HISTOIRE DE L'INQUISITION AU MOYEN-ÂGE

TOME PREMIER — ORIGINES ET PROCÉDURE DE L’INQUISITION

 

CHAPITRE VII. — ÉTABLISSEMENT DE L’INQUISITION.

 

 

L’organisation graduelle de l’Inquisition fut simplement le résultat de l’évolution des forces sociales que nous venons d'étudier et de montrer à l’œuvre. Les Croisades Albigeoises avaient mis fin à la résistance ouverte, mais les hérétiques n’étaient pas moins nombreux qu’avant et ils étaient d’autant plus difficiles à découvrir qu’ils osaient moins se montrer. Le triomphe de la force brutale avait accru la responsabilité de l’Église, alors que son impuissance à en porterie poids était accusée par l’extraordinaire diffusion de l’hérésie au cours du XIIe siècle. Nous avons vu avec quelle confusion, quelle incertitude les prélats locaux avaient cherché à répondre aux appels nouveaux que l’on faisait à leur zèle. En principe, lorsqu’on a lieu de supposer l’existence d’un crime caché, il y a trois degrés tout indiqués de la procédure : la découverte du criminel, la preuve de sa culpabilité et, enfin, son châtiment. Or, de tous les crimes, le plus difficile à découvrir et à prouver était celui d’hérésie ; et quand ses progrès devinrent menaçants, les ecclésiastiques à qui incombait la tâche de le supprimer se trouvèrent également embarrassés aux trois étapes nécessaires de la procédure. Noyés, pour la plupart, dans les affaires multiples que comportait le développement exagéré de leurs intérêts temporels, les évêques attendaient que la rumeur populaire leur désigné ! un homme ou un groupe d’hommes comme entachés d’hérésie. Lorsqu’on s’était assuré de la personne des suspects, il y avait rarement des preuves externes de leur culpabilité, car, excepté là où le grand nombre des délinquants rendait la répression impossible, les sectaires se conformaient assidûment aux observances extérieures de l’orthodoxie ; d’autre part, les fonctionnaires épiscopaux, peu versés dans la théologie, étaient généralement incapables d’arracher des confessions à des hommes habitués à la réflexion et d’un esprit plus éveillé que le leur.

L’usage judiciaire de la torture était heureusement encore inconnu ; mais la procédure barbare des ordalies, à laquelle on avait fréquemment recours, suffit à montrer combien le clergé se sentait impuissant à s’acquitter de fonctions si nouvelles pour lui. Saint Bernard lui-même approuva cet expédient et, en 1137, le concile de Reims en fit une règle pour tous les cas où il y avait soupçon d’hérésie. Certains hommes d’Église, plus éclairés que les autres, l’envisageaient avec un scepticisme bien légitime et Pierre Cantor cite divers exemples pour en établir l’injustice. Une pauvre femme accusée de Catharisme fut laissée sans nourriture jusqu’à ce que, se confessant à un doyen, elle protesta de son innocence et reçut de lui le conseil de se soumettre à l’ordalie du fer rouge ; elle n’y gagna que d’être deux fois brûlée, une fois par le fer rouge, une autre fois sur le bûcher. Un bon catholique, que rendaient seuls suspects sa pauvreté et sa pâleur, reçut d’une assemblée d’évêques l’ordre de se soumettre à la même ordalie ; il refusa de le faire à moins que les évêques ne lui démontrassent d’abord que ce n’était pas un péché mortel de tenter ainsi Dieu. Ce scrupule de conscience parut un symptôme suffisamment clair d’hérésie : sans plus ample informé, le malheureux fut livré aux autorités séculières et brûlé vif. Cependant, grâce à l’élude du droit romain, ce mode de procédure tomba peu à peu en défaveur aux yeux de l’Église ; Innocent III l’interdit formellement en 1212, alors que Henry de Vehringen, évêque de Strasbourg, s’en était servi pour convaincre un grand nombre d’hérétiques. Le concile de Latran, en 1213, suivant l’exemple d’Alexandre III et de Lucius III, défendit à tout ecclésiastique de prendre part à une ordalie quelconque. L’embarras des prélats ignorants était pénible : comment arriver à la vérité sans cet expédient commode du jugement de Dieu ? En 1170, le bon évêque de Besançon avait donné un exemple typique des services que la justice d’alors demandait à la collaboration du Ciel ou de l’Enfer. Son diocèse était agité par quelques hérétiques qui opéraient des miracles. Lui-même, nous dit-on, était un homme instruit ; pourtant, pour dissiper ses doutes sur le caractère des étrangers, — saints ou hérétiques — il invoqua le concours d’un ecclésiastique très versé dans la nécromancie et lui ordonna de rechercher la vérité en consultant Satan. Le malin clerc trouva moyen de tromper le Diable et de lui extorquer des confidences ; il apprit ainsi que les étrangers étaient ses serviteurs. Aussitôt on les dépouilla des amulettes sataniques qui les protégeaient et la populace, qui avait commencé par les soutenir, les précipita sans pitié dans les flammes.

Lorsqu’on ne recourait pas à des moyens d’information surnaturels, la procédure était beaucoup trop compliquée pour être efficace, à l’encontre d’un mal si répandu et de délinquants si nombreux. En 1204, qui, archevêque de Reims, convoqua le comte Robert, cousin de Philippe Auguste, la comtesse Yolande et beaucoup d’autres laïques et ecclésiastiques pour juger quelques hérétiques découverts à Rennes ; tous ces malheureux furent livrés aux flammes. En 1211 quand le chevalier Everard de Châteauneuf fut accusé de Catharisme par l’évêque Hugues de Nevers, le légat Octavien réunit, pour le juger à Paris, un tribunal composé d’archevêques, d’évêques et de maîtres de l’Université, qui le condamnèrent. Tout cela était encore compliqué par la juridiction suprême et universelle de Rome, qui permettait aux riches et aux habiles de faire durer indéfiniment la procédure et, souvent, de demeurer indemnes. Ainsi, en 1211, un chanoine de Langres, accusé d’hérésie, fut appelé par son évêque devant un conseil de théologiens réunis pour l’examiner. Bien qu'il eût juré de le faire et eut même donné caution à cet effet, il ne comparut point et fut condamné par défaut après trois jours d’attente. Tout à coup il se montra à Rome et affirma au pape Innocent qu’il avait été obligé de prêter serment et de donner caution après en avoir appelé au Saint-Siège. Le pape le renvoya à l’archevêque de Sens, à l’évêque de Nevers et à Maître Robert de Corzon, chargés de l’examiner au point de vue de l’orthodoxie. Deux ans après, en 1213, nous le retrouvons à Rome, expliquant qu’il avait craint de se présenter à l’heure convenue devant ses juges, parce que les passions populaires contre les hérétiques étaient si surexcitées qu’on brûlait non seulement les coupables, mais les suspects. Il sollicitait la protection du pape et le droit d’accomplir la purgation canonique à Rome. De nouveau, Innocent le renvoya, avec ordre aux prélats de lui donner un sauf-conduit et de veiller à sa sécurité jusqu’à ce que l’on eût statué sur son cas. Il importe peu de savoir s’il était Innocent ou coupable, s’il fut absous ou condamné. L’exemple de ce chanoine prouve suffisamment 308 que le système alors en vigueur empêchait toute répression efficace de l’hérésie.

Alors même qu'on avait réussi à établir le crime, l’échelle des peines présentait la même incertitude. Dans l’affaire des Cathares qui avouèrent à Liège en 1144 et qu’on eut peine à sauver de la fureur de la foule, les autorités ecclésiastiques s’adressèrent à Lucius III pour demander ce qu’il fallait faire des coupables. Ceux qu’on captura dans les Flandres en 1162 furent envoyés à Alexandre III, alors en France, pour être jugés ; mais le pape les renvoya à l’archevêque de Reims. Guillaume, abbé de Vézelay, jouissait de la juridiction plénière ; cependant, en 1107, ayant en son pouvoir quelques hérétiques qui avaient avoué, il éprouva tant d’embarras qu’il s'adressa à la foule assemblée, lui demandant quel châtiment il devait leur infliger. Un cri unanime de : « Brûlez-les ! » lui répondit, et celle sentence fut immédiatement exécutée ; l’un des malheureux se rétracta, fût soumis à l’épreuve de l'eau, qui lui fut défavorable, puis fouetté publiquement et exilé, bien que le peuple réclamât â grands cris qu’on le brûlât à son tour. En 1144, l’évêque de Reims, ayant convaincu quelques hérétiques par l’épreuve de l'eau, alla consulter le concile de Beauvais au sujet de la peine à infliger ; en son absence, le peuple, craignant l’indulgence des évêques, força la prison et brûla les captifs.

Ce n’est pas que l’Église ait été entièrement dépourvue d’une organisation propre à assurer cette répression de l’hérésie qu’elle comptait au nombre de ses devoirs. Aux débuts de la renaissance Carolingienne, les instructions du pape Zacharie à saint Boniface montrent que la seule procédure admise, à celte époque, consistait à convoquer un concile et à envoyer le coupable à Rome pour y être définitivement jugé, ha politique civilisatrice de Charlemagne mit en œuvre tous les instruments jugés aptes au maintien de l'ordre et de la sécurité dans l’Empire ; dans son système de gouvernement, les évêques prirent une place importante. On leur ordonna de prohiber rigoureusement, de concert avec les fonctionnaires séculiers, toutes les pratiques superstitieuses et survivances du paganisme, de parcourir sans cesse leurs diocèses en procédant â des enquêtes sur tous les i crimes détestés de Dieu ; ainsi se concentra, entre leurs mains, une part considérable de la juridiction, bien qu’ils restassent toujours, à cet égard, dans la dépendance de l’Etat. Pendant les troubles qui suivirent l’émiettement de l’Empire, alors que le système féodal se développait sur les ruines de la Monarchie, les évêques se débarrassèrent peu à peu de toute dépendance à l’égard de la Couronne et, en outre, acquirent des droits et des pouvoirs étendus dans l’administration du droit canonique, jugé, dès lors, supérieur à la loi civile ou municipale. Ainsi se constituèrent les tribunaux spirituels qui se rattachaient à chaque évêché et exerçaient une juridiction exclusive dans un domaine qui s’élargissait sans cesse. Naturellement, les erreurs en matière de foi étaient de leur compétence et ne pouvaient être jugées que par eux[1].

L’organisation et le fonctionnement de ces tribunaux reçurent une impulsion puissante par l’étude du droit romain après le milieu du XIIe siècle. Les clercs avaient tellement le monopole de l’instruction qu’il y eut d’abord bien peu d’hommes, en dehors du clergé, qui fussent capables de pénétrer les mystères du Code et du Digeste. Encore dans la seconde moitié du XIIIe siècle, Roger Bacon se plaignait qu’un avocat civil, même sans aucune connaissance du droit canon et de la théologie, eût bien plus de chances d’avancement qu’un théologien ; et il s’écrie avec amertume que l’Église est gouvernée par des avocats, au grand détriment du peuple chrétien. Ainsi, longtemps avant que les cours féodales et seigneuriales ne ressentissent l’influence de fa jurisprudence romaine, elle avait profondément modifié les principes et les modes de la procédure ecclésiastique. Le vieil archidiacre s’effaçait, non sans maugréer, devant > le juge épiscopal, connu sous le nom d’Official ou d’Ordinaire, qui était généralement docteur utriusque juris, en droit civil et en droit canon ; l’effet de celte transformation se fit bientôt sentir, en élevant la jurisprudence ecclésiastique à une grande hauteur au-dessus de la barbarie du droit féodal et du droit coutumier. En outre, ces cours épiscopales furent bientôt entourées d’une foule d’avocats cléricaux, souvent moins discrets que zélés pour leurs clients ; et c’est ainsi que le Moyen- Age connut les premiers représentants de la carrière du barreau[2].

A l’exemple de la procédure civile, la procédure criminelle comportait trois modes d’action : accusatio, denunciatio, inquisitio. Dans l’accusatio, il y avait un accusateur qui se déclarait formellement responsable et était passible du talio en cas d'insuccès. La denunciutio était l’acte officiel d’un fonctionnaire public, tel que le testis synodalis ou archidiacre, qui convoquait la cour et lui demandait d’instruire contre les délinquants connus de lui à raison de ses fonctions. Dans l’inquisitio, l’Ordinaire citait le suspect, lui infligeant, en cas de besoin, la prison préventive ; l’accusation, ou capitula inquisitionis, lui était communiquée et on l'interrogeait à ce sujet, avec cette réserve qu’aucun élément étranger ù l’accusation ne pouvait y être introduit postérieurement pour l’aggraver. Si l’accusé ne pouvait pas être amené à faire des aveux, l’Ordinaire procédait à l’audition de témoins, et bien que ceux-ci ne lussent pas entendus en présence de l'accusé, on lui communiquait leurs noms et leurs témoignages ; celui-ci pouvait, de son côté, citer des témoins favorables et son avocat avait toute latitude pour le défendre par des arguments, des exceptions et des appels. Enfin, l’Ordinaire rendait son arrêt ; si la culpabilité était douteuse, il prescrivait la purgation canonique, ou serment d’innocence prêté, conjointement avec l’accusé, par un certain nombre de ses pairs (plus ou moins, suivant la nature et la gravité de l’accusation). Lorsque la condamnation était obtenue par la procédure inquisitoriale, la pénalité était toujours plus légère que dans le cas d’une accusation ou d’une dénonciation. On ne se dissimulait pas le danger d’une procédure où le juge était en même temps l’accusateur ; un homme devait être généralement considéré comme coupable avant que l’Ordinaire ne pût instruire contre lui et il ne suffisait pas que sa culpabilité lut affirmée par un petit nombre de personnes, ou par ses ennemis personnels, ou par des gens indignes de foi. Il est important de se rappeler ces règles équitables de la juridiction épiscopale au moment où nous allons aborder l’étude des méthodes nouvelles que l'Inquisition ne craignit pas d’établir sur de pareils fondements.

En théorie, il existait aussi un système général d’inquisition ou d’enquête permanente pour la découverte de tous les crimes, y compris l'hérésie. Comme c’est une application de ce système qui donna naissance à l’Inquisition, il importe de nous y arrêter un moment. L’idée d’une recherche systématique des infractaires à la loi était familière à la jurisprudence séculière comme à la jurisprudence ecclésiastique. Dans le droit romain, bien qu’il n’existât pas de ministère public, le gouverneur ou le proconsul avait le devoir de rechercher les criminels pour les punir et Septime Sévère, en 202, avait fait de la persécution des Chrétiens un chapitre spécial de cette inquisition officielle. Les Misai Dominici de Charlemagne étaient des fonctionnaires chargés de parcourir l’Empire, s’informant de tous les cas de désordre, de crime, d’injustice, et revêtus d’une juridiction qui atteignait les clercs comme les laïques. Ils tenaient leurs assises quatre fois par an, recueillaient les plaintes et les accusations et avaient le pouvoir de redresser les torts comme de punir les délinquants de tout rang. Celle institution fui maintenue par les successeurs de Charlemagne aussi longtemps que l’autorité royale put s’affirmer : après la révolution capétienne, aussitôt que la dynastie disposa d’une juridiction qui pût s’exercer au-delà des limites étroites de son domaine féodal, elle adopta un système analogue d'inquisiteurs, dans le dessein de contrôler les actes des fonctionnaires et d’assurer l’exécution des lois. La même conception apparaît dans les justiciers ambulants d’Angleterre, et cela, pour le moins, dès les Assises de Clarendon en 1166 ; les enquêtes auxquelles on procéda à cette époque, contre ceux qui étaient suspects aux yeux de la population, donnèrent naissance au système du Grand Jury, prototype de l’Inquisition pontificale à ses débuts. Les « inquisiteurs et manifesteurs », que nous trouvons en 1228 à Vérone, employés par l’État à la découverte et au châtiment des blasphémateurs, participèrent du même caractère. L’analogie est encore plus frappante dans le cas des Jurados de Sardaigne au xiv- siècle, habitants désignés dans chaque district et assermentés, avec la mission d’enquérir sur les crimes, de s’assurer de la personne des malfaiteurs et de les amener devant les tribunaux pour être jugés.

L’Église adopta tout naturellement le même système. Nous venons de voir que Charlemagne ordonna à ses évêques de parcourir diligemment leurs diocèses, à la recherche des crimes ; avec le développement de la juridiction ecclésiastique, ce devoir inquisitorial grandit et s’organisa, du moins nominalement. Dès le début du Xe siècle, nous constatons une pratique — faussement attribuée au pape Eutychianus — qui fut imitée dans la suite par l’Inquisition. Lorsque l’évêque arrivait dans une paroisse, toute la population devait s’assembler en un synode local. Il choisissait alors dans le nombre des hommes d’Age mûr et d'honnêteté reconnue qui juraient sur les reliques des saints de révéler, sans crainte ni complaisance, tout ce qu'ils pouvaient savoir, ou pourraient apprendre dans la suite, touchant des crimes ou des délits réclamant une enquête. Ces testes synodales ou témoins synodaux devinrent une véritable institution de l’Eglise — du moins en théorie — et l’on rédigea de longs formulaires d’interrogatoires pour guider les évêques dans leur examen, afin qu’aucune prévarication ne pût échapper à la perspicacité de l’Inquisition. Mais ces mesures prudentes et bien concertées restèrent lettre morte par suite de la négligence des évêques. Lorsque Robert Grosseteste, l’évêque réformateur de Lincoln, ordonna, en 1246, à l’instigation des Franciscains, de procéder à une enquête générale sur la moralité des habitants de son diocèse, ce fut une surprise générale qui montra combien l’institution elle-même était oubliée. Les archidiacres et les doyens convoquèrent les nobles et les vilains et les examinèrent sous la foi du serment, suivant les prescriptions canoniques ; mais celle procédure fil paraître de tels scandales que le roi Henri III dut intervenir et ordonner aux baillis d'y mettre fin[3].

L’Église possédait ainsi — sur le papier — une organisation bien conçue pour découvrir et examiner les hérétiques. Ce qui lui manquait, c’étaient des hommes capables de la faire fonctionner ; et les progrès de l’hérésie jusqu’à l’époque des Croisades albigeoises montrent jusqu’à quel point les évêques, absorbés par le souci d’augmenter leurs revenus, poussaient la négligence de leurs devoirs. Plusieurs papes successifs firent de vains efforts pour stimuler leur zèle, à mesure que s’accroissait l’audace des sectaires. Du sein de l’assemblée de prélats qui, en 1184, assistèrent à la conférence de Vérone entre Lucius III et Frédéric Barberousse, le pape, sur les instances de l’Empereur et avec l’assentiment des évêques, promulgua une décrétale qui, si elle avait été strictement obéie, aurait conduit à l’établissement d’une Inquisition épiscopale, et non pontificale. En dehors du serment d’aider l’Église à poursuivre l’hérésie exigible de tous les souverains, ordre était donné à tous les archevêques et évêques de visiter une ou deux fois par an — soit en personne, soit par l’entremise de leurs archidiacres ou d’autres clercs — toutes les paroisses où existait le moindre soupçon d’hérésie ; ils devaient obliger deux où trois hommes de bonne réputation, ou tous les habitants en cas de besoin, de jurer qu’ils dénonceraient toute personne soupçonnée d’hérésie, ou assistant à des réunions secrètes, ou vivant autrement que la généralité des fidèles. Le prélat devait appeler auprès de lui ceux qu’on lui désignait ainsi et, s’ils ne réussissaient pas à se disculper, les punir comme il le jugerait convenable. Pareillement, ceux qui refuseraient de prêter serment par superstition, devaient être condamnés ipso facto et punis comme hérétiques. Les hérétiques obstinés, refusant d’abjurer et de revenir à l’Église après une juste pénitence, et ceux qui retomberaient dans l’erreur après avoir abjuré, devaient être livrés au bras séculier pour recevoir le châtiment mérité. Il n'y avait, dans tout cela, rien de bien original ; ce n’était que la mise en vigueur d’institutions existantes et une tentative pour rappeler les évêques au sentiment de leurs devoirs. Mais un pas important fut fait lorsque le pape supprima, en matière d’hérésie, toutes les exemptions de la juridiction épiscopale et soumit aux évêques les ordres monastiques privilégiés qui dépendaient directement de Rome. En outre, les fauteurs d’hérésie étaient déclarés incapables d’être avocats ou témoins, ainsi que de remplir aucune fonction publique.

Nous avons déjà vu que cet effort échoua complètement devant l’inertie de l’épiscopat. Le fait est que, vu l’indifférence générale des puissances séculières, leur zèle même serait resté sans effet. Quand l’évêque de Castellano écrivit à Lucius III que les Cathares faisaient beaucoup de prosélytes à Venise et demanda des instructions, le pape se contenta de lui répondre qu’il devait imposer des pénitences à ceux qu'il pourrait reconquérir à l’Église et exiger d’eux la promesse écrite qu’en cas de rechute ils se soumettraient à la confiscation. Quant aux obstinés, il devait les excommunier publiquement et s’efforcer de persuader au Doge et au peuple de ne pas les fréquenter, de les persécuter et de distribuer leurs biens aux fidèles. Cela n’était guère encourageant ; les armes se rouillaient entre les mains, indolentes des évêques et les hérétiques croissaient et multipliaient au point que Rome se vil obligée d’en appeler aux armes des fidèles pour n’être point dépossédée de son empire. Mais elle reconnut que la victoire brutale ne suffirait point si elle n’organisait pas, en même temps, la persécution d’après de nouveaux principes. Tandis que Monfort et ses bandes menaçaient les hérétiques, un concile se réunit à Avignon en 1209, sous la présidence de Hugues, légat du pape, et décréta une série de mesures qui, en substance, ne sont que la confirmation de celles que Lucius III avait prescrites vingt-cinq ans plus tôt. La principale modification concernait l’intervention des prêtres qui, dans chaque paroisse, devaient être adjoints aux laïques, témoins synodaux ou inquisiteurs locaux de l’hérésie. Ce système, confirmé en 1215 par le concile de Montpellier, donna lieu à des poursuites nombreuses et à l'érection de plusieurs bûchers. Quand le concile de Latran sc réunit en 1215 pour consolider les conquêtes qui semblaient alors assurées à l’Église, les instructions de Lucius III furent réitérées dans le même esprit. On crut en assurer suffisamment l’efficacité en décidant que tout évêque, négligeant de remplir ses devoirs à cet égard, serait déposé et remplacé par un autre mieux armé pour confondre l’hérésie.

Cette menace du conseil suprême de la Chrétienté resta sans effet. De loin en loin paraissait un fanatique comme Foulques de Toulouse ou Henry de Strasbourg, qui travaillait vigoureusement à la suppression de l'hérésie ; mais la plupart des prélats restaient aussi négligents que par le passé et il n‘y a pas trace d’une action méthodique pour faire passer l’Inquisition périodique de la théorie dans la réalité. Le concile de Narbonne, en 1227, prescrivit à tous évêques d’instituer dans chaque paroisse des témoins synodaux pour rechercher les hérétiques et les autres délinquants et les dénoncer aux fonctionnaires épiscopaux ; mais les bons prélats de celle assemblée, satisfaits de cette manifestation d’énergie, se séparèrent et laissèrent les choses suivre leur cours. Nous n’avons guère besoin que Lucas de Tuy, un contemporain, nous affirme que la plupart des évêques étaient indifférents en matière d’hérésie, tandis que d’autres trouvaient moyen de s’en faire une source de revenus. Quand on leur reprochait leur inaction, ils répondaient : « Comment condamner des gens qui ne sont pas convaincus de leur crime et ne l'avouent point ? » Le concile de Béziers, en 1234, ne réussit pas davantage en ordonnant aux prêtres de paroisse de dresser des listes de suspects et de les soumettre è une sévère surveillance (1). L’apathie du clergé séculier était invincible.

Les papes s’étaient efforcés d'avoir raison de l’indifférence des évêques en organisant une sorte d’Inquisition légatine intermittente. A mesure que la juridiction papale s’était étendue sous l’influence du système de Grégoire Vil, le légat était devenu un instrument très utile pour faire sentir la puissance du pape dans les affaires intérieures des diocèses. En tant que représentants directs et plénipotentiaires du Vicaire de Dieu, les légats portaient avec eux et exerçaient l’autorité suprême du Saint Siège jusque dans les recoins les plus éloignés du monde chrétien. Il était inévitable qu’on les employât un jour à stimuler la persécution languissante. Nous avons déjà vu le rôle qu'ils jouèrent dans les affaires albigeoises, depuis l’époque de Henri de Cîteaux jusqu’à celle du cardinal Romano. En l’absence de toute procédure méthodique, on les employait même dans des cas spéciaux pour éclairer l’ignorance des prélats locaux, comme lorsque, en 1224, Honorius III ordonna à Conrad, évêque de Hildesheim, de traduire devant le légat Cinthio, cardinal de Porto, pour être jugé, Henri Minneke, prévôt de Sainte Marie de Goslar, qui retenait en prison comme suspect d’hérésie. Mais ce fut à Toulouse, après le traité de Paris en 1229, que l’on vil l’exemple le plus remarquable de l’action du légat concurremment avec celle de l’évêque - témoignage de l’incertitude qui régnait encore sur le rôle dévolu à l’Inquisition. Au mois de juillet, le comte Raymond, réconcilié avec l’Église, revint dans ses domaines, suivi par le cardinal-légat Romano ; il devait s’assurer de l’exécution du traité et renvoyer les bandes armées de « pèlerins », qui se vengèrent de leur désappointement en détruisant les récoltes et en créant un état de famine dans le pays. Au mois de septembre, un concile s’assembla à Toulouse, comprenant tous les prélats du Languedoc et la plupart des barons les plus influents. Ce concile adopta un canon prescrivant derechef à tous les archevêques, évêques et abbés exemptés de mettre en pratique le système des témoins synodaux ; mais il n’y a pas trace que cet ordre ait été suivi. Cependant, à l’instigation du légat et de Foulques de Toulouse, le concile lui-même devint un tribunal d’inquisition. On découvrit un Parfait Cathare, Guillem de Solier, qui, s’étant converti, fut rétabli dans ses droits afin qu’il pût porter témoignage contre ses anciens frères ; de son côté, l’évêque Foulques manifestait son zèle en recherchant partout d’autres témoins. Tous les évêques présents travaillèrent à les interroger et envoyèrent ensuite à Foulques les témoignages mis par écrit ; de la sorte, nous dit-on, une énorme besogne fut accomplie en très peu de temps. On s’aperçut que les hérétiques s’étaient mutuellement promis le secret et qu’il était à peu près impossible de rien tirer d’eux ; mais quelques-uns des plus timorés prirent les devants et vinrent se confesser ; alors, pour obtenir la réconciliation, ils durent, suivant les règles en vigueur, raconter tout ce qu’ils savaient au sujet d’autres hérétiques. On réunit ainsi de très nombreux témoignages, que le légat entreprit d’examiner en vue de statuer sur le sort des accusés ; emportant le dossier, il quitta Toulouse pour Montpellier. Un petit nombre des délinquants les plus courageux essayèrent de se défendre juridiquement et demandèrent à connaître les noms des témoins ; à cet effet, ils poursuivirent même le légat jusqu’à Montpellier. Mais celui-ci, alléguant que Ton voulait mettre à mort les dénonciateurs, éluda habilement la réclamation des accusés en leur présentant une liste globale de tous les témoins, de sorte que les malheureux furent obligés de se soumettre sans défense. Ensuite le légal alla tenir un autre concile à Orange et, de là, envoya à Foulques les sentences, qui furent communiquées aux accusés réunis à cet effet dans l’église de Saint-Jacques. Tous les dossiers de l’Inquisition furent transférés à Rome par le légat, de peur qu’ils ne tombassent entre les mains de gens vindicatifs et ne donnassent lieu à des violences contre les témoins. En fait, beaucoup de témoins, sur lesquels ne portaient que des soupçons, furent assassinés peu de temps après.

Tout cela montre combien l’Inquisition épiscopale et légatine était d’un maniement incommode, même entre les mains les plus énergiques, combien sa procédure était irrégulière et hésitante. Dans les années qui suivirent, nous trouvons quelques exemples de l’emploi de témoins synodaux, comme au concile d’Arles en 1234, à celui de Tours en 1239, à celui de Béziers en 1246, à celui d’Albi en 1254, ainsi que dans une lettre d’Alphonse de Poitiers qui, en 1257, exhorta ses évêques à instituer ces témoins suivant les canons du concile de Toulouse. On rencontre, à la même époque, quelques exemples isolés d’inquisition légatine. En 1237, les inquisiteurs de Toulouse agissaient avec les pouvoirs de légats, comme sous-délégués du légat Jean devienne ; la même année, lorsque le peuple de Montpellier demanda l’aide du pape pour combattre les progrès de l’hérésie, celui-ci envoya Jean de Vienne, avec l’ordre de procéder avec vigueur. Les droits de l’évêque furent également méconnus en 1239, quand Grégoire IX prescrivit aux inquisiteurs de Toulouse d'obéir aux instructions de son légat. Cependant le souvenir même de ces fonctions légatines disparut bientôt si complètement qu'en 1331 la Seigneurie de Florence demanda au légat du pape de -retirer une plainte pour hérésie qu’il avait formulée contre l’abbé des Camaldules, parce que, disait-on, la République n’avait jamais permis que ses citoyens fussent jugés pour une accusation de ce genre autrement que par les inquisiteurs. Des 1237, quand les inquisiteurs de Languedoc se plaignaient du zèle inquisitorial du légat Zoen, évêque d'Avignon, Alexandre IV se hâta de décider que son légal n'avait aucun pouvoir pour agir ainsi en dehors de son diocèse.

L’opinion publique des classes dirigeantes en Europe demandait que l’hérésie fût exterminée à tout prix ; et cependant, quand la résistance ouverte eut pris fin, le but désiré paraissait aussi lointain que jamais. Évêque et légat étaient l’un et autre incapables de découvrir les hérétiques qui se couvraient du manteau de l’orthodoxie ; et quand, par hasard, un nid d’hérétiques venait à être révélé, l’Ordinaire n’avait, en général, ni assez de savoir, ni assez d’adresse pour arracher une confession à ceux qui se prétendaient entièrement d’accord avec les enseignements de Rome. En l’absence d’actes d’hostilité envers l’Eglise, il était bien difficile d’atteindre les secrètes pensées des sectaires. A cet effet, il fallait des gens spécialement dressés, dont l’investigation des consciences fût l’unique besogne. Comme cette nécessité devenait de plus en plus manifeste, deux nouveaux facteurs contribuèrent à la solution d'un problème longtemps agité.

Le premier de ces facteurs nouveaux fut l’organisation des Ordres Mendiants, particulièrement aptes à un travail dont les cours épiscopales n’étaient plus capables. L’institution de ces Ordres parut l’effet d’une intervention de la Providence, désireuse de fournir à l’Eglise du Christ l’instrument qui lui faisait le plus défaut. Une fois la nécessité reconnue de tribunaux spéciaux et permanents, exclusivement destinés à la répression de l’hérésie, il semblait naturel qu’ils fussent complétement soustraits à l’influence des jalousies et des inimitiés locales, qui pouvaient tendre à la perte de l’Innocent, ou à celle du favoritisme local, qui pouvait s’exercer pour la protection des coupables. Si, par surcroit, les enquêteurs et les juges étaient des hommes spécialement formés en vue de la découverte et de la conversion des hérétiques ; s'ils avaient, par des vœux irrévocables, renoncé au monde ; si, enfin, ils ne pouvaient s’enrichir et étaient insensibles aux appâts des plaisirs mondains, toute garantie paraissait offerte pour l’accomplissement équitable et rigoureux de leurs devoirs. D'une part, en effet, la pureté de la foi devait être sauvegardée ; de l’autre, on pouvait croire qu’il n’y aurait pas d’oppression ni de cruautés inutiles, dictées par des intérêts privés ou des vengeances personnelles. L'immense popularité des moines leur assurait, de la part des populations, un concours autrement empressé que celui auquel pouvaient s’attendre les évêques, généralement en état d'hostilité avec leurs ouailles ainsi qu'avec les puissants barons et seigneurs dont l’appui était indispensable. Assurément, les Ordres Mendiants étaient particulièrement dévoués à la papauté ; ils firent de I Inquisition un instrument puissant pour étendre l’influence de Home et détruire le peu d’indépendance qui restait aux églises locales. Mais si ces considérations contribuèrent, dans la suite, au développement de leur action, il n'est guère probable qu’elles aient inspiré l’institution à ses débuts. Ainsi, aux yeux du public du XIIIe siècle, l’organisation de l’Inquisition, confiée aux enfants de saint-Dominique et de Saint-François, parut un remède naturel et même inévitable aux maux dont celte époque était affligée.

Le second facteur qui accéléra le succès de l’Eglise, dans la lâche de persécution entreprise par elle, fut la législation séculière contre l’hérésie, qui commençait à revêtir alors une forme précise. Nous avons vu que l’Angleterre et l’Aragon, au XIIe siècle, avaient porté, contre les hérétiques, quelques édits isolés dont l’importance historique consiste en ceci, qu’ils attestent l’absence d’une législation pénale antérieure. Frédéric Barbe- rousse ne prit aucune mesure efficace pour mettre en vigueur les règles promulguées par Lucius III à Vérone en 1184, bien que ces règles fussent revêtues de la sanction impériale. Le droit coutumier, adopté par Monfort à Pamiers en 1212, disparut naturellement en même temps que sa courte domination. II y avait eu, il est vrai, quelques tentatives de législation au sujet des hérétiques, comme lorsque l’Empereur Henri VI, en 1194, prescrivit de confisquer leurs biens, de leur infliger des peines personnelles sévères, de détruire leurs maisons, d’imposer de lourdes amendes aux communautés ou aux individus qui négligeraient de les arrêter ; mais le fait que ces prescriptions furent réitérées en 1210 par Othon IV montre assez qu’on s'était lutté de les oublier. Les quelques édits de celle époque qui nous sont parvenus attestent la conduite irrégulière et capricieuse dont le bras séculier usait alors envers l’hérésie. Ainsi, en 1217, Nuñez Sancho de Rosellon décréta que les hérétiques seraient hors la loi ; en 1228, Jayme l’er d’Aragon suivit cet exemple — preuve qu’il s'agissait bien d’une innovation. D’autre part, les statuts de Pignerol en 1220 se contentent il infliger une amende de dix sols à quiconque héberge sciemment un Vaudois. Louis VIII de France, peu de jours avant sa mort, promulgua une ordonnance qui punissait le même crime .de la confiscation et de la privation de tous les droits, en même temps que les officiers royaux recevaient l’ordre de punir immédiatement tous ceux qui seraient convaincus d’hérésie. Les statuts en vigueur à Florence en 1227 portaient que l’évêque devait agir d’accord avec le podestat dans toutes les poursuites pour hérésie, ce qui limitait sérieusement l’autonomie des cours épiscopales. En 1228, de nouvelles lois furent adoptées à Milan, sur les instances du légat du pape Goffredo ; tous les hérétiques devaient être bannis du territoire de la République, leurs maisons abattues, leurs biens confisqués, leurs personnes mises hors la loi ; des amendes plus ou moins fortes étaient imposées à ceux qui leur donneraient asile. Une Inquisition mi- séculière, mi-ecclésiastique, était instituée pour la recherche des hérétiques, qui devaient être interrogés et jugés par l’archevêque et le podestat ; ce dernier était tenu de mettre à mort dans les dix jours tous ceux qui auraient été convaincus d’hérésie. En Allemagne, il fallut encore, en 1231, une décision d’Henri VII pour déterminer la destination des biens confisqués sur les hérétiques ; des domaines allodiaux purent être transmis à leurs héritiers — en contradiction, comme nous le \cirons, avec toute la législation subséquente.

Pour mettre eu mouvement un système compréhensif de persécution, il était évidemment nécessaire de vaincre la tendance centrifuge de la législation médiévale, qui trouve son expression la plus complète dans la libre Navarre, ou chaque ville de quelque importance avait son fuero spécial, où presque chaque maison avait sa coutume particulière. Innocent III s’efforça, au concile de Latran en 1215, d’assurer l’uniformité par une série de règlements sévères définissant l'attitude de l’Église envers les hérétiques, ainsi que les devoirs du pouvoir séculier, qui devait les exterminer sous peine de forfaiture. Cela devint même un chapitre reconnu du droit canonique ; •nais, en l’absence de toute coopération active des séculiers, ces prescriptions restèrent pendant quelque temps à l’état de lettre morte. Il était réservé à l’ennemi acharné de l'Église, Frédéric II, de briser, dans la plus grande partie de l'Europe, le particularisme des statuts locaux et de réduire la population à la merci des émissaires que la papauté trouvait bon d’accréditer auprès d’elle. Il avait besoin de la faveur d'Honorius III pour assurer son couronnement en 1220 ; et quand se produisit la rupture inévitable, il fut encore de son intérêt de réfuter l’accusation d’hérésie si souvent lancée contre lui en manifestant un zèle tout particulier à poursuivre les hérétiques, bien que sans doute, s'il avait été libre d’agir, son indifférence philosophique l’eût porté à tolérer toute forme de croyance qui ne mit pas en péril l'obéissance due au souverain.

Dans une série d’édits datant de 1220 à 1230, Frédéric Il promulgua un code complet et impitoyable de persécution, fondé sur les canons de Latran. Ceux qui étaient simplement suspects d’hérésie devaient, sur l’ordre de l’Église, se soumettre à la purgation, sous peine d’être privés de leurs droits civils et mis au ban de l'Empire ; s'ils restaient en cet état pendant un an, ils étaient condamnés comme hérétiques. Les hérétiques de toutes les sectes étaient hors la loi ; une fois condamnés comme tels par l’Eglise, ils devaient être livrés au bras séculier pour être brûlés vils. Si, par crainte de la mort, ils se rétractaient, ils devaient être jetés en prison pour le reste de leur vie et s’y soumettre à la pénitence. S’ils retombaient dans leurs erreurs, montrant ainsi que leur conversion n’avait pas été sincère, ils devaient être mis à mort. Tous les biens des hérétiques étaient confisqués et leurs héritiers naturels spoliés. Leurs enfants, jusqu’à la seconde génération, étaient déclarés incapables d’occuper aucune charge ou dignité, à moins qu’ils ne méritassent l’indulgence en dénonçant leur père ou quelque autre hérétique. Tous les croyants, fauteurs, défenseurs, protecteurs ou avocats d’hérétiques étaient bannis à perpétuité ; leurs biens étaient confisqués et leurs descendants sujets aux mêmes incapacités que ceux des hérétiques. Ceux qui défendaient les erreurs des hérétiques devaient être traités comme des hérétiques, à moins qu’ils ne changeassent de conduite après un avertissement. Les maisons des hérétiques et de ceux qui les hébergeaient devaient être détruites pour ne jamais être relevées.

Bien que le témoignage d’un hérétique, ne fut pas recevable en justice, exception était faite lorsqu’il pouvait témoigner contre un autre hérétique. Tout dépositaire du pouvoir public, fonctionnaire ou magistrat, devait jurer de travailler à exterminer ceux que l’Eglise désignerait comme hérétiques, sous peine de perdre leurs emplois. Si un seigneur temporel, sommé par l’Eglise de chasser les hérétiques de ses domaines, négligeait de le faire pendant plus d’un an, ses terres pouvaient être occupées par le premier catholique venu qui, après en avoir expulsé les hérétiques, pouvait les posséder on paix sans préjudice des droits du suzerain, à la condition qu'il n’y eût point fait opposition.

Quand l’Inquisition pontificale fut instituée, Frédéric se hâta, en 1232, de mettre toute l’organisation de l’Etat au service des Inquisiteurs ; ils étaient autorisés à faire intervenir les fonctionnaires pour saisir ceux qu’ils qualifiaient d’hérétiques et à les garder sous les verrous jusqu’au prononcé de la sentence, qui devait rire suivie de la mise à mort des coupables[4].

Cette législation diabolique fut accueillie par l’Église avec des Réclamations et, à la différence des précédentes, ne resta pas lettre morte. L’édit du couronnement de 1220 fut envoyé par Honorius à l’Université de Bologne pour y être lu et commenté dans les cours de droit. Il fut incorporé dans la compilation autorisée des coutumes féodales et ses prescriptions les plus sévères firent désormais partie du code civil. La série entière des édits de Frédéric fut promulguée dans la suite par des papes successifs, au moyen de bulles qui ordonnaient à tous les États., a toutes les villes, d’inscrire à perpétuité ces lois dans leurs statuts locaux. Veiller à cela devint un devoir des inquisiteurs, qui devaient aussi exiger des magistrats et dos fonctionnaires le serment de se conformer à ces édits et, en cas de résistance, les excommunier. En 1222, quand les magistrats de Rieti adoptèrent des lois en conflit avec celles de Frédéric, Honorius prescrivit que les délinquants fussent immédiatement destitués ; en 1227, le peuple de Rimini résista, mais fut contraint de se soumettre ; en 1233, quelques villes lombardes, qui hésitaient, reçurent la visite d’inquisiteurs d’Innocent IV, et furent bientôt ramenées dans la bonne voie ; en 1231, Asti accepta les édits comme partie intégrante de sa législation locale ; Corne suivit cet exemple le 10 septembre 1225 ; même en 1335, dans la récension des lois de Florence qui fut exécutée alors, nous trouvons les mêmes édits en honneur. Enfin, ils furent incorporés dans les dernières additions du Corpus juris connue des éléments de la loi canonique elle-même et, nominalement du moins, ils peuvent être considérés comme en vigueur jusqu’à notre temps.

Ainsi une grande partie de l’Europe, s’étendant de la Sicile à la mer du Nord, se trouvait placée sous le régime du bûcher. Les pays occidentaux se hâtèrent de suivre un si bel exemple. En même temps que le traité de Paris (1229), parut une ordonnance au nom du roi mineur Louis IX, promettant à l’Eglise, dans sa lutte contre l’hérésie, le concours des officiers royaux. Dans les domaines qui restaient aux mains du comte Raymond, les fluctuations de sa politique donnèrent lieu à de nombreuses plaintes ; enfin, en 1234, il fut contraint de promulguer, avec le consentement de ses prélats et barons, un statut rédigé par le fanatique Raymond du Fauga de Toulouse, qui comprenait tous les articles pratiques de la législation de Frédéric et décrétait la confiscation contre quiconque refuserait, malgré un appel de l’Église, d’aider à saisir et à emprisonner les hérétiques. Dans les compilations et les ouvrages juridiques de la dernière partie du XIIIe siècle, nous voyons ce système parfaitement établi comme loi du pays tout entier ; en 1315, Louis le Hutin rendit les édits de Frédéric valables pour toute la France.

En Aragon, don Jayme I er promulgua un édit interdisant à tous les hérétiques de pénétrer dans ses États, sans doute à cause de la masse de fugitifs que la croisade de Louis VIH chassait du Languedoc (1226). En 1234, conjointement avec ses prélats, il rédigea une série de lois instituant une Inquisition épiscopale du caractère le plus sévère, avec l’appui des officiers royaux ; on y trouve pour la première fois la prohibition, par une législation séculière, des traductions en langue vulgaire de la Bible. Tous ceux qui possèdent des livres de l’Ancien et du Nouveau Testament in romancio doivent, dans le délai de huit jours, en remettre les exemplaires à leurs évêques pour être brûlés, sous peine d’être tenus pour suspects d’hérésie. Ainsi, si l’on excepte le reste de l’Espagne et les nation du nord, où l’hérésie n’avait jamais pris racine, tous les Étals chrétiens s’asservissaient à l’Église en vue de la suppression de l’hérésie. Et quand l’Inquisition eut été établie, le maintien de cette législation fut un des principaux devoirs des inquisiteurs, dont la vigilance devait en assurer le plein et impitoyable effet (1).

En Italie, le zèle ou la jalousie furent cause, à cette époque de transition, qu’on essaya, sur plusieurs points, d’organiser une Inquisition séculière. A Rome, en 1231, Grégoire IX rédigea une série de règles qui furent publiées, au nom du peuple romain, par le sénateur Annibaldo. Le sénateur était tenu de saisir tous ceux qui lui seraient désignés comme hérétiques, que le dénonciateur fut un inquisiteur ou simplement un bon Catholique, et de leur faire subir leur peine huit jours après la condamnation. De leurs biens confisqués, un tiers revenait au témoin, un tiers au sénateur : le reste devait servir à la réparation des murs de la ville. Toute maison qui donnait asile à un hérétique devait être détruite et l’emplacement qu’elle occupait converti en dépôt d’ordures. Les croyants étaient traités comme les hérétiques ; les fauteurs, protecteurs, etc., étaient dépouillés d'un tiers de leur avoir, applicable à la construction des murs. Une amende de vingt lires était imposée à toute personne qui ne dénonçait pas un hérétique dont elle avait connaissance ; le sénateur qui négligeait de faire exécuter la loi était frappé d’une amende de deux cents marcs et d'incapacité d’exercer des fonctions publiques. Pour apprécier l’énormité de ces amendes, nous devons nous rappeler la misère de l’Italie d’alors, la pénurie de la vie quotidienne, la rareté des métaux précieux, attestée par l’absence d’ornements d'or et d’argent dans les vêtements de cette époque. Non content encore d’avoir promulgué sur place ces règles sévères, Grégoire IX en envoya copie à tous les archevêques et princes de l’Europe, avec ordre de les mettre à exécution dans leurs domaines respectifs, où, pendant quelque temps, elles servirent de base aux procédures inquisitoriales. A Home, la chasse aux hérétiques réussit à merveille et les fidèles purent se réjouir d’un nombre considérable d'exécutions par le bûcher. Encouragé par le succès, le pape publia une Décrétale, fondement de toute la législation inquisitoriale subséquente, aux termes de laquelle les hérétiques condamnés devaient être abandonnés au bras séculier pour recevoir un châtiment exemplaire ; ceux qui revenaient à l’Église devaient être emprisonnés à perpétuité et quiconque avait connaissance d'un fait d’hérésie devait, sous peine d’excommunication, le dénoncer aux autorités ecclésiastiques.

En même temps, Frédéric il, qui désirait donner à Rome le moins possible d’autorité dans ses domaines de Naples, y confia l’œuvre de la persécution aux officiers royaux. Dans ses Constitutions Siciliennes, promulguées en 1231, il ordonna à ses représentants de rechercher avec diligence « les hérétiques qui marchent dans les ténèbres ». Tous, quelque faible que soit la suspicion, doivent être arrêtés et examinés par des ecclésiastiques et ceux qui s’écartent dans une mesure quelconque de l’orthodoxie doivent, s’ils s’obstinent, obtenir le martyre par le feu auquel ils paraissent aspirer. Quiconque oserait intercéder en leur faveur sentirait le poids du déplaisir impérial. Quand on songe que cette législation émanait d'un libre penseur, on conçoit quelle était alors la pression de l’opinion publique, à laquelle Frédéric II n’osait pas résister. Et il ne se contenta pas de vaines menaces, car une série d’exécutions eurent lieu tout de suite. Deux ans après, l’Empereur écrivit â Grégoire, déplorant que ces exemples n’eussent pas suffi, parce que l’hérésie relevait la tête, et annonçant qu’il avait ordonné au juge de chaque district de recommencer l’enquête avec la collaboration de quelques prélats. Les évêques avaient été requis de parcourir à fond leurs diocèses, accompagnés, en cas de besoin, déjugés désignés à cet effet. Dans chaque province, la Cour Générale tenait deux sessions par an, où l'hérésie était punie comme les autres crimes. Cependant, bien loin de féliciter Frédéric de cette persécution systématique, Grégoire lui répondit qu’il faisait montre d’un faux zèle en vue de châtier ses ennemis personnels et qu’il brûlait de lions catholiques plutôt que des hérétiques T.

Au milieu de ces efforts confus et irréguliers pour supprimer l’hérésie, il était naturel que le Saint-Siège intervint et cherchât à établir un système uniforme en vue de l’accomplissement de cette grande tâche. On a seulement lieu de s’étonner qu'il ait tellement tardé à le faire et qu'il ait montré d’abord tant de timidité en intervenant.

En 1226, un effort fut tenté pour entraver la diffusion rapide du Catharisme à Florence, par l’arrestation de l’évêque hérétique Filippo Paternon, dont le diocèse s’étendait de Pise à Arezzo. Il fut jugé, suivant les statuts de Florence, par l’évêque et le podestat réunis. Mais il interrompit la procédure en abjurant et fut remis en liberté. Bientôt, cependant, il retomba dans ses erreurs et devint encore plus odieux aux orthodoxes. En 1227, un hérétique converti se plaignit de cette apostasie à Grégoire IX et le pontife, qui venait de monter sur le trône, se hâta de remédier au mal en instituant une enquête, qui peut être considérée comme le premier exemple de l'Inquisition pontificale. La lettre, portant la date du 20 juin 1227, autorise Giovanni di Salerno, prieur de la maison dominicaine de Santa-Maria-Novella, en compagnie d'un de ses frères et du chanoine Bernardo, à procéder judiciairement contre Paternon et ses partisans et à les obliger d’abjurer ; en cas d'obstination de leur part, ils devaient se conformer aux canons du concile de Latran et, au besoin, appeler à leur aide les clercs et les laïques des évêchés de Florence et de Fiésole. Ainsi le pape n’avait aucun scrupule à empiéter sur la juridiction de l’évêque de Florence ; niais, d’autre part, il ne pouvait alléguer, pour diriger la procédure, d’autre législation que celle des canons de Latran. Les commissaires réussirent à capturer l’évêque Paternon ; mais il fut délivré de force par ses amis et disparut, laissant son évêché à son successeur Torsello.

Fra Giovanni resta investi du mandat pontifical jusqu’à sa mort ; on le remplaça alors par un autre dominicain, Aldobrandino Cavalcanti. Cependant leur juridiction était encore tout à fait indéterminée, car, au mois de juin 1229, on nous parle de l’abbé de San-Miniato amenant devant Grégoire IX à Pérouse ileux hérésiarques, Andrea et Pietro, qui furent contraints à abjurer publiquement en présence de la cour pontificale ; et à plusieurs reprises, en 1231, nous voyons Grégoire IX intervenir en personne, recevant caution de l’accusé et adressant des instructions particulières à l’inquisiteur en charge. Toutefois, l'Inquisition prenait déjà forme, car peu de temps après on découvrit de nombreux hérétiques, dont quelques-uns furent brûlés vifs — les procédures sont encore conservées aux archives de- Santa-Maria-Novella —. Il n’en est pas moins certain qu’on ne songeait pas encore à fonder une institution permanente, témoin les statuts de persécution rédigés, en 1233, par l’évêque- Ardingho, approuvés par Grégoire et inscrits, par son ordre, dans le livre des statuts de Florence. L’évêque y parait encore- comme le représentant de l'Eglise dans l'œuvre de la persécution et aucune allusion n'est faite à des inquisiteurs. Le podestat est tenu d’arrêter quiconque lui sera désigné par l’évêque et de- le châtier dans les huit jours après la condamnation épiscopale : d’autres articles sont empruntés aux édits de Frédéric II. Fra Aldobrandino semble avoir eu plus de confiance dans la prédication que dans la persécution ; en fait, dans les documents- signés par lui, il ne se qualifie nulle part d’inquisiteur et il faut ajouter que ses efforts furent tout aussi impuissants que ceux de l'évêque Ardingho pour empêcher la diffusion de l’hérésie. En 1233, alors que le projet d’une Inquisition organisée à travers l’Europe prenait corps, Grégoire nomma le Provincial Dominicain de Rome inquisiteur à travers sa vaste province, qui comprenait la Sicile et la Toscane ; mais ce domaine parait avoir été trop étendu et, vers 1240, nous trouvons la cité de Florence sous la surveillance de Fra Ruggiero Calcagni. C’était un homme tout disposé à étendre les prérogatives de la charge et à la rendre efficace ; mais c’est seulement en 1243 qu’il se qualifia d’Inquisitor Domini Papœ in Tuscia. Dans une sentence rendue par lui en 1245, il se dit inquisiteur de l’évêque Ardingho et du pape et se prévaut de la commission épiscopale qu’il a reçue. Le caractère encore rudimentaire de l’Inquisition est très sensible dans les procédures de celte époque. Une confession de 1244 porte seulement les noms de deux frati, l’inquisiteur n’ayant même pas été présent. En 1245, il y a des sentences signées par Ruggieri seul, tandis que d’autres procédures le montrent agissant de concert avec Ardingho. On peut dire qu'il fut le véritable créateur de l'Inquisition de Florence quand, en 1243, il inaugura son tribunal indépendant de Santé-Maria-Novella, prenant comme assesseurs deux ou l rois Frères distingués du couvent et employant des notaires publics à recueillir par écrit les procédures.

Ce qui précède donne une idée assez exacte du développement graduel de l’Inquisition. Ce ne fut pas une institution mûrement conçue et méthodiquement établie, mais le produit lent d’une évolution à laquelle contribuèrent les éléments alors disponibles en vue du but à atteindre. Lorsque Grégoire, reconnaissant la futilité des espérances qu’on pouvait fonder sur le zèle épiscopal, essaya de tirer partie de la législation séculière contre l'hérésie, les Frères Prêcheurs étaient les instruments le plus à sa portée pour accomplir ses desseins. Nous verrons plus loin comment l’expérience, tentée d’abord à Florence, lui reprise en Aragon, en Languedoc et en Allemagne ; le succès relatif qui couronna ces essais, suggéra, par une conséquence naturelle, une organisation permanente et générale de l’Inquisition.

Quelques historiens ont prétendu que l’Inquisition était née le 20 avril 1233, date de deux bulles de Grégoire attribuant aux Dominicains la fonction spéciale de persécuter l’hérésie ; mais le ton d’apologie sur lequel il s’adresse aux prélats montre qu'il les croyait peu disposés à souffrir ces empiètements sur leur pouvoir, alors que le caractère de ses instructions prouve qu'il ne se faisait pas une idée précise des conséquences de celte innovation. En fait, l'objet immédiat du pape parait plutôt le châtiment de prêtres et d'autres ecclésiastiques, qui, suivant des plaintes très répandues, favorisaient les hérétiques en leur apprenant à éluder les questions, à cacher leurs croyances et à feindre l’orthodoxie. Après avoir affirmé la nécessité de soumettre l’hérésie et l’institution divine des Frères Prêcheurs, qui se vouaient à la tâche de répandre la bonne semence et d’extirper la mauvaise, Grégoire continue ainsi, s'adressant aux évêques : « Voyant que vous êtes entraînés dans un tourbillon de soucis et que vous pouvez à peine respirer sous la pression des inquiétudes qui vous accablent, nous croyons utile de diviser votre fardeau, afin qu’il puisse être porté plus aisément. En conséquence, nous avons décidé d’envoyer des Frères Prêcheurs contre les hérétiques de France et des provinces voisines et nous vous supplions et exhortons, au nom de la vénération que vous éprouvez pour le Saint-Siège, de les recevoir amicalement, de les bien traiter, de les seconder de votre bienveillance, de vos conseils, de votre appui, afin qu’ils puissent remplir efficacement leur lâche. » L’autre huile est adressée « aux prieurs et aux frères de l’Ordre des Prêcheurs, inquisiteurs. » Après avoir fait allusion aux fils de la perdition qui défendent l’hérésie, elle continue ainsi : « C'est pourquoi, en quelque lieu que vous prêchiez, vous êtes autorisés— au cas où ils ne cesseraient pas, après avertissement, de défendre les hérétiques — à priver pour toujours les clercs de leurs bénéfices et à procéder contre eux et contre tous autres, sans appel, invoquant l’aide du bras séculier, si cela est nécessaire, et désarmant leur résistance, si besoin est, au moyen de censures ecclésiastiques sans appel. »

En investissant ainsi tous les prêcheurs dominicains de l’autorité légatine et du droit de condamner sans appel, le pape commettait une imprudence. Cela ne pouvait qu’exaspérer le clergé, comme nous le verrons plus loin en exposant les affaires d’Allemagne. Grégoire adopta bientôt un expédient plus pratique. Peu de temps après avoir publié les bulles d’avril 1233, il ordonna au prieur provincial de Toulouse de désigner quelques Frères bien instruits pour prêcher la Croix dans le diocèse et pour procéder contre les hérétiques en conformité avec les statuts récents. Bien qu’il y eut encore là quelque confusion de pouvoirs, Grégoire avait découvert le système qui resta le fondement permanent de l’Inquisition — la désignation, par le Provincial, de certains Frères préparés à leur lâche, qui devaient exercer, dans les limites de leur province, l’autorité déléguée par le Saint-Siège, en vue de la recherche et de l’examen des hérétiques. Conformément à cette décision, le provincial désigna les Frères Pierre Celle et Guillem Arnaud, dont nous exposerons les efforts dans un chapitre ultérieur. Ainsi l'Inquisition, en tant qu’organisation méthodique, pouvait être considérée comme établie, bien qu’il soit digne de remarque que ces premiers inquisiteurs, dans les documents officiels, se disent revêtus de l’autorité légatine et non de l’autorité pontificale. Il n’était pas encore question de créer une institution générale et permanente ; c’est ce que montre, par exemple, une plainte de l'archevêque de Sens au sujet de l’intrusion d’inquisiteurs dans sa province, à quoi Grégoire répondit, par un bref du l’février 1234, en révoquant les commissions données à cet effet et en insinuant que l’archevêque pourrait, à l’avenir, faire appel à l'aide des Dominicains, s’il pensait que leur grande expérience dans la lutte contre les hérétiques fut de nature à servir ses desseins[5].

Vers la même époque, Grégoire écrivait aux évêques de la province de Narbonne en les menaçant de son déplaisir au cas où ils n’infligeraient pas aux hérétiques les châtiments mérités ; mais, dans cette lettre, il n'y a aucune allusion à l’Inquisition. Le 1er octobre 1234, Pierre Amiel, archevêque de Narbonne, lit jurer aux fidèles de dénoncer tous les hérétiques, soit à lui- même, soit à ses subordonnés, comme s’il ignorait encore l’existence d’inquisiteurs spéciaux ; même lorsque ces derniers eurent reçu mandat pour agir, leurs devoirs et leurs fonctions, leurs pouvoirs et leurs responsabilités restèrent tout à fait indéfinis et flottants. Comme on voyait simplement en eux les auxiliaires des évêques dans l’exercice de la vieille juridiction épiscopale contre l’hérésie, c’était naturellement aux évêques que l’on soumettait toutes les affaires de cet ordre, à mesure qu’elles étaient soulevées. Il est vrai que beaucoup de questions concernant le traitement des hérétiques avaient été résolues, non seulement par les statuts romains de Grégoire en 1231, mais par le concile de Toulouse en 1229 et ceux de Béziers et d’Arles en 1234, qui s’étaient exclusivement occupés de stimuler et d’organiser l’Inquisition épiscopale ; néanmoins, de nouvelles difficultés de détail se présentaient continuellement dans la pratique et l’on éprouvait le besoin urgent de quelque code pour rendre la persécution efficace. La suspension de l'Inquisition pendant plusieurs années, à la requête du comte Raymond, retarda cette codification ; mais quand le Saint-Office reprit ses fonctions en 1241, la nécessité devint pressante et l'on fut généralement d’avis que le code attendu devait émaner de l’autorité des évêques. Des jugements rendus en 1241 par Guillem Arnaud attestent non seulement que l’évêque Raymond de Toulouse figurait comme assesseur, mais qu’on avait sollicité en particulier l’avis de l’archevêque de Narbonne.

Pour fixer les principes généraux dont devait s’inspirer l'Inquisition, on convoqua à Narbonne, en 1243 ou 1244, un grand concile dés trois provinces de Narbonne, d’Arles et d’Aix ; la longue série de canons qui furent adoptés à cette occasion devint la règle de l’action inquisitoriale. Ils furent adressés à « Nos fils chéris et fidèles en Jésus-Christ, les Frères Prêcheurs et Inquisiteurs ». Les évêques s’expriment discrètement en ces termes :

« Nous vous écrivons ces choses, non que nous désirions vous lier par nos avis, car il ne serait pas convenable de limiter la liberté accordée à votre discrétion par des formes ou des règles autres que celles du Saint-Siège, mais nous désirons venir en aide à votre dévouement suivant les instructions que nous recevons du Saint-Siège, attendu que vous, qui supportez nos fardeaux, devez être secondés charitablement de notre assistance et de nos avis ». Nonobstant ces formules onctueuses, l'allure générale du document est tout à fait impérative, tant dans la définition de la juridiction que dans les instructions touchant le traitement des hérétiques. C’est une chose bien significative que, tout en abandonnant à d’autres la surveillance de leurs troupeaux, ces bons bergers se soient jalousement réservé les profits qu'on pouvait attendre des persécutions. Ils disent, en effet, aux nouveaux inquisiteurs : « Vous devez vous abstenir de tirer parti des pénitences pécuniaires et des amendes, tant pour l’honneur de votre Ordre que parce que vous serez absorbés par vos autres occupations ». Sauvegardant ainsi avec soin leurs intérêts financiers, les évêques renonçaient à une chose autrement importante, le droit déjuger et de faire exécuter les sentences. Les jugements de cette époque sont rendus au nom des inquisiteurs, bien que, si l’évêque ou un 332 autre personnage notable y prenait part, comme cela arrivait fréquemment, on les mentionnât à titre d’assesseurs.

Le transfert à l’Inquisition de la vieille juridiction épiscopale en matière d’hérésie rendait nécessairement très délicats les rapports entre évêques et inquisiteurs. La nouvelle institution ne put s’établir qu’au prix de nombreux froissements, que révèlent les fluctuations de la politique adoptée, à différentes époques, pour préciser et régulariser leurs relations. En Italie, l’indépendance de l'épiscopat avait été brisée depuis longtemps et il ne pouvait opposer aucune barrière efficace aux empiètements sur sa juridiction. En Allemagne, les princes-évêques regardaient avec jalousie les intrus et ne leur permirent jamais de prendre pied d’une façon permanente dans le pays. En Franco, et plus particulièrement en Languedoc, bien que les prélats fussent plus indépendants qu’en Italie, la diffusion de l'hérésie exigeait une activité et une vigilance de beaucoup supérieures fi leurs forces et ils se virent obligés de sacrifier une part de leurs prérogatives afin d’échapper au devoir plus pénible de remplir intégralement leurs fonctions. Toutefois, ils ne s'y résignèrent pas sans une lutte dont on peut apercevoir la trace dans des efforts successifs, tentés en vue d’établir un modus vivendi entre les différents tribunaux.

Nous avons vu tout à l’heure que les inquisiteurs se permirent d’abord de rendre des jugements en leur propre nom, sans faire mention des évêques. Cet empiètement sur la juridiction épiscopale constituait une innovation trop forte pour être durable ; aussi trouvons-nous presque immédiatement le cardinal-légat d’Albano prescrivant aux inquisiteurs, par l’entremise de l’archevêque de Narbonne, de ne pas condamner d’hérétiques et de ne point imposer de pénitences sans faire appel au concours des évêques. Cet ordre dut être répété et rendu plus absolu ; la question fut tranchée dans le même sens en 1246 par le concile de Béziers, où les évêques firent abandon des amendes qui devaient servir aux dépenses de l’Inquisition et rédigèrent une autre série d’instructions détaillées à l’usage des inquisiteurs « cédant volontiers aux pieuses requêtes que vous nous avez présentées ». Pendant quelque temps, les papes continuèrent à considérer les évêques comme responsables de la suppression de l'hérésie dans leurs diocèses et, par suite, comme la véritable source de la juridiction, En 1245, Innocent IV, en permettant aux inquisiteurs de modifier ou de commuer des sentences, spécifia que cela devait se faire d’accord avec l'évêque. En 1240, il prescrit à l’évêque d’Agen d’enquérir diligemment contre l’hérésie suivant les règles fixées par le cardinal légat d’Albano et avec le même pouvoir que l’inquisiteur pour le don des indulgences. En 1247, il traite les évêques comme les vrais juges de l’hérésie en leur ordonnant de travailler sans relâche à la conversion des pécheurs avant de rendre des jugements entraînant la mort, la prison perpétuelle ou des pèlerinages au-delà des mers ; même dans le cas d’hérétiques obstinés, ils doivent conférer attentivement avec l'inquisiteur ou d’autres personnes discrètes, pour savoir si le salut du pêcheur et l’intérêt de la foi demandent qu’on rende le jugement ou qu’on le diffère.

Nonobstant ces instructions, les sentences de Bernard de Eaux, de 1246 à 1248, ne portent aucune trace d’une intervention des évêques. Évidemment, il y avait jalousie et antagonisme. En 1248, le concile de Valence dut obliger les évêques à publier et à observer les sentences des inquisiteurs, sous peine de se voir refuser l’entrée de leurs propres églises — preuve que les évêques n’étaient pas consultés sur les sentences et n’étaient pas disposés à les rendre exécutoires. En 1249, l’archevêque de Narbonne se plaint au pape que l’inquisiteur Pierre Durant et ses collègues aient absous, sans qu’il en eût connaissance, le chevalier Pierre de Cugunham, qui avait été convaincu d’hérésie ; sur quoi Innocent annula immédiatement la procédure. En fait, le pouvoir de faire grâce parait avoir été considéré comme appartenant en propre au Saint-Siège et nous trouvons, à celte époque, plusieurs exemples où ce pouvoir est conféré par Innocent à des évêques, avec ou sans l’injonction de l’exercer de concert avec les inquisiteurs. Finalement, cette question fut réglée en adoptant le principe de réserver dans chaque sentence, le droit de la modifier, de l’aggraver, de l'atténuer ou de l’abroger[6].

Puisque les inquisiteurs, en 1246, attendaient encore des évêques qu'ils subvinssent à leurs dépenses, ils se reconnaissaient ainsi, du moins en théorie, comme de simples adjoints des cours épiscopales. En outre, les évêques devaient construire les prisons pour l’internement des convertis, et bien qu’ils se soient soustraits à cette obligation, dont le roi dut s'acquitter à leur place, le concile d’Albi, tenu en 1234 parle légat du pape. Zoen d’Avignon, admit que les prisons étaient sous la surveillance des évêques. Le même concile rédigea une série d’instructions détaillées relatives au traitement des hérétiques. C’est la dernière manifestation du pouvoir épiscopal en ces matières, car tous les règlements postérieurs furent édictées par le Saint- Siège. Môme un persécuteur aussi expérimenté que Bernard de Caux, qui, dans ses sentences, négligeait complètent la juridiction épiscopale, reconnaissait, en 1248, qu’il était subordonné aux évêques, en sollicitant l'avis de Guillem de Narbonne ; à quoi l’archevêque répondit, non seulement par des conseils relatifs à des cas spéciaux, mais par des instructions générales. En 1250 à 1251, cet archevêque s'occupa activement d’inquisition pour son propre compte et châtia des hérétiques sans l'intervention des inquisiteurs pontificaux. Un bref d’Innocent IV, en 1251, fait allusion à un projet, abandonné par la suite, de remettre toutes les affaires de cet ordre aux mains des évêques. Malgré ces indices de réaction, les intrus continuaient à gagner du terrain, au prix de luttes que nos informations fragmentaires nous permettent seulement d’entrevoir, mais dont l’intensité devait être accrue pur l’hostilité entre le clergé séculier et les Mendiants. On croit voir une tentative pour sauver leur autorité en péril dans la proposition faite, en 1252, par les évêques de Toulouse, d'Albi, d’Agen et de Carpentras : ils offrent de donner tous pouvoirs comme inquisiteurs à des Dominicains que désigneraient les commissaires d’Alphonse de Poitiers, sous la réserve que l’on demandera leur assentiment à toutes les sentences, promettant d’ailleurs d’observer dans tous les cas les règles établies par l’Inquisition.

Cette question de l’intervention des évêques dans les jugements fut l’objet de contestations prolongées. Si les instructions pontificales antérieures, qui reconnaissaient ce droit d’intervention, n’avaient pas été traitées avec dédain, Innocent IV n’aurait pas été obligé, en 1254, de renouveler la défense de prononcer des condamnations à mort ou à la prison perpétuelle sans que les évêques eussent été consultés. En 1255, il ordonna que l’évêque et l’inquisiteur interprétassent de concert tous les points obscurs des lois contre l’hérésie et imposassent de même les pénalités légères, consistant dans la privation des fonctions et des bénéfices. Cette reconnaissance de la juridiction épiscopale fut annulée par Alexandre IV qui, après quelques hésitations, rendit l’Inquisition indépendante, en l’affranchissant de l’obligation de consulter les évêques, même quand il s’agissait d’hérétiques obstinés et convaincus de leur crime (1257). Il renouvela la même décision en 1260 ; après quoi il se produisit une réaction. Urbain IV, en 1262, rédigea des instructions minutieuses au cours desquelles il affirma de nouveau la nécessité de consulter les évêques dans tous ces cas entraînant la peine de mort ou la prison perpétuelle ; Clément IV s’exprima dans le même sens en 1265. Il parait cependant que ces dispositions furent révoquées par quelque acte postérieur ou qu’elles tombèrent bientôt en désuétude, car, en 1273, Grégoire X, après avoir fait allusion à la suppression des consultations par Alexandre IV, prescrit que les inquisiteurs, en prononçant des sentences, doivent agir de concert avec le conseil des évêques ou leurs délégués, de sorte que l’autorité épiscopale ail toujours une part dans des décisions aussi importantes. Jusqu’à l’époque où nous sommes, l’Inquisition parait avoir été considérée simplement comme un expédient temporaire répondant à des nécessités spéciales, et chaque pape, lors de son avènement, publiait une série de bulles pour renouveler les pouvoirs des inquisiteurs. Mais l’hérésie se montrait singulièrement tenace ; les populations avaient accepté l’institution nouvelle, dont l’utilité s’était manifestée par bien des services rendus, en dehors même de la préservation de la foi. On vint à la considérer comme un élément essentiel de l’organisation de l’Église et à la respecter, en conséquence, presque aveuglément. La décision de Grégoire au sujet du concert de l’évêque et de l’inquisiteur, dans tous les cas de condamnation grave, resta désormais en vigueur. Nous verrons plus loin que lorsque Clément V s’efforça de mettre obstacle aux abus scandaleux du pouvoir inquisitorial, il chercha le remède dans une légère augmentation des droits de surveillance et de la responsabilité de l’épiscopat, imitant, en cela, une tentative qui avait été faite dans le même sens par Philippe le Bel. Toutefois, lorsque l'évêque et l’inquisiteur étaient amis, la faible garantie ainsi offerte à l’accusé était réduite à néant, par le fait que l’un donnait à l’autre le pouvoir d’agir en son nom. On connaît des cas où l’évêque agit comme le délégué de l’inquisiteur, d’autres où l’inquisiteur est le délégué de l’évêque. La question de savoir si l’un des deux pouvait rendre, sans le concours de l’autre, une sentence valable d’absolution, a beaucoup exercé les canonistes et l’on cite des noms autorisés à l'appui de l’une et de l’autre opinion ; il semble toutefois que la majorité ail incliné vers l’affirmative.

Le droit de surveillance des évêques lut notablement accru, du moins en Italie, en ce qui concernait l'importante question financière, lorsque Nicolas IV, en 1288, prescrivit que toutes les sommes provenant d’amendes et de confiscations fussent déposées entre les mains de personnes choisies de concert par l’inquisiteur et par l’évêque et qu’elles ne pussent être dépensées que sur l’avis de ce dernier, auquel des comptes devaient être régulièrement rendus. C’était là une limitation sérieuse de l’indépendance des inquisiteurs ; mais cette mesure ne fut pas longtemps maintenue, Les évêques abusèrent bientôt de leur pouvoir de surveillance pour réclamer une part des dépouilles, sous le prétexte de conduire eux-mêmes des investigations. Benoit XI, en 1304, mit fin à cette querelle indécente en annulant les décisions de son prédécesseur. Défense fut faite aux évêques d’exiger des comptes ; désormais, les inquisiteurs ne devaient plus en rendre qu’à la Chambre pontificale ou à des délégués spéciaux de la papauté.

S’il y eut ainsi des hésitations assez naturelles dans le règlement des relations délicates entre les juridictions compétentes, toute incertitude disparaissait dans les rapports de l’Inquisition avec la société en général. Dès ses premières années, alors qu’elle n’était qu’à l’état embryonnaire, l'Inquisition avait rendu de tels services en soumettant l’hérésie aux lois séculières qu’on chercha de tous côtés à lui assurer une organisation stable, afin qu’elle pût contribuer avec plus d’efficacité encore à la découverte et au châtiment des crimes religieux. La mort de Frédéric II (1250), en faisant disparaître le principal ennemi de la papauté, lui fournit l'occasion de reprendre en son nom et de confirmer, à son profil, les rigoureux édits de cet empereur. En conséquence, le 15 mai 1252, Innocent IV communiqua à Ions les potentats de l’Italie sa bulle fameuse Adextirpanda, établissant la persécution systématique comme un élément essentiel de l’édifice social dans chaque État et clans chaque ville, bien que le rôle mal défini attribué aux évêques, aux inquisiteurs et aux moines atteste combien leurs provinces respectives étaient encore imparfaitement délimitées. Ordre était donné à tous les chefs de l’exécutif de mettre au ban les hérétiques, assimilés aux sorciers. Quiconque découvrait tin hérétique pouvait s’emparer de sa personne et de ses biens. Tout magistrat principal, dans les trois jours après avoir revêtu ses fonctions, devait désigner, sur les indications de son évêque et de deux moines de chacun des Ordres Mendiants, douze bons catholiques, assistés de deux notaires et de deux ou plusieurs familiers, dont la tâche unique consisterait à arrêter les hérétiques, à confisquer leurs biens et à les livrer à l’évêque où à ses vicaires. Leurs traitements et les frais de leurs missions devaient être payés par l’Etat ; leur témoignage était recevable sans qu’ils fussent obligés de prêter serment ; aucun témoignage ne devait prévaloir contre le témoignage concordant de trois d’entre eux. Ils restaient en charge pendant six mois ; à l’expiration de ce temps, ils pouvaient être réappointés ; à tout moment, ils pouvaient être destitués et remplacés, ù la demande de l’évêque et des moines. Un tiers du produit des amendes et des confiscations leur revenait de droit ; ils étaient exempts de tout service public incompatible avec leurs fonctions ; aucune loi présente ou future ne pouvait mettre obstacle à leur action. Le chef du pouvoir séculier était obligé de les faire assister, sur requête, par son assesseur ou un chevalier ; fout habitant devait, sous peine d’une lourde amende, leur prêter le concours qu'ils demanderaient. Quand les inquisiteurs visitaient une partie du territoire soumis à leur juridiction, ils devaient être accompagnés d’un délégué du souverain, choisi par eux-mêmes ou par l’évêque. En arrivant dans une ville ou dans un village, ce délégué devait convoquer trois hommes de bonne réputation, ou même tous les habitants du voisinage et les contraindre, sous serment, de dénoncer les hérétiques, ou de signaler les biens des hérétiques, ou toute personne tenant de secrets conventicules et vivant autrement que la généralité des fidèles. L’État était tenu d’arrêter tous les suspects, de les garder en prison, de les remettre, sous bonne escorte, à l’évêque ou à l’inquisiteur et d’exécuter dans les quinze jours, conformément aux édits de Frédéric, toute sentence prononcée pour fait d’hérésie. En outre, on exigeait du pouvoir séculier qu’il fit infliger, sur simple demande, la torture à ceux qui refuseraient de dénoncer tous les hérétiques de leur connaissance. Si quelque résistance était opposée lors d’une arrestation, la commune tout entière en était rendue responsable et devait payer une énorme amende, à moins qu’elle ne livrât, dans les trois jours, tous ceux qui avaient pris part à la rébellion. L’exécutif devait encore faire rédiger quatre listes de ceux qui étaient déclarés infâmes ou mis au ban pour cause d’hérésie ; l'une d’elles devait être lue en public trois fois par an. une autre remise à l’évêque, la troisième aux Dominicains et la quatrième aux Franciscains. Il devait aussi veiller à la démolition des maisons dans les dix jours après le jugement et à la perception des amendes dans les trois mois. Ceux qui ne pouvaient pas payer devaient être jetés en prison et y rester jusqu’à ce qu’on pavât pour eux. Les produits des amendes, commutations de peines et confiscations étaient divisés en trois parts, l’une pour la ville, la seconde pour les fonctionnaires préposés aux enquêtes, la troisième pour l’évêque et les inquisiteurs, qui devaient l’employer à la persécution des hérétiques.

Des mesures sérieuses étaient prises pour que ces instructions féroces fussent partout appliquées avec vigueur. Elles devaient être inscrites à perpétuité dans tous les recueils de statuts locaux, avec toutes les lois que les papes pourraient promulguer dans la suite, sous peine d’excommunication pour les fonctionnaires récalcitrants et d’interdit pour les villes. Toute tentative pour modifier ces lois constituait un crime dont l’auteur était passible d’infamie perpétuelle, d’une amende et de la mise au ban. Les détenteurs du pouvoir et leurs officiers devaient jurer d’observer ces lois sous peine de destitution ; toute négligence apportée à leur exécution était punissable, comme le parjure, de l’infamie perpétuelle, d’une amende de deux cents marcs et delà suspicion d’hérésie, qui entraînait la perte des charges et l’incapacité de jamais en occuper d'autres. Tout détenteur du pouvoir cleva.it, dans les dix jours après avoir revêtu ses fonctions, désigner, sur l’indication de l'évêque ou des Mendiants, trois bons catholiques, chargés d’enquérir sous serment sur les actes de son prédécesseur et de le poursuivre pour tout manquement a l’obéissance. En outre, chaque podestat, au début et à l’expiration de sa charge, devait faire donner lecture de la bulle dans des endroits publics désignés par l’évêque et par les inquisiteurs, et effacer du livre des statuts toutes les lois qui pouvaient être en conflit avec elle. En même temps, Innocent adressait des instructions aux inquisiteurs, leur enjoignant d’obtenir, sous menace d’excommunication, l’insertion de celte bulle et des édits de Frédéric dans les statuts de toutes les villes et de tous les Etats, bientôt après, il leur conféra le dangereux privilège d’interpréter, de concert avec les évêques, tous les points douteux des lois locales qui se rapportaient à l’hérésie.

Ces prescriptions ne sont pas, comme on pourrait le croire, le produit d’une imagination en délire. Il s’agit d’une législation positive, pratique, mûrement élaborée et arrêtée en vue d’un but politique bien défini. L’état de l’opinion publique à celte époque est suffisamment caractérisé par le fait que des mesures aussi tyranniques furent acceptées par elle sans résistance.

En 1254, Innocent IV y apporta quelques légères modifications suggérées par l’expérience. En 1255, 1256 et 1257, Alexandre IV révisa la bulle, dissipa quelques doutes qui s’étaient élevés et insista sur la nécessité dénommer partout des enquêteurs pour examiner les actes des magistrats sortants. En 1259, il réédita la bulle dans son ensemble. En 1265, Clément IV la publia de nouveau avec quelques variantes, dont la principale consistait il ajouter le mot « inquisiteurs » dans les passages où Innocent n’avait désigné que les évêques et les moines — montrant ainsi que, dans l’intervalle, l’Inquisition était devenue l’instrument par excellence de la persécution des hérétiques. L’année suivante, il réitéra l’ordre donné par Innocent aux inquisiteurs de faire insérer dans tous les livres de statuts, sous peine d’excommunication et d'interdit, sa législation et celle de ses prédécesseurs. Ceci prouve qu’il y eut bien quelques résistances locales, mais le petit nombre d’exemples qu'on en peut citer atteste que la grande majorité des villes se soumirent sans murmure. En 1256, Alexandre IV apprit que les autorités de Gènes témoignaient quelque mauvais vouloir ; il leur donna quinze jours pour cesser toute opposition, sous la menace de la censure et de l’interdit. Il fit de même en 1258 avec les magistrats de Mantoue. D’autre part, le fait que la bulle resta inscrite dans les statuts de Florence jusqu’à la récension de 1355, montre avec évidence que les ordres du pape avaient été obéis à la lettre pendant plus d'un siècle.

En Italie, ces mesurés fournirent à l'Inquisition un personnel complètement organisé et payé par l’Etat qui en fit une institution admirablement armée pour l'accomplissement de ses desseins. Nous ignorons si les papes ont fait effort pour rendre leurs bulles applicables dans d’autres pays ; mais, s'ils le tentèrent, ils échouèrent, car ces prescriptions ne furent jamais en vigueur au-delà des Alpes. D’ailleurs, cela importait peu, tant que la loi, l'esprit conservateur des classes dirigeantes et la piété des souverains étaient d’accord pour faciliter partout et en toutes choses la tâche des inquisiteurs. Aux termes du traité de Paris, tous les officiers publics étaient tenus d’aider I Inquisition et d’arrêter les hérétiques ; tous les habitants mâles de pl us (Je quatorze ans, toutes les filles ou femmes de plus de douze, devaient prêter le serment de dénoncer les coupables aux évêques. Le concile de Narbonne, en 1229, mit ces dispositions en vigueur. Celui d’Albi, en 125-i, nomma les inquisiteurs parmi ceux auxquels les hérétiques devaient être dénoncés ; il menaça des censures de l’Église tous les seigneurs temporels qui négligeraient de seconder l’Inquisition, d’exécuter ses sentences de confiscation ou de mort. Le concours ainsi réclamé fut accordé de grand cœur. Chaque inquisiteur fut armé de lettres royales l’autorisant a faire appel à tous les officiers publics pour être protégé, escorté et aidé au cours de ces missions. Dans un mémoire datant de 1317 environ, Bernard Gui dit que les inquisiteurs, munis de ces lettres, disposent librement du concours des baillis, des sergents et des autres officiers, tant royaux que seigneuriaux, sans lesquels ils ne pourraient pas faire grand-chose. Il n'en était pas seulement ainsi en l'rance, car Eymerich, écrivant en Aragon, nous apprend que le premier acte de l’inquisiteur, au reçu de sa commission, est de la présenter au roi ou au chef du pouvoir et de lui demander avec insistance l’octroi de lettres-patentes, en lui expliquant qu’il est obligé par les canons de les lui donner, s’il veut éviter les nombreuses peines édictées par les bulles Ad abolendam et Ut inquisitionis. Il doit ensuite produire ces lettres aux fonctionnaires et leur faire jurer d’obéir de leur mieux aux ordres qu’il leur donnera dans l’exercice de ses fonctions. La puissance entière de l’État était donc mise à la disposition du Saint-Office. Bien plus, chaque individu était tenu de lui apporter son concours ; tout défaut de zèle l’exposait à être excommunié comme fauteur d’hérésie, mesure qui pouvait entraîner pour lui, après un an, l’accusation d’hérésie avec ses redoutables conséquences. Les individus, non moins que les Etats, devenaient ainsi, de gré ou de force, les auxiliaires de l’Inquisition[7].

Le droit d’abroger toutes les lois qui entravaient le libre exercice de l’Inquisition fut également reconnu de l’un et l’autre côté des Alpes. Lorsque, en 1257, Alexandre IV apprit avec indignation que Mantoue avait adopté certains statuts mettant obstacle à l’absolutisme de l’Inquisition, il donna ordre immédiatement à l’évêque de Mantoue d’examiner l’affaire et d’annuler tout ce qui pourrait entraver ou retarder les opérations 'lu Saint Office. En cas de résistance, il devait excommunier les magistrats et jeter l'interdit sur la ville. En 1275, Urbain IV Rendit cette disposition, empruntée à la bulle Ad extirpanda, universellement applicable et elle fut introduite dans la loi canonique comme l’expression des droits incontestés de l’Eglise. Ainsi l’Inquisition devenait virtuellement maltresse.de la législation de tous les pays, qu'elle pouvait modifier à sou gré. Ce ne fut pas la faute de l'Eglise si un monarque hardi comme Philippe-le-Bel osa, à l’occasion, s’exposer à la vengeance divine en protégeant les droits de ses sujets.

En deçà des Alpes, il n’était pas admis, comme en Italie, que les dépenses de l’Inquisition dussent être supportées par l’Etat. Mais la libéralité royale y pourvoyait amplement. D’ailleurs, les dépenses qui incombaient à l'Inquisition n’étaient pas considérables. Les couvents dominicains, lui fournissaient des locaux pour ses assises et les officiers publics étaient obligés, comme nous l’avons vu, de lui rendre tous les services qu’elle réclamait d’eux. Si les évêques avaient négligé de construire et d’entretenir les prisons, le zèle royal avait pris cos devoirs à sa charge. En 1317, nous apprenons que dans l’espace de huit ans le roi avait dépensé 630 livres tournois pour l’entretien de la seule prison de Toulouse et qu’il avait aussi régulièrement payé les géôliers. En outre, les inquisiteurs avaient toujours le droit d’appeler à leur aide des experts, qui ne pouvaient leur refuser leurs lumières. Toute la science «lu royaume était asservie au devoir suprême de combattre l’hérésie et mise gratuitement il la disposition de l’Inquisition. Laïques et prélats étaient également tenus de lui obéir.

Que les pouvoirs ainsi conférés aux inquisiteurs aient été réels et non simplement théoriques, c’est ce qui appert du cas de Capello di Chia, un puissant seigneur de la province romaine, qui attira sur lui la suspicion d’hérésie, fut condamné, proscrit, et vit ses biens confisqués (1260). Comme il refusait de se soumettre, l'inquisiteur Fra Andrea invoqua l'aide des citoyens de la ville voisine de Viterbe ; ils lui obéirent en levant une armée à la tête de laquelle l’inquisiteur assiégea Capello dans son château de Colle-Casale. Capello avait ingénieusement transféré ses biens au nom d'un noble romain nommé Pietro Giacomo Surdi et la pieuse entreprise des Viterbiens fut arrêtée par un ordre du sénateur de Home interdisant de faire violence à la propriété d'un bon citoyen catholique. Alors Alexandre IV Intervint, ordonnant à Surdi de se désintéresser de la querelle, parce que ses titres à la possession du château étaient nuls. Il ordonna également au sénateur de renoncera son opposition et remercia chaleureusement les Viterbiens pour le zèle et le courage qu’ils avaient mis au service de Fra Andrea. A la vérité, ce dernier n’avait fait qu’exercer le pouvoir que Zanghino déclare attaché aux fonctions de l’inquisiteur, à savoir de déchaîner ouvertement la guerre sur les hérétiques et sur l’hérésie.

Dans l'exercice de cette autorité presque sans limites, les inquisiteurs agissaient le plus souvent sans surveillance et sans responsabilité. Même un légat du pape ne devait pas se mêler de leurs affaires ni s’enquérir de l’hérésie dans le ressort de leur autorité. Ils n’étaient pas passibles d’excommunication dans l’exercice de leurs fonctions et ne pouvaient même pas être suspendus par un délégué du Saint-Siège. Si pareille mesure était cependant tentée, l’excommunication ou la suspension étaient réputées nulles, à moins qu'elles n’eussent été prononcées par un mandat spécial du pape. Dès 1245, les inquisiteurs lurent autorisés à absoudre leurs familiers pour les excès dont ils se rendaient coupables ; depuis 1261, ils purent s’absoudre entre eux des effets de l’Inquisition, quelle qu’en fût la cause ; et comme chaque inquisiteur avait d’ordinaire un subordonné prêt à lui rendre ce service, il devenait par-là virtuellement invulnérable. Enfin, les inquisiteurs étaient affranchis de tout devoir d’obéissance envers leurs provinciaux et leurs généraux ; il leur était même interdit de recevoir leurs ordres sur toute affaire relative à leurs fonctions ; ils étaient, d’ailleurs, protégés contre toute tentative de miner leur crédit auprès de la Curie, par le privilège qui leur était reconnu d’aller quand ils le voulaient à Rome et d’y passer le temps qu’ils jugeaient nécessaire, nonobstant la défense du provincial ou des chapitres généraux. A l’origine, on admit que le mandat des inquisiteurs expirait avec le pape dont ils l’avaient reçu ; mais, depuis 1207, ces mandats furent déclarés perpétuels[8].

La question de l’amovibilité des inquisiteurs était en relation 344 directe avec celle de leur subordination ou de leur indépendance et fut l’objet de beaucoup de décisions contradictoires. Quand le pouvoir de les désigner eut d’abord été conféré aux provinciaux, il emportait naturellement celui de les éloigner et de les remplacer après une consultation avec des membres « discrets » de l’Ordre. En 1244, Innocent IV déclara que les provinciaux et les généraux des Ordres Mendiants avaient pleins pouvoirs pour déplacer, révoquer et remplacer tous les membres de leurs Ordres qui servaient comme inquisiteurs, même quand ils avaient reçu leur mandat du pape.

Une dizaine d’années plus tard, la politique vacillante d’Alexandre IV atteste une tentative sérieuse des inquisiteurs pour obtenir complète indépendance. En 1256, il continua le pouvoir de déplacement des provinciaux ; le 5 juillet 1257, il le leur retira, et le 9 décembre de la même année, il l'affirma de nouveau dans sa bulle Quod super nonnullis, qui fut maintes fois rééditée par lui et par ses successeurs. Les papes postérieurs donnèrent des ordres contradictoires jusqu'à ce qu’enfin Boniface VIII se prononça en faveur du pouvoir de déplacement ; mais les inquisiteurs obtinrent que ce pouvoir ne put être exercé qu’à la suite d'une procédure régulière, ce qui, dans la pratique, le réduisait à néant. Il est vrai que, d'après les réformes de Clément V, l’excommunication ipso facto, ne pouvant être levée que par le pape, était prononcée contre trois sortes de crimes des inquisiteurs : 1° des poursuites injustes motivées par la faveur, l'inimitié personnelle ou l'avidité, et la négligence à poursuivre due à des causes analogues ; 2° des extorsions d’argent ; 3° la confiscation des biens d’une église en punition des fautes d’un clerc. Mais ces dispositions, contre lesquelles protesta énergiquement Bernard Gui, ne faisaient qu’indiquer la conduite à tenir et n’étaient pas appuyées de sanctions pratiques.

Les Franciscains s’efforcèrent de réduire leurs inquisiteurs à l’obéissance en leur confiant des mandats de durée limitée. Ainsi, en 1320, le général Michel de Cesena adopta le terme de cinq ans, qui parait être resté longtemps la règle ; nous voyons, en effet, Grégoire XI, en 1375, prier le général franciscain de maintenir dans ses fonctions d'inquisiteur à Rome Fra Gabriele da Viterbo, à cause de ses éminents services. En 1439, une commission d'inquisiteur de Florence, délivrée à Fra Francesco da Michèle, pour prendre effet à l’expiration des pouvoirs de Fra Jacopo della Biada, indique quelles nominations étaient encore faites à temps, bien que Eugène IV, en 1432, eût conféré au général franciscain, Guglielmo di Casale, pleins pouvoirs pour nommer et pour révoquer. Les Dominicains ne paraissent pas avoir adopté cet expédient ; d'ailleurs, toute mesure de ce genre eût été impuissante à établir la subordination et la discipline, vu l’intervention constante du Saint-Siège qui pouvait toujours être obtenue de ceux qui savaient la réclamer. Des mandats d’inquisiteurs étaient continuellement délivrés par le pape et ceux qui en étaient investis paraissent n'avoir pu être révoqués que parle pape lui-même. Même quand il n’en était pas ainsi, il importait peu que les papes reconnussent en théorie aux provinciaux le droit de déplacer, lorsqu’ils étaient disposés à s’entremettre pour en annuler l’exercice. En 1323. Jean XXII donna à Fra Piero de Perugia, inquisiteur d’Assise, des lettres qui le protégeaient à l’avance contre toute mesure de suspension ou de déplacement. En 1339, il est question d’un certain Giovanni di Borgo, déplacé par le général franciscain et replacé par Benoit XII. Plus fatal encore à la discipline fut le cas de Francisco di Sala, nommé par le provincial d'Aragon, écarté par son successeur et réintégré par Martin V en 1419, avec privilège d’inamovibilité. Toutefois, en 1439, Eugène IV et, en 1474, Sixte IV renouvelèrent les décisions de Clément IV, d’après lesquelles les inquisiteurs pouvaient être déplacés tant par les généraux que par les provinciaux. En l’479, Sixte IV ordonna que toutes les plaintes soulevées par les inquisiteurs fussent portées devant le général de leur Ordre ; auquel fut reconnu le pouvoir de les punir ou de les déplacer.

Le résultat naturel de celle législation contradictoire fut que les inquisiteurs se considérèrent connue responsables envers leurs supérieurs en tant que Frères, niais non en tant qu'inquisiteurs ; en cette dernière qualité, ils ne croyaient devoir de comptes qu’au pape et ils prétendaient qu’on ne pouvait les écarter qu’en cas d’impuissance avérée à remplir leur tâche, par l’effet de l'Age, de la maladie ou de l'ignorance. Quant à leurs vicaires et subordonnés, ils prétendaient qu'ils ne relevaient d’aucune autre juridiction que la leur ; toute tentative faite par un provincial pour écarter un de ces subordonnés devait motiver une poursuite pour suspicion d’hérésie, étant un obstacle opposé à la bonne marche de l’Inquisition. Il n’était certes pas facile d'intervenir dans les affaires conduites par des hommes aussi redoutablement armés et animés d’un pareil esprit de décision. La chaleur avec laquelle Eymerich traite cette question laisse entrevoir le caractère de la lutte qui se poursuivait incessamment entre les provinciaux et les inquisiteurs. Les abus et les désordres auxquels donna lieu cette attitude obligea Jean XXIII d’intervenir et de déclarer que les inquisiteurs seraient soumis en toutes choses à leurs supérieurs et leur devraient obéissance. Mais le Grand Schisme avait affaibli l’autorité pontificale et Jean XXIII fut peu écouté. Après le rétablissement de l'unité à Constance, en 1418, Martin V se hâta de renouveler l'ordre donné par son prédécesseur. Malheureusement, comme dans le cas d'une révocation, l’insatiable avidité de la Curie romaine, toujours prête A se laisser corrompre, opposait un obstacle fatal à l’établissement de la discipline ; d’ailleurs, ceux qui étaient commissionnés directement par le pape ne pouvaient guère témoigner de soumission aux fonctionnaires de leurs Ordres respectifs.

Les remarques d’Eymerich attestent qu’un inquisiteur ne 347 devait pas se faire scrupule de poursuivre son supérieur. Sa juridiction était, en fait, presque illimitée, car la menace de la suspicion d’hérésie pesait également sur les grands et sur les humbles. Il n’est, pas jusqu’au droit d’asile des églises qui n'ait été suspendu en faveur de l’Inquisition et les immunités des Ordres Mendiants eux-mêmes ne les mettaient pas à l’abri de sa juridiction. En théorie, les rois n'y échappaient pas davantage ; mais Eymerich observe discrètement que lorsqu’un pareil personnage est en cause, il vaut mieux avertir le pape et attendre ses instructions. Un seul pouvoir échappait à la tyrannie des inquisiteurs. L’office épiscopal conservait encore, de son ancienne et éminente dignité, une part suffisante pour soustraire celui qui en était revêtu aux atteintes d’un inquisiteur, à moins que ce dernier ne se présentât avec des lettres pontificales délivrées ad hoc. Au cas où la foi d’un évêque était soupçonnée, le devoir de l’inquisiteur était de réunir avec soin tous les témoignages et de les transmettre à Rome pour examen. Jean XXII, en 1327, admit une autre exemption motivée par l'insolence de l’inquisiteur sicilien, Mathieu de Pontigny, qui osa excommunier Guillaume de Balet, archidiacre de Fréjus, chapelain du pape et représentant du pontificat d’Avignon dans la Campagne et la Province maritime. Le pape, furieux, publia une Décrétale interdisant à tous les juges et inquisiteurs de s’attaquer aux fonctionnaires et aux nonces du Saint-Siège sans lettres spéciales les y autorisant. L'audace de Mathieu de Pontigny montre assez quelle était la confiance et la présomption des membres du Saint-Office. D’autre part, le fait que les laïques prirent l’habitude de les appeler : « Votre Majesté Religieuse », atteste l'impression faite sur l’esprit du peuple par leur toute- puissance irresponsable.

Si les évêques échappaient au jugement de l’Inquisition, ils n’étaient nullement dispensés d’obéir aux inquisiteurs. Dans la commission pontificale que recevaient ces derniers, il était dit que les archevêques, les évêques, les abbés et tous les autres prélats devaient se conformer à leurs ordres en tout ce qui concernait la tâche de l’Inquisition, sous peine d’excommunication, de suspension et d'interdit. Le ton arrogant sur lequel les inquisiteurs donnaient leurs ordres aux officiers épiscopaux montre assez que ce n’était pas là une vaine formule. Rien que le pape, en s'adressant à un évêque, le traitât de « vénéré frère » et qu’en s’adressant à un inquisiteur il l’appelât « cher fils », les inquisiteurs soutenaient qu'ils étaient supérieurs aux évêques, en tant que délégués directs du Saint-Siège, et que, si une personne était convoquée simultanément par un évêque et par un inquisiteur, elle devait se rendre d’abord à l’appel de ce dernier. L’obéissance était due à l’inquisiteur comme au pape lui-même et l’évêque ne pouvait pas s’y soustraire. Cela faisait partie de la politique des papes, parce que l’inquisiteur était un instrument convenable pour réduire l’épiscopat à la sujétion. Ainsi, en 1296, Boniface VIII, prescrivant aux évêques de supprimer certains ermites et mendiants non autorisés par l'Église, adressa en même temps des copies de sa bulle aux inquisiteurs, avec ordre de stimuler le zèle des évêques et de lui dénoncer ceux qui se montreraient négligents.

Toutefois, malgré la supériorité revendiquée par les inquisiteurs, l’Inquisition servait souvent de marchepied pour arriver à l’épiscopat. De telles fonctions mettaient une influence énorme entre les mains des ambitieux, qui en abusaient constamment pour assurer leur avancement dans la hiérarchie. Parmi les premiers inquisiteurs, on peut citer Fra Aldobrandino Cavalcanti de Florence, qui devint évêque de Viterbe, et son successeur, Fra Ruggiero Calcagni, qui fut récompensé, en 1213, par l’évêché de Castro dans les Maremmes. Je me contenterai de rappeler le cas de Florence, en 1313, où l’inquisiteur Fra Andrea da Perugia fut porté à l’épiscopat et eut pour successeur Fra Pietro di Aquila, qui, en 1346, devint évêque de Santangelo dei Lombardi. Son successeur fut Fra Michèle di Lapo et, en 1330, nous trouvons la Seigneurie demandant au pape qu’il fût nommé à l’évêché de Florence, alors vacant.

Les fondions d’inquisiteurs offraient aussi des occasions d’avancement au sein même des Ordres, et ces occasions étaient pas perdues. Ainsi, dans une liste de provinciaux dominicains de Saxe de la dernière moitié du xiv e siècle, trois frères qui se succédèrent dans cette éminente situation de 1369 à 1382, Walther Kerlinger, Hermann Helstede et Heinrich von Albrecht, avaient tous été antérieurement inquisiteurs.

Il ne faut pas s’imaginer que cette gigantesque construction, qui pesa si longtemps sur le monde chrétien, ait pu s’édifier sans opposition, malgré la faveur que lui témoignèrent papes et rois. Quand nous en arriverons à étudier dans ses détails l'histoire de l'Inquisition, nous trouverons de nombreux exemples de résistances populaires, rapidement et impitoyablement écrasées. Certes, il fallait un singulier courage pour oser élever la voix contre un inquisiteur, quelque cruelle et odieuse que fut sa conduite. Aux termes de la loi canonique, toute personne qui mettait obstacle à l'activité d'un inquisiteur, ou donnait des conseils à cet effet, était excommuniée ipso facto. Après une année passée dans cette condition, elle était légalement considérée comme hérétique, livrée, sans plus ample cérémonie, au bras séculier, et brûlée sans jugement ni espoir de clémence. L’effroyable puissance dont l’inquisiteur était ainsi revêtu s’accroissait encore par suite de l’élasticité du crime consistant à « mettre obstacle an Saint-Office », crime mal défini et cependant poursuivi avec une ténacité infatigable. Si la mort venait soustraire les accusés à la vengeance de l’Église, l'Inquisition s'en prenait à leur mémoire et faisait peser sa colère sur leurs enfants et leurs petits-enfants. Lors du procès de Frère Bernard Délicieux, en 1310, oh considéra qu’il s'était rendu coupable de résistance à l’Inquisition parce qu’il avait quelque peu étendu les pouvoirs des agents désignés par la ville d'Albi pour en appeler au pape Clément V contre l’évêque et l’inquisiteur.

Si les évêques s’étaient réunis pour résister, ils auraient pu sans doute s’opposer d’une manière efficace à ces empiètements sur leur juridiction et préserver leurs ouailles des horreurs dont elles allaient être victimes. Malheureusement, les prélats ne surent pas agir de concert. Quelques-uns étaient d’honnêtes fanatiques qui saluèrent avec joie le Saint-Office et lui prêtèrent leur concours ; d’autres restèrent indifférents ; le plus grand nombre, absorbés par des préoccupations et des querelles séculières, furent plutôt satisfaits d’être déchargés de lourds devoirs dont ils n’avaient ni le loisir ni le savoir nécessaire pour s’acquitter. Aucun d’eux n’osa élever la voix contre une institution qui, de l’avis de toutes les âmes pieuses, répondait aux besoins les plus urgents de l’époque. L’inévitable jalousie de l’épiscopat se manifesta seulement par la vaine prétention, mise en avant par quelques-uns, de s’acquitter eux- mêmes des fonctions dévolues aux Mendiants. Nous constatons un certain étalage de zèle dans la poursuite des hérétiques par le vieux système des témoins synodaux, au concile de Tours en 1239, à celui de Béziers en 1246, à celui d’Albi en 1254. Le concile de Lille (Venaissin) en 1251 fit un effort plus hardi pour regagner le terrain perdu, non-seulement en ordonnant aux évêques de procéder à des enquêtes dans leurs diocèses, mais en réclamant de l’Inquisition la remise de toutes ses archives aux Ordinaires. Comme cette demande ne fut pas accueillie, le concile d'Albi, en 1254, fit un autre effort également inutile pour obtenir des copies de ces documents. Peu après 1250, un inquisiteur se plaignait que les hérétiques fussent encouragés et enhardis par les attaques constantes auxquelles étaient exposés les inquisiteurs, accusés de négligence, de paresse, d’incapacité à discerner les Innocents des coupables. « Ces calomnies, continue l’inquisiteur, émanent de juges séculiers et ecclésiastiques, qui professent un grand zèle pour l’extermination de l’hérésie, mais qui, en réalité, désirent surtout se laisser corrompre à prix d’argent, ou qui inclinent secrètement vers l’hérésie, ou ont des parents ou des amis parmi les hérétiques. » Cet exemple montre à quel point les juridictions rivales se jalousaient et combien l'entente était peu cordiale entre l’ancienne et la nouvelle organisation.

Aux empiétements des inquisiteurs, l’épiscopat se contentait généralement de répondre par de menues chicanes qui, portées devant le Saint-Siège, étaient toujours jugées dans le sens le plus favorable aux moines. En 1330, l’inquisiteur Henri de Chamay se plaint à Jean XXII que l’évêque de Maguelonne lui suscite des difficultés à Montpellier, en alléguant certains privilèges pontificaux qui lui auraient été conférés ; à quoi le pape répond en lui enjoignant de vaquer à sa fonction sans s’arrêter aux objections de l’évêque. En Mil, l'archevêque de Narbonne et tous ses suffragants s’adressèrent à Eugène IV, se plaignant des prétentions exorbitantes de l'Inquisition et le priant de surseoir à toute décision jusqu’à ce qu'il eût reçu des détails. Le pape n'attendit point, mais répondit que l’inquisiteur les avait déjà accusés de le gêner dans l'exercice de ses fonctions, qu’il 'n'y avait pas d'affaire plus importante pour l’Eglise que la destruction de l’hérésie et que le plus sûr moyen de mériter sa faveur était de seconder l’Inquisition. Cette institution avait été créée pour décharger les évêques d’une partie de leur fardeau et le pape ne verrait pas sans déplaisir qu’on se permit d’y porter atteinte. Dans l'espèce, et en vue de rétablir la concorde, l’inquisiteur retirerait sa plainte, mais il était entendu que toutes les actions intentées par les évêques seraient regardées comme nulles. — Evidemment, dans toute querelle de ce genre, l’épiscopat devait compter avec trop forte partie. Au début du Grand Schisme, les inquisiteurs furent sommés de prêter serment, dans la forme féodale, au pape dont ils tenaient leur mandat et à ses successeurs — preuve évidente que la papauté considérait l’Inquisition comme un instrument au service de ses ambitions et de ses desseins personnels.

Les peuples du Nord étaient trop éloignés du centre de l’hérésie pour être exposés à la contagion, au temps où la suprématie pontificale s’affirmait ainsi par les inquisiteurs des Ordres Mendiants. Ni dans les Iles Britanniques, ni au Danemark, ni en Scandinavie, les édits de Frédéric II ne furent appliqués. Lorsque, en 1277. Robert Kilwarby, archevêque de Canterbury, et les maîtres d'Oxford dénoncèrent certaines erreurs d’origine averrhoïste ; quand, en 1280, l’archevêque l’eckham condamna l’hérésie de Richard Crapewell et quand, en 1368, l’archevêque Langham dénonça comme hérétiques trente articles de spéculations scolastiques, il n’existait pas de lois pour punir ces erreurs, bien que les juristes eussent essayé d’introduire la peine du bûcher et qu’elle eût même été appliquée par un concile d’Oxford, en 1222, à un clerc qui S’était converti au judaïsme. Nous verrons plus loin que dans l’affaire des Templiers l’intervention de l'Inquisition pontificale fut nécessaire pour obtenir une condamnation ; mais, même alors, elle sembla si opposée au caractère des institutions anglaises qu'elle ne put s’acclimater et dépérit bientôt après les événements qui en avaient motivé l’introduction. Quand Wickliff parut et fut suivi par les Lollards, l’idée qu’on se faisait en Angleterre des rapports de l’Église et de l’État était déjà telle que personne ne songea à demander à Rome un tribunal spécial pour combattre ces périls nouveaux. Le statut du 23 mai 1382 autorise le roi à faire arrêter par ses shériffs les prédicateurs ambulants de Wickliff, ainsi que les fauteurs et instigateurs de l’hérésie, et à les maintenir en prison jusqu’à ce qu’ils se soient justifiés « selonc reson et la ley de seinte esglise » ; au mois de juillet suivant, dos lettres royales prescrivirent aux autorités d’Oxford de procéder à une enquête touchant les tendances hérétiques dans toute l’Université. La faiblesse de Richard II permit aux Lollards de devenir un parti politique et religieux d'une redoutable puissance ; mais la révolution qui mit Henri IV’ sur le trône affaiblit leur situation. Le concours de l’Église était une nécessité pour la nouvelle dynastie, qui ne perdit pas de temps à mériter sa reconnaissance. En 1240, un ordre royal, confirmé par le Hurlement, condamna Sawtré au bûcher ; puis le statut De hœretico comburendo établit pour la première fois la peine de mort comme châtiment normal de l'hérésie en Angleterre. Ce même statut interdisait la prédication à tous autres que les curés bénéficiaires et ceux qui étaient privilégiés ex officio à cet effet ; il interdisait la diffusion des doctrines et des livres hérétiques ; il autorisait les évêques à saisir les délinquants et à les garder en prison jusqu’à ce qu’ils se fussent Innocentés ou rétractés ; enfin, il prescrivait aux évêques de procéder contre les suspects dans les trois mois après leur arrestation. Dans le cas de fautes plus légères, les évêques pouvaient infliger à leur guise la prison et l’amende — celle-ci devant être versée au Trésor royal. De l’hérésie obstinée ou relapse, entraînant d’après la loi canonique l’abandon au bras séculier, les évêques et leurs délégués étaient seuls juges ; quand un homme, condamné pour ce fait, était livré à la justice séculière, le sheriff du comté ou le maire et les sergents de la ville la plus voisine étaient tenus de le brûler sur un lieu élevé en présence du peuple. Henri V persévéra dans cette voie et le statut de l’il l’établit à travers tout le royaume une sorte d’inquisition mi-séculière, mi-ecclésiastique, à laquelle le système anglais des grandes enquêtes donnait des facilités particulières. Sous cette législation, les bûchers se multiplièrent et le Lollardisme lui rapidement supprimé. En 1533, Henri VIII révoqua le statut de 1400, tout en maintenant ceux de 1382 et de 1414, ainsi que la peine du bûcher pour les hérétiques obstinés et relaps. A cette époque, l’empiètement toujours dangereux de la politique sur la religion, et réciproquement, fit du bûcher un véritable instrumentum regni. Une des premières mesures d’Édouard VI fut l’abrogation de celle loi, ainsi que de celles de 1382 et 1414 et de toute l’atroce législation des Six Articles. Avec la réaction sous Philippe et Marie, les lois impitoyables contre l’hérésie revinrent en honneur. A peine le mariage espagnol avait-il été conclu qu’un Parlement docile renouvela les lois de 1382, 1400 et 1414, au nom desquelles se dressèrent de nombreux bûchers pendant les années qui suivirent. Mais le Parlement d’Elisabeth se hâta d’annuler toute la législation de Philippe et de Marie, en même temps que les anciens statuts qu’ils avaient remis en vigueur. Toutefois, le statut De hœre-tico comburendo était devenu partie intégrante de la loi anglaise ; ce fut seulement en 1676 que Charles II en obtint l’abrogation et fit décider que les cours ecclésiastiques, dans les cas d’athéisme, de blasphème, d’hérésie, de schisme et d’autres crimes religieux, ne pourraient sévir que par l’excommunication, la destitution, la dégradation et les autres censures ecclésiastiques, à l’exclusion de la peine de mort. L’Écosse tarda plus longtemps que l’Angleterre à renoncer aux persécutions sanglantes ; la dernière exécution pour hérésie qui ait eu lieu dans les Iles britanniques fut celle d’un jeune homme de dix-huit ans, un étudiant en médecine du nom d’Aikenhead, qui fut pendu à Edimbourg en 1087.

En Irlande, l'humeur belliqueuse d’un Franciscain, Richard Ledred, évêque d’Ossory, l’engagea dans une lutte prolongée avec de prétendus hérétiques, Lady Alice Kyteler, accusée de sorcellerie, et ses complices. On était si peu familier en Irlande avec les lois concernant l’hérésie que les officiers séculiers refusèrent d’abord avec dédain de prêter le serment, prescrit par les canons, de seconder les inquisiteurs dans leur tâche ; mais Ledred finit par les y contraindre et eut la satisfaction de brûler quelques-uns des accusés en 1325. Puis, ayant encouru l'inimitié des principaux personnages de l’ile, il fut lui-même accusé d’hérésie et dut prendre la fuite. C’est seulement en 1354 qu’il put de nouveau résider tranquillement dans son diocèse, bien que, dès 1335, le pape Benoit XII eût écrit à Edouard III pour déplorer l’absence, en Angleterre, d’une institution aussi utile que l’Inquisition et pour l’exhorter à faire seconder par ses fonctionnaires le pieux évêque d’Ossory, dans sa lutte contre les hérétiques dont il trace un tableau très exagéré. L’archevêque de Dublin lui-même, Alexandre, fut dénoncé comme fauteur de l'hérésie en 1347 parce qu’il s’était opposé aux violences de Ledred ; en 1351, son successeur l’archevêque Jean reçut l'ordre de prendre des mesures rigoureuses pour châtier ceux qui s’étaient, échappés d’Ossory et avaient cherché refuge dans son diocèse.

Lorsque les troubles suscités par les Hussites devinrent 355 inquiétants et qu’on put craindre que la désaffection ne se répandit dans le Nord, Martin V, en 1421, autorisa l’évêque de Schleswig à désigner un Franciscain, le frère Nicolas Jean, comme Inquisiteur pour le Danemark, la Norvège et la Suède ; mais il n’y a pas trace de son activité dans ces régions et l’on peut dire que l'Inquisition n’y a jamais eu d'existence réelle.

Comme les missions destinées à la conversion des schismatiques et des hérétiques étaient exclusivement, au Moyen-Age, entre les mains des Dominicains et des Franciscains, les églises qu'ils constituèrent furent toujours pourvues de l’organisation nécessaire pour sauvegarder l'orthodoxie des nouveaux convertis. C’est ainsi que l’Inquisition prit pied en Asie et en Afrique. Le Frère Raymond Martius est honoré comme le fondateur de l'Inquisition à Tunis et au Maroc. Vers 1370, Grégoire XI nomma inquisiteur en Orient le Frère Jean Gallus qui, de concert avec le Frère Elias Petit, implanta l’institution, à ce qu'on assure, en Arménie, en Russie, en Géorgie et en Valachie ; l’Arménie supérieure fut redevable du même bienfait nu frère Bartolomeo Ponco. A la mort du frère Gallus, Urbain VI, vers 1378, prescrivit au général dominicain de désigner trois inquisiteurs, l’un pour l’Arménie et la Géorgie, le second pour la Grèce et la Tartarie, le troisième pour la Russie et la Valachie. En 1380, l'un d’eux, le Frère André de Gaffa, obtint le droit de prendre un associé pour son immense province de Grèce et de Tartane. Au xlv« siècle, un inquisiteur semble avoir été considère comme un membre indispensable de toute mission religieuse. Même dans le fabuleux empire éthiopien du Prêtre Jean, il est question d’une Inquisition fondée en Abyssinie par le Dominicain Saint Pantaleone et d’une autre fondée en Nubie par le frère Bartolomeo de Tybuli, qui fut aussi honoré comme un saint dans ce pays. On ne peut s’empêcher de rendre hommage au zèle désintéressé des hommes qui se vouèrent ainsi à la diffusion de l’Evangile parmi les barbares et l’on aime à croire que les Inquisitions fondées par eux ont été relativement inoffensives, n’étant pas appuyées sur les édits terribles d’un Frédéric Il ou d’un Saint-Louis[9].

Il n’est pas jusqu'aux débris du Royaume de Jérusalem qui 356 n’aient connu, avant de disparaître, le zèle indiscret des inquisiteurs. Suivant Nicolas IV, le premier pape franciscain, les malheurs de la guerre y avaient développé les germes de l’hérésie et du judaïsme. En 1290. il accorde pleins pouvoirs à son légat Nicolas, patriarche de Jérusalem, pour y désigner des inquisiteurs de concert avec les provinciaux des Mendiants. Cela fut fait, mais l’institution venait un peu tard. La prise d’Acre (19 Mai 1291) chassa définitivement les Chrétiens de la Terre Sainte et mit fin à la très courte carrière de l’Inquisition syrienne. Elle fut cependant renouvelée en 1975 par Grégoire XI, qui autorisa le provincial franciscain de la Terre Sainte à faire office d’inquisiteur en Palestine, en Syrie et en Egypte, afin de s’opposer aux tendances vers l’apostasie dont témoignaient les pèlerins chrétiens, toujours si nombreux dans ces régions.

Il ne faut pas supposer que le triomphe de l’Inquisition sur les évêques lui ait conféré le monopole de la persécution. La juridiction épiscopale ordinaire restait intacte. Vers 1240, nous voyons l'évêque de Toulouse et son prévôt conduire, sans l’aide d’un inquisiteur, une enquête pour hérésie au sujet des puissants seigneurs de Niort. Des évêques zélés coopéraient souvent avec les inquisiteurs dans l’examen des hérétiques et enquêtaient aussi pour leur propre compte. Ainsi, à Albi, en 1299, toute une série de procès furent jugés au palais épiscopal, devant l’évêque, assisté quelquefois de Nicolas d’Abbeville, inquisiteur de Carcassonne, quelquefois de Bertrand de Clermont, inquisiteur de Toulouse, parfois de l’un et de l’autre. A l’origine, comme nous l’avons vu, l'inquisiteur était seulement l’auxiliaire de l'évêque et ce dernier n’était nullement affranchi de ses devoirs en ce qui touchait l’extirpation de l'hérésie. Par fois les évêques désignaient eux-mêmes des inquisiteurs pour opérer plus efficacement ; les noms de fonctionnaires de ce genre, agissant au nom des archevêques de Narbonne, paraissent dans des documents de 1251 et de 1525. Ren, d’ailleurs, ne pouvait empêcher un prélat zélé d’accepter du pape un mandat d’inquisiteur, connue le fit Guillem Arnaud, évêque de Carcassonne, qui, pendant son épiscopat, de 1249 à 1255, présida le tribunal de Carcassonne avec une énergie qu’auraient pu envier les Dominicains.

Il était cependant bien difficile que deux juridictions parallèles pussent co-exister sans donner lieu à des conflits. On prétendit bientôt que certains évêques, pour sauver leurs amis du zèle intolérant des inquisiteurs, les poursuivaient devant leurs propres tribunaux. Afin de résoudre les difficultés de cet ordre qui se multipliaient, Urbain IV, en 1262, autorisa les inquisiteurs à procéder dans tous les cas comme ils le jugeraient convenable, sans se préoccuper de savoir si les mêmes cas étaient soumis à l’examen des évêques. Cette prescription fut renouvelée en 1265 et en 1266 par Clément IV, avec des commentaires significatifs. En 1273, Grégoire X énonça le même principe, qui passa dans les usages de l’Église et dans le droit canonique ; il fut entendu que les tribunaux ecclésiastiques et ceux de l’Inquisition pouvaient examiner simultanément et indépendamment une même cause, quitte à se communiquer, de loin en loin, les résultats de la procédure. Pour le jugement final, il fallait une délibération commune ; en cas de désaccord, la question devait être tranchée par le pape. Mais alors même qu’il procédait seul et en vertu de son autorité ordinaire, I évêque était tenu de s’assurer le concours d’un inquisiteur pour le prononcé de la sentence[10].

On se demanda, à une certaine époque, si la juridiction épiscopale sur l’hérésie n’était pas complètement suspendue par le fait de la collation à un inquisiteur, pour opérer dans le même diocèse, d’un mandat pontifical. Gui Foucoix, le jurisconsulte le plus célèbre de ce temps, discuta le problème dans ses Quæstiones, qui firent longtemps autorité dans les tribunaux de l'Inquisition, et y répondit affirmativement. Toutefois, quand Gui devint pape, sous le nom de Clément IV, ses bulles de 1265 et de 1266, citées plus haut, montrent qu’il avait changé d’avis et Grégoire X déclara aussi expressément que la juridiction épiscopale restait intacte. Cependant les docteurs en droit canonique conservèrent des doutes et la juridiction épiscopale en ces matières fut presque annulée pendant quelque temps. Il y eut peu de prélats plus actifs que Simon, archevêque de Bourges, qui, de 1284 à 1291, fit des visites répétées à ses diocèses du Midi, Albi, Rodez, Cahors, etc. Or, dans les documents relatifs à ces visites, il n'y a pas d’allusion à des enquêtes louchant l’hérésie, si ce n'est en 1285, où il obligea des usuriers de Gour- don à jurer qu’ils ne sc considéraient pas comme tels, bien que l’usure ne fût justiciable de l’Inquisition que lorsqu’elle se transformait en hérésie par la prétention d’être légale. Vers 1298, cependant, Boniface VIII remit en vigueur les juridictions épiscopales ; nous voyons alors Bernard de Castanet, évêque d’Albi, exciter une révolte parmi ses ouailles par ses rigueurs envers les hérétiques. Bientôt après, Clément V étendit les fonctions de l’épiscopat afin de mettre obstacle aux atrocités de l’Inquisition ; les glossateurs soutinrent que l’évêque n’était nullement déchargé, par les inquisiteurs, du devoir de combattre l’hérésie dans son diocèse et que, si sa dignité le Mettait à couvert des atteintes de l'inquisiteur lui-même, il Pouvait être déposé par le pape au cas où il négligerait cette Partie de ses attributions. Pourtant, même après les Clémentines, Bernard qui déclare qu’il est peu convenable que l’Ordinaire épiscopal cite une personne qui est déjà en cause devant l'Inquisition. Cependant, si le pouvoir de l’évêque avait été limité par l'obligation de se concerter avec l’inquisiteur avant de rendre un arrêt, il avait été, d’autre part, accru par l’autorisation de citer des témoins et des inculpés qui s’étaient réfugiés dans d’autres diocèses. L’évêque n’en souffrait pas moins d’une inégalité qui rendait sa situation difficile. Ses efforts pour s’assurer une part des amendes et des confiscations étaient restés 'oins. On lui répondait que ses subordonnés et lui jouissaient, Pour l’exercice de leurs fonctions, de revenus qui devaient suffire à leur activité. Des logiciens ingénieux réussirent à écarter cette objection en ce qui concernait l’évêque, quand il agissait en personne ; mais elle conservait sa force à l’endroit de ses subordonnés. Il semblait dur, à ces derniers, d’être excités au travail et d’en supporter eux-mêmes tous les frais, alors que l’Inquisition, du moins en Italie, avait le contrôle des confiscations, sans être tenue de rendre compte à l’évêque[11].

Sous l’empire de la législation de Boniface VIII et de Clément V, il était inévitable que le premier quart du XIVe siècle fût le témoin d’une renaissance de l’Inquisition épiscopale. Même en Italie, le Concile provincial de Milan, tenu à Bergame en 1311 sous la présidence de l’archevêque Gastone Torriani, organisa un système complet d’inquisition sur le modèle de l’institution pontificale. La puissance croissante des Visconti, hostiles à la papauté, avait paralysé les Dominicains et un vigoureux effort fut tenté pour les remplacer. Dans chaque ville, l’archiprêtre ou prévôt fut invité à lever une troupe dont la tâche exclusive consistait à rechercher les hérétiques et dont les privilèges et immunités étaient les mêmes que ceux des auxiliaires des inquisiteurs dominicains. Tous les citoyens, depuis le seigneur jusqu’au paysan, étaient sommés de prêter leur concours dès qu’on y ferait appel, tin France, quelques procédures datant de 1319 et 1320, à Béziers, Damiers et Montpellier, montrent les cours épiscopales en pleine activité, parfois avec l’intervention d’un inquisiteur en qualité d’assesseur, ou d’un inquisiteur épiscopal siégeant avec rang égal, à côté de ceux qui agissaient au nom du pape. Nous trouvons, en 1322, l’un de ces derniers, représentant le diocèse d’Auch, qui discute avec le grand Bernard Gui lui-même au sujet d’un prisonnier qu’ils réclament l’un et l’autre. Quand, en 1919, l'illustre adversaire de l’Inquisition, le Frère Bernard Délicieux, devait être jugé pour y avoir mis obstacle. Jean XXII désigna à cet effet une commission spéciale, comprenant l’archevêque de Toulouse, les évêques de Pamiers et de S. Papoul ; l’un des inquisiteurs les plus expérimentés du temps, Jean de Beaune de Carcassonne, intervint à titre d'accusateur, et non de juge.

En Allemagne, vers la même époque, se produisit un développement soudain de l'activité épiscopale dans les poursuites intentées contre les Beghards par l'évêque de Strasbourg et l'archevêque de Cologne. Cela aboutit à une lutte presque ouverte entre la hiérarchie ecclésiastique et les Dominicains lors de l'affaire de Maître Eckhart, le fondateur de l'école mystique allemande, qui eut pour disciples Suso et Tauler. Il était considéré avec orgueil par l’Ordre tout entier comme un de ses membres les plus éminents. Il avait enseigné avec succès la théologie à l'Université de Paris ; en 1303, lorsque l'Allemagne entière fut divisée en deux provinces, il avait été le premier prieur provincial de Saxe ; en 1307, le général l’avait nommé vicaire de Bohème. Nous le trouvons, en 1326, enseignant la théologie à l'école des Dominicains de Cologne et devenu suspect de complicité avec l’hérésie des Beghards, contre laquelle sévissait une persécution acharnée. Son mysticisme confinait dangereusement à leur panthéisme et il est possible que les Beghards aient essayé de se couvrir du grand nom d’Eckhart. Au chapitre général de 1325, on s'était plaint qu'en Allemagne certains membres de l’Ordre enseignassent au peuple, en langue vulgaire, des doctrines qui pouvaient induire en erreur ; Gervaise, prieur d’Angers, avait été chargé d’une enquête à ce sujet. Vers la même époque, Jean XXII nomma Nicolas de Strasbourg, professeur chez les Dominicains de Cologne, inquisiteur de la province de Germanie et lui donna l’ordre d’enquérir sur les croyances et les travaux des Frères. Entre temps, l'archevêque, excité par sa lutte contre les Beghards, nomma deux commissaires épiscopaux pour examiner le cas de Maître Eckhart. Nicolas de Strasbourg inclinait lui-meme vers le mysticisme ; tout le portait à témoigner de l’indulgence aux accusés et il acquitta Eckhart au mois de juillet 1326. Ce résultat déplut aux inquisiteurs épiscopaux, dont l’un était un Franciscain, et ils se mirent à recueillir des témoignages contre Eckhart. Après six mois d’enquête, le 14 janvier 1327, ils prièrent Nicolas, comme ils en avaient le droit, de leur communiquer sa procédure. Nicolas se présenta en compagnie de dix Frères, non pour obéir à la sommation des commissaires de l’archevêque, mais pour protester solennellement contre tout ce qui se passait, réclamant ses apostoli ou lettres d’appel au pape, par la raison que les Dominicains n’étaient pas soumis A l’Inquisition épiscopale et qu’il était lui-même un inquisiteur nommé par le pape avec une juridiction illimitée. Il est vrai que Lucius III, dès 1184, avait supprimé toutes les immunités des Ordres monastiques dans les affairés d’hérésie ; mais les Dominicains étaient de fondation plus récente, ils avaient reçu des privilèges spéciaux et ils revendiquaient cette immunité bien qu’ils ne fussent pas en état de l’établir.

Les inquisiteurs épiscopaux se luttèrent de riposter en instituant, le même jour, une action contre Nicolas lui-même qui, dès le lendemain, interjeta appel auprès du Saint-Siège. Ils sommèrent en outre Eckhart de comparaître devant eux le 31 janvier ; mais il vint le 2i de ce mois, escorté de nombreux 362 partisans, et protesta avec indignation, se plaignant du retard apporté à une procédure qui entachait sa réputation, alors qu’on aurait pu tout terminer six mois plus toi ; il ajouta que l'on employait contre lui certains Dominicains souillés de crimes. Eckhart demanda ses apostoli et désigna le A mai comme la date extrême de son appel à la cour de Home. Les inquisiteurs épiscopaux avaient, d’après la loi, trente jours pour répondre A cette demande.

Dans l’intervalle, le 13 février, il fit une démarche extra-judiciaire, pour montrer combien sa réputation avait souffert de toute cette procédure ; c’est ce qui a donné naissance à l’assertion qu’il aurait rétracté ses erreurs. Apres avoir prêché dans ' église dominicaine, il fit lire un papier où il se lavait, devant ' e peuple, des accusations d’hérésie portées contre lui — niant qu’il eût dit que son petit doigt avait créé toutes choses, ou qu'il y eût dans l’âme un principe incréé et incréable. Les trente jours expirés, le 22 février, les inquisiteurs de l’archevêque repoussèrent l'appel d’Eckhart. Usé par cette longue querelle, il mourut peu après ; mais l’Ordre était assez influent auprès de Jean XXII pour obtenir que le cas fût évoqué à Avignon. Là on reconnut la régularité de la conduite de l’archevêque et, le 27 mars 1329, un jugement fut rendu, définissant dix-sept articles hérétiques et onze articles suspects d’hérésie dans l’enseignement d’Eckhart. Bien que la rétractation qu’on lui attribuait ait sauvé son corps de l’exhumation et de ta combustion, le résultat obtenu n’en était pas moins de nature à justifier pleinement l’archevêque ; pour une fois, l’ancien ordre l’avait emporté sur le nouveau. On déclara que l’hérésie d’Eckhart avait été prouvée, tant par l'inquisition de l’archevêque agissant suivant son autorité régulière que par l’enquête subséquemment instituée à Avignon par ordre du pape. Cette décision finale était d’autant plus significative que Jean XXII avait, à celte époque, de sérieux motifs pour complaire aux Dominicains, engagé, comme il l’était, dans des luttes acharnées avec Louis de Bavière et avec le parti intransigeant des Franciscains[12].

L’inquisition épiscopale se trouvait rétablie comme une partie de l’organisation reconnue de l'Eglise. Le concile de Paris, en 1330, traite de la poursuite des hérétiques comme d’un devoir essentiel de l’évêque ; il donne des instructions a cet effet aux Ordinaires, définissant leurs droits d'arrêter les suspects et de faire appel aux officiers séculiers dans les mêmes termes que l'Inquisition. Un bref d’Urbain V, en 1363, est relatif a un chevalier et à cinq gentilshommes suspects d’hérésie, qui étaient alors sous la garde de l’évêque de Carcassonne : il prescrit qu’ils soient jugés par l’évêque ou par l’inquisiteur, ou par les deux conjointement, le résultat devant être soumis à la cour pontificale. Quand un évêque avait le courage de résister aux empiétements d’un inquisiteur, il était en état de faire respecter ses droits. En 1423, l’inquisiteur de Carcassonne s’était rendu à Albi, où il fit prêter serment à deux notaires et à quelques subalternes qui devaient procéder en son nom ; puis il fit recueillir certains témoignages concernant un cas dont il s’occupait et fit jurer aux témoins de garder le secret afin que l’accusé ne fût pas informé. L’évêque d’Albi se plaignit de tout cela comme d'un empiétement sur sa juridiction, il déclara que les employés n’auraient dû prêter serment qu’en présence de son Ordinaire ou d'un délégué de celui-ci ; le secret imposé aux témoins était, ajoutait-il, de nature à entraver ses propres enquêtes, parce qu’il le privait de témoignages pour le cas où il prendrait en mains la même affaire. Celte protestation est un exemple des froissements et des rivalités que ne pouvait manquer de provoquer l’existence de deux juridictions parallèles. Dans le cas qui nous occupe, on prit pour arbitre l’évêque de Carcassonne ; l’inquisiteur reconnut ses torts et annula ses actes, et l'on dressa un instrument public pour attester l’arrangement intervenu.

Toutefois, en dépit de celle querelle et d’autres semblables, un modus vivendi finit par s’établir dans la pratique. Eymerich, écrivant vers 1375, représente presque toujours l'évêque- et l’inquisiteur comme travaillant de concert, non seulement dans le jugement, mais dans la procédure ; il cherche évidemment à prouver que l’Inquisition n’empiétait en rien sur la juridiction épiscopale et n’affranchissait pas l'évêque de la responsabilité attachée à ses fonctions. Un siècle plus tard, Sprenger, discutant la juridiction de l’Inquisition au point de vue de l’inquisiteur, se place à peu près sur le même terrain ; et les mandats remis aux inquisiteurs contenaient généralement une clause à l’effet qu’aucun préjudice ne devait être porté à la juridiction inquisitoriale des Ordinaires. Etant donnée, cependant, la négligence habituelle des fonctionnaires épiscopaux, les inquisiteurs avaient beau jeu pour empiéter sur leur domaine et des plaintes contre ces intrusions continuèrent à se produire jusqu’à la veille de la Réforme[13].

Il n'y avait pas, au point de vue technique, de différence entre l'Inquisition des évêques et celle du pape. Le système équitable de procédure emprunté à la lui romaine par les tribunaux des Ordinaires avait été rejeté ; les évêques étaient autorisés et même encouragés à suivre le système inquisitorial, qui était une perpétuelle caricature de la justice, le plus inique peut-être que la cruauté et l’arbitraire aient jamais imaginé. En racontant l’histoire de celte institution, il n’y a, par conséquent, aucune différence à établir entre ses deux branches ; les actes de l'une et de l’autre doivent être rappelés comme les produits des mêmes tendances, des mêmes méthodes, et comme visant au même but par les mêmes moyens.

Cependant l’Inquisition pontificale était un instrument infiniment plus efficace en vue de la grande tâche qu’on se proposait. Quelque zélé que put être un fonctionnaire épiscopal, ses efforts étaient nécessairement isolés, temporaires et intermittents. En revanche, l’Inquisition pontificale constituait, à travers l’Europe continentale, un vaste réseau de tribunaux ou siégeaient des hommes qui n’avaient pas d’autres occupations. Non seulement leur action était continue, comme celle des lois de la nature, mais ils se prêtaient une assistance incessante ; ces deux circonstances enlevaient aux hérétiques l’espoir de gagner du temps et celui de se mettre à l’abri en passant d’un pays à l’autre. Avec ses registres admirablement tenus à jour, l’Inquisition organisa une véritable police internationale, à une époque où les communications de peuple à peuple étaient encore singulièrement défectueuses. L’Inquisition avait le bras long, la mémoire infaillible ; et nous concevons sans peine la terreur mystérieuse inspirée tant par le secret de ses opérations que par sa vigilance presque surnaturelle. Si elle voulait procéder publiquement, elle convoquait tous les fidèles et leur enjoignait de saisir quelque hérésiarque en leur promettant la vie éternelle et des récompenses temporelles appropriées ; tout prêtre d’une paroisse où l’inculpé pouvait se dissimuler était tenu de faire retentir l’appel aux oreilles de tous les habitants. Si l’on préférait une information secrète, il y avait des espions et d’autres subalternes préparés à cette besogne. L’histoire de toute famille hérétique, pendant des générations, pouvait être exhumée des archives des différents tribunaux. Une seule capture heureuse, suivie d’une confession arrachée par la torture, pouvait mettre les limiers sur la trace de centaines fie gens qui se croyaient jusque-là en sûreté ; et chaque nouvelle victime ouvrait comme un nouveau cycle de dénonciations. L’hérétique vivait sur un volcan qui, à tout moment, pouvait faire éruption et l’engloutir. Pendant la terrible persécution dirigée contre les Franciscains Spirituels en 1317 et 1318, nombre de personnes compatissantes avaient secouru les fugitifs, pris bravement place au pied des bûchers et consolé de leur mieux les nouveaux martyrs. Quelques-unes, se sachant soupçonnées, avaient fui et avaient changé de nom ; d’autres étaient restées à l’ombre ; toutes pouvaient croire que l’affaire était oubliée. Tout à coup, en 1325, quelque incident fortuit — probablement l’aveu d'un prisonnier — mit l’Inquisition sur leur trace. Une vingtaine de malheureux furent jetés en prison, où ils restèrent un an ou deux, là, dans l’isolement, leur courage défaillit ; ils confessèrent successivement leurs fautes à moitié oubliées et se soumirent aux pénitences obligatoires. Plus significatif encore fut le cas de Guillelma Maza de Castres, qui perdit son mari en 1302. Dans le premier chagrin de son veuvage, elle écouta deux missionnaires vau dois dont les enseignements la réconfortèrent. Ils ne vinrent la visiter que deux fois, pendant la nuit, et elle pouvait dire qu’elle ne les avait jamais vus. Après vingt-cinq ans d’une vie rigoureusement orthodoxe, elle fut trainée, en 1327, devant l’Inquisition de Carcassonne, confessa cet unique manquement à la foi et exprima son repentir. Ainsi le Saint-Office ne savait rien oublier, rien pardonner. Sa vigilance s’arrêtait aux moindres vétilles. En 1323, 'me femme nommée Manenta Posa fut traduite devant l’Inquisition de Carcassonne comme hérétique relapse : le motif de la poursuite était qu’après avoir abjuré l’hérésie des Spirituels, elle avait été vue causant avec un homme suspect et avait envoyé par son entremise deux sols à une femme malade, qui était suspecte également.

Fuir était inutile. Le signalement des hérétiques qui disparaissaient était bientôt envoyé dans toute l’Europe. Les arrestations d’individus suspects étaient signalées par un tribunal aux autres et la malheureuse victime était ramenée dans le pays et dans la ville où son témoignage pouvait être le plus efficace pour faire découvrir d’autres coupables. En 1287, l’arrestation d’un groupe d’hérétiques à Trévise en fit découvrir quelques-uns qui étaient venus de France. Immédiatement, les inquisiteurs français les réclamèrent, en particulier l’un d’eux qui avait le rang d’évêque parmi les Cathares. Le pape Nicolas IV se hâta d’ordonner au Frère Philippe de Trévise de livrer ses prisonniers à l'envoyé de l’Inquisition de France, après avoir tiré d’eux le plus de renseignements qu’il pourrait. L’Inquisition pontificale jouissait, aux yeux des hommes, des privilèges de l’omniscience, de l'omnipotence et de l’ubiquité.

Parfois, il est vrai, l’efficacité de cette organisation était affaiblie par des querelles, en particulier celles qu’engendrait la jalousie des Dominicains et des Franciscains. J’ai déjà rappelé les difficultés qui surgirent de ce fait à Marseille en 1266 et à Vérone en 1291. Un autre symptôme du manque d’unité se manifesta en III27, lorsque Pierre Trencavel, un Spirituel bien connu, qui s’était évadé de la prison de Carcassonne, fut fait prisonnier en Provence avec sa fille Andrée, fugitive comme 367 lui. Il était évident qu’ils relevaient du tribunal auquel ils s’étaient soustraits par la fuite ; néanmoins, le Frère Michel, inquisiteur franciscain en Provence, refusa de les livrer et le tribunal de Carcassonne fut obligé d’en appeler à Jean XXII, qui intima l’ordre à Michel de rendre immédiatement ses captifs. Toutefois, si l’on tient compte de l'imperfection de la nature humaine, il faut convenir que des contestations de ce genre semblent s’être produites assez rarement.

Pour diriger équitablement une organisation aussi puissante, de laquelle dépendaient la vie et le bonheur de millions d’individus, il aurait fallu une sagesse et une vertu presque surhumaines. Quel était l'idéal des hommes auxquels était confiée la besogne courante du Saint-Office ? Bernard Gui, l'inquisiteur le plus expérimenté de son temps, termine ses instructions détaillées sur la procédure par quelques conseils généraux touchant la conduite et le caractère. L’inquisiteur, dit-il, doit être diligent et fervent dans son zèle pour la vérité religieuse, pour le salut des âmes et pour l’extirpation de l’hérésie. Parmi les difficultés et les incidents contraires, il doit rester calme, ne jamais céder à la colère ni à l’indignation. H doit être physiquement actif, car l’habitude de l'indolence paralyse toute action vigoureuse. Il doit être intrépide, braver le danger jusqu’à la mort, mais, tout en ne reculant pas devant le péril, ne point le précipiter par une audace irréfléchie. Il doit être insensible aux prières et aux avances de ceux qui essayent de le gagner ; cependant il ne doit pas endurcir son cœur au point de refuser des délais ou des adoucissements de peine, en consultant les circonstances et les lieux. Il ne doit pas être faible ou complaisant par désir de plaire, car cela porterait préjudice à l’efficacité de son œuvre. Dans les questions douteuses.il doit être circonspect, ne pas donner facilement créance à ce qui parait probable et souvent n’est pas vrai ; il ne doit pas non plus rejeter obstinément l’opinion contraire, car ce qui parait improbable finit souvent par être la vérité. Il doit écouter, discuter et examiner avec tout son zèle, afin d’arriver patiemment à la lumière. Quand il portera un jugement prescrivant une peine corporelle, son visage pourra témoigner de la compassion alors que son dessein restera inébranlable, afin d’éviter l’apparence de la colère qui pourrait le faire accuser de cruauté. Quand il imposera des peines pécuniaires, que son visage garde une expression sévère, afin qu’il ne paraisse point agir par cupidité. Que l’amour de la vérité et la pitié, qui doivent toujours résider dans le cœur d'un juge, brillent dans ses regards, afin que ses décisions ne puissent jamais paraître dictées par la convoitise ou la cruauté[14].

Pour apprécier exactement l’œuvre de l'Inquisition et son influence, nous devons étudier maintenant, avec quelque détail, ses méthodes et sa procédure. C’est ainsi seulement que nous pourrons bien comprendre son action, car les leçons à tirer de cette enquête sont peut-être les plus importantes qu'elle ait à nous enseigner.

 

 

 



[1] J’ai raconté ailleurs comment, grâce aux Fausses Décrétales, la juridiction spirituelle de l'Église se développa au cours de l’anarchie qui marqua la fin de l'Empire Carlovingien. Voir Lea, Studies in Church History, 2e éd. p. 81-87, 326-339.

[2] S. Bernardi, de Considératione, lib. I. c. 4. — Rogeri Bacon, Op. Tert. c. XXIV. — Pet. Blesens., Epist. 202. — Concil. Rotomag., ann. 1231, c. 48. Sur la rapidité avec laquelle l’Eglise s’assimila le droit romain, voir la collection de- décrétales d’Alexandre III, post. Concil. Lateran.

[3] Sur les efforts prolongés et inutiles de l’Eglise pour employer le système des testes synodales, voir Benoît XIV, de Synode diœcesana, lib. IV. cap. III. En 1500 encore, S. Torribio, dans ses synodes diocésains de Lima, s'occupa de définir leurs devoirs (Haroldus, Lima Limata, Rome, 1673, p. 200).

[4] L'édit du couronnement, qui fut la base de foule la législation postérieure contre l'hérésie, fut rédigé par la curie pontificale et envoyé, quinze jours avant la cérémonie, à l’évêque-légat de Tusculum, avec ordre d’obtenir la signature impériale et de renvoyer le document, afin qu’on pût le publier, au nom de l’Empereur, dans l’Eglise de Saint-Pierre. (Raynald. ann. 1220, n° 19. — Hist. Diplom. I. II. S80). Pour les ecclésiastiques de ce temps-là, il allait de soi que le devoir de l’Eglise était de pousser les souverains temporels dans les voies de la plus rigoureuse persécution. — Ce fut sans doute la mise hors la loi des hérétiques, prononcée par les édits de Frédéric II, qui permit à l’Inquisition de poser en principe que l’hérétique pouvait être saisi et dépouillé n’importe quand et par n’importe qui, et que le spoliateur pouvait s'approprier ses liions — à la condition, bien entendu, qu’il ne fût pas lui-même un fonctionnaire du Saint-Office. {Tract. de Inquisitione, Doat, XXXVI).

[5] Guillem Arnaud se qualifia généralement lui-même comme agissant au nom du légat, quelquefois aussi comme délégué dans ses fonctions parle provincial dominicain. Dans plusieurs sentences concernant les seigneurs de Niort, en lévrier et mars 1236, il agit de concert avec l’archidiacre de Carcassonne, l'un et l’autre sous l’autorité légatine. Évidemment, à cette époque, il n’y avait pas encore d’organisation fixe (Coll Doat, XXI, 160, 163, 165, 166).

[6] Le système adopté par les conciles du Languedoc devint général. En 1248, Innocent IV ordonna à l’archevêque et à l'inquisiteur de Narbonne d’envoyer une copie de leurs règles de procédure au provincial d’Espagne et à Raymond de Pennaforte, pour être suivies dans la Péninsule (Baluze et Mansi, I, 208) ; leurs canons sont fréquemment cités dans les manuels de l’Inquisition au Moyen-Age.

[7] Il était parfois assez difficile pour l’inquisiteur d’obtenir des lettres-patentes royales. Quand, en 1269, les franciscains Bertrand de Roche et Ponce des Rives furent nommés inquisiteurs à Forcalquier, ils furent obligés de se rendre d’abord à Palerme, où résidait alors Charles d’Anjou, et où il leur remit des lettres pour son sénéchal et ses autres officiers (4 août 1269). — Archivio di Napoli, Registro 6 lett. D, fol. 180. Cf. Regist. 20, lett. B, fol. 91.

[8] Il est curieux de constater que la question de savoir si le mandat d’un inquisiteur n’expirait pas avec le pape qui l’avait donné, était encore regardée comme douteuse en 1290, époque où elle fut révolue en faveur de la thèse de la perpétuité par Nicolas IV, dans la bulle Ne aliqus (Potthast, n° 23 302). A une époque antérieure. Alexandre IV, en prenant la tiare (1255), avait cru nécessaire de renouveler le mandat d’un inquisiteur aussi distingué que Rainerio Saccone (Ripoll., I. 275).

[9] Il est digne de remarque pue dans le royaume latin de Jérusalem, l’hérésie parait avoir été justiciable d’un tribunal laïque ; lit chevalier hérétique avait le droit d’être jugé par ses pairs (Assises de Jérusalem, Haute Cour, c. 318 ; éd. Kausler, Stuttgart, 1838, p. 307-308).

[10] La Bulle d'Urbain (1262) est substantiellement identique à la bulle de 1264, Præ cunctis, qui a été imprimée par Boutaric, S. Louis et Alphonse de Toulouse, p. 443 sq.

[11] Dès 1257 nous voyons que l’Inquisition avait déjà étendu sa juridiction sur l’usure, considérée comme une forme d'hérésie (Alex. PP. IV. Bull. Quod super nonnullis [Arch. de l’Inq. de Carcass. Doat, XXXI. 241] — bulle qui fut souvent rééditée. Voir Raynald. Annal, ann. 12Ü8, ir 23 ; Potthast, Reg. 17745, 18396 ; Eymeric, Direct. Inquis., éd. Pegnæ, p. 133. Cf. c. 8, § 5 Sexto V, 2.) Le concile de Lyon, en 1274 (can. 20, 27), en traitant de l’usure, ne fait allusion qu’à la répression de ce crime par les Ordinaires. Le concile de Vienne, en 1311, prescrivit aux inquisiteurs de poursuivre ceux qui prétendaient que l'usure n’est pas un péché (c. 1, § 2, Clementin. V. 5) ; mais les canons de ce concile ne furent publiés qu’en 1317, ce qui explique peut-être pourquoi Astexanus, écrivant cette année même, dit que les inquisiteurs ne doivent pas s’occuper des questions d'usure (Summa de casibus conscientiæ, lib. II, tit. LVIII, art. 8). Vers la fin du siècle il fut suivi par Eymerich (Direct. Inquis. p. 100), qui déconseille aux inquisiteurs de se détourner de leur but essentiel en donnant leur attention aux affaires de ce genre. Zanghino pose en règle qu’un homme peut être un usurier avéré, un blasphémateur ou un fornicateur sans être un hérétique ; mais que si, par surcroît, il témoigne du mépris à la religion en ne fréquentant pas les offices, en ne recevant pas les sacrements, en n’observant pas les jeûnes et autres prescriptions de l’Eglise, il devient « suspect d’hérésie » et peut être poursuivi par les inquisiteurs (Zanchini Tract, de Hæres. c. XXXV).

Nous verrons que l’usure devint un champ d’exploitation très profitable pour l’Inquisition à l’époque ou la diminution de l’hérésie la privait de s’n domaine légitime. Comme ce crime relevait des tribunaux séculiers (voir Vaissette, IV, 164), il n’y avait réellement aucun motif de le soumettre à la juridiction spirituelle.

[12] Le pouvoir de l’Inquisition sur les Ordres spécialement privilégiés des Mendiants varia avec les époques. La juridiction lui fut conférée en 1254 par Innocent IV, par la bulle Ne commissum vobis (Ripoll, 1. 252). Environ deux siècles plus tard, Pie II plaça les Franciscains sous la juridiction de leur propre ministre-général. En 1479, Sixte IV, par la bulle d’or Sacri prædicatorum, § 12, défendit aux inquisiteurs de poursuivre les membres de l’autre Ordre de Prêcheurs (Maq. Bull. Roman. I, 420). Bientôt après, Innocent VIII interdit à tous les inquisiteurs de juger des Frères franciscains ; mais, lors du développement du luthéranisme, cette mesure parut dangereuse et, en 1530, Clément VII supprima toures les exemptions dans la bulle Cum sicut (§ 2) et rendit tous les moines justiciables de l’Inquisition (Mag. Bull. Rom. I, 681). Cela fut confirmé par Pie IV dans la bulle Pastoris æterni en 1562 (Evmeric. Direct. Inq. Append. p. 127 ; Pegnæ, Comment, p. 557).

Un évêque pouvait-il procéder pour hérésie contre un inquisiteur ? La question était litigieuse et ne fut probablement jamais tranchée dans la pratique. Eymerich soutient que l'évêque ne peut pas le faire, mais doit en référer au pape ; mais Pegna, dans ses Commentaires, cite de bons auteurs qui pensent autrement (Eymeric, op. cit. p. 558-559).

[13] Cependant, une bulle de Nicolas V, adressée à l’inquisiteur de France en 1451, parait le rendre indépendant de toute coopération épiscopale (Ripoll III. 301).

[14] Bern. Guidon. Practica P. IV. ad finem (Doat, XXX). Je retrouve le même portrait du parfait inquisiteur dans un Tractatus de Inquisitione manuscrit (Doat, XXXVI).