HISTOIRE DE L'INQUISITION AU MOYEN-ÂGE

TOME PREMIER — ORIGINES ET PROCÉDURE DE L’INQUISITION

 

CHAPITRE V. — LA PERSÉCUTION.

 

 

L'Église n’a pas considéré de tout temps que son premier 20S devoir fut de combattre les dissidents par la violence et de leur imposer silence à tout prix. Dans les simples communautés des temps apostoliques, les fidèles étaient unis entre eux par le lien de l’amour ; l’esprit dans lequel s’exerçait la discipline est exprimé par ce précepte de Saint Paul aux Galates : « Mes frères, si quelqu’un vient à tomber dans quelque faute, vous qui êtes spirituels, redressez-le avec un esprit de douceur ; et prends garde à toi-même, de peur que lu ne sois aussi tenté. Portez les fardeaux les uns des autres, et accomplissez ainsi la loi du Christ[1]. »

Jésus avait commandé à ses disciples de pardonner à leurs frères septante fois sept fois, et à l'époque où Saint-Paul écrivait, son enseignement était trop récent encore pour être enseveli sous une masse de pratiques et de doctrines où la lettre qui lue étouffe l'esprit qui sauve. Les grands principes essentiels du christianisme suffisaient à la ferveur des fidèles. La théologie dogmatique, avec sa complexité infinie et ses subtilités métaphysiques, n’était pas encore née. Même son vocabulaire restait à créer. Les innombrables articles de foi qu’elle proclame attendaient encore d’être tirés par induction des expressions échappées à des écrivains traitant de tout autres sujets, ou constitués par l'interprétation littérale des métaphores poétiques de l’Écriture Sainte. On éprouve un véritable soulagement, au sortir de questions presqu’inaccessibles à l'intelligence humaine, lorsqu’on revient aux paroles de bon sens que Saint Paul adressait à Timothée : « Suivant la prière que je te fis, lorsque je partis pour la Macédoine, de demeurer à Éphèse, je te prie encore d’avoir certaines personnes de n’enseigner point une doctrine différente et de ne pas s’attacher à des fables et à des générations qui n'ont point de fin et qui engendrent des disputes, au lieu de former l’édifice de Dieu, qui consiste dans la foi. Car le but du commandement, c’est la charité, qui procède d’un cœur pur et d’une bonne conscience et d’une foi sincère[2]. » Ceux qui se complaisaient à ces vaines querelles, Saint Paul les dénoncé comme « prétendant être docteurs de la loi, quoi- qu’ils n’entendent point ce qu’ils disent ni les choses qu’ils assurent comme certaines[3] » (et il donne le précepte suivant a son disciple favori : « Rejette les questions folles et qui sont sans instruction, sachant qu’elles ne produisent que des contestations[4]. » Le parti des Ébionites dans l’Église était d’accord sur ce point avec l’école de Saint Paul : « La religion pure et sans lèche devant Dieu, notre Père, consiste à visiter les orphelins et les veuves dans leurs afflictions, et à se préserver de la souillure du monde[5]. »

Cependant déjà la semence était jetée qui devait produire une si abondante récolte de méchancetés et de misères. Saint Paul lui-même ne veut pas admettre que l’on s’écarte des enseignements qu’il apporte : « Si quelqu’un vous annonce un autre Évangile, que celui que nous avons annoncé, quand même ce serait un ange du ciel, qu’il soit anathème[6]. » Ailleurs, Saint Paul se vante de livrer à Satan Hvménæus et Alexandre « afin qu'ils apprennent à ne plus blasphémer[7]. » Le développement rapide de l’intolérance parait manifeste dans les menaces de l’Apocalypse à l’adresse des apostats et des hérétiques des Sept Eglises. E ;i théologie ne pouvait pas se former sans poser une foule de questions qui n’avaient pas été résolues par les Evangiles. Des controversistes surgirent qui. dans la chaleur de la discussion, exagérèrent la gravité des questions pendantes jusqu’à leur attribuer une importance vitale pour l'existence même du christianisme. Les hommes en vinrent à croire de bonne foi que leurs adversaires n’étaient pas chrétiens parce qu’ils différaient d’opinion avec eux sur •quelques points secondaires de rituel ou de discipline, ou sur quelque particularité dogmatique que seuls des esprits formés à la dialectique des écoles pouvaient saisir. Quand Quintilla enseigna que l'eau n’était pas nécessaire au baptême, Tertullien cria qu’il n'y avait plus rien de commun entre elle et lui, qu’ils n’avaient ni le même Dieu ni le même Christ. L’hérésie donatiste, qui produisit de si déplorables effets, fut provoquée par la question de l’éligibilité d’un seul évêque. Quand Entachés, dans son zèle contre les doctrines de Nestorius, fut amené à confondre de quelque manière les deux natures du Christ, pensant qu’il ne faisait que soutenir les doctrines de son ami Saint Cyrille, il se trouva tout à coup convaincu d’une hérésie condamnable — le Nestorianisme. La manière dont il se défendit contre la rhétorique exercée d’Eusèbe de Dorvlée prouve qu’il n’était pas capable de comprendre la distinction subtile entre substantia et subsistentia — fatale méprise qui coûta la vie à des milliers d’hommes. Ainsi, pendant les six premiers siècles, tandis que la curiosité humaine explorait les problèmes infinis de la vie terrestre et de la vie future, de nouvelles questions surgissaient sans cesse et étaient l'objet de discussions acharnées. Ceux qui occupaient des situations très élevées dans l’Église et pouvaient donner force de loi à leurs opinions, étaient nécessairement orthodoxes ; ceux qui étaient plus faibles furent qualifiés d’hétérodoxes, et la distinction entre les fidèles et les hérétiques devint plus marquée de siècle en siècle.

Ce n’était pas seulement la haine théologique, l’orgueil de l'opinion individuelle et le zèle pour la pureté de la foi qui excitaient ces funestes passions. La richesse et le pouvoir avaient des charmes même pour l’évêque et pour le prêtre, et plus l’Église grandit avec le temps, plus sa richesse et son pouvoir dépendirent de l’obéissance du troupeau. Un théoricien hardi qui mettait en doute la correction dogmatique de son supérieur dans l’Église, était un mutin de la pire espèce : et s'il réussissait à grouper autour de lui des disciples, il formait le noyau d’une révolte qui pouvait devenir une révolution. Lé où les sectaires étaient suffisamment nombreux pour constituer une communauté particulière, il ne servait de rien qu'on les retranchât de la communauté de l’Eglise ; les censures ecclésiastiques étaient impuissantes contre des convictions exaltées. Il en résulta que ces sectaires devinrent l’objet d'une animosité plus féroce que les pires des criminels. Quelque triviale qu’ait été la cause première d’un schisme, quelque pure et fervente que put être la foi des schismatiques, le fait qu’ils avaient refusé de plier devant l’autorité devenait un crime à côté duquel tous les péchés paraissaient insignifiants et qui neutralisait, pour ainsi dire, toutes les vertus et toute la piété dont les coupables pouvaient donner l’exemple. Saint Augustin lui-même ne voyait rien qui put adoucir sa haine dans l’ardeur enthousiaste avec laquelle les Donatistes subissaient et recherchaient même le martyre. S’ils avaient porté le Christ dans leurs cœurs, leur abnégation aurait pu mériter l'éloge ; mais ils agissaient sous l’impulsion de Satan, comme les porcs de l’Évangile que l’Esprit impur poussa à se noyer dans le lac. Le martyre, même enduré au nom du Christ, ne pouvait pas sauver les hérétiques ou les schismatiques des flammes éternelles où ils devaient rôtir avec Satan.

Cependant l’esprit de persécution répugnait trop à l’enseignement de Jésus pour qu'il put triompher sans une lutte dont les écrits des premiers l’ères offrent la trace. Tertullien défend chaudement la liberté de conscience ; c'est une chose contraire à la religion, dit-il, que d’imposer la religion ; personne ne désire des hommages contraints et Dieu lui-même ne peut aimer que ceux qui lui viennent du cœur des fidèles. Toutefois, lorsque l’énergie combattive de cet homme fut surexcitée par ses disputes avec les Gnostiques, il ne lui fut pas difficile de découvrir dans le Deutéronome et dans les Nombres des textes formels à l’appui de la maxime que l’obstination doit être vaincue non par la persuasion, mais par la violence. Saint Cyprien dit qu’il nous appartient de nous efforcer de devenir du froment, laissant l’ivraie à Dieu, et il qualifie de présomption sacrilège l’esprit qui usurpe la fonction de Dieu en cherchant à séparer et à détruire l’ivraie ; et pourtant Cyprien lui-même n'hésitait pas à retrancher de l'Église tous ceux qui différaient d’avis avec lui et à les vouer à la perdition éternelle, seule forme de persécution qui fût praticable à cette époque. A la vérité, il était naturel qu’une Eglise encore persécutée elle-même plaidât la cause de la tolérance et le fait que, même alors, l’esprit d’intolérance tendait d’se donner carrière, aurait suffi à avertir le monde de ce qu'il devait attendre de l’Église le jour où elle aurait le pouvoir matériel d’imposer ses dogmes aux récalcitrants. Cependant Lactance, le dernier en daté des Dorés de l’Église persécutée, dit encore que la foi ne doit pas être imposée par la violence, que les massacres et la piété n'ont rien de commun. Il ajoute que personne n’est contraint par force de rester dans l’Église, parce que tout homme qui manque de piété est inutile à Dieu.

Le triomphe de l’intolérance était inévitable du jour où le christianisme devint religion d’État. Toutefois, les progrès en furent lents, preuve delà contradiction que l'on sentait entre l’esprit persécuteur et celui de l'Evangile. Mais à peine l’orthodoxie eut-elle été définie par le concile de Nicée, que Constantin mit en œuvre 1 autorité de l’État pour établir l'uniformité de la doctrine. Tous les prêtres hérétiques et schismatiques furent dépouillés des privilèges et immunités conférés au clergé ; leurs lieux de réunion furent confisqués au profit de l'Église et leurs assemblées, tant publiques que privées, interdites. Il est très instructif de constater que ces prescriptions furent exécutées avec l’énergie la plus vigilante, à une époque où les temples païens et leurs cérémonies étaient encore tolérés dans tout l’Empire. Toutefois, alors que les docteurs de l’Eglise croyaient de leur devoir d’entraver la diffusion de doctrines qui paraissaient pernicieuses à la religion. Ils hésitaient encore à pousser l’intolérance jusqu’à ses conclusions logiques et à établir l’uniformité en versant du sang. Ils devaient pourtant y avoir déjà songé, car l’empereur Julien déclare qu’il n’a jamais vu de bêtes sauvages aussi cruelles envers les hommes que la plupart des Chrétiens le sont envers leurs coreligionnaires. Constantin prescrivit, sous peine de mort, la remise de tous les exemplaires des livres d’Arius, mais il ne parait pas que personne ait été condamné de ce chef. Enfin, fatigué de ces disputes incessantes, l’Empereur ordonna à Saint Athanase d’admettre tous les Chrétiens, sans distinction de secte, à fréquenter les églises. Mais les efforts du souverain pacificateur étaient impuissants contre la tempête croissante des luttes dogmatiques. On dit que Valons, en 370, mit à mort quatre-vingts ecclésiastiques orthodoxes qui s’étaient plaints à lui de la violence des Ariens ; il est vrai que ce n’était point-là une exécution régulière, mais l’effet d’un ordre secret donné au préfet Modestus, qui attira les ecclésiastiques en question sur navire et le fit brûler en mer.

En 383 se place le premier exemple d'une exécution capitale pour cause d'hérésie et l’horreur qu’elle excita prouve qu’elle fut considérée partout comme une innovation détestable. Les spéculations gnostiques et manichéennes attribuées à Priscillien éveillaient celle aversion particulière que l’Eglise a toujours témoignée aux hérésies de cette espèce ; mais lorsqu'il fut jugé à Trêves par le tyran Maximus, mis à la torture et finalement exécuté avec six de ses disciples, tandis que les autres étaient relégués dans une de au-delà de la Bretagne, ce fut un éclat d'indignation dans tout l’Empire d’Occident. Des deux évêques qui avaient poursuivi Priscillien, Ithacius et Idacius, l’un fut expulsé de son siège et l’autre donna sa démission. Saint Martin de Tours, qui avait fait tout en son pouvoir pour empêcher cette atrocité, refusa de communier non seulement avec ces évêques, mais avec ceux qui communiaient avec eux. S'il finit par céder, pour obtenir la grâce de quelques hommes en faveur desquels il intercédait auprès de Maximus, et aussi pour empêcher le tyran de persécuter les Priscillianistes d’Espagne[8], il resta plongé dans un profond chagrin, malgré la visite consolatrice d’un ange, et il constata qu'il avait perdu pour quelque temps le pouvoir d’expulser les démons et de guérir les malades[9].

Si l’Église répugnait encore à verser le sang, elle n’hésitait déjà plus à user sans scrupule de tous les autres moyens pour faire triompher l’orthodoxie. Au début du v° siècle, Saint Jean Chrysostôme enseigne que l’hérésie doit être supprimée, que les hérétiques doivent être réduits au silence et empêchés de corrompre les autres, enfin que leurs conventicules doivent être dissous ; il ajoute, toutefois, que la peine de mort ne leur est pas applicable. Vers la même époque, Saint Augustin supplie le préfet d’Afrique de ne pas mettre à mort les Donatistes ; car, dit-il, si des exécutions ont lieu, aucun prêtre ne pourra plus dénoncer un Donatiste, puisqu’il aimera mieux mourir lui-même que d'être cause de la mort d’un autre. Cependant Augustin approuva les lois impériales qui exilaient les Donatistes, leur infligeaient des amendes, les privaient de leurs églises et du droit de tester ; il les consolait en leur disant que Dieu ne désirait pas qu’ils mourussent en état de conflit avec l’unité catholique. Ce n’était pas de l’oppression, disait-il, mais de la charité que de contraindre un homme à quitter le mal pour revenir au bien ; et lorsque les malheureux schismatiques répondaient que la foi ne doit être imposée à personne, il déclarait que cela était vrai en principe, mais que le péché et l’infidélité méritaient un châtiment.

Peu à peu tous les scrupules furent écartés et les hommes trouvèrent de spécieux arguments pour donner libre cours à leurs haines. L’ardent Saint Jérôme, quand sa colère eût été excitée par Vigilance qui combattait le culte des reliques, exprima sa surprise que l’évêque de ce téméraire hérétique n’eût pas anéanti son corps pour sauver son âme et soutint que la piété et le zèle pour la gloire de Dieu ne peuvent être qualifiés de cruauté. Dans un autre passage, il avance que la rigueur n’est qu’une forme de la charité la plus sincère, parce que les châtiments temporels peuvent préserver de l’éternelle perdition. Soixante-deux ans seulement après que le massacre de Priscillien et de ses partisans eût excité tant d’horreur, le pape Léon Ier, comme la même hérésie semblait revivre en 447, ne se contenta pas de justifier l’acte du tyran Maximus, mais déclara que si on laissait la vie aux suppôts d’une hérésie aussi condamnable, ce serait la fin des lois divines et humaines. Ainsi le pas décisif avait été fait et l’Eglise était définitivement engagée à extirper l’hérésie par tous les moyens. Il est impossible de ne pas attribuer à l'influence ecclésiastique l'église et l’état les édits successifs par lesquels, depuis l'époque de Théodose le Grand, la persévérance dans l’hérésie fut punie de mort.

L’évolution dont nous marquons les étapes fut grandement favorisée par la responsabilité qui incomba à l’Église du fait de ses relations étroites avec l’État. Quand elle pouvait obtenir du monarque des édits condamnant les hérétiques à l'exil, à la déportation, aux mines et même à la mort, elle sentait que Dieu avait remis entre ses mains des pouvoirs qui devaient être exercés et non négligés. En même temps, avec l'inconséquence naturelle aux hommes, elle pouvait soutenir qu’elle n'était pas responsable de l’exécution des lois et que ses propres mains n’étaient pas tachées de sang. L’évêque Ithacius lui-même, dans l’affaire de Priscillien, avait reculé devant le rôle d’un accusateur et mis en avant un laïque pour cette besogne. Nous verrons plus loin que l’Inquisition cul recours aux mêmes subterfuges, dont le manque de sincérité était évident. Dans le vaste recueil des édits impériaux infligeant aux hérétiques toutes les variétés d’incapacités légales et de châtiments, les ecclésiastiques zélés pouvaient trouver la preuve que l’État considérait comme son premier devoir de maintenir la pureté de la foi. Toutefois, dès que l’État ou l’un de ses fonctionnaires montraient quelque hésitation à persécuter, l’homme d’Église arrivait sans retard pour lui faire sentir son aiguillon. Ainsi l’Église d’Afrique réclama à maintes reprises l'intervention du pouvoir séculier pour extirper le Donatisme ; Léon le Grand insista auprès de l’Impératrice Pulchérie pour qu’elle exterminât les Eutychiens ; Pélage Ier, en poussant Narsès à supprimer l’hérésie par la force, crut devoir calmer ses scrupules de soldat en lui affirmant que la prévention ou le châtiment du péché n’était pas de la persécution, mais de l’amour. Ce devint la doctrine générale de l’Église, formulée clairement par Saint Isidore de Séville, que les princes ont pour devoir non seulement d’être orthodoxes eux-mêmes, mais de maintenir la pureté de la foi en exerçant pleinement leurs pouvoirs contre les hérétiques. Les résultats déplorables de cet enseignement sans cesse répété se révèlent dans toute l’histoire de l’Église à l’époque qui nous occupe. Une hérésie après l'autre fut exterminée sans miséricorde, jusqu’à ce que le concile de Constantinople, sous le patriarche Michel exista, introduisit, pour châtier les Bogomiles, la peine du feu.

Il faut dire que les hérétiques, quand ils en avaient l’occasion, ne laissaient pas d’appliquer eux-mêmes les doctrines de leurs adversaires. La persécution des catholiques par les Vandales Ariens en Afrique sous Genséric fut tout à fait digne de l’orthodoxie ; et quand Hunnéric succéda à son père et que l’empereur Zénon eut rejeté ses propositions de tolérance mutuelle, le zèle barbare du roi vandale se porta aux plus horribles excès. Sous Euric, roi des Visigoths, il y eut aussi, en Aquitaine, une courte persécution dirigée contre les catholiques par les Ariens. On peut dire cependant, d’une manière générale, que les Goths et les Burgondes ariens donnèrent un exemple de tolérance qui aurait dû être imité. La conversion de ces peuples au catholicisme ne fut marquée que par peu de cruautés, si l'on excepte une ébullition passagère en Espagne sous Leuvigild, vers 585, suivie de troubles d’un caractère plutôt politique que religieux. Toutefois, les monarques catholiques postérieurs édictèrent des lois punissant de l’exil et de la confiscation toute déviation de l’orthodoxie, unique exemple d’une législation de ce genre parmi les Barbares. Les Mérovingiens catholiques de France paraissent n’avoir jamais inquiété leurs sujets ariens, qui étaient nombreux en Bourgogne et en Aquitaine. La conversion de ces derniers s’opéra graduellement et, suivant toute apparence, pacifiquement.

L’Église latine avait, jusqu’alors, pris peu de part aux persécutions, parce que l’esprit des Occidentaux n’était pas porté, comme celui des Orientaux, vers l’invention et l'adoption de doctrines hérétiques. Après la ruine de l’Empire d’Occident, l'Eglise latine commença le grand travail qui absorba longtemps toute son énergie et par lequel elle a mérité la reconnaissance du monde — la conversion et la civilisation des barbares. Les nouveaux convertis n’étaient pas gens à se perdre dans des spéculations abstruses ; ils acceptaient la religion qu’on leur enseignait, acquiesçaient en général à la discipline établie et, malgré leur brutalité et leur turbulence, ne causaient que peu de soucis aux gardiens de l’orthodoxie. Dans ces circonstances, il arriva naturellement que l’esprit de persécution s’éteignit. Claude de Turin, dont le zèle iconoclaste détruisit toutes les images dans son diocèse, échappa à tout châtiment. On pardonna l’Adoptianisme à Félix d’Urgel, on l’accueillit à nouveau dans l’Église, en dépit de ses tergiversations, et, bien qu’on ne l’eût pas replacé sur son siège épiscopal, il put résider à Lyon pendant quinze ou vingt ans sans être inquiété ; il y maintint secrètement ses doctrines et l’on trouva dans ses papiers, après sa mort, une déclaration hérétique. Nous ne voyons pas non plus qu’on ait usé de violence lorsque l’archevêque Leidrad convertit vingt mille disciples catalans de Félix ; le principal d’entr’eux, Elipandus, archevêque de Tolède, conserva son siège primatial, bien que rien ne montre qu’il eut rétracté ses erreurs. Dans le cas du moine Gottschale, qui répandit son hérésie prédestinatienne à travers l'Italie, la Dalmatie, l’Autriche et la Bavière, sans rencontrer d’opposition. Rabanus de Mayence finit par convoquer un concile qui condamna sa doctrine en présence de Louis le Germanique. Niais ce concile ne songea pas à châtier l'hérétique. Il l’envoya à son évêque, Hincmar de Reims, qui, avec le consentement de Charles le Chauve, déclara Gottschale hérétique incorrigible au concile tenu à Chiersy en 849. On était si peu disposé alors à infliger des châtiments corporels aux hérétiques que le concile, en ordonnant que Gottschale fût battu de verges, prit soin d’indiquer qu’il s’agissait là seulement d’une discipline prévue par le concile d’Agde, à l’adresse des moines qui violeraient la règle de St-Benoit en voyageant sans lettres de recommandation de leurs évêques. Si le moine fut mis en prison, c’était simplement, nous dit-on, pour l’empêcher de répandre son hérésie. La législation carlovingienne était extrêmement modérée à l’égard des hérétiques, qu’elle se contentait de classer avec les païens, les Juifs et autres personnes infâmes, en les soumettant à certaines incapacités légales.

Au Xe siècle, l’Europe occidentale resta comme plongée dans une stupeur peu favorable au développement de l’hérésie, qui suppose une certaine intensité de vie intellectuelle. L’Eglise, régnant sans partage sur les consciences endormies, déposa les armes rouillées de la persécution et en oublia l’usage. Quand, vers 1018, l’évêque Burchard compila sa collection de droit canonique, il ne fit même pas une allusion aux opinions hérétiques et aux châtiments qu’elles comportaient, si ce n’est en rappelant quelques règles oubliées, promulguées en 305 par le concile d’Elvire, concernant les apostats qui feraient retour à l’idolâtrie. Même l’introduction de la doctrine de la transsubstantiation fut reçue avec une soumission passive ; deux siècles seulement après Gottschale, Bérenger de Tours la mit en doute, mais comme il n’avait pas l’étoffe d’un martyr, il céda à une pression modérée et se rétracta. La foi plus ardente des Cathares, qui commencèrent à troubler au XIe siècle les eaux stagnantes de l'orthodoxie, appelait des mesures énergiques ; mais même avec ces sectaires abhorrés, l’Église se décida bien difficilement à user de rigueur. C’était pour elle une tâche toute nouvelle ; elle craignait de se mettre en contradiction avec ses propres enseignements, qui recommandaient la charité, et il fallait le fanatisme populaire pour la réveiller de son inaction. La persécution d’Orléans en 1017 ne fut pas son œuvre, mais celle du roi Robert le Pieux ; les bûchers de Milan, peu de temps après, furent allumés par le peuple contrairement à la volonté de l’archevêque. L’Église était si peu préparée à ses nouveaux et terribles devoirs que lorsque, vers 1045, quelques Manichéens furent découverts à Châlons, l’évêque Roger s’adressa à l’évêque Wazo de Liège pour savoir ce qu’il devait en faire et s’il devait les livrer au bras séculier pour être punis ; à quoi le bon Wazo répondit que leurs vies ne devaient pas être sacrifiées par le glaive temporel, puisque Dieu, leur Créateur et leur sauveur, témoignait envers eux sa patience et sa pitié. Le chanoine Anselme, biographe de Wazo, condamne énergiquement les exécutions qui eurent lieu à Goslar en 1052 sous Henri III, disant que, si Wazo avait été là, il s’y serait opposé comme Saint-Martin dans le cas de Priscillien. La même douceur marqua la conduite de Si-Anno de Cologne vers 1000. Quelques-uns avaient refusé, malgré des injonctions répétées, de renoncer à l'usage du lait, des œufs et du fromage pendant le Carême ; l’archevêque finit par leur permettre d’agir à leur guise, ajoutant que ceux qui étaient fermes dans leur foi ne pouvaient guère être lésés spirituellement par une différence de nourriture. En 1144 encore, l’Église de Liège se félicitait d’avoir réussi, par la grâce de Dieu, à arracher la plupart des Cathares convaincus et condamnés des mains de la foule turbulente qui voulait les brûler. Ceux que l’Eglise avait ainsi sauvés furent logés dans les maisons religieuses de la ville, en attendant la décision du pape Lucius II, à qui l’on avait demandé conseil.

Il est inutile de revenir avec détail sur les cas relatés dans un chapitre précédent, qui montrent combien était encore hésitante, à cette époque, l’attitude de l’Église à l’égard de l’hérésie. Il n’y avait pas de politique définie, pas de règle fixe, et les hérétiques continuaient à être traités tantôt avec rigueur, tantôt avec indulgence, suivant le caractère du prélat qui s’occupait d’eux. Théodwin, successeur de Wazo à l'évêché de Liège, écrit en 1030 à Henri Ier, roi de France, l’exhortant à châtier, sans même les entendre, des partisans de Bérenger de Tours. Ces alternances de sévérité et de rémission ont laissé leurs traces dans les remarques inspirées à Saint-Bernard par les événements de Cologne en 1113, lorsque la populace, dans un transport de zèle, saisit les Cathares et les brûla vifs, malgré la résistance des autorités ecclésiastiques. Il soutient que les hérétiques doivent être convertis par la raison plutôt que par la force, que lorsqu’on ne peut pas les convertir, il faut éviter tout commerce avec eux ; il approuve le zèle du peuple de Cologne, mais non ses actes ; cependant, il admet que le pouvoir séculier a le devoir de venger les injures faites à Dieu par l’hérésie et, oubliant le danger auquel s'expose un homme lorsqu’il prétend se faire le ministre de la colère divine, il cite ces mots de Saint-Paul : « Le prince est le ministre de Dieu pour ton bien ; mais si tu fais mal, crains, parce qu’il ne porte point l’épée en vain ; car il est le ministre de Dieu et vengeur pour punir celui qui fait mal[10]. »

Le pape Alexandre III inclinait visiblement vers l’indulgence lorsque, en 11(1 :2, il refusa de juger les Cathares qui lui étaient envoyés par l’archevêque de Reims, disant qu’il valait mieux pardonner à des coupables que de faire mourir des innocents. Même à la fin du XIIe siècle, Pierre Cantor osait soutenir que l'Apôtre commandait d’éviter les hérétiques, non de les tuer, et il insistait sur l’inconséquence commise en punissant si sévèrement les moindres déviations de la foi, alors qu’on laissait sans châtiment les plus graves péchés et l’immoralité la plus grossière.

L’hésitation portait aussi sur la nature des peines qui convenaient à l’hérésie. Nous avons déjà rencontré de nombreux exemples d’hérétiques brûlés vifs, tandis que d’autres n’étaient condamnés qu’à la prison ; il fallut longtemps avant que l’on n’arrivât à fixer des règles à cet égard. Même en 1103, lorsque Alexandre III s’efforçait, au concile de Tours, d’arrêter les progrès menaçants du manichéisme en Languedoc, il se contenta de recommander aux princes séculiers d’emprisonner les hérétiques et de confisquer leurs biens ; cependant, la même année, les Cathares découverts à Cologne furent envoyés au bûcher par des juges spécialement commis. En 1157, le châtiment infligé par le concile de Reims consistait à marquer le visage des délinquants au fer rouge ; le concile d’Oxford, en 1100, prescrivit la même peine. En 1199, les premières mesures d’Innocent lit contre les Albigeois ne prévoient d'autres peines 'lue l’exil et la confiscation ; il n’est fait aucune allusion à des mesures plus graves et l’exécution de celles-ci est récompensée par les mêmes indulgences qu'un pèlerinage à Rome ou à Compostelle.

A mesure que la lutte s’envenimait, la répression devenait plus cruelle ; cependant Simon de Montfort toi-même, dans le « ode promulgué à Ramiers le 1er décembre 1212, ne condamne pas formellement les hérétiques au bûcher, bien que celle même année on en ait brûlé quatre-vingts à Strasbourg. Nous avons déjà rappelé que Pierre II d'Aragon eut le triste honneur, dans son édit de 1197, d'introduire pour la première fois dans un code celle forme barbare de châtiment. Son exemple ne lut suivi que lentement. Othon Ier, dans sa constitution de 1210, met simplement les hérétiques au ban de l’Empire, ordonne que leurs biens soient confisques et que leurs maisons soient détruites. Frédéric II, dans son célèbre statut du 22 novembre 1220, qui fil de la persécution des hérétiques un élément du droit public de l'Europe, se contentait de les menacer de confiscation et de mise hors la loi ; celle dernière peine, d'ailleurs, équivalait à la peine de mort, puisqu’elle abandonnait la vie de l’hérétique au caprice du premier venu. Dans sa constitution de mars 1221, il alla plus loin et décida que les hérétiques seraient mis à mort soit par le feu, soit par l’extirpation de la langue, suivant qu’en déciderait le juge. Ce fut seulement en 1231, dans ses Constitutions siciliennes, que Frédéric rendit obligatoire la peine du bûcher. Cet usage prévalut surtout dans les possessions napolitaines de l’empereur ; l’édit de Ravenne, au mois de mars 1232, prévoit la peine de mort pour l’hérésie, mais n’en indique pas le mode ; en revanche, l’édit de Crémone, en mai 1238, généralisa la loi sicilienne et fit ainsi du bûcher le châtiment régulier de l’hérésie à travers tout l’Empire. Nous trouvons plus lard la même prescription dans le Sachsenspiegel et dans le Schwabenspiegel, qui sont les codes municipaux de l’Allemagne septentrionale et méridionale. A Venise, après 1249, le doge entrant en charge prêtait serment de brûler tous les hérétiques. En 1255, Alphonse le Sage de Castille condamna au bûcher les chrétiens qui se convertiraient à l’islamisme ou au judaïsme. En France, la législation adoptée par Saint-Louis et par Raymond de Toulouse pour exécuter les dispositions du traité de 1229, observe un silence discret au sujet du mode de châtiment, bien qu’à cette époque l'usage du bûcher fût général. C’est seulement en 1270, lorsque Saint-Louis publia ses Établissements, que nous trouvons un article formel condamnant les hérétiques à être brûlés vifs, bien que les termes dans lesquels Beaumanoir y fait allusion prouvent qu'il s’agit d'un usage depuis longtemps accepté. L'Angleterre, qui était à peu près exempte d’hérésie, n’alluma ses bûchers que plus tard ; c’est seulement lorsque le soulèvement des Lollards causa des inquiétudes à la fois à l’Eglise et à l’État que l’article de hœretico comburendo fut établi par statut en 1401[11].

Ce n’est donc pas la loi positive qui a inauguré l’atroce pratique de brûler vifs les hérétiques ; le législateur n’a fait qu’adopter une forme de vengeance où se complaisait naturellement, à cette époque, la férocité populaire. Nous en avons vu de nombreux exemples dans un chapitre précédent. En 1219 encore, à Troyes, un fou qui soutenait qu’il était le Saint- Esprit fut saisi par la populace, lié dans une manne d’osier entourée de fagots et promptement réduit en cendres. Il n’est pas facile de déterminer l’origine de ce châtiment ; peut-être faut-il la chercher dans la législation païenne de Dioclétien, qui l’établit contre le manichéisme[12]. Les morts affreuses auxquelles les martyrs étaient exposés aux époques de persécution semblaient suggérer, sinon justifier, l’application de supplices analogues aux hérétiques ; les sorciers étaient quelquefois brûlés en vertu de la jurisprudence impériale et Grégoire le Grand mentionne un cas où l’un de ces malheureux fut traîné sur le bûcher par le zèle religieux de la populace. Comme l’hérésie passait pour le plus grand dos crimes, le désir, commun aux laïques et au clergé, d’en rendre le châtiment à la lois aussi sévère et aussi éclatant que possible, trouvait un instrument à sa convenance dans le bûcher. D’ailleurs, avec le système d’exégèse alors à la mode, il ne fut pas difficile de découvrir, dans l’Ecriture, une allusion à la peine du feu. On lit, en effet, dans l'Evangile de Saint Jean : « Si quelqu’un ne demeure pas en moi, il sera jeté dehors comme le sarment ; il sèche, puis on le ramasse, et on le jette au feu et il brûle[13]. »

L'interprétation littérale des métaphores des Livres Saints a été une source trop fréquente d’erreurs et de crimes pour que nous puissions être surpris de cette application du texte sacré. Un commentaire autorisé du décret de Lucius lit en 1184, ordonnant que les hérétiques fussent remis au liras séculier pour être châtiés, cite le texte de Saint Jean et la jurisprudence impériale, puis conclut triomphalement que la mort par le feu est la peine qui convient aux hérétiques, « suivant la loi divine et la loi humaine, non moins que suivant la coutume universelle. » Et il ne faut pas croire que l'on eût la charité d’étrangler l’hérétique avant de le brûler ; les auteurs qui ont tracé ses devoirs à l’Inquisition déclarent que le coupable doit être brûlé vif en présence du peuple ; ils ajoutent qu'une ville entière peut être brûlée si elle est un réceptacle d’hérétiques.

Quelques scrupules qu’ait éprouvés l'Eglise, durant le XIe et le XIIe siècle, au sujet de son altitude envers l’hérésie, elle n’a jamais eu de doute sur la conduite qui convenait, à cet égard, au pouvoir séculier. Une coutume très ancienne, fondée sur une idée de décence, interdisait qu’un ecclésiastique prit part à des jugements comportant la peine de mort ou de mutilation : il ne devait même pas se trouver présent dans la chambre de torture, où les patients étaient placés sur le chevalet. Cette aversion pour la vue du sang et de la souffrance fut encore exagérée à l’époque des persécutions les plus sanglantes. Pendant que des milliers il hommes étaient massacrés en Languedoc, le concile de Latran renouvela les anciens canons qui défendaient aux clercs de prononcer une sentence capitale ou d'assister à une exécution (1216). Ils ne devaient même pratiquer aucune opération chirurgicale qui exigeât l’emploi du feu ou du fer. En 1235,1e concile de Bordeaux leur interdit d’écrire ou de dicter des lettres relatives à des sentences capitales. La souillure résultant de l’effusion du sang était si vivement ressentie qu’une église ou un cimetière, où du sang avait été versé par hasard, ne pouvait plus servir avant une cérémonie de purification ; on alla si loin dans cette voie que les prêtres durent interdire aux juges de rendre la justice dans les églises, parce que les cas qu’on leur soumettait pouvaient entraîner des châtiments corporels ! Si cette crainte de participer à l’infliction de tourments avait été sincère, elle serait digne de tout notre respect ; mais il n’y avait là qu’un astucieux détour pour se dérober à la responsabilité de certains actes. Dans les poursuites pour hérésie, le tribunal ecclésiastique ne prononçait pas de sentences sanguinaires. Il se contentait de déclarer que l’accusé était hérétique ; puis il le « relâchait », c’est-à-dire l’abandonnait au pouvoir séculier, avec l’adjuration hypocrite de le traiter avec pitié, d’épargner sa vie et de ne pas verser son sang. Pour savoir ce qu'il faut penser de cet appel u la pitié, il suffit de se rappeler la théorie de l'Église touchant les devoirs du pouvoir temporel. Les inquisiteurs érigèrent en règle légale qu’on commettait un crime égal à celui de l'hérésie et méritant les mêmes châtiments, lorsqu’on exprimait même un doute sur la légitimité des persécutions en matière de conscience.

Aussitôt que l’hérésie eût fait des progrès alarmants, on renouvela les instructions de Léon et de Pelage. Dès le début du XIIe siècle, Honorius d’Autun proclama qu’il fallait user du glaive temporel envers ceux qui, rebelles à la parole de Dieu, refusaient obstinément d'écouter celle de l'Eglise. Dans les compilations de droit canonique par Yves et Gratien, les allusions à la conduite de l'Eglise envers les hérétiques sont très peu nombreuses ; mais il y a d’abondantes citations établissant le devoir qui incombe au souverain d'extirper l’hérésie et d'obéir à cet effet, aux commandements de l’Église. Frédéric Barberousse ajouta la sanction impériale à cette doctrine ecclésiastique, que le glaive lui avait été remis pour frapper les ennemis du Christ, lorsqu’il allégua ce motif en 1159 pour justifier son hostilité contre Alexandre III et l'aide qu’il accordait à l’antipape Victor IV. Le second concile de bateau, en 1159, ordonne à tous les potentats de réduire les hérétiques à l’obéissance ; le troisième, en 1179, déclare dévotement que l'Eglise n’est pas avide de sang, mais qu’elle réclame le concours des lois séculières, vu que les hommes sont portés à accepter les remèdes de l'Ame pour échapper aux châtiments corporels. Nous avons vu que ces exhortations produisirent d’abord peu d’effet. Plus tard, désespérant d'obtenir la collaboration volontaire des princes temporels, l’Eglise fit un pas en avant et revendiqua pour elle-même la responsabilité des châtiments tant matériels que spirituels, jugés nécessaires à la répression de l’hérésie. Le décret de Lucius III, au soi-disant concile de Vérone en 1184, enjoignait à tous les souverains de 225 jurer, en présence de leurs évêques, qu’ils exécuteraient pleinement et efficacement les lois ecclésiastiques et séculières contre l'hérésie. Tout refus, toute négligence même, devaient être punis d’excommunication, de déchéance, d’incapacité d’exercer le pouvoir ; s'il s’agissait de villes, elles devaient être mises en quarantaine et privées de tout commerce avec les autres.

L’Église entreprenait ainsi de faire entrer de force les princes temporels dans la voie de la persécution. Une lois sa résolution prise, elle se montra intraitable, toute hésitation à persécuter entraînait l’excommunication et si cette arme ne suffisait pas, l'Église n’hésitait pas à livrer au premier aventurier venu les domaines du prince qui résistait à ses ordres. Celte ingérence monstrueuse du pouvoir spirituel devait-elle devenir la loi publique de l'Europe ? Telle était la question qui se posait à l’époque des Croisades albigeoises. On sait ce qu’il advint. Raymond perdit ses provinces, simplement parce qu’il ne voulait pas traiter assez sévèrement les hérétiques, et les territoires que son fils put conserver furent considérés comme une nouvelle investiture. Le triomphe de l'Eglise et de la nouvelle doctrine ôtait donc complet.

L’Église fit sentir à tous les dignitaires, du haut en bas de l’échelle sociale, que les places qu’ils occupaient étaient des fonctions dans une théocratie universelle, où tous les intérêts étaient subordonnés au grand devoir de maintenir la pureté de la loi. L’hégémonie de l’Europe résidait dans le Saint-Empire Romain où l'Empereur, à la cérémonie du couronnement, était admis aux ordres inférieurs de la prêtrise et tenu de lancer l’anathème contre toute hérésie qui pouvait s’élever contre l’Église catholique. En lui donnant l'anneau, le pape lui disait que c’était là un symbole de son devoir de détruire l’hérésie ; en le ceignant de l'épée, il disait que ce glaive était destiné à frapper les ennemis de l’Église. Frédéric II déclara qu’il avait reçu la dignité impériale pour le maintien et la propagation de la foi. Dans la bulle de Clément VI reconnaissant Charles IV, l’énumération des devoirs de l’Empereur commence par celui de propager la foi et d’extirper l'hérésie ; la négligence de l'Empereur Wenceslas à supprimer l’hérésie de Wickliffe fui considérée comme un motif suffisant de sa déposition. En vérité, soutenaient les théologiens, la seule raison du transfert de l’Empire des Grecs aux Allemands était l'intérêt pour l’Eglise de disposer d’un instrument efficace. Les principes appliqués aux dépens de Raymond de Toulouse furent incorporés dans la loi canonique et chaque souverain, prince ou seigneur, dut comprendre que ses territoires seraient exposés à la spoliation si, dûment averti, il hésitait à fouler aux pieds l’hérésie. La même discipline pesa sur les dignitaires d'ordre inférieur. Suivant le concile de Toulouse de 1229, tout bailli qui se montrerait peu zélé à persécuter l’hérésie devait être dépouillé de ses biens et déclaré inéligible aux emplois publics. En 1244, le concile de Narbonne déclare que lorsqu’une personne disposant d’une juridiction temporelle tarderait à supprimer l’hérésie, elle serait considérée comme complice des hérétiques et passible des mêmes peines que ceux-ci ; cette disposition fut étendue à ceux qui négligeraient une occasion favorable de saisir la personne d’un hérétique, ou môme de venir en aide à ceux qui essayeraient de la saisir. Depuis l’Empereur jusqu’au dernier des paysans, le devoir de persécuter était imposé à tous, sous la menace de toutes les sanctions, spirituelles et temporelles, dont l’église du XIIIe siècle pouvait disposer[14].

Ces principes furent reçus, tacitement ou explicitement, dans le droit public de l’Europe. Frédéric II les accepta dans ses cruels édits contre l’hérésie, d’où ils passèrent dans les compilations de droit civil et féodal, et même dans les recueils de jurisprudence locale. Ainsi, en 1228, d'après les statuts de Vérone, le podestat, lors de son entrée en charge, jure d’expulser tous les hérétiques de la ville ; dans le Schwabenspiegel, code en vigueur dans toute l’Allemagne méridionale, il est dit qu’un souverain, s’il néglige de persécuter l’hérésie, doit être dépouillé de toutes ses possessions et que, s'il ne fait pas brûler tous ceux qui lui sont dénoncés comme hérétiques par les tribunaux ecclésiastiques, il doit être lui-même puni pour hérésie.

L'Eglise veilla à ce que celle législation ne restât pas lettre morte. Elle exigea que les atroces décrets de Frédéric fussent lus et commentés dans la grande école de droit de Bologne, comme un chapitre essentiel de la jurisprudence, et qu’ils lussent même incorporés dans la loi canonique. Nous verrons que les papes ont ordonné à plusieurs reprises que ces édits fussent inscrits dans la législation des villes et des États ; l'inquisiteur était chargé d’en imposer l’exécution à tous les fonctionnaires, sous peine d’excommunication pour ceux qui négligeraient cette bonne œuvre. Mais l’excommunication elle-même, qui annulait les pouvoirs et la compétence d’un magistrat, ne l’exemptait pas du devoir de punir les hérétiques quand il en était sommé par l’évêque ou par l’inquisiteur. Cela posé, il est évident que, lorsque les inquisiteurs imploraient la clémence des autorités civiles, au moment où ils leur livraient des victimes destinées au bûcher, il n’y avait là qu’une simple formalité, née du désir qu’avaient les ecclésiastiques de ne pas participer ouvertement à des sentences capitales. Avec le temps, cette hypocrisie elle-même fut quelque peu oubliée. Ainsi, au mois de février 1418, le concile de Constance décréta que tous ceux qui défendraient l’Hussitisme, ou regarderaient Jean Huss ou Jérôme de Prague comme des saints, seraient traités en hérétiques relaps et brûlés vifs — puniantur ad ignem. C’esl dénaturer et falsifier l’histoire que d’admettre, comme le font les apologistes modernes, que l’exhortation à la clémence fût sincère, que la responsabilité du meurtre de l’hérétique pesât sur le magistrat séculier et non sur l’inquisition. Nous nous imaginons aisément le sourire de surprise avec lequel Grégoire IX ou Grégoire XI auraient accueilli la dialectique du comte Joseph de Maistre, démontrant que c’est une erreur de supposer qu’un prêtre catholique ait jamais pu être, à aucun litre, l’instrument de la mort d’un de ses frères[15].

Non seulement on enseignait ainsi à tous les chrétiens que leur premier devoir était de contribuer à l'extermination des hérétiques, mais on les poussait sans scrupule à les dénoncer aux autorités, au mépris de toute considération humaine ou divine. Les liens du sang n’étaient pas une excuse pour celui qui dissimulait un hérétique : le fils devait dénoncer son père, le mari était coupable s’il ne livrait pas sa femme à une mort affreuse. Tous les liens humains étaient brisés par le crime d’hérésie ; on apprenait aux enfants qu’ils devaient quitter leurs parents ; même le sacrement du mariage ne pouvait pas unir une femme orthodoxe à un mari hérétique. Les engagements privés n’étaient pas respectés davantage. Innocent III déclare emphatiquement que, suivant les canons, on ne doit point conserver sa foi à celui qui ne la conserve pas envers Dieu. Aucun serment de discrétion n’était valable dans une cause d'hérésie, car « celui qui est fidèle envers un hérétique est infidèle envers Dieu ». L’apostasie est le plus grand des crimes, dit l’évêque Lucas de Tuy ; par conséquent, si quelqu’un s'est engagé par serment à garder le secret d’une si horrible perversité, il doit révéler l’hérésie et faire pénitence pour le parjure, avec l'assurance que, la charité pouvant couvrir une multitude de péchés, il sera traité avec indulgence en considération de son zèle.

Ainsi l'hésitation qu’éprouvait l’Église au XIe et au XIIe siècle, louchant la conduite qu’elle devait tenir envers les hérétiques, disparut complètement au XIIIe, lorsqu’elle fut engagée dans une lutte à mort avec les sectaires. Il ne fut plus question de modération ni de pitié. Saint-Raymond de Pennaforte, le compilateur des Décrétales de Grégoire IX, qui était la plus haute autorité de son temps, pose en principe que l’hérétique doit être puni par l'excommunication et par la confiscation et, si ces mesures ne suffisent pas, par toutes les rigueurs dont dispose le bras séculier. L’homme dont la foi est douteuse doit être considéré comme un hérétique ; il en est de même du schismatique qui, tout en admettant tous les dogmes de la religion, refuse l’obéissance due à l’Église romaine. Les uns comme les autres doivent être poussés de force dans le bercail catholique et l’on rappelle, pour justifier la mise à mort des obstinés, le sort biblique de Korah, de Dathan et d’Abiram[16].

Saint-Thomas d’Aquin, dont la haute autorité semble rejeter dans l’ombre tous ses prédécesseurs, fixe, avec une précision impitoyable, les règles que voici. Les hérétiques ne doivent pas être tolérés. La charité de l’Eglise leur accorde deux avertissements, après quoi, s’ils s’obstinent, ils doivent être livrés au bras séculier et écartés de la société humaine par la mort. Cela même prouve la charité débordante de l’Eglise, car c’est un crime bien plus grand de corrompre la foi dont dépend la vie de Lame que d'altérer le monnayage qui sert seulement à la vie temporelle ; donc, si les faux monnayeurs sont à juste titre condamnés à mort, il y aurait encore bien plus de raison pour tuer un hérétique sitôt qu’on l'aurait convaincu de son crime. Or, l'Eglise, dans sa miséricorde, est toujours prête à ouvrir ses bras à l’hérétique, même relaps un grand nombre de fois, et A lui indiquer une pénitence par laquelle il pourra mériter la vie éternelle : mais la charité envers les uns ne doit pas entraîner d’effets funestes pour les autres. Aussi, la première fois, l’hérétique qui se repent et se rétracte sera reçu à pénitence et sa vie sera épargnée ; mais s’il retombe, bien qu’il puisse de nouveau être admis à pénitence pour le salut de son âme, il ne sera pas exempté de la peine de mort. Telle est l’expression bien nette et formelle de la politique de l’Eglise qui devint, en ces matières, la règle inaltérable de sa conduite.

L’Église ne se contentait pas d'exercer son pouvoir sur les vivants ; les morts eux-mêmes devaient sentir les effets de sa colère. Il semblait intolérable qu’un homme qui avait réussi à dissimuler son iniquité et qui était mort muni des sacrements, pût dormir son dernier sommeil dans une terre consacrée et prendre sa part aux prières des fidèles. Non seulement il avait échappé au châtiment dû à ses crimes, mais ses biens, qui auraient dû être confisqués au profit de l’Eglise et de l’État, avaient été injustement transmis à ses héritiers et devaient leur être repris. Il existait donc d’excellentes raisons pour encourager les procès posthumes. A une époque antérieure, on s’était souvent demandé, dans l’Église, si l’excommunication, avec les effroyables peines qu’elle entraînait dans ce monde et dans l’autre, pouvait être fulminée contre les âmes des morts. Dès l’époque de Saint-Cyprien, la coutume d’excommunier les morts était devenue générale et, vers 382, Saint-Jean Chrysostôme avait dû s’élever contre la fréquence de ces sentences, où il voyait une ingérence indiscrète dans les jugements de Dieu. Léon Ier, en 432, adopta les vues de Saint-Jean Chrysostôme, qui furent confirmées par Gélase 1er et par un concile romain vers la fin du v« siècle. Mais la question se représenta au cinquième concile général, tenu à Constantinople en553 : il s’agissait de savoir si l’Église pouvait lancer l’anathème contre Théodoret de Cyrus, Ibas d’Edesse et Théodore de Mopsueste, qui étaient morts depuis un siècle. Nombre de Pères du concile en doutaient, lorsque Eutychius, homme très versé dans les Ecritures, rappela que le pieux roi Josiah n’avait pas seulement 231 mis a mort les prêtres du paganisme, mais avait déterré les restes de ceux qui étaient déjà morts. Cet argument parut irréfutable et 1 anathème fut prononcé en dépit des protestations du pape Vigile, qui refusa obstinément de se laisser convaincre. L’ingéniosité d’Eutychius, jusque-là tout à fait obscur, fut récompensée par le patriarcat de Constantinople et Vigile fut contraint, par des mesures rigoureuses, de souscrire à l’anathème. En 618, le concile de Séville niaque l’Église eût le pouvoir de condamner les morts ; mais, en 680, le sixième concile général, tenu à Constantinople, usa de l’anathème avec la liberté la plus complète contre tous ceux, vivants ou morts, qu'il considérait comme hérétiques.

En 897, Étienne VII se crut autorisé à déterrer le corps de son prédécesseur, le pape Formose, mort depuis sept mois, à le traîner par les pieds et à le faire asseoir dans un synode qu’il avait convoqué pour juger le défunt ; la condamnation passée, on coupa deux doigts de la main droite du cadavre et on le jeta dans le Tibre, d’où il fut retiré par hasard et enseveli à nouveau. L’année suivante, un nouveau pape, Jean IX, annula toute cette procédure et fit déclarer par un synode que personne ne devait être condamné après sa mort, tout accusé devant avoir la faculté de se défendre. Cela n’empêcha pas Serge III, en 905, d’exhumer à nouveau le corps de Formose, de le faire revêtir d'habits pontificaux et asseoir sur un trône. Après une nouvelle et solennelle condamnation, le malheureux cadavre fut décapité, ou lui coupa trois autres doigts et on le jeta dans le Tibre. Mais l’iniquité de celle -vengeance parut manifeste lorsque les restes flottants du pape furent tirés du fleuve par quelques pêcheurs et lorsque, comme on les portait à l’église Saint-Pierre, les statues des Saints s’inclinèrent et les saluèrent respectueusement.

Vers l’an 1100, Saint-Yves de Chartres, le premier canoniste de son époque, décida sans hésitation que le pouvoir de lier et de délier attribué à l'Église était limité aux choses de ce monde ; que los morts, étant au-delà de la justice humaine, ne pouvaient être condamnés et que l'ensevelissement ne pouvait pas être refusé à ceux qui n’avaient pas été jugés de leur vivant. Toutefois, comme les hérésies se multipliaient et que leur obstination semblait justifier les haines passionnées dont elles étaient l’objet, les prêtres frémissaient à la pensée que les ossements des hérétiques pussent souiller l'enceinte consacrée de l'église et du cimetière, qu’en récitant les prières pour les morts, ils intercédassent involontairement pour des criminels. On découvrit aisément un biais. Le concile de Vérone, eu 1184, suivi par plusieurs papes et conciles, excommunia formellement tous les hérétiques. Or, c’était une vieille règle de l'Eglise que tout excommunié qui n’avait pas demandé l'absolution dans le délai d’un an était condamné sans retour. Donc, tous les hérétiques qui mouraient sans se confesser ou se rétracter s'ôtaient condamnés eux-mêmes et n'avaient pas droit à une sépulture en Terre consacrée. Bien qu'ils ne pussent être excommuniés, puisqu’ils l’étaient déjà ipso fado, ils pouvaient être frappés d’anathème. Si, par erreur, ils avaient été enterrés comme des chrétiens, il fallait les exhumer et les brûler sitôt l’erreur découverte ; l'enquête qui établissait leur culpabilité était simplement un examen des laits, non une condamnation, et les pénalités en résultaient d’elles-mêmes. Il fallut quelques efforts pour établir cette règle ; c’est ce que montre une lettre d'innocent III, en 1207, adressée A l'abbé et aux moines de Saint-Hippolyte de Faënza, qui avaient refusé, malgré l’ordre d'un légat, d'exhumer le corps d'un certain hérétique nommé Otton, enseveli dans leur cimetière, et d’observer l’interdit prononcé contre eux en conséquence. Innocent est obligé, pour les réduire à l'obéissance, de les menacer des mesures les plus énergiques. Avec le temps, cependant, la coutume de l'exhumation des coupables devint générale ; on reconnut que c’était un péché grave de donner la sépulture A un hérétique on A un protecteur d’hérétiques — péché que le coupable, même involontaire, ne pouvait se faire pardonner qu'A la condition d'exhumer le corps de ses propres mains. Nous verrons plus loin que les investigations touchant les morts constituèrent une partie importante des devoirs que s’imposa l’Inquisition[17].

L’influence exercée par ces enseignements et ces pratiques parait avec évidence dans la carrière de l’Empereur Frédéric II. A demi italien par le sang et complètement italien par l’éducation, il était philosophe et libre-penseur. L’accusation de Grégoire IX, suivant lequel il était secrètement disciple de Mahomet, et la tradition qui le représente comme appelant, dans l'intimité. Moïse, Jésus et Mahomet les trois imposteurs, sont évidemment contradictoires, mais prouvent qu’il donnait une certaine apparence à de semblables imputations. Et cependant cet homme, qui, au dire du pape Grégoire, ne recevait les sacrements que pour témoigner son mépris de l’excommunication, était un politique trop sagace pour ne pas comprendre qu’il ne pouvait pas régner sur un peuple chrétien sans affecter un grand zèle pour l’extermination de l’hérésie. Il obtint d’être couronné à Saint-Pierre, le 22 novembre 1220, au prix d’un édit qui est reste mémorable dans l’histoire de la persécution. Au cours des solennités du couronnement, Honorius interrompit la messe pour fulminer un anathème contre toutes les hérésies et les hérétiques, comprenant les monarques dont les lois entravaient la destruction de ceux-ci. Frédéric se montra toujours fidèle à la mission qu’il avait ainsi acceptée, d’autant plus peut-être que, bien persuade de la nécessité d’une réforme ecclésiastique, il rêvait d’une sorte de califat où les glaives temporel et spirituel auraient été réunis dans ses mains. Quoiqu’il en soit, ses querelles avec la papauté, qui remplirent tout son règne, ne firent que le rendre plus impitoyable envers les hérétiques ; juste au moment où Grégoire IX travaillait à fonder l’Inquisition, Frédéric eut l'audace de l’exhorter à déployer plus de zèle pour la défense de la foi et de citer au pape sa propre conduite comme un exemple à suivre !

 

L’horrible férocité et le zèle barbare qui, pendant tant de siècles, infligèrent d’effroyables misères à l’humanité au nom de Jésus, ont été expliqués ou justifiés de bien des manières. Certains fanatiques de la libre pensée n’y ont vu que la soif du sang ou l’appétit égoïste de la domination. Des philosophes en ont cherché l’origine dans la doctrine du salut exclusif, suivant laquelle il semblait que les autorités eussent le devoir de persécuter les récalcitrants dans leur propre intérêt et de les empêcher de vouer d’autres âmes è la perdition. Au dire d’une autre école, tout s’explique par la survivance de la notion très ancienne de la solidarité des membres d’une tribu ; cette conception, devenue celle de la chrétienté, faisait retomber sur tous une part du pêché contre Dieu, qu’ils négligeaient de punir par l'extermination des coupables. Mais les motifs qui font agir les hommes sont trop complexes pour qu’une explication unique puisse en rendre compte. Si cela est vrai pour chaque individu isolé, ce l’est bien plus encore lorsqu’il s’agit, comme dans le cas présent, de la chrétienté au sens le plus large, comprenant le clergé et les laïques. Il n’est pas douteux que le peuple fût aussi impatient que sc s pasteurs d’envoyer les hérétiques au bûcher. Il n’est pus douteux non plus que des hommes de la plus exquise bonté, de la plus haute intelligence, animés du zèle le plus pur pour le bien, professant une religion fondée sur la charité et sur l’amour, ne se soient montrés féroces là où l’hérésie était en jeu et n’aient été prêts à l’écraser en infligeant les souffrances les plus cruelles. Saint-Dominique et Saint- François, Saint-Bonaventure et Saint-Thomas d’Aquin, Innocent III et Saint-Louis, ont été, chacun à sa manière, des types dont l'humanité peut être Hère ; et cependant ils n’ont pas plus épargné le sang des hérétiques qu’Ezzelin da Romano celui de ses ennemis personnels. De pareils hommes n’ont pas été mus par l’appétit du gain, par la soif du sang ni par l’orgueil du pouvoir, mais par le sentiment de ce qu'ils croyaient être leur devoir. En agissant comme ils l'ont fait, ils ont été les interprètes de l’opinion publique, telle qu’elle s’affirma, presque sans contradiction, depuis le XIIIe jusqu’au XVIIe siècle.

Pour comprendre cela, nous devons nous figurer un état de civilisation à bien des égards tout différent du nôtre. Les passions étaient plus fortes, les convictions plus ardentes, les vices et les vertus plus en relief. L’époque elle-même, d’ailleurs, était cruelle sans remords. L’esprit militaire dominait partout ; les hommes étaient habitués à se fier à la force plutôt qu’à la persuasion et considéraient généralement avec indifférence les souffrances de leurs semblables. L’esprit industriel, qui a tant contribué à adoucir les mœurs et les idées des modernes, était encore à peine sensible[18]. Nous n’avons qu’à considérer les atrocités de la législation criminelle au moyen-âge pour voir combien les hommes d’alors manquaient du sentiment de la pitié. Rouer, jeter dans un chaudron d’eau bouillante, brûler vif, enterrer vif, écorcher vif, écarteler, tels étaient les procédés, ordinaires par lesquels le criminaliste de ces temps-là s'efforçait d’empêcher le retour des crimes en effrayant, par d’épouvantables exemples, des populations assez dures à émouvoir. Suivant une loi anglo-saxonne, si une esclave femelle a été convaincue de vol, quatre-vingts autres esclaves femelles doivent apporter chacune trois morceaux de bois et brûler vive la coupable ; en outre, chacune doit payer une amende. Dans toute l’Angleterre du moyen Age, le bûcher était la peine usuelle pour tout attentat contre la vie du seigneur féodal. Dans les Coutumes d’Arques, octroyées par l’abbaye de Saint-Bertin en 1231, il est dit que, si un voleur a une concubine qui est sa complice, elle doit être enterrée vivante ; toutefois, si elle est enceinte, on attendra jusqu’après ses couches. L’empereur Frédéric II, le plus éclairé des princes de son temps, fit brûler vifs devant lui des rebelles faits prisonniers et l'on prétend même qu’il les faisait enfermer dans des coffres de plomb afin de les rôtir plus lentement. En 1201, Saint-Louis supprima par humanité une coutume de Touraine, en vertu de laquelle un serviteur, qui avait volé un pain ou un pot de vin A son maître, était puni par la perte d'un membre. Dans la Frise, J’incendiaire qui avait commis son crime de nuit était brûlé vif ; suivant l’ancienne loi germanique, le meurtrier et l'incendiaire devaient avoir les membres rompus sur la roue. En France, des femmes étaient fréquemment brûlées ou enterrées vives pour des crimes ordinaires, des Juifs étaient pendus par les pieds entre deux chiens sauvages et les faux monnayeurs étaient jetés dans l’eau bouillante. A Milan, l'ingéniosité italienne imagina mille artifices pour varier les tortures et les faire durer. La Carolina, ou code criminel de Charles-Quint, publiée en 1330, est un hideux répertoire de supplices où il est question de gens aveuglés, mutilés, déchirés avec des pinces rougies au feu, brûlés vifs et rompus sur la roue. En Angleterre, les empoisonneurs continuèrent à être jetés dans l’eau bouillante jusqu’en 1312, témoin les cas de Rouse et de Margaret Davie ; la haute trahison était punie par la pendaison et l’écartèlement, tandis que la trahison domestique était punie du bûcher, châtiment qui fut encore infligé à Tyburn en 1726 à Catherine Hayes, qui avait assassiné son mari. D’après les lois de Christian V de Danemark, promulguées en 1683, les blasphémateurs étaient décapités après avoir eu la langue coupée. En I706 encore, au Hanovre, on brûla vif un pasteur nommé Zacharie Georg Flagge pour avoir fabriqué de la fausse monnaie. La pitié des modernes pour les criminels, pitié qui va jusqu’à la tendresse, est une chose de date très récente. Les législateurs d’autrefois se préoccupaient si peu, en général, de la souffrance humaine que les crimes consistant à couper la langue d’un homme ou à lui crever les yeux intentionnellement, n’ont été qualifiés de félonie en Angleterre qu’au XVe siècle, alors qu’à d’autres égards la loi criminelle était si sévère qu’on qualifiait encore de félonie, sous le règne d’Elizabeth, le vol d’un nid de faucons. Bien près de nous, en 1833, un enfant de neuf ans fut condamné à être pendu pour avoir brisé un carreau et volé pour quatre sous de couleurs. Je crois d’ailleurs avoir constaté qu’une aggravation sensible dans la cruauté des châtiments s’observe après le XIIIe siècle et j’incline à attribuer ce recul de la civilisation à l’influence exercée par l’Inquisition sur la jurisprudence criminelle en Europe.

Les peuples ainsi habitués au spectacle de la cruauté la plus sauvage regardaient en outre la propagation de l’hérésie non seulement comme un crime, mais comme le père de tous les crimes. L’hérésie, dit l’évêque Lucas de Tu y, justifie, par comparaison, l'infidélité des Juifs ; sa souillure purifie (toujours par comparaison) l'immonde folie de Mahomet ; son ignominie fait paraître chastes jusqu’à Sodome et Gomorrhe. Tout ce qu’il y a de pire dans un crime quelconque devient inoffensif en comparaison de la turpitude de l’hérésie. Moins déclamateur, mais également emphatique, Saint-Thomas d'Aquin démontre, avec sa logique impitoyable, que le crime d’hérésie sépare l'homme de Dieu plus que tous les autres crimes, que c’est donc le crime par excellence et celui qui doit être châtié le plus durement. Le clergé finit par devenir si sensible à la moindre ombre d’hérésie que, dans un sermon prononcé devant le concile de Constance. Etienne Palecz de Prague déclara qu’une croyance, catholique sur mille points et fausse sur un seul, devait être considérée comme hérétique. L'homme convaincu de la vérité d’une hérésie et qui travaillait à la propager passait pour un démon, cherchant à recruter des Ames pour les perdre avec la sienne, et aucun orthodoxe ne doutait qu’il ne fût l'instrument direct et efficace de Satan dans sa lutte éternelle contre Dieu. L’intensité de l’horreur ainsi éveillée ne peut être bien comprise que si l’on se rend compte de l’empire qu’exerçait sur les Ames l’effroyable eschatologie médiévale, avec ses menaces de supplices effroyables qui devaient durer toujours.

Nous avons déjà vu que l’Église avait hésité, qu’elle n’était pas arrivée d’emblée à la conception qui dominera au XIIIe siècle, et cela tend à prouver que l’idée de solidarité, de la responsabilité collective devant Dieu, ne suffit pas à expliquer, à elle seule, les excès de l’esprit de persécution. Assurément, la populace en subissait l'influence quand elle arrachait les sectaires des mains des prêtres pour les jeter au feu ; mais ces considérations avaient moins de prise sur le clergé lui-même. Si le clergé devint impitoyable, ce sont les progrès et l’obstination des hérétiques qui en furent cause. Le jour où l’on put craindre que l’Eglise de Dieu ne succombât devant les conventicules de Satan, peuples et pasteurs comprirent qu’il fallait se défendre comme dans une bataille contre les légions de l'Enfer. Dieu avait miraculeusement préparé l’Eglise à cette tâche. Elle avait acquis la suprématie sur les princes temporels et pouvait compter sur leur obéissance. Sa responsabilité s’était accrue en même temps que son pouvoir. Elle était responsable non pas seulement pour le présent, mais pour les âmes d’innombrables générations encore à naître. En comparaison des effroyables conséquences que sa mansuétude eût entraînées, qu’étaient donc les souffrances de quelques milliers de misérables endurcis qui, sourds aux sollicitations du repentir, allaient rejoindre leur maître le Diable quelques années avant le terme fixé ?

Nous devons nous souvenir aussi du caractère que le christianisme avait revêtu par le développement graduel de sa théologie. Les chefs politiques de l’Eglise savaient que Jésus avait dit : « Ne pensez point que je sois venu abolir la loi ou les prophètes ; je suis venu non pour abolir, mais pour accomplir[19]. » Ils savaient aussi par l’Écriture Sainte que Jéhovah se réjouissait de l’extermination de ses ennemis. Ils avaient lu comment Saül, le roi élu d’Israël, fut puni par Dieu pour avoir épargné Agag d’Amalek, et comment le prophète Samuel mit Agag en pièces devant l’Éternel[20] ; comment le massacre général des Cananéens idolâtres fut ordonné et exécuté sans aucune pitié ; comment Elie reçu ! l’ordre de tuer quatre-cent-cinquante prêtres de Baal, etc. Ils ne pouvaient pas concevoir que la clémence envers ceux qui reniaient la vraie foi pût être autre chose qu'un acte de désobéissance envers Dieu. A leurs yeux, Jéhovah était un Dieu qui ne pouvait être apaisé que par des victimes. La doctrine même de la Rédemption partait de l'idée que le genre humain ne pouvait être sauvé qu’au prix du plus horrible sacrifice que l’esprit pût concevoir, celui d’un des membres de la Sainte Trinité. Les Chrétiens adoraient un Dieu qui s’était soumis lui-même au plus douloureux et au plus humiliant des sacrifices et le salut des âmes dépendait, dans tout le monde chrétien, de la répétition quotidienne de ce sacrifice dans la messe. A des âmes façonnées par de telles croyances, il pouvait bien sembler que les châtiments les plus cruels infligés aux ennemis de l'Église de Dieu n’étaient rien en eux-mêmes et que le sang des victimes était une offrande acceptable pour celui qui avait ordonné de massacrer les Cananéens sans distinction d'âge ni de sexe.

Ces tendances avaient encore été exagérées parle développement de l’ascétisme. Toute l’hagiologie de l’Église enseignait que la vie d’ici-bas était chose méprisable, que le ciel devait être gagné par le dédain des plaisirs de l'existence, par la suppression de toutes les affections humaines. La macération et la mortification étaient les routes les plus sûres vers le Paradis et le péché devait être racheté par une pénitence librement consentie. Cette doctrine produisit deux effets. D’une part, les pratiques des zélateurs — chasteté, jeûne, solitude — conduisent tout droit à la folie, comme le prouvent les épidémies de possession diabolique et de suicide qui furent si fréquentes dans les établissements monastiques à règles sévères[21]. Sans affirmer qu’un homme comme Saint-Pierre Martyr fût fou. il est impossible de lire le récit de ses excès d’ascétisme — jeûnes, veilles, fustigations, etc. — sans reconnaître avec évidence les symptômes d'une intellectualité morbide qui devait faire de lui un dangereux maniaque lorsque ses sentiments étaient vivement surexcités par quelque question d’ordre religieux. D’autre part, les hommes qui domptaient ainsi leurs violentes liassions et faisaient taire, par des procédés aussi cruels, leur chair rebelle, n’étaient pas aptes à ressentir vivement les souffrances de ceux qui s'étaient abandonnés à Satan et qui pouvaient être sauvés des flammes éternelles en montant sur le bûcher. Si, par hasard, leurs cœurs étaient encore compatissants et souffraient au spectacle de l’agonie de leurs victimes, ils pouvaient bien considérer qu’ils faisaient œuvre d’ascètes et de pénitents en réprimant des émotions nées de l’humaine faiblesse. Aux yeux de tous, la vie n’était qu'un point dans l’éternité et tous les intérêts humains se réduisaient à rien, en comparaison du devoir impérieux de sauver le troupeau en empêchant les brebis infectées de communiquer leur mal. La charité même ne pouvait pas hésiter à recourir aux moyens extrêmes pour remplir la tâche de salut qui lui incombait.

La sincérité des hommes qui servaient d’instruments à l’Inquisition, leur conviction profonde qu’ils travaillaient pour la gloire de Dieu, sont attestées, entr’autres, par l’habitude qu'on avait [irise de les encourager par des dons d'indulgences, pareils à ceux que méritait un pèlerinage en Terre Sainte. En dehors de la joie du devoir accompli, c’était là le seul prix de leurs existences de travail et de fatigues et ils le considéraient comme suffisant.

D’autre part, si l’on veut avoir la preuve que la cruauté envers les hérétiques pouvait être associée, dans les mêmes âmes, a un amour infini pour les hommes, il suffit d’étudier la carrière d’un moine dominicain, Kra Giovanni Schio de Vicence. Profondément ému par la triste condition de l’Italie du Nord, que déchiraient des dissensions non seulement de ville à ville, de bourgeois à nobles, mais entre les membres des mêmes familles, les uns Guelfes, les autres Gibelins, il se voua entièrement à la mission d’apôtre de la paix. En 1233. à Bologne, son éloquence obtint des partis opposés qu’ils déposassent les armes et poussa des ennemis de la veille à se jurer le pardon réciproque des offenses dans un délire de joyeuse réconciliation. L’enthousiasme qu’il excita fut tel que les magistrats lui soumirent les statuts de la cité et autorisèrent à les réviser comme il l’entendrait. Son succès ne fut pas moindre à Padoue, Trévise, Feltre et Bellune. Les seigneurs de Camino, Romano, Conigliano, San Bonifacio, les républiques de Brescia, Vicence, Vérone et Mantoue firent de lui l’arbitre de leurs différends et le réviseur de leurs constitutions. Dans la plaine de Paquara, près de Vérone, il convoqua une grande assemblée des peuples lombards et cette multitude innombrable, entraînée par sa ferveur comme par une voix du ciel, proclama une pacification générale. Et cependant ce même homme, digne disciple du Grand Maître du divin amour, n’hésita pas, lorsqu’il exerçait le pouvoir à Vérone, à faire brûler sur la place publique soixante hommes et femmes des principales familles de la ville, qu'il avait condamnés comme hérétiques. Vingt ans après, nous le trouvons à la tête d’un contingent de Bologne dans la croisade prêchée par Alexandre I\ contre Ezzelin da Romano.

Etant donné l’état d’esprit des fanatiques, même des plus charitables et des plus aimants, on ne pouvait guère plus leur commander d’avoir pitié des souffrances des hérétiques que de celles de Satan et de ses démons se débattant dans les tourments sans fin de l’enfer. Si un Dieu juste et tout puissant tirait une vengeance atroce de celles de ses créatures qui l’avaient offensé, ce n’était pas à l’homme de mettre en doute l’équité divine, mais il devait humblement suivre l’exemple de son Créateur et se réjouir quand l’occasion s’offrait à lui de l’imiter. Les moralistes austères de celle époque considéraient que c’était un devoir pour un chrétien de trouver plaisir il contempler les angoisses du pêcheur. Grégoire le Grand, cinq siècles auparavant, avait soutenu que le bonheur des élus dans le ciel ne serait pas parfait s’ils n’étaient pas en mesure de porter leurs regards à travers l’abime et de jouir de l'agonie de leurs frères dévorés par le feu éternel. Celle conception de la béatitude des élus était populaire et l’Église ne permit point qu’on l’oubliât. Pierre Lombard, dont les Sentences publiées vers le milieu du XIIe siècle furent considérées comme la plus haute autorité dans les écoles, cite Saint-Grégoire avec approbation et insiste sur le bonheur que doit causer aux élus l’ineffable misère des damnés. Même la mystique tendresse de Bona- venture ne l’empêche pas de faire écho à cette effroyable explosion de haine. A une époque où tous les hommes pensants étaient élevés dans des sentiments pareils et où ils se faisaient, à leur tour, un devoir de les répandre dans le peuple, on conçoit aisément qu'aucun sentiment de pitié pour les victimes ne pût détourner même les plus charitables des plus cruelles rigueurs de la justice. L’extermination sans scrupule des hérétiques était une œuvre qui ne pouvait que réjouir les âmes droites, soit qu’elles en restassent simplement spectatrices, soit que leur conscience ou leur situation leur imposât les devoirs plus élevés de la persécution agissante. Si, malgré cela, quelque hésitation se faisait jour, la théologie scolastique y mettait bientôt fin en démontrant que la persécution était une œuvre de charité, éminemment profitable à ceux qu’elle atteignait (1).

Il est vrai que tous les papes n’était pas semblables à Innocent III, ni tous les inquisiteurs à Fra Giovanni. Des motifs égoïstes et intéressés ont sans cesse été en jeu, là comme dans toutes les affaires humaines, et les actes des meilleurs eux- mêmes ont sans doute été inspirés, consciemment ou non, par l’orgueil et l’ambition autant que par le sentiment du devoir envers Dieu et les hommes. Il ne faut pas oublier, en effet, que la révolte religieuse menaçait les biens temporels de l’Église et les privilèges de ses membres ; la résistance opposée, à toute innovation s’explique, du moins en partie, par le désir de conserver ces avantages. Quelque égoïste et vulgaire qu’ait pu être ce désir, il faut bien se rappeler qu’au XIIIe siècle la puissance et la richesse de la hiérarchie ecclésiastique étaient depuis longtemps reconnues par le droit public de l’Europe. Les chefs de l’Église devaient considérer comme un devoir sacré le maintien des droits dont ils-avaient hérité, contre d’audacieux ennemis dont les doctrines tendaient à renverser ce qu'ils considéraient comme la base de l'ordre social. Malgré la sympathie que nous pouvons éprouver pour l’horrible martyre des Vaudois et des Cathares, nous devons nous dire que le traitement qu'ils subirent était inévitable ; nous devons, en bonne justice, plaindre l’aveuglement clés persécuteurs autant que les souffrances des persécutés.

Nous ne pouvons pas négliger non plus un motif plus bas et plus sordide encore, qui stimula l’activité de l'Inquisition et fut l’aiguillon le plus efficace du fanatisme : je veux, parler des confiscations, qui constituaient partout une des peines régulières de l’hérésie. C’est un sujet sur lequel nous reviendrons avec détail dans un chapitre ultérieur de ce volume et dont l’exposé, à cette place, nous entraînerait trop loin.

L’homme est rarement conséquent jusqu'au bout dans l’application de ses principes, et les persécuteurs du XIIIe siècle firent à l’humanité et au bon sens une concession qui parut fatale à la théorie dont ils prétendaient s'inspirer. Ils auraient dû, en effet, pour la justifier complètement, poursuivre leur prosélytisme impitoyable parmi tous les non-chrétiens que la fortune soumettait à leur pouvoir. Or, les infidèles qui n’avaient jamais été initiés à la foi, tels que les Juifs et les Sarra/.ins, ne furent pas contraints à embrasser le christianisme. Leurs enfants eux-mêmes ne devaient pas être baptisés sans le consentement de leurs parents, car cela paraissait contraire à la justice naturelle, autant que périlleux pour la pureté de la foi.

Assurément, l’on perdit souvent de vue ce principe au cours de persécutions exercées contre les Juifs, par exemple lors des massacres de 1391, où des milliers d’Israélites eurent à choisir entre le baptême et la mort. Il est vrai aussi que, par une nouvelle inconséquence, ces conversions forcées, comme nous le verrons plus loin, étaient censées amener les victimes sous la juridiction de l’Église, laquelle pouvait seulement s’exercer sur ceux qui avaient été unis à elle par le sacrement du baptême.

 

 

 



[1] Saint Paul, Épître aux Galates, VI, 1, 2.

[2] Saint Paul, Épître I à Timothée, II, 4, 5.

[3] Saint Paul, Épître I à Timothée, I, 7.

[4] Saint Paul, Épître II à Timothée, II, 23.

[5] Saint Jacques, Épître, I, 27.

[6] Saint Paul, Épître aux Galates, I, 8.

[7] Saint Paul, Épître I à Timothée, I, 20.

[8] Comme plus tard les Cathares, on prétendait les reconnaître à leur pâleur.

[9] Saint Martin ne pouvait guère prévoir que le jour viendrait où un pape citerait le meurtre de Priscillien comme un exemple à suivre dans le cas de Luther ; malgré l’excommunication de Maximus par Saint Ambroise, le même pape n’hésita pas à le nommer parmi les veteres ac pii imperatores. (Epist. Adriani PP. VI, nov. 15, 1522, ap. Luther, Opr. T. II, fol. 538 a). — La publication par Schepss des traités de Priscillien (Priscilliani quæ superunt, Vienne, 1880) semble prouver que sa prétendue hérésie n’était qu’une invention calomnieuse de ses ennemis Ithacius et Idacius, et que son exécution est d'autant plus abominable qu'elle n’était en rien justifiée. Mais Priscillien atteste lui-même l’impitoyable acrimonie des querelles théologiques d’alors ; car, dans sa défense, il accuse Ithacius de magie, de sorcellerie et déclare qu’il devrait être mis à mort {Ibid. p. 24).

[10] Saint Paul, Épître aux Romains, XIII, 4.

[11] Il est vrai que Bracton (De leg. Angliæ, lib. III, tract, II, cap. 9, 2) et Horne (Mirror of justice, cap. I, 4, cap. II, 22, cap. IV, 14) décrivent fous les deux le châtiment du bûcher infligé à l’apostasie, l’hérésie et la sorcellerie ; le premier fait même allusion à un cas où un clerc qui embrassa le judaïsme fut brûlé par un concile à Oxford ; mais cette pénalité n'avait pas de place régulière dans la loi commune et n’y figurait que sous l'influence des jurisconsultes, épris de la juridiction romaine, qui voulaient compléter leur travail en assimilant la trahison commise envers Dieu à la trahison à l’égard du souverain. Le silence de Britton (chap. VIII) et de la Fleta (lib. I, cap. 21) prouve que la question n’avait pas d’importance pratique.

[12] [M. Seeck a justement observé que la cruauté de la loi pénale, dans les derniers temps de l’Empire, est due à l'influence et à l'infiltration continuelle des Barbares dans le monde gréco-romain. La peine du feu existait chez les Gaulois et chez les Germains. — Trad.]

[13] Évangile de Saint Jean, XV, 6.

[14] Le devoir des princes et de tous les fonctionnaires d’exterminer l’hérésie, sous peine de forfaiture et de poursuite pour hérésie, est exposé avec précision dans la Summa de casibus conscientiæ (lib. II, Tit. LVIII, Art. 4) d’Actisanus, dont l’ouvrage, écrit en 1317, resta la plus haute autorité en l’espèce jusqu’à la Reforme. — Le traité De principum Regimine, bien qu’il ne soit pas entièrement de Saint Thomas d’Aquin, expose avec autorité la théorie des ecclésiastiques touchant les devoirs du gouvernement temporel. Voir Poale, Illustration of the II story of Medieval Thought, p. 240.

[15] Un écrivain du xui° siècle a présenté la même thèse avec plus de force encore que J. de Maistre : « Notre pape, dit-il, ne tue pas et ne commande pas qu'un homme soit tué ; mais la loi tue ceux que le pape permet de tuer, et ils se tuent eux-mêmes, puis qu’ils font des choses pour lesquelles ils doivent être tués. » (Gregor. Fanons. Disput. Cathol. et Patar, a p. Martène, Thés. V. 1741). — Il y a plus de vérité historique dans ce qu’écrivait, en 1782, un dominicain fanatique. Après avoir cité Deutéronome, XIII, 6-10, il déclare que le commandement de tuer sans pitié tous ceux qui détournent les fidèles de la vraie religion est presque littéralement la loi de la Sainte Inquisition ; puis il prouve, par les témoignages de l'Ecriture, que le feu est la grande joie de Dieu et le vrai moyen de purifier le froment en détruisant l'ivraie (Lob und Ehrenrede auf die heilige Inquisition, Vienne, 1782, p. 19-21). — L’appel à la clémence, devenu plus tard une vile hypocrisie, fut inauguré de bonne foi par Innocent III dans le cas de clercs coupables de faux qui avaient été dégradés et livrés aux tribunaux séculiers. — C. 27, Extr. V, 40.

[16] S. Ravmundi, Summæ, lib. i, tit. V, 2, 4, 8 ; tit. VI, 1. — Telle continua à être la doctrine de l’Église. Zanghino Ugolini comprend, dans son énumération des hérésies, la négligence d’observer les Décrétales papales, qui constitue un mépris apparent du pouvoir des clefs (Tract, de Hæret. c II). Cet ouvrage autorisé fut imprimé à Rome en 1568 aux frais de Pie V, avec un commentaire du cardinal Campeggi, et fut réimprimé avec des additions par Simancas en 1573. Mes renvois se rapportent à une copie du XVe siècle, conservée à la Bibliothèque Nationale, fonds latin, 12532.

[17] Pour les arguments pour et contre, voir Estevan de Avila, De censuris ecclesiasticis, Lyon, 1809, p. 37-40. Quand un excommunié mort doit être absous, il nous dit qu'il est inutile d'exhumer ses restes pour les flageller, parce qu’il suffit de fouetter la tombe !

[18] M. John Fisque a fait valoir le contraste entre l’esprit militaire et l’esprit industriel et mis en lumière la théorie de la responsabilité collective dans son admirable ouvrage Excursion of an Evolutinnist, Essays VIII et IX. — La théorie de la solidarité est clairement exprimée dans cette remarque de Zanghino : « Quia ia in omnes fert injuriam quod in divinant religionem committatur. » {Tract. de Hæres., c. XI).

[19] Évangile de Matthieu, V, 17.

[20] Samuel, XV, 32.

[21] Gallon, Inquiries into human faculty, p. 66-68. — Cæs. Heisterb. Dial. Mirac. dist. IV. Dès le IVe siècle, on observa que la tendance à l'ascétisme exerçait une influence fâcheuse sur les esprits ; Saint Jérôme eut le bon sens de remarquer que certains cas de ce genre réclamaient un médecin plutôt qu’un prêtre (Hieron. Epist. CXXV, c. 16).