Dans la lutte où l'Église était engagée pour regagner le terrain perdu par ses prêtres, son instrument le plus efficace n’était pas la violence. Il est vrai que les dignitaires qui la gouvernaient se fiaient presque uniquement à la rigueur et qu’ils réussirent à écraser la révolte ouverte en faisant agir habilement les forces combinées de la superstition populaire et de l'ambition des princes. Mais il fallait quelque chose de plus pour rendre ce succès durable, pour éveiller à nouveau la confiance et regagner le respect des peuples, et cette renaissance ne pouvait être l’œuvre d’un épiscopat mondain et cupide. Tout en bas de la hiérarchie de l’Eglise, il y avait des hommes qui voyaient plus clair et aspiraient plus haut, qui reconnaissaient les lézardes de l’édifice et cherchaient, dans leur humble sphère, à les réparer. C'est à ces hommes, plutôt qu'aux Innocent et aux Montfort, que la hiérarchie catholique dut son salut. L’enthousiasme qui répondit à leurs appels montra combien était intense, dans les foules, le besoin d'une Église qui reflétât avec plus de fidélité les tendances de son divin Fondateur. Il ne faut pas croire, en effet, que la corruption du corps ecclésiastique soit restée inaperçue des orthodoxes vraiment pieux, et que des efforts en vue d’une réforme n’aient pas été, de loin en loin, tentés par ceux mêmes qu’aurait effrayés l'idée d’une révolte ouverte ou même d'une secrète dissidence. Les libres propos de Saint-Bernard, de Géroch de Reichersperg et de Pierre Cantor, prouvent qu’on ressentait profondément et qu’on critiquait sévèrement, en certains milieux d’ailleurs strictement orthodoxes, les dérèglements des prêtres et des prélats. Lorsque Pierre Waldo assuma spontanément la mission d’évangéliser l’Eglise, il ne songeait pas à détruire ni même à combattre l’ordre de choses existant ; il fut comme contraint au schisme par l'obstination de ses disciples à recourir directement aux Ecritures et par l’horreur naturelle qu’inspire au conservatisme tout enthousiasme qui peut devenir dangereux. Vers la fin du XIIe siècle apparut un autre apôtre dont la courte carrière put faire espérer, pendant quelque temps, que le clergé et le peuple seraient amenés sans violence à des réformes, et que ces réformes réaliseraient enfin les belles promesses que l’Eglise avait faites à l’humanité. Foulques de Neuilly était un prêtre obscur, peu versé dans les sciences, très dédaigneux de la dialectique de l’École, mais animé d’une conviction ardente qui lui fit abandonner la cure des âmes pour les devoirs plus ardus de la propagande. Séduit par son zèle, Pierre Cantor obtint pour lui d'Innocent III la permission de prêcher en public. Le succès, d’abord, ne répondit pas à son attente ; mais bientôt l’expérience et l’habitude lui firent trouver le chemin des cœurs et la légende explique la soudaineté de ses triomphes oratoires par une révélation de Dieu, accompagnée du don des miracles. On affirmait qu’il rendait l’ouïe aux sourds, la vue aux aveugles, la souplesse aux infirmes ; mais il choisissait son heure et refusait souvent d’opérer des guérisons, disant que le temps n’était pas encore venu et que la santé rendue à tel postulant ne serait pour ce dernier qu’une occasion de pécher encore, bien que connu sous la désignation populaire du Sainct homme, il n’avait rien d’un ascète ; â une époque où la macération passait généralement pour la compagne indispensable de la sainteté, on constatait non sans surprise qu’il mangeait avec plaisir ce qu'on lui donnait et qu’il n’observait pas les vigiles. Il était, en outre, fort irascible, abandonnant volontiers aux griffes de Satan ceux qui refusaient de l’écouter et qui, croyait-on, étaient condamnés par sa colère à une mort prochaine. Des milliers de pécheurs s’assemblaient pour l’entendre et se convertissaient à une vie meilleure — où, cependant, bien peu persévéraient. Il réussissait si bien à ramener les femmes de mauvaise vie, dont il faisait des religieuses, que le couvent de Saint-Antoine à Paris fut spécialement fondé pour les recevoir. Beaucoup de Cathares, aussi, furent convertis par sa parole ; ce fut grâce à ses efforts que Ferric, l’hérésiarque du Nivernais, fut découvert dans son souterrain à Corbigny et brûlé vif. Il était particulièrement sévère contre la licence des clercs ; à Lisieux, il les irrita tellement par ses invectives qu’ils le jetèrent en prison et le chargèrent de chaînes — ce qui ne l’empêcha point, comme il avait le don des miracles, de s’en dégager tout seul et de quitter la ville. Un fait analogue se produisit à Caen, où les fonctionnaires de Richard d’Angleterre se saisirent de sa personne, croyant être agréables à leur maître que la rude franchise du prédicateur avait pu blesser. Foulques avertit Richard qu’il devait se hâter de marier ses trois filles, sans quoi il arriverait malheur ; le roi répondit que Foulques était un menteur, qu’il savait bien que le roi n’avait pas de fille ; sur quoi l’apôtre repartit que Richard avait bien trois filles, dont la première s’appelait Orgueil, la seconde Avarice et la troisième Convoitise. Mais Richard avait trop d’esprit pour se laisser battre dans une guerre de paroles ; il assembla sa cour, et, après avoir solennellement répété ce qu’avait dit Foulques, il ajouta : « Mon orgueil, je le donne aux Templiers ; mon avarice, aux Cisterciens et ma convoitise à tous les prélats en général. » Foulques souffrit quelque peu dans l’estime publique par la faute de son associé Pierre de Roissy, qui, tout en prêchant la pauvreté, amassa de grandes richesses et obtint un canonicat â Chartres, où il devint ensuite chancelier. Cependant il aurait pu faire de grandes choses si le pape Innocent III, plus préoccupé de reconquérir la Terre Sainte que de réveiller les âmes, ne lui avait pas adressé, en 1198, la prière instante de prêcher la croisade. Foulques s’y prêta avec son enthousiasme habituel. Ce fut grâce à son éloquence que Beaudouin de Flandres et d’autres princes prirent la croix ; on prétendait qu’il avait, de sa propre main, fixa le symbole sacré sur les vêtements de deux cent mille pèlerins, choisissant de préférence les pauvres, parce qu’il croyait que les riches n’en étaient pas dignes. L’Empire Latin de Constantinople, résultat de la croisade, fut ainsi, pour une grande part, l’œuvres de Foulques. Les mauvaises langues prétendirent, mais sans doute à tort, qu'il avait gardé pour lui une partie des sommes énormes récoltées par son éloquente persuasive ; ce qui est certain, c’est que les chrétiens luttant en Palestine ne reçurent jamais d’argent mieux à propos que celui qui leur permit, grâce à Foulques, de rebâtir les murs de Tyr et de Ptolémaïs, récemment renversés par un tremblement de terre. Au moment du départ de la croisade, qu’il devait accompagner, il mourut à Neuilly, au mois de mai 1202, laissant tout son avoir aux pèlerins. S’il avait vécu plus longtemps et n’avait pas été détourné de sa véritable voie, il aurait sans doute obtenu par sou honnêteté et sa chaleur communicative des succès durables. Bien différent de Foulques était Duràn de Huesca le Catalan. En dépit des édits de persécution d’Alphonse et de Pierre, l’hérésie vaudoise avait jeté de profondes racines en Aragon. Duràn était un de ses chefs et il prit part au colloque tenu à Pamiers vers 1207 entre les Vaudois d’une part, les évêques d’Osma, de Toulouse et de Conserans de l’autre, en présence du comte de Foix. Il est probable que Saint-Dominique y assistait aussi et comme ces deux hommes avaient beaucoup de traits communs, on est tenté de croire que la conversion de Duràn, seul résultat pratique du colloque, lui due à l’éloquence de Saint-Dominique. Duràn ôtait un croyant trop zélé pour se contenter d’assurer son propre salut ; il s’appliqua dès lors â regagner à la foi des âmes égarées. Non seulement il écrivit différents traités contre l’hérésie, mais il conçut le projet de fonder un ordre qui serait un modèle de pauvreté et d’abnégation, uniquement voué à la prédication et à la propagande, pour combattre les hérétiques avec les armes mêmes qui leur avaient si bien servi à détacher les âmes d’une Eglise trop riche et trop mondaine. Enflammé par cette idée, il se mit à l’œuvre parmi ses anciens coreligionnaires et en ramena un grand nombre, tant d’Espagne que d’Italie. A Milan, cent Cathares acceptèrent de revenir à l’orthodoxie, à la condition qu'on leur rendit un édifice élevé par eux pour servir d’école et que l’archevêque avait fait démolir. Duràn, avec trois compagnons, se présenta devant Innocent III, qui fut satisfait de sa profession de foi et approuva son plan, ha plupart des nouveaux associés étaient des clercs qui avaient déjà dépensé en charités tout leur avoir. Renonçant au monde, ils décidèrent de vivre dans la plus stricte chasteté, de coucher sur des planches, excepté en cas de maladie, de prier sept fois par jour et d’observer des jeunes spéciaux en dehors de ceux que prescrivait l’Église. La pauvreté absolue devait être de règle ; personne ne devait songer au lendemain ; tous les dons d’or ou d’argent devaient être refusés et l’on ne pourrait accepter que le strict nécessaire en fait de nourriture et de vêtements. On adopta un habit blanc ou gris, avec des sandales pour se distinguer des Vaudois. Los plus savants devaient consacrer leur temps à prêcher aux fidèles et à convertir les hérétiques, en s’engageant à ne point dénoncer les vices du clergé. Ceux qui n’avaient pas reçu une éducation suffisante devaient travailler de leurs mains, s’acquittant envers l’Église de toutes les dimes, prémices et oblations qu’elle réclamait. En outre, le souci des pauvres devait être un des devoirs essentiels du nouvel Ordre ; un riche laïque du diocèse d’Elne proposa de construire ;Y leur intention un hôpital de cinquante lits, d’élever une église et de distribuer des vêtements aux malheureux. Ils devaient avoir le droit d’élire eux-mêmes leur supérieur, mais ne pouvaient se soustraire en aucune façon à la juridiction régulière des prélats. Cette institution des Pauvres Catholiques — comme ils s’appelèrent eux-mêmes, par contraste avec les Pauvres de Lyon ou Vaudois — contenait le germe de tout ce qui fut conçu et exécuté plus tard par Saint-Dominique et Saint François. Ce lut l’origine ou du moins la première ébauche des grands Ordres Mendiants, conception féconde qui opéra des effets prodigieux. S’il n’est pas vraisemblable que Saint-François, en Italie, ait emprunté son idée à Duràn, il est plus que probable que Saint-Dominique, en France, où il devait être informé de ce mouvement, fut conduit par l’exemple des Pauvres Catholiques à son grand projet similaire des Frères Prêcheurs. Toutefois, bien que les débuts de Duràn aient été plus favorisés par les circonstances que ceux de Saint-Dominique et de Saint-François, l’insuccès de sa tentative ne tarda pas à se dessiner. Dès 1209, il avait établi des communautés en Aragon, à Narbonne, à Béziers, à Uzès, à Carcassonne et à Nîmes ; mais les prélats du Languedoc, pris de méfiance, se montraient tous activement ou secrètement hostiles. On éleva des chicanes sur la réconciliation des hérétiques convertis ; on se plaignit que les conversions fussent simulées, que les convertis manquassent de respect pour l’Église et ses observances. La croisade était déjà sur pied ; il semblait plus facile d’écraser que de persuader et les humbles méthodes préconisées par Duràn et ses frères semblaient presque ridicules à cette époque de passions surexcitées et de violences. En vain Duràn fit appel à Innocent ; en vain le pape, qui envisageait son projet avec la lucidité d’un homme d’Étal chrétien, l’assura de la protection pontificale, écrivit lettres sur lettres aux prélats pour leur ordonner de seconder les Pauvres Catholiques, leur rappelant que les brebis égarées devaient être reçues avec joie au bercail, que les âmes devaient être gagnées par la douceur et la charité, leur enjoignant enfin de ne pas insister sur des vétilles. Il alla jusqu’à concéder à Duràn que les membres séculiers de sa société ne pourraient pas être contraints à prendre les armes contre les chrétiens, ni à prêter serment dans des affaires séculières, en tant que cette abstention était compatible avec la justice et avec les droits des suzerains. Tout fut inutile. Les passions et les haines qu’Innocent avait déchaînées sur le Languedoc étaient devenues telles qu’il ne pouvait plus les contenir. Les Pauvres Catholiques disparurent dans la tourmente ; après 1212, il n’en est presque plus question. En 1237, Grégoire IX ordonna au Provincial dominicain de Tarragone de les réformer et de leur faire adopter une des règles monastiques existantes. Un mandement d’Innocent IV, en 1217, adressé à l’archevêque de Narbonne et à l’évêque d’Elne, interdit la prédication aux Pauvres Catholiques, preuve que lorsqu’ils voulurent s’acquitter de la tâche en vue de laquelle ils avaient été institués, on se hâta de leur imposer silence. Il était réservé à d’autres mains de développer toutes les conséquences du projet éminemment pratique qui avait été conçu par Duràn. Tout autres furent les triomphes de Domingo de Guzman, que l’Eglise Romaine vénère comme le plus grand et le plus heureux de ses champions : Della fede cristiana santo atleta, Benigno a' suoi e a' nemici crudo — E negli sterpi erelici percosse L'impeto suo più vivamente quivi Dove le resistenze eran più grosse[1]. Il naquit à Calaruega, dans la Vieille Castille, en 1170, d'une famille que ses Frères aiment rattacher à la souche royale. Telle fut sa sainteté qu’elle se refléta sur sa mère, S l0 -Juana de Aga ; il fut même question de ranger son père au nombre des saints. Ses deux parents étaient ensevelis dans le couvent de San Pedro de Gumiel, lorsque, vers 1320, l’Infant Juan Manuel de Castille obtint le corps de Juana pour le couvent dominicain de San Pablo de Penafiel, fondé par lui ; alors Fra Geronymo Orozeo, abbé de Gumiel, transféra prudemment les restes de Don Felix de Gusman dans un lieu inconnu, afin de le soustraire à un surcroît inutile de vénération. Même les fonts baptismaux, en forme de coquille, où Dominique avait été baptisé, n’échappèrent pas aux excès de la piété espagnole. En 1605, Philippe III les fit transporter en grande pompe de Calaruega à Valladolid. De là ils émigrèrent au Couvent Royal de San Domingo à Madrid, où ils ont servi, depuis cette époque, au baptême des Enfants Royaux. Dix ans d’études à l’Université de Palencia firent de Dominique un théologien accompli et l’armèrent de pied en cap pour l’œuvre de missionnaire à laquelle il devait consacrer sa vie. Reçu au chapitre d’Osma, il y devint bientôt sous-prieur ; c’est en cette qualité que nous l’avons vu accompagner son évêque, qui, depuis 1203, accomplit plusieurs missions dans le Languedoc. Les biographes de Dominique rapportent que toute sa carrière d’apôtre fut déterminée par un incident de son premier voyage, au cours duquel, descendu dans la maison d'un hérétique de Toulouse, il passa la nuit à le convertir. Ce succès, joint à la constatation de l’étendue du mal, décida de sa vocation. Quand, en 1200, l’évêque Diego renvoya son escorte et resta pour évangéliser le pays, il ne garda auprès de lui que Dominique ; et lorsque Diego revint mourir en Espagne, Domi nique demeura et continua de faire du Languedoc le théâtre de sa féconde activité. La légende qui s’est formée autour de lui le représente comme un des principaux instruments de la ruine de l’hérésie albigeoise. Assurément, il fil tout ce qu’un individu pouvait faire au profit d’une cause à laquelle il s’était entièrement dévoué ; mais, historiquement, son influence fut presque insensible. Le moine de Vaux-Cernay ne le nomme qu’une fois, en qualité de compagnon de l’évêque Diego, et l'épithète qu’il lui accorde, vir totius sanctitatis, n’est qu’une des formules de la civilité ecclésiastique à cette époque. Il fut au nombre des prédicateurs autorisés par les légats en 1207, avec la permission du pape Innocent ; c’est ce que prouve une absolution donnée par lui et qui s’est conservée, où il s’appelle lui-même chanoine d’Osma et prœdicator minimus ; mais la modestie de 250 sa situation appert du fait que l’absolution est soumise à l’approbation du légal Arnaud, dont Dominique n’était qu’un des mandataires. Ce document, avec une dispense accordée à un bourgeois de Toulouse de loger un hérétique dans sa maison, sont les seuls témoignages subsistant de son activité de missionnaire. Cependant son talent d’organisateur s’était déjà révélé par la fondation du monastère de Prouille. Un des moyens les plus efficaces par lesquels les hérétiques propageaient leurs doctrines était la création d’établissements où de pauvres filles de bonne naissance recevaient une éducation gratuite. Pour les combattre sur leur propre terrain, Dominique conçut, vers 1200, le projet d’une institution analogue pour les Catholiques et il le réalisa avec l’aide de l’évêque Foulques de Toulouse. Prouille devint un grand et riche couvent, qui se vanta d’être le berceau de l’Ordre Dominicain. Pendant les huit années suivantes, nous ignorons tout de la vie de Dominique. Sans doute il travailla sans relâche à remplir sa mission, gagnant, à défaut d’âmes, les vertus qui devaient si bien le servir : l’habileté dans la controverse, la connaissance des hommes, la force que procure la concentration de toutes les énergies sur une tâche imposée par la conscience mais, dans le tumulte sauvage des croisades, il n’y a pas la moindre trace des résultats obtenus par lui. Nous pouvons hardiment repousser comme des fables la tradition qui lui fait refuser successivement les évêchés de Béziers, de Conserans et de Comminges, ainsi que les miracles qu’il aurait opérés en vain au milieu des Cathares endurcis. Il reparaît au jour de l'histoire après que la bataille de Muret eût anéanti les espérances du comte Raymond, lorsque la cause de l’orthodoxie parut triomphante et que le champ des conversions fut largement ouvert. En 1284, il était dans sa quarante-cinquième année, dans toute la force de son énergie virile, mais n’ayant encore rien fait qui pût faire présager ce qu’il allait accomplir. Dépouillés de leurs ornements surnaturels, les témoignages que nous possédons à son sujet le montrent comme un homme réfléchi, résolu, à convictions profondes et inaltérables, bouillant de zèle pour la propagation de la foi — et cependant plein de bonté et de qualités aimables. Une marque significative de l'impression qu’il produisit sur ses contemporains, c’est que presque tous les miracles qu'on lui attribue sont de nature bienfaisante — résurrection de morts, guérison de malades, conversion d’hérétiques, non par la menace de châtiments, mais en prouvant qu’il parlait 25i au nom de Dieu. Les récits relatifs â ses austérités habituelles peuvent être exagérés ; mais pour peu que l’on soit au courant des macérations volontaires de l’hagiologie, on n’hésitera pas à admettre que Dominique ait été aussi sévère pour lui-même que pour les autres. Cela n’oblige pas de croire, comme le veut la légende, que le saint homme, encore enfant, tombât sans cesse de son lit, parce qu’il préférait ; dans son ascétisme prématuré, la mortification d’un lit de planches dures au luxe d’une couche moelleuse. Nous ne voyons d’ailleurs qu’une exagération Innocente de la vérité dans le tableau qu’on nous fait de ses flagellations incessantes, de ses veilles infatigables, dont il se délassait, quand la nature l’exigeait impérieusement, sur une planche ou dans le coin d’une église, où il avait passé la nuit en oraison — de ses prières presque ininterrompues, de ses jeûnes surhumains. Il y a sans doute aussi beaucoup de vrai dans les légendes qui célèbrent sa charité sans bornes et son amour pour le prochain : encore étudiant, au moment d’une disette, il aurait vendu ses livres pour soulager les misères qui l’entouraient ; si Dieu ne l’en avait détourné, il se serait vendu lui-même pour racheter aux Mores un captif dont la sœur était accablée de chagrin. Vraies ou non, d’ailleurs, ces histoires nous révèlent clairement l’idéal que ses disciples immédiats crurent avoir été réalisé en lui[2]. Les quelques années qui restaient à Dominique furent témoins de la rentrée rapide d’une récolte semée par lui pendant la période de son humble et laborieuse obscurité. En 1214, Pierre Lolla, riche citoyen de Toulouse, résolut de se joindre à Dominique et lui donna, pour servir de centre à son apostolat, une belle maison près du Château-Narbonnais, qui resta pendant plus d'un siècle le siège de l’Inquisition. Quelques autres âmes zélées se groupèrent autour de lui et les Frères commencèrent à vivre comme des moines. Foulques, le fanatique évêque de Toulouse, leur attribua le sixième des dîmes, pour qu'ils pussent acquérir les livres et les autres instruments de travail nécessaires à leur propre instruction et à celle des autres, qu’ils destinaient surtout à la prédication. A cette époque, la tentative de Duràn de Huesca avait déjà échoué. Dominique, qui 252 doit l’avoir connue, découvrit sans doute les causes de cet insuccès et la manière d’en éviter un semblable. Il est cependant à noter que, dans son projet primitif, il n’est pas question de l’emploi de la force. Les hérétiques du Languedoc gisaient sans défense aux pieds de Montfort, proie trop aisée offerte aux spoliateurs ; mais le projet de Dominique visait seulement leur conversion pacifique, comme l'accomplissement des devoirs d’instruction et d’exhortation «pie l’Église avait si longtemps et si complètement négligés. Tous les regards se tournaient alors vers le concile de Latran, qui allait décider du sort de la France méridionale. Foulques de Toulouse, se rendant à Rome, emmena Dominique afin d’obtenir, pour la nouvelle communauté, l’approbation pontificale. Suivant la tradition, Innocent hésita ; l’expérience récente de Duràn de Huesca l’avait rendu quelque peu sceptique à l’endroit des initiatives enthousiastes ; le concile avait interdit la création de nouveaux Ordres monastiques et avait décidé que le zèle devait trouver satisfaction, à l’avenir, dans les communautés existantes. Mais les scrupules d’Innocent furent dissipés par un songe où il vil la Basilique de Latran chancelante et prête à tomber, tandis qu’un homme, en qui il reconnut l'humble Dominique, la soutenait de ses robustes épaules. Ainsi averti que l’édifice de l’Eglise devait être étagé par l’homme dont il avait méconnu le zèle, Innocent approuva le projet, à la condition que Dominique et ses frères adoptassent la règle de quelque ordre antérieur. Dominique revint et convoqua ses frères ù Prouille. Ils étaient alors au nombre de seize, venus des points les [dus divers de l’horizon — Castille, Navarre, Normandie, France du Nord, Languedoc, Angleterre et Allemagne — preuve frappante du pouvoir de l’Eglise à oublier et à effacer les distinctions nationales en vue d’un idéal religieux. Cette petite troupe dévouée et dévote adopta la règle des Chanoines Réguliers de Saint Augustin, dont Dominique faisait partie, et choisit pour abbé Mathieu le Gaulois. Il fut le premier et le dernier à porter ce litre, car, à mesure que l’Ordre se développa, son organisation fut modifiée en vue d’assurer à la fois plus d’unité et plus de liberté d’action. Il fut divisé en provinces, chacune sous la direction d’un prieur provincial. Tous les prieurs relevaient du Général. Les fonctions étaient électives et il y avait des règlements pour la tenue de réunions ou chapitres, tant provinciaux que généraux. Chaque frère devait obéissance absolue à son supérieur. Comme un soldat en service actif, il pouvait être envoyé en mission à tout instant, dès que l’intérêt de la religion ou de l’Ordre le demandait. En vérité, les Frères se considéraient comme les solfiais du Christ, non point, comme les autres moines, voués à une existence contemplative, mais destinés et dressés à se mêler au monde, exercés aux arts de la persuasion, experts en théologie et en rhétorique, prêts, enfin, d’oser et à tout souffrir dans l'intérêt de l'Église militante. Le nom de Frères-Prêcheurs, sous lequel ils devinrent si célèbres, fut le résultat d’un incident fortuit. Pendant le Concile de Latran, alors que Dominique était à Rome, le pape Innocent eut l’occasion de lui adresser une note. Il ordonna à son secrétaire de la commencer ainsi : « Au frère Dominique et à ses compagnons ». Puis, se ravisant, il prescrivit d’écrire : « Au frère Dominique et aux prêcheurs qui sont avec lui » ; puis, enfin, après nouvelle réflexion : « A maître Dominique et aux frères prêcheurs ». Cette désignation les combla de joie et ils l'adoptèrent aussitôt. Chose curieuse, l’obligation de la pauvreté n’était pas inscrite dans le projet primitif de l’Ordre. La première impulsion lui était venue de la donation de la propriété de Cella et de la part dans les dîmes offerte par l’évêque Foulques ; peu de temps après l’organisation de l’Ordre, Dominique n’eut aucun scrupule à accepter de Foulques trois églises, l’une à Toulouse, l’autre à Pamiers, la troisième à Puylaurens. Les historiens de l’Ordre s’efforcent d’expliquer cela en disant que ses fondateurs désiraient que la pauvreté fût un élément de leur règle, mais reculèrent devant la crainte qu’une idée aussi nouvelle ne mit obstacle A la confirmation pontificale. Comme Innocent avait déjà approuvé le vœu de pauvreté dans le projet de Duràn de Huesca, la futilité de dette excuse est évidente et nous sommes en droit de mettre en doute les légendes qui montrent Dominique interdisant rigoureusement A ses Frères l'usage de l’argent. Il est certain, d'autre part, que, dès 1217, nous trouvons les Frères en dispute avec les agents de l’évêque Foulques au sujet de la question des dîmes, réclamant que des églises qui ne comptaient qu’une demi-douzaine de communiants fussent considérées comme paroissiales et soumises à la perception de cette taxe. C’est seulement plus tard, lorsque le succès des Franciscains eut démontré les puissants attraits de la pauvreté, que le principe en fut adopté par les Dominicains dans le Chapitre Général de 1220. Il finit par être inscrit dans la constitution adoptée par le Chapitre de 1228, qui prohiba l’acquisition de terres ou de rentes, prescrivit aux prêcheurs de ne jamais demander d’argent et classa parmi les « offenses graves » le fait pour un Frère d’avoir conservé par devers lui une chose qu’il lui était interdit de recevoir. L’Ordre s’émancipa bien vite de ces restrictions, mais Dominique lui-même donna l’exemple d'une extrême sévérité à cet égard ; lorsqu’il mourut à Bologne, en 1221, ce fut dans le lit de frère Moneta, car il n’en possédait point, et dans le vêtement de Moneta, car le sien était usé et il n’en avait pas d’autre. Quand la règle fut adoptée en 1220, tous les biens qui n’étaient pas indispensables aux besoins de l’Ordre furent transférés au couvent de Prouille dont il a été question plus haut. Il ne manquait plus maintenant à l’Ordre que la confirmation pontificale. Avant que Dominique n’arrivât à Rome, où il se rendait pour l’obtenir, Innocent mourut ; mais son successeur, Honorius III, entra pleinement dans ses vues et la sanction du Saint Siège fut accordée le 21 Décembre 1210. Revenu à Toulouse en 1217, Dominique se lutta d’envoyer ses disciples en mission. Quelques-uns allèrent en Espagne, d’autres à Paris, d’autres à Bologne ; Dominique lui-même revint â Rome où, grâce â la faveur de la cour pontificale, son enthousiasme fut récompensé par une abondante moisson de disciples. Ceux qui allèrent à Paris y furent chaleureusement reçus ; on leur accorda la maison de Saint-Jacques, où ils fondèrent le fameux couvent des Jacobins, qui dura jusqu’à la suppression de l'Ordre par la Révolution. L’état d’exaltation des laïques et des ecclésiastiques de tout rang, qui se hâtèrent d’adhérer à l’Ordre nouveau, se révèle par l’histoire des persécutions que les premiers Frères de Saint-Jacques eurent à endurer de l'Esprit Malin. Des visions effrayantes ou sensuelles pesaient continuellement sur eux, en sorte qu'ils furent obligés de veiller la nuit à tour de rôle les uns sur les autres. Nombre d'entre eux furent possédés par le Diable et devinrent fous. Leur grande auxiliatrice était la Sainte Vierge, d’où l'usage des Dominicains de chanter Salve Regina après Compiles, pieux exercice au cours duquel on la vit souvent planer au-dessus d’eux dans un globe de lumière. — Des hommes dans un pareil état d'âme étaient prêts à tout souffrir eux-mêmes et à tout faire souffrir aux autres dans l'espoir du salut éternel. Il n’est pas nécessaire de suivre ici avec détail la merveilleuse expansion de l’Ordre dans tous les pays de l’Europe. Dès 1221, lorsque Dominique, en qualité de Général, tint le second chapitre général à Bologne, quatre ans après que les seize disciples se fussent séparés à Toulouse, l’Ordre comptait déjà soixante couvents et était organisé en huit provinces — Espagne, Provence, France, Angleterre, Allemagne, Hongrie. Lombardie et Romagne. La même année vit la mort de Dominique ; mais son œuvre était solide et sa disparition ne produisit aucun trouble dans l’action de la puissante machine qu'il avait construite et mise en mouvement. Partout les hommes les plus intelligents de l’époque adoptaient le scapulaire dominicain ; partout aussi ils conquéraient le respect et la vénération du peuple. La papauté se hâta de reconnaître leurs services et on les trouve bientôt remplissant des fonctions importantes dans la Curie. En 1243, le savant Hugues de Vienne fut le premier cardinal dominicain et, en 1276, les Dominicains se réjouirent de voir le Frère Pierre de Tarentaise monter sur la chaire de Saint-Pierre sous le nom d’Innocent V. Toutefois, le retard apporté à la canonisation de Dominique semble prouver qu’il fit personnellement moins d’impression sur ses contemporains que ses disciples ne voudraient nous le persuader. Mort en 1221, c’est le 3 juillet 1234 seulement qu’une bulle pontificale l’inscrivit dans le calendrier des Saints. Son grand collègue ou rival, François, qui mourut en 1220, fut canonisé deux ans après, en 1228 ; le jeune Franciscain, Antoine de Padoue, qui mourut en 1231, fut élevé au rang des Saints en 1233 ; et quand le Dominicain Saint-Pierre Martyr fut tué le 12 avril 1232, la procédure de canonisation, commencée le 31 août de la même année, fui terminée le 23 mars 1253, moins d’un an après sa mort. Le fait qu’il se passa treize ans entre la mort et la canonisation de Dominique semble indiquer que ses mérites éminents n’ont été que lentement reconnus[3]. Si les Franciscains ont finalement été assimilés, où à peu près, aux Dominicains, ce fut par l’effet des exigences écrasantes qui sollicitaient de toutes parts leur activité ; mais, à l’origine, le but poursuivi par chacun de ces Ordres était aussi différent que les caractères de leurs fondateurs. Si Saint-Dominique fut le type du missionnaire actif et pratique, Saint-François fut l’idéal de l'ascète contemplatif, heureusement modifié parmi amour sans bornes et une infatigable charité pour son prochain. Né en 1282, Giovanni Bernardone était le fils d’un riche commerçant d’Assise, qui l’initia d’abord à ses affaires. Ayant accompagné son père dans un voyage en France, le jeune homme en revint avec une connaissance de la langue française qui le fil surnommer Francesco par ses amis. A l’âge de vingt ans, une dangereuse maladie, qui amena sa conversion, mit fin subitement aux dissipations de sa jeunesse ; désormais, il se voua a des œuvres de charité qui lui valurent, peut être non sans raison, la réputation d’un esprit troublé. Désirant ardemment restaurer l’église en ruines de Saint-Damien, il déroba une quantité d'effets à son père et les vendit à Foligno, avec le cheval qui les avait apportés. Exaspéré, et trouvant son fils invinciblement décidé à suivre sa voie, le père de François le mena devant l’évêque pour le faire renoncer à toute prétention sur son héritage. François y consentit de grand cœur et, pour rendre sa renonciation plus complète, il se dépouilla de tous ses habits, à l'exception d’une chemise de crin qu’il portait pour mortifier sa chair. L’évêque fut obligé, pour couvrir sa nudité, de lui faire don du manteau usé d’un paysan. François était maintenant engagé dans une vie de mendicité vagabonde, dont il tira d’ailleurs si-bon parti qu’il put restaurer quatre églises tombant en ruines avec les aumônes qu’il récolta. Il n'avait pas d'autre pensée que de travailler à son propre salut, tant par la pauvreté librement consentie que par des actes de charité et d'amour, en particulier à l’égard des lépreux ; mais sa réputation de sainteté vint à s’étendre et le bienheureux Bernard de Quintavalle demanda à s’associer à lui. Le solitaire était d’abord peu disposé à s’adjoindre un compagnon. Pour connaître la volonté de Dieu à ce sujet, il ouvrit trois fois au hasard les Évangiles et tomba sur ces trois textes qui devinrent la charte du grand Ordre franciscain : « Jésus lui dit : si tu veux être parfait, va, vends ce que tu as et le donne aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel ; après cela, viens et suis-mo[4]i ». « Ne leur ressemblez pas ; car votre Père sait de quoi vous avez besoin, avant que vous lui demandiez[5] ». « Alors Jésus dit à ses disciples : si quelqu’un veut venir après moi, qu'il renonce à soi-même, et qu’il se charge de sa croix, et qu’il me suive[6]. » François obéit à la volonté de Dieu et accepta la recrue qu'il lui envoyait. D’autres vinrent se joindre à eux et le petit groupe finit par se composer de huit personnes. Alors François annonça que le moment était venu pour eux d’évangéliser le monde et il les dispersa par couples vers les quatre points de l’horizon. Quand ils se réunirent de nouveau, quatre autres volontaires vinrent faire adhésion ; François rédigea aussitôt une règle pour leur gouverne et les Douze, suivant la légende franciscaine, se rendirent à Rome, à l’époque du concile de Latran, pour obtenir la confirmation pontificale. Lorsque François se présenta au pape sous l’aspect d’un mendiant, le Pontife, indigné, ordonna qu'on le mît dehors ; mais, pendant la nuit, il eut une vision, qui lui enjoignit de faire revenir le mendiant. Les conseillers du pape étaient fort divisés, niais l'éloquence et la gravité de François remportèrent : la Règle fut approuvée et les Frères furent autorisés à aller prêcher la parole de Dieu[7]. Les Frères hésitaient encore : devaient-ils s’abandonner à la vie contemplative des anachorètes, ou se jeter A corps perdu dans l’œuvre immense d’évangélisation qui s’offrait à eux ? Ils se retirèrent à Spolète et tinrent longuement conseil sans pouvoir aboutir à une conclusion. Enfin, une révélation divine mit fin à leurs doutes et l’Ordre franciscain, au lieu de se disséminer pour mourir dans quelques ermitages isolés, devint une des organisations les plus puissantes de la Chrétienté. Cependant la cabane délaissée où ils s’abritèrent lors de leur retour à Assise ne présageait guère leur future splendeur. Un fait permet de mesurer la rapidité de la croissance de l’Ordre : lorsque François convoqua le premier chapitre général, en 1221, le nombre des Frères assistants fut estimé de trois à cinq mille, comprenant un cardinal et plusieurs évêques ; et lorsque, au chapitre général de 1200, sous Bonaventure, on procéda à une nouvelle répartition de l’Ordre, il fut divisé en trente-trois provinces et trois vicariats, comprenant en tout cent quatre-vingt- deux custodies. Cette organisation peut être comprise par l’exemple de l’Angleterre, qui formait une province divisée en sept custodies, comprenant, en 1256, quarante-neuf maisons avec 1212 Frères. A cette époque, l’Ordre avait pénétré jusque dans les recoins les plus écartés de ce que l’on appelait alors le monde civilisé et même dans les régions circonvoisines. Les Minorites ou frères mineurs, comme ils s’appelaient eux- mêmes par humilité, différaient tellement, à leurs débuts, de 259 toute organisation existante dans l’Eglise, que les premiers disciples envoyés par Saint-François en Allemagne et en Hongrie furent considérés comme des hérétiques, maltraités et expulsés. En France, on les prit pour des Cathares, parce que leur austérité rappelait celle des Parfaits. On leur demanda s’ils n’étaient pas des Albigeois et ils ne surent que répondre, ignorant ce que signifiait ce mot ; on ne cessa de les tenir en suspicion que lorsque les autorités ecclésiastiques eussent consulté le pape Honorius III. En Espagne, cinq cents Minorités subirent le martyre. Innocent n’avait donné à leur Règle qu’une approbation verbale ; il était mort et il fallait quelque chose de plus positif pour préserver les Frères de la persécution. François rédigea, en conséquence, une seconde Règle, plus concise et moins rigide que la première, et la soumit à Honorius, Le pape l’approuva, non sans formuler quelques objections sur certains articles ; mais François refusa de les modifier, disant qu’ils n’étaient pas de lui, mais de Jésus, et que les paroles de Jésus ne pouvaient être altérées. Les disciples conclurent de là que leur Règle avait été l’objet d’une révélation divine. Cette croyance passa dans la tradition de l’Ordre et la Règle s’est maintenue depuis sans changement dans la lettre, bien que, comme nous le verrons plus loin, l’esprit en ait été plus d’une fois modifié par l’ingéniosité des casuistes pontificaux. Cette Règle est très simple ; ce n’est, à la vérité, qu’un court commentaire du serment que prêtait chaque Frère de vivre conformément à l’Évangile dans l’obéissance, la chasteté et la pauvreté. Celui qui désirait se faire admettre dans l’Ordre devait commencer par vendre tous ses biens et les distribuer aux pauvres ; si cela était impossible, la volonté de le faire suffisait. Chacun pouvait posséder deux frocs, mais ils devaient être d’une étoffe grossière et il fallait les recoudre et les repriser aussi longtemps que possible. Les chaussures étaient permises à ceux qui ne pouvaient absolument pas s’en passer. Tous devaient voyager à pied, sauf en cas de maladie ou de nécessité. Nul ne devait recevoir de monnaie, ni directement ni par un tiers ; seuls les ministres — nom que l’on donnait aux supérieurs provinciaux — pouvaient accepter de l’argent en vue de soigner-les malades et d’acheter des vêtements, en particulier dans les climats rigoureux. Le travail était sévèrement recommandé à tous ceux qui en étaient capables ; la rémunération ne devait pas consister en argent, mais en objets nécessaires aux travailleurs et à leurs frères. La clause exigeant la pauvreté absolue eut pour effet, comme nous le verrons, un schisme dans l’Ordre et mérite, par suite, d’être reproduite textuellement : « Les Frères ne posséderont rien en propre, ni maisons, ni terrains, ni aucune autre chose, mais ils vivront dans le monde en étrangers et en pèlerins, demandant avec confiance l’aumône. En cela ils n’éprouveront pas de honte, car le Seigneur s’est fait pauvre dans le monde pour nous. C’est cette perfection de pauvreté qui a fait de vous, très chers Frères, les héritiers et les rois du royaume céleste. Possédant cela, vous ne devez rien désirer d’autre sous le ciel. » Le chef de l’Ordre ou Ministre Général était élu par les Ministres Provinciaux, qui pouvaient aussi le déposer, toutes les fois que l’intérêt commun l’exigeait. Les autorisations de prêcher devaient être accordées parle Général, mais aucun Frère ne devait prêcher dans un diocèse sans l’assentiment de l’évêque. C’est tout ; et assurément, dans ces quelques règles, il n’y a rien qui puisse faire prévoir l'immensité des résultats qui ont été obtenus en s’y conformant. Ce qui donna aux Franciscains une prise durable sur les affections du monde, fut l’esprit que le fondateur leur infusa. Aucune créature humaine depuis Jésus n’a plus complètement incarné l’idéal du Christianisme que Saint-François. Au milieu de l’extravagance de son ascétisme, qui confine parfois à la folie, on voit briller l’amour et l’humilité chrétienne avec lesquels il se dévoua aux misérables et aux délaissés — parias auxquels, à cette rude époque, peu de gens songeaient à s’intéresser. L’Église, absorbée par ses intérêts mondains, avait négligé les devoirs sur lesquels était fondé son empire des Ames et il fallait toute l’exagération du sacrifice volontaire enseigné par François pour rappeler l'humanité au sentiment de ses obligations. Ainsi, de toutes les misères de cet Age de misères, la plus horrible ôtait celle du lépreux — être infortuné affligé par Dieu d’une maladie dégoûtante, incurable et contagieuse, à qui tout commerce avec les hommes était interdit et qui, lorsqu’il sortait du lazaret pour quêter des aumônes, était obligé de signaler son approche en frappant ensemble des bâtons ou cliquettes, afin que les habitants, avertis par ce bruit, pussent éviter le contact du pestiféré. C’est à ces hommes, les plus désespérés et les plus abhorrés de l’humanité d’alors, que s’adressèrent particulièrement la charité infinie et l’amour sans bornes de Saint- François. Il voulut que ses Frères suivissent son exemple et lorsqu’un noble ou un vilain sollicitait l’admission dans l’Ordre, on lui disait qu’un des premiers devoirs auxquels il devait se soumettre était de servir humblement les lépreux dans leurs hôpitaux. François n'hésitait pas à dormir dans les lazarets, à panser les dangereuses plaies des malades, à leur appliquer des remèdes, à porter secours aux souffrances des corps comme aux misères des âmes. En faveur des lépreux, il admit des exceptions à la règle interdisant de recevoir des aumônes en argent. Toutefois, son humilité lui persuada d’interdire à ses disciples de produire en public les « frères chrétiens », comme il les appelait. Un jour que le Frère Jacques avait amené il l’Église un lépreux horriblement dévoré par son mal, François l’en blâma ; puis, se reprochant à lui-même ce que le patient pouvait considérer comme une marque de mépris, il demanda au Frère Pierre de Catane, alors ministre général de l’Ordre, de confirmer la pénitence qu’il s’était infligée à lui-même. Pierre, qui le vénérait trop pour lui lien refuser, donna son assentiment ; alors François annonça qu’il mangerait dans le même plat que le patient. Au repas suivant, le lépreux prit place à la table et les Frères furent terrifiés en voyant qu’un même plat servait à François et au malade, le lépreux enfonçant ses doigts, qui dégoûtaient de sang et de pus, dans la nourriture qu’il partageait avec le Saint. Ce serait peut-être aller bien loin que de croire sans réserve à de telles histoires ; mais, en somme, cela importe peu. S’il n’y a là que des légendes, l'existence même de pareilles légendes atteste l’impression que lit François sur ses disciples ; et l’efficacité d’un pareil idéal, à une époque si dure et si cruelle, peut difficilement être exagérée. Un fait certain, c’est que les Franciscains ont toujours été au premier rang quand il s’agissait de soigner les malades, qu’ils ont travaillé dans les hôpitaux en temps de peste et que les progrès, d’ailleurs bien médiocres, que l’art de guérir a laits vers la fin du moyen Age furent dus à leur zèle intelligent. On nous dit, en outre, que l’amour de François se répandit sur les bêtes aussi bien que sur les hommes — sur les insectes, les oiseaux et les animaux qu’il avait coutume d’appeler ses frères et sœurs. Toutes les histoires que l’on raconte sur lui et sur ses disciples immédiats débordent véritablement de tendresse et d’abnégation ; on y constate partout la perfection de l’humilité et de la patience, la maîtrise des passions, une tendance infatigable à réprimer tout ce qui fait l’imperfection de la nature humaine et à. réaliser le modèle que le Christ a donné pour le gouvernement intérieur de l’homme. Envisagé sous cet aspect, il n’est point jusqu’aux quasi-blasphèmes du « Livre des Conformités du Christ et de François » qui ne perdent leur caractère d’outrance presque grotesque. Assurément, nous pouvons sourire de l’absurdité de quelques- uns des parallèles que ce livre énonce, et ils peuvent paraître singulièrement choquants lorsqu’ils sont présentés, dépouillés de tout ce qui les atténue, dans l’ « Alcoran des Cordeliers ». Nous pouvons mettre en doute l’authenticité des Stigmates, qu'il a fallu tant de miracles et tant de bulles papales pour imposer à l’incrédulité d’une génération endurcie. Nous pouvons penser que Satan s’est montré moins malin qu’à son ordinaire en s’obstinant sans espoir à tenter ou à terrifier le Saint sous la forme d’un lion ou d’un dragon. El pourtant, malgré les criantes absurdités du culte de Saint-François, nous reconnaissons l’impression profonde que ses vertus firent sur ses disciples, jusque dans le récit de la vision où le trône céleste de Lucifer, voisin de celui du Très-Haut, parut vide... et réservé à François[8]. A l’orgueil et à la cruauté de son époque, il opposa l’humilité et la patience. « La perfection du contentement, disait-il, consiste non à opérer des miracles, à guérir les malades, à expulser les démons, à ressusciter les morts ; elle n’est pas davantage dans la science ni dans la connaissance de toutes choses, ni dans l’éloquence qui convertit les hommes ; elle est dans la patience à supporter les malheurs, les injures, les injustices et les humiliations. » Bien loin d’être fier de ses vertus, il confesse humblement qu’il n’a pas vécu lui-même suivant sa Règle et allègue comme excuses sa faiblesse et son ignorance. Les successeurs de François poussèrent jusqu’aux dernières limites de l’absurde cette passion de l’humilité. Ainsi Giacomo Benedettone, mieux connu sous le nom de Jacopone da Todi, auteur du Stabat Mater, était un avocat de talent qui, accablé par la mort d’une femme aimée, se fit admettre dans l’Ordre ; pendant dix ans, il feignit d’être idiot, afin de jouir dévotement des mauvais traitements et des insultes de tout genre dont les gens de dette espèce étaient l’objet. L’obéissance était enseignée et imposée jusqu’à concurrence de l’abdication absolue de la volonté. Beaucoup de légendes attestent à quel point les premiers disciples s’assujettissaient l’un à l’autre et à leurs supérieurs. Quand, en 1221, les Franciscains furent envoyés pour la première fois en Angleterre, Grégoire, le ministre provincial de France, demanda au frère Guillaume d’Esseby s'il désirait y aller. Guillaume répondit qu’il ne savait pas s’il le désirait ou non, parce que sa volonté n’était pas sienne, mais celle du ministre et que, par suite, il désirait tout ce que le ministre pouvait désirer qu’il désirât. On raconte quelque chose d’analogue sur deux Frères de Salzbourg en 1222. Cette obéissance aveugle eut pour résultat de faire régner dans l’Ordre une discipline qui en augmenta immensément l’importance pour l’Église, lorsqu’il fut devenu un instrument aux mains de la papauté. Saint-François exhortait tout particulièrement ses Frères à se dévouer entièrement à Rome et les Franciscains devinrent une armée qui joua, au XIIIe siècle, le même rôle que les Jésuites au XVIe. François n’avait nullement l’idée que les Frères dussent vivre dans la mendicité et l’oisiveté, et nous avons vu que la Règle formule nettement l’obligation du travail. Cette prescription fut suivie par les adhérents les plus stricts. Ainsi le troisième disciple du maître, le bienheureux Giles, gagnait sa vie par les travaux les plus pénibles, tels que le transport du bois, et il se conforma toujours au précepte de ne pas accepter de rémunération en argent, mais seulement en objets indispensables. Quand il avait gagné plus qu’il ne fallait pour sa maigre pitance quotidienne, il distribuait le surplus en aumônes et se fiait à Dieu pour le lendemain. Il était nécessaire qu’à une époque où les distinctions entre classes étaient si rigides, il se trouvât quelqu'un pour enseigner par l’exemple la dignité du travail manuel comme une doctrine chrétienne. Quand Saint-Bonaventure fut élevé au cardinalat, en 1273, il avait été déjà pendant dix-sept ans à la tête de ce qui était alors la plus puissante organisation du monde chrétien ; et cependant, le messager chargé de lui annoncer sa nomination le trouva occupé à laver la vaisselle qui servait au diner frugal de son couvent. Il refusa de le recevoir avant 'd’avoir terminé son travail et, en attendant, le chapeau de cardinal qu’on lui apportait fut suspendu à une branche d’arbre. Ainsi le but de Saint-François et de ses successeurs était d’imiter la simplicité du Christ et des apôtres et ils manifestèrent surtout leur intention à cet égard en recherchant avec ferveur la pauvreté. Puisque, disaient-ils, Jésus et ses disciples n’ont rien possédé en propre, le parfait chrétien doit se dépouiller à leur exemple de toute propriété. Il pouvait bien obtenir de la nourriture, des vêtements, un abri, des livres pour ses besoins religieux ; mais toute autre propriété était rigoureusement interdite et le souci du lendemain devait sembler un péché aux yeux du chrétien qui se fiait à Dieu. En tant que protestation contre la cupidité de l’Église, ces doctrines n’étaient pas sans valeur ; mais elles furent poussées jusqu’à la conception extravagante de la pauvreté considérée comme un bien en elle-même, bien plus, comme le plus grand de tous les biens. « Frères, disait Saint-François, sachez que la pauvreté est le sentier par excellence du salut, la mère de l’humilité, la racine de la perfection. Celui qui veut atteindre à la perfection de la pauvreté doit non-seulement renoncer à la sagesse du monde, mais à la connaissance des lettres, de sorte que, dépouillé de tout ce qu’il possède, il puisse se présenter nu aux bras du Crucifié. C’est pourquoi faites comme des mendiants et construisez de petites huttes pour y vivre, non pas comme chez vous, mais comme des étrangers ou des pèlerins dans la demeure d’autrui. » Sa prière au Christ pour obtenir le bienfait de la pauvreté est bien curieuse dans sa grave extravagance. Il l’appelle la Dame Pauvreté, la Reine des Vertus, pour laquelle Jésus est venu sur la terre, afin de l’épouser et d’engendrer avec elle tous les Fils de la Perfection. Elle lui resta attachée avec une fidélité inviolable et c'est dans ses bras qu’il mourut sur la croix. Elle seule possède le sceau pour marquer les élus qui choisissent la voie de la perfection. « Accordez-moi, ô Jésus, que je ne possède jamais sous le ciel quoi que ce soit en propre et que je soutienne pauvrement ma chair par l’usage des choses d’autrui ! » A ce désir immodéré de la pauvreté, François resta fidèle jusqu’au bout ; sur son lit de mort, il se dévêtit entièrement afin de mourir sans posséder rien. La pauvreté était la pierre angulaire sur laquelle il avait construit l’édifice de son Ordre. Mais, comme nous le verrons, les efforts pour maintenir cette perfection surhumaine donnèrent naissance à un schisme qui fournit à l’Inquisition une foule de victimes, dont l’hérésie consistait à suivre exactement les préceptes de leur maître. Avec tout cela, il y avait dans l’âme de François trop de bonté naturelle pour qu’elle pût être envahie par la tristesse ; la « bonne joie » était une vertu qu’il prêchait incessamment à ses disciples. Pour lui, la mélancolie était une des armes les plus mortelles de Satan, tandis que la joie était la reconnaissance du chrétien pour les bénédictions que Dieu avait répandues sur ses créatures. Ce fut là même un des caractères distinctifs des Frères dans les premiers temps de l’Ordre. Dans le récit simple et tranquille que nous fait Eccleston de leur venue en Angleterre (1224), alors que neuf d'entre eux arrivèrent à Douvres sans savoir ce qu’ils feraient le lendemain, on admire non sans émotion le tableau de leur zèle, de leur confiance, de leur patience, de leur indomptable bonne humeur au milieu des privations et des désappointements, de leur inlassable activité à subvenir aux besoins spirituels et corporels des enfants abandonnés de l’Église. De pareils hommes ont été de véritables apôtres et si l’Ordre avait continué dans la voie tracée par son fondateur, il aurait rendu des services incalculables à l'humanité. Les Ordres Mendiants constituent une innovation saisissante dans la vieille conception monastique. Le monachisme était essentiellement l’effort égoïste de l’individu pour assurer son propre salut, en répudiant tous les devoirs et toutes les responsabilités de la vie. Il est vrai qu’à une certaine époque les moines ont bien mérité du monde en sortant de leurs retraites et en portant, dans des régions encore barbares, la civilisation et le christianisme. Tels furent SI Coluinba, St Gall, St Willibrod et leurs compagnons. Mais celle époque était déjà lointaine et le monachisme était tombé, depuis des siècles, dans un état bien pire encore que son égoïsme primitif. Les Mendiants parurent dans le christianisme comme une révélation. Il y avait donc des hommes prêts à abandonner tout ce qui faisait la douceur de la vie pour imiter les Apôtres, pour convertir les pécheurs et les incrédules, pour réveiller le sens moral endormi de l’humanité, pour instruire les ignorants, pour apporter le salut à tous, en un mot pour faire gratuitement ce que l’Église ne faisait pas au prix de mille privilèges et d’immenses richesses. Errant à pied à travers l’Europe, sous des soleils ardents où des vents glacés, repoussant les aumônes en monnaie, mais recevant avec reconnaissance la plus grossière- nourriture, souvent aussi supportant la faim avec une résignation silencieuse, ne songeant pas au lendemain, mais préoccupés incessamment d’arracher des âmes à Satan, d’élever les- hommes au-dessus des soucis sordides de la vie quotidienne, de venir en aide à leurs infirmités et d’apporter à leurs âmes obscurcies un rayon de la lumière céleste — tel était l’aspect sous lequel les premiers Dominicains et Franciscains s’offrirent aux yeux des hommes qui avaient été habitués â ne voir dans le prêtre qu’un être mondain, avide, sensuel, tout entier à la satisfaction de ses appétits, rien d’étonnant qu’une telle apparition ait beaucoup contribué â rendre aux peuples la foi dans le christianisme qui avait été si profondément ébranlée, et qu’elle ail répandu à travers le monde chrétien l’espoir d’une régénération prochaine de l’Église, espoir qui inspirait la patience en présence de ses exactions et qui, sans doute, empêcha une rébellion générale qui aurait modifié le caractère de la civilisation moderne. Rien d’étonnant non plus que l’amour et la vénération du peuple se soient attachés aux Mendiants, que la charité populaire les ait accablés de dons, au risque de rendre vain leur vœu fondamental de pauvreté, que les hommes animés de convictions sincères se soient empressés de se joindre à eux. Les intelligences les plus pures et les plus nobles pouvaient bien voir dans la vie d’un moine mendiant la réalisation de leurs aspirations les plus hautes. Au XIIIe siècle, toutes les fois qu’un homme s’élève au-dessus de ses semblables, on est presque solde le trouver affilié à quelqu’un des Ordres Mendiants. Raymond de Pennaforte, Alexandre Hales, Albert le Grand, St Thomas d’Aquin, St Bonaventure, Roger Bacon, Dun Scot, sont des noms qui disent assez haut combien les intelligences les mieux douées furent conduites alors â chercher leur idéal au sein des ordres de Dominique ou de François. Inutile d’ajouter qu’elles l’y cherchèrent sans le trouver ; mais leur simple présence dans les Ordres atteste l'impression que firent les Mendiants sur les esprits les plus élevés de leur temps, en même temps qu’elle explique l’énorme influence que ces Ordres acquirent si rapidement. Dante lui-même ne peut leur refuser le tribut de son admiration : L'un fu tutto serafico in ardore, L'altro per sapienza in terra fue Di cherubica luce uno splendore[9]. Les talents d’organisateurs de François et de Dominique su révélèrent encore dans une autre création d’une haute importance, celle des Tiers-Ordres. Grâce à cette institution, des laïques-, sans renoncer au monde, pouvaient s’affilier à diverses confréries, les aider dans leurs travaux, prendre part à leur gloire et ajouter à leur influence. Il y a trace d’un Ordre de Crucigeri ou Porte-Croix, composé de laïques organisés pour la défense de l’Église, qui prétendait remonter au temps d’Hélène, mère de Constantin, et qui fut restauré en 1215 par le concile de Latran ; mais rien ne prouve qu’il ait rendu des services. François, qui, bien que peu habile dans la dialectique et dans la rhétorique, était doué d’une éloquence qui parlait aux cœurs, produisit un jour en prêchant une impression si profonde que tous les habitants de la ville où il était, hommes, femmes et enfants, le supplièrent de les admettre dans son Ordre. Comme cela était évidemment impossible, il songea à rédiger une règle qui permit à des personnes des deux sexes, sans quitter le monde, de se soumettre à une salutaire discipline et de s’unir à l’Ordre des Frères qui, à son tour, leur promettrait sa protection. Des engagements restrictifs que cette Règle imposait à ses adhérents, le plus significatif est celui de ne point porter d'armes offensives, si ce n’est pour défendre l’Église romaine, la foi chrétienne et leurs propres terres. I.c projet fut approuvé par le pape en 1221. Le nom officiel de la nouvelle organisation était celui de « Frères et Sœurs delà Pénitence », mais il devint populaire sous le nom de Tiers-Ordre des Minorites ou Franciscains. Sous la désignation plus agressive de « Milice de Jésus-Christ », Dominique fonda une association analogue de laïques, en connexion avec son Ordre. Cette idée fut extrêmement féconde. Elle permit, en une certaine mesure, de réorganiser l’Eglise en abaissant une partie des barrières qui séparaient les laïques du clergé. Elle apporta une force énorme aux Ordres Mendiants en enrôlant à leur suite des multitudes d’hommes zélés et sérieux, en même temps que la clientèle de ceux qui, par des motifs moins élevés, désiraient obtenir leur protection et jouir du bienfait de leur influence. Des spécimens de l'une et l’autre catégorie de Tertiaires se rencontrent dans la maison royale de France, où St Louis et Catherine de Médicis appartinrent l’un et l’autre au Tiers-Ordre de St François. Pour comprendre l’ampleur et l’importance de ces mouvements, nous devons nous rappeler le caractère impressionnable des populations d’alors et leur promptitude à céder aux émotions contagieuses. Quand on nous raconte que le Franciscain Berthold de Ratisbonne prêcha fréquemment à des foules de soixante mille personnes, nous entrevoyons l’effroyable puissance que concentraient en leurs mains ceux qui pouvaient parler à des masses si aisément dominées, si aveuglément ardentes d’échapper à l’existence misérable qui était leur lot. Comment se réveillaient alors lésâmes endormies, c’est ce que montrent les vagues successives d’enthousiasme qui, vers le milieu de ce siècle, balayèrent tour à tour le centre de l’Europe. Les esprits jusque lâ muets, sans direction, commencèrent â se demander si une vie de souffrances brutales et sans espoir était vraiment tout ce qu’on pouvait attendre des promesses de l’Evangile. L’Église n’avait pas fait d’effort sérieux pour se réformer elle- même et se rehausser dans l'estime des hommes. Un désir étrange de nouveauté — personne ne savait au juste de quoi — naissait dans les cœurs et se répandait comme une épidémie de village en village, puis de pays en pays. En Allemagne et en France on assiste à une nouvelle Croisade d’enfants, que Grégoire IX salue en disant qu'ils donnent une leçon méritée à leurs aînés, si peu empressés à défendre contre les Infidèles le berceau de l’humanité et de la foi. La manifestation la plus formidable et la plus significative de cette inquiétude universelle, de cet enthousiasme communicatif, fut le soulèvement des paysans, des premières bandes errantes connues sous le nom de Pastoureaux. La misère sans espoir et sans remède des classes inférieures de la société, à la triste époque qui nous occupe, n’a probablement été dépassée dans aucune période de l’histoire du monde. La terrible maxime du droit féodal, qu’il n’y avait, pour le vilain opprimé par son seigneur, d’autre appel qu’à Dieu — mès par notre usage n’a d’entre toi et ton vilein juge fors Deu — résume en un mot l’état d’abjection et d’impuissance de la plus grande partie de la population. Jamais peut-être la dégradation humaine ne s’est révélée sous une forme plus odieuse que dans le trop fameux jus primœ noctis ou « droit de marquette ». La malice amère du trouvère Rutebœuf nous dit que Satan considère l’âme du vilain comme trop méprisable pour être reçue même en enfer ; d’autre part, comme il n’y a pas de place pour elle dans le ciel, elle ne trouve même pas de refuge au-delà, après une vie d’épreuves sur la terre. Chose remarquable à bien des égards : l'Eglise qui, enseignant la fraternité humaine, aurait dû servir de médiatrice entre le vilain et son seigneur et mériter ainsi la gratitude du misérable serf, fut toujours, au contraire, l'objet spécial de sa haine et de ses agressions dans les courtes saturnales des misérables qui, pour un moment, brisaient leurs fers[10]. Tout à coup, vers Pâques de l’an 1251, apparut un prédicateur mystérieux, connu sous le nom du Hongrois, homme déjà Agé, dont la seule apparence excitait la terreur et la vénération du peuple. Dans une main, qu’il n’ouvrait jamais, il tenait, disait-on. un papier que lui avait remis la Sainte-Vierge en personne et qui contenait ses instructions. Quelques-uns prétendaient que, jeune encore, il avait embrassé l’islamisme, qu'il s’était abreuvé a longs traits aux sources empoisonnées de la magie à Tolède, enfin qu’il avait reçu de Satan la mission d’entrainer vers l’Orient la population désarmée de l’Europe, en sorte que la chrétienté fut une proie facile pour le Soudan de Babylone. On se rappelait la Croisade des Enfants et l’on concluait que ce même homme avait alors, par les secrets de sa magie, dépeuplé tant de maisons, en poussant des légions d’enfants vers la mort que la faim et le froid leur réservaient. De grande taille, très pâle, doué de cette éloquence qui séduit les multitudes, parlant avec une égale facilité français, allemand et latin, le nouvel apôtre se mit en route, prêchant de ville en ville contre la noblesse des riches et des puissants qui permettaient que la Terre Sainte restât aux mains des Infidèles et que le lion roi Louis IX languit dans sa prison d’Egypte. Dieu était excédé de l’égoïsme et de l’ambition des nobles ; il faisait appel aux pauvres et aux humbles, sans armes, sans chefs de guerre, pour sauver les Lieux Saints et le pieux roi. Ces paroles étaient bien accueillies, mais on applaudissait encore davantage quand il attaquait le clergé. Les Ordres Mendiants se composaient de vagabonds et d’hypocrites ; les Cisterciens étaient avides d’argent et de terres ; les Bénédictins étaient orgueilleux et gloutons ; les chanoines étaient tout entiers à leurs intérêts temporels et aux appétits de la chair ; les évêques et leurs subordonnés ne cherchaient qu’à extorquer de l’argent et, pour y réussir, ne reculaient devant aucune fraude. Quant a Rome et à la Cour pontificale, l'orateur ne trouvait pas contre elles d’objurgations assez fortes. Le peuple, dont la haine et le mépris pour le clergé étaient sans bornes, écoulait celle rhétorique avec délices et se joignait avec ardeur à un mouvement qui promettait, d’une façon quelconque, d’aboutir à une réforme. Les bergers abandonnaient leurs troupeaux, les laboureurs leurs charrues, sourds aux ordres de leurs seigneurs, et se précipitaient sans armes à la suite du Hongrois, ne songeant pas au lendemain et ne se demandant pas qui les nourrirait. Il ne manqua pas d’hommes, occupant des situations élevées, qui, emportés par l’enthousiasme général, s’imaginèrent que Dieu allait opérer des miracles en faveur des pauvres et des opprimés, puisque les grands de la terre n’avaient pas réussi à les secourir. La Heine Manche elle-même, heureuse de tout espoir de sauver son fils captif, fut quelque temps favorable au mouvement. Il s’accrut et se généralisa au point que les troupes vagabondes finirent par compter plus de cent mille hommes, portant cinquante bannières comme emblèmes de prochaines victoires. Naturellement, un pareil soulèvement n’appelait pas seulement à lui les pacifiques et les humbles. Aussitôt qu’il eut pris des proportions assurant l’immunité à ceux qui y participaient, il attira inévitablement tous les éléments de désordre qui s’agitaient dans la société de cette époque — ces ruptarii et ces ribaldi qui avaient joué un si grand rôle dans les guerres albigeoises. Ils accoururent de toutes parts, apportant des couteaux et des poignards, des sabres et des haches, imprimant à cette procession immense un aspect plus menaçant encore. On admettra sans peine que des violences furent commises, car les torts des classes supérieures envers les autres étaient alors trop criants pour ne pas appeler, en temps de trouble, de sanglantes représailles. Le 11 juin 1251, ce troupeau humain pénétra dans Orléans, malgré l’opposition de l’évêque, mais à la satisfaction du peuple, bien que les riches citoyens se fussent prudemment renfermés dans leurs demeures. Tout aurait pu se passer paisiblement sans un étudiant à tête chaude de l’Université, qui interrompit la prédication du Hongrois pour le traiter d’imposteur et fut aussitôt assommé par un des assistants. Un tumulte s’ensuivit, au cours duquel les Pastoureaux sc tournèrent avec rage contre le clergé d’Orléans, forçant les maisons des clercs, brûlant leurs livres, en tuant un grand nombre, en noyant d’autres dans la Loire. Chose bien significative ! On nous apprenti que le peuple assistait à ces excès sans les blâmer. L’évêque et tous ceux qui purent échapper à la fureur de la foule s’enfuirent pendant la nuit et mirent aussitôt la ville en interdit pour châtier la complicité des habitants. En apprenant ces nouvelles, la Reine blanche s’écria : « Dieu sait que je pensais que ces gens reprendraient la Terre Sainte en toute simplicité et sainteté ! Mais puisque ce sont des imposteurs, qu’on les excommunie et qu’on les détruise ! » Ils furent, en effet, excommuniés ; mais, avant d’avoir été atteints par l’anathème, ils étaient arrivés à Bourges où, dans une bagarre, le Hongrois fut tué ; aussitôt ils se dispersèrent en bandes qui se mirent â courir le pays. Les autorités, revenant de leur stupeur, les poursuivirent impitoyablement et les tuèrent comme des chiens enragés. Quelques émissaires qui avaient pénétré en Angleterre et réussi à soulever cinq cents paysans, eurent le même sort ; on racontait que le premier lieutenant du Hongrois avait été pris dans un navire sur la Garonne, au moment où il essayait de fuir, et qu’on avait trouvé sur lui, avec des « poudres magiques », des lettres écrites en caractères arabes et chaldéens par lesquelles le Soudan de Babylone lui promettait son appui. La nature quasi-religieuse de ce soulèvement est attestée par l’attitude de ses chefs, qui jouaient le rôle d’évêques, bénissant le peuple, l’aspergeant d’eau bénite et célébrant même des mariages. La faveur que le peuple témoigna partout aux Pastoureaux était attribuée surtout à leur hostilité envers le clergé, preuve nouvelle de la profondeur des haines populaires contre l’Eglise et justification de l'opinion exprimée par des prélats de haut rang, qu’aucun danger plus grave n'avait menacé la chrétienté depuis l’époque de Mahomet. Plus remarquable encore, en tant que symptôme de l'émotion populaire, fut la première apparition des Flagellants. Subitement, en 1259, sans que personne sut pourquoi, toute la population de Pérouse fut prise d’une sorte de fureur de pénitence, La contagion se répandit et bientôt roi de l’Italie du nord fut agitée par des dizaines de milliers de pénitents. Nobles et paysans, jeunes et vieux, jusqu’à des enfants de cinq ans, se mirent à marcher deux par deux, formant des processions solennelles, nus jusqu’à la ceinture, pleurant et implorant la miséricorde de Dieu, se frappant eux-mêmes jusqu’au sang avec des lanières de cuir. Les femmes, par respect pour la décence, s’infligeaient ce châtiment dans leurs demeures, mais les hommes marchaient jour et nuit à travers les villes, par les plus rudes froids de l’hiver, précédés de prêtres portant des croix et des bannières qui les conduisaient aux églises, où ils se prosternaient devant les autels. Un contemporain nous dit que les plaines et les montagnes faisaient écho aux voix des pécheurs invoquant Dieu, que la musique et les chants d'amour avaient partout cessé. Une fièvre générale de repentir s’était emparée du peuple. Les usuriers et les voleurs restituaient leurs gains illicites ; les coupables confessaient leurs crimes ou renonçaient à leurs vices ; les portes des prisons s’ouvraient et laissaient sortir les captifs ; les homicides s’offraient eux-mêmes, à genoux ; aux parents de leurs victimes, qui les embrassaient avec des larmes ; de vieilles inimitiés étaient oubliées et l'on permettait à des exilés de revenir. Partout on voyait opérer la grâce divine et les hommes semblaient embrasés d’un feu céleste. Le mouvement gagna même les provinces rhénanes et, à travers l’Allemagne, la Bohème ; mais toutes les vagues espérances qu’il avait fait naître se dissipèrent, car il disparut aussi rapidement qu’il s’était formé et lot, par surcroit, dénoncé comme hérétique. Uberto Pallavicino recourut à des moyens efficaces pour écarter les Flagellants de la ville de Milan ; sitôt qu’il fut informé de leur approche, il fit dresser trois cents gibets le long de la route et les malheureux, à cette vue, rebroussèrent chemin. C’est au milieu de populations sujettes à de telles tempêtes morales, à la recherche d’une amélioration quelconque de leur sort, que les Ordres Mendiants vinrent concentrer à leur profit la puissante exaltation religieuse de l’époque. Il était inévitable qu’ils s’y développassent avec une rapidité sans exemple. Tout les favorisait. La Cour pontificale eut bientôt reconnu en eux un instrument plus efficace que ceux du passé pour soumettre l’Église et le peuple, dans toutes les provinces de la chrétienté, à l’autorité directe du Saint-Siège, pour briser l’indépendance des prélats locaux, pour combattre les ennemis temporels de la papauté et pour établir des liens intimes entre le peuple et le successeur de Saint Pierre. Des privilèges et des exemptions de tout genre leur furent accordées et enfin, par une série de bulles datant de 1240 à 1244, Grégoire IX et Innocent IV les rendirent complètement indépendants de l’organisation ecclésiastique régulière. Une antique règle de l’Église voulait qu’une excommunication ou un anathème ne pût être levé que par celui qui l’avait prononcé ; on la modifia en faveur des Mendiants. Non seulement les évêques furent requis d’accorder l’absolution à tout Dominicain ou Franciscain qui la lui demanderait, excepté dans des cas tellement graves que le Saint- Siège seul pourrait en connaître, mais les prieurs et ministres des Ordres furent autorisés à absoudre leurs Frères de toute censure qui pourrait leur être infligée. Ces mesures extraordinaires avaient pour effet de les soustraire entièrement à la juridiction ecclésiastique commune ; les membres de chaque Ordre ne furent plus responsables qu’envers leurs supérieurs et, dans leur action incessante d'un bout à l’autre de l’Europe, ils purent désormais miner le pouvoir et l'influence des hiérarchies locales afin d'y substituer la toute-puissance de Rome, dont ils étaient les représentants immédiats. Toutefois, dette indépendance ne put être conquise que par degrés. Des brefs pontificaux, de 1229 et de 1234, leur enjoignant de témoigner respect et obéissance à leurs évêques et autorisant les évêques à condamner les Frères qui abuseraient de leurs privilèges de prédicateurs en vue d’un gain, montrent qu’on avait commencé de bonne heure à se plaindre de leurs envahissements et que Rome n’était pas préparée encore à les rendre indépendants de la hiérarchie. Mais, une fois la politique contraire adoptée, elle fut poussée jusqu’à ses extrêmes conséquences et le cycle de la législation relative aux Ordres fut complété par Boniface VIII, en 1293 et 1290, au moyen d'une série de bulles qui affranchissaient formellement les Mendiants de la juridiction épiscopale, les statuts des Ordres devant être les seules lois qui leur seraient applicables, nonobstant toute disposition contraire du droit canonique. A la même époque, par une réédition de la bulle Virtute conspicuos, plus généralement connue sous le nom de Mare Magnum, le pape codifia et confirma les privilèges accordés aux Mendiants par ses prédécesseurs. La soustraction des Mendiants à toute juridiction locale, en dehors de celle de leurs propres Ordres, fut une source de troubles sans fin dans toute la chrétienté. Aussi, en 1433, quand les légats du concile de Bâle se rendaient à Brünn pour arranger un accord avec les Hussites, ils furent appelés à Vienne pour imposer silence à un Franciscain dont les sermons violents faisaient scandale ; mais ils eurent toutes les peines du monde à lui faire admettre que, représentants d’un concile général, ils avaient le droit de lui commander. A leur arrivée à Brünn, ils trouvèrent toute la population en émoi : le provincial des Dominicains avait séduit une religieuse de son ordre et celle femme venait d’accoucher, sans qu’aucune mesure eût été édictée contre le provincial. Les précautions que les légats crurent devoir prendre avant de procéder dans cette affaire montrent combien ils estimaient eux-mêmes que leur tâche était difficile et périlleuse. Ils finirent cependant par condamner le coupable à être déposé et emprisonné pour le reste de su vie au pain et à l’eau. Mais il n’y a aucune trace de l’exécution de celle sentence, qui parait être restée lettre morte comme tant d’autres. Quoiqu’il en soit, le Saint-Siège disposait désormais d'une milice à lui, recrutée et entretenue par les fidèles, cuirassée contre les attaques du clergé lui-même et exclusivement dévouée aux intérêts de Rome. En 1241, Grégoire IX accorda aux Frères le privilège de vivre librement sur les terres des excommuniés, d’accepter d’eux l’entretien et la nourriture. Ils purent donc pénétrer partout et servir d’émissaires secrets même dans les domaines de ceux qui étaient hostiles à la papauté. Jamais l’ingéniosité humaine n’a formé d’armée plus efficace, car non seulement les Moines étaient pleins de zèle et profondément convaincus, mais la réputation de sainteté supérieure qui les suivait partout leur assurait la sympathie et l’appui du peuple, en même temps qu’elle leur donnait un énorme avantage dans leurs conflits éventuels avec les églises locales[11]. L’efficacité de la nouvelle armée contre les ennemis temporels du Saint-Siège fut mise à l’épreuve d’une manière très concluante dans la longue lutte de la papauté contre Frédéric II, le plus dangereux adversaire que Rome eut encore rencontré. Dès 1229, tous les Franciscains furent chassés du royaume de Naples ; on les traitait d’émissaires du pape, qui cherchaient à détourner de leurs devoirs les sujets de-l’Empereur. En 1234, nous les voyons recueillir de l’argent en Angleterre afin de mettre le pape en état de continuer la lutte, employant, à cet effet, tous les procédés de persuasion et d'intimidation, avec un succès tel qu’ils tirèrent de l’ile des sommes énormes et réduisirent nombre de gens à la mendicité. Quand Grégoire, aux solennités de Pâques de 1239, fulmina une excommunication contre l’Empereur, ce fut aux prieurs Franciscains qu’il la communiqua, avec un long tableau des méfaits de Frédéric ; ce fut à eux qu’il donna ordre de la publier au son des cloches, tous les dimanches et jours fériés. A ce procédé, d’ailleurs très expédient, pour soulever l’opinion publique contre lui, l'Empereur répondit par un nouvel édit d’expulsion. Quand il fut déposé, en 1244, par le concile de Lyon, ce furent les Dominicains qu’on chargea d’annoncer la sentence sur toutes les places publiques, avec promesse d’une indulgence de quarante jours pour tous ceux qui viendraient les écouter et rémission plénière de leurs pêchés aux Frères qui seraient persécutés en conséquence, bientôt après, nous les voyons jouer le rôle qui fut celui des Jésuites dans l’Angleterre jacobite et ailleurs, c’est-à-dire fomenter des complots et exciter des troubles. Frédéric déclara toujours que la conspiration contre sa vie en 1214 avait été l’œuvre de Franciscains qui, chargés de prêcher contre lui une croisade secrète sur son propre territoire, encourageaient ses ennemis en prophétisant sa mort prochaine. Lorsque les intrigues pontificales réussirent, en 1246, à faire élire Henry Raspe de Thuringe Roi des Romains, à la place de Frédéric, Innocent IV adressa une courte circulaire aux Franciscains, les exhortant à faire état de toute occasion, publique ou privée, pour plaider la cause du nouveau monarque et promettant la rémission de leurs péchés à ceux qui lui viendraient en aide. En 1248, ce sont encore des Frères des deux Ordres qui sont envoyés, comme émissaires secrets, pour semer 1a désaffection parmi les sujets de Frédéric. L’Empereur s’en plaignit vivement, ayant toujours aimé et protégé les Mendiants, et il répondit à cette perfidie par des actes de férocité sauvage. Le Dominicain Simon de Montesarculo, fait prisonnier, fut soumis à dix-huit tortures successives et Frédéric fil savoir à son gendre, le comte de Caserte, que tout Frère qui combattrait sa politique devait être, non plus exilé comme précédemment, mais immédiatement brûlé. Les Mendiants n’en continuèrent pas moins à prêcher la croisade contre Frédéric et, après sa mort, contre son fils Conrad. On affirme qu’Ezzelin da Romano, le vicaire impérial dans la Marche de Trévise, mit à mort soixante Franciscains pendant les trente années qu’il exerça le pouvoir. Peu à peu les Mendiants se substituèrent aux évêques quand il y avait lieu de communiquer au peuple des mandements pontificaux ou d’en assurer l’exécution. Pour la recherche des fugitifs, ils formaient comme le réseau d’une police invisible, répandue sur toute l’Europe et prête à tous les genres de services. Jadis, lorsqu’arrivait à Rome une plainte touchant linéique abus ou la conduite de quelque prélat, on chargeait une commission, formée de deux ou trois évêques ou abbés de la région, de procéder à une enquête, de rédiger un rapport ou de réformer sans délai l’église ou le couvent qui avait manqué à la discipline. Bientôt ces devoirs redoutables furent confiés aux seuls Mendiants, par l’entremise desquels le pouvoir pontifical se faisait sentir dans tous les palais épiscopaux, dans toutes tes abbayes de l’Europe. A maintes reprises ils se plaignirent du surcroît de travail qui leur était imposé de ce chef et on promit de les en décharger ; mais ils étaient trop utiles pour qu’on se privât de leurs services. Un épisode va nous montrer combien la condition de l’Église, au XIIIe siècle, ressemblait encore à celle que nous avons constatée au XIIe, et combien la tâche des Mendiants était souvent difficile. Le grand archevêché électoral de Trêves était brigué en 1239 par deux concurrents qui, au grand profit de la Curie romaine, plaidèrent leur cause pendant deux ans à Rome, jusqu’à ce qu’Alexandre IV finit par les écarter l’un et l’autre. Le doyen de Metz, Henry de Fistigen, alla sous un prétexte quelconque à Rome où, en promettant de payer les dettes énormes contractées là par les deux rivaux, il obtint d'Alexandre sa nomination à l'archevêché. A son retour, le pallium fut retenu comme gage des dettes qu’il avait acceptées ; mais, sans l’attendre, il assuma les fonctions d'archevêque, consacra son évêque suffragant de Metz et commença une série d’expéditions militaires, au cours desquelles il dévasta l’abbaye de Saint-Mathias et faillit brûler vif les malheureux moines. Ces méfaits, joints au non-paiement de ses dettes, décidèrent Urbain IV, en 1261, à charger les évêques de Worms et de Spire, ainsi que l’abbé de Rodenkirk, de procéder à une enquête sur l’archevêque, accusé de simonie, de parjure, d’homicide, de sacrilège et d’autres pêchés. L’archevêque leur donna de l’argent et ils ne firent rien. Puis, en 1262, Urbain s’adressa pour la même affaire à deux Franciscains de la province de Trêves, Guillaume et Roric, qui devaient enquêter et l’informer sous peine d’excommunication. Cette menace effraya tous les Franciscains de la province. Le custode des Franciscains et le prieur des Dominicains, plus prudents que dociles, défendirent aux deux malheureux commissaires d’exercer leurs fonctions, sous peine d’être jetés en prison. Ils furent trop heureux de pouvoir se réfugier sains et saufs à Metz. Le provincial franciscain eut alors l’audace d’envoyer des délégués à Rome pour demander que l’enquête fut ajournée ou confiée à d’autres. On les entendit en plein consistoire, en présence d’Urbain lui-même et de Bonaventure, le général de l’Ordre. Le pape répondit avec amertume : « Si j’avais envoyé des évêchés à deux de vos frères, ils les auraient acceptés avidement. Vous ne refuserez pas de faire le nécessaire pour l’honneur de Dieu et de l’Eglise. » Il est inutile d’entrer dans tous les détails de cette triste querelle qui dura jusqu’en 1272 et dont le développement fût marqué par toutes les variétés de fraude, de faux, de violence et de vol. Qu’il suffise de dire que lorsque Guillaume et Roric furent contraints de se mettre à l’œuvre, ils s’acquittèrent de leur tâche avec droiture et que la Curie romaine, au cours de la procédure, réussit à extorquer au malheureux diocèse l’énorme somme de trente-trois mille marcs. Ce qui n’empêcha pas l’archevêque Henri, en 1273, d’assister au couronnement de Rodolphe de Habsbourg, avec une splendide escorte de dix-huit cents hommes d’armes. On conçoit facilement que ce rôle d’instructeurs confié aux Mendiants ait provoqué des froissements entre les nouveaux Ordres et la vieille organisation qu’ils travaillaient à supplanter. Cela n’était, d’ailleurs, que le moindre motif de l’antagonisme qui se déclara bientôt. Une cause bien plus grave de discorde fut la part attribuée aux Mendiants dans l’œuvre de la prédication et de la confession. Nous avons vu que le droit de prêcher avait été soigneusement réservé par les évêques et combien aussi la prédication avait été négligée jusqu’à l’entrée en scène de Saint-Dominique. L’Église était à peine mieux préparée à s’acquitter des devoirs du confessionnal, que le concile de Latran avait rendu obligatoire et dont il avait conféré le privilège au clergé. Paresseux et sensuels, uniquement occupés d’accroitre leurs revenus, les prêtres négligeaient les âmes de leurs paroissiens et, en même temps, s’opposaient à toute intrusion qui pût diminuer leurs bénéfices. Dans la populeuse cité de Montpellier, il n’y avait qu’une église où le sacrement de la pénitence pût être administré ; en 1213, les consuls plaidèrent auprès d’Innocent III la cause des âmes abandonnées et demandèrent pour quatre ou cinq autres églises de la ville le droit de recevoir les confessions. En 1247 encore, Ypres, avec deux cent mille habitants, n’avait que quatre églises paroissiales. Si l’Église Militante voulait s’acquitter de ses devoirs, si elle voulait reconquérir le respect des peuples, il fallait absolument porter remède à de pareils maux. Au début de ses efforts, Saint-Dominique s’était prévalu du droit conféré par le pape aux légats du Languedoc d’accorder des autorisations de prêcher ; ces licences étaient naturellement indépendantes du bon vouloir des évêques ; mais, dans la Règle de 1228, il fut spécifié qu’aucun Frère ne pouvait prêcher dans un diocèse sans la permission préalable de l’évêque et qu’en aucun cas il ne devait s’élever contre les vices du clergé séculier. Saint-François professait la vénération la plus humble pour le clergé établi ; il déclarait que s’il rencontrait à la fois un prêtre et un ange, il commencerait par baiser les mains du prêtre et qu’il dirait à l’ange : « Attendez, car ces mains que je baise manient le Verbe de la Vie et ont quelque chose de surhumain. » Il était également prévu, dans sa Règle, qu’aucun Frère ne devait prêcher dans un diocèse contrairement à la volonté de l’évêque. Comme ces derniers n’étaient guère disposés à faire bon accueil aux intrus, le pape Honorius III condescendit à les prier de permettre aux Dominicains de prêcher, tout en prenant des mesures pour assurer le recrutement des prédicateurs dans le clergé séculier en encourageant les études de théologie. L’intrusion des Mendiants dans les fonctions des prêcheurs de paroisse commença par le privilège accordé aux moines de célébrer partout la messe sur des autels portatifs. Cette décision rencontra quelque résistance, mais fut maintenue ; et quand Grégoire IX, en 1227, marqua son avènement en autorisant les deux Ordres à prêcher, à confesser et à donner l’absolution en tous lieux, les Frères errants, malgré les prohibitions édictées par leurs Règles, envahirent peu à peu toutes les paroisses et s’acquittèrent de tous les devoirs de la cure des âmes, au grand déplaisir du clergé local, qui avait toujours défendu avec jalousie les droits d’où il tirait la meilleure part de son influence et de ses rentes. Des plaintes s’élevèrent, bruyantes et réitérées. Parfois les papes consentirent à les écouter, mais le plus souvent ils y répondirent par la confirmation catégorique des innovations[12]. Ce qui aggravait encore les causes de conflit, c’est que partout les laïques faisaient le meilleur accueil aux intrus et les préféraient à leurs curés. La ferveur de leur prédication et leur réputation de sainteté attiraient la foule au sermon et au confessionnal. L’expérience faisait d’eux des directeurs de conscience infiniment plus habiles que les membres indolents du clergé rival et le peuple se prit à croire que les pénitences imposées par eux étaient plus saintes, que l'absolution sortie de leur bouche était plus efficace. Le clergé prétendait qu’ils devaient ce succès à leur indulgence ; à quoi les moines répondaient, non sans raison, que les laïques les préféraient, tant pour eux que pour leurs femmes, à la généralité des prêtres ivrognes et débauchés qui occupaient les paroisses. Un Frère arrivait dans une localité et y dressait pour un jour son autel portatif. Sa prédication était attrayante ; les pénitents s’empressaient autour du confessionnal ; alors il prolongeait son séjour et parfois même s’établissait à demeure. Si l’endroit était peuplé, d’autres moines venaient rejoindre le premier. Les dons des âmes charitables commençaient à affluer. On construisait une modeste chapelle, puis un cloître, enfin tout un ensemble d’édifices qui éclipsaient l’église paroissiale et se remplissaient de fidèles à ses dépens. Bien plus, les malades prenaient le froc des Mendiants sur leur lit de mort, léguaient leur corps aux Frères elles faisaient bénéficier de leurs legs ; d’où des querelles nouvelles et de plus en plus envenimées, qui faisaient songer à des disputes de vampires sur des cadavres. En 1247, à Pampelune, plusieurs corps restèrent longtemps sans sépulture à cause d’une dispute très vive entre les chanoines et les Franciscains. On s’accorda à partager les dépouilles, les prêtres de la paroisse devant en recevoir des portions, variant entre la moitié et le quart ; mais cet arrangement même donna lieu à des contestations nouvelles. Toutes les fois qu’il se produisait un conflit ouvert, le pape, bien que désireux d’éviter le scandale, décidait presque toujours en faveur des moines et le clergé assistait, avec un mélange d’effroi et de colère, à la dépossession progressive dont il était la victime. En 1268, un soulèvement populaire se produisit en Hollande et dans la Gueldre ; les rebelles, encouragés par un premier succès, formulèrent un programme de réformes où ils proposaient de tuer tous les nobles, tous les prélats et tous les moines, mais d’épargner les Mendiants et les quelques prêtres de paroisse qui étaient nécessaires à l’administration des sacrements. A la vérité, le clergé fit quelques efforts pour se mettre à la hauteur des nouveaux venus, mais les habitudes de paresse étaient trop fortes pour qu’il fut possible à la plupart de s’en guérir. Déjà, au siècle précédent, le clergé séculier s’était plaint amèrement de l’impulsion donnée au monachisme par la fondation et le développement de l'Ordre cistercien. Il avait même osé porter des réclamations assez vives devant le troisième concile de Latran, en 1179, alléguant que les prêtres des paroisses étaient menacés de tomber dans l’indigence. Cette fois, l’empiètement était beaucoup plus dangereux et l’instinct de conservation devait inciter le clergé à une défense énergique. Il fallait qu’il se produisît une lutte pour la suprématie entre les églises locales, d’une part, et, de l’autre, la papauté avec sa nouvelle milice. On verra que le parti conservateur fil preuve de beaucoup d’habileté dans le choix du champ de bataille[13]. L’Université de Paris était alors le centre de la théologie scolastique. De caractère cosmopolite, elle s’était peu à peu imposée au respect de toute l’Europe par une longue série de maîtres illustres, qui avaient formé des générations d’étudiants appartenant aux pays les plus divers. On la considérait comme la citadelle de l’orthodoxie. Dans chaque évêché elle était représentée par d’anciens élèves qui se tournaient vers elle avec l’affection filiale due à l’Alma Mater. Elle avait fait bon accueil aux premiers missionnaires de Dominique quand ils vinrent à Paris pour fonder une maison de l’Ordre et avait admis des Dominicains dans son corps enseignant. Tout à coup s’éleva une querelle qui, par l’insignifiance même de ses motifs, attesta la tension qui existait depuis longtemps entre le clergé et les Mendiants. L’Université avait toujours été jalouse de ses privilèges, dont le moindre n’était pas la juridiction qu’elle exerçait sur ses étudiants. L’un d’eux fut tué et plusieurs furent blessés par le guet dans une bagarre. La réparation offerte ayant été jugée insuffisante, l’Université ferma ses portes ; mais les professeurs Dominicains, Ronushomo et Elias, continuèrent à enseigner. On leur ordonna de suspendre leurs leçons et défense fut faite aux étudiants d’y assister. Us en appelèrent au pape, qui ne tint pas compte de leur réclamation ; et quand l’Université reprit ses cours, on leur enjoignit de jurer qu’ils en observeraient les statuts, sauf conflit avec la Règle de leur Ordre. Ils y mirent pour condition que l’on admettrait à l’Université deux professeurs de théologie dominicains. Après quinze jours de pourparlers inutiles, on les expulsa. Les provinciaux des deux Ordres à Paris prirent en mains dette querelle et en appelèrent à Rome ; Innocent IV demanda à l’Université de renoncer à ses prétentions. La lutte se trouvait ouvertement engagée[14]. L’Université ne voulut pas prendre de demi-mesures. Elle était décidée à réduire les Mendiants à la condition des autres Ordres et comptait mériter la reconnaissance des évêques et du clergé en les dépouillant des privilèges qui les rendaient si dangereux. A cet effet, il était nécessaire de se concilier la faveur de Rome, ce qui était une question d’argent. Les étudiants, pleins d’enthousiasme, s’imposèrent des contributions et constituèrent un fonds destiné aux négociations avec la Curie. Le chef du parti de la résistance était Guillaume de Saint-Amour, également estimé comme prédicateur et comme professeur, homme érudit, éloquent et inflexible dans ses opinions. Il fut délégué vers le Saint Siège, où il trouva Innocent fort disposé à l’entendre soutenir que les règles des Ordres Mendiants devaient conduire les âmes à la perdition. Le pape avait été l’ami des moines, il avait confirmé et même étendu leurs privilèges ; mais il éprouvait en ce moment un accès d’humeur à leur égard. Les Dominicains en donnaient pour cause qu’ils avaient secrètement reçu dans leur Ordre un cousin du pape, que ce dernier aimait beaucoup et qu’il voulait pousser dans le monde ; ils alléguaient aussi la malveillance d’un autre cousin, qui avait voulu construire à Gènes un palais-forteresse dominant toute la ville et qui en avait été empêché par te refus des Dominicains de lui vendre une parcelle de terrain. Aux mois de juillet et d’août 1254, Innocent avait publié plusieurs brefs en faveur des Mendiants et contre l’Université. Le 21 novembre il promulgua la bulle Etsi animarum, connue des Mendiants sous le nom de « la bulle terrible », où défense était faite aux membres de tous les Ordres religieux de recevoir dans leurs temples, les dimanches et jours fériés, les paroissiens d’autres églises ; ils ne devaient pas entendre de confessions sans une autorisation spéciale des prêtres de paroisse ; ils ne devaient pas prêcher dans leurs propres églises avant la messe, pour ne point détourner les paroissiens de leurs églises paroissiales ; enfin, ils ne devaient pas prêcher dans ces églises lorsque les évêques eux-mêmes y prêchaient ou y faisaient prêcher par d’autres[15]. Cette bulle était vraiment terrible, car elle démolissait d’un seul cou]) l’édifice élevé au prix de tant de labeur et d'abnégation. En présence d'un pareil désastre, les Dominicains ne se contentèrent pas de mettre en avant les représentants les plus illustres de leur Ordre, mais ils en appelèrent au Ciel. Chaque livre reçut l’ordre de réciter tous les jours, après matines, sept psaumes et les litanies de la Vierge et de saint Dominique. Un l’ivre, en se livrant à ce pieux exercice, fut encouragé par une vision : il aperçut la Vierge plaidant la cause des Dominicains auprès de son Fils et entendit ces paroles : «. Écoutez-les, mon Fils, écoutez-les ! » Jésus écouta en effet, car bien que nous puissions révoquer en doute la légende dominicaine suivant laquelle Innocent aurait été frappé de paralysie le jour où il signa le crudelissimum edictum, il est certain qu’il mourut seize jours après, le 7 décembre ; on raconta qu’un pieux Romain vit alors en songe l’âme d’Innocent livrée aux deux saints irrités, Dominique et François. Le cardinal d’Albano, qui, par hostilité aux Ordres, avait conseillé au pape les mesures incriminées, eut l’imprudence de se vanter d’avoir abaissé les Mendiants devant les évêques, ajoutant qu’il comptait bien les faire tomber un jour au-dessous des plus humbles prêtres. Aussitôt une poutre de sa maison céda ; il tomba et se cassa le cou. Peut-être serait-il injuste d’accuser les Dominicains d’avoir aidé la nature dans ces catastrophes ; mais quelque étrange que cela puisse paraître d’avoir, à force de prières, tué un pape et un cardinal, ils constatent non sans orgueil que la phrase : « Gardez-vous des litanies dominicaines, car elles opèrent des miracles » devint, à partir de ces événements, un dicton populaire. La mort d’Innocent fut le salut des Ordres Mendiants. Si son successeur fut élu après un intervalle de deux semaines seulement, ce fut grâce à l’habileté du Préfet de Rome qui, peu confiant dans l'opération du Saint-Esprit, mit les Pères du Conclave à la portion congrue, d'où résulta la prompte élection d’Alexandre IV. Le nouveau pape était tout acquis aux Mendiants. Quand Jean de Parme, général des Franciscains, se présenta à lui avec la requête habituelle de désigner un cardinal comme « protecteur » de l’Ordre, Alexandre refusa, disant que, tant qu’il vivrait, l’Ordre n’aurait besoin d’autre protecteur que lui-même. Le choix qu’il lit du Dominicain Raymond de Pennaforte et du Franciscain Ruffino comme chapelains pontificaux, montra avec quel empressement il se soumettait à leur influence. Le 31 décembre, dix jours après son élévation, il adressa des lettres aux deux Ordres pour leur demander leurs suffrages et leur intercession auprès de Dieu ; le même jour il publia un Encyclique, révoquant la terrible bulle d’Innocent et déclarant qu’elle était nulle. Devant un pareil juge, la cause de l’Université était évidemment perdue d’avance. Le 14 avril 1255, parut la bulle Quasi lignum vitœ, qui décidait la querelle en faveur des Dominicains. Toutefois, Guillaume de Saint-Amour revint à Paris, résolu à continuer la guerre. Du haut de leurs chaires, lui et ses amis tonnèrent contre les Mendiants. Ils se gardaient de les nommer, mais les désignaient par les allusions les-plus transparentes tantôt aux Pharisiens et aux Publicains, tantôt aux hommes, annoncés par les prophètes, qui introduiraient le règne de l’Antéchrist. L’Église, disaient-ils, est menacée de périls nouveaux et imprévus. Satan s’est aperçu qu’il n’arrivait à rien en envoyant des hérétiques faciles à confondre ; changeant de tactique, il se fait représenter aujourd'hui par le cheval pèle de l’Apocalypse, les frères hypocrites qui, sous l'apparence de la sainteté, troublent et déchirent l’Église. La persécution dont ces hypocrites seront les instruments dépassera en horreur toutes les persécutions précédentes... Guillaume saisit encore avec empressement une autre arme qui s’offrait à lui. En 1234, avait paru un ouvrage intitulé Introduction à l'Evangile Éternel, que l’on attribuait à Jean de Parme, le général des Franciscains. Il y avait, en effet, parmi ces derniers, un parti fortement enclin au mysticisme, qui commençait alors à se faire sentir. Les écrits de l’abbé Joachim de Flore, que l’on faisait revivre et que l’on commentait avec ardeur, prédisaient, pour 1200, la ruine de l’état de choses existant dans l’Eglise et dans l’Etat, la substitution d’un nouvel Évangile à celui du Christ et le remplacement de la hiérarchie ecclésiastique par le monachisme mendiant. L’Introduction à l’Evangile Éternel attirait l’attention de tous les lettrés de l'époque et offrait à Guillaume un terrain d’attaque trop propice pour être négligé. L’Université tenait toujours. Vainement Alexandre fulminait bulle sur bulle contre les récalcitrants, les menaçant de peines diverses et, finalement, faisait appel à Saint-Louis pour obtenir le concours du bras séculier. Le clergé de Paris, trop heureux de l’occasion d’accroître l’impopularité temporaire des Mendiants* les instillait du haut de toutes les chaires et les attaquait même dans leurs personnes, usant de coups et de menaces, au point que les moines n’osaient presque plus se montrer dans les rues pour y mendier leur pain quotidien. Sans se laisser émouvoir par une requête du pape, qui demandait au roi de le jeter en prison, Guillaume publia un pamphlet intitulé De periculis novissimorum temporum, où il exposait hardiment tous les arguments de ses discours contre les Mendiants. Il y montrait que le pape n’avait pas le droit d’enfreindre les ordres des prophètes et des apôtres et que ceux-ci seraient convaincus d’erreur si l’on renversait l’ordre établi de l’Eglise en permettant à des hypocrites vagabonds et à de faux prophètes de prêcher et de recevoir les confessions. Ceux qui vivent de mendicité sont des flatteurs, des menteurs, des calomniateurs, des voleurs et des ennemis de la justice. Quiconque déclare que Jésus était un mendiant nie qu’il ait été le Messie ; c’est un hérésiarque qui détruit le fondement de toute la foi chrétienne. Un homme qui n’a pas d’infirmités commet un sacrilège quand il reçoit les aumônes des pauvres pour son usage personnel ; si l’Eglise a permis cela aux moines, ç’a été une erreur qui doit être redressée, li appartient aux évêques de purger leurs diocèses de ces hypocrites ; ils en ont le pouvoir et, s’ils négligent de le faire, le sang de ceux qui périront par suite de dette négligence retombera sur eux. Saint Thomas d’Aquin et saint Bonaventure répondirent à ces virulentes attaques. Le premier, dans un traité intitulé Contra impugnantes religionem, démontra, avec la logique scolastique la plus raffinée, que les Frères avaient le droit d’enseigner, de prêcher, de recevoir des confessions et de vivre sans travailler ; il réfuta les accusations portées contre leur moralité et leurs empiètements, affirmant qu’on n’avait aucun motif de les assimiler aux précurseurs de l’Antéchrist. Il s’efforça aussi d’établir qu’ils avaient le droit de résister à leurs diffamateurs, d’appeler les tribunaux à leur défense, d’assurer même leur sécurité personnelle, en cas de nécessité, par le recours aux armes, et de punir ceux qui les persécutaient. Bonaventure, dans son De paupertate Christi, plaida que l’exemple du Christ était un argument décisif en faveur de la pauvreté et de la mendicité ; dans son Libellus apologeticus et dans son Tractatus quia fratres minores prœdicent, il porta la guerre sur le terrain même de l’adversaire en dénonçant avec autant de vigueur que de franchise les défauts, les manquements, les péchés, la corruption et l’avilissement du clergé séculier. Les hérétiques pouvaient se sentir justifiés en voyant ainsi les deux grands partis de l’Église se dire réciproquement leurs vérités ; et les fidèles avaient toute raison de se demander si l’un ou l’autre pouvait les conduire au salut. Cette guerre de paroles ne donna pas de résultats décisifs et la solution de la crise vint d’ailleurs. Dès l’apparition du livre de Guillaume, saint Louis en avait soumis des exemplaires au pape Alexandre. L’Université, de son côté, envoya Guillaume à la tôle d’une délégation pour demander à Rome la condamnation de l’Évangile Eternel. Albert le Grand et Bonaventure vinrent plaider la cause de leurs Ordres et une chaude dispute s’éleva devant le Consistoire. L’Évangile Éternel et son Introduction furent condamnés avec égards par une commission spéciale réunie à Anagni en juillet 1235 ; d’autre part, la bulle Romanus pontifex, du 3 octobre 1236, déclara que le livre de Guillaume de saint Amour était mensonger, scandaleux, trompeur, méchant et exécrable. Ordre était donné de le brûler devant la Curie et devant l’Université ; tout exemplaire devait être remis dans-les huit jours pour être détruit et toute personne qui oserait en défendre la doctrine était qualifiée de rebelle. Les envoyés de saint Louis et de l’Université furent obligés de souscrire à une déclaration acceptant cette sentence et de reconnaître le droit des Mendiants à prêcher, à confesser et à vivre d’aumônes sans travailler. Guillaume seul refusa. En outre, Alexandre enjoignit à tous les professeurs et prédicateurs de s’abstenir d’insulter les Mendiants et de rétracter les propos injurieux qu’ils avaient tenus contre eux, sous peine de perdre leurs bénéfices. Ce dernier ordre ne fut suivi que très imparfaitement. La victoire des Mendiants était complète. L’Université se soumit en maugréant au pouvoir irrésistible de la papauté et Guillaume de Saint Amour resta seul inébranlable, refusant de rien reconnaître, de rien concéder. Au moment où il allait retourner en France, au mois d’août 1237, le pape Alexandre lui lit défense de s’y rendre et lui interdit à tout jamais d’enseigner. La terreur qu’il inspirait était telle que le pape écrivit exprès à saint Louis, priant le roi de fermer au théologien rebelle l'accès de son royaume. Guillaume n’en continua pas moins à entretenir une correspondance suivie avec ses anciens collègues et à fomenter dans l’Université de Paris un perpétuel état d’inquiétude. Vainement Alexandre défendit d’avoir commerce avec lui ; on passait outre. Les Mendiants qui enseignaient à l’Université étaient l’objet de quolibets et d’épigrammes qui se répandaient partout ; en 1239, le Dimanche des Rameaux, le bedeau de l’Université, Guillot de Picardie, interrompit la prédication de saint Thomas d’Aquin par la publication d’un libelle scandaleux contre les Mendiants. Avec le temps, cependant, les rancunes s’endormirent et le dernier acte de la querelle fut 288 une lettre d’Alexandre, du 3 décembre 1200, autorisant l’évêque de Paris à donner l’absolution aux personnes qui avaient conservé des copies du livre de Guillaume, à la condition qu’elles les remissent pour être brûlées. Guillaume vivait toujours en exil. Clément IV, qui monta sur le trône pontifical en 1204, lui permit de revenir à Paris. Là, il se hâta d’écrire un nouveau livre sur le même sujet et l’envoya au pape en 1260. Dans l’intervalle, en 1203, Clément avait témoigné sa faveur aux Ordres Mendiants par une bulle qui confirmait expressément leur indépendance à l’égard des évêques. Comme on pouvait s’y attendre, il rejeta le livre de Guillaume comme infecté du même virus que le précédent. Guillaume mourut en 1272, sans s’être jamais rétracté, et fut honorablement enseveli dans son village natal de Saint Amour, bien qu’à l’heure actuelle il passe encore pour un hérétique aux yeux des bons Dominicains et Franciscains. En 1632, une édition des œuvres de Guillaume ayant été publiée à Constance, les Dominicains eurent assez d’influence sur Louis XIII pour en obtenir la suppression. Tous les exemplaires furent saisis ; tout possesseur d’un exemplaire était passible d’une amende de 3.000 livres et tout libraire qui en offrait un exemplaire en vente encourait la peine capitale ![16] Les cendres de la controverse furent ranimées en 1209 par un Franciscain anonyme qui attaqua le livre de Guillaume. Gérald d’Abbeville, qui, avec saint Thomas, saint Bonaventure et Robert de Sorbon compte parmi les quatre plus illustres théologiens de l'époque, répondit par une dénonciation de la doctrine de la pauvreté et une défense du principe de la propriété. Saint Bonaventure répliqua par son Apologia Pauperum, éloquent panégyrique de la pauvreté, et les annalistes franciscains racontent avec joie que Gérald, foudroyé par la logique de son adversaire et par la vengeance de Dieu, perdit la faculté de raisonner, devint paralytique et mourut misérablement, atteint de la lèpre. Les empiétements des Mendiants avaient soulevé contre eux une hostilité générale et profonde dans tous les rangs du clergé, qui ne craignait pas seulement pour ses privilèges, pour ses richesses, pour son autorité sur le peuple, mais qui se rendait compte que la nouvelle milice pontificale l’assujettissait à Rome au point de menacer le peu d’indépendance qui lui restait. Ces parvenus n’avaient pas craint d’engager une lutte avec la puissante et respectée Université de Paris— le soleil radieux, comme disait le pape Alexandre, qui répand sur le monde la lumière de la pure doctrine, le corps d’où naît la noble race des docteurs qui illuminent la chrétienté et maintiennent la foi catholique. Ils avaient trouvé à qui parler ; la guerre avait été longue et ardente ; mais finalement, les Mendiants, obstinément soutenus par le pape, étaient restés vainqueurs. Là où l’Université de Paris, appuyée sur la sympathie de tous les prélats du monde chrétien, avait échoué, il n’y avait guère d’espoir que d’autres pussent réussir ; il fallait s’incliner devant ces intrus dont le pape disait, en défendant aux évêques de se déclarer pour l’Université, que c’étaient « des fioles d’or remplies de suaves parfums ». De loin en loin, cependant, la résistance, quoique condamnée d’avance, se manifestait encore. Une huile de Clément IV, en 1208, interdisant aux archevêques et aux évêques d'interpréter les privilèges conférés aux Mendiants, montre que l'hostilité persistait et guettait les occasions de se produire. Même à l’extrémité la plus lointaine de l'Espagne, l'hermandad des évêques et abbés de Léon et de Galice, en 1283, indique, comme un des objets de la confédération, la résistance aux usurpations des Dominicains et des Franciscains et aux injures qu’ils infligeaient sans cesse tant aux monastères qu’au clergé séculier. Celui-ci s’efforçait parfois d’empêcher l’établissement de nouvelles maisons de Mendiants ou de les contraindre à la retraite par des vexations, avec l’inévitable résultat de s'attirer la colère pontificale. Il y eut une lueur d’espérance quand le sage et érudit Jean XXI monta sur le trône ; mais son hostilité envers les Mendiants abrégea sa vie, comme elle avait abrégé celle d'Innocent IV. Le toit de son palais s’écroula sur lui après huit mois de règne et les pieux chroniqueurs des Ordres flétrirent sa mémoire comme celle d’un hérétique et d’un magicien. Vers 1284, l’interprétation de quelques nouvelles concessions de Martin IV réveilla l’antagonisme. Toute l’Église gallicane se leva. En 1287, l’archevêque de Reims convoqua un concile provincial pour étudier la question. Il rappela en termes émus les vains efforts du clergé en vue d’une solution pacifique, les insupportables empiétements des moines, les intolérables injures infligées tant au clergé qu’aux laïques et la' nécessité d'un appel à Rome. On savait qu’un pareil appel entraînait des dépenses considérables ; mais tous les évêques consentirent à abandonner cinq pour cent de leurs revenus ; les abbés, prieurs, doyens, chapitres et églises paroissiales de la province sacrifièrent un pour cent de leurs rentes pour la même cause. Le pieux Franciscain Salimbene nous apprend qu’on réunit ainsi cent mille livres tournois et qu’on acheta, à ce prix, le pape Honorius IV. Le Vendredi Saint de l’an 1287, il devait publier une bulle retirant aux Mendiants le droit de prêcher et de confesser. Ils étaient désespérés, mais, dette fois, ce furent les prières des Franciscains qui prévalurent, comme celles des Dominicains avaient remporté la victoire au temps d’Innocent IV. La main de Dieu d’appesantit sur Honorius dans la nuit du mercredi ; il mourut le jeudi et les Ordres furent de nouveau sauvés. Toutefois, la lutte continua jusqu’à ce que Boniface VIII, en 1298, retira la bulle de Martin IV, sans parvenir cependant à rendre la paix à l’Eglise. Benoit XI ne fut pas plus heureux et se plaignit que dette querelle était comme l’hydre, dont les têtes repoussaient à mesure qu’on les faisait tomber. En 1323, Jean XXII déclara hérétique la doctrine de Jean de Poilly, suivant lequel la confession faite aux Frères était nulle, parce que chacun, prétendait-il, avait le devoir de sc confesser au prêtre de sa paroisse. En 1351, le clergé reprit courage en vue d’une nouvelle attaque. Il est possible que le dévouement dont firent preuve les Mendiants pendant la Peste Noire, alors que les prêtres prenaient la fuite et que les Frères seuls soignaient les malades et consolaient les mourants, ait eu pour effet de grandir encore leur crédit auprès du peuple et de les pousser à de nouveaux empiétements. Quoi qu’il en soit, une grande délégation, comprenant des cardinaux, des évêques et un nombre considérable de prêtres, se rendit auprès de Clément VI pour réclamer l’abolition des Ordres, ou du moins la limitation de leurs privilèges. On demandait qu’ils ne pussent ni prêcher ni confesser et qu’ils ne touchassent plus les taxes de funérailles, qui les enrichissaient énormément aux dépens des prêtres de paroisse. Les Mendiants ne daignèrent pas répondre, mais Clément répondit pour eux, affirmant que, loin d’être inutiles à l'Eglise, comme le prétendaient les pétitionnaires, ils lui rendaient les plus grands services. « Et si vous les faites taire, continua-t-il, de quoi donc pourrez-vous entretenir le peuple ? Lui parlerez-vous d’humilité ? Mais vous êtes les plus orgueilleux des hommes, arrogants et épris de toutes les pompes. I)e pauvreté ? Vous êtes d’une avidité telle que tous les bénéfices du monde ne sauraient vous satisfaire. I)e. chasteté ? Mais je ne dirai rien à ce sujet, car Dieu sait ce que fait chaque homme et combien d’entre vous se livrent à la luxure. Vous haïssez les Mendiants et vous leur fermez vos portes, de peur qu'ils ne soient témoins de votre genre de vie, alors que vous gaspillez vos biens temporels avec des parasites et des fripons. Vous ne devriez pas vous plaindre, en vérité, quand les Mendiants reçoivent quelques biens de ces mourants qu’ils administraient alors que vous aviez fui, ni quand ils emploient cet argent à des constructions où tout est ordonné pour la gloire de Dieu et de l’Église, au lieu de le dépenser en plaisirs et en débauches. Et parce que vous ne faites pas comme eux, vous accusez les Mendiants, vous, dont la plupart mènent des existences vaines et mondaines ! » Après une pareille philippique, même de la bouche d’un pape dont sainte Brigitta dénonça les débordements, il n’y avait pas autre chose à- faire que de se soumettre. Cependant les prélats ne furent pas réduits au silence, car, quelques années après, Richard, archevêque d’Armagh, prêcha à Londres des sermons contre les Mendiants qui, en retour, l’accusèrent d’hérésie devant Innocent VI. En 1357, il se défendit dans un discours où il les malmena sans scrupule ; mais l’examen de son cas traîna en longueur et il mourut à Avignon, en 1360, avant qu’une solution ne fut intervenue. En 1373, le gardien franciscain de Syracuse demanda à Grégoire XI une copie authentique de la bulle de Jean XXII contre les erreurs de Jean de Poilly, parce qu’en Sicile le clergé séculier contestait aux Mendiants le droit de confesser. En 1386, le concile de Salzbourg dénonça en termes violents les scandales causés dans presque toutes les paroisses par l’intrusion de ces Frères errants, qui allumaient la discorde et donnaient l’exemple de la mauvaise conduite ; purs il décida qu’à l’avenir ils ne pourraient ni prêcher ni confesser sans la permission de l’évêque et l’invitation expresse du pasteur. En 1393, Conrad II, archevêque de Mayence, cessa un instant de persécuter les Vaudois pour déclarer, dans un édit, que les Mendiants étaient des loups déguisés en brebis et leur interdire de recevoir des confessions. D’autre part, un Franciscain, Maître Jean de Govelle, soutint publiquement, en 1408, que les curés n’étaient capables ni de prêcher ni de confesser et que ces deux tâches incombaient aux Frères, proposition que l'Université de Paris le contraignit bien vite à rétracter[17]. La querelle paraissait interminable. En 1-iOO, les Mendiants se plaignirent que le clergé les traitât de voleurs et de loups et qu’il insistât pour que toutes les confessions qu'on leur faisait lussent réitérées aux prêtres des paroisses, renouvelant ainsi l’erreur de Jean de Poillv condamnée par Jean XXII. Alexandre V, Franciscain lui-même, répondit à leur requête par la bulle Regnans in excelsis, qui menaçait des peines de l’hérésie tous ceux qui soutiendraient de pareilles doctrines ou qui prétendraient que le consentement du prêtre était nécessaire avant que le paroissien pût se confesser aux Frères. Pendant le grand schisme, la papauté cessa d’être un objet de terreur. L’Université de Paris reprit hardiment la querelle et, à l’instigation de Jean Gerson, refusa de recevoir dette bulle, obligea les Dominicains et les Carmes à la renier publiquement et expulsa les Franciscains et les Augustins, qui refusaient d’en faire autant. Gerson n’hésita pas à prêcher publiquement contre la bulle, dans un sermon où il énuméra les quatre persécuteurs de l’Eglise, à savoir les tyrans, les hérétiques, les Mendiants et l’Antéchrist. Ce rapprochement peu flatteur n’était pas de nature à apaiser les esprits ; toutefois, la controverse sommeilla quelque peu au milieu des grandes questions agitées par les conciles de Constance et de Bâle. Cette dernière assemblée se prononça même contre les Mendiants et condamna la croyance populaire, très répandue, d’après laquelle toute personne mourant dans l’habit franciscain ne devait pas passer plus d’une année au Purgatoire, parce que saint François y luisait une visite annuelle et emportait au Ciel ceux qui s’étaient réclamés de lui. Mais quand la Papauté retrouva sa force, elle la mit de nouveau au service de ses favoris. En 1446, Eugène IV publia une nouvelle bulle, Gregis nobis crediti, qui condamnait les doctrines de Jean de Poilly et fui suivie, en 1453, d’une autre bulle de Nicolas V, Provisionis nostrœ, qui tendait à la même fin. Cette dernière bulle fut notifiée en 1456 à l’Université de Paris, qui la dénonça comme subreptice, ennemie de la paix et subversive de la subordination hiérarchique. Calixte lit continua la lutte et, en présence de l’obstination de l’Université— elle refusait d'admettre parmi ses membres les Frères qui ne renonçaient pas à se prévaloir de ces bulles — fit vainement appel au roi Louis XI. Il est vrai qu’en 1458 un prêtre de Valladolid, qui déniait aux Mendiants le droit d’exercer les fonctions des prêtres, fut obligé de se rétracter publiquement dans sa propre église ; mais la lutte continua, donnant lieu en Allemagne à de tels scandales que les archevêques de Mayence et de Trêves, d’accord avec de nombreux évêques et le duc de Bavière, furent obligés d’en appeler au Saint-Siège. Une commission de deux cardinaux et de deux évêques fut nommée pour régler les termes d’un compromis, qui fut accepté par les deux partis et approuvé par Sixte IV’ vers 1480. Les prêtres ne devaient pas enseigner que les Ordres étaient une pépinière d’hérésie ; les Frères ne devaient pas enseigner que les paroissiens n’avaient pas besoin d’entendre la messe dans leurs églises paroissiales les dimanche# et jours fériés ; en revanche, ils ne devaient pas être privés du droit de confesser et d’absoudre. Prêtres et Frères devaient également s’abstenir d’exercer une pression sur les laïques touchant le choix d’une sépulture ; les deux partis devaient cesser de s’injurier et de se dénoncer dans leurs sermons. L’insertion de ce compromis dans la loi canonique montre l’importance qu’on y attacha, comme à l’instrument d’une paix durable, valable pour toute la chrétienté latine. Lorsque, en 1484, on condamna à Paris les hérésies de Jean Lallier, on compta parmi celles-ci le fait d’avoir renouvelé la doctrine de Jean de Poilly et d’avoir dit que Jean XXII n’avait pas le droit de la déclarer hérétique. Toutefois, en 1515, au concile de Latran, un effort résolu fut tenté par les évêques pour obtenir la révocation des privilèges spéciaux des Mendiants. En refusant de prendre part aux votes, ils obtinrent promesse de satisfaction ; mais Léon X traîna les choses en longueur et, l’année suivante, un nouveau compromis fut conclu, dont les termes montrent combien les Mendiants avaient témoigné de mépris aux autorités épiscopales. D’ailleurs, les défenses qui leur furent faites à cette occasion les gênèrent peu, car, en 1519, Érasme, écrivant à Albert, le cardinal archevêque de Mayence, s’exprimait ainsi : « Le monde est opprimé par la tyrannie des Mendiants, qui, bien qu’étant des satellites du Siège de Rome, sont cependant si nombreux et si puissants qu’ils sont redoutables au pape lui- même et aux princes. A leurs yeux, quand le pape leur vient en aide, il est plus que Dieu ; mais quand il leur déplaît, il n’a pas plus d’autorité qu’un rêve ». Il faut avouer que les Dominicains comme les Franciscains avaient singulièrement dégénéré des hautes vertus de leurs fondateurs. A peine les Ordres avaient-ils commencé à se répandre qu’il survint de faux frères, dédaigneux de leurs vœux de pauvreté et n’usant de la prédication que pour réaliser des gains sordides. Dès 1233, Grégoire IX est obligé de rappeler sévèrement au chapitre général des Dominicains que la pauvreté professée par l’Ordre devait être sincère et non simulée. Le fait que les papes employèrent sans-cesse des Frères à titre d’émissaires politiques, les détourna nécessairement de leurs fonctions spirituelles, attira parmi eux des hommes ambitieux et remuants, imprima enfin à ces institutions un caractère mondain tout à fait opposé à la conception primitive. En outre, 295 les Frères étaient particulièrement exposés aux tentations. Vagabonds de profession, ils n’étaient l’objet d’aucune surveillance, n’étaient soumis qu’à la juridiction de leurs supérieurs et aux lois de leur Ordre, exagérant encore ainsi et rendant plus dangereuse que jamais l’immunité commune à tous les ecclésiastiques. La « religion séraphique » des Franciscains, par cela même qu’elle visait à un idéal presque surhumain, était sujette aux insidieux retours de la fragilité humaine. Cela se manifesta du vivant même de saint François, qui se démit de ses fonctions de Général à cause des abus qui tendaient à s’établir et offrit ensuite de les reprendre si les Frères voulaient marcher dans la voie qu'il leur avait tracée. Des froissements étaient inévitables entre ceux qui adhéraient en toute conscience aux austérités de la Règle et les mondains qui ne voyaient dans l’Ordre qu’un instrument de leur ambition. Il n’était pas nécessaire à saint François d’être prophète pour prédire, sur son lit de mort, des scandales prochains, des luttes intestines et la persécution de ceux qui ne voudraient pas consentir à l’erreur — pressentiment que nous verrons pleinement vérifié, non moins qu’une autre prédiction du fondateur, suivant laquelle le jour devait venir où l’Ordre serait tellement déshonoré que ses membres auraient honte de paraître en public. Le successeur de François, Elias, donna à l'Ordre une impulsion puissante, mais dans la voie opposée à celle qu'il avait suivie d’abord. Considéré comme le politique le plus habile et ie plus astucieux de l’Italie, il accrut notablement l’influence et l’activité des Franciscains, jusqu’à ce que les dérogations à la Règle, devenues très fréquentes, eussent tellement scandalisé les Frères plus rigides qu’ils obligèrent Grégoire IX à destituer Elias. Il passa alors au parti de Frédéric II, et il fut excommunié. Il n’était pas dans la nature humaine de repousser longtemps l’afflux des richesses qui venaient, de tous côtés, s’offrir à l’Ordre et l’on eut recours à toutes les subtilités de la dialectique pour concilier la possession d’une immense fortune avec la renonciation à toute propriété telle qu’elle était prescrite par la Règle. Les humbles cabanes que saint François avait ordonné d’habiter devinrent des palais magnifiques qui s’élevèrent dans toutes les villes, comme un défi aux cathédrales et aux plus somptueuses abbayes du voisinage. En 1237, saint Bonaventure, qui venait de succéder à Jean de Parme comme Général de l’Ordre, suspendit un instant sa controverse avec Guillaume de Saint Amour pour adresser une encyclique à ses provinciaux, où il déplorait la mésestime et l’aversion qui pesaient sur l'Ordre. Il les attribuait à son désir immodéré de richesses ; à l’oisiveté de beaucoup de ses membres, qui les livrait à tous les vices ; aux excès des Frères errants, qui opprimaient ceux qui les recevaient et laissaient des souvenirs de scandales plutôt que des exemples de vertu ; à l’importune mendicité qui rendait le Frère plus redoutable qu’un brigand de grande route ; à la construction de palais magnifiques, qui ruinait leurs amis et provoquait les attaques de leurs ennemis ; à l’indignité de beaucoup de prédicateurs et de confesseurs ; à la course avide après les legs et les taxes de funérailles, sujet de grand déplaisir pour le clergé ; enfin, à une conduite extravagante qui devait nécessairement avoir pour effet le refroidissement de la charité. Evidemment, les virulentes critiques de Saint Amour et les plaintes du clergé n’étaient pas sans fondement ; mais cet avertissement sévère ne produisit pas d'effet et, dix ans après, Bonaventure fut obligé de le réitérer en termes plus énergiques encore. Cette fois, il exprima particulièrement le dégoût que lui inspirait l’audace éhontée de certains Frères, qui, dans leurs sermons adressés aux laïques, attaquaient les vices du clergé, provoquant ainsi des scandales, attisant des querelles et des haines. Il terminait ainsi : « C’est un mensonge vil et ignoble que de faire profession de pauvreté absolue tout en ne se refusant rien ; d’aller mendier au dehors comme un pauvre et de vivre chez soi dans l’opulence. » Les reproches de saint Bonaventure n’amenèrent pas de réforme et la lutte continua au sein de l’Ordre, jusqu’à ce qu'il eût rejeté comme hérétiques ses membres les plus fidèles à la règle, comme nous le verrons en racontant l’histoire des Franciscains Spirituels et des Fraticelli. Au siècle suivant, Dominicains et Franciscains lâchèrent également la bride à leurs appétits mondains. Sainte Brigtta, dans ses Révélations, qui furent approuvées par l’Église comme inspirées, déclare que ces moines, « malgré leur vœu de pauvreté, ont amassé de grandes richesses, que leur but unique est de les accroître, qu’ils s’habillent aussi richement que les évêques et que beaucoup d’entre eux étalent des ornements et des bijoux tels que n’en portent pas les plus opulents parmi les laïques ». Tel fut le développement des Ordres Mendiants dans leurs 297 relations complexes avec l’Église. Mais leur activité était trop grande pour se borner à la défense du Saint-Siège et à la renaissance religieuse grâce à laquelle, pour un temps, ils surent reconquérir au profit de Rome la vénération des peuples. Un des objets accessoires auxquels ils vouaient une partie de leur énergie était le travail des missions et, sur ce terrain, ils donnèrent un digne exemple à leurs successeurs, les Jésuites du XVIe et du XVIIe siècle. Parmi les labeurs incessants de saint François, ses efforts pour convertir les Infidèles tiennent une grande place. Il se proposait de visiter le Maroc, avec l’espoir de convertir le roi Miramolin, et déjà il était arrivé en Espagne lorsque la maladie l’obligea à rebrousser chemin. Treize ans après sa conversion, il fit un voyage en Syrie dans le dessein de convertir le Soudan de Babylone, bien qu’on fut alors en guerre avec les Sarrasins. Fait prisonnier dans les lignes ennemies, il fut amené avec ses compagnons, chargé de chaînes, devant le Soudan et se déclara prêt à affronter l’épreuve du feu pour prouver la vérité de ses croyances. Le Soudan lui offrit de magnifiques présents, qu’il dédaigna, et lui permit de se retirer. Ses disciples suivirent son exemple. Ni l’éloignement, ni le danger ne les détournèrent jamais de leur tâche : gagner de nouvelles âmes au christianisme. Il y avait, à cet égard, une noble émulation entre Franciscains et Dominicains, car saint Dominique aussi avait conçu le projet d’un vaste système de missions. Dès 1223, nous trouvons des missionnaires des deux Ordres travaillant au Maroc. En 1223, des Franciscains furent délégués pour convertir Miramolin, le Sultan de Damas, le Caliphe et les peuples de l’Asie en général. En 1237, les Jaco- bites d’Orient furent ramenés à l’unité catholique par le zèle des Dominicains, qui travaillaient également parmi les Nestoriens, le Géorgiens, les Grecs et d’autres schismatiques du Levant. Les mêmes indulgences que pour une Croisade étaient offertes à ceux qui s’associaient à ces périlleuses campagnes, où les privations et le climat n’étaient pas les seuls ennemis à redouter. Quatre-vingt-dix Dominicains subirent le martyre parmi les Cumains de la Hongrie orientale, à l’époque où les hordes de Gengis Khan se répandaient sur ce pays. Après la retraite des Tarières, les Dominicains revinrent à la charge et convertirent les Cumains en masse, non sans travailler en même temps parmi les Cathares de la Bosnie et de la Dalmatie, où plusieurs d’entre eux furent tués et où deux de leurs couvents furent brûlés par les hérétiques. Une bulle d’Alexandre IV, en 1238, nous donne une idée de l’extension des missions franciscaines à cette époque : elle est 298 adressée aux Frères dans les pays des Sarrasins, Païens, Grecs, Bulgares, Cumains, Éthiopiens, Syriens, Ibériens, Alains, Cathares, Goths, Zichores, Dusses, Jacobites, Nubiens, Nestoriens, Géorgiens, Arméniens, Indiens, Moscovites, Tartares, Hongrois, ainsi qu’aux missionnaires auprès des Chrétiens captifs des Turcs. Quelque singulière que puisse paraître la géographie de cette énumération, il en reste l’impression que l’énergie et l'esprit de sacrifice des Frères se prodiguaient sur un très vaste théâtre. Parmi les Tartares, ils obtinrent d’abord des succès encourageants. Le grand Khan lui-même se fit baptiser et le nombre des convertis fut tel qu’il fallut un évêque pour les organiser en communauté ; mais le Khan apostasia, les missionnaires furent massacres et beaucoup de convertis partagèrent leur sort. L’efficacité de la mission arménienne se manifesta par la renonciation du roi Haito d'Arménie, qui se fit admettre dans l’Ordre sous le nom de Frère Jean. Ce n’était point, d’ailleurs, le seul Franciscain de sang royal, car saint Louis de Toulouse, fils de Charles le Boiteux de Naples et de Provence, refusa la couronne que lui offrait son père pour devenir Franciscain. Il faut peut-être ajouter moins de créance aux récits des Dominicains touchant huit missionnaires de leur Ordre qui, en 131G, pénétrèrent dans l’Empire du Prêtre Jean en Abyssinie, où ils auraient fondé une Église si durable qu’on put, un demi-siècle après, y organiser l’Inquisition, avec le frère Philippe, fils d’un des roitelets vassaux du Prêtre Jean, comme inquisiteur-général. Son zèle le conduisit à attaquer, avec les armes spirituelles et temporelles, un autre roi du pays qui était bigame et par lequel il fut traîtreusement mis à mort, le l’novembre 13GG ; son martyre et sa sainteté furent attestés par de nombreux miracles. Quoi qu’il en soit, les Franciscains rappellent, avec une fierté légitime, que des membres de leur ordre accompagnaient Christophe Colomb dans son second voyage, impatients de commencer aussitôt la conquête chrétienne du Nouveau-Monde[18]. Mais le champ spécial de l’activité des Mendiants, celui qui 299 nous concerne plus particulièrement ici, était la conversion et la persécution des hérétiques, — l'inquisition, dont ils firent leur instrument, il était inévitable qu’elle tombât entre leurs mains aussitôt que l’impuissance des anciens tribunaux ecclésiastiques rendit nécessaire une organisation nouvelle. Ce n’était pas, en effet, chose facile de découvrir un hérétique et de faire la preuve de son crime. Il fallait, pour cela, une éducation spéciale, qui était précisément celle que les Ordres essayaient de donner à leurs adeptes afin de les préparer à la prédication et à la confession. Sans attaches locales, soldats de la Croix prêts à marcher, au premier signal, vers n’importe quel point du monde, leur dévouement particulier au Saint- Siège faisait d'eux des auxiliaires indispensables dans l’organisation de cette Inquisition pontificale qui devait, par degrés, se substituer à la juridiction des évêques et réduire les églises locales à la sujétion. Que Dominique ait été le fondateur de l’Inquisition et le premier des inquisiteurs-généraux, c’est là une opinion qui a fini par faire partie intégrante de la tradition catholique. Elle a été affirmée par tous les historiens de l’Ordre, par tous les panégyristes de l’Inquisition ; elle a été revêtue de la sanction pontificale par la bulle Invictarum de Sixte V et on cite, pour la mettre hors de doute, une bulle d’Innocent III, conférant à Dominique les fonctions d’inquisiteur-général. Nous pouvons dire, cependant, qu’aucune tradition de l’Église ne repose sur une hase plus fragile. Assurément, Dominique consacra les meilleures années de sa vie à combattre les hérétiques et il n’est pas moins certain que, lorsqu’un hérétique ne se laissait pas persuader, Dominique, comme tous les autres missionnaires zélés de cette époque, venait allègrement prendre sa place au pied du bûcher flambant. Mais, en cela, il se confondait avec des centaines d’autres fanatiques et il ne s’est rendu coupable d’aucune tentative particulière pour organiser méthodiquement la répression. D'ailleurs, à partir de 1215, époque où il jota les fondements de son Ordre, il s’en occupa exclusivement, à tel point qu'il dut renoncer à son rêve longtemps caressé d’aller finir ses jours comme missionnaire en Palestine. Nous verrons que c’est seulement dix ans après sa mort, en 1221, qu’il put 300 cire question de l’Inquisition pontificale comme d’une institution régulière. La part prépondérante qu’y prirent les successeurs de François explique lu légende qui s’est formée autour de son nom — légende qui doit partager le sort d’une déclaration enthousiaste d’un historien de l’Ordre, suivant lequel plus.de cent mille hérétiques auraient été convertis par l’enseignement, les mérites et les miracles du Saint[19]. La gloire exclusive, revendiquée par l’Ordre, d’avoir organisé l’Inquisition et d’en avoir assuré seul le fonctionnement, n’est pas moins entachée d’exagération et de légende. Les huiles de Grégoire IX que l'on allègue à cet effet ne sont pas autre chose que des ordres individuels adressés à certains provinciaux dominicains ; on leur demande d’envoyer en mission des Frères bien préparés à prêcher contre l’hérésie, d’interroger les hérétiques et de poursuivre leurs fauteurs. Parfois, et de la même manière, des Dominicains sont délégués dans certaines provinces pour procéder contre les hérétiques ; le pape prie les évêques d’excuser cette intrusion, en alléguant l'habileté des Frères à convaincre les délinquants et le poids écrasant des autres fondions épiscopales, qui empêchent les évêques de donner toute l'attention nécessaire à cet objet. En vérité, Rome n’a jamais confié formellement aux Dominicains les fonctions d’inquisiteurs, de même qu’il n’y a jamais eu, à proprement parler, de décision formelle établissant l’Inquisition. Les Dominicains ont simplement été les instruments les plus promptement disponibles pour la recherche des hérétiques qui se dissimulaient, d’autant plus qu’ils professaient, comme leur premier devoir, celui de prêcher et de convertir. Lorsque la conversion devint un but secondaire et que la persécution passa au premier plan, les Franciscains furent également utiles ; ils partagèrent, avec les Dominicains, le douteux honneur et le fardeau réel de l’organisation inquisitoriale. D’ailleurs, toutes les fois que les circonstances l’exigeaient, on n’hésitait pas à confier les fonctions d’inquisiteurs à des clercs quelconques. Dès 1258, nous voyons deux chanoines de Lodève commissionnés par le pape à titre d’inquisiteurs d'Albi ; nous verrons plus loin, à la fin du xiv« siècle, Pierre le Célestin s’acquittant, avec une énergie farouche, des fonctions d’inquisiteur pontifical, depuis la mer Baltique jusqu’à la Styrie. Il n’en reste pas moins certain que les premiers inquisiteurs ainsi qualifiés ont été des Dominicains Lorsque, après l’accord conclu entre Raymond de Toulouse et saint Louis, on entreprit sérieusement d’extirper l’hérésie en pays albigeois et que l’organisation épiscopale parut insuffisante pour dette tâche, ce furent des Dominicains qu’on y envoya pour travailler sous la direction des évêques. Dans la France septentrionale, les mêmes fonctions sc concentrèrent peu à peu entre les mains des Dominicains. En Aragon, dès 1232, on les recommande à l’archevêque de Tarragone pour leur aptitude aux recherches ; en 1240, la lâche d’enquérir leur est formellement confiée. Bientôt le midi de la France fut partagé entre eux et les Franciscains ; les Dominicains avaient la partie occidentale, tandis que le Comtal Venaissin, la Provence, Forcalquier et les pays d’Empire dans les provinces d’Arles, d’Aix et d’Embrun étaient abandonnés aux Franciscains. En Italie, après quelques conflits entre les deux Ordres, Innocent IV, en 1254, assigna aux Dominicains la Lombardie, la Romagne, le Trévisan et Gènes, la partie centrale de la Péninsule étant attribuée aux Franciscains ; à cette époque, l’Inquisition n'avait pas encore été établie à Naples. Toutefois, cette répartition ne fut pas toujours strictement observée, car nous trouvons quelquefois des inquisiteurs franciscains à Milan, en Romagne et dans le Trévisan. En Allemagne et en Autriche, comme nous le verrons, l’Inquisition n’a jamais poussé de racines profondes ; mais, dans la mesure où on Réorganisa, elle fut entre les mains des Dominicains, les Franciscains opérant seulement on Dalmatie et en Bohème. Parfois les deux Ordres travaillaient de concert. En 1237, le Franciscain Etienne de Saint-Thibéry fut associé au Dominicain Guillem Arnaud à Toulouse, dans l’espoir que la réputation de douceur relative, qui s’attachait aux Franciscains, atténuerait l’aversion du peuple pour l’institution nouvelle. En avril 1238, Grégoire IX désigna les provinciaux des deux Ordres en Aragon comme inquisiteurs dans ce royaume ; la même année, il prit la même mesure en Navarre. En 1233, le gardien franciscain de Paris fut placé, avec le prieur dominicain, à la tête de l’Inquisition de France ; en 1207, nous trouvons les deux Ordres fournissant des inquisiteurs pour la Bourgogne et pour la Lorraine ; en 1311, deux Dominicains et un Franciscain exercent ensemble l’inquisition dans la province de Ravenne. Il parut cependant plus sage de définir exactement les juridictions des deux Ordres, afin de prévenir les explosions menaçantes d’une jalousie qui ne faisait que s’aggraver. La haine qui les divisait avait commencé de bonne heure et cherchait, de part et d’autre, à se satisfaire, avec un manque de scrupules qui constituait pour l’Eglise un scandale et un péril perpétuels. Ainsi, en 1206, une vive querelle éclata entre les Dominicains de Marseille et l’inquisiteur franciscain de dette ville. La discorde se répandit à travers la Provence, à Forcalquier, à Avignon, à Arles, à Beaucaire, à Montpellier et à Carcassonne ; partout ils prêchaient publiquement les uns contre les autres et se prodiguaient les pires injures. Plusieurs brefs de Clément IV montrent que le pape fut obligé d’intervenir ; il ordonne qu’à l’avenir les inquisiteurs ne doivent pas user de leurs pouvoirs pour se persécuter entre eux, quelle que soit la culpabilité apparente de l’une des parties — preuve que les armes les plus redoutables du Saint-Office avaient été employées au cours de cette lutte. Mais il ne semble pas qu'on se soit conformé strictement à cette défense, car, deux siècles après, en 1479, Sixte IV est encore obligé d'interdire aux inquisiteurs de mettre en jugement les membres de l’ordre rival. Le zèle jaloux avec lequel ils défendaient leurs limites territoriales se révèle encore dans la dispute qui s’éleva en 1290 au sujet du Trévisan. C’était un territoire dominicain ; mais, pendant des années, les fonctions d’inquisiteur à Trévise furent occupées par le Franciscain Filippo Bonaccorso. Quand, en 1289, il accepta l’évêché de Trente, les Dominicains s’attendirent à ce que l’office de Trévise leur fut rendu et s’indignèrent lorsqu’il fut attribué à un autre Franciscain, Fra Bonajuncta. L’inquisiteur dominicain de Lombardie, Fra Pagano, et son vicaire Fra Viviano, allèrent si loin dans leur résistance que des désordres sérieux éclatèrent à Vérone ; Nicolas IV dut intervenir en 1291 et punit les délinquants par la privation à perpétuité de leurs fonctions. Ce doit avoir été une grande joie ou, tout au moins, une consolation pour les hérétiques de voir ainsi leurs persécuteurs se persécuter entre eux. L’hostilité des deux Ordres était si profonde que Clément IV crut nécessaire de décréter qu’il y aurait toujours un intervalle d’au moins trois mille pieds entre leurs domaines respectifs — règlement qui donna naissance à toute une série de querelles compliquées. Ils se disputaient même le droit de préséance dans les processions et aux obsèques, droit que Martin V, en 1423, finit par concéder aux Dominicains. Nous verrons plus loin quel rôle important cette rivalité implacable a joué dans le développement de l’Eglise au moyen-âge[20]. Dans le monde si affairé du XIIIe siècle, il n’y avait pas, comme nous venons de le voir, de puissance plus active, tant pour le bien que pour le mal, que celle des Ordres Mendiants. Somme toute, c’est peut-être le bien qui l’emportait, car ces moines ont certainement contribué à retarder une révolution pour laquelle l’Europe n’était pas encore mûre, bien que l’abnégation dont ils tirent preuve à leurs débuts fût une qualité trop rare et trop fragile pour rester longtemps intacte, et bien qu’ils soient rapidement tombés au niveau de la société qui les entourait, on peut dire que leur travail et leurs efforts n’ont pas été complètement vains. Ils avaient rappelé à l’esprit des hommes quelques vérités oubliées de l’Évangile et leur avaient enseigné à contempler de plus haut leurs devoirs envers leurs semblables. La tradition légendaire de l’un et de l’autre Ordre contient un récit qui montre à quel point ils prisaient et glorifiaient leurs propres services. Pendant que saint Dominique et saint François, nous dit-on, attendaient l’approbation d’Innocent III, un saint homme eut une vision où il aperçut le Christ brandissant trois javelots avec lesquels il voulait détruire le monde. La Sainte Vierge lui demandant pourquoi, le Christ répondit : « Le monde est plein d’orgueil, d'avarice et de luxure ; j’ai toléré cela trop longtemps et je veux l’anéantir avec ces traits ». La Vierge se mit à genoux et intercéda pour les hommes ; mais ses prières furent vaines jusqu’à ce qu’elle eût révélé à son Fils qu’elle possédait deux serviteurs fidèles qui ramèneraient le monde sous sa loi. Alors le Christ exprima le désir de voir ses champions ; elle lui montra Dominique et François — et sa colère s’apaisa. Le pieux auteur de cette histoire ne prévoyait certes pas qu’en 1627 Urbain VIII serait obligé de priver les Frères Mendiants de Cordoue de leur immunité la plus chère et de les soumettre à la juridiction épiscopale, dans l’espoir de les empêcher de séduire leurs filles spirituelles en abusant des facilités du confessionnal. |
[1] Dante, Paradiso. XII.
[2] Comme S. François avait reçu les Stigmates, les Dominicain - prétendirent, de leur côté, que S. Dominique avait été gratifié d’une faveur particulière. Quand on ouvrit sa tombe, racontaient-ils, il s’en exhala un parfum du Paradis qui embauma tout le pays, si persistant que ceux qui avaient touché ses saintes reliques en gardaient pendant des années le parfum sur leurs mains. — Prediche del Beato Fra Giordano da Rivalto, Florence, 1831, I, 47.
[3] Une statistique de l'Ordre dominicain, dressée en 1337 à la requête de Benoit XII, accuse près de douze mille membres (Prege., Vorarbeiten zu einer Geschichte der deutchen Mystik, in Zeitschrift für die historische Theologie, 1869, p. 12).
[4] Evangile de S. Matthieu, XIX, 21.
[5] Evangile de S. Matthieu, VI, 8.
[6] Evangile de S. Matthieu, XVI, 24.
[7] Ce récit a sans doute été embelli par la connaissance des résultats obtenus plus tard et adapté inconsciemment aux étapes successives d’une- organisation religieuse qui se dessina progressivement. A l’origine, il n’était nullement entendu que les Frères dussent abandonner leurs occupations ordinaires. On leur demandait de travailler à leur métier, de gagner leur vie et de ne vivre d’aumônes qu’en cas d’urgente nécessite. Voir la première Règle telle qu’elle a été reconstituée par le prof. Karl Muller, Die Anfaenge des Minoritenordens, Fribourg en Brisgau, 1885, p. 186.
[8] En 1496, l’Université de Paris condamna comme scandaleuses et empreintes d’hérésie les tentatives des Francise lins pour assimiler leur patron à Jésus (D’Argentré, Coll. Judic. de nov. Error. I, II, 318). — Lorsque les Dominicains réclamèrent pour Ste Catherine de Sienne l’honneur des Stigmates, Sixte IV, en 1475, publia une bulle défendant qu’on la représentât ainsi, les Stigmates étant réservés à S. François (Martène, Ampliss. Coll, VI, 1386). Ils n’avaient pas encore été vulgarisés par La Cadière et Louise Lateau !
[9] Dante, Paradisio, XI
[10] Pierre de Fontaines, Conseil, ch. XXI, art. 8. — Le Grand d’Aussy, Fabliaux, II, 112-3. — L’existence du « droit de marquette » a été contestée, mais sans raisons valables. On trouvera les textes dans l’ouvrage de l’auteur sur le Célibat sacerdotal, 2e éd. p. 354.
[11] Potthaste, n° 11040, 11041. — Le rôle des Mendiants comme instruments de la domination pontificale paraît clairement dans la condamnation du Franciscain Jean Sarrasin, convaincu par l’Université de Paris, en 1429, d'avoir enseigné publiquement que la juridiction tout entière de l’Eglise dérive de la papauté. Il fut obligé de reconnaître que cette juridiction était accordée par Dieu aux différents degrés de la hiérarchie et que l’autorité des conciles reposait, non sur le- pape, mais sur le Saint Esprit et l'Eglise (D’Argentré, Coll. Judic. de nov. Error. I, II, 227.)
[12] Il n’y eut pas beaucoup de prélats comme Robert Grosseteste de Lincoln, qui écrivit à Jordan et a Ellis, les généraux des deux Ordres, afin qu’on lui envoyât des Frères, parce que, disait-il, son diocèse était trop grand et qu’il avait besoin d’auxiliaires pour l’aider dans la prédication et dans la confession. — Fasc. rer. expetend et fuqiend., II, 334-5 (éd. de 1690.)
[13] Les détails des querelles dégoûtantes sur les mourants et les morts sont présentés d’une manière saisissante dans un essai de médiation tenté par Boniface VIII, en 1303, entre le clergé de Rome et les Mendiants (Ripoll., II, 70.) Les disputes continuelles à ce sujet étaient un des griefs principaux de la secte spirituelle des Franciscains (Hist. Tribulationum, in. Archiv für Litteratur und Kirchengeschichte, 1886, p. 297.)
[14] Pour l'exemption de la juridiction séculière accordée aux étudiants, voir Berger, Reg. d'Innocent IV, n° 1515.— Molinier (Guill. Bernard de Gaillac, Paris, 1884, P- 26) expose fort bien l’organisation de l’enseignement par les Dominicains à cette époque.
[15] Guillaume de St Amour cumulait des bénéfices. Non content d'un canonicat à Beauvais et d'une église avec cure, il obtint en 1217 d'Innocent la dispense nécessaire pour détenir une autre cure. — Berger, Registres d’Innocent IV, 3188.
[16] Mosheim, de Beghardis, p. 27. L’ouvrage Pericula novissimorum temporum avait cependant été réimprimé, avec deux des sermons de St Amour, dans l'Antilogia Papæ de Wolfgang de Weissenburg (Bâle, 1555.) Il y eut des réimpressions à Londres en 1688 et dans l’édition donnée par Brown du Fasciculus rerum expetendarum et fagiendarum en 1690.
[17] Pendant la Peste Noire, sur 140 Dominicains, à Montpellier, sept seulement survécurent ; à Marseille, de 100, pas un n’échappa. La mortalité, dans l’Ordre Franciscain, fut estimée à 124.434 personnes, ce qui est d’ailleurs une manifeste exagération. — Hoffmann, Gesch. der Inquisition, II, 374-5.
[18] En 1246, Innocent IV reçut une lettre très gracieuse de Melik-et-Mansur Nassir, souverain d'Edesse, exprimant le regret que l’ignorance des langues l’empêchât d’engager des discussions théologiques avec les Dominicains envoyés pour le convertir. — Berger, Registres d'Innocent IV, n° 3031.
[19] C’est un intéressant symptôme des mœurs adoucies du XIXe siècle que de voir le savant et zélé dominicain Lacordaire écrire, en 1842, sa Vie de S. Dominique, pour prouver que Dominique n’a pu participer aux cruautés de l'Inquisition. Or, cent ans auparavant, un Dominicain non moins érudit, Ricchini, avait réclamé pour le saint l'honneur de l’avoir fondée. Cependant, depuis l'époque de Lacordaire, une réaction s’est produite, et l’abbé Douais n’hésite pas à affirmer, sur l'autorité de Sixte V, que « S. Dominique aurait ainsi reçu une délégation pontificale pour l’Inquisition après l’année 1209 » (Sources de l'histoire de l’Inquisition, in Revue des questions historiques, 1er oct. 1881, p. 400).
[20] Les troubles de Marseille montrent le favoritisme dont jouirent toujours les Mendiants. Deux clercs, que les Dominicains avaient induits à porter un faux témoignage contre l'Inquisiteur, furent punis de prison perpétuelle, de dégradation et déclarés incapables d’occuper des bénéfices ; l'évêque qui les avait entendus fut suspendu de ses fonctions et de sa juridiction ; mais les Frères, qui avaient suborné le parjure et causé tout le mal, furent tenus quittes au prix d’excuses humiliantes et envoyés dans une autre province. (Martène, ubi sup.) — On s’est demandé si Fra Filippo Bonaccorso était un Franciscain ou un Dominicain. Wadding (l. c) a imprimé une bulle de 1277, où il est qualifié de Franciscain ; mais une autre bulle de la Collection Doat (t. XXXII, fol. 155) fait de lui un Dominicain.