L'Église
n’a pas considéré de tout temps que son premier 20S devoir fut de combattre
les dissidents par la violence et de leur imposer silence à tout prix. Dans
les simples communautés des temps apostoliques, les fidèles étaient unis
entre eux par le lien de l’amour ; l’esprit dans lequel s’exerçait la
discipline est exprimé par ce précepte de Saint Paul aux Galates : « Mes
frères, si quelqu’un vient à tomber dans quelque faute, vous qui êtes
spirituels, redressez-le avec un esprit de douceur ; et prends garde à
toi-même, de peur que lu ne sois aussi tenté. Portez les fardeaux les uns des
autres, et accomplissez ainsi la loi du Christ[1]. » Jésus
avait commandé à ses disciples de pardonner à leurs frères septante fois sept
fois, et à l'époque où Saint-Paul écrivait, son enseignement était trop
récent encore pour être enseveli sous une masse de pratiques et de doctrines
où la lettre qui lue étouffe l'esprit qui sauve. Les grands principes
essentiels du christianisme suffisaient à la ferveur des fidèles. La
théologie dogmatique, avec sa complexité infinie et ses subtilités
métaphysiques, n’était pas encore née. Même son vocabulaire restait à créer.
Les innombrables articles de foi qu’elle proclame attendaient encore d’être
tirés par induction des expressions échappées à des écrivains traitant de
tout autres sujets, ou constitués par l'interprétation littérale des
métaphores poétiques de l’Écriture Sainte. On éprouve un véritable
soulagement, au sortir de questions presqu’inaccessibles à l'intelligence
humaine, lorsqu’on revient aux paroles de bon sens que Saint Paul adressait à
Timothée : « Suivant la prière que je te fis, lorsque je partis pour la
Macédoine, de demeurer à Éphèse, je te prie encore d’avoir certaines
personnes de n’enseigner point une doctrine différente et de ne pas
s’attacher à des fables et à des générations qui n'ont point de fin et qui
engendrent des disputes, au lieu de former l’édifice de Dieu, qui consiste
dans la foi. Car le but du commandement, c’est la charité, qui procède d’un
cœur pur et d’une bonne conscience et d’une foi sincère[2]. » Ceux qui se complaisaient à
ces vaines querelles, Saint Paul les dénoncé comme « prétendant être
docteurs de la loi, quoi- qu’ils n’entendent point ce qu’ils disent ni les
choses qu’ils assurent comme certaines[3] » (et il donne le précepte
suivant a son disciple favori : « Rejette les questions folles et qui sont
sans instruction, sachant qu’elles ne produisent que des contestations[4]. » Le parti des Ébionites
dans l’Église était d’accord sur ce point avec l’école de Saint Paul : « La
religion pure et sans lèche devant Dieu, notre Père, consiste à visiter les
orphelins et les veuves dans leurs afflictions, et à se préserver de la
souillure du monde[5]. » Cependant
déjà la semence était jetée qui devait produire une si abondante récolte de
méchancetés et de misères. Saint Paul lui-même ne veut pas admettre que l’on
s’écarte des enseignements qu’il apporte : « Si quelqu’un vous annonce un
autre Évangile, que celui que nous avons annoncé, quand même ce serait un
ange du ciel, qu’il soit anathème[6]. » Ailleurs, Saint Paul se
vante de livrer à Satan Hvménæus et Alexandre « afin qu'ils apprennent à
ne plus blasphémer[7]. » Le développement rapide
de l’intolérance parait manifeste dans les menaces de l’Apocalypse à
l’adresse des apostats et des hérétiques des Sept Eglises. E ;i théologie ne
pouvait pas se former sans poser une foule de questions qui n’avaient pas été
résolues par les Evangiles. Des controversistes surgirent qui. dans la
chaleur de la discussion, exagérèrent la gravité des questions pendantes
jusqu’à leur attribuer une importance vitale pour l'existence même du
christianisme. Les hommes en vinrent à croire de bonne foi que leurs
adversaires n’étaient pas chrétiens parce qu’ils différaient d’opinion avec
eux sur •quelques points secondaires de rituel ou de discipline, ou sur
quelque particularité dogmatique que seuls des esprits formés à la
dialectique des écoles pouvaient saisir. Quand Quintilla enseigna que l'eau
n’était pas nécessaire au baptême, Tertullien cria qu’il n'y avait plus rien
de commun entre elle et lui, qu’ils n’avaient ni le même Dieu ni le même
Christ. L’hérésie donatiste, qui produisit de si déplorables effets, fut
provoquée par la question de l’éligibilité d’un seul évêque. Quand Entachés,
dans son zèle contre les doctrines de Nestorius, fut amené à confondre de
quelque manière les deux natures du Christ, pensant qu’il ne faisait que
soutenir les doctrines de son ami Saint Cyrille, il se trouva tout à coup
convaincu d’une hérésie condamnable — le Nestorianisme. La manière dont il se
défendit contre la rhétorique exercée d’Eusèbe de Dorvlée prouve qu’il
n’était pas capable de comprendre la distinction subtile entre substantia
et subsistentia — fatale méprise qui coûta la vie à des milliers
d’hommes. Ainsi, pendant les six premiers siècles, tandis que la curiosité
humaine explorait les problèmes infinis de la vie terrestre et de la vie
future, de nouvelles questions surgissaient sans cesse et étaient l'objet de
discussions acharnées. Ceux qui occupaient des situations très élevées dans
l’Église et pouvaient donner force de loi à leurs opinions, étaient
nécessairement orthodoxes ; ceux qui étaient plus faibles furent qualifiés
d’hétérodoxes, et la distinction entre les fidèles et les hérétiques devint
plus marquée de siècle en siècle. Ce n’était
pas seulement la haine théologique, l’orgueil de l'opinion individuelle et le
zèle pour la pureté de la foi qui excitaient ces funestes passions. La
richesse et le pouvoir avaient des charmes même pour l’évêque et pour le
prêtre, et plus l’Église grandit avec le temps, plus sa richesse et son
pouvoir dépendirent de l’obéissance du troupeau. Un théoricien hardi qui
mettait en doute la correction dogmatique de son supérieur dans l’Église,
était un mutin de la pire espèce : et s'il réussissait à grouper autour de
lui des disciples, il formait le noyau d’une révolte qui pouvait devenir une
révolution. Lé où les sectaires étaient suffisamment nombreux pour constituer
une communauté particulière, il ne servait de rien qu'on les retranchât de la
communauté de l’Eglise ; les censures ecclésiastiques étaient impuissantes
contre des convictions exaltées. Il en résulta que ces sectaires devinrent
l’objet d'une animosité plus féroce que les pires des criminels. Quelque
triviale qu’ait été la cause première d’un schisme, quelque pure et fervente
que put être la foi des schismatiques, le fait qu’ils avaient refusé de plier
devant l’autorité devenait un crime à côté duquel tous les péchés
paraissaient insignifiants et qui neutralisait, pour ainsi dire, toutes les
vertus et toute la piété dont les coupables pouvaient donner l’exemple. Saint
Augustin lui-même ne voyait rien qui put adoucir sa haine dans l’ardeur
enthousiaste avec laquelle les Donatistes subissaient et recherchaient même
le martyre. S’ils avaient porté le Christ dans leurs cœurs, leur abnégation
aurait pu mériter l'éloge ; mais ils agissaient sous l’impulsion de Satan,
comme les porcs de l’Évangile que l’Esprit impur poussa à se noyer dans le
lac. Le martyre, même enduré au nom du Christ, ne pouvait pas sauver les
hérétiques ou les schismatiques des flammes éternelles où ils devaient rôtir
avec Satan. Cependant
l’esprit de persécution répugnait trop à l’enseignement de Jésus pour qu'il
put triompher sans une lutte dont les écrits des premiers l’ères offrent la
trace. Tertullien défend chaudement la liberté de conscience ; c'est une
chose contraire à la religion, dit-il, que d’imposer la religion ; personne
ne désire des hommages contraints et Dieu lui-même ne peut aimer que ceux qui
lui viennent du cœur des fidèles. Toutefois, lorsque l’énergie combattive de
cet homme fut surexcitée par ses disputes avec les Gnostiques, il ne lui fut
pas difficile de découvrir dans le Deutéronome et dans les Nombres des textes
formels à l’appui de la maxime que l’obstination doit être vaincue non par la
persuasion, mais par la violence. Saint Cyprien dit qu’il nous appartient de
nous efforcer de devenir du froment, laissant l’ivraie à Dieu, et il qualifie
de présomption sacrilège l’esprit qui usurpe la fonction de Dieu en cherchant
à séparer et à détruire l’ivraie ; et pourtant Cyprien lui-même n'hésitait
pas à retrancher de l'Église tous ceux qui différaient d’avis avec lui et à
les vouer à la perdition éternelle, seule forme de persécution qui fût
praticable à cette époque. A la vérité, il était naturel qu’une Eglise encore
persécutée elle-même plaidât la cause de la tolérance et le fait que, même
alors, l’esprit d’intolérance tendait d’se donner carrière, aurait suffi à
avertir le monde de ce qu'il devait attendre de l’Église le jour où elle
aurait le pouvoir matériel d’imposer ses dogmes aux récalcitrants. Cependant
Lactance, le dernier en daté des Dorés de l’Église persécutée, dit encore que
la foi ne doit pas être imposée par la violence, que les massacres et la
piété n'ont rien de commun. Il ajoute que personne n’est contraint par force
de rester dans l’Église, parce que tout homme qui manque de piété est inutile
à Dieu. Le
triomphe de l’intolérance était inévitable du jour où le christianisme devint
religion d’État. Toutefois, les progrès en furent lents, preuve delà
contradiction que l'on sentait entre l’esprit persécuteur et celui de
l'Evangile. Mais à peine l’orthodoxie eut-elle été définie par le concile de
Nicée, que Constantin mit en œuvre 1 autorité de l’État pour établir
l'uniformité de la doctrine. Tous les prêtres hérétiques et schismatiques
furent dépouillés des privilèges et immunités conférés au clergé ; leurs
lieux de réunion furent confisqués au profit de l'Église et leurs assemblées,
tant publiques que privées, interdites. Il est très instructif de constater
que ces prescriptions furent exécutées avec l’énergie la plus vigilante, à
une époque où les temples païens et leurs cérémonies étaient encore tolérés
dans tout l’Empire. Toutefois, alors que les docteurs de l’Eglise croyaient
de leur devoir d’entraver la diffusion de doctrines qui paraissaient
pernicieuses à la religion. Ils hésitaient encore à pousser l’intolérance
jusqu’à ses conclusions logiques et à établir l’uniformité en versant du
sang. Ils devaient pourtant y avoir déjà songé, car l’empereur Julien déclare
qu’il n’a jamais vu de bêtes sauvages aussi cruelles envers les hommes que la
plupart des Chrétiens le sont envers leurs coreligionnaires. Constantin
prescrivit, sous peine de mort, la remise de tous les exemplaires des livres
d’Arius, mais il ne parait pas que personne ait été condamné de ce chef.
Enfin, fatigué de ces disputes incessantes, l’Empereur ordonna à Saint
Athanase d’admettre tous les Chrétiens, sans distinction de secte, à
fréquenter les églises. Mais les efforts du souverain pacificateur étaient
impuissants contre la tempête croissante des luttes dogmatiques. On dit que
Valons, en 370, mit à mort quatre-vingts ecclésiastiques orthodoxes qui
s’étaient plaints à lui de la violence des Ariens ; il est vrai que ce n’était
point-là une exécution régulière, mais l’effet d’un ordre secret donné au
préfet Modestus, qui attira les ecclésiastiques en question sur navire et le
fit brûler en mer. En 383
se place le premier exemple d'une exécution capitale pour cause d'hérésie et
l’horreur qu’elle excita prouve qu’elle fut considérée partout comme une
innovation détestable. Les spéculations gnostiques et manichéennes attribuées
à Priscillien éveillaient celle aversion particulière que l’Eglise a toujours
témoignée aux hérésies de cette espèce ; mais lorsqu'il fut jugé à Trêves par
le tyran Maximus, mis à la torture et finalement exécuté avec six de ses
disciples, tandis que les autres étaient relégués dans une de au-delà de la
Bretagne, ce fut un éclat d'indignation dans tout l’Empire d’Occident. Des
deux évêques qui avaient poursuivi Priscillien, Ithacius et Idacius, l’un fut
expulsé de son siège et l’autre donna sa démission. Saint Martin de Tours,
qui avait fait tout en son pouvoir pour empêcher cette atrocité, refusa de
communier non seulement avec ces évêques, mais avec ceux qui communiaient
avec eux. S'il finit par céder, pour obtenir la grâce de quelques hommes en
faveur desquels il intercédait auprès de Maximus, et aussi pour empêcher le
tyran de persécuter les Priscillianistes d’Espagne[8], il resta plongé dans un
profond chagrin, malgré la visite consolatrice d’un ange, et il constata
qu'il avait perdu pour quelque temps le pouvoir d’expulser les démons et de
guérir les malades[9]. Si
l’Église répugnait encore à verser le sang, elle n’hésitait déjà plus à user
sans scrupule de tous les autres moyens pour faire triompher l’orthodoxie. Au
début du v° siècle, Saint Jean Chrysostôme enseigne que l’hérésie doit être
supprimée, que les hérétiques doivent être réduits au silence et empêchés de
corrompre les autres, enfin que leurs conventicules doivent être dissous ; il
ajoute, toutefois, que la peine de mort ne leur est pas applicable. Vers la
même époque, Saint Augustin supplie le préfet d’Afrique de ne pas mettre à
mort les Donatistes ; car, dit-il, si des exécutions ont lieu, aucun prêtre
ne pourra plus dénoncer un Donatiste, puisqu’il aimera mieux mourir lui-même
que d'être cause de la mort d’un autre. Cependant Augustin approuva les lois
impériales qui exilaient les Donatistes, leur infligeaient des amendes, les
privaient de leurs églises et du droit de tester ; il les consolait en leur
disant que Dieu ne désirait pas qu’ils mourussent en état de conflit avec
l’unité catholique. Ce n’était pas de l’oppression, disait-il, mais de la
charité que de contraindre un homme à quitter le mal pour revenir au bien ;
et lorsque les malheureux schismatiques répondaient que la foi ne doit être
imposée à personne, il déclarait que cela était vrai en principe, mais que le
péché et l’infidélité méritaient un châtiment. Peu à
peu tous les scrupules furent écartés et les hommes trouvèrent de spécieux
arguments pour donner libre cours à leurs haines. L’ardent Saint Jérôme,
quand sa colère eût été excitée par Vigilance qui combattait le culte des
reliques, exprima sa surprise que l’évêque de ce téméraire hérétique n’eût
pas anéanti son corps pour sauver son âme et soutint que la piété et le zèle
pour la gloire de Dieu ne peuvent être qualifiés de cruauté. Dans un autre
passage, il avance que la rigueur n’est qu’une forme de la charité la plus
sincère, parce que les châtiments temporels peuvent préserver de l’éternelle
perdition. Soixante-deux ans seulement après que le massacre de Priscillien
et de ses partisans eût excité tant d’horreur, le pape Léon Ier, comme la
même hérésie semblait revivre en 447, ne se contenta pas de justifier l’acte
du tyran Maximus, mais déclara que si on laissait la vie aux suppôts d’une
hérésie aussi condamnable, ce serait la fin des lois divines et humaines.
Ainsi le pas décisif avait été fait et l’Eglise était définitivement engagée
à extirper l’hérésie par tous les moyens. Il est impossible de ne pas
attribuer à l'influence ecclésiastique l'église et l’état les édits
successifs par lesquels, depuis l'époque de Théodose le Grand, la
persévérance dans l’hérésie fut punie de mort. L’évolution
dont nous marquons les étapes fut grandement favorisée par la responsabilité
qui incomba à l’Église du fait de ses relations étroites avec l’État. Quand
elle pouvait obtenir du monarque des édits condamnant les hérétiques à
l'exil, à la déportation, aux mines et même à la mort, elle sentait que Dieu
avait remis entre ses mains des pouvoirs qui devaient être exercés et non
négligés. En même temps, avec l'inconséquence naturelle aux hommes, elle
pouvait soutenir qu’elle n'était pas responsable de l’exécution des lois et
que ses propres mains n’étaient pas tachées de sang. L’évêque Ithacius
lui-même, dans l’affaire de Priscillien, avait reculé devant le rôle d’un
accusateur et mis en avant un laïque pour cette besogne. Nous verrons plus
loin que l’Inquisition cul recours aux mêmes subterfuges, dont le manque de
sincérité était évident. Dans le vaste recueil des édits impériaux infligeant
aux hérétiques toutes les variétés d’incapacités légales et de châtiments,
les ecclésiastiques zélés pouvaient trouver la preuve que l’État considérait
comme son premier devoir de maintenir la pureté de la foi. Toutefois, dès que
l’État ou l’un de ses fonctionnaires montraient quelque hésitation à
persécuter, l’homme d’Église arrivait sans retard pour lui faire sentir son
aiguillon. Ainsi l’Église d’Afrique réclama à maintes reprises l'intervention
du pouvoir séculier pour extirper le Donatisme ; Léon le Grand insista auprès
de l’Impératrice Pulchérie pour qu’elle exterminât les Eutychiens ; Pélage Ier,
en poussant Narsès à supprimer l’hérésie par la force, crut devoir calmer ses
scrupules de soldat en lui affirmant que la prévention ou le châtiment du
péché n’était pas de la persécution, mais de l’amour. Ce devint la doctrine
générale de l’Église, formulée clairement par Saint Isidore de Séville, que les
princes ont pour devoir non seulement d’être orthodoxes eux-mêmes, mais de
maintenir la pureté de la foi en exerçant pleinement leurs pouvoirs contre
les hérétiques. Les résultats déplorables de cet enseignement sans cesse
répété se révèlent dans toute l’histoire de l’Église à l’époque qui nous
occupe. Une hérésie après l'autre fut exterminée sans miséricorde, jusqu’à ce
que le concile de Constantinople, sous le patriarche Michel exista,
introduisit, pour châtier les Bogomiles, la peine du feu. Il faut
dire que les hérétiques, quand ils en avaient l’occasion, ne laissaient pas
d’appliquer eux-mêmes les doctrines de leurs adversaires. La persécution des
catholiques par les Vandales Ariens en Afrique sous Genséric fut tout à fait
digne de l’orthodoxie ; et quand Hunnéric succéda à son père et que
l’empereur Zénon eut rejeté ses propositions de tolérance mutuelle, le zèle
barbare du roi vandale se porta aux plus horribles excès. Sous Euric, roi des
Visigoths, il y eut aussi, en Aquitaine, une courte persécution dirigée
contre les catholiques par les Ariens. On peut dire cependant, d’une manière
générale, que les Goths et les Burgondes ariens donnèrent un exemple de
tolérance qui aurait dû être imité. La conversion de ces peuples au
catholicisme ne fut marquée que par peu de cruautés, si l'on excepte une
ébullition passagère en Espagne sous Leuvigild, vers 585, suivie de troubles
d’un caractère plutôt politique que religieux. Toutefois, les monarques
catholiques postérieurs édictèrent des lois punissant de l’exil et de la
confiscation toute déviation de l’orthodoxie, unique exemple d’une
législation de ce genre parmi les Barbares. Les Mérovingiens catholiques de
France paraissent n’avoir jamais inquiété leurs sujets ariens, qui étaient
nombreux en Bourgogne et en Aquitaine. La conversion de ces derniers s’opéra
graduellement et, suivant toute apparence, pacifiquement. L’Église
latine avait, jusqu’alors, pris peu de part aux persécutions, parce que
l’esprit des Occidentaux n’était pas porté, comme celui des Orientaux, vers
l’invention et l'adoption de doctrines hérétiques. Après la ruine de l’Empire
d’Occident, l'Eglise latine commença le grand travail qui absorba longtemps
toute son énergie et par lequel elle a mérité la reconnaissance du monde — la
conversion et la civilisation des barbares. Les nouveaux convertis n’étaient
pas gens à se perdre dans des spéculations abstruses ; ils acceptaient la
religion qu’on leur enseignait, acquiesçaient en général à la discipline
établie et, malgré leur brutalité et leur turbulence, ne causaient que peu de
soucis aux gardiens de l’orthodoxie. Dans ces circonstances, il arriva naturellement
que l’esprit de persécution s’éteignit. Claude de Turin, dont le zèle
iconoclaste détruisit toutes les images dans son diocèse, échappa à tout
châtiment. On pardonna l’Adoptianisme à Félix d’Urgel, on l’accueillit à
nouveau dans l’Église, en dépit de ses tergiversations, et, bien qu’on ne
l’eût pas replacé sur son siège épiscopal, il put résider à Lyon pendant
quinze ou vingt ans sans être inquiété ; il y maintint secrètement ses
doctrines et l’on trouva dans ses papiers, après sa mort, une déclaration
hérétique. Nous ne voyons pas non plus qu’on ait usé de violence lorsque
l’archevêque Leidrad convertit vingt mille disciples catalans de Félix ; le
principal d’entr’eux, Elipandus, archevêque de Tolède, conserva son siège
primatial, bien que rien ne montre qu’il eut rétracté ses erreurs. Dans le
cas du moine Gottschale, qui répandit son hérésie prédestinatienne à travers
l'Italie, la Dalmatie, l’Autriche et la Bavière, sans rencontrer d’opposition.
Rabanus de Mayence finit par convoquer un concile qui condamna sa doctrine en
présence de Louis le Germanique. Niais ce concile ne songea pas à châtier
l'hérétique. Il l’envoya à son évêque, Hincmar de Reims, qui, avec le
consentement de Charles le Chauve, déclara Gottschale hérétique incorrigible au
concile tenu à Chiersy en 849. On était si peu disposé alors à infliger des
châtiments corporels aux hérétiques que le concile, en ordonnant que Gottschale
fût battu de verges, prit soin d’indiquer qu’il s’agissait là seulement d’une
discipline prévue par le concile d’Agde, à l’adresse des moines qui
violeraient la règle de St-Benoit en voyageant sans lettres de recommandation
de leurs évêques. Si le moine fut mis en prison, c’était simplement, nous
dit-on, pour l’empêcher de répandre son hérésie. La législation carlovingienne
était extrêmement modérée à l’égard des hérétiques, qu’elle se contentait de
classer avec les païens, les Juifs et autres personnes infâmes, en les
soumettant à certaines incapacités légales. Au Xe
siècle, l’Europe occidentale resta comme plongée dans une stupeur peu
favorable au développement de l’hérésie, qui suppose une certaine intensité
de vie intellectuelle. L’Eglise, régnant sans partage sur les consciences
endormies, déposa les armes rouillées de la persécution et en oublia l’usage.
Quand, vers 1018, l’évêque Burchard compila sa collection de droit canonique,
il ne fit même pas une allusion aux opinions hérétiques et aux châtiments
qu’elles comportaient, si ce n’est en rappelant quelques règles oubliées,
promulguées en 305 par le concile d’Elvire, concernant les apostats qui
feraient retour à l’idolâtrie. Même l’introduction de la doctrine de la transsubstantiation
fut reçue avec une soumission passive ; deux siècles seulement après Gottschale,
Bérenger de Tours la mit en doute, mais comme il n’avait pas l’étoffe d’un
martyr, il céda à une pression modérée et se rétracta. La foi plus ardente
des Cathares, qui commencèrent à troubler au XIe siècle les eaux stagnantes
de l'orthodoxie, appelait des mesures énergiques ; mais même avec ces
sectaires abhorrés, l’Église se décida bien difficilement à user de rigueur.
C’était pour elle une tâche toute nouvelle ; elle craignait de se mettre en
contradiction avec ses propres enseignements, qui recommandaient la charité,
et il fallait le fanatisme populaire pour la réveiller de son inaction. La
persécution d’Orléans en 1017 ne fut pas son œuvre, mais celle du roi Robert
le Pieux ; les bûchers de Milan, peu de temps après, furent allumés par le
peuple contrairement à la volonté de l’archevêque. L’Église était si peu
préparée à ses nouveaux et terribles devoirs que lorsque, vers 1045, quelques
Manichéens furent découverts à Châlons, l’évêque Roger s’adressa à l’évêque
Wazo de Liège pour savoir ce qu’il devait en faire et s’il devait les livrer
au bras séculier pour être punis ; à quoi le bon Wazo répondit que leurs vies
ne devaient pas être sacrifiées par le glaive temporel, puisque Dieu, leur
Créateur et leur sauveur, témoignait envers eux sa patience et sa pitié. Le
chanoine Anselme, biographe de Wazo, condamne énergiquement les exécutions
qui eurent lieu à Goslar en 1052 sous Henri III, disant que, si Wazo avait
été là, il s’y serait opposé comme Saint-Martin dans le cas de Priscillien.
La même douceur marqua la conduite de Si-Anno de Cologne vers 1000.
Quelques-uns avaient refusé, malgré des injonctions répétées, de renoncer à
l'usage du lait, des œufs et du fromage pendant le Carême ; l’archevêque
finit par leur permettre d’agir à leur guise, ajoutant que ceux qui étaient
fermes dans leur foi ne pouvaient guère être lésés spirituellement par une
différence de nourriture. En 1144 encore, l’Église de Liège se félicitait
d’avoir réussi, par la grâce de Dieu, à arracher la plupart des Cathares
convaincus et condamnés des mains de la foule turbulente qui voulait les
brûler. Ceux que l’Eglise avait ainsi sauvés furent logés dans les maisons
religieuses de la ville, en attendant la décision du pape Lucius II, à qui
l’on avait demandé conseil. Il est
inutile de revenir avec détail sur les cas relatés dans un chapitre
précédent, qui montrent combien était encore hésitante, à cette époque,
l’attitude de l’Église à l’égard de l’hérésie. Il n’y avait pas de politique
définie, pas de règle fixe, et les hérétiques continuaient à être traités
tantôt avec rigueur, tantôt avec indulgence, suivant le caractère du prélat
qui s’occupait d’eux. Théodwin, successeur de Wazo à l'évêché de Liège, écrit
en 1030 à Henri Ier, roi de France, l’exhortant à châtier, sans même les
entendre, des partisans de Bérenger de Tours. Ces alternances de sévérité et
de rémission ont laissé leurs traces dans les remarques inspirées à
Saint-Bernard par les événements de Cologne en 1113, lorsque la populace,
dans un transport de zèle, saisit les Cathares et les brûla vifs, malgré la
résistance des autorités ecclésiastiques. Il soutient que les hérétiques
doivent être convertis par la raison plutôt que par la force, que lorsqu’on
ne peut pas les convertir, il faut éviter tout commerce avec eux ; il
approuve le zèle du peuple de Cologne, mais non ses actes ; cependant, il
admet que le pouvoir séculier a le devoir de venger les injures faites à Dieu
par l’hérésie et, oubliant le danger auquel s'expose un homme lorsqu’il
prétend se faire le ministre de la colère divine, il cite ces mots de
Saint-Paul : « Le prince est le ministre de Dieu pour ton bien ; mais si tu
fais mal, crains, parce qu’il ne porte point l’épée en vain ; car il est le
ministre de Dieu et vengeur pour punir celui qui fait mal[10]. » Le pape
Alexandre III inclinait visiblement vers l’indulgence lorsque, en 11(1 :2, il
refusa de juger les Cathares qui lui étaient envoyés par l’archevêque de
Reims, disant qu’il valait mieux pardonner à des coupables que de faire
mourir des innocents. Même à la fin du XIIe siècle, Pierre Cantor osait
soutenir que l'Apôtre commandait d’éviter les hérétiques, non de les tuer, et
il insistait sur l’inconséquence commise en punissant si sévèrement les
moindres déviations de la foi, alors qu’on laissait sans châtiment les plus
graves péchés et l’immoralité la plus grossière. L’hésitation
portait aussi sur la nature des peines qui convenaient à l’hérésie. Nous
avons déjà rencontré de nombreux exemples d’hérétiques brûlés vifs, tandis
que d’autres n’étaient condamnés qu’à la prison ; il fallut longtemps avant
que l’on n’arrivât à fixer des règles à cet égard. Même en 1103, lorsque
Alexandre III s’efforçait, au concile de Tours, d’arrêter les progrès
menaçants du manichéisme en Languedoc, il se contenta de recommander aux
princes séculiers d’emprisonner les hérétiques et de confisquer leurs biens ;
cependant, la même année, les Cathares découverts à Cologne furent envoyés au
bûcher par des juges spécialement commis. En 1157, le châtiment infligé par
le concile de Reims consistait à marquer le visage des délinquants au fer
rouge ; le concile d’Oxford, en 1100, prescrivit la même peine. En 1199, les
premières mesures d’Innocent lit contre les Albigeois ne prévoient d'autres
peines 'lue l’exil et la confiscation ; il n’est fait aucune allusion à des
mesures plus graves et l’exécution de celles-ci est récompensée par les mêmes
indulgences qu'un pèlerinage à Rome ou à Compostelle. A
mesure que la lutte s’envenimait, la répression devenait plus cruelle ;
cependant Simon de Montfort toi-même, dans le « ode promulgué à Ramiers le 1er
décembre 1212, ne condamne pas formellement les hérétiques au bûcher, bien
que celle même année on en ait brûlé quatre-vingts à Strasbourg. Nous avons
déjà rappelé que Pierre II d'Aragon eut le triste honneur, dans son édit de
1197, d'introduire pour la première fois dans un code celle forme barbare de
châtiment. Son exemple ne lut suivi que lentement. Othon Ier, dans sa
constitution de 1210, met simplement les hérétiques au ban de l’Empire,
ordonne que leurs biens soient confisques et que leurs maisons soient
détruites. Frédéric II, dans son célèbre statut du 22 novembre 1220, qui fil
de la persécution des hérétiques un élément du droit public de l'Europe, se
contentait de les menacer de confiscation et de mise hors la loi ; celle
dernière peine, d'ailleurs, équivalait à la peine de mort, puisqu’elle
abandonnait la vie de l’hérétique au caprice du premier venu. Dans sa
constitution de mars 1221, il alla plus loin et décida que les hérétiques
seraient mis à mort soit par le feu, soit par l’extirpation de la langue, suivant
qu’en déciderait le juge. Ce fut seulement en 1231, dans ses Constitutions
siciliennes, que Frédéric rendit obligatoire la peine du bûcher. Cet usage
prévalut surtout dans les possessions napolitaines de l’empereur ; l’édit de Ravenne,
au mois de mars 1232, prévoit la peine de mort pour l’hérésie, mais n’en
indique pas le mode ; en revanche, l’édit de Crémone, en mai 1238, généralisa
la loi sicilienne et fit ainsi du bûcher le châtiment régulier de l’hérésie à
travers tout l’Empire. Nous trouvons plus lard la même prescription dans le Sachsenspiegel
et dans le Schwabenspiegel, qui sont les codes municipaux de
l’Allemagne septentrionale et méridionale. A Venise, après 1249, le doge
entrant en charge prêtait serment de brûler tous les hérétiques. En 1255,
Alphonse le Sage de Castille condamna au bûcher les chrétiens qui se
convertiraient à l’islamisme ou au judaïsme. En France, la législation
adoptée par Saint-Louis et par Raymond de Toulouse pour exécuter les
dispositions du traité de 1229, observe un silence discret au sujet du mode
de châtiment, bien qu’à cette époque l'usage du bûcher fût général. C’est
seulement en 1270, lorsque Saint-Louis publia ses Établissements, que nous
trouvons un article formel condamnant les hérétiques à être brûlés vifs, bien
que les termes dans lesquels Beaumanoir y fait allusion prouvent qu'il s’agit
d'un usage depuis longtemps accepté. L'Angleterre, qui était à peu près
exempte d’hérésie, n’alluma ses bûchers que plus tard ; c’est seulement
lorsque le soulèvement des Lollards causa des inquiétudes à la fois à
l’Eglise et à l’État que l’article de hœretico comburendo fut établi
par statut en 1401[11]. Ce n’est
donc pas la loi positive qui a inauguré l’atroce pratique de brûler vifs les
hérétiques ; le législateur n’a fait qu’adopter une forme de vengeance où se
complaisait naturellement, à cette époque, la férocité populaire. Nous en
avons vu de nombreux exemples dans un chapitre précédent. En 1219 encore, à
Troyes, un fou qui soutenait qu’il était le Saint- Esprit fut saisi par la
populace, lié dans une manne d’osier entourée de fagots et promptement réduit
en cendres. Il n’est pas facile de déterminer l’origine de ce châtiment ;
peut-être faut-il la chercher dans la législation païenne de Dioclétien, qui
l’établit contre le manichéisme[12]. Les morts affreuses auxquelles
les martyrs étaient exposés aux époques de persécution semblaient suggérer,
sinon justifier, l’application de supplices analogues aux hérétiques ; les
sorciers étaient quelquefois brûlés en vertu de la jurisprudence impériale et
Grégoire le Grand mentionne un cas où l’un de ces malheureux fut traîné sur
le bûcher par le zèle religieux de la populace. Comme l’hérésie passait pour
le plus grand dos crimes, le désir, commun aux laïques et au clergé, d’en
rendre le châtiment à la lois aussi sévère et aussi éclatant que possible,
trouvait un instrument à sa convenance dans le bûcher. D’ailleurs, avec le
système d’exégèse alors à la mode, il ne fut pas difficile de découvrir, dans
l’Ecriture, une allusion à la peine du feu. On lit, en effet, dans l'Evangile
de Saint Jean : « Si quelqu’un ne demeure pas en moi, il sera jeté dehors
comme le sarment ; il sèche, puis on le ramasse, et on le jette au feu et
il brûle[13]. » L'interprétation
littérale des métaphores des Livres Saints a été une source trop fréquente
d’erreurs et de crimes pour que nous puissions être surpris de cette
application du texte sacré. Un commentaire autorisé du décret de Lucius lit
en 1184, ordonnant que les hérétiques fussent remis au liras séculier pour
être châtiés, cite le texte de Saint Jean et la jurisprudence impériale, puis
conclut triomphalement que la mort par le feu est la peine qui convient aux
hérétiques, « suivant la loi divine et la loi humaine, non moins que
suivant la coutume universelle. » Et il ne faut pas croire que l'on eût
la charité d’étrangler l’hérétique avant de le brûler ; les auteurs qui ont
tracé ses devoirs à l’Inquisition déclarent que le coupable doit être brûlé
vif en présence du peuple ; ils ajoutent qu'une ville entière peut être
brûlée si elle est un réceptacle d’hérétiques. Quelques
scrupules qu’ait éprouvés l'Eglise, durant le XIe et le XIIe siècle, au sujet
de son altitude envers l’hérésie, elle n’a jamais eu de doute sur la conduite
qui convenait, à cet égard, au pouvoir séculier. Une coutume très ancienne,
fondée sur une idée de décence, interdisait qu’un ecclésiastique prit part à
des jugements comportant la peine de mort ou de mutilation : il ne devait
même pas se trouver présent dans la chambre de torture, où les patients
étaient placés sur le chevalet. Cette aversion pour la vue du sang et de la
souffrance fut encore exagérée à l’époque des persécutions les plus
sanglantes. Pendant que des milliers il hommes étaient massacrés en Languedoc,
le concile de Latran renouvela les anciens canons qui défendaient aux clercs
de prononcer une sentence capitale ou d'assister à une exécution (1216). Ils ne devaient même pratiquer
aucune opération chirurgicale qui exigeât l’emploi du feu ou du fer. En
1235,1e concile de Bordeaux leur interdit d’écrire ou de dicter des lettres
relatives à des sentences capitales. La souillure résultant de l’effusion du
sang était si vivement ressentie qu’une église ou un cimetière, où du sang
avait été versé par hasard, ne pouvait plus servir avant une cérémonie de
purification ; on alla si loin dans cette voie que les prêtres durent
interdire aux juges de rendre la justice dans les églises, parce que les cas
qu’on leur soumettait pouvaient entraîner des châtiments corporels ! Si cette
crainte de participer à l’infliction de tourments avait été sincère, elle
serait digne de tout notre respect ; mais il n’y avait là qu’un astucieux
détour pour se dérober à la responsabilité de certains actes. Dans les
poursuites pour hérésie, le tribunal ecclésiastique ne prononçait pas de
sentences sanguinaires. Il se contentait de déclarer que l’accusé était
hérétique ; puis il le « relâchait », c’est-à-dire l’abandonnait au pouvoir
séculier, avec l’adjuration hypocrite de le traiter avec pitié, d’épargner sa
vie et de ne pas verser son sang. Pour savoir ce qu'il faut penser de cet
appel u la pitié, il suffit de se rappeler la théorie de l'Église touchant
les devoirs du pouvoir temporel. Les inquisiteurs érigèrent en règle légale
qu’on commettait un crime égal à celui de l'hérésie et méritant les mêmes
châtiments, lorsqu’on exprimait même un doute sur la légitimité des
persécutions en matière de conscience. Aussitôt
que l’hérésie eût fait des progrès alarmants, on renouvela les instructions
de Léon et de Pelage. Dès le début du XIIe siècle, Honorius d’Autun proclama
qu’il fallait user du glaive temporel envers ceux qui, rebelles à la parole
de Dieu, refusaient obstinément d'écouter celle de l'Eglise. Dans les compilations
de droit canonique par Yves et Gratien, les allusions à la conduite de
l'Eglise envers les hérétiques sont très peu nombreuses ; mais il y a
d’abondantes citations établissant le devoir qui incombe au souverain
d'extirper l’hérésie et d'obéir à cet effet, aux commandements de l’Église.
Frédéric Barberousse ajouta la sanction impériale à cette doctrine
ecclésiastique, que le glaive lui avait été remis pour frapper les ennemis du
Christ, lorsqu’il allégua ce motif en 1159 pour justifier son hostilité
contre Alexandre III et l'aide qu’il accordait à l’antipape Victor IV. Le
second concile de bateau, en 1159, ordonne à tous les potentats de réduire
les hérétiques à l’obéissance ; le troisième, en 1179, déclare dévotement que
l'Eglise n’est pas avide de sang, mais qu’elle réclame le concours des lois
séculières, vu que les hommes sont portés à accepter les remèdes de l'Ame
pour échapper aux châtiments corporels. Nous avons vu que ces exhortations produisirent
d’abord peu d’effet. Plus tard, désespérant d'obtenir la collaboration
volontaire des princes temporels, l’Eglise fit un pas en avant et revendiqua
pour elle-même la responsabilité des châtiments tant matériels que
spirituels, jugés nécessaires à la répression de l’hérésie. Le décret de
Lucius III, au soi-disant concile de Vérone en 1184, enjoignait à tous les
souverains de 225 jurer, en présence de leurs évêques, qu’ils exécuteraient
pleinement et efficacement les lois ecclésiastiques et séculières contre
l'hérésie. Tout refus, toute négligence même, devaient être punis
d’excommunication, de déchéance, d’incapacité d’exercer le pouvoir ; s'il
s’agissait de villes, elles devaient être mises en quarantaine et privées de
tout commerce avec les autres. L’Église
entreprenait ainsi de faire entrer de force les princes temporels dans la
voie de la persécution. Une lois sa résolution prise, elle se montra
intraitable, toute hésitation à persécuter entraînait l’excommunication et si
cette arme ne suffisait pas, l'Église n’hésitait pas à livrer au premier
aventurier venu les domaines du prince qui résistait à ses ordres. Celte
ingérence monstrueuse du pouvoir spirituel devait-elle devenir la loi
publique de l'Europe ? Telle était la question qui se posait à l’époque des
Croisades albigeoises. On sait ce qu’il advint. Raymond perdit ses provinces,
simplement parce qu’il ne voulait pas traiter assez sévèrement les
hérétiques, et les territoires que son fils put conserver furent considérés
comme une nouvelle investiture. Le triomphe de l'Eglise et de la nouvelle
doctrine ôtait donc complet. L’Église
fit sentir à tous les dignitaires, du haut en bas de l’échelle sociale, que
les places qu’ils occupaient étaient des fonctions dans une théocratie
universelle, où tous les intérêts étaient subordonnés au grand devoir de
maintenir la pureté de la loi. L’hégémonie de l’Europe résidait dans le
Saint-Empire Romain où l'Empereur, à la cérémonie du couronnement, était
admis aux ordres inférieurs de la prêtrise et tenu de lancer l’anathème
contre toute hérésie qui pouvait s’élever contre l’Église catholique. En lui
donnant l'anneau, le pape lui disait que c’était là un symbole de son devoir
de détruire l’hérésie ; en le ceignant de l'épée, il disait que ce glaive
était destiné à frapper les ennemis de l’Église. Frédéric II déclara qu’il
avait reçu la dignité impériale pour le maintien et la propagation de la foi.
Dans la bulle de Clément VI reconnaissant Charles IV, l’énumération des
devoirs de l’Empereur commence par celui de propager la foi et d’extirper
l'hérésie ; la négligence de l'Empereur Wenceslas à supprimer l’hérésie de
Wickliffe fui considérée comme un motif suffisant de sa déposition. En
vérité, soutenaient les théologiens, la seule raison du transfert de l’Empire
des Grecs aux Allemands était l'intérêt pour l’Eglise de disposer d’un
instrument efficace. Les principes appliqués aux dépens de Raymond de
Toulouse furent incorporés dans la loi canonique et chaque souverain, prince
ou seigneur, dut comprendre que ses territoires seraient exposés à la
spoliation si, dûment averti, il hésitait à fouler aux pieds l’hérésie. La
même discipline pesa sur les dignitaires d'ordre inférieur. Suivant le
concile de Toulouse de 1229, tout bailli qui se montrerait peu zélé à
persécuter l’hérésie devait être dépouillé de ses biens et déclaré inéligible
aux emplois publics. En 1244, le concile de Narbonne déclare que lorsqu’une
personne disposant d’une juridiction temporelle tarderait à supprimer
l’hérésie, elle serait considérée comme complice des hérétiques et passible
des mêmes peines que ceux-ci ; cette disposition fut étendue à ceux qui
négligeraient une occasion favorable de saisir la personne d’un hérétique, ou
môme de venir en aide à ceux qui essayeraient de la saisir. Depuis l’Empereur
jusqu’au dernier des paysans, le devoir de persécuter était imposé à tous,
sous la menace de toutes les sanctions, spirituelles et temporelles, dont
l’église du XIIIe siècle pouvait disposer[14]. Ces
principes furent reçus, tacitement ou explicitement, dans le droit public de
l’Europe. Frédéric II les accepta dans ses cruels édits contre l’hérésie,
d’où ils passèrent dans les compilations de droit civil et féodal, et même
dans les recueils de jurisprudence locale. Ainsi, en 1228, d'après les
statuts de Vérone, le podestat, lors de son entrée en charge, jure d’expulser
tous les hérétiques de la ville ; dans le Schwabenspiegel, code en
vigueur dans toute l’Allemagne méridionale, il est dit qu’un souverain, s’il
néglige de persécuter l’hérésie, doit être dépouillé de toutes ses
possessions et que, s'il ne fait pas brûler tous ceux qui lui sont dénoncés
comme hérétiques par les tribunaux ecclésiastiques, il doit être lui-même
puni pour hérésie. L'Eglise
veilla à ce que celle législation ne restât pas lettre morte. Elle exigea que
les atroces décrets de Frédéric fussent lus et commentés dans la grande école
de droit de Bologne, comme un chapitre essentiel de la jurisprudence, et
qu’ils lussent même incorporés dans la loi canonique. Nous verrons que les
papes ont ordonné à plusieurs reprises que ces édits fussent inscrits dans la
législation des villes et des États ; l'inquisiteur était chargé d’en imposer
l’exécution à tous les fonctionnaires, sous peine d’excommunication pour ceux
qui négligeraient cette bonne œuvre. Mais l’excommunication elle-même, qui
annulait les pouvoirs et la compétence d’un magistrat, ne l’exemptait pas du
devoir de punir les hérétiques quand il en était sommé par l’évêque ou par
l’inquisiteur. Cela posé, il est évident que, lorsque les inquisiteurs
imploraient la clémence des autorités civiles, au moment où ils leur
livraient des victimes destinées au bûcher, il n’y avait là qu’une simple
formalité, née du désir qu’avaient les ecclésiastiques de ne pas participer
ouvertement à des sentences capitales. Avec le temps, cette hypocrisie
elle-même fut quelque peu oubliée. Ainsi, au mois de février 1418, le concile
de Constance décréta que tous ceux qui défendraient l’Hussitisme, ou
regarderaient Jean Huss ou Jérôme de Prague comme des saints, seraient
traités en hérétiques relaps et brûlés vifs — puniantur ad ignem. C’esl dénaturer et falsifier l’histoire que
d’admettre, comme le font les apologistes modernes, que l’exhortation à la
clémence fût sincère, que la responsabilité du meurtre de l’hérétique pesât
sur le magistrat séculier et non sur l’inquisition. Nous nous imaginons
aisément le sourire de surprise avec lequel Grégoire IX ou Grégoire XI
auraient accueilli la dialectique du comte Joseph de Maistre, démontrant que
c’est une erreur de supposer qu’un prêtre catholique ait jamais pu être, à
aucun litre, l’instrument de la mort d’un de ses frères[15]. Non
seulement on enseignait ainsi à tous les chrétiens que leur premier devoir
était de contribuer à l'extermination des hérétiques, mais on les poussait
sans scrupule à les dénoncer aux autorités, au mépris de toute considération
humaine ou divine. Les liens du sang n’étaient pas une excuse pour celui qui
dissimulait un hérétique : le fils devait dénoncer son père, le mari était
coupable s’il ne livrait pas sa femme à une mort affreuse. Tous les liens
humains étaient brisés par le crime d’hérésie ; on apprenait aux enfants
qu’ils devaient quitter leurs parents ; même le sacrement du mariage ne
pouvait pas unir une femme orthodoxe à un mari hérétique. Les engagements
privés n’étaient pas respectés davantage. Innocent III déclare emphatiquement
que, suivant les canons, on ne doit point conserver sa foi à celui qui ne la
conserve pas envers Dieu. Aucun serment de discrétion n’était valable dans
une cause d'hérésie, car « celui qui est fidèle envers un hérétique est
infidèle envers Dieu ». L’apostasie est le plus grand des crimes, dit
l’évêque Lucas de Tuy ; par conséquent, si quelqu’un s'est engagé par serment
à garder le secret d’une si horrible perversité, il doit révéler l’hérésie et
faire pénitence pour le parjure, avec l'assurance que, la charité pouvant couvrir
une multitude de péchés, il sera traité avec indulgence en considération de
son zèle. Ainsi
l'hésitation qu’éprouvait l’Église au XIe et au XIIe siècle, louchant la
conduite qu’elle devait tenir envers les hérétiques, disparut complètement au
XIIIe, lorsqu’elle fut engagée dans une lutte à mort avec les sectaires. Il
ne fut plus question de modération ni de pitié. Saint-Raymond de Pennaforte,
le compilateur des Décrétales de Grégoire IX, qui était la plus haute
autorité de son temps, pose en principe que l’hérétique doit être puni par
l'excommunication et par la confiscation et, si ces mesures ne suffisent pas,
par toutes les rigueurs dont dispose le bras séculier. L’homme dont la foi
est douteuse doit être considéré comme un hérétique ; il en est de même du
schismatique qui, tout en admettant tous les dogmes de la religion, refuse
l’obéissance due à l’Église romaine. Les uns comme les autres doivent être
poussés de force dans le bercail catholique et l’on rappelle, pour justifier
la mise à mort des obstinés, le sort biblique de Korah, de Dathan et d’Abiram[16]. Saint-Thomas
d’Aquin, dont la haute autorité semble rejeter dans l’ombre tous ses
prédécesseurs, fixe, avec une précision impitoyable, les règles que voici.
Les hérétiques ne doivent pas être tolérés. La charité de l’Eglise leur
accorde deux avertissements, après quoi, s’ils s’obstinent, ils doivent être
livrés au bras séculier et écartés de la société humaine par la mort. Cela
même prouve la charité débordante de l’Eglise, car c’est un crime bien plus
grand de corrompre la foi dont dépend la vie de Lame que d'altérer le
monnayage qui sert seulement à la vie temporelle ; donc, si les faux
monnayeurs sont à juste titre condamnés à mort, il y aurait encore bien plus
de raison pour tuer un hérétique sitôt qu’on l'aurait convaincu de son crime.
Or, l'Eglise, dans sa miséricorde, est toujours prête à ouvrir ses bras à
l’hérétique, même relaps un grand nombre de fois, et A lui indiquer une
pénitence par laquelle il pourra mériter la vie éternelle : mais la charité
envers les uns ne doit pas entraîner d’effets funestes pour les autres.
Aussi, la première fois, l’hérétique qui se repent et se rétracte sera reçu à
pénitence et sa vie sera épargnée ; mais s’il retombe, bien qu’il puisse de
nouveau être admis à pénitence pour le salut de son âme, il ne sera pas
exempté de la peine de mort. Telle est l’expression bien nette et formelle de
la politique de l’Eglise qui devint, en ces matières, la règle inaltérable de
sa conduite. L’Église
ne se contentait pas d'exercer son pouvoir sur les vivants ; les morts
eux-mêmes devaient sentir les effets de sa colère. Il semblait intolérable
qu’un homme qui avait réussi à dissimuler son iniquité et qui était mort muni
des sacrements, pût dormir son dernier sommeil dans une terre consacrée et
prendre sa part aux prières des fidèles. Non seulement il avait échappé au
châtiment dû à ses crimes, mais ses biens, qui auraient dû être confisqués au
profit de l’Eglise et de l’État, avaient été injustement transmis à ses
héritiers et devaient leur être repris. Il existait donc d’excellentes
raisons pour encourager les procès posthumes. A une époque antérieure, on
s’était souvent demandé, dans l’Église, si l’excommunication, avec les
effroyables peines qu’elle entraînait dans ce monde et dans l’autre, pouvait
être fulminée contre les âmes des morts. Dès l’époque de Saint-Cyprien, la
coutume d’excommunier les morts était devenue générale et, vers 382,
Saint-Jean Chrysostôme avait dû s’élever contre la fréquence de ces
sentences, où il voyait une ingérence indiscrète dans les jugements de Dieu.
Léon Ier, en 432, adopta les vues de Saint-Jean Chrysostôme, qui furent
confirmées par Gélase 1er et par un concile romain vers la fin du v« siècle.
Mais la question se représenta au cinquième concile général, tenu à
Constantinople en553 : il s’agissait de savoir si l’Église pouvait lancer
l’anathème contre Théodoret de Cyrus, Ibas d’Edesse et Théodore de Mopsueste,
qui étaient morts depuis un siècle. Nombre de Pères du concile en doutaient,
lorsque Eutychius, homme très versé dans les Ecritures, rappela que le pieux
roi Josiah n’avait pas seulement 231 mis a mort les prêtres du paganisme,
mais avait déterré les restes de ceux qui étaient déjà morts. Cet argument
parut irréfutable et 1 anathème fut prononcé en dépit des protestations du
pape Vigile, qui refusa obstinément de se laisser convaincre. L’ingéniosité
d’Eutychius, jusque-là tout à fait obscur, fut récompensée par le patriarcat
de Constantinople et Vigile fut contraint, par des mesures rigoureuses, de
souscrire à l’anathème. En 618, le concile de Séville niaque l’Église eût le
pouvoir de condamner les morts ; mais, en 680, le sixième concile général,
tenu à Constantinople, usa de l’anathème avec la liberté la plus complète
contre tous ceux, vivants ou morts, qu'il considérait comme hérétiques. En 897,
Étienne VII se crut autorisé à déterrer le corps de son prédécesseur, le pape
Formose, mort depuis sept mois, à le traîner par les pieds et à le faire
asseoir dans un synode qu’il avait convoqué pour juger le défunt ; la
condamnation passée, on coupa deux doigts de la main droite du cadavre et on
le jeta dans le Tibre, d’où il fut retiré par hasard et enseveli à nouveau.
L’année suivante, un nouveau pape, Jean IX, annula toute cette procédure et
fit déclarer par un synode que personne ne devait être condamné après sa
mort, tout accusé devant avoir la faculté de se défendre. Cela n’empêcha pas
Serge III, en 905, d’exhumer à nouveau le corps de Formose, de le faire
revêtir d'habits pontificaux et asseoir sur un trône. Après une nouvelle et
solennelle condamnation, le malheureux cadavre fut décapité, ou lui coupa
trois autres doigts et on le jeta dans le Tibre. Mais l’iniquité de celle
-vengeance parut manifeste lorsque les restes flottants du pape furent tirés
du fleuve par quelques pêcheurs et lorsque, comme on les portait à l’église
Saint-Pierre, les statues des Saints s’inclinèrent et les saluèrent
respectueusement. Vers
l’an 1100, Saint-Yves de Chartres, le premier canoniste de son époque, décida
sans hésitation que le pouvoir de lier et de délier attribué à l'Église était
limité aux choses de ce monde ; que los morts, étant au-delà de la justice
humaine, ne pouvaient être condamnés et que l'ensevelissement ne pouvait pas
être refusé à ceux qui n’avaient pas été jugés de leur vivant. Toutefois,
comme les hérésies se multipliaient et que leur obstination semblait
justifier les haines passionnées dont elles étaient l’objet, les prêtres
frémissaient à la pensée que les ossements des hérétiques pussent souiller
l'enceinte consacrée de l'église et du cimetière, qu’en récitant les prières
pour les morts, ils intercédassent involontairement pour des criminels. On
découvrit aisément un biais. Le concile de Vérone, eu 1184, suivi par
plusieurs papes et conciles, excommunia formellement tous les hérétiques. Or,
c’était une vieille règle de l'Eglise que tout excommunié qui n’avait pas
demandé l'absolution dans le délai d’un an était condamné sans retour. Donc,
tous les hérétiques qui mouraient sans se confesser ou se rétracter s'ôtaient
condamnés eux-mêmes et n'avaient pas droit à une sépulture en Terre
consacrée. Bien qu'ils ne pussent être excommuniés, puisqu’ils l’étaient déjà
ipso fado, ils pouvaient être frappés d’anathème. Si, par erreur, ils avaient
été enterrés comme des chrétiens, il fallait les exhumer et les brûler sitôt
l’erreur découverte ; l'enquête qui établissait leur culpabilité était
simplement un examen des laits, non une condamnation, et les pénalités en
résultaient d’elles-mêmes. Il fallut quelques efforts pour établir cette
règle ; c’est ce que montre une lettre d'innocent III, en 1207, adressée A
l'abbé et aux moines de Saint-Hippolyte de Faënza, qui avaient refusé, malgré
l’ordre d'un légat, d'exhumer le corps d'un certain hérétique nommé Otton,
enseveli dans leur cimetière, et d’observer l’interdit prononcé contre eux en
conséquence. Innocent est obligé, pour les réduire à l'obéissance, de les
menacer des mesures les plus énergiques. Avec le temps, cependant, la coutume
de l'exhumation des coupables devint générale ; on reconnut que c’était un
péché grave de donner la sépulture A un hérétique on A un protecteur
d’hérétiques — péché que le coupable, même involontaire, ne pouvait se faire
pardonner qu'A la condition d'exhumer le corps de ses propres mains. Nous
verrons plus loin que les investigations touchant les morts constituèrent une
partie importante des devoirs que s’imposa l’Inquisition[17]. L’influence
exercée par ces enseignements et ces pratiques parait avec évidence dans la
carrière de l’Empereur Frédéric II. A demi italien par le sang et
complètement italien par l’éducation, il était philosophe et libre-penseur.
L’accusation de Grégoire IX, suivant lequel il était secrètement disciple de
Mahomet, et la tradition qui le représente comme appelant, dans l'intimité.
Moïse, Jésus et Mahomet les trois imposteurs, sont évidemment
contradictoires, mais prouvent qu’il donnait une certaine apparence à de
semblables imputations. Et cependant cet homme, qui, au dire du pape
Grégoire, ne recevait les sacrements que pour témoigner son mépris de
l’excommunication, était un politique trop sagace pour ne pas comprendre qu’il
ne pouvait pas régner sur un peuple chrétien sans affecter un grand zèle pour
l’extermination de l’hérésie. Il obtint d’être couronné à Saint-Pierre, le 22
novembre 1220, au prix d’un édit qui est reste mémorable dans l’histoire de
la persécution. Au cours des solennités du couronnement, Honorius interrompit
la messe pour fulminer un anathème contre toutes les hérésies et les
hérétiques, comprenant les monarques dont les lois entravaient la destruction
de ceux-ci. Frédéric se montra toujours fidèle à la mission qu’il avait ainsi
acceptée, d’autant plus peut-être que, bien persuade de la nécessité d’une
réforme ecclésiastique, il rêvait d’une sorte de califat où les glaives temporel
et spirituel auraient été réunis dans ses mains. Quoiqu’il en soit, ses
querelles avec la papauté, qui remplirent tout son règne, ne firent que le
rendre plus impitoyable envers les hérétiques ; juste au moment où Grégoire
IX travaillait à fonder l’Inquisition, Frédéric eut l'audace de l’exhorter à
déployer plus de zèle pour la défense de la foi et de citer au pape sa propre
conduite comme un exemple à suivre ! L’horrible
férocité et le zèle barbare qui, pendant tant de siècles, infligèrent
d’effroyables misères à l’humanité au nom de Jésus, ont été expliqués ou
justifiés de bien des manières. Certains fanatiques de la libre pensée n’y
ont vu que la soif du sang ou l’appétit égoïste de la domination. Des
philosophes en ont cherché l’origine dans la doctrine du salut exclusif,
suivant laquelle il semblait que les autorités eussent le devoir de
persécuter les récalcitrants dans leur propre intérêt et de les empêcher de
vouer d’autres âmes è la perdition. Au dire d’une autre école, tout
s’explique par la survivance de la notion très ancienne de la solidarité des
membres d’une tribu ; cette conception, devenue celle de la chrétienté,
faisait retomber sur tous une part du pêché contre Dieu, qu’ils négligeaient
de punir par l'extermination des coupables. Mais les motifs qui font agir les
hommes sont trop complexes pour qu’une explication unique puisse en rendre
compte. Si cela est vrai pour chaque individu isolé, ce l’est bien plus
encore lorsqu’il s’agit, comme dans le cas présent, de la chrétienté au sens
le plus large, comprenant le clergé et les laïques. Il n’est pas douteux que
le peuple fût aussi impatient que sc s pasteurs d’envoyer les hérétiques au
bûcher. Il n’est pus douteux non plus que des hommes de la plus exquise
bonté, de la plus haute intelligence, animés du zèle le plus pur pour le bien,
professant une religion fondée sur la charité et sur l’amour, ne se soient
montrés féroces là où l’hérésie était en jeu et n’aient été prêts à l’écraser
en infligeant les souffrances les plus cruelles. Saint-Dominique et Saint-
François, Saint-Bonaventure et Saint-Thomas d’Aquin, Innocent III et
Saint-Louis, ont été, chacun à sa manière, des types dont l'humanité peut être
Hère ; et cependant ils n’ont pas plus épargné le sang des hérétiques
qu’Ezzelin da Romano celui de ses ennemis personnels. De pareils hommes n’ont
pas été mus par l’appétit du gain, par la soif du sang ni par l’orgueil du
pouvoir, mais par le sentiment de ce qu'ils croyaient être leur devoir. En
agissant comme ils l'ont fait, ils ont été les interprètes de l’opinion
publique, telle qu’elle s’affirma, presque sans contradiction, depuis le XIIIe
jusqu’au XVIIe siècle. Pour
comprendre cela, nous devons nous figurer un état de civilisation à bien des
égards tout différent du nôtre. Les passions étaient plus fortes, les
convictions plus ardentes, les vices et les vertus plus en relief. L’époque elle-même,
d’ailleurs, était cruelle sans remords. L’esprit militaire dominait partout ;
les hommes étaient habitués à se fier à la force plutôt qu’à la persuasion et
considéraient généralement avec indifférence les souffrances de leurs
semblables. L’esprit industriel, qui a tant contribué à adoucir les mœurs et
les idées des modernes, était encore à peine sensible[18]. Nous n’avons qu’à considérer
les atrocités de la législation criminelle au moyen-âge pour voir combien les
hommes d’alors manquaient du sentiment de la pitié. Rouer, jeter dans un
chaudron d’eau bouillante, brûler vif, enterrer vif, écorcher vif, écarteler,
tels étaient les procédés, ordinaires par lesquels le criminaliste de ces
temps-là s'efforçait d’empêcher le retour des crimes en effrayant, par
d’épouvantables exemples, des populations assez dures à émouvoir. Suivant une
loi anglo-saxonne, si une esclave femelle a été convaincue de vol,
quatre-vingts autres esclaves femelles doivent apporter chacune trois
morceaux de bois et brûler vive la coupable ; en outre, chacune doit payer
une amende. Dans toute l’Angleterre du moyen Age, le bûcher était la peine
usuelle pour tout attentat contre la vie du seigneur féodal. Dans les
Coutumes d’Arques, octroyées par l’abbaye de Saint-Bertin en 1231, il est dit
que, si un voleur a une concubine qui est sa complice, elle doit être
enterrée vivante ; toutefois, si elle est enceinte, on attendra jusqu’après
ses couches. L’empereur Frédéric II, le plus éclairé des princes de son
temps, fit brûler vifs devant lui des rebelles faits prisonniers et l'on
prétend même qu’il les faisait enfermer dans des coffres de plomb afin de les
rôtir plus lentement. En 1201, Saint-Louis supprima par humanité une coutume
de Touraine, en vertu de laquelle un serviteur, qui avait volé un pain ou un
pot de vin A son maître, était puni par la perte d'un membre. Dans la Frise,
J’incendiaire qui avait commis son crime de nuit était brûlé vif ; suivant
l’ancienne loi germanique, le meurtrier et l'incendiaire devaient avoir les
membres rompus sur la roue. En France, des femmes étaient fréquemment brûlées
ou enterrées vives pour des crimes ordinaires, des Juifs étaient pendus par
les pieds entre deux chiens sauvages et les faux monnayeurs étaient jetés
dans l’eau bouillante. A Milan, l'ingéniosité italienne imagina mille
artifices pour varier les tortures et les faire durer. La Carolina, ou code
criminel de Charles-Quint, publiée en 1330, est un hideux répertoire de
supplices où il est question de gens aveuglés, mutilés, déchirés avec des
pinces rougies au feu, brûlés vifs et rompus sur la roue. En Angleterre, les
empoisonneurs continuèrent à être jetés dans l’eau bouillante jusqu’en 1312,
témoin les cas de Rouse et de Margaret Davie ; la haute trahison était punie
par la pendaison et l’écartèlement, tandis que la trahison domestique était
punie du bûcher, châtiment qui fut encore infligé à Tyburn en 1726 à
Catherine Hayes, qui avait assassiné son mari. D’après les lois de Christian
V de Danemark, promulguées en 1683, les blasphémateurs étaient décapités
après avoir eu la langue coupée. En I706 encore, au Hanovre, on brûla vif un
pasteur nommé Zacharie Georg Flagge pour avoir fabriqué de la fausse monnaie.
La pitié des modernes pour les criminels, pitié qui va jusqu’à la tendresse,
est une chose de date très récente. Les législateurs d’autrefois se
préoccupaient si peu, en général, de la souffrance humaine que les crimes
consistant à couper la langue d’un homme ou à lui crever les yeux
intentionnellement, n’ont été qualifiés de félonie en Angleterre qu’au XVe
siècle, alors qu’à d’autres égards la loi criminelle était si sévère qu’on
qualifiait encore de félonie, sous le règne d’Elizabeth, le vol d’un nid de
faucons. Bien près de nous, en 1833, un enfant de neuf ans fut condamné à
être pendu pour avoir brisé un carreau et volé pour quatre sous de couleurs.
Je crois d’ailleurs avoir constaté qu’une aggravation sensible dans la
cruauté des châtiments s’observe après le XIIIe siècle et j’incline à
attribuer ce recul de la civilisation à l’influence exercée par l’Inquisition
sur la jurisprudence criminelle en Europe. Les
peuples ainsi habitués au spectacle de la cruauté la plus sauvage regardaient
en outre la propagation de l’hérésie non seulement comme un crime, mais comme
le père de tous les crimes. L’hérésie, dit l’évêque Lucas de Tu y, justifie,
par comparaison, l'infidélité des Juifs ; sa souillure purifie (toujours par
comparaison)
l'immonde folie de Mahomet ; son ignominie fait paraître chastes jusqu’à
Sodome et Gomorrhe. Tout ce qu’il y a de pire dans un crime quelconque
devient inoffensif en comparaison de la turpitude de l’hérésie. Moins
déclamateur, mais également emphatique, Saint-Thomas d'Aquin démontre, avec sa
logique impitoyable, que le crime d’hérésie sépare l'homme de Dieu plus que
tous les autres crimes, que c’est donc le crime par excellence et celui qui
doit être châtié le plus durement. Le clergé finit par devenir si sensible à
la moindre ombre d’hérésie que, dans un sermon prononcé devant le concile de Constance.
Etienne Palecz de Prague déclara qu’une croyance, catholique sur mille points
et fausse sur un seul, devait être considérée comme hérétique. L'homme
convaincu de la vérité d’une hérésie et qui travaillait à la propager passait
pour un démon, cherchant à recruter des Ames pour les perdre avec la sienne, et
aucun orthodoxe ne doutait qu’il ne fût l'instrument direct et efficace de
Satan dans sa lutte éternelle contre Dieu. L’intensité de l’horreur ainsi
éveillée ne peut être bien comprise que si l’on se rend compte de l’empire
qu’exerçait sur les Ames l’effroyable eschatologie médiévale, avec ses
menaces de supplices effroyables qui devaient durer toujours. Nous
avons déjà vu que l’Église avait hésité, qu’elle n’était pas arrivée d’emblée
à la conception qui dominera au XIIIe siècle, et cela tend à prouver que
l’idée de solidarité, de la responsabilité collective devant Dieu, ne suffit
pas à expliquer, à elle seule, les excès de l’esprit de persécution.
Assurément, la populace en subissait l'influence quand elle arrachait les
sectaires des mains des prêtres pour les jeter au feu ; mais ces
considérations avaient moins de prise sur le clergé lui-même. Si le clergé
devint impitoyable, ce sont les progrès et l’obstination des hérétiques qui
en furent cause. Le jour où l’on put craindre que l’Eglise de Dieu ne
succombât devant les conventicules de Satan, peuples et pasteurs comprirent
qu’il fallait se défendre comme dans une bataille contre les légions de
l'Enfer. Dieu avait miraculeusement préparé l’Eglise à cette tâche. Elle
avait acquis la suprématie sur les princes temporels et pouvait compter sur
leur obéissance. Sa responsabilité s’était accrue en même temps que son
pouvoir. Elle était responsable non pas seulement pour le présent, mais pour
les âmes d’innombrables générations encore à naître. En comparaison des
effroyables conséquences que sa mansuétude eût entraînées, qu’étaient donc
les souffrances de quelques milliers de misérables endurcis qui, sourds aux
sollicitations du repentir, allaient rejoindre leur maître le Diable quelques
années avant le terme fixé ? Nous
devons nous souvenir aussi du caractère que le christianisme avait revêtu par
le développement graduel de sa théologie. Les chefs politiques de l’Eglise
savaient que Jésus avait dit : « Ne pensez point que je sois venu abolir la
loi ou les prophètes ; je suis venu non pour abolir, mais pour accomplir[19]. » Ils savaient aussi par
l’Écriture Sainte que Jéhovah se réjouissait de l’extermination de ses
ennemis. Ils avaient lu comment Saül, le roi élu d’Israël, fut puni par Dieu
pour avoir épargné Agag d’Amalek, et comment le prophète Samuel mit Agag en
pièces devant l’Éternel[20] ; comment le massacre général
des Cananéens idolâtres fut ordonné et exécuté sans aucune pitié ; comment
Elie reçu ! l’ordre de tuer quatre-cent-cinquante prêtres de Baal, etc. Ils
ne pouvaient pas concevoir que la clémence envers ceux qui reniaient la vraie
foi pût être autre chose qu'un acte de désobéissance envers Dieu. A leurs
yeux, Jéhovah était un Dieu qui ne pouvait être apaisé que par des victimes.
La doctrine même de la Rédemption partait de l'idée que le genre humain ne
pouvait être sauvé qu’au prix du plus horrible sacrifice que l’esprit pût
concevoir, celui d’un des membres de la Sainte Trinité. Les Chrétiens
adoraient un Dieu qui s’était soumis lui-même au plus douloureux et au plus
humiliant des sacrifices et le salut des âmes dépendait, dans tout le monde
chrétien, de la répétition quotidienne de ce sacrifice dans la messe. A des
âmes façonnées par de telles croyances, il pouvait bien sembler que les
châtiments les plus cruels infligés aux ennemis de l'Église de Dieu n’étaient
rien en eux-mêmes et que le sang des victimes était une offrande acceptable
pour celui qui avait ordonné de massacrer les Cananéens sans distinction d'âge
ni de sexe. Ces
tendances avaient encore été exagérées parle développement de l’ascétisme.
Toute l’hagiologie de l’Église enseignait que la vie d’ici-bas était chose
méprisable, que le ciel devait être gagné par le dédain des plaisirs de
l'existence, par la suppression de toutes les affections humaines. La
macération et la mortification étaient les routes les plus sûres vers le
Paradis et le péché devait être racheté par une pénitence librement
consentie. Cette doctrine produisit deux effets. D’une part, les pratiques des
zélateurs — chasteté, jeûne, solitude — conduisent tout droit à la folie,
comme le prouvent les épidémies de possession diabolique et de suicide qui
furent si fréquentes dans les établissements monastiques à règles sévères[21]. Sans affirmer qu’un homme
comme Saint-Pierre Martyr fût fou. il est impossible de lire le récit de ses
excès d’ascétisme — jeûnes, veilles, fustigations, etc. — sans reconnaître
avec évidence les symptômes d'une intellectualité morbide qui devait faire de
lui un dangereux maniaque lorsque ses sentiments étaient vivement surexcités
par quelque question d’ordre religieux. D’autre part, les hommes qui
domptaient ainsi leurs violentes liassions et faisaient taire, par des
procédés aussi cruels, leur chair rebelle, n’étaient pas aptes à ressentir
vivement les souffrances de ceux qui s'étaient abandonnés à Satan et qui
pouvaient être sauvés des flammes éternelles en montant sur le bûcher. Si,
par hasard, leurs cœurs étaient encore compatissants et souffraient au
spectacle de l’agonie de leurs victimes, ils pouvaient bien considérer qu’ils
faisaient œuvre d’ascètes et de pénitents en réprimant des émotions nées de
l’humaine faiblesse. Aux yeux de tous, la vie n’était qu'un point dans
l’éternité et tous les intérêts humains se réduisaient à rien, en comparaison
du devoir impérieux de sauver le troupeau en empêchant les brebis infectées
de communiquer leur mal. La charité même ne pouvait pas hésiter à recourir
aux moyens extrêmes pour remplir la tâche de salut qui lui incombait. La
sincérité des hommes qui servaient d’instruments à l’Inquisition, leur
conviction profonde qu’ils travaillaient pour la gloire de Dieu, sont
attestées, entr’autres, par l’habitude qu'on avait [irise de les encourager
par des dons d'indulgences, pareils à ceux que méritait un pèlerinage en
Terre Sainte. En dehors de la joie du devoir accompli, c’était là le seul
prix de leurs existences de travail et de fatigues et ils le considéraient
comme suffisant. D’autre
part, si l’on veut avoir la preuve que la cruauté envers les hérétiques
pouvait être associée, dans les mêmes âmes, a un amour infini pour les
hommes, il suffit d’étudier la carrière d’un moine dominicain, Kra Giovanni
Schio de Vicence. Profondément ému par la triste condition de l’Italie du
Nord, que déchiraient des dissensions non seulement de ville à ville, de
bourgeois à nobles, mais entre les membres des mêmes familles, les uns Guelfes,
les autres Gibelins, il se voua entièrement à la mission d’apôtre de la paix.
En 1233. à Bologne, son éloquence obtint des partis opposés qu’ils déposassent
les armes et poussa des ennemis de la veille à se jurer le pardon réciproque
des offenses dans un délire de joyeuse réconciliation. L’enthousiasme qu’il
excita fut tel que les magistrats lui soumirent les statuts de la cité et autorisèrent
à les réviser comme il l’entendrait. Son succès ne fut pas moindre à Padoue, Trévise,
Feltre et Bellune. Les seigneurs de Camino, Romano, Conigliano, San
Bonifacio, les républiques de Brescia, Vicence, Vérone et Mantoue firent de
lui l’arbitre de leurs différends et le réviseur de leurs constitutions. Dans
la plaine de Paquara, près de Vérone, il convoqua une grande assemblée des
peuples lombards et cette multitude innombrable, entraînée par sa ferveur
comme par une voix du ciel, proclama une pacification générale. Et cependant ce
même homme, digne disciple du Grand Maître du divin amour, n’hésita pas,
lorsqu’il exerçait le pouvoir à Vérone, à faire brûler sur la place publique
soixante hommes et femmes des principales familles de la ville, qu'il avait
condamnés comme hérétiques. Vingt ans après, nous le trouvons à la tête d’un
contingent de Bologne dans la croisade prêchée par Alexandre I\ contre
Ezzelin da Romano. Etant
donné l’état d’esprit des fanatiques, même des plus charitables et des plus
aimants, on ne pouvait guère plus leur commander d’avoir pitié des
souffrances des hérétiques que de celles de Satan et de ses démons se
débattant dans les tourments sans fin de l’enfer. Si un Dieu juste et tout
puissant tirait une vengeance atroce de celles de ses créatures qui l’avaient
offensé, ce n’était pas à l’homme de mettre en doute l’équité divine, mais il
devait humblement suivre l’exemple de son Créateur et se réjouir quand
l’occasion s’offrait à lui de l’imiter. Les moralistes austères de celle
époque considéraient que c’était un devoir pour un chrétien de trouver
plaisir il contempler les angoisses du pêcheur. Grégoire le Grand, cinq
siècles auparavant, avait soutenu que le bonheur des élus dans le ciel ne
serait pas parfait s’ils n’étaient pas en mesure de porter leurs regards à
travers l’abime et de jouir de l'agonie de leurs frères dévorés par le feu
éternel. Celle conception de la béatitude des élus était populaire et
l’Église ne permit point qu’on l’oubliât. Pierre Lombard, dont les Sentences
publiées vers le milieu du XIIe siècle furent considérées comme la plus haute
autorité dans les écoles, cite Saint-Grégoire avec approbation et insiste sur
le bonheur que doit causer aux élus l’ineffable misère des damnés. Même la
mystique tendresse de Bona- venture ne l’empêche pas de faire écho à cette
effroyable explosion de haine. A une époque où tous les hommes pensants
étaient élevés dans des sentiments pareils et où ils se faisaient, à leur
tour, un devoir de les répandre dans le peuple, on conçoit aisément qu'aucun
sentiment de pitié pour les victimes ne pût détourner même les plus
charitables des plus cruelles rigueurs de la justice. L’extermination sans
scrupule des hérétiques était une œuvre qui ne pouvait que réjouir les âmes
droites, soit qu’elles en restassent simplement spectatrices, soit que leur
conscience ou leur situation leur imposât les devoirs plus élevés de la
persécution agissante. Si, malgré cela, quelque hésitation se faisait jour,
la théologie scolastique y mettait bientôt fin en démontrant que la
persécution était une œuvre de charité, éminemment profitable à ceux qu’elle
atteignait (1). Il est
vrai que tous les papes n’était pas semblables à Innocent III, ni tous les
inquisiteurs à Fra Giovanni. Des motifs égoïstes et intéressés ont sans cesse
été en jeu, là comme dans toutes les affaires humaines, et les actes des
meilleurs eux- mêmes ont sans doute été inspirés, consciemment ou non, par
l’orgueil et l’ambition autant que par le sentiment du devoir envers Dieu et
les hommes. Il ne faut pas oublier, en effet, que la révolte religieuse
menaçait les biens temporels de l’Église et les privilèges de ses membres ;
la résistance opposée, à toute innovation s’explique, du moins en partie, par
le désir de conserver ces avantages. Quelque égoïste et vulgaire qu’ait pu
être ce désir, il faut bien se rappeler qu’au XIIIe siècle la puissance et la
richesse de la hiérarchie ecclésiastique étaient depuis longtemps reconnues
par le droit public de l’Europe. Les chefs de l’Église devaient considérer
comme un devoir sacré le maintien des droits dont ils-avaient hérité, contre
d’audacieux ennemis dont les doctrines tendaient à renverser ce qu'ils
considéraient comme la base de l'ordre social. Malgré la sympathie que nous
pouvons éprouver pour l’horrible martyre des Vaudois et des Cathares, nous
devons nous dire que le traitement qu'ils subirent était inévitable ; nous
devons, en bonne justice, plaindre l’aveuglement clés persécuteurs autant que
les souffrances des persécutés. Nous ne
pouvons pas négliger non plus un motif plus bas et plus sordide encore, qui
stimula l’activité de l'Inquisition et fut l’aiguillon le plus efficace du
fanatisme : je veux, parler des confiscations, qui constituaient partout
une des peines régulières de l’hérésie. C’est un sujet sur lequel nous
reviendrons avec détail dans un chapitre ultérieur de ce volume et dont
l’exposé, à cette place, nous entraînerait trop loin. L’homme
est rarement conséquent jusqu'au bout dans l’application de ses principes, et
les persécuteurs du XIIIe siècle firent à l’humanité et au bon sens une
concession qui parut fatale à la théorie dont ils prétendaient s'inspirer.
Ils auraient dû, en effet, pour la justifier complètement, poursuivre leur
prosélytisme impitoyable parmi tous les non-chrétiens que la fortune
soumettait à leur pouvoir. Or, les infidèles qui n’avaient jamais été initiés
à la foi, tels que les Juifs et les Sarra/.ins, ne furent pas contraints à
embrasser le christianisme. Leurs enfants eux-mêmes ne devaient pas être
baptisés sans le consentement de leurs parents, car cela paraissait contraire
à la justice naturelle, autant que périlleux pour la pureté de la foi. Assurément, l’on perdit souvent de vue ce principe au cours de persécutions exercées contre les Juifs, par exemple lors des massacres de 1391, où des milliers d’Israélites eurent à choisir entre le baptême et la mort. Il est vrai aussi que, par une nouvelle inconséquence, ces conversions forcées, comme nous le verrons plus loin, étaient censées amener les victimes sous la juridiction de l’Église, laquelle pouvait seulement s’exercer sur ceux qui avaient été unis à elle par le sacrement du baptême. |
[1]
Saint Paul, Épître aux Galates, VI, 1, 2.
[2]
Saint Paul, Épître I à Timothée, II, 4, 5.
[3]
Saint Paul, Épître I à Timothée, I, 7.
[4]
Saint Paul, Épître II à Timothée, II, 23.
[5]
Saint Jacques, Épître, I, 27.
[6]
Saint Paul, Épître aux Galates, I, 8.
[7]
Saint Paul, Épître I à Timothée, I, 20.
[8]
Comme plus tard les Cathares, on prétendait les reconnaître à leur pâleur.
[9]
Saint Martin ne pouvait guère prévoir que le jour viendrait où un pape citerait
le meurtre de Priscillien comme un exemple à suivre dans le cas de Luther ;
malgré l’excommunication de Maximus par Saint Ambroise, le même pape n’hésita
pas à le nommer parmi les veteres ac pii imperatores. (Epist. Adriani
PP. VI, nov. 15, 1522, ap. Luther, Opr. T. II, fol. 538 a). — La
publication par Schepss des traités de Priscillien (Priscilliani quæ
superunt, Vienne, 1880) semble prouver que sa prétendue hérésie n’était qu’une
invention calomnieuse de ses ennemis Ithacius et Idacius, et que son exécution
est d'autant plus abominable qu'elle n’était en rien justifiée. Mais
Priscillien atteste lui-même l’impitoyable acrimonie des querelles théologiques
d’alors ; car, dans sa défense, il accuse Ithacius de magie, de sorcellerie et
déclare qu’il devrait être mis à mort {Ibid. p. 24).
[10]
Saint Paul, Épître aux Romains, XIII, 4.
[11]
Il est vrai que Bracton (De leg. Angliæ, lib. III, tract, II, cap. 9, 2)
et Horne (Mirror of justice, cap. I, 4, cap. II, 22, cap. IV, 14)
décrivent fous les deux le châtiment du bûcher infligé à l’apostasie, l’hérésie
et la sorcellerie ; le premier fait même allusion à un cas où un clerc qui
embrassa le judaïsme fut brûlé par un concile à Oxford ; mais cette pénalité
n'avait pas de place régulière dans la loi commune et n’y figurait que sous
l'influence des jurisconsultes, épris de la juridiction romaine, qui voulaient
compléter leur travail en assimilant la trahison commise envers Dieu à la
trahison à l’égard du souverain. Le silence de Britton (chap. VIII) et de la
Fleta (lib. I, cap. 21) prouve que la question n’avait pas d’importance
pratique.
[12]
[M. Seeck a justement observé que la cruauté de la loi pénale, dans les
derniers temps de l’Empire, est due à l'influence et à l'infiltration
continuelle des Barbares dans le monde gréco-romain. La peine du feu existait
chez les Gaulois et chez les Germains. — Trad.]
[13]
Évangile de Saint Jean, XV, 6.
[14]
Le devoir des princes et de tous les fonctionnaires d’exterminer l’hérésie,
sous peine de forfaiture et de poursuite pour hérésie, est exposé avec
précision dans la Summa de casibus conscientiæ (lib. II, Tit. LVIII,
Art. 4) d’Actisanus, dont l’ouvrage, écrit en 1317, resta la plus haute
autorité en l’espèce jusqu’à la Reforme. — Le traité De principum Regimine,
bien qu’il ne soit pas entièrement de Saint Thomas d’Aquin, expose avec
autorité la théorie des ecclésiastiques touchant les devoirs du gouvernement
temporel. Voir Poale, Illustration of the II story of Medieval Thought,
p. 240.
[15]
Un écrivain du xui° siècle a présenté la même thèse avec plus de force encore
que J. de Maistre : « Notre pape, dit-il, ne tue pas et ne commande pas qu'un
homme soit tué ; mais la loi tue ceux que le pape permet de tuer, et ils se
tuent eux-mêmes, puis qu’ils font des choses pour lesquelles ils doivent être
tués. » (Gregor. Fanons. Disput. Cathol. et Patar, a p. Martène, Thés.
V. 1741). — Il y a plus de vérité historique dans ce qu’écrivait, en 1782, un
dominicain fanatique. Après avoir cité Deutéronome, XIII, 6-10, il déclare que
le commandement de tuer sans pitié tous ceux qui détournent les fidèles de la
vraie religion est presque littéralement la loi de la Sainte Inquisition ; puis
il prouve, par les témoignages de l'Ecriture, que le feu est la grande joie de
Dieu et le vrai moyen de purifier le froment en détruisant l'ivraie (Lob und Ehrenrede auf die heilige Inquisition,
Vienne, 1782, p. 19-21). — L’appel à la clémence, devenu plus tard une vile
hypocrisie, fut inauguré de bonne foi par Innocent III dans le cas de clercs
coupables de faux qui avaient été dégradés et livrés aux tribunaux séculiers. —
C. 27, Extr. V, 40.
[16]
S. Ravmundi, Summæ, lib. i, tit. V, 2, 4, 8 ; tit. VI, 1. — Telle
continua à être la doctrine de l’Église. Zanghino Ugolini comprend, dans son
énumération des hérésies, la négligence d’observer les Décrétales papales, qui
constitue un mépris apparent du pouvoir des clefs (Tract, de Hæret. c
II). Cet ouvrage autorisé fut imprimé à Rome en 1568 aux frais de Pie V, avec
un commentaire du cardinal Campeggi, et fut réimprimé avec des additions par
Simancas en 1573. Mes renvois se rapportent à une copie du XVe siècle,
conservée à la Bibliothèque Nationale, fonds latin, 12532.
[17]
Pour les arguments pour et contre, voir Estevan de Avila, De censuris
ecclesiasticis, Lyon, 1809, p. 37-40. Quand un excommunié mort doit être
absous, il nous dit qu'il est inutile d'exhumer ses restes pour les flageller,
parce qu’il suffit de fouetter la tombe !
[18]
M. John Fisque a fait valoir le contraste entre l’esprit militaire et l’esprit
industriel et mis en lumière la théorie de la responsabilité collective dans
son admirable ouvrage Excursion of an Evolutinnist, Essays VIII
et IX. — La théorie de la solidarité est clairement exprimée dans cette
remarque de Zanghino : « Quia ia in omnes fert injuriam quod in divinant
religionem committatur. » {Tract. de Hæres., c. XI).
[19]
Évangile de Matthieu, V, 17.
[20]
Samuel, XV, 32.
[21]
Gallon, Inquiries into human faculty, p. 66-68. — Cæs. Heisterb. Dial.
Mirac. dist. IV. Dès le IVe siècle, on observa que la tendance à
l'ascétisme exerçait une influence fâcheuse sur les esprits ; Saint Jérôme eut
le bon sens de remarquer que certains cas de ce genre réclamaient un médecin
plutôt qu’un prêtre (Hieron. Epist. CXXV, c. 16).