pas, comme on pourrait le croire, le produit d’une
imagination en délire. Il s’agit d’une législation positive, pratique,
mûrement élaborée et arrêtée en vue d’un but politique bien défini. L’état de
l’opinion publique à celte époque est suffisamment caractérisé par le fait
que des mesures aussi tyranniques furent acceptées par elle sans résistance. En 1254,
Innocent IV y apporta quelques légères modifications suggérées par
l’expérience. En 1255, 1256 et 1257, Alexandre IV révisa la bulle, dissipa
quelques doutes qui s’étaient élevés et insista sur la nécessité dénommer
partout des enquêteurs pour examiner les actes des magistrats sortants. En
1259, il réédita la bulle dans son ensemble. En 1265, Clément IV la publia de
nouveau avec quelques variantes, dont la principale consistait il ajouter le
mot « inquisiteurs » dans les passages où Innocent n’avait désigné que
les évêques et les moines — montrant ainsi que, dans l’intervalle,
l’Inquisition était devenue l’instrument par excellence de la persécution des
hérétiques. L’année suivante, il réitéra l’ordre donné par Innocent aux
inquisiteurs de faire insérer dans tous les livres de statuts, sous peine
d’excommunication et d'interdit, sa législation et celle de ses
prédécesseurs. Ceci prouve qu’il y eut bien quelques résistances locales,
mais le petit nombre d’exemples qu'on en peut citer atteste que la grande
majorité des villes se soumirent sans murmure. En 1256, Alexandre IV apprit
que les autorités de Gènes témoignaient quelque mauvais vouloir ; il leur
donna quinze jours pour cesser toute opposition, sous la menace de la censure
et de l’interdit. Il fit de même en 1258 avec les magistrats de Mantoue.
D’autre part, le fait que la bulle resta inscrite dans les statuts de
Florence jusqu’à la récension de 1355, montre avec évidence que les ordres du
pape avaient été obéis à la lettre pendant plus d'un siècle. En
Italie, ces mesurés fournirent à l'Inquisition un personnel complètement
organisé et payé par l’Etat qui en fit une institution admirablement armée
pour l'accomplissement de ses desseins. Nous ignorons si les papes ont fait
effort pour rendre leurs bulles applicables dans d’autres pays ; mais, s'ils
le tentèrent, ils échouèrent, car ces prescriptions ne furent jamais en
vigueur au-delà des Alpes. D’ailleurs, cela importait peu, tant que la loi,
l'esprit conservateur des classes dirigeantes et la piété des souverains
étaient d’accord pour faciliter partout et en toutes choses la tâche des
inquisiteurs. Aux termes du traité de Paris, tous les officiers publics
étaient tenus d’aider I Inquisition et d’arrêter les hérétiques ; tous les
habitants mâles de pl us (Je quatorze ans, toutes les filles ou femmes de
plus de douze, devaient prêter le serment de dénoncer les coupables aux
évêques. Le concile de Narbonne, en 1229, mit ces dispositions en vigueur.
Celui d’Albi, en 125-i, nomma les inquisiteurs parmi ceux auxquels les
hérétiques devaient être dénoncés ; il menaça des censures de l’Église tous
les seigneurs temporels qui négligeraient de seconder l’Inquisition,
d’exécuter ses sentences de confiscation ou de mort. Le concours ainsi
réclamé fut accordé de grand cœur. Chaque inquisiteur fut armé de lettres
royales l’autorisant a faire appel à tous les officiers publics pour être
protégé, escorté et aidé au cours de ces missions. Dans un mémoire datant de
1317 environ, Bernard Gui dit que les inquisiteurs, munis de ces lettres,
disposent librement du concours des baillis, des sergents et des autres
officiers, tant royaux que seigneuriaux, sans lesquels ils ne pourraient pas
faire grand-chose. Il n'en était pas seulement ainsi en l'rance, car Eymerich,
écrivant en Aragon, nous apprend que le premier acte de l’inquisiteur, au
reçu de sa commission, est de la présenter au roi ou au chef du pouvoir et de
lui demander avec insistance l’octroi de lettres-patentes, en lui expliquant
qu’il est obligé par les canons de les lui donner, s’il veut éviter les
nombreuses peines édictées par les bulles Ad abolendam et Ut
inquisitionis. Il doit ensuite produire ces lettres aux fonctionnaires et
leur faire jurer d’obéir de leur mieux aux ordres qu’il leur donnera dans
l’exercice de ses fonctions. La puissance entière de l’État était donc mise à
la disposition du Saint-Office. Bien plus, chaque individu était tenu de lui
apporter son concours ; tout défaut de zèle l’exposait à être excommunié
comme fauteur d’hérésie, mesure qui pouvait entraîner pour lui, après un an,
l’accusation d’hérésie avec ses redoutables conséquences. Les individus, non
moins que les Etats, devenaient ainsi, de gré ou de force, les auxiliaires de
l’Inquisition[7]. Le
droit d’abroger toutes les lois qui entravaient le libre exercice de
l’Inquisition fut également reconnu de l’un et l’autre côté des Alpes.
Lorsque, en 1257, Alexandre IV apprit avec indignation que Mantoue avait
adopté certains statuts mettant obstacle à l’absolutisme de l’Inquisition, il
donna ordre immédiatement à l’évêque de Mantoue d’examiner l’affaire et
d’annuler tout ce qui pourrait entraver ou retarder les opérations 'lu Saint
Office. En cas de résistance, il devait excommunier les magistrats et jeter
l'interdit sur la ville. En 1275, Urbain IV Rendit cette disposition,
empruntée à la bulle Ad extirpanda, universellement applicable et elle
fut introduite dans la loi canonique comme l’expression des droits
incontestés de l’Eglise. Ainsi l’Inquisition devenait virtuellement
maltresse.de la législation de tous les pays, qu'elle pouvait modifier à sou
gré. Ce ne fut pas la faute de l'Eglise si un monarque hardi comme Philippe-le-Bel
osa, à l’occasion, s’exposer à la vengeance divine en protégeant les droits
de ses sujets. En deçà
des Alpes, il n’était pas admis, comme en Italie, que les dépenses de
l’Inquisition dussent être supportées par l’Etat. Mais la libéralité royale y
pourvoyait amplement. D’ailleurs, les dépenses qui incombaient à
l'Inquisition n’étaient pas considérables. Les couvents dominicains, lui
fournissaient des locaux pour ses assises et les officiers publics étaient
obligés, comme nous l’avons vu, de lui rendre tous les services qu’elle
réclamait d’eux. Si les évêques avaient négligé de construire et d’entretenir
les prisons, le zèle royal avait pris cos devoirs à sa charge. En 1317, nous
apprenons que dans l’espace de huit ans le roi avait dépensé 630 livres
tournois pour l’entretien de la seule prison de Toulouse et qu’il avait aussi
régulièrement payé les géôliers. En outre, les inquisiteurs avaient toujours
le droit d’appeler à leur aide des experts, qui ne pouvaient leur refuser
leurs lumières. Toute la science «lu royaume était asservie au devoir suprême
de combattre l’hérésie et mise gratuitement il la disposition de
l’Inquisition. Laïques et prélats étaient également tenus de lui obéir. Que les
pouvoirs ainsi conférés aux inquisiteurs aient été réels et non simplement
théoriques, c’est ce qui appert du cas de Capello di Chia, un puissant
seigneur de la province romaine, qui attira sur lui la suspicion d’hérésie,
fut condamné, proscrit, et vit ses biens confisqués (1260). Comme il refusait de se
soumettre, l'inquisiteur Fra Andrea invoqua l'aide des citoyens de la ville
voisine de Viterbe ; ils lui obéirent en levant une armée à la tête de
laquelle l’inquisiteur assiégea Capello dans son château de Colle-Casale.
Capello avait ingénieusement transféré ses biens au nom d'un noble romain
nommé Pietro Giacomo Surdi et la pieuse entreprise des Viterbiens fut arrêtée
par un ordre du sénateur de Home interdisant de faire violence à la propriété
d'un bon citoyen catholique. Alors Alexandre IV Intervint, ordonnant à Surdi
de se désintéresser de la querelle, parce que ses titres à la possession du
château étaient nuls. Il ordonna également au sénateur de renoncera son
opposition et remercia chaleureusement les Viterbiens pour le zèle et le
courage qu’ils avaient mis au service de Fra Andrea. A la vérité, ce dernier
n’avait fait qu’exercer le pouvoir que Zanghino déclare attaché aux fonctions
de l’inquisiteur, à savoir de déchaîner ouvertement la guerre sur les
hérétiques et sur l’hérésie. Dans
l'exercice de cette autorité presque sans limites, les inquisiteurs
agissaient le plus souvent sans surveillance et sans responsabilité. Même un
légat du pape ne devait pas se mêler de leurs affaires ni s’enquérir de
l’hérésie dans le ressort de leur autorité. Ils n’étaient pas passibles
d’excommunication dans l’exercice de leurs fonctions et ne pouvaient même pas
être suspendus par un délégué du Saint-Siège. Si pareille mesure était
cependant tentée, l’excommunication ou la suspension étaient réputées nulles,
à moins qu'elles n’eussent été prononcées par un mandat spécial du pape. Dès
1245, les inquisiteurs lurent autorisés à absoudre leurs familiers pour les
excès dont ils se rendaient coupables ; depuis 1261, ils purent s’absoudre
entre eux des effets de l’Inquisition, quelle qu’en fût la cause ; et comme
chaque inquisiteur avait d’ordinaire un subordonné prêt à lui rendre ce
service, il devenait par-là virtuellement invulnérable. Enfin, les
inquisiteurs étaient affranchis de tout devoir d’obéissance envers leurs
provinciaux et leurs généraux ; il leur était même interdit de recevoir leurs
ordres sur toute affaire relative à leurs fonctions ; ils étaient,
d’ailleurs, protégés contre toute tentative de miner leur crédit auprès de la
Curie, par le privilège qui leur était reconnu d’aller quand ils le voulaient
à Rome et d’y passer le temps qu’ils jugeaient nécessaire, nonobstant la
défense du provincial ou des chapitres généraux. A l’origine, on admit que le
mandat des inquisiteurs expirait avec le pape dont ils l’avaient reçu ; mais,
depuis 1207, ces mandats furent déclarés perpétuels[8]. La
question de l’amovibilité des inquisiteurs était en relation 344 directe avec
celle de leur subordination ou de leur indépendance et fut l’objet de
beaucoup de décisions contradictoires. Quand le pouvoir de les désigner eut
d’abord été conféré aux provinciaux, il emportait naturellement celui de les
éloigner et de les remplacer après une consultation avec des membres «
discrets » de l’Ordre. En 1244, Innocent IV déclara que les provinciaux et
les généraux des Ordres Mendiants avaient pleins pouvoirs pour déplacer,
révoquer et remplacer tous les membres de leurs Ordres qui servaient comme
inquisiteurs, même quand ils avaient reçu leur mandat du pape. Une
dizaine d’années plus tard, la politique vacillante d’Alexandre IV atteste
une tentative sérieuse des inquisiteurs pour obtenir complète indépendance.
En 1256, il continua le pouvoir de déplacement des provinciaux ; le 5 juillet
1257, il le leur retira, et le 9 décembre de la même année, il l'affirma de
nouveau dans sa bulle Quod super nonnullis, qui fut maintes fois
rééditée par lui et par ses successeurs. Les papes postérieurs donnèrent des
ordres contradictoires jusqu'à ce qu’enfin Boniface VIII se prononça en
faveur du pouvoir de déplacement ; mais les inquisiteurs obtinrent que ce
pouvoir ne put être exercé qu’à la suite d'une procédure régulière, ce qui,
dans la pratique, le réduisait à néant. Il est vrai que, d'après les réformes
de Clément V, l’excommunication ipso facto, ne pouvant être levée que
par le pape, était prononcée contre trois sortes de crimes des inquisiteurs :
1° des poursuites injustes motivées par la faveur, l'inimitié personnelle ou
l'avidité, et la négligence à poursuivre due à des causes analogues ; 2° des
extorsions d’argent ; 3° la confiscation des biens d’une église en punition
des fautes d’un clerc. Mais ces dispositions, contre lesquelles protesta
énergiquement Bernard Gui, ne faisaient qu’indiquer la conduite à tenir et
n’étaient pas appuyées de sanctions pratiques. Les
Franciscains s’efforcèrent de réduire leurs inquisiteurs à l’obéissance en
leur confiant des mandats de durée limitée. Ainsi, en 1320, le général Michel
de Cesena adopta le terme de cinq ans, qui parait être resté longtemps la
règle ; nous voyons, en effet, Grégoire XI, en 1375, prier le général
franciscain de maintenir dans ses fonctions d'inquisiteur à Rome Fra Gabriele
da Viterbo, à cause de ses éminents services. En 1439, une commission
d'inquisiteur de Florence, délivrée à Fra Francesco da Michèle, pour prendre
effet à l’expiration des pouvoirs de Fra Jacopo della Biada, indique quelles
nominations étaient encore faites à temps, bien que Eugène IV, en 1432, eût
conféré au général franciscain, Guglielmo di Casale, pleins pouvoirs pour
nommer et pour révoquer. Les Dominicains ne paraissent pas avoir adopté cet
expédient ; d'ailleurs, toute mesure de ce genre eût été impuissante à
établir la subordination et la discipline, vu l’intervention constante du
Saint-Siège qui pouvait toujours être obtenue de ceux qui savaient la
réclamer. Des mandats d’inquisiteurs étaient continuellement délivrés par le
pape et ceux qui en étaient investis paraissent n'avoir pu être révoqués que
parle pape lui-même. Même quand il n’en était pas ainsi, il importait peu que
les papes reconnussent en théorie aux provinciaux le droit de déplacer,
lorsqu’ils étaient disposés à s’entremettre pour en annuler l’exercice. En
1323. Jean XXII donna à Fra Piero de Perugia, inquisiteur d’Assise, des
lettres qui le protégeaient à l’avance contre toute mesure de suspension ou
de déplacement. En 1339, il est question d’un certain Giovanni di Borgo,
déplacé par le général franciscain et replacé par Benoit XII. Plus fatal
encore à la discipline fut le cas de Francisco di Sala, nommé par le
provincial d'Aragon, écarté par son successeur et réintégré par Martin V en
1419, avec privilège d’inamovibilité. Toutefois, en 1439, Eugène IV et, en
1474, Sixte IV renouvelèrent les décisions de Clément IV, d’après lesquelles
les inquisiteurs pouvaient être déplacés tant par les généraux que par les
provinciaux. En l’479, Sixte IV ordonna que toutes les plaintes soulevées par
les inquisiteurs fussent portées devant le général de leur Ordre ; auquel fut
reconnu le pouvoir de les punir ou de les déplacer. Le
résultat naturel de celle législation contradictoire fut que les inquisiteurs
se considérèrent connue responsables envers leurs supérieurs en tant que
Frères, niais non en tant qu'inquisiteurs ; en cette dernière qualité, ils ne
croyaient devoir de comptes qu’au pape et ils prétendaient qu’on ne pouvait
les écarter qu’en cas d’impuissance avérée à remplir leur tâche, par l’effet
de l'Age, de la maladie ou de l'ignorance. Quant à leurs vicaires et
subordonnés, ils prétendaient qu'ils ne relevaient d’aucune autre juridiction
que la leur ; toute tentative faite par un provincial pour écarter un de ces
subordonnés devait motiver une poursuite pour suspicion d’hérésie, étant un
obstacle opposé à la bonne marche de l’Inquisition. Il n’était certes pas
facile d'intervenir dans les affaires conduites par des hommes aussi
redoutablement armés et animés d’un pareil esprit de décision. La chaleur
avec laquelle Eymerich traite cette question laisse entrevoir le caractère de
la lutte qui se poursuivait incessamment entre les provinciaux et les
inquisiteurs. Les abus et les désordres auxquels donna lieu cette attitude
obligea Jean XXIII d’intervenir et de déclarer que les inquisiteurs seraient
soumis en toutes choses à leurs supérieurs et leur devraient obéissance. Mais
le Grand Schisme avait affaibli l’autorité pontificale et Jean XXIII fut peu
écouté. Après le rétablissement de l'unité à Constance, en 1418, Martin V se hâta
de renouveler l'ordre donné par son prédécesseur. Malheureusement, comme dans
le cas d'une révocation, l’insatiable avidité de la Curie romaine, toujours
prête A se laisser corrompre, opposait un obstacle fatal à l’établissement de
la discipline ; d’ailleurs, ceux qui étaient commissionnés directement par le
pape ne pouvaient guère témoigner de soumission aux fonctionnaires de leurs
Ordres respectifs. Les
remarques d’Eymerich attestent qu’un inquisiteur ne 347 devait pas se faire
scrupule de poursuivre son supérieur. Sa juridiction était, en fait, presque
illimitée, car la menace de la suspicion d’hérésie pesait également sur les
grands et sur les humbles. Il n’est, pas jusqu’au droit d’asile des églises
qui n'ait été suspendu en faveur de l’Inquisition et les immunités des Ordres
Mendiants eux-mêmes ne les mettaient pas à l’abri de sa juridiction. En
théorie, les rois n'y échappaient pas davantage ; mais Eymerich observe
discrètement que lorsqu’un pareil personnage est en cause, il vaut mieux
avertir le pape et attendre ses instructions. Un seul pouvoir échappait à la
tyrannie des inquisiteurs. L’office épiscopal conservait encore, de son
ancienne et éminente dignité, une part suffisante pour soustraire celui qui
en était revêtu aux atteintes d’un inquisiteur, à moins que ce dernier ne se
présentât avec des lettres pontificales délivrées ad hoc. Au cas où la foi
d’un évêque était soupçonnée, le devoir de l’inquisiteur était de réunir avec
soin tous les témoignages et de les transmettre à Rome pour examen. Jean
XXII, en 1327, admit une autre exemption motivée par l'insolence de
l’inquisiteur sicilien, Mathieu de Pontigny, qui osa excommunier Guillaume de
Balet, archidiacre de Fréjus, chapelain du pape et représentant du pontificat
d’Avignon dans la Campagne et la Province maritime. Le pape, furieux, publia
une Décrétale interdisant à tous les juges et inquisiteurs de s’attaquer aux
fonctionnaires et aux nonces du Saint-Siège sans lettres spéciales les y
autorisant. L'audace de Mathieu de Pontigny montre assez quelle était la
confiance et la présomption des membres du Saint-Office. D’autre part, le
fait que les laïques prirent l’habitude de les appeler : « Votre Majesté
Religieuse », atteste l'impression faite sur l’esprit du peuple par leur
toute- puissance irresponsable. Si les
évêques échappaient au jugement de l’Inquisition, ils n’étaient nullement
dispensés d’obéir aux inquisiteurs. Dans la commission pontificale que
recevaient ces derniers, il était dit que les archevêques, les évêques, les
abbés et tous les autres prélats devaient se conformer à leurs ordres en tout
ce qui concernait la tâche de l’Inquisition, sous peine d’excommunication, de
suspension et d'interdit. Le ton arrogant sur lequel les inquisiteurs
donnaient leurs ordres aux officiers épiscopaux montre assez que ce n’était
pas là une vaine formule. Rien que le pape, en s'adressant à un évêque, le
traitât de « vénéré frère » et qu’en s’adressant à un inquisiteur
il l’appelât « cher fils », les inquisiteurs soutenaient qu'ils étaient
supérieurs aux évêques, en tant que délégués directs du Saint-Siège, et que,
si une personne était convoquée simultanément par un évêque et par un
inquisiteur, elle devait se rendre d’abord à l’appel de ce dernier.
L’obéissance était due à l’inquisiteur comme au pape lui-même et l’évêque ne
pouvait pas s’y soustraire. Cela faisait partie de la politique des papes,
parce que l’inquisiteur était un instrument convenable pour réduire
l’épiscopat à la sujétion. Ainsi, en 1296, Boniface VIII, prescrivant aux
évêques de supprimer certains ermites et mendiants non autorisés par
l'Église, adressa en même temps des copies de sa bulle aux inquisiteurs, avec
ordre de stimuler le zèle des évêques et de lui dénoncer ceux qui se
montreraient négligents. Toutefois,
malgré la supériorité revendiquée par les inquisiteurs, l’Inquisition servait
souvent de marchepied pour arriver à l’épiscopat. De telles fonctions
mettaient une influence énorme entre les mains des ambitieux, qui en
abusaient constamment pour assurer leur avancement dans la hiérarchie. Parmi
les premiers inquisiteurs, on peut citer Fra Aldobrandino Cavalcanti de
Florence, qui devint évêque de Viterbe, et son successeur, Fra Ruggiero
Calcagni, qui fut récompensé, en 1213, par l’évêché de Castro dans les
Maremmes. Je me contenterai de rappeler le cas de Florence, en 1313, où
l’inquisiteur Fra Andrea da Perugia fut porté à l’épiscopat et eut pour
successeur Fra Pietro di Aquila, qui, en 1346, devint évêque de Santangelo
dei Lombardi. Son successeur fut Fra Michèle di Lapo et, en 1330, nous
trouvons la Seigneurie demandant au pape qu’il fût nommé à l’évêché de
Florence, alors vacant. Les
fondions d’inquisiteurs offraient aussi des occasions d’avancement au sein
même des Ordres, et ces occasions étaient pas perdues. Ainsi, dans une liste
de provinciaux dominicains de Saxe de la dernière moitié du xiv e siècle,
trois frères qui se succédèrent dans cette éminente situation de 1369 à 1382,
Walther Kerlinger, Hermann Helstede et Heinrich von Albrecht, avaient tous
été antérieurement inquisiteurs. Il ne
faut pas s’imaginer que cette gigantesque construction, qui pesa si longtemps
sur le monde chrétien, ait pu s’édifier sans opposition, malgré la faveur que
lui témoignèrent papes et rois. Quand nous en arriverons à étudier dans ses
détails l'histoire de l'Inquisition, nous trouverons de nombreux exemples de
résistances populaires, rapidement et impitoyablement écrasées. Certes, il
fallait un singulier courage pour oser élever la voix contre un inquisiteur,
quelque cruelle et odieuse que fut sa conduite. Aux termes de la loi
canonique, toute personne qui mettait obstacle à l'activité d'un inquisiteur,
ou donnait des conseils à cet effet, était excommuniée ipso facto. Après une
année passée dans cette condition, elle était légalement considérée comme
hérétique, livrée, sans plus ample cérémonie, au bras séculier, et brûlée
sans jugement ni espoir de clémence. L’effroyable puissance dont
l’inquisiteur était ainsi revêtu s’accroissait encore par suite de
l’élasticité du crime consistant à « mettre obstacle an Saint-Office »,
crime mal défini et cependant poursuivi avec une ténacité infatigable. Si la
mort venait soustraire les accusés à la vengeance de l’Église, l'Inquisition
s'en prenait à leur mémoire et faisait peser sa colère sur leurs enfants et
leurs petits-enfants. Lors du procès de Frère Bernard Délicieux, en 1310, oh
considéra qu’il s'était rendu coupable de résistance à l’Inquisition parce
qu’il avait quelque peu étendu les pouvoirs des agents désignés par la ville
d'Albi pour en appeler au pape Clément V contre l’évêque et l’inquisiteur. Si les
évêques s’étaient réunis pour résister, ils auraient pu sans doute s’opposer
d’une manière efficace à ces empiètements sur leur juridiction et préserver
leurs ouailles des horreurs dont elles allaient être victimes.
Malheureusement, les prélats ne surent pas agir de concert. Quelques-uns
étaient d’honnêtes fanatiques qui saluèrent avec joie le Saint-Office et lui
prêtèrent leur concours ; d’autres restèrent indifférents ; le plus grand
nombre, absorbés par des préoccupations et des querelles séculières, furent
plutôt satisfaits d’être déchargés de lourds devoirs dont ils n’avaient ni le
loisir ni le savoir nécessaire pour s’acquitter. Aucun d’eux n’osa élever la
voix contre une institution qui, de l’avis de toutes les âmes pieuses,
répondait aux besoins les plus urgents de l’époque. L’inévitable jalousie de
l’épiscopat se manifesta seulement par la vaine prétention, mise en avant par
quelques-uns, de s’acquitter eux- mêmes des fonctions dévolues aux Mendiants.
Nous constatons un certain étalage de zèle dans la poursuite des hérétiques
par le vieux système des témoins synodaux, au concile de Tours en 1239, à
celui de Béziers en 1246, à celui d’Albi en 1254. Le concile de Lille (Venaissin) en 1251 fit un effort plus
hardi pour regagner le terrain perdu, non-seulement en ordonnant aux évêques
de procéder à des enquêtes dans leurs diocèses, mais en réclamant de
l’Inquisition la remise de toutes ses archives aux Ordinaires. Comme cette
demande ne fut pas accueillie, le concile d'Albi, en 1254, fit un autre effort
également inutile pour obtenir des copies de ces documents. Peu après 1250,
un inquisiteur se plaignait que les hérétiques fussent encouragés et enhardis
par les attaques constantes auxquelles étaient exposés les inquisiteurs,
accusés de négligence, de paresse, d’incapacité à discerner les Innocents des
coupables. « Ces calomnies, continue l’inquisiteur, émanent de juges
séculiers et ecclésiastiques, qui professent un grand zèle pour
l’extermination de l’hérésie, mais qui, en réalité, désirent surtout se
laisser corrompre à prix d’argent, ou qui inclinent secrètement vers
l’hérésie, ou ont des parents ou des amis parmi les hérétiques. » Cet exemple
montre à quel point les juridictions rivales se jalousaient et combien l'entente
était peu cordiale entre l’ancienne et la nouvelle organisation. Aux
empiétements des inquisiteurs, l’épiscopat se contentait généralement de
répondre par de menues chicanes qui, portées devant le Saint-Siège, étaient
toujours jugées dans le sens le plus favorable aux moines. En 1330,
l’inquisiteur Henri de Chamay se plaint à Jean XXII que l’évêque de Maguelonne
lui suscite des difficultés à Montpellier, en alléguant certains privilèges
pontificaux qui lui auraient été conférés ; à quoi le pape répond en lui
enjoignant de vaquer à sa fonction sans s’arrêter aux objections de l’évêque.
En Mil, l'archevêque de Narbonne et tous ses suffragants s’adressèrent à
Eugène IV, se plaignant des prétentions exorbitantes de l'Inquisition et le
priant de surseoir à toute décision jusqu’à ce qu'il eût reçu des détails. Le
pape n'attendit point, mais répondit que l’inquisiteur les avait déjà accusés
de le gêner dans l'exercice de ses fonctions, qu’il 'n'y avait pas d'affaire plus
importante pour l’Eglise que la destruction de l’hérésie et que le plus sûr
moyen de mériter sa faveur était de seconder l’Inquisition. Cette institution
avait été créée pour décharger les évêques d’une partie de leur fardeau et le
pape ne verrait pas sans déplaisir qu’on se permit d’y porter atteinte. Dans
l'espèce, et en vue de rétablir la concorde, l’inquisiteur retirerait sa
plainte, mais il était entendu que toutes les actions intentées par les
évêques seraient regardées comme nulles. — Evidemment, dans toute querelle de
ce genre, l’épiscopat devait compter avec trop forte partie. Au début du
Grand Schisme, les inquisiteurs furent sommés de prêter serment, dans la
forme féodale, au pape dont ils tenaient leur mandat et à ses successeurs —
preuve évidente que la papauté considérait l’Inquisition comme un instrument
au service de ses ambitions et de ses desseins personnels. Les
peuples du Nord étaient trop éloignés du centre de l’hérésie pour être
exposés à la contagion, au temps où la suprématie pontificale s’affirmait
ainsi par les inquisiteurs des Ordres Mendiants. Ni dans les Iles
Britanniques, ni au Danemark, ni en Scandinavie, les édits de Frédéric II ne
furent appliqués. Lorsque, en 1277. Robert Kilwarby, archevêque de
Canterbury, et les maîtres d'Oxford dénoncèrent certaines erreurs d’origine
averrhoïste ; quand, en 1280, l’archevêque l’eckham condamna l’hérésie de Richard
Crapewell et quand, en 1368, l’archevêque Langham dénonça comme hérétiques trente
articles de spéculations scolastiques, il n’existait pas de lois pour punir
ces erreurs, bien que les juristes eussent essayé d’introduire la peine du
bûcher et qu’elle eût même été appliquée par un concile d’Oxford, en 1222, à
un clerc qui S’était converti au judaïsme. Nous verrons plus loin que dans
l’affaire des Templiers l’intervention de l'Inquisition pontificale fut
nécessaire pour obtenir une condamnation ; mais, même alors, elle sembla si
opposée au caractère des institutions anglaises qu'elle ne put s’acclimater
et dépérit bientôt après les événements qui en avaient motivé l’introduction.
Quand Wickliff parut et fut suivi par les Lollards, l’idée qu’on se faisait
en Angleterre des rapports de l’Église et de l’État était déjà telle que
personne ne songea à demander à Rome un tribunal spécial pour combattre ces
périls nouveaux. Le statut du 23 mai 1382 autorise le roi à faire arrêter par
ses shériffs les prédicateurs ambulants de Wickliff, ainsi que les fauteurs
et instigateurs de l’hérésie, et à les maintenir en prison jusqu’à ce qu’ils
se soient justifiés « selonc reson et la ley de seinte esglise » ; au
mois de juillet suivant, dos lettres royales prescrivirent aux autorités
d’Oxford de procéder à une enquête touchant les tendances hérétiques dans
toute l’Université. La faiblesse de Richard II permit aux Lollards de devenir
un parti politique et religieux d'une redoutable puissance ; mais la
révolution qui mit Henri IV’ sur le trône affaiblit leur situation. Le
concours de l’Église était une nécessité pour la nouvelle dynastie, qui ne
perdit pas de temps à mériter sa reconnaissance. En 1240, un ordre royal,
confirmé par le Hurlement, condamna Sawtré au bûcher ; puis le statut De
hœretico comburendo établit pour la première fois la peine de mort comme
châtiment normal de l'hérésie en Angleterre. Ce même statut interdisait la
prédication à tous autres que les curés bénéficiaires et ceux qui étaient
privilégiés ex officio à cet effet ; il interdisait la diffusion des
doctrines et des livres hérétiques ; il autorisait les évêques à saisir les
délinquants et à les garder en prison jusqu’à ce qu’ils se fussent Innocentés
ou rétractés ; enfin, il prescrivait aux évêques de procéder contre les
suspects dans les trois mois après leur arrestation. Dans le cas de fautes
plus légères, les évêques pouvaient infliger à leur guise la prison et
l’amende — celle-ci devant être versée au Trésor royal. De l’hérésie obstinée
ou relapse, entraînant d’après la loi canonique l’abandon au bras séculier,
les évêques et leurs délégués étaient seuls juges ; quand un homme, condamné
pour ce fait, était livré à la justice séculière, le sheriff du comté ou le
maire et les sergents de la ville la plus voisine étaient tenus de le brûler
sur un lieu élevé en présence du peuple. Henri V persévéra dans cette voie et
le statut de l’il l’établit à travers tout le royaume une sorte d’inquisition
mi-séculière, mi-ecclésiastique, à laquelle le système anglais des grandes
enquêtes donnait des facilités particulières. Sous cette législation, les
bûchers se multiplièrent et le Lollardisme lui rapidement supprimé. En 1533,
Henri VIII révoqua le statut de 1400, tout en maintenant ceux de 1382 et de 1414,
ainsi que la peine du bûcher pour les hérétiques obstinés et relaps. A cette
époque, l’empiètement toujours dangereux de la politique sur la religion, et
réciproquement, fit du bûcher un véritable instrumentum regni. Une des
premières mesures d’Édouard VI fut l’abrogation de celle loi, ainsi que de
celles de 1382 et 1414 et de toute l’atroce législation des Six Articles.
Avec la réaction sous Philippe et Marie, les lois impitoyables contre
l’hérésie revinrent en honneur. A peine le mariage espagnol avait-il été
conclu qu’un Parlement docile renouvela les lois de 1382, 1400 et 1414, au
nom desquelles se dressèrent de nombreux bûchers pendant les années qui
suivirent. Mais le Parlement d’Elisabeth se hâta d’annuler toute la
législation de Philippe et de Marie, en même temps que les anciens statuts
qu’ils avaient remis en vigueur. Toutefois, le statut De hœre-tico
comburendo était devenu partie intégrante de la loi anglaise ; ce fut
seulement en 1676 que Charles II en obtint l’abrogation et fit décider que
les cours ecclésiastiques, dans les cas d’athéisme, de blasphème, d’hérésie,
de schisme et d’autres crimes religieux, ne pourraient sévir que par
l’excommunication, la destitution, la dégradation et les autres censures
ecclésiastiques, à l’exclusion de la peine de mort. L’Écosse tarda plus
longtemps que l’Angleterre à renoncer aux persécutions sanglantes ; la
dernière exécution pour hérésie qui ait eu lieu dans les Iles britanniques
fut celle d’un jeune homme de dix-huit ans, un étudiant en médecine du nom
d’Aikenhead, qui fut pendu à Edimbourg en 1087. En
Irlande, l'humeur belliqueuse d’un Franciscain, Richard Ledred, évêque
d’Ossory, l’engagea dans une lutte prolongée avec de prétendus hérétiques,
Lady Alice Kyteler, accusée de sorcellerie, et ses complices. On était si peu
familier en Irlande avec les lois concernant l’hérésie que les officiers
séculiers refusèrent d’abord avec dédain de prêter le serment, prescrit par
les canons, de seconder les inquisiteurs dans leur tâche ; mais Ledred finit
par les y contraindre et eut la satisfaction de brûler quelques-uns des
accusés en 1325. Puis, ayant encouru l'inimitié des principaux personnages de
l’ile, il fut lui-même accusé d’hérésie et dut prendre la fuite. C’est
seulement en 1354 qu’il put de nouveau résider tranquillement dans son
diocèse, bien que, dès 1335, le pape Benoit XII eût écrit à Edouard III pour
déplorer l’absence, en Angleterre, d’une institution aussi utile que
l’Inquisition et pour l’exhorter à faire seconder par ses fonctionnaires le
pieux évêque d’Ossory, dans sa lutte contre les hérétiques dont il trace un
tableau très exagéré. L’archevêque de Dublin lui-même, Alexandre, fut dénoncé
comme fauteur de l'hérésie en 1347 parce qu’il s’était opposé aux violences
de Ledred ; en 1351, son successeur l’archevêque Jean reçut l'ordre de
prendre des mesures rigoureuses pour châtier ceux qui s’étaient, échappés
d’Ossory et avaient cherché refuge dans son diocèse. Lorsque
les troubles suscités par les Hussites devinrent 355 inquiétants et qu’on put
craindre que la désaffection ne se répandit dans le Nord, Martin V, en 1421,
autorisa l’évêque de Schleswig à désigner un Franciscain, le frère Nicolas
Jean, comme Inquisiteur pour le Danemark, la Norvège et la Suède ; mais il
n’y a pas trace de son activité dans ces régions et l’on peut dire que
l'Inquisition n’y a jamais eu d'existence réelle. Comme
les missions destinées à la conversion des schismatiques et des hérétiques
étaient exclusivement, au Moyen-Age, entre les mains des Dominicains et des
Franciscains, les églises qu'ils constituèrent furent toujours pourvues de
l’organisation nécessaire pour sauvegarder l'orthodoxie des nouveaux
convertis. C’est ainsi que l’Inquisition prit pied en Asie et en Afrique. Le
Frère Raymond Martius est honoré comme le fondateur de l'Inquisition à Tunis
et au Maroc. Vers 1370, Grégoire XI nomma inquisiteur en Orient le Frère Jean
Gallus qui, de concert avec le Frère Elias Petit, implanta l’institution, à
ce qu'on assure, en Arménie, en Russie, en Géorgie et en Valachie ; l’Arménie
supérieure fut redevable du même bienfait nu frère Bartolomeo Ponco. A la
mort du frère Gallus, Urbain VI, vers 1378, prescrivit au général dominicain
de désigner trois inquisiteurs, l’un pour l’Arménie et la Géorgie, le second
pour la Grèce et la Tartarie, le troisième pour la Russie et la Valachie. En
1380, l'un d’eux, le Frère André de Gaffa, obtint le droit de prendre un
associé pour son immense province de Grèce et de Tartane. Au xlv« siècle, un
inquisiteur semble avoir été considère comme un membre indispensable de toute
mission religieuse. Même dans le fabuleux empire éthiopien du Prêtre Jean, il
est question d’une Inquisition fondée en Abyssinie par le Dominicain Saint
Pantaleone et d’une autre fondée en Nubie par le frère Bartolomeo de Tybuli,
qui fut aussi honoré comme un saint dans ce pays. On ne peut s’empêcher de
rendre hommage au zèle désintéressé des hommes qui se vouèrent ainsi à la
diffusion de l’Evangile parmi les barbares et l’on aime à croire que les
Inquisitions fondées par eux ont été relativement inoffensives, n’étant pas
appuyées sur les édits terribles d’un Frédéric Il ou d’un Saint-Louis[9]. Il
n’est pas jusqu'aux débris du Royaume de Jérusalem qui 356 n’aient connu,
avant de disparaître, le zèle indiscret des inquisiteurs. Suivant Nicolas IV,
le premier pape franciscain, les malheurs de la guerre y avaient développé
les germes de l’hérésie et du judaïsme. En 1290. il accorde pleins pouvoirs à
son légat Nicolas, patriarche de Jérusalem, pour y désigner des inquisiteurs
de concert avec les provinciaux des Mendiants. Cela fut fait, mais
l’institution venait un peu tard. La prise d’Acre (19 Mai 1291) chassa définitivement les
Chrétiens de la Terre Sainte et mit fin à la très courte carrière de
l’Inquisition syrienne. Elle fut cependant renouvelée en 1975 par Grégoire
XI, qui autorisa le provincial franciscain de la Terre Sainte à faire office
d’inquisiteur en Palestine, en Syrie et en Egypte, afin de s’opposer aux
tendances vers l’apostasie dont témoignaient les pèlerins chrétiens, toujours
si nombreux dans ces régions. Il ne
faut pas supposer que le triomphe de l’Inquisition sur les évêques lui ait
conféré le monopole de la persécution. La juridiction épiscopale ordinaire
restait intacte. Vers 1240, nous voyons l'évêque de Toulouse et son prévôt
conduire, sans l’aide d’un inquisiteur, une enquête pour hérésie au sujet des
puissants seigneurs de Niort. Des évêques zélés coopéraient souvent avec les
inquisiteurs dans l’examen des hérétiques et enquêtaient aussi pour leur
propre compte. Ainsi, à Albi, en 1299, toute une série de procès furent jugés
au palais épiscopal, devant l’évêque, assisté quelquefois de Nicolas
d’Abbeville, inquisiteur de Carcassonne, quelquefois de Bertrand de Clermont,
inquisiteur de Toulouse, parfois de l’un et de l’autre. A l’origine, comme
nous l’avons vu, l'inquisiteur était seulement l’auxiliaire de l'évêque et ce
dernier n’était nullement affranchi de ses devoirs en ce qui touchait
l’extirpation de l'hérésie. Par fois les évêques désignaient eux-mêmes des
inquisiteurs pour opérer plus efficacement ; les noms de fonctionnaires de ce
genre, agissant au nom des archevêques de Narbonne, paraissent dans des
documents de 1251 et de 1525. Ren, d’ailleurs, ne pouvait empêcher un prélat
zélé d’accepter du pape un mandat d’inquisiteur, connue le fit Guillem
Arnaud, évêque de Carcassonne, qui, pendant son épiscopat, de 1249 à 1255,
présida le tribunal de Carcassonne avec une énergie qu’auraient pu envier les
Dominicains. Il
était cependant bien difficile que deux juridictions parallèles pussent
co-exister sans donner lieu à des conflits. On prétendit bientôt que certains
évêques, pour sauver leurs amis du zèle intolérant des inquisiteurs, les
poursuivaient devant leurs propres tribunaux. Afin de résoudre les
difficultés de cet ordre qui se multipliaient, Urbain IV, en 1262, autorisa
les inquisiteurs à procéder dans tous les cas comme ils le jugeraient
convenable, sans se préoccuper de savoir si les mêmes cas étaient soumis à
l’examen des évêques. Cette prescription fut renouvelée en 1265 et en 1266
par Clément IV, avec des commentaires significatifs. En 1273, Grégoire X
énonça le même principe, qui passa dans les usages de l’Église et dans le
droit canonique ; il fut entendu que les tribunaux ecclésiastiques et ceux de
l’Inquisition pouvaient examiner simultanément et indépendamment une même
cause, quitte à se communiquer, de loin en loin, les résultats de la
procédure. Pour le jugement final, il fallait une délibération commune ; en
cas de désaccord, la question devait être tranchée par le pape. Mais alors
même qu’il procédait seul et en vertu de son autorité ordinaire, I évêque
était tenu de s’assurer le concours d’un inquisiteur pour le prononcé de la
sentence[10]. On se
demanda, à une certaine époque, si la juridiction épiscopale sur l’hérésie
n’était pas complètement suspendue par le fait de la collation à un
inquisiteur, pour opérer dans le même diocèse, d’un mandat pontifical. Gui Foucoix,
le jurisconsulte le plus célèbre de ce temps, discuta le problème dans ses Quæstiones,
qui firent longtemps autorité dans les tribunaux de l'Inquisition, et y
répondit affirmativement. Toutefois, quand Gui devint pape, sous le nom de
Clément IV, ses bulles de 1265 et de 1266, citées plus haut, montrent qu’il
avait changé d’avis et Grégoire X déclara aussi expressément que la
juridiction épiscopale restait intacte. Cependant les docteurs en droit
canonique conservèrent des doutes et la juridiction épiscopale en ces
matières fut presque annulée pendant quelque temps. Il y eut peu de prélats
plus actifs que Simon, archevêque de Bourges, qui, de 1284 à 1291, fit des
visites répétées à ses diocèses du Midi, Albi, Rodez, Cahors, etc. Or, dans
les documents relatifs à ces visites, il n'y a pas d’allusion à des enquêtes
louchant l’hérésie, si ce n'est en 1285, où il obligea des usuriers de Gour-
don à jurer qu’ils ne sc considéraient pas comme tels, bien que l’usure ne
fût justiciable de l’Inquisition que lorsqu’elle se transformait en hérésie
par la prétention d’être légale. Vers 1298, cependant, Boniface VIII remit en
vigueur les juridictions épiscopales ; nous voyons alors Bernard de Castanet,
évêque d’Albi, exciter une révolte parmi ses ouailles par ses rigueurs envers
les hérétiques. Bientôt après, Clément V étendit les fonctions de l’épiscopat
afin de mettre obstacle aux atrocités de l’Inquisition ; les glossateurs
soutinrent que l’évêque n’était nullement déchargé, par les inquisiteurs, du
devoir de combattre l’hérésie dans son diocèse et que, si sa dignité le
Mettait à couvert des atteintes de l'inquisiteur lui-même, il Pouvait être
déposé par le pape au cas où il négligerait cette Partie de ses attributions.
Pourtant, même après les Clémentines, Bernard qui déclare qu’il est peu convenable
que l’Ordinaire épiscopal cite une personne qui est déjà en cause devant l'Inquisition.
Cependant, si le pouvoir de l’évêque avait été limité par l'obligation de se
concerter avec l’inquisiteur avant de rendre un arrêt, il avait été, d’autre
part, accru par l’autorisation de citer des témoins et des inculpés qui
s’étaient réfugiés dans d’autres diocèses. L’évêque n’en souffrait pas moins
d’une inégalité qui rendait sa situation difficile. Ses efforts pour
s’assurer une part des amendes et des confiscations étaient restés 'oins. On
lui répondait que ses subordonnés et lui jouissaient, Pour l’exercice de
leurs fonctions, de revenus qui devaient suffire à leur activité. Des
logiciens ingénieux réussirent à écarter cette objection en ce qui concernait
l’évêque, quand il agissait en personne ; mais elle conservait sa force à
l’endroit de ses subordonnés. Il semblait dur, à ces derniers, d’être excités
au travail et d’en supporter eux-mêmes tous les frais, alors que
l’Inquisition, du moins en Italie, avait le contrôle des confiscations, sans
être tenue de rendre compte à l’évêque[11]. Sous
l’empire de la législation de Boniface VIII et de Clément V, il était
inévitable que le premier quart du XIVe siècle fût le témoin d’une
renaissance de l’Inquisition épiscopale. Même en Italie, le Concile
provincial de Milan, tenu à Bergame en 1311 sous la présidence de
l’archevêque Gastone Torriani, organisa un système complet d’inquisition sur
le modèle de l’institution pontificale. La puissance croissante des Visconti,
hostiles à la papauté, avait paralysé les Dominicains et un vigoureux effort fut
tenté pour les remplacer. Dans chaque ville, l’archiprêtre ou prévôt fut
invité à lever une troupe dont la tâche exclusive consistait à rechercher les
hérétiques et dont les privilèges et immunités étaient les mêmes que ceux des
auxiliaires des inquisiteurs dominicains. Tous les citoyens, depuis le
seigneur jusqu’au paysan, étaient sommés de prêter leur concours dès qu’on y
ferait appel, tin France, quelques procédures datant de 1319 et 1320, à Béziers,
Damiers et Montpellier, montrent les cours épiscopales en pleine activité,
parfois avec l’intervention d’un inquisiteur en qualité d’assesseur, ou d’un
inquisiteur épiscopal siégeant avec rang égal, à côté de ceux qui agissaient
au nom du pape. Nous trouvons, en 1322, l’un de ces derniers, représentant le
diocèse d’Auch, qui discute avec le grand Bernard Gui lui-même au sujet d’un
prisonnier qu’ils réclament l’un et l’autre. Quand, en 1919, l'illustre
adversaire de l’Inquisition, le Frère Bernard Délicieux, devait être jugé
pour y avoir mis obstacle. Jean XXII désigna à cet effet une commission
spéciale, comprenant l’archevêque de Toulouse, les évêques de Pamiers et de
S. Papoul ; l’un des inquisiteurs les plus expérimentés du temps, Jean de
Beaune de Carcassonne, intervint à titre d'accusateur, et non de juge. En
Allemagne, vers la même époque, se produisit un développement soudain de
l'activité épiscopale dans les poursuites intentées contre les Beghards par
l'évêque de Strasbourg et l'archevêque de Cologne. Cela aboutit à une lutte
presque ouverte entre la hiérarchie ecclésiastique et les Dominicains lors de
l'affaire de Maître Eckhart, le fondateur de l'école mystique allemande, qui
eut pour disciples Suso et Tauler. Il était considéré avec orgueil par
l’Ordre tout entier comme un de ses membres les plus éminents. Il avait
enseigné avec succès la théologie à l'Université de Paris ; en 1303, lorsque
l'Allemagne entière fut divisée en deux provinces, il avait été le premier
prieur provincial de Saxe ; en 1307, le général l’avait nommé vicaire de
Bohème. Nous le trouvons, en 1326, enseignant la théologie à l'école des
Dominicains de Cologne et devenu suspect de complicité avec l’hérésie des Beghards,
contre laquelle sévissait une persécution acharnée. Son mysticisme confinait
dangereusement à leur panthéisme et il est possible que les Beghards aient
essayé de se couvrir du grand nom d’Eckhart. Au chapitre général de 1325, on
s'était plaint qu'en Allemagne certains membres de l’Ordre enseignassent au
peuple, en langue vulgaire, des doctrines qui pouvaient induire en erreur ;
Gervaise, prieur d’Angers, avait été chargé d’une enquête à ce sujet. Vers la
même époque, Jean XXII nomma Nicolas de Strasbourg, professeur chez les
Dominicains de Cologne, inquisiteur de la province de Germanie et lui donna
l’ordre d’enquérir sur les croyances et les travaux des Frères. Entre temps,
l'archevêque, excité par sa lutte contre les Beghards, nomma deux
commissaires épiscopaux pour examiner le cas de Maître Eckhart. Nicolas de
Strasbourg inclinait lui-meme vers le mysticisme ; tout le portait à
témoigner de l’indulgence aux accusés et il acquitta Eckhart au mois de
juillet 1326. Ce résultat déplut aux inquisiteurs épiscopaux, dont l’un était
un Franciscain, et ils se mirent à recueillir des témoignages contre Eckhart.
Après six mois d’enquête, le 14 janvier 1327, ils prièrent Nicolas, comme ils
en avaient le droit, de leur communiquer sa procédure. Nicolas se présenta en
compagnie de dix Frères, non pour obéir à la sommation des commissaires de
l’archevêque, mais pour protester solennellement contre tout ce qui se
passait, réclamant ses apostoli ou lettres d’appel au pape, par la
raison que les Dominicains n’étaient pas soumis A l’Inquisition épiscopale et
qu’il était lui-même un inquisiteur nommé par le pape avec une juridiction
illimitée. Il est vrai que Lucius III, dès 1184, avait supprimé toutes les
immunités des Ordres monastiques dans les affairés d’hérésie ; mais les
Dominicains étaient de fondation plus récente, ils avaient reçu des
privilèges spéciaux et ils revendiquaient cette immunité bien qu’ils ne
fussent pas en état de l’établir. Les
inquisiteurs épiscopaux se luttèrent de riposter en instituant, le même jour,
une action contre Nicolas lui-même qui, dès le lendemain, interjeta appel
auprès du Saint-Siège. Ils sommèrent en outre Eckhart de comparaître devant
eux le 31 janvier ; mais il vint le 2i de ce mois, escorté de nombreux 362
partisans, et protesta avec indignation, se plaignant du retard apporté à une
procédure qui entachait sa réputation, alors qu’on aurait pu tout terminer
six mois plus toi ; il ajouta que l'on employait contre lui certains
Dominicains souillés de crimes. Eckhart demanda ses apostoli et
désigna le A mai comme la date extrême de son appel à la cour de Home. Les
inquisiteurs épiscopaux avaient, d’après la loi, trente jours pour répondre A
cette demande. Dans
l’intervalle, le 13 février, il fit une démarche extra-judiciaire, pour
montrer combien sa réputation avait souffert de toute cette procédure ; c’est
ce qui a donné naissance à l’assertion qu’il aurait rétracté ses erreurs.
Apres avoir prêché dans ' église dominicaine, il fit lire un papier où il se
lavait, devant ' e peuple, des accusations d’hérésie portées contre lui — niant
qu’il eût dit que son petit doigt avait créé toutes choses, ou qu'il y eût
dans l’âme un principe incréé et incréable. Les trente jours expirés, le 22
février, les inquisiteurs de l’archevêque repoussèrent l'appel d’Eckhart. Usé
par cette longue querelle, il mourut peu après ; mais l’Ordre était assez
influent auprès de Jean XXII pour obtenir que le cas fût évoqué à Avignon. Là
on reconnut la régularité de la conduite de l’archevêque et, le 27 mars 1329,
un jugement fut rendu, définissant dix-sept articles hérétiques et onze
articles suspects d’hérésie dans l’enseignement d’Eckhart. Bien que la
rétractation qu’on lui attribuait ait sauvé son corps de l’exhumation et de
ta combustion, le résultat obtenu n’en était pas moins de nature à justifier
pleinement l’archevêque ; pour une fois, l’ancien ordre l’avait emporté sur
le nouveau. On déclara que l’hérésie d’Eckhart avait été prouvée, tant par
l'inquisition de l’archevêque agissant suivant son autorité régulière que par
l’enquête subséquemment instituée à Avignon par ordre du pape. Cette décision
finale était d’autant plus significative que Jean XXII avait, à celte époque,
de sérieux motifs pour complaire aux Dominicains, engagé, comme il l’était,
dans des luttes acharnées avec Louis de Bavière et avec le parti
intransigeant des Franciscains[12]. L’inquisition
épiscopale se trouvait rétablie comme une partie de l’organisation reconnue
de l'Eglise. Le concile de Paris, en 1330, traite de la poursuite des
hérétiques comme d’un devoir essentiel de l’évêque ; il donne des
instructions a cet effet aux Ordinaires, définissant leurs droits d'arrêter
les suspects et de faire appel aux officiers séculiers dans les mêmes termes
que l'Inquisition. Un bref d’Urbain V, en 1363, est relatif a un chevalier et
à cinq gentilshommes suspects d’hérésie, qui étaient alors sous la garde de
l’évêque de Carcassonne : il prescrit qu’ils soient jugés par l’évêque ou par
l’inquisiteur, ou par les deux conjointement, le résultat devant être soumis
à la cour pontificale. Quand un évêque avait le courage de résister aux empiétements
d’un inquisiteur, il était en état de faire respecter ses droits. En 1423,
l’inquisiteur de Carcassonne s’était rendu à Albi, où il fit prêter serment à
deux notaires et à quelques subalternes qui devaient procéder en son nom ;
puis il fit recueillir certains témoignages concernant un cas dont il
s’occupait et fit jurer aux témoins de garder le secret afin que l’accusé ne
fût pas informé. L’évêque d’Albi se plaignit de tout cela comme d'un
empiétement sur sa juridiction, il déclara que les employés n’auraient dû
prêter serment qu’en présence de son Ordinaire ou d'un délégué de celui-ci ;
le secret imposé aux témoins était, ajoutait-il, de nature à entraver ses
propres enquêtes, parce qu’il le privait de témoignages pour le cas où il
prendrait en mains la même affaire. Celte protestation est un exemple des
froissements et des rivalités que ne pouvait manquer de provoquer l’existence
de deux juridictions parallèles. Dans le cas qui nous occupe, on prit pour
arbitre l’évêque de Carcassonne ; l’inquisiteur reconnut ses torts et annula ses
actes, et l'on dressa un instrument public pour attester l’arrangement
intervenu. Toutefois,
en dépit de celle querelle et d’autres semblables, un modus vivendi finit par
s’établir dans la pratique. Eymerich, écrivant vers 1375, représente presque
toujours l'évêque- et l’inquisiteur comme travaillant de concert, non
seulement dans le jugement, mais dans la procédure ; il cherche évidemment à
prouver que l’Inquisition n’empiétait en rien sur la juridiction épiscopale
et n’affranchissait pas l'évêque de la responsabilité attachée à ses
fonctions. Un siècle plus tard, Sprenger, discutant la juridiction de
l’Inquisition au point de vue de l’inquisiteur, se place à peu près sur le
même terrain ; et les mandats remis aux inquisiteurs contenaient généralement
une clause à l’effet qu’aucun préjudice ne devait être porté à la juridiction
inquisitoriale des Ordinaires. Etant donnée, cependant, la négligence
habituelle des fonctionnaires épiscopaux, les inquisiteurs avaient beau jeu
pour empiéter sur leur domaine et des plaintes contre ces intrusions
continuèrent à se produire jusqu’à la veille de la Réforme[13]. Il n'y
avait pas, au point de vue technique, de différence entre l'Inquisition des
évêques et celle du pape. Le système équitable de procédure emprunté à la lui
romaine par les tribunaux des Ordinaires avait été rejeté ; les évêques
étaient autorisés et même encouragés à suivre le système inquisitorial, qui
était une perpétuelle caricature de la justice, le plus inique peut-être que
la cruauté et l’arbitraire aient jamais imaginé. En racontant l’histoire de
celte institution, il n’y a, par conséquent, aucune différence à établir
entre ses deux branches ; les actes de l'une et de l’autre doivent être
rappelés comme les produits des mêmes tendances, des mêmes méthodes, et comme
visant au même but par les mêmes moyens. Cependant
l’Inquisition pontificale était un instrument infiniment plus efficace en vue
de la grande tâche qu’on se proposait. Quelque zélé que put être un
fonctionnaire épiscopal, ses efforts étaient nécessairement isolés,
temporaires et intermittents. En revanche, l’Inquisition pontificale
constituait, à travers l’Europe continentale, un vaste réseau de tribunaux ou
siégeaient des hommes qui n’avaient pas d’autres occupations. Non seulement
leur action était continue, comme celle des lois de la nature, mais ils se
prêtaient une assistance incessante ; ces deux circonstances enlevaient aux
hérétiques l’espoir de gagner du temps et celui de se mettre à l’abri en
passant d’un pays à l’autre. Avec ses registres admirablement tenus à jour,
l’Inquisition organisa une véritable police internationale, à une époque où
les communications de peuple à peuple étaient encore singulièrement
défectueuses. L’Inquisition avait le bras long, la mémoire infaillible ; et
nous concevons sans peine la terreur mystérieuse inspirée tant par le secret
de ses opérations que par sa vigilance presque surnaturelle. Si elle voulait
procéder publiquement, elle convoquait tous les fidèles et leur enjoignait de
saisir quelque hérésiarque en leur promettant la vie éternelle et des
récompenses temporelles appropriées ; tout prêtre d’une paroisse où l’inculpé
pouvait se dissimuler était tenu de faire retentir l’appel aux oreilles de
tous les habitants. Si l’on préférait une information secrète, il y avait des
espions et d’autres subalternes préparés à cette besogne. L’histoire de toute
famille hérétique, pendant des générations, pouvait être exhumée des archives
des différents tribunaux. Une seule capture heureuse, suivie d’une confession
arrachée par la torture, pouvait mettre les limiers sur la trace de centaines
fie gens qui se croyaient jusque-là en sûreté ; et chaque nouvelle victime
ouvrait comme un nouveau cycle de dénonciations. L’hérétique vivait sur un
volcan qui, à tout moment, pouvait faire éruption et l’engloutir. Pendant la
terrible persécution dirigée contre les Franciscains Spirituels en 1317 et
1318, nombre de personnes compatissantes avaient secouru les fugitifs, pris
bravement place au pied des bûchers et consolé de leur mieux les nouveaux
martyrs. Quelques-unes, se sachant soupçonnées, avaient fui et avaient changé
de nom ; d’autres étaient restées à l’ombre ; toutes pouvaient croire que
l’affaire était oubliée. Tout à coup, en 1325, quelque incident fortuit —
probablement l’aveu d'un prisonnier — mit l’Inquisition sur leur trace. Une
vingtaine de malheureux furent jetés en prison, où ils restèrent un an ou
deux, là, dans l’isolement, leur courage défaillit ; ils confessèrent
successivement leurs fautes à moitié oubliées et se soumirent aux pénitences
obligatoires. Plus significatif encore fut le cas de Guillelma Maza de
Castres, qui perdit son mari en 1302. Dans le premier chagrin de son veuvage,
elle écouta deux missionnaires vau dois dont les enseignements la
réconfortèrent. Ils ne vinrent la visiter que deux fois, pendant la nuit, et
elle pouvait dire qu’elle ne les avait jamais vus. Après vingt-cinq ans d’une
vie rigoureusement orthodoxe, elle fut trainée, en 1327, devant l’Inquisition
de Carcassonne, confessa cet unique manquement à la foi et exprima son
repentir. Ainsi le Saint-Office ne savait rien oublier, rien pardonner. Sa
vigilance s’arrêtait aux moindres vétilles. En 1323, 'me femme nommée Manenta
Posa fut traduite devant l’Inquisition de Carcassonne comme hérétique relapse
: le motif de la poursuite était qu’après avoir abjuré l’hérésie des
Spirituels, elle avait été vue causant avec un homme suspect et avait envoyé
par son entremise deux sols à une femme malade, qui était suspecte également. Fuir
était inutile. Le signalement des hérétiques qui disparaissaient était
bientôt envoyé dans toute l’Europe. Les arrestations d’individus suspects
étaient signalées par un tribunal aux autres et la malheureuse victime était
ramenée dans le pays et dans la ville où son témoignage pouvait être le plus
efficace pour faire découvrir d’autres coupables. En 1287, l’arrestation d’un
groupe d’hérétiques à Trévise en fit découvrir quelques-uns qui étaient venus
de France. Immédiatement, les inquisiteurs français les réclamèrent, en
particulier l’un d’eux qui avait le rang d’évêque parmi les Cathares. Le pape
Nicolas IV se hâta d’ordonner au Frère Philippe de Trévise de livrer ses
prisonniers à l'envoyé de l’Inquisition de France, après avoir tiré d’eux le
plus de renseignements qu’il pourrait. L’Inquisition pontificale jouissait,
aux yeux des hommes, des privilèges de l’omniscience, de l'omnipotence et de
l’ubiquité. Parfois,
il est vrai, l’efficacité de cette organisation était affaiblie par des
querelles, en particulier celles qu’engendrait la jalousie des Dominicains et
des Franciscains. J’ai déjà rappelé les difficultés qui surgirent de ce fait
à Marseille en 1266 et à Vérone en 1291. Un autre symptôme du manque d’unité
se manifesta en III27, lorsque Pierre Trencavel, un Spirituel bien connu, qui
s’était évadé de la prison de Carcassonne, fut fait prisonnier en Provence
avec sa fille Andrée, fugitive comme 367 lui. Il était évident qu’ils
relevaient du tribunal auquel ils s’étaient soustraits par la fuite ;
néanmoins, le Frère Michel, inquisiteur franciscain en Provence, refusa de
les livrer et le tribunal de Carcassonne fut obligé d’en appeler à Jean XXII,
qui intima l’ordre à Michel de rendre immédiatement ses captifs. Toutefois,
si l’on tient compte de l'imperfection de la nature humaine, il faut convenir
que des contestations de ce genre semblent s’être produites assez rarement. Pour
diriger équitablement une organisation aussi puissante, de laquelle
dépendaient la vie et le bonheur de millions d’individus, il aurait fallu une
sagesse et une vertu presque surhumaines. Quel était l'idéal des hommes
auxquels était confiée la besogne courante du Saint-Office ? Bernard Gui,
l'inquisiteur le plus expérimenté de son temps, termine ses instructions
détaillées sur la procédure par quelques conseils généraux touchant la
conduite et le caractère. L’inquisiteur, dit-il, doit être diligent et fervent
dans son zèle pour la vérité religieuse, pour le salut des âmes et pour
l’extirpation de l’hérésie. Parmi les difficultés et les incidents
contraires, il doit rester calme, ne jamais céder à la colère ni à
l’indignation. H doit être physiquement actif, car l’habitude de l'indolence
paralyse toute action vigoureuse. Il doit être intrépide, braver le danger
jusqu’à la mort, mais, tout en ne reculant pas devant le péril, ne point le
précipiter par une audace irréfléchie. Il doit être insensible aux prières et
aux avances de ceux qui essayent de le gagner ; cependant il ne doit pas
endurcir son cœur au point de refuser des délais ou des adoucissements de
peine, en consultant les circonstances et les lieux. Il ne doit pas être
faible ou complaisant par désir de plaire, car cela porterait préjudice à
l’efficacité de son œuvre. Dans les questions douteuses.il doit être
circonspect, ne pas donner facilement créance à ce qui parait probable et
souvent n’est pas vrai ; il ne doit pas non plus rejeter obstinément
l’opinion contraire, car ce qui parait improbable finit souvent par être la
vérité. Il doit écouter, discuter et examiner avec tout son zèle, afin
d’arriver patiemment à la lumière. Quand il portera un jugement prescrivant
une peine corporelle, son visage pourra témoigner de la compassion alors que
son dessein restera inébranlable, afin d’éviter l’apparence de la colère qui
pourrait le faire accuser de cruauté. Quand il imposera des peines
pécuniaires, que son visage garde une expression sévère, afin qu’il ne
paraisse point agir par cupidité. Que l’amour de la vérité et la pitié, qui
doivent toujours résider dans le cœur d'un juge, brillent dans ses regards,
afin que ses décisions ne puissent jamais paraître dictées par la convoitise
ou la cruauté[14]. Pour apprécier exactement l’œuvre de l'Inquisition et son influence, nous devons étudier maintenant, avec quelque détail, ses méthodes et sa procédure. C’est ainsi seulement que nous pourrons bien comprendre son action, car les leçons à tirer de cette enquête sont peut-être les plus importantes qu'elle ait à nous enseigner. |
[1]
J’ai raconté ailleurs comment, grâce aux Fausses Décrétales, la juridiction
spirituelle de l'Église se développa au cours de l’anarchie qui marqua la fin
de l'Empire Carlovingien. Voir Lea, Studies in Church History, 2e éd. p.
81-87, 326-339.
[2]
S. Bernardi, de Considératione, lib. I. c. 4. — Rogeri Bacon, Op.
Tert. c. XXIV. — Pet. Blesens., Epist. 202. — Concil. Rotomag.,
ann. 1231, c. 48. Sur la rapidité avec laquelle l’Eglise s’assimila le droit
romain, voir la collection de- décrétales d’Alexandre III, post. Concil.
Lateran.
[3]
Sur les efforts prolongés et inutiles de l’Eglise pour employer le système des testes
synodales, voir Benoît XIV, de Synode diœcesana, lib. IV. cap. III.
En 1500 encore, S. Torribio, dans ses synodes diocésains de Lima, s'occupa de
définir leurs devoirs (Haroldus, Lima Limata, Rome, 1673, p. 200).
[4]
L'édit du couronnement, qui fut la base de foule la législation postérieure
contre l'hérésie, fut rédigé par la curie pontificale et envoyé, quinze jours
avant la cérémonie, à l’évêque-légat de Tusculum, avec ordre d’obtenir la
signature impériale et de renvoyer le document, afin qu’on pût le publier, au
nom de l’Empereur, dans l’Eglise de Saint-Pierre. (Raynald. ann. 1220, n° 19. —
Hist. Diplom. I. II. S80). Pour les ecclésiastiques de ce temps-là, il
allait de soi que le devoir de l’Eglise était de pousser les souverains
temporels dans les voies de la plus rigoureuse persécution. — Ce fut sans doute
la mise hors la loi des hérétiques, prononcée par les édits de Frédéric II, qui
permit à l’Inquisition de poser en principe que l’hérétique pouvait être saisi
et dépouillé n’importe quand et par n’importe qui, et que le spoliateur pouvait
s'approprier ses liions — à la condition, bien entendu, qu’il ne fût pas lui-même
un fonctionnaire du Saint-Office. {Tract. de Inquisitione, Doat, XXXVI).
[5]
Guillem Arnaud se qualifia généralement lui-même comme agissant au nom du
légat, quelquefois aussi comme délégué dans ses fonctions parle provincial
dominicain. Dans plusieurs sentences concernant les seigneurs de Niort, en
lévrier et mars 1236, il agit de concert avec l’archidiacre de Carcassonne,
l'un et l’autre sous l’autorité légatine. Évidemment, à cette époque, il n’y
avait pas encore d’organisation fixe (Coll Doat, XXI, 160, 163, 165, 166).
[6]
Le système adopté par les conciles du Languedoc devint général. En 1248,
Innocent IV ordonna à l’archevêque et à l'inquisiteur de Narbonne d’envoyer une
copie de leurs règles de procédure au provincial d’Espagne et à Raymond de
Pennaforte, pour être suivies dans la Péninsule (Baluze et Mansi, I, 208) ;
leurs canons sont fréquemment cités dans les manuels de l’Inquisition au
Moyen-Age.
[7]
Il était parfois assez difficile pour l’inquisiteur d’obtenir des
lettres-patentes royales. Quand, en 1269, les franciscains Bertrand de Roche et
Ponce des Rives furent nommés inquisiteurs à Forcalquier, ils furent obligés de
se rendre d’abord à Palerme, où résidait alors Charles d’Anjou, et où il leur
remit des lettres pour son sénéchal et ses autres officiers (4 août 1269). —
Archivio di Napoli, Registro 6 lett. D, fol. 180. Cf. Regist. 20, lett. B, fol.
91.
[8]
Il est curieux de constater que la question de savoir si le mandat d’un
inquisiteur n’expirait pas avec le pape qui l’avait donné, était encore
regardée comme douteuse en 1290, époque où elle fut révolue en faveur de la
thèse de la perpétuité par Nicolas IV, dans la bulle Ne aliqus
(Potthast, n° 23 302). A une époque antérieure. Alexandre IV, en prenant la
tiare (1255), avait cru nécessaire de renouveler le mandat d’un inquisiteur
aussi distingué que Rainerio Saccone (Ripoll., I. 275).
[9]
Il est digne de remarque pue dans le royaume latin de Jérusalem, l’hérésie
parait avoir été justiciable d’un tribunal laïque ; lit chevalier hérétique
avait le droit d’être jugé par ses pairs (Assises de Jérusalem, Haute Cour, c.
318 ; éd. Kausler, Stuttgart, 1838, p. 307-308).
[10]
La Bulle d'Urbain (1262) est substantiellement identique à la bulle de 1264, Præ
cunctis, qui a été imprimée par Boutaric, S. Louis et Alphonse de Toulouse,
p. 443 sq.
[11]
Dès 1257 nous voyons que l’Inquisition avait déjà étendu sa juridiction sur
l’usure, considérée comme une forme d'hérésie (Alex. PP. IV. Bull. Quod
super nonnullis [Arch. de l’Inq. de Carcass. Doat, XXXI. 241] — bulle qui
fut souvent rééditée. Voir Raynald. Annal, ann. 12Ü8, ir 23 ; Potthast, Reg.
17745, 18396 ; Eymeric, Direct. Inquis., éd. Pegnæ, p. 133. Cf. c. 8, §
5 Sexto V, 2.) Le concile de Lyon, en 1274 (can. 20, 27), en traitant de
l’usure, ne fait allusion qu’à la répression de ce crime par les Ordinaires. Le
concile de Vienne, en 1311, prescrivit aux inquisiteurs de poursuivre ceux qui
prétendaient que l'usure n’est pas un péché (c. 1, § 2, Clementin. V. 5) ; mais
les canons de ce concile ne furent publiés qu’en 1317, ce qui explique
peut-être pourquoi Astexanus, écrivant cette année même, dit que les
inquisiteurs ne doivent pas s’occuper des questions d'usure (Summa de
casibus conscientiæ, lib. II, tit. LVIII, art. 8). Vers la fin du siècle il
fut suivi par Eymerich (Direct. Inquis. p. 100), qui déconseille aux
inquisiteurs de se détourner de leur but essentiel en donnant leur attention
aux affaires de ce genre. Zanghino pose en règle qu’un homme peut être un
usurier avéré, un blasphémateur ou un fornicateur sans être un hérétique ; mais
que si, par surcroît, il témoigne du mépris à la religion en ne fréquentant pas
les offices, en ne recevant pas les sacrements, en n’observant pas les jeûnes
et autres prescriptions de l’Eglise, il devient « suspect d’hérésie » et peut
être poursuivi par les inquisiteurs (Zanchini Tract, de Hæres. c. XXXV).
Nous verrons que l’usure devint un champ d’exploitation
très profitable pour l’Inquisition à l’époque ou la diminution de l’hérésie la
privait de s’n domaine légitime. Comme ce crime relevait des tribunaux
séculiers (voir Vaissette, IV, 164), il n’y avait réellement aucun motif de le
soumettre à la juridiction spirituelle.
[12]
Le pouvoir de l’Inquisition sur les Ordres spécialement privilégiés des
Mendiants varia avec les époques. La juridiction lui fut conférée en 1254 par
Innocent IV, par la bulle Ne commissum vobis (Ripoll, 1. 252). Environ
deux siècles plus tard, Pie II plaça les Franciscains sous la juridiction de
leur propre ministre-général. En 1479, Sixte IV, par la bulle d’or Sacri
prædicatorum, § 12, défendit aux inquisiteurs de poursuivre les membres de
l’autre Ordre de Prêcheurs (Maq. Bull. Roman. I, 420). Bientôt après,
Innocent VIII interdit à tous les inquisiteurs de juger des Frères franciscains
; mais, lors du développement du luthéranisme, cette mesure parut dangereuse
et, en 1530, Clément VII supprima toures les exemptions dans la bulle Cum
sicut (§ 2) et rendit tous les moines justiciables de l’Inquisition (Mag.
Bull. Rom. I, 681). Cela fut confirmé par Pie IV dans la bulle Pastoris
æterni en 1562 (Evmeric. Direct. Inq. Append. p. 127 ; Pegnæ, Comment,
p. 557).
Un évêque pouvait-il procéder pour hérésie contre un
inquisiteur ? La question était litigieuse et ne fut probablement jamais
tranchée dans la pratique. Eymerich soutient que l'évêque ne peut pas le faire,
mais doit en référer au pape ; mais Pegna, dans ses Commentaires, cite de bons
auteurs qui pensent autrement (Eymeric, op. cit. p. 558-559).
[13]
Cependant, une bulle de Nicolas V, adressée à l’inquisiteur de France en 1451,
parait le rendre indépendant de toute coopération épiscopale (Ripoll III. 301).
[14]
Bern. Guidon. Practica P. IV. ad finem (Doat, XXX). Je retrouve
le même portrait du parfait inquisiteur dans un Tractatus de Inquisitione
manuscrit (Doat, XXXVI).