HISTOIRE DE L'INQUISITION AU MOYEN-ÂGE

TOME PREMIER — ORIGINES ET PROCÉDURE DE L’INQUISITION

 

CHAPITRE IV. — LES CROISADES ALBIGEOISES.

 

 

L’Église, à la fin du XIIe siècle, admettait qu’elle était responsable des périls de sa situation, que les progrès alarmants de l’hérésie étaient tout au moins encouragés par la négligence et la corruption de son clergé. Dans son discours d’ouverture au grand concile de Latran, Innocent III n'hésita pas à faire aux Pères assemblés la déclaration suivante : « La corruption du peuple a sa source principale dans le clergé. C’est de là que viennent les maux du christianisme : la foi s’éteint, la religion s’efface, la liberté est enchaînée, la justice est foulée aux pieds, les hérétiques se multiplient, les schismatiques s’enhardissent, les incrédules se fortifient, les Sarrasins sont vainqueurs. » Après la vaine tentative faite par ce concile pour frapper le mal à sa racine, Honorius III, avouant son insuccès, répétait les assertions d’Innocent. C’était là une vérité que personne n’osait contester. Cependant, en 1201, lorsque les légats qu’Innocent avait envoyés chez les Albigeois appelèrent son intervention contre des prélats qu’ils n’avaient pu faire rentrer dans l’ordre, dont les mœurs infâmes étaient un scandale pour les fidèles et un argument irrésistible dans la bouche des hérétiques, Innocent leur enjoignit sèchement de s’occuper de leur mission et de ne lias s'en laisser détourner par des affaires moins importantes. Celte réponse indique clairement la politique de l’Église. Même le courage d’un Innocent reculait devant la tâche de nettoyer les écuries d’Augias ; il semblait plus facile d’écraser la révolte par le fer et par le feu.

Nous avons vu avec quelle promptitude et quelle suite dans les idées Innocent entreprit de supprimer l'hérésie en Italie ; au-delà des Alpes, il ne se montra ni moins actif, ni moins énergique, et il faut lui rendre cette justice qu'il chercha toujours à procéder équitablement, à ne pas confondre les innocents avec les coupables. Depuis longtemps, le Nivernais était connu comme une des régions les plus profondément infectées. Nous avons déjà relaté les troubles suscités à Vézelay en 1167 par le Catharisme et la sévère répression qui avait mis fin aux manifestations de l’hérésie sans en détruire les germes. Vers la fin du siècle, l’évêque Hugues d'Auxerre mérita le surnom de marteau des hérétiques par l’énergie et le succès qui marquèrent ses persécutions ; et bien qu’il fût également célèbre pour son avidité, son mépris du droit, la tyrannie qu'il exerçait dans son diocèse et son ardeur à ruiner ceux dont il avait à se plaindre, son zèle pour la foi sembla couvrir la multitude de ses méfaits. Il avait à peine besoin des exhortations qu’Innocent lui adressa en 1204 pour l’exciter à débarrasser son diocèse de l’hérésie. Par un usage impitoyable des mesures de confiscation, par l’exil et le bûcher, il fit tout en son pouvoir pour exterminer l’hérésie ; mais le mal était profond et reparaissait sans cesse. Le principal auteur de la propagande était un anachorète nommé Jerric, qui vivait dans un souterrain près de Corbigny ; grâce aux efforts de Foulques de Neuilly, on finit par l’y surprendre et l’v brûler. Mais ce n’était pas seulement parmi les pauvres et les humbles que le Catharisme faisait des recrues. En 1199, le doyen de Nevers et l’abbé de Saint-Martin de Nevers firent appel à Innocent pour se plaindre d'être persécutés ; la réponse du pape montre à la fois son désir de leur donner toute facilité pour se défendre et la complication de la procédure ecclésiastique à celte époque. En 1201, l’évêque Hugues fut plus heureux avec un coupable d’égale importance, le chevalier Éverard de Châteauneuf, auquel le comte Hervey de Nevers avait confié la gestion de ses domaines. Le légat Octavien réunit à Paris un concile, comprenant nombre d’évêques et de théologiens, pour juger Éverard ; il fut condamné, principalement sur le témoignage de l’évêque Hugues lui-même, livré au bras séculier et brûlé vif. On lui avait cependant accordé un délai pour rendre compte de sa gestion au comte Hervey. Son neveu, Thierry, hérétique endurci également, se réfugia à Toulouse où, cinq ans après, nous le trouvons évêque des Albigeois, qui étaient heureux d’avoir pour complices un noble français. La Charité était un centre d’hérésie particulièrement actif dans le Nivernais. De 1202 à 1208, nous voyons les citoyens de cette ville en appeler souvent à Innocent ; parce que la justice pontificale passait pour plus indulgente que celle des tribunaux du pays ; les décisions du pape témoignent, en effet, d’un louable effort pour empêcher l’injustice. Mais tout cela fut inutile et La Charité fut une des premières villes où il parut nécessaire, en 1233, d’envoyer un inquisiteur. A Troyes, en 1200, huit Cathares, dont trois femmes, furent brûlés vifs ; on en brûla d’autres à Braisne, en 1204, parmi lesquels le plus célèbre peintre qui fût alors en France, Nicolas.

En 1199, un autre danger menaça l’Église de Metz, où des sectaires vaudois furent trouvés en possession de la traduction française du Nouveau Testament, du Psautier, du Livre de Job et d’autres parties de l’Écriture, qu’ils étudiaient avec ardeur et refusaient de remettre aux prêtres dos paroisses ; ils poussaient la hardiesse jusqu’à affirmer qu’ils connaissaient l’Écriture Sainte mieux que leurs pasteurs et qu’ils avaient le droit de chercher une consolation dans cette lecture. Le cas était embarrassant, car l’Église n’avait pas encore interdit formellement au peuple la lecture de la Bible et ces pauvres gens n’étaient accusés d’aucune hérésie précise. On s’adressa à Innocent. Le pape répondit qu’il n’y avait rien de blâmable dans le désir de comprendre l'Ecriture, mais que la profondeur de ces écrits était telle que les plus savants étaient souvent incapables de la sonder ; par conséquent, cette lecture dépassait de beaucoup l'intelligence des simples. Le peuple de Metz était exhorté à renoncer à une prétention condamnable et â rendre à ses pasteurs le respect qui leur était du. Cet avis était accompagné d’une menace très claire pour le cas où il ne serait pas suivi. Comme les Messins n’en continuaient pas moins à lire la Bible, l’abbé de Cîteaux et deux autres ecclésiastiques furent envoyés à Metz pour mettre un terme à cet état de choses. La preuve qu’ils ne réussirent guère, c’est qu’en 1230 un hérétique brûlé à Reims possédait une traduction française de la Bible et qu’en 1231 les hérétiques de Trêves en possédaient des versions allemandes.

Ce qui préoccupait naturellement le plus la cour de Borne était l’existence, dans le midi de la France, d’une vraie citadelle de l’hérésie. Raymond VI de Toulouse venait, au mois de janvier 1195, de succéder h son père, â l’âge de 38 ans. Il était le plus puissant feudataire de la monarchie et presqu’aussi indépendant qu’un souverain. La possession du duché de Narbonne lui conférait la dignité de premier pair laïque de France. II était également suzerain, avec une autorité plus ou moins directe, du marquisat de Provence, du comtal Venaissin, des comtés de Saint-Gilles, Foix, Comminges et Rodez, ainsi que de l’Albigeois, du Vivarais, du Gévaudan, du Velay, du Rouergue, du Quercy et de l’Agenois. Même en Italie, il était célèbre comme le comte le plus puissant de l’Europe, ayant lui-même quatorze comtes parmi ses vassaux, et les troubadours assuraient qu’il était l’égal des empereurs :

Car il val tan qu'en la soa valor

Auri' assatz ad un emperador.

Même après le sacrifice de la majeure partie des domaines de sa maison, son fils, Raymond Vil, à la cour splendide qu’il tint à Noël en |24i, conféra à deux cents nobles les insignes de la Chevalerie. Par ses alliances matrimoniales ; Raymond VII était étroitement lié aux maisons royales de Castille, d’Aragon, de Navarre, de France et d’Angleterre. Il épousa, en quatrième noces (1196), Jeanne d’Angleterre, afin d’obtenir un traité favorable avec son frère Richard et se débarrassa ainsi de l’hostilité d’un homme de guerre redoutable qui, en qualité de duc d’Aquitaine, avait beaucoup inquiété son père. Mais ce traité avec Richard offensa Philippe-Auguste, ce qui eut plus tard de tristes conséquences pour Raymond. Presqu’à la même époque, il fut délivré d'un autre ennemi héréditaire par la mort d’Alphonse Il d’Aragon, dont les vastes domaines et les prétentions plus grandes encore dans la France méridionale avaient parfois menacé la maison de Toulouse d'une ruine complète. Avec le successeur d’Alphonse, Pierre II, Raymond entretint les relations les plus amicales, cimentées encore, en 1200, par son mariage avec la sœur de Pierre, Eléanor, et, en 1205, par les fiançailles de son jeune fils Raymond VII avec la tille encore toute jeune du roi d’Aragon. Philippe-Auguste, lors de son avènement, lui témoigna une amitié qui semblait un gage de plus de paix et de prospérité pour son règne.

Ainsi assuré contre des agressions du dehors, Raymond se souciait peu de l’excommunication qui avait été fulminée contre lui en 1193 par Célestin III, à la suite d'une atteinte portée aux droits de l’abbaye de Saint-Gilles. Innocent III leva cette excommunication, mais non sans avertir sévèrement le prince qui eut le tort de ne point faire cas de cet avis. Bien qu’il ne fût pas hérétique lui-même, son indifférence à l’égard des questions religieuses le rendait tolérant envers l’hérésie de ses sujets. La plupart de ses barons étaient, les uns hérétiques, les autres favorablement disposés envers une croyance qui, eu repoussant les prétentions de l’Église, permettaient de la spolier ou du moins de s'affranchir de ses exigences. Les mêmes motifs agissaient sans doute sur Raymond. Quand, en 1195, le concile de Montpellier lança l’anathème contre tous les princes qui négligeraient d’appliquer les canons de Latran contre les hérétiques et les mercenaires, il n’y fit pas la moindre attention. En vérité, il eut fallu à Raymond une dose peu commune de fanatisme religieux pour qu’il consentit à provoquer ses vassaux, à dévaster ses propres domaines et à encourir les agressions de voisins qui le guettaient, le tout pour rétablir l’unité religieuse et rendre ses sujets plus obéissants à une Église connue seulement par sa rapacité et sa corruption. La tolérance avait régné pendant près d’une génération ; le pays jouissait de la paix après une longue suite de guerres et la prudence la plus élémentaire conseillait au prince de marcher dans la voie que son père avait tracée. Entouré d’une des cours les plus gaies et les plus cultivées de l’Europe, aimant les femmes, protégeant les poètes, un peu irrésolu dans ses desseins, adoré d’ailleurs de ses sujets, rien ne pouvait lui sembler plus absurde que l’impitoyable persécution que Rome représentait comme le premier de ses devoirs.

La condition de l’Église sur les domaines de Raymond était bien propre à exciter l’indignation d’un pape comme Innocent III. Un chroniqueur nous assure que, sur plusieurs milliers d’habitants, on ne trouvait qu’un petit nombre de catholiques ; et bien qu’il y ait là sans doute de l’exagération, on a pu voir, dans le chapitre précédent, avec quelle rapidité s’était développée l’hérésie. L’état de l’évêché de Toulouse suffit à montrer quel discrédit pesait alors sur l’Église et combien ses intérêts temporels avaient souffert de la ruine de son prestige spirituel. L’évêque Fulcrand, qui mourut en 1200, vivait, faute de pouvoir faire autrement, dans un état de pauvreté tout apostolique. Ses dîmes avaient été confisquées par les seigneurs et les monastères ; les prêtres de paroisse avaient mis la main sur ses prémices ; les quelques revenus qui lui restaient provenaient d’un petit nombre de fermes et du four banal sur lequel il percevait des droits féodaux. Dans sa misère, il commença un procès contre son propre chapitre, afin d’obtenir le revenu d’une seule prébende qui lui permit de vivre. Quand il visitait ses paroisses, il était obligé de demander une escorte aux seigneurs des pays qu’il traversait. Après la mort de Fulcrand, sa place, quelque peu enviable qu’elle parût, fut l'objet d'une contestation scandaleuse qui se termina à l’avantage de Raymond de Rabastens, archidiacre d’Agen. Cet évêque, plus pauvre encore que son prédécesseur, recourut, pour augmenter ses revenus, aux procédés de simonie ; mais une fois qu’il eût vendu ou mis en gage tout ce qui restait au siège épiscopal de Toulouse, pour payer les frais d’un procès avec l’un de ses vassaux. Raymond de Beaupuy, on le déposa de sa dignité avec une rente de trente livres toulousains, juste assez pour le soustraire à la mendicité, et on le pourvut, pour toute compagnie, d’une méchante servante. Son successeur, Foulques de Marseille, troubadour distingué qui avait renoncé au monde et était devenu abbé de Florèges, racontait que, lorsqu’il prit possession de l’évêché,' il était obligé de donner à boire à ses mules, parce qu’il n’avait personne pour les conduire à l'abreuvoir voisin de la Garonne. Ce Foulques, alors si misérable, était un homme d’un tempérament ardent et vindicatif, qui devait un jour porter à travers son diocèse le fer et le feu[1].

Le mal augmentait continuellement et l’on pouvait prévoir le moment où l’Eglise romaine aurait perdu complètement les provinces méditerranéennes de la France. Il faut dire cependant, à l’éloge des hérétiques, que l’esprit de persécution leur était tout à fait étranger. Assurément, la rapacité des seigneurs dépouillait rapidement les ecclésiastiques de leurs biens et de leurs revenus ; ceux qui mettaient ainsi la main sur les propriétés de l’Eglise n’éprouvaient guère de scrupule à spolier des moines paresseux et des prêtres mondains dont le nombre, du reste, allait sans cesse en diminuant ; mais les Cathares, bien que se considérant comme l’Église de l’avenir, ne paraissent jamais avoir songé à étendre par la force leur domaine spirituel. Satisfaits d’opérer des conversions et de prêcher au peuple, ils vivaient en parfaite amitié avec leurs voisins orthodoxes. Aux veux de l’Église, cet état de choses était intolérable. Elle a toujours considéré qu’un pouvoir civil, en tolérant les autres croyances, persécute la sienne. Par la loi même de son existence, elle ne peut admettre de partage avec personne dans le gouvernement des Ames. Cette fois, le cas était plus grave encore, car la tolérance dont elle se plaignait risquait d’entraîner sa ruine, de sorte qu’elle se voyait contrainte à prendre les mesures les plus rigoureuses, non seulement en vertu des devoirs qu’elle s’attribuait, mais d’un instinct naturel de conservation.

Innocent, consacré le 22 février 1198, écrivit dès le 1er avril à l’archevêque d’Auch pour déplorer les progrès de l’hérésie et le danger de son triomphe qu’il entrevoyait. Ordre fut donné à ce prélat et à ses frères d’user, avec la plus grande rigueur, des censures ecclésiastiques et d’invoquer, en cas de besoin, l’intervention des princes et du peuple. Non seulement les hérétiques doivent être punis, mais il faut sévir contre ceux qui entretiennent où sont suspects d’entretenir des relations avec eux. Evidemment, les prélats ne pouvaient répondre A ces exhortations que par l’aveu de leur impuissance. Innocent s’y attendait et se lutta de prendre l’initiative. Le 21 avril, il envoya en France deux commissaires, Rainier et (lui, munis de lettres adressées aux prélats, aux princes, aux seigneurs et A tout le peuple. Ceux-ci devaient, aux termes de ces lettres, prendre immédiatement toutes les mesures utiles pour détourner de l’Eglise les périls dont la menaçait l'accroissement des Cathares et des Vaudois, qui corrompaient le peuple par des œuvres simulées de charité et de justice. Les hérétiques qui ne voudront pas revenir à la foi doivent être bannis et dépouillés de leurs biens ; si les autorités temporelles refusent de procéder à ces exécutions ou montrent quelque négligence, elles doivent être frappées d’interdit ; en revanche, si elles se font obéissantes, on les récompensera par l’octroi des indulgences promises pour un pèlerinage à Rome ou à Saint-Jacques de Compostelle. Tous ceux qui sont en relation avec les hérétiques doivent être punis comme eux. — C'est seulement six mois plus tard que Ramier lut autorisé par le pape à tarir la source du mal en réformant les églises et en y rétablissant la discipline ; évidemment, c’est de la répression que le pape voulait s'occuper d’abord.

Au mois de juillet 1109, les pouvoirs de Rainier furent encore accrus et il reçut le titre de légat, grâce auquel il devait être obéi et respecté à l’égal du pape lui-même. Guillaume, seigneur de Montpellier, demanda, sur ces entrefaites, qu’on lui envoyât un légat pour l’aider â supprimer l’hérésie. Rien que Guillaume fût un bon catholique, cette manifestation de son zèle était due â une tout autre cause : il voulait obtenir la légitimation des enfants qu’il avait eus d’une seconde femme, sans que son divorce avec la première eût été légal. Innocent refusa le marché et le zèle de Guillaume se refroidit. Vers la même époque, le légat montra des velléités de réforme en dénonçant deux coupables très haut placés, les archevêques de Narbonne et d’Auch, dont l’immoralité et la négligence avaient réduit l’Eglise de leurs provinces à une condition déplorable ; mais comme la procédure dura dix ou douze ans avant que les coupables pussent être éloignés de leurs sièges, il ne pouvait être question de rien qui ressemblât â une réforme générale.

On peut même dire que pendant quelques temps du moins, les efforts intermittents pour purifier l’Église ne firent qu’aggraver la situation ; car les prélats, furieux de voir tant d’autorité aux mains des représentants directs de Rome, refusaient de s’associer énergiquement à la campagne contre l’hérésie. On put craindre un instant de les voir faire cause commune avec les hérétiques contre le Saint Siège, afin de se protéger eux- mêmes et leur clergé contre ses envahissements.

Rainier tomba malade pendant l’été de 1202. Il fut remplacé par Pierre de Castelnau et Raoul, moines cisterciens de Font- froide, qui, au prix de peines infinies et en menaçant la ville de la vengeance royale, réussirent à arracher aux magistrats de Toulouse le serment d’abjurer l’hérésie et d’expulser les hérétiques ; en retour, ils juraient que les immunités et les libertés de la ville ne subiraient aucune atteinte. A peine étaient-ils partis que les Toulousains oublièrent leurs promesses. Encouragés par ce qu’ils croyaient être un succès, les moines essayèrent d’obtenir le même engagement du comte Raymond. Us y réussirent, mais dans des conditions qui montrent bien la difficulté de leur tâche. Quand ils demandèrent à l’archevêque de Narbonne de les accompagner auprès du comte de Toulouse, ce prélat ne se contenta pas de refuser : il leur dénia toute assistance et c’est à grand peine qu’ils obtinrent de lui des chevaux pour le voyagé. L’évêque de Béziers, sollicité également, refusa de les accompagner. Ils lui demandèrent de convoquer les consuls de Béziers afin qu'ils abjurassent l'hérésie et jurassent de défendre l’Église ; l’évêque n’en fit rien, créa même des difficultés particulières aux envoyés du pape, et bien qu’il eût finalement promis d’excommunier les magistrats pour cause de contumace, il se garda d’en rien faire. Et cependant, l’hérésie était tellement florissante à Béziers que le vicomte dut autoriser des chanoines à fortifier l’église de Saint-Pierre de peur que les hérétiques ne s’en emparassent de force ! L’évêque de Béziers était probablement effrayé par la mésaventure arrivée à son voisin, Bérenger, évêque de Carcassonne, qui, ayant menacé son troupeau des rigueurs ecclésiastiques, fut chassé de la ville et mis en quarantaine une grosse amende ayant été édictée contre ceux qui entretiendraient des rapports avec lui.

L’audace des hérétiques défiait les efforts d'Innocent. Esclarmonde, sœur du puissant comte de Foix, fut hérétiquée, en compagnie de cinq autres dames de haute naissance, dans une assemblée publique de Cathares à laquelle assistaient beaucoup de nobles et de chevaliers. On remarqua que le comte fut le seul à ne point donner aux ministres le salut à la mode des hérétiques dit vénération. Pierre le Catholique d’Aragon présida un grand débat public à Carcassonne, où les légats et plusieurs docteurs hérétiques argumentèrent sans résultat. La situation paraissait si désespérée qu’il fallait, disait Innocent, un nouveau déluge pour purifier le pays et le préparer à l’avènement d’une race nouvelle.

Décidé à tenter un violent effort, le pape nomma légat en chef l’ « abbé des abbés », Arnaud de Cîteaux, supérieur du grand ordre des Cisterciens, homme énergique, implacable, plein de zèle pour la cause de l’orthodoxie et doué d’une rare persévérance. A la fin de mai 1201, Innocent conféra des pouvoirs extraordinaires à une commission composée d’Arnaud et des moines de Fontfroide. Les prélats des provinces infectées étaient l’objet de réprimandes sévères et recevaient l’ordre d’obéir en toutes choses aux légats, sous peine de s’attirer la colère du Saint-Siège. Partout où existaient des hérétiques, les légats étaient autorisés « à détruire tout ce qui devait être détruit, à planter tout ce qui devait être planté. » D’un seul coup, l’indépendance des églises locales était confisquée : Rome proclamait la dictature. Reconnaissant, d’ailleurs, combien les censures ecclésiastiques étaient devenues impuissantes, Innocent ne songeait plus qu’à employer la force. D’après les instructions données aux légats, tout hérétique impénitent devait être livré au liras séculier, sa personne proscrite, ses biens confisqués ; en outre, on devait offrir à Philippe-Auguste et à son fils Louis Cœur-de- Lion, s’ils voulaient travailler à supprimer l'hérésie, rémission entière de leurs péchés, comme s’ils avaient entrepris une croisade en Terre Sainte. Les mêmes promesses étaient faites à tous les seigneurs ; même les classes turbulentes de la population étaient incitées par la double perspective d’un pillage abondant et d’une complète absolution. En effet, par une clause spéciale, les légats étaient autorisés à remettre toutes les peines spirituelles qu’entraînaient les violences contre les personnes, à ceux qui commettraient de pareils actes en persécutant les hérétiques. Innocent écrivit en même temps il Philippe-Auguste, l’exhortant à tirer l’épée pour tuer les loups qui ravageaient le troupeau du Seigneur. S’il ne pouvait pas aller lui-même, eh bien ! qu’il envoyât son fils ou quelque chef expérimenté ; mais qu’il consentit à exercer le pouvoir qu’il avait reçu à cet effet du ciel. Le pape lui reconnaissait le droit de saisir et d’ajouter à ses domaines les possessions de tous les nobles qui refuseraient de lui prêter leur concours dans la lutte engagée contre l'hérésie.

Innocent avait joué sa dernière carte — et il l'avait perdue. Moins que jamais, les prélats, dépouillés de toute autorité, n’étaient disposés à seconder les légats. Philippe-Auguste restait insensible aux avantages spirituels et temporels dont on essayait de le leurrer. Il avait déjà eu le bénéfice d’une indulgence pour une croisade en Terre Sainte et n’avait probablement pas trouvé que le résultat fût à la hauteur de ses sacrifices ; en revanche, ses récentes acquisitions en Normandie, en Anjou, en Poitou et en Aquitaine, faites aux dépens du roi Jean d’Angleterre, exigeaient toute son attention et pouvaient être mises en danger s’il se créait de nouvelles inimitiés en tentant de nouvelles conquêtes. Il s’abstint donc de répondre à l’appel du pape.

Pierre de Castelnau avait perdu courage et suppliait qu'on lui permit de rentrer dans son abbaye ; le pape refusa, assurant Pierre que Dieu le récompenserait suivant ses efforts et non suivant ses succès. Un second appel adressé à Philippe-Auguste, en février 1205, resta également sans effet. Au mois de juin suivant, Innocent se tourna vers Pierre d'Aragon, lui concédant tous les territoires qu’il pourrait acquérir sur les hérétiques ; un an après, il lui promit également les biens de ceux-ci. Le seul résultat de ces négociations,' fut que Pierre s’empara du château d’Escure, qui appartenait à la papauté, mais avait été occupé par les Cathares. Il est vrai que la face des choses parut se modifier à Toulouse, où l’on exhuma les ossements de quelques hommes convaincus d’hérésie ; mais cette petite victoire fut promptement annulée par la municipalité. Celle-ci adopta une loi prohibant d’intenter des procès à des morts qui n’avaient pas été accusés de leur vivant, à moins qu’ils n’eussent été hérétiques sur leur lit de mort.

Un jour, dans une dispute où les docteurs cathares eurent, comme d’ordinaire, le dessous, l’évêque Foulques de Toulouse demanda à Pons de Rodelle, chevalier connu pour sa sagesse et son orthodoxie, pourquoi il ne chassait pas de ses domaines ceux qui étaient manifestement dans l’erreur. « Comment le ferions-nous ? répondit le chevalier ; nous avons été élevés avec eux, nous avons des parents parmi eux et nous les voyons vivre honnêtement. » Le zèle dogmatique était impuissant à transformer d'aussi bons sentiments en haine féroce et nous croyons volontiers le moine de Vaux-Cernay lorsqu’il nous dit que les seigneurs du pays protégeaient presque tous les hérétiques, les aimaient sincèrement et les défendaient contre Dieu et contre l’Église.

Tout paraissait perdu lorsqu'un évènement imprévu vint réveiller le zèle et les espérances des orthodoxes. En 1206, vers le milieu de l’été, les trois légats se rencontrèrent à Montpellier et décidèrent d'abandonner leur tâche. Le hasard voulut qu’un prélat espagnol, Diego de Azevedo, évêque d'Osma, arrivât alors à Montpellier en revenant de Rome. Il y avait vainement supplié Innocent de lui permettre de renoncer à son évêché pour consacrer le reste de sa vie à la prédication parmi les infidèles. Apprenant la décision des légats, il fit effort pour les en faire revenir ; il leur donna l’idée de renvoyer leurs magnifiques escortes et la pompe mondaine dont ils s’entouraient, pour aller vers le peuple pieds nus et pauvres comme les apôtres. Les légats finirent par accepter, mais demandèrent qu’une personne autorisée leur donnât l’exemple. Diego s’offrit. Il renvoya ses serviteurs, ne gardant auprès de lui que son sous-prieur Domingo de Guzman, qui avait déjà, sur le chemin d’Osma à Rome, converti un hérétique à Toulouse. Arnaud revint à Cîteaux pour tenir un chapitre général de l’Ordre et recruter des missionnaires, tandis que les deux autres légats, avec Diego et Dominique, commençaient leur nouvelle campagne à Caraman. Là, pendant huit jours, ils disputèrent avec les hérésiarques Beaudouin et Thierry — nous avons vu que ce dernier avait été chassé quelques années auparavant du Nivernais. — On nous assure qu’ils réussirent à convertir tout le has peuple, mais que le seigneur du château ne voulut point accorder l’expulsion des deux docteurs cathares.

L’automne et l’hiver furent occupés par des colloques du même genre. Au début du printemps de 1207, Arnaud avait tenu son chapitre et recruté pour son œuvre de nombreux volontaires, entr’autres une douzaine d’abbés. Ils descendirent en bateau la Saône jusqu’au Rhône et se rendirent, sans chevaux et sans escorte, sur le théâtre de leur activité. Là, ils se séparèrent en groupes de deux ou trois et se mirent à prêcher pieds nus dans les villes et les villages. Pendant trois mois, ils errèrent ainsi, comme de véritables évangélistes, trouvant sur leur chemin des milliers d’hérétiques et peu de fidèles. Les conversions furent rares et eurent surtout pour résultat d’exciter les missionnaires hérétiques à renouveler leurs efforts. La douceur et la tolérance des Cathares sont attestées d'une manière formelle par le fait qu’aucun des moines envoyés par le pape ne courut de véritable danger. C’étaient cependant des hommes qui venaient d’invoquer l’appui des plus puissants souverains de la chrétienté en leur demandant d’exterminer les Cathares par le fer et par le feu. De temps en temps, les moines eurent à se plaindre d’une insulte, mais jamais ils ne furent menacés de violence, excepté peut-être Pierre de Castelnau qui, à Béziers, parait avoir excité une aversion particulière. Malgré les pouvoirs extraordinaires dont ils étaient investis, les légats furent obligés de s’adresser à Innocent afin de pouvoir conférer le droit de prêcher en public à ceux qu’ils en jugeraient dignes. Cela montre avec quel soin jaloux l’Église d’alors entendait restreindre le privilège de la prédication. Mais la réponse favorable faite par le pape au légat fut un des événements les plus importants du siècle, car elle donna l'impulsion au mouvement d’où le grand ordre de Saint Dominique devait sortir.

Pierre de Castelnau quitta ses collègues et alla visiter la Provence pour y rétablir la paix parmi les nobles, dans l'espoir de les unir en vue de l’expulsion des hérétiques. Raymond de Toulouse ayant refusé de déposer les armes, le moine intrépide l’excommunia et mit l’interdit sur ses domaines. Il finit par lui reprocher en face et dans les termes les plus amers les parjures et autres méfaits dont il s’était rendu coupable. Raymond subit ces reproches avec patience, tandis que Pierre s’adressait à Innocent pour obtenir confirmation de sa sentence. A cette époque, Raymond était devenu l'objet de toute la haine des papistes, qui lui reprochaient de ne point persécuter ses sujets hérétiques malgré les serments répétés par lesquels il s’y était engagé. Bien qu’il restât orthodoxe en apparence, on l’accusait d’être secrètement gagné à l'hérésie ; on disait qu’il se faisait toujours accompagner par certains Parfaits, vêtus comme des hommes ordinaires, et qu’il y avait dans ses bagages un Nouveau Testament, afin qu’il put être hérétique en cas de mort soudaine. Raymond, ajoutait-on, avait déclaré qu’il aimerait mieux subir le sort d’un pauvre estropié hérétique qui vivait dans la misère à Castres, que d’être roi ou empereur orthodoxe ; qu’il savait bien qu’on finirait par le déposséder à cause des Bonshommes, mais qu’il était prêt à souffrir pour eux jusqu’à la peine capitale. Tous ces bruits et bien d’autres encore, accompagnés de récits exagérés sur les débauches du comte, étaient répandus par le zèle des moines afin de le rendre odieux ; mais il n’est nullement prouvé que son indifférence religieuse se soit jamais laissée entraîner vers l’hérésie, ni que la mission des légats ait jamais été entravée par sa volonté. Ces derniers étaient libres de ramener les hérétiques par la persuasion ; ce qu’ils ne pardonnaient pas à Raymond, c’était son refus de mettre, pour leur complaire, le pays qu’il gouvernait à feu et à sang.

Innocent se hâta de confirmer la sentence du légat par une lettre adressée à Raymond le 29 mai 1207. Cette lettre était 1 expression passionnée des haines qui s’étaient accumulées contre le comte au cours de longues années dépensées en inutiles efforts. Le pape le menaçait de la vengeance de Dieu dans ce inonde et dans l’autre. L'excommunication et l’interdit ne pourraient être levés avant que complète satisfaction eût été obtenue ; si les choses tardaient à s’arranger, Raymond serait privé de certains territoires qu’il tenait de l’Église et, si cela ne suffisait pas, les princes chrétiens seraient appelés par le pape à se partager ses domaines, afin qu’ils pussent être délivrés pour toujours de l’hérésie. Les considérations que le pape faisait valoir pour justifier des mesures aussi graves n’étaient que la répétition d’anciens griefs ; la condition dont ii se plaignait était si bien, depuis deux générations, l’état normal du Languedoc, qu’on pouvait presque considérer cette tolérance comme faisant partie du droit public du pays. Innocent reprochait encore à Raymond d’avoir continué à guerroyer alors que les légats lui ordonnaient de conclure la paix ; d'avoir refusé de suspendre les opérations aux jours de fête ; de n’avoir pas tenu le serment prêté par lui de débarrasser son pays des hérétiques ; d’avoir insulté la religion chrétienne en confiant des fonctions publiques à des Juifs ; d’avoir dépouillé l'Eglise et maltraité certains évêques ; d’avoir continué à employer des bandes de mercenaires et d’avoir augmenté les péages. On peut supposer que ce long réquisitoire comprend toutes les accusations qu’il était, dans une mesure quelconque, possible de formuler et de prouver.

Le pape attendit quelque temps les effets de ses menaces et des efforts de ses missionnaires. Ces effets furent nuls. A la vérité, Raymond fit la paix avec les nobles de Provence et l’excommunication lancée contre lui fut levée ; mais il continua à paraître très indifférent aux questions religieuses, tandis que les abbés cisterciens, découragés par l’obstination des hérétiques, quittaient successivement la partie et se retiraient dans leurs monastères. Le légal Raoul mourut ; Arnaud de Cîteaux fut appelé ailleurs par des affaires importantes ; l’évêque Azevedo mourut également au moment où il se disposait à retourner en Espagne. Mais Azevedo avait laissé en France l’ardent Dominique, qui s’occupait à réunir autour de lui quelques hommes zélés, noyau de l’Ordre futur des Prêcheurs, et Pierre de Castelnau resta pour représenter Rome jusqu’à ce que Raoul eût été remplacé par l’évêque de Conserans.

Tous les remèdes ayant été essayés en vain, excepté l’appel à la violence, Innocent recourut à ce dernier moyen avec toute l’énergie du désespoir. Pour gagner Philippe-Auguste, il se montra indulgent au sujet des complications d’ordre conjugal provoquées par Ingeburge de Danemark et Agnès de Méranie. En outre, il s'adressa aux fidèles de toute la France et envoya des missives particulières aux seigneurs les plus puissants. Ces lettres, expédiées le 17 novembre 1207, représentaient sur un ton pathétique les progrès de l’hérésie, l’insuccès de tous les efforts tentés pour ramener les hérétiques à la raison, pour les effrayer par des menaces ou pour les gagner par de douces paroles. Il ne restait plus que l'appel aux armes ; tous ceux qui y répondraient étaient assurés des mêmes indulgences que s’ils entreprenaient une croisade en Palestine. L’Église prenait sous sa protection les domaines de ceux qui combattraient pour elle et leur abandonnait d’avance les terres des hérétiques. Tous les créanciers des nouveaux croisés étaient tenus de différer leurs réclamations, sans pouvoir exiger d’intérêts supplémentaires, et les clercs qui prendraient les armes étaient autorisés à engager leurs revenus pour deux ans à l’avance.

Cet appel passionné n’eut pas de meilleur résultat que les précédents. Innocent venait d’exciter pendant des années l’ardeur guerrière de l’Europe en faveur du royaume latin de Constantinople, et cette ardeur paraissait épuisée pour quelque temps. Philippe-Auguste répondit froidement que ses relations avec l’Angleterre ne lui permettaient pas de laisser diviser ses forces, mais que, si on pouvait lui assurer une trêve de deux ans, il ne s’opposerait pas à ce que ses barons entreprissent une croisade et qu’il était prêt à y subvenir pendant un an par un don quotidien de cinquante livres.

Les choses en étaient là lorsqu’un événement inattendu vint soudain en modifier l’aspect. Le meurtre du légat Pierre de Castelnau fit courir un frisson d’horreur à travers la chrétienté, comme, trente-huit ans auparavant, l’assassinat de Pocket. Les récits de ce tragique épisode sont si Contradictoires qu’il est impossible aujourd’hui d’en rétablir les détails. Nous savons que Pierre avait vivement froissé Raymond par l’amertume de son langage ; que le comte, effrayé du danger dont le menaçait le nouvel appel à une croisade, avait invité les légats à une entrevue à Saint-Gilles, promettant d’avance de se comporter en fils soumis de l’Église ; que des difficultés s’élevèrent au cours de la conférence, les exigences des légats dépassant ce que Raymond était prêt à leur concéder. Suivant la version provençale de la catastrophe, Pierre s’engagea dans une dispute religieuse très aigre avec un des gentilshommes de la cour, qui tira son poignard et le tua ; le comte fut extrêmement affligé de ce déplorable événement et en aurait promptement fait justice si le meurtrier n’avait pas trouvé moyen de s’échapper et de se cacher chez des amis à Beaucaire. Une tout autre version fut portée en hâte à Rome par les évêques de Conserans et de Toulouse, désireux d’enflammer la colère d'Innocent contre Raymond. A les en croire, après de longues et infructueuses délibérations, les légats auraient annoncé leur intention de se retirer ; alors le comte les aurait menacés de mort, ajoutant qu’il les poursuivrait sur terre et sur eau. L’abbé de Saint- tulles et les citoyens, impuissants à apaiser la colère du comte, fournirent une escorte aux légats qui purent atteindre le Rhône et passèrent la nuit sur les bords du fleuve. Le lendemain matin, 16 janvier 1208, comme ils se disposaient à le traverser, deux étrangers s’approchèrent des légats et l’un d’eux passa sa lance à travers le corps de Pierre qui, se tournant vers son assassin, s’écria : « Puisse Dieu le pardonner comme je te pardonne ! » Raymond, loin de punir le criminel, l'avait protégé et récompensé, au point de l’admettre à sa table. On ajoutait que Pierre, mort en martyr, se serait certainement révélé en opérant des miracles, si l’incrédulité du peuple ne l’en avait empêché. Ceci n'est guère fait pour confirmer la tradition papale. Il est bien possible qu’un prince fier et puissant, exaspéré par des reproches et des menaces sans fin, ait laissé échapper quelque expression de colère, qu’un serviteur trop zélé se sera hâté de traduire en acte, et il est certain que Raymond n’est jamais parvenu à se laver entièrement du soupçon de complicité ; mais, d’autre part, il ne manque pas d’indices attestant qu’Innocent lui-même n’a pas toujours cru â la culpabilité du comte.

Ce crime donnait à l’Église un réel avantage, dont Innocent se hâta de tirer le plus grand parti. Le 10 mars, il adressa des lettres à tous les prélats des provinces infectées, ordonnant que dans toutes les Églises, aux dimanches et jours de fête, les meurtriers et leurs protecteurs, y compris Raymond, fussent excommuniés « avec cloche, livre et cierge » et que tout endroit souillé de leur présence fut déclaré interdit. Tous les vassaux de Raymond étaient déliés de leurs serments et ses domaines étaient abandonnés à tout catholique qui voudrait s’y établir. S’il sollicitait son pardon, le premier témoignage de son repentir devrait être l'extermination des hérétiques. Les mêmes lettres furent adressées à Philippe-Auguste et à ses principaux barons ; le pape les suppliait éloquemment de prendre la croix pour le salut de l’Église ; des commissaires étaient envoyés pour négocier et imposer une trêve de deux ans entre la France et l’Angleterre ; enfin, aucun effort n'était négligé pour transformer en zèle sanguinaire l’horreur qu’avait justement éveillée le meurtre sacrilège du légat.

Arnaud de Cîteaux se bêta de convoquer un chapitre général de son Ordre, où l’on décida à l’unanimité de prêcher la croisade ; bientôt, des multitudes de moines travaillèrent à enflammer les passions du peuple, offrant le salut éternel aux croisés futurs dans toutes les églises et sur toutes les places publiques de l’Europe.

Ainsi éclata l’incendie qui avait couvé pendant si longtemps. Pour apprécier la violence de ces ébullitions populaires au Moyen-Age, nous devons nous rappeler combien les peuples de ce temps-là étaient accessibles aux émotions contagieuses et aux enthousiasmes dont notre siècle n’a plus gardé que le sou venir. Pendant que l’on prêchait cette croisade, certaines villes et bourgades d’Allemagne se remplirent de femmes qui, faute de pouvoir satisfaire leur ardeur religieuse en prenant la croix, se déshabillaient et couraient toutes nues par les rues et par les routes. Un symptôme plus éloquent encore de la maladie mentale de cette époque, fut la Croisade des Enfants, qui désola des milliers de demeures. Sur de vastes étendues de territoire, on vit des foules d’enfants se mettre en marche, sans chefs ni guides, pour aller à la recherche de la Terre Sainte ; quand on leur demandait ce qu’ils voulaient faire, ils répondaient simplement qu’ils allaient à Jérusalem. En vain les parents enfermaient leurs enfants sous clef ; ils s’échappaient et disparaissaient. Le petit nombre de ceux qui revinrent ne purent donner aucune explication du désir frénétique qui les avait emportés.

Il ne faut pas non plus perdre de vue les raisons d’un ordre moins élevé qui entraînaient sous les bannières des Croisés des misérables qui cherchaient le pillage et la débauche, ou qui désiraient s’assurer l’immunité que la qualité de Croisé leur conférait. Nous en trouvons, un exemple dans le cas d’un coquin qui prit la croix pour ne pas payer une dette contractée à la foire de Lille et qui était sur le point d’échapper ainsi quand il fut arrêté et livré à son créancier. Pour cette atteinte portée à l'immunité promise par le pape, l'archevêque de Reims excommunia la comtesse Mathilde de Flandre et mit tout le pays en interdit afin d’imposer la libération du mauvais payeur, Gui, comte d’Auvergne, avait commis un crime impardonnable en jetant en prison son frère, l’évêque de Clermont ; excommunié de cc chef, il obtint absolution complète dès qu'il manifesta l’intention de se joindre à l’Armée du Seigneur. On devine, sans qu’il soit nécessaire d’insister, de quelles recrues une pareille armée était appelée à se grossir.

D’autres motifs encore contribuaient à rendre la Croisade populaire. Il y avait, entre le nord et le midi de la France, un antagonisme de race accru par la jalousie des gens du Nord et le désir de compléter la conquête franque, si souvent commencée et toujours interrompue. Les avantages spirituels étaient les mêmes que pour une expédition en Terre Sainte, infiniment plus coûteuse et plus périlleuse : jamais le Paradis n'avait été à si bon marché. Toutes ces circonstances rendaient certaine la réussite de l’expédition. Il est plus que douteux que Philippe-Auguste y ait contribué directement ; mais il laissa ses barons tout à fait libres de servir, tout en profitant des circonstances pour régler l’affaire de son divorce. L’état menaçant de ses relations avec le roi Jean et l’empereur Othon fut le prétexte qu’il invoqua pour ne point intervenir personnellement. Cependant il avertit le pape que les territoires de Raymond ne pourraient être confisqués par personne avant qu’il n’eût été condamné pour hérésie, ce qui n’avait pas encore eu lieu, et que, lorsque la condamnation aurait été prononcée, ce serait an suzerain, et non au Saint-Siège, qu'il appartiendrait de proclamer la peine. Cela était tout à fait d’accord avec la loi existante, car on n’avait pas encore introduit dans la jurisprudence européenne le principe que la suspicion d’hérésie annulait tous les droits, principe que le cas de Raymond contribua beaucoup à établir, car l’Église le dépouilla sans procès de tous ses domaines et décida ensuite qu’il en était déchu ; le roi ne put qu’acquiescer. Mais ceux que l’Église appelait alors à prendre la croix n’étaient pas gens à sc laisser arrêter par des scrupules légaux. Ce furent d’abord quelques-uns des plus grands seigneurs du temps, le duc de Bourgogne, les comtes de Nevers, de Saint-Pol, d’Auxerre, de Montfort, de Genève, de Poitiers, de Forez, avec de nombreux évêques. Plus tard arrivèrent de forts contingents d’Allemagne, sous les ordres des ducs d’Autriche et de Saxe, des comtes de Bar, de Juliers et de Berg. Des recrues vinrent de Brème comme de Lombardie ; on nous parle même de seigneurs slavons qui quittèrent le foyer primitif du Catharisme pour aller le combattre sur le théâtre de son dernier développement. Il y avait en abondance des espérances de salut pour je s’croyants, de gloire chevaleresque pour les belliqueux, de butin pour tout le monde ; et l’armée de la Croix, recrutée parmi la chevalerie et parmi l’écume de l’Europe, promettait de trancher définitivement la querelle, qui, depuis trois générations, défiait tous les efforts de l’orthodoxie (1).

Pendant que l’orage s’amassait, Raymond essayait de le conjurer. Reconnaissant la gravité de la situation que le meurtre du légat lui avait faite, il était prêt, pour conserver ses dignités, à sacrifier son honneur et ses sujets. Il se hâta d’aller trouver son oncle Philippe-Auguste, qui le reçut amicalement et lui conseilla de se soumettre, mais lui défendit d’invoquer l’intervention de l’empereur Othon. Raymond, qui était vassal de l'empereur pour ses terres au-delà du Rhône, passa outre à la défense du roi. C’était une grande faute, car il n’obtint rien d’Othon et indisposa Philippe. A son retour, apprenant qu’Arnaud allait tenir un concile à Aubenas, il s’y rendit en toute hâte avec son neveu, le jeune Raymond Roger, vicomte de Béziers, et s’efforça de prouver son innocence et de conclure la paix. On refusa froidement de l’écouter et on lui dit de s’adresser à Rome. Le vicomte de Béziers conseillait la résistance ; mais le courage de Raymond n’était pas à la hauteur des circonstances. Oncle et neveu se prirent de querelle ; le jeune homme commença la guerre contre Raymond, tandis que ce dernier envoyait des ambassadeurs à Rome pour demander les conditions de la paix et solliciter l’envoi de nouveaux légats, les anciens étant trop mal disposés pour lui. Innocent exigea que, pour attester sa bonne foi, il remit aux mains de l’Église ses sept forteresses les plus importantes ; après quoi on consentirait à l’écouter et, s'il prouvait son innocence, à l’absoudre. Raymond accepta ces conditions et fit le meilleur accueil à Milo et à Théodisius, les nouveaux représentants de l’Eglise ; ceux-ci, en retour, le traitèrent avec tant d’amitié apparente que lorsque Milo vint à mourir à Arles, le comte fut très affligé et crut qu’il avait perdu un protecteur. Il ignorait que les légats avaient reçu des instructions secrètes d’Innocent, portant qu’ils devaient amuser Raymond par de belles promesses, le détacher des hérétiques et ensuite, quand les croisés auraient eu raison des Cathares, le traiter comme ils le jugeraient convenable.

Raymond fut complètement trompé par cette politique déloyale et cruelle. Les sept châteaux furent remis à Théodisius, ce qui rendait assez difficile toute résistance ultérieure ; les consuls d’Avignon, de Nîmes et de Saint-Gilles jurèrent de refuser obéissance au cas où le comte ne se soumettrait pas sans-réserve aux ordres futurs du pape ; puis il se réconcilia avec l'Église au prix de la cérémonie la plus humiliante. Le nouveau légat, Milo, accompagné d’une vingtaine d’archevêques et d’évêques, se rendit à Saint-Gilles, théâtre du crime présumé, et là, le 18 juin 1209, ils se placèrent devant le portail de l’Église. Nu jusqu’à la ceinture, Raymond comparut devant eux en pénitent et jura sur les reliques de Saint-Gilles d’obéir à l’Eglise en toutes choses. Alors le légat, prenant une étole, la plaça autour de son cou comme une hart et le fit entrer dans l’Eglise. Pendant tout le trajet, on le frappait de verges sur le dos et les épaules. Arrivé à l’autel, il fut déclaré absous. La foule, assemblée pour assister à la dégradation du comte, était si grande qu’il fut impossible de revenir en arrière pour sortir par la porte. On fit descendre Raymond dans la crypte où était enseveli Pierre de Castelnau, dont l’âme, nous dit-on, eut la satisfaction d’assister à l’humiliation de son ennemi, conduit les épaules en sang le long de sa tombe...

Au point de vue de la théologie, les conditions mises à l'absolution de Raymond n’étaient pas excessives, bien que l’Eglise sut parfaitement qu'il ne pouvait pas les remplir. Il s'engageait à extirper l’hérésie, à renvoyer tous les Juifs qui occupaient des fonctions publiques et à licencier ses mercenaires ; il devait restituer aux églises les biens dont elles avaient été dépouillées, assurer la sécurité des routes, abolir les péages arbitraires et observer strictement la Trêve de Dieu.

Tout ce que Raymond avait gagné au prix de tant de sacrifices était le privilège de se joindre à la croisade et d'assister à la conquête de son pays. Quatre jours après son absolution, il reçut, solennellement la croix des mains du légal Milo et prononça le serment que voici : «Au nom de Dieu, moi, Raymond, duc de Narbonne, comte de Toulouse et marquis de Provence, je jure, la main sur les Évangiles, que lorsque les princes croisés arriveront sur mes domaines, je leur obéirai en toutes choses, non seulement en ce qui touche leur sécurité, mais sur tous les points où ils croiront devoir donner des ordres pour leur bien et pour celui de leur armée ». A la vérité, au mois de juillet 1201), Innocent, fidèle à sa politique de duplicité, écrivit à Raymond pour le féliciter de sa soumission et lui promettre qu'il en dériverait des avantages spirituels et temporels ; mais le même courrier portait une lettre à Milo l’exhortant à continuer comme il avait commencé et le légat, entendant dire peu de temps après que le comte était parti pour Rome, informa son maître en le priant de ne pas gâter le jeu. « Quant au comte de Toulouse, écrivait-il, cet ennemi de toute vérité et de toute justice, s’il est allé vous trouver pour obtenir restitution des châteaux qu’il m’a livrés, comme il se vante de pouvoir le faire, ne vous laissez pas émouvoir par ses propos, habiles seulement à la médisance, mais laites que de jour en jour, comme il le mérite, il sente plus lourdement la main de l’Église. Après m’avoir donné au moins quinze têtes comme gages de son serment, il a déjà commis un parjure. Par là il a manifestement perdu ses droits sur Melgueil, ainsi que sur les sept forteresses que je détiens. Elles sont d’ailleurs si redoutables qu’avec l'assistance des barons et du peuple, qui sont dévoués à l’Église, il nous sera facile, à nous qui les occupons, de le chasser du pays qu’il a souillé par sa vilenie ». Le fourbe qui écrivait cette lettre était, dans l’opinion de Raymond, son ami dévoué et son protecteur.

L’effet de la haine de Milo se fit promptement sentir. L'absolution, qui avait coûté si cher à Raymond, lui fut retirée ; une fois de plus, on l’excommunia, on jeta l’interdit sur ses domaines, sous prétexte que pendant les soixante jours où il avait fait campagne avec les Croisés, il n’avait pas accompli la tâche impossible d’expulser tous les hérétiques ! La ville de Toulouse lut frappée d’un anathème spécial pour n’avoir pas livré aux Croisés tous ceux de ses citoyens qui étaient hérétiques. Il est vrai qu’un peu plus tard on accorda, à Raymond un nouveau délai, jusqu’à la Toussaint, pour s’acquitter de toutes ses obligations ; mais il était évidemment condamné d’avance et seule sa ruine totale pouvait satisfaire les implacables légats.

Cependant les Croisés s’étaient assemblés en tel nombre que jamais, nous dit avec joie l'abbé de Liteaux, une pareille armée n’avait été réunie dans le monde chrétien ; on parle, peut être sans trop d'exagération, de 20.000 cavaliers et de plus de 200.000 fantassins, comprenant les vilains et les paysans, mais sans compter deux contingents auxiliaires qui arrivaient de l’Ouest. Les légats avaient été autorisés à lever sur les ecclésiastiques du royaume toutes les sommes qu’ils jugeraient nécessaires et d’en assurer le paiement sous menace d’excommunication. Les revenus des laïques étaient* également soumis à l'arbitraire des légats, avec cette réserve qu’ils ne devaient pas être contraints à payer sans l’assentiment de leurs seigneurs. Disposant ainsi de toutes les richesses de la France, auxquelles venait s’ajouter l’inépuisable trésor des indulgences, ils pouvaient facilement entretenir l’armée composite qui, lors de son entrée en campagne, fut adjurée en ces termes par le vicaire de Dieu : « En avant, vaillants soldats du Christ ! Courez à la rencontre des précurseurs de l’Antéchrist et renversez les ministres du Vieux Serpent ! Peut-être avez-vous jusqu’à présent combattu pour une gloire passagère ; combattez maintenant pour la gloire éternelle. Vous avez combattu pour le monde ; combattez maintenant pour Dieu ! Nous ne vous exhortons pas à rendre ce grand service à Dieu dans l’espérance d’une récompense terrestre, mais pour gagner le royaume du Christ, que nous vous promettons en toute confiance ! »[2]

Les Croisés, enflammés par ces paroles, se réunirent à Lyon vers le 24 juin 1209 ; et Raymond se dirigea aussitôt vers cette ville, pour compléter sa honte en servant de guide aux envahisseurs. Comme gage de sa bonne foi, il leur avait offert son propre fils. Raymond fut reçu amicalement ii Valence ; puis, sous le commandement suprême du légat Arnaud, il conduisit les Croisés contre son neveu, le vicomte de Béziers. Celui-ci, après avoir vainement offert sa soumission au légat, qui la refusa, s’était hâté de mettre ses forteresses en état de défense et de lever des troupes pour tenir tête à l’invasion.

Il faut observer que celte guerre, religieuse à l’origine, prenait déjà le caractère d’une guerre nationale. La soumission de Raymond et l'offre de soumission du vicomte de Béziers avaient privé l’Eglise de tout prétexte plausible pour les hostilités ultérieures ; mais les hommes du Nord étaient impatients de compléter la conquête commencée sept siècles auparavant par Clovis, et les hommes du Midi, catholiques aussi bien qu’hérétiques, étaient unanimement décidés à résister, malgré les nombreux gages que les seigneurs et les villes avaient consenti à donner dès le début. Il n’est pas question de dissensions religieuses parmi ceux qui défendaient leur pays et l'on ne parle que rarement de secours apportés aux Croisés par les orthodoxes, alors que ceux-ci auraient pu saluer les envahisseurs comme des libérateurs qui venaient les affranchir de la domination des Cathares. C’est que, d’une part, le Catharisme n’avait jamais été tyrannique, et que, de l'autre, le midi de la France offrait à cette époque l’exemple presque unique au moyen Age d’un pays où régnait la tolérance et où l’instinct de solidarité ethnique était plus développé que le fanatisme religieux. Ainsi s’explique le dégoût qu'inspiraient aux sujets de Raymond la pusillanimité de leur comte ; ils l’exhortaient sans cesse à la résistance et lui témoignèrent, ainsi qu’à son fils, une fidélité à toute épreuve qui dura jusqu’à l'extinction de la maison de Toulouse.

Raymond Roger de Béziers avait fortifié sa capitale ; puis, au grand découragement du peuple, il se mit à l’abri dans la forteresse plus sûre de Carcassonne. Réginald, évêque de Béziers, était avec les Croisés, et quand ils arrivèrent devant la ville, il se fit autoriser Par le légat à lui offrir toute immunité si elle voulait livrer ou expulser les hérétiques dont il possédait la liste. Mais quand l’évêque entra dans la ville et fit cette proposition aux principaux habitants, elle fut repoussée à l’unanimité. Catholiques et Cathares étaient trop bons concitoyens pour se trahir les uns les autres. Ils préféraient, répondirent-ils, se défendre jusqu’à la dernière extrémité, fussent-ils contraints de manger leurs enfants. Cette déclaration inattendue remplit le légat d’une telle fureur qu’il jura de détruire la ville par le fer et le feu, de n’épargner ni l'âge ni le sexe et de ne laisser pierre sur pierre. Tandis que les chefs de l’armée délibéraient en vue d’une attaque prochaine, une toute d’individus qui suivaient le camp— dépourvus d’armes, à ce qu’assurent les légats, mais inspirés de Dieu — s’élancèrent vers les murs et les emportèrent, à l’insu de leurs chefs et sans avoir reçu d'ordres. L’armée suivit et le serment du légat fut accompli par un massacre presque sans pareil dans l'histoire de l’Europe. Depuis les enfants au berceau jusqu’aux vieillards, pas un être vivant ne fut épargne. Sept mille hommes, dit-on, furent massacrés dans l’église de Marie-Madeleine où ils s’étaient réfugiés pour chercher asile. Les légats eux-mêmes estimèrent à près de vingt mille le nombre des morts, alors que des chroniqueurs moins dignes de foi donnent un chiffre quatre ou cinq fois supérieur. Un contemporain, fervent Cistercien, nous apprend qu’on demanda au légat Arnaud si les catholiques devaient être épargnés. Le représentant du pape craignit que des hérétiques pussent échapper en se disant orthodoxes et fit cette réponse sauvage : « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ![3] » Dans le carnage et le pillage qui marquèrent cette horrible journée de juillet, la ville fut incendiée et le soleil se coucha sur une niasse de ruines fumantes et de cadavres noircis—holocauste à une divinité de pardon et d'amour que les Cathares avaient de bonnes raisons pour considérer comme le Principe du Mal.

Aux yeux des orthodoxes, toute cette affaire était une preuve évidente de la protection que Dieu accordait à leurs armes. D’ailleurs, il ne manquait pas d’autres miracles pour les confirmer dans cette opinion. Bien qu’ils eussent stupidement détruit tous les moulins aux alentours, le pain fut toujours abondant et à bon marché dans leur camp ; — trente pains se vendaient un denier. On observa encore, pendant toute la campagne, et l’on nota comme un encouragement du ciel, que jamais ni vautour, ni corbeau, ni aucun autre oiseau ne vola au-dessus de l’armée.

Les petites troupes de Croisés, dans leur marche pour rejoindre le corps principal, n’avaient pas été moins favorisées par les circonstances. L’une d’elles, commandée par le vicomte de Tu- renne et par Gui d’Auvergne, avait pris, après un court siège, le château presque inexpugnable de Chasseneuil. La garnison avait conclu une convention et pu sortir en liberté, mais les habitants furent laissés à la merci des vainqueurs. On leur donna le choix entre la conversion et le bûcher. Comme ils persévéraient dans leurs erreurs, on les brûla tous, exemple qui fut généralement suivi dans cette campagne. Une autre troupe, commandée par l’évêque de Puy, avait rançonné Caussade et Saint-Antonin ; on lui reprochait de trop aimer l’argent et d’épargner mal à propos la vie des hérétiques. Le pays était dans un état de terreur tel que lorsqu’un fugitif arriva au château de Villemur, annonçant que les Croisés approchaient et traiteraient cette place comme les autres, les habitants l’abandonnèrent pendant la nuit, après y avoir eux-mêmes mis le feu. D’innombrables forteresses se rendirent sans coup férir ou furent trouvées vides, bien qu’on y eût accumulé des provisions et des moyens de défense. Une contrée montagneuse, hérissée de châteaux forts, qu’on aurait pu facilement défendre pendant des années, fut occupée au bout de doux mois de campagne. La ville populeuse de Narbonne adopta, pour se sauver, des lois extrêmement sévères contre l'hérésie, leva une somme considérable pour apaiser les Croisés et donna en gage un certain nombre de châteaux.

Sans s’attarder sur les ruines de Béziers, les Croisés, toujours sous la conduite de Raymond, se dirigèrent rapidement vers Carcassonne, place considérée comme imprenable, où Raymond Roger s’était décidé à les attendre. Neuf jours seulement après le sac de Béziers, les Croisés arrivèrent devant Carcassonne et en commencèrent le siège. Le faubourg extérieur, qui était à peine défendable, fut emporté et brûlé après une résistance désespérée. Le second faubourg, qui était bien fortifié, ne fut évacué et brûlé par les assiégés qu’après une longue lutte, où, de part et d’autre, toutes les ressources de l’art de la guerre furent mises enjeu. Restait la ville elle-même, dont il semblait bien difficile d’avoir raison. Suivant une légende, Charlemagne l’avait vainement assiégée pendant sept ans et ne s’en était emparé que par un miracle. On offrit de traiter avec le vicomte ; il pouvait s’éloigner avec onze personnes de son choix, à la condition que la ville et ses habitants fussent abandonnés à la discrétion des Croisés. Le vicomte refusa cette offre avec une virile indignation. Mais la situation devenait intenable ; la ville était encombrée de réfugiés venus de la contrée voisine ; l’été avait été sec et, comme la provision d’eau était épuisée, une épidémie s’était déclarée qui faisait tous les jours de nombreuses victimes. Très désireux d’obtenir une paix honorable, Raymond Roger se laissa attirer dans le camp ennemi, où il fut traîtreusement retenu captif ; peu de jours après, il mourait — de dysenterie affirmait-on, bien que d’autres bruits aient couru sur cette fin opportune. Privés de leur chef, les habitants perdirent courage ; pour éviter la destruction totale de la ville, ils firent l’abandon de tons leurs biens et furent autorisés à partir sans autres bagages que leurs péchés — les hommes en pantalon et les femmes en chemise. La ville fut occupée sans résistance. Cette fois, il n’est question d'aucune enquête sur la religion des vaincus et l'on ne songea pas à brûler un seul hérétique[4].

Le siège de Carcassonne nous met en présence, pour la première fois, de deux hommes dont nous aurons beaucoup à nous occuper par la suite, Pierre II d'Aragon et Simon de Montfort. Ils représentent d’une manière si typique les éléments opposés dans ce grand conflit que nous croyons devoir nous arrêter un instant pour considérer ces deux puissantes natures.

Pierre était le suzerain de Béziers, uni au jeune vicomte par les liens d’une amitié étroite. Bien qu’il eût refusé de lui venir en aide, il se lutta, dès qu’il apprit le sac de Béziers, de se rendre à Carcassonne, afin d’offrir sa médiation en faveur de son vassal. Ses efforts furent inutiles ; mais, dès lors, il ne devait plus se désintéresser des événements.

Dans toute l’Europe, Pierre était considéré comme le modèle des chevaliers du Midi. De stature héroïque, passé maître dans tous les arts de la chevalerie, il était sans cesse au premier rang dans les batailles ; lors de l’effrayante journée de Las Navas de Tolosa, qui brisa en Espagne la puissance des Maures, ce fut lui qui, de tant de rois et de seigneurs, fut unanimement jugé le plus vaillant. Aussi galant que brave, il passait pour très licencieux même à cette époque de morale facile. Il était libéral jusqu’à la prodigalité, épris des pompes et des spectacles, plein de courtoisie envers tous et magnanime envers ses ennemis. Connue son père Alphonse II, il était troubadour et ses chansons étaient d’autant plus applaudies qu’il patronnait généreusement les autres poètes, ses rivaux. En outre, son zèle religieux était si ardent qu’il se glorifiait du surnom de El catolico. Il manifesta ce zèle non seulement par le féroce édit contre les Vaudois, dont il a été question dans un chapitre précédent, mais par un acte extraordinaire de dévotion envers le Saint-Siège. En 108J, son ancêtre, Sanche 1er, avait placé le royaume d'Aragon sous la protection spéciale des papes, de qui ses successeurs devaient le recevoir à leur avènement et à qui ils devaient payer un tribut annuel de 500 mancus. En 1201, Pierre II résolut d’accomplir en personne cet acte de féauté. Accompagné d'une escorte magnifique, il fit voile pour Rome, où il prêta le serment d’allégeance à Innocent, s’engageant, par surcroît, à persécuter l’hérésie. Il reçut une couronne de pain sans levain et le Pape lui remit lui-même le sceptre, le manteau et les autres insignes de la royauté. Il se hâta de déposer le tout, avec les marques du respect le plus profond, sur l'autel de Saint Pierre, auquel il offrit son royaume, prenant en échange une épée des mains d'Innocent, soumettant ses domaines à un tribut annuel et renonçant à tous droits de patronage sur les églises et les bénéfices. Il lut heureux de recevoir, en échange de tout ce qu’il sacrifiait, Je titre de Premier Alferez ou porte-étendard de l'Église, et le privilège, pour ses successeurs, d’être couronnés par l’archevêque de Tarragone dans sa cathédrale. Cependant les nobles d’Aragon considéraient que ces honneurs compensaient insuffisamment les lourdes taxes rendues nécessaires par l’extravagance de leur chef ; ils ne regrettaient pas moins la renonciation à tout patronage et à la collation des bénéfices. Le résultat de leur mauvaise humeur lut la coalition connue sous le nom de la Union, qui, pendant des générations, fut un danger et une menace pour ses successeurs. La carrière de Pierre ressemble moins à celle d’un monarque qu’à celle du héros d’un roman de chevalerie. Avec de telles dispositions, il était difficile qu’il ne participât point aux guerres albigeoises, où, du reste, il avait un intérêt direct, par suite de ses droits sur la Provence, Montpellier, le Béarn, le Roussillon, la Gascogne, Comminges et Béziers.

Tout autre était le caractère sérieux et solide de Montfort, qui s’était distingué, suivant son usage, au siège de Carcassonne. Il avait été le premier dans l’assaut contre le faubourg extérieur : et quand l’attaque sur le second faubourg eut été repoussée, comme un Croisé était resté dans le fossé avec une cuisse brisée, Montfort, suivi d’un seul écuyer, revint sur ses pas sous une grêle de projectiles et parvint à ramener son compagnon. Fils cadet du comité d’Évreux, descendant du Normand Rollon. Il était comte de Leicester par sa mère et avait acquis une renommée précoce par son courage à la guerre et sa sagesse dans les conseils, Pieux jusqu’à la bigoterie, il ne laissait pas passer un jour sans entendre la messe et la sincère affection que lui portait sa femme, Alice de Montmorency, semble prouver que sa réputation de chasteté — vertu si rare à cette époque — n’était pas imméritée. En 1201, il avait pris part à la croisade de Baudouin de Flandre. Lorsque, pendant leur long séjour à Venise, les Croisés vendirent leurs services aux Vénitiens et se chargèrent de la destruction de Zara, Mont- fort seul refusa, disant qu'il était venu pour combattre les Infidèles et non pour faire la guerre à des Chrétiens. En conséquence, il quitta l’armée, se rendit en Apulie et de là, avec un petit nombre d’amis, en Palestine, où il servit avec honneur la cause de la Croix. Quels changements se seraient produits dans l’histoire de la France et de l’Angleterre, si Montfort était resté avec les Croisés jusqu’après la prise de Constantinople ! Sans doute, lui et son fils, Simon de Leicester, auraient fondé des principautés en Grèce ou en Thessalie et auraient usé leur vie dans des conflits obscurs et vite oubliés. — A l’époque où l’on prêchait la croisade contre les Albigeois, un des abbés cisterciens qui se dévouaient le plus ardemment à celte tâche était Gui Je Vaux-Cernay, qui avait été avec Montfort à Venise pendant la croisade. C’est à son instigation que le duc de Bourgogne prit la croix.

Gui était porteur de lettres écrites par le duc à Montfort, lui faisant des promesses magnifiques s'il voulait entrer également en campagne. Arrivé au château de Montfort, à Rochefort, Gui trouva le comte dans son oratoire et lui exposa l'objet de sa mission. Montfort hésita d’abord, puis, prenant un psautier, il l’ouvrit au hasard et plaça son doigt sur un verset qu’il pria l’abbé de lui traduire. Ce verset était ainsi conçu : « Car il donnera charge de toi à ses anges, afin qu’ils te gardent dans toutes tes voies. Ils le porteront dans leurs mains, de peur que ton pied ne heurte contre la pierre. » L’encouragement divin était manifeste. Montfort prit la croix, qu’il ne devait plus déposer. On va voir que la brillante valeur du chevalier catalan fut impuissante devant le courage réfléchi du Normand, qui se sentait comme un instrument entre les mains de Dieu.

Après la [irise de Carcassonne, les croisés paraissent avoir pensé que leur mission était accomplie ; du moins avaient-ils servi pendant quarante jours, ce qui suffisait pour mériter l'indulgence promise, et ils étaient impatients de rentrer chez eux. Le légat soutenait naturellement que le territoire conquis devait être occupé et organisé de telle sorte que l’hérésie ne pût plus y prendre pied. On l’offrit d’abord au duc de Bourgogne, puis aux comtes de Nevers et de Saint Pol ; mais ils étaient tous trop prudents pour se laisser tenter et ils alléguèrent, comme motif de leur refus, que le vicomte de Béziers avait déjà été puni assez durement. Alors deux évêques et quatre chevaliers, avec Arnaud à leur tête, furent désignés pour choisir celui auquel le territoire confisqué devait appartenir ; à l'unanimité, « sous l’impulsion manifeste du Saint-Esprit », ces sept juges choisirent Montfort. Nous avons lieu de croire, connaissant sa sagacité, que le premier refus qu’il opposa était très sincère. N’obtenant rien par des prières, le légat finit par lui donner un ordre formel au nom du Saint Siège. Montfort accepta, mais à la condition qu’on s’engageât à le seconder au milieu des difficultés qu’il prévoyait. La promesse fut faite, sans que personne eut envie de la tenir. Le comte de Nevers, qui s’était pris de querelle avec le duc de Bourgogne, se retira presque immédiatement' après la prise de Carcassonne et fut suivi par le plus grand nombre des Croisés. Le duc resta un peu plus longtemps, mais ne tarda pas lui-même à regagner ses foyers. Montfort demeura avec 4.500 hommes environ, pour la plupart des Bourguignons et des Allemands, auxquels il fut obligé de payer double solde[5].

La situation de Montfort était périlleuse. Au mois d’août, sous l'impression des victoires récentes, les légats avaient tenu un concile à Avignon, où les évêques reçurent l’ordre d’exiger de tous les chevaliers, nobles et magistrats de leurs diocèses le serment d’exterminer l’hérésie. Le même serment avait déjà été imposé à Montpellier et à d’autres villes qui tremblaient en songeant au sort de Béziers. Mais des engagements ainsi extorqués par la peur n’étaient que des formalités vaines et l'hommage que Montfort reçut de ses nouveaux vassaux ne fui pas beaucoup plus sérieux, il est vrai qu’il régla le tracé de ses frontières avec Raymond, qui promit de marier son fils à la fille de Montfort, et qu’il prit les titres de vicomte de Béziers et de Carcassonne. Mais Pierre d’Aragon refusa de recevoir son hommage, encouragea secrètement les seigneurs qui continuaient à résister dans leurs châteaux et promit de leur venir en aide le plus tôt qu’il pourrait. Certains châteaux qui avaient fait leur soumission se révoltèrent ; d’autres, qui avaient été occupés par les Croisés, furent repris par leurs anciens maîtres, l’eu à peu, le pays revenait de sa terreur. Une guerre de partisans commença ; de petites troupes au service de Montfort furent faites prisonnières et bientôt son autorité réelle ne s’étendit guère au-delà de la portée de sa lance. C'est à grand peine qu’un jour il empêcha sa garnison de Carcassonne d'évacuer la ville. Ce poste passait pour si dangereux que lorsque Montfort partit pour assiéger Termes, il lui fut presque impossible de trouver un chevalier qui voulût en accepter le commandement.

Malgré ces difficultés, il réussit à soumettre d’autres châteaux, à rétablir sa domination sur le pays Albigeois et à l’étendre sur le comté de Foix. Il se préoccupait, en outre, de se concilier la faveur d’Innocent, qui devait le confirmer dans sa dignité nouvelle et dont il attendait des secours pour l'avenir. Toutes les dîmes et prémices devaient être régulièrement payées aux églises ; toute personne qui resterait excommuniée pendant quarante jours devait être frappée d’une lourde amende, en proportion de sa fortune ; Rome, en retour des trésors d’indulgences qu’elle avait prodigués, devait recevoir un tribut annuel de trois deniers par feu, levé sur un pays qui venait d’être horriblement dévasté ; en outre, le comité lui-même promettait vaguement un tribut annuel.

Innocent répondit à Montfort au mois de novembre, exprimant sa joie du succès miraculeux qui avait permis d’arracher cinq cents villes et châteaux des griffes de l’hérésie. Il acceptait gracieusement le tribut offert et confirmait les droits de Montfort sur Béziers et sur Albi, en l'adjurant de travailler sans relâche à exterminer l’hérésie. Mais comme il était probablement mal renseigné sur les périls qui menaçaient Montfort, il s’excusait de ne pouvoir lui venir en aide.' alléguant qu’il lui arrivait de Palestine de nombreuses missives où l’on se plaignait que les ressources, si nécessaires à cette contrée lointaine, eussent été détournées de leur but pour soumettre des hérétiques en pays chrétien. Il se contenta donc d’intéresser à la cause de Montfort l’empereur Othon, les rois d’Aragon et de Castille, ainsi que plusieurs villes et seigneurs dont on ne pouvait guère attendre d'aide efficace, Les archevêques de toute la région infectée reçurent l’ordre de demander à leur clergé une partie de ses revenus ; les troupes de Montfort furent exhortées à prendre patience et à ne pas réclamer leur solde avant la Pâque prochaine. Ces instructions et exhortations du pape risquaient fort de rester lettre morte. Une idée plus fructueuse d'Innocent fut d'exempter les Croisés de tout paiement d’intérêt sur les sommes qu'ils avaient empruntées. Mais la mesure la plus pratique consista à donner l’ordre à tous les abbés et prélats des diocèses de Narbonne, Béziers, Toulouse et Albi, de confisquer au profit de Montfort tous les dépôts que les hérétiques endurcis avaient faits entre leurs mains. Cela nous donne la mesure, des relations amicales et de la confiance qui régnaient auparavant, dans la France méridionale, entre les hérétiques et le clergé orthodoxe ; cela nous montre aussi ce que pesaient à Rome les scrupules de la plus vulgaire probité[6].

La situation de Montfort s’était améliorée vers le printemps de 1210, car ses forces s’étaient accrues par l’arrivée de nouvelles bandes de « pèlerins » — c’était le nom que se donnaient les aventuriers des guerres albigeoises. — Comme la durée du service promis par ces gens était très courte, Montfort résolut de profiter de leur présence pour regagner tout le terrain perdu, et au-delà. Nous n’entrerons pas dans le détail de ses nombreuses campagnes, généralement couronnées par la prise d'un château dont la garnison était passée au fil de l’épée et où les non-combattants devaient choisir entre la soumission à Rome et le bûcher. Des centaines d'enthousiastes obscurs préférèrent le martyre. Lavaur, Minerve, Casser, Termes sont des noms qui rappellent tout ce que l’homme peut infliger de misères à l’homme, tout ce qu’il peut oser et souffrir pour la gloire de Dieu. Lors de la capitulation de Minerve, Robert. Mauvoisin, le plus fidèle compagnon de Montfort, protesta contre la clause épargnant les hérétiques qui se rétracteraient ; à quoi le légat Arnaud répondit qu’il pouvait être sans crainte, parce que les conversions seraient sans doute peu nombreuses. Arnaud avait raison. A l’exception de trois femmes, les vaincus refusèrent à l’unanimité d’acheter leur vie par l’apostasie et ils épargnèrent aux vainqueurs la peine de les conduire au bûcher en se jetant avec joie dans les flammes. Si le zèle barbare des pèlerins se manifesta quelquefois d’une manière excentrique, comme lorsqu’ils aveuglèrent les moines de Bolbonne et leur coupèrent le nez et les oreilles, nous ne devons pas oublier, pour expliquer ces horreurs, dans quel milieu l’Église recrutait alors ses soldats et l’immunité qu’elle assurait à leurs crimes, tant dans ce monde que dans l’autre.

Raymond s’imaginait sans doute qu’il s’était sauvé très habilement aux dépens de son neveu de Béziers. Les événements le détrompèrent bientôt. Arnaud de Cîteaux avait juré sa ruine et Montfort était impatient d’étendre ses domaines non moins que de rétablir l’orthodoxie. Déjà, dans l’automne de 1209, le légat avait demandé aux citoyens de Toulouse de livrer à ses envoyés, sous peine d’excommunication et d’interdit, tous ceux que ces derniers réclameraient comme hérétiques. Les Toulousains protestèrent qu’il n’y avait pas d’hérétiques parmi eux, que tout ceux qu’on désignerait étaient prêts à prouver leur innocence, enfin que Raymond V avait, sur leurs propres instances, édicté des lois contre les hérétiques, en vertu desquelles ils en avaient brûlé un grand nombre et continuaient à brûler tous ceux qu’ils découvraient. Ils en appelèrent donc au pape. En même temps, Montfort avait fait savoir à Raymond que si les exigences du légat n’étaient pas satisfaites, il l’attaquerait et le contraindrait à l’obéissance. Raymond répliqua qu’il arrangerait directement l’affaire avec le pape et fit aussitôt appel à Philippe-Auguste et à l’empereur Othon, dont il ne reçut que de bonnes paroles. En arrivant à Rome, il eut d’abord plus de succès, car sa situation morale était très forte. Il n’avait jamais été convaincu des crimes dont on l’accusait ; il n’avait jamais même été jugé ; il avait toujours professé obéissance à l’Eglise, se déclarant prêt à prouver son innocence, conformément à la procédure de l’époque, par la purgation canonique', il s’était soumis à de sévères pénitences comme s’il avait été condamné, il avait été absous comme si on lui eut pardonné, et, depuis, il avait rendu de fidèles services en combattant ses anciens amis et offert toutes les réparations en son pouvoir aux églises qu’il avait dépouillées. Il affirmait hardiment son innocence, demandait des juges et réclamait la restitution de ses châteaux.

Innocent parait d’abord avoir été touché par le tableau des torts faits à Raymond et de sa ruine imminente ; mais cette impression fut de courte durée et le pape revint bientôt à la politique de duplicité qui jusque-là lui avait si bien réussi. Il décida d'abord que les citoyens de Toulouse s’ôtaient suffisamment justifiés et ordonna que l’excommunication qui pesait sur eux fut levée. En ce qui touche Raymond, il envoya des instructions aux archevêques de Narbonne et d’Arles, à l’effet de réunir un conseil de prélats et de nobles où Raymond serait jugé sur sa demande. S’il se trouvait là un accusateur pour affirmer que Raymond était hérétique et responsable du meurtre de Pierre de Castelnau, on entendrait les deux parties et on rendrait un jugement qui serait transmis à Rome, où les décisions finales devaient être prises ; en l’absence de tout accusateur formel, on prescrirait à Raymond une pénitence convenable, après laquelle il serait déclaré bon catholique et obtiendrait la restitution de ses châteaux.

Tout cela était, en apparence, assez loyal ; mais l’intention frauduleuse ressort d'une lettre écrite en même temps par le pape au légal Arnaud. Innocent y félicite chaudement le légal de ce qu’il a fait jusqu’alors et lui explique que, si la nouvelle affaire a été ostensiblement confiée au nouveau commissaire Théodisius, c’est uniquement pour leurrer Raymond ; le légat, écrit le pape, doit-être l’hameçon dont Théodisius est l’amorce. Pour endormir Raymond plus complètement, le pape, lors de sa dernière audience, lui lit présent d'un riche manteau et d’une bague qu’il retira de son propre doigt.

Le retour du comte mit les Toulousains en joie : l’interdit était levé, les difficultés pendantes devaient être bientôt toutes résolues. Le légat Arnaud, se conformant sans retard aux instructions du pape, devint tout à coup affectueux et cordial. Accompagné de Montfort, il alla rendre visite à Raymond et fut magnifiquement reçu à Toulouse ; Raymond se laissa persuader, dit-on, de céder la citadelle de la ville, le Château Narbonnois, comme résidence au légat, qui le livra à Montfort ; il fallut plus tard sacrifier la vie d’un millier d’hommes pour le reprendre. Arnaud avait exigé des citoyens un tribut de mille livres toulousains, avant de donner suite aux lettres du pape et de lever l’interdit ; quand on eut payé la moitié de cette somme, il octroya sa bénédiction à la ville ; mais comme on tardait à acquitter le reste de la dette, il renouvela l’interdit, que les malheureux habitants eurent ensuite grand’peine à faire lever.

Un contemporain, orthodoxe fanatique, nous raconte que Théodisius rejoignit le légat à Toulouse dans le dessein de se consulter avec lui sur la meilleure manière de tromper Raymond. Il s’agissait de trouver un prétexte pour éluder la promesse d'Innocent, car il prévoyait qu’il se purgerait et que la ruine de la Foi en serait la conséquence. Le moyen le plus simple pour atteindre ce but était d’alléguer que Raymond n’avait pas accompli l’impossible tâche dont on lui avait fait une obligation, consistant à faire disparaître l’hérésie de son territoire. Mais il fallait éviter l’apparence d'une déloyauté par trop grossière. On lui assigna un jour, à trois mois de là, pour comparaître à Saint-Gilles et offrir sa purgation en ce qui touchait l’accusation d’hérésie et le meurtre du légat ; on ajoutait un avertissement plein de menaces touchant sa lenteur à exterminer l'hérésie. Au jour fixé, en septembre 1210, un grand nombre de prélats et de nobles s’assemblèrent à Saint-Gilles, et Raymond s’y présenta avec ses témoins ou cojureurs, espérant qu’il allait se réconcilier pour toujours avec l’Église. Vaine attente. On l’avertit froidement que sa justification ne serait pas admise, qu’il s’était manifestement rendu coupable de parjure en n’exécutant pas les promesses qu'il avait faites à plusieurs reprises sous le sceau du serment ; son serment étant sans valeur dans les affaires secondaires, il ne pouvait être accepté quand il s'agissait d'accusations aussi graves que l’hérésie et le meurtre d’un légat ; les serments de ses témoins n’avaient pas plus d'autorité que le sien.

Un homme d’un caractère plus ferme aurait éclaté d’indignation en présence d’une aussi abominable duplicité ; mais Raymond, écrasé sous la ruine soudaine de ses illusions, se contenta de fondre en larmes — circonstance qui fut notée par ses juges comme une preuve additionnelle de sa perversité. Presque aussitôt, on renouvela contre lui l’excommunication qu’il avait eu tant de peine à faire lever. Pour la forme, cependant, on l’avertit que lorsqu’il aurait exterminé l’hérésie et se serait montré, par le reste de sa conduite, digne de pitié, les décisions du pape en sa faveur seraient mises à exécution. Évidemment, le Provençal n’était pas à la hauteur des rusés Italiens qui le bafouaient. La preuve qu'Innocent approuva cette cruelle comédie est fournie par une lettre qu’il adressa à Raymond au mois de décembre 1210 ; il y exprimait son chagrin que le comte n’eût pas encore tenu sa promesse d’exterminer les hérétiques et l’avertissait que, s’il ne le faisait point, ses domaines seraient livrés aux Croisés. Parle même courrier, Montfort reçut une lettre du pape se plaignant que la taxe de trois deniers par feu rentrait mal, preuve qu’Innocent lui-même ne perdait pas de vue les bénéfices pécuniaires de la persécution. Les exhortations adressées simultanément aux comtes de Toulouse, de Comminges et de Fois, ainsi qu’à Gaston de Béarn, les sommant de prêter aille à Montfort sous peine d’être considérés comme des fauteurs de l’hérésie, montrent à quel point, dans l’esprit du pape, toutes les questions étaient tranchées à l’avance et l’œuvre de spoliation irrévocablement décidée.

Raymond finissait par reconnaître ce dont tout homme clairvoyant aurait pu se convaincre dès l'abord, à savoir que sa ruine était le but poursuivi par les légats. Si les nobles de Languedoc avaient été unis, ils auraient probablement résisté avec succès aux attaques intermittentes des Croisés ; mais ils se laissaient dévorer un à un, tandis que Raymond, leur chef naturel, se laissait abuser par les espérances de réconciliation qui le tenaient dans l’inaction. Maintenant, il ne pouvait plus être question lui rendit ses châteaux ; il devait se préparer de son mieux aune guerre devenue inévitable. Dans ce dessein, et pour rallier ses sujets autour de lui, il publia la liste des conditions qu’on avait, disait-il, prétendu lui imposer dans une conférence tenue à Arles, au mois de février 1211. Ces conditions, onéreuses et dégradantes autant pour le peuple que pour lui, auraient placé tout le pays et toute sa population sous le contrôle des légats et de Montfort, stigmatisé tous les habitants, catholiques et hérétiques, nobles et vilains, d’une marque infamante de servitude et obligé Raymond à s’exiler pour le reste de sa vie en Terre-Sainte, Que ces exigences aient ou non été produites, la publication qu’en lit le comte provoqua l’indignation du peuple, qui se rallia autour de son souverain, prêt à résister au prix de tous les sacrifices[7].

Les négociations ultérieures, par lesquelles Raymond s’efforça d’éviter une rupture définitive, semblent prouver que l’ultimatum révélé par lui était apocryphe. En décembre 1210, nous le trouvons à Narbonne, conférant avec les légats, Montfort et Pierre d’Aragon ; on lui fit des propositions inacceptables et Pierre finit par consentir à recevoir l’hommage de Montfort pour Béziers. Peu de temps après eut lieu à Montpellier une autre réunion, également infructueuse pour Raymond, mais non pour Montfort, qui conclut un traité avec Pierre et reçut de lui en otage son jeune Dis Jayme. Au printemps de 1211, Raymond vint encore trouver Montfort au siège de Lavaur et permit aux Croisés de recevoir des provisions de Toulouse, bien qu’il eut vainement essayé d’empêcher le départ d’un contingent que les Toulousains fournissaient aux assiégeants. Pres- qu’aussitôt après la prise de Lavaur, le 3 mai 1211, Montfort envahit le territoire de Raymond et prit quelques-uns de ses châteaux, le tout, semble-t-il, sans déclaration de guerre. Raymond fit alors un dernier et misérable effort pour avoir la paix ; il offrit toutes ses possessions, à l’exception de la ville de Toulouse, à Montfort et au légat, comme gage de l'accomplissement de toutes les promesses qu’on voudrait lui imposer, réservant seulement sa vie et les droits de son fils à son héritage. On repoussa avec dédain ces offres humiliantes. Raymond s’était tellement avili qu’on parait avoir cessé de voir en lui un élément de quelque importance dans la situation qu’il s’agissait de régler. B ailleurs, on attendait sous peu le comte de Bar avec une nombreuse armée de Croisés, dont les services devaient être employés le mieux possible pendant les quarante jours où ils resteraient disponibles. Le siège de Toulouse fut décidé.

Dès que les citoyens de Toulouse apprirent que l’on voulait attaquer la ville, ils envoyèrent une ambassade aux Croisés pour demander qu’on les épargnât, faisant valoir qu’ils s’étaient réconciliés avec l’Église et qu’ils avaient pris part au siège de Lavaur. On leur répondit qu’ils seraient assiégés s'ils ne renvoyaient pas Raymond et n’abjuraient pas toute allégeance à son égard. Ils refusèrent à l'unanimité, oublièrent toutes leurs querelles intestines et se préparèrent comme un seul homme à la résistance. C’est un indice remarquable de la force des institutions républicaines que le siège de Toulouse fut le premier échec sérieux qu’aient éprouvé les Croisés. La ville était bien fortifiée et munie d’une forte garnison ; les comtes de Foix et de Comminges étaient arrivés à l’appel de leur suzerain. Les citoyens laissèrent ouvertes les portes de la ville et pratiquèrent en outre des brèches dans les murs afin de faciliter les furieuses sorties de la garnison, qui infligèrent des pertes considérables aux assaillants. Ceux-ci se retirèrent le 29 juin à la faveur de la nuit, abandonnant leurs blessés et leurs malades et n’ayant rien fait que de dévaster horriblement la campagne environnante. Maisons, vignobles, vergers, femmes et enfants, tout avait été anéanti par leur fureur. Mont fort quitta le théâtre de sa défaite pour aller porter les mêmes ravages dans le pays de Foix.

Ce viril effort des Toulousains pour repousser une agression injuste fut naturellement interprété comme une complaisance coupable envers l’hérésie. Innocent excommunia de nouveau Raymond et sa capitale pour avoir « persécuté » Montfort et les Croisés. Encouragé par ce succès, Raymond prit alors l’offensive, mais sans obtenir de notables résultats, Le siège de Castelnaudary aboutit à un échec et les nombreux combats qui suivirent tournèrent généralement à l'avantage de Montfort, dont les qualités militaires se révélèrent avec éclat dans la situation difficile où il se trouvait. On continuait, à travers tout le monde chrétien, à prêcher la croisade et les troupes de Montfort étaient souvent renouvelées par l’arrivée de bandes de pèlerins qui venaient servir pendant quarante jours. Toutefois ces renforts étaient irréguliers et l’armée, très nombreuse un jour, pouvait se trouver, le lendemain, réduite à une poignée d’hommes. Mais ses adversaires, bien que souvent très supérieurs en nombre, ne risquèrent jamais une grande bataille rangée ; ce fut une guerre de sièges et de dévastations, conduite de part et d’autre avec une férocité sauvage. Rien des fois les prisonniers furent pendus, aveuglés ou mutilés. Les haines s’exaspéraient à mesure que Montfort étendait ses domaines et que les frontières de Raymond reculaient. La défection de Beaudouin, frère naturel de Raymond, que ce dernier avait toujours traité avec suspicion et qui, pris à Montferrand, s’était rallié à la cause des Croisés avant le siège de Toulouse, avait porté à la cause nationale un coup très sensible ; le ressentiment des Méridionaux éclata lorsque Beaudouin, en 121t. fut traîtreusement livré à Raymond, qui le fit pendre sur le champ après avoir permis a grand peine que les consolations de la religion lui fussent accordées.

Au commencement de 1212, l’abbé de Vaux-Cernay reçut, avec l'évêché de Carcassonne, la récompense du zèle qu’il avait mis au service de la croisade et le légat Arnaud obtint le grand archevêché de Narbonne lors de la mort ou de la déposition du négligent Bérenger. Cette dignité ecclésiastique ne lui suffisait pas : Arnaud demanda le titre de duc, au grand déplaisir de Montfort qui, bien que tout dévoué à l’Église, n’avait nulle intention de lui céder ses domaines temporels. C’est peut-être le refroidissement dont ce désaccord fut la cause qui suggéra à Arnaud l’idée de favoriser une autre croisade, prêchée à la demande d’Alphonse IV de Castille, que menaçait un retour offensif des Mores, renforcés par des contingents venus d’Afrique. Rien que Montfort eut besoin de toutes ses forces, le nouvel archevêque de Narbonne passa en Espagne à la tête d’une troupe nombreuse de Croisés pour rejoindre l’armée des rois d’Aragon, de Castille et de Navarre. Quand le contingent français se déclara las du service et refusa d’aller plus loin après la prise de Calatrava, Arnaud, toujours infatigable, resta avec ceux qu’il put retenir auprès de lui, et eut sa part de gloire à la journée de Las Navas de Tolosa, où une croix apparue au ciel encouragea les chrétiens et où furent tués, dit-on, deux cent mille Mores.

Le printemps et l’automne de 1212 furent témoins d’une série presque continue de succès de Montfort ; le territoire de Raymond était réduit à Montauban et à Toulouse et cette dernière ville, encombrée de réfugiés, était assiégée en fait, les Croisés des châteaux voisins poussant leurs incursions jusqu’à ses portes. Montfort fit demander à Rome par les légats la confirmation pontificale de ses nouvelles conquêtes. Innocent parait s’être alors aperçu du scandale créé par le succès même de sa politique ; il se souvint que Raymond, bien qu’il eût sans cesse réclamé des juges, n’avait été ni entendu ni condamné, et que cependant il avait été puni par la perte de presque tous ses domaines. Le pape affecta une grande surprise. « Il est vrai, répondit-il, que le comte a été très coupable envers l'Église, qu’en conséquence il a été excommunié et que ses possessions ont été abandonnées au premier venu ; mais la perte de la plupart d’entre elles avait servi de châtiment et il ne fallait pas oublier que ce prince, suspect d’hérésie et du meurtre d’un légat, n’avait jamais été condamné. » Innocent affectait d’ignorer pourquoi l'on n’avait jamais obéi à ses ordres, portant que Raymond devait avoir la possibilité de se justifier. En l’absence de tout procès formel et de toute condamnation, ses domaines ne pouvaient pas être attribués à un autre. Il était indispensable de procéder régulièrement, sans quoi l'Eglise pourrait être accusée de fraude eu continuant à garder les châteaux qui lui avaient été assignés comme gage. Finalement, Innocent ordonnait à ses légats de lui adresser un rapport complet et véridique. Une autre lettre dans le même sens, envoyée à Théodisius et à l’évêque de Riez, leur recommande de ne pas négliger leurs devoirs comme ils passaient pour l’avoir fait jusqu’alors — allusion certaine à leur refus de permettre à Raymond de se justifier suivant les formes prévues. A la même époque, Innocent entretenait une longue correspondance au sujet de l’impôt sur les feux et acceptait de Montfort un don de mille marcs ; ce qui ne laisse pas de jeter un jour fâcheux sur le caractère du pape en tant que juge honnête et impartial.

Théodisius et l’évêque de liiez répondirent par un mensonge. A plusieurs reprises, prétendaient-ils, on avait sommé Raymond de venir se justifier ; mais celui-ci avait négligé de réparer ses torts envers certains prélats et certaines églises — accusation bien singulière, vu les occupations pressantes que Montfort avait données à Raymond. — Cependant, pour faire semblant de tenir compte des instructions du pape, ils convoquèrent un concile à Avignon. Mais Avignon était, parait-il, une ville malsaine, de sorte que nombre de prélats refusèrent d’y venir et Théodisius fut affligé d’une maladie opportune qui rendit nécessaire un ajournement. Un autre concile fut alors convoqué à Lavaur, place forte peu éloignée de Toulouse qui était entre les mains de Montfort. A la requête de Pierre d’Aragon, ce dernier accorda une trêve de huit jours pour que la réunion pût avoir lieu sans encombre.

Fier de sa victoire récente de Las Navas, Pierre était alors un champion de la foi qu’on ne pouvait traiter avec dédain et il se présentait enfin en qualité de protecteur de Raymond et de ses propres vassaux. Ses intérêts dans le pays étaient trop considérables pour qu’il assistât avec indifférence à l’établissement d'une puissance aussi formidable que celle de Montfort. Les fiefs conquis se remplissaient de Français ; un parlement venait d’être tenu à Pamiers afin d’organiser les institutions de la contrée sur une base française ; tout semblait présager une modification complète de l’état de choses antérieur. Pierre avait déjà envoyé une ambassade au pape pour se plaindre des procédés des légats, qu’il jugeait arbitraires, injustes et contraires aux véritables intérêts de la religion. Il arrivait à Toulouse avec le ferme propos d’intercéder en faveur de son beau-frère, l'.n prenant cette position, il affirmait la suprématie de la maison d’Aragon sur celle de Toulouse, contre laquelle elle avait poursuivi autrefois tant de luttes infructueuses.

Les envoyés de Pierre obtinrent d’Innocent un ordre adressé à Montfort, portant qu’il eût à restituer tous les territoires conquis sur ceux qui n’étaient pas hérétiques, ainsi que des instructions interdisant à Arnaud de paralyser la croisade contre les Sarrasins en prolongeant par des promesses d’indulgences, la guerre dans le Toulousain. Celte intervention d’Innocent, venant s’ajouter à celle de Pierre, produisit une impression profonde. Toute la hiérarchie ecclésiastique de Languedoc fut convoquée pour faire face à la crise. Quand le concile se réunit à Lavaur, en janvier 1213, le roi Pierre présenta une pétition, par laquelle il demandait pitié plutôt que justice pour les seigneurs dépouillés de leurs biens. Il produisit un acte de cession formel signé par Raymond et par son fils, contresigné par la ville de Toulouse, ainsi que des actes analogues de Gaston de Béarn, des comtes de Foix et de Comminges, en vertu desquels ces personnages lui cédaient tous leurs territoires, droits et juridictions, avec faculté pour lui d’en disposer à sa guise pour les obliger à obéir aux ordres du pape, au cas où ils se montreraient récalcitrants. Il demandait qu’on leur restituât les territoires conquis sitôt qu’ils auraient réparé leurs torts envers l’Eglise ; si Raymond ne pouvait pas être jugé, Pierre proposait qu’il abdiquât en faveur de son jeune fils, le père devant sc rendre avec ses chevaliers en Espagne ou en Palestine pour servir contre les Infidèles, le fils -devant rester sous tutelle jusqu’à ce qu’il se fût montré digne de la confiance de l’Église, C'étaient là, en lait, les propositions mêmes que Pierre d’Aragon avait déjà communiquées à Innocent.

Aucune soumission ne pouvait être plus complète, aucunes garanties plus absolues. Ces clauses, acceptées, signifiaient l’extermination sûre des hérétiques. Mais les prélats assemblés à Lavaur subissaient l’empire de leurs passions, de leurs ambitions et de leurs haines ; ils sc souvenaient des maux qu’ils avaient soufferts et infligés ; surtout ils craignaient les représailles et cette crainte les rendait sourds à toute proposition où les idées de conciliation avaient leur part. Pour leur prospérité, pour leur sécurité personnelle, il fallait que la maison de Toulouse disparût. Théodisius et l’évêque de liiez présidèrent en leur qualité de légats : les prélats du pays avaient pour chef 1 intraitable Arnaud de Narbonne. Toutes les formes furent dûment observées. Les légaux, faisant fonctions de juges, demandèrent aux prélats, faisant fonctions d’assesseurs, si raymond devait être admis à s’innocenter. La réponse, donnée par écrit, fut négative, non-seulement, comme on l’avait déjà dit, parce que Raymond était parjure, mais parce qu’il avait commis de nouveaux crimes nu cours de la dernière guerre — en tuant des Croisés qui l’attaquaient. On ajouta que l'excommunication qui pesait sur lui ne pouvait être levée que par le pape. S’abritant derrière cette réponse, les légats notifièrent à Raymond qu’ils ne pouvaient aller plus loin sans une autorisation pontificale, et lorsque Raymond s’adressa à leur pitié et demanda en suppliant une entrevue, on lui lit savoir froidement que ce serait peine et dépense inutiles pour les deux parties. Restait l’appel du roi Pierre. Les prélats se chargèrent d’y répondre sans le concours des légats, de manière à pouvoir dire que les affaires de Raymond ne les regardaient pas, puisqu’il les avait remises lui-même entre les mains des légats d’ailleurs, ses excès l’avaient rendu indigne de toute espèce de pitié. Quant aux trois autres seigneurs qui étaient en cause, on exposa longuement leurs forfaits, en particulier le crime qu’ils avaient commis en se défendant contre les Croisés ; on les avertit que s’ils satisfaisaient l’Église et obtenaient d’elle l’absolution, on consentirait à les entendre ; mais on se garda bien d’indiquer comment l’absolution pourrait être obtenue et l’on ne daigna pas même faire allusion aux garanties que le roi d’Aragon avait offertes. Rien plus, Arnaud de Narbonne, en sa qualité de légat, écrivit au roi une lettre violente, le menaçant d’excommunication parce qu'il frayait avec des excommuniés et des gens soupçonnés d’hérésie. Pierre avait demandé une trêve jusqu’à la Pentecôte ou du moins jusqu’à Pâques ; on la refusa sous prétexte qu’elle nuirait au succès de la croisade, que l’on continuait à prêcher en France avec un zèle bien fait pour jeter le doute sur la sincérité des ordres contraires d’Innocent.

Toute cette procédure était une telle parodie de la justice qu'on craignait de la voir annuler par le pape, sous l'influence de la puissante intercession du roi Pierre. Théodisius et plusieurs évêques furent expédiés à Rome avec les documents, afin de mettre en œuvre leur action personnelle. Les prélats du concile envoyèrent une adresse au pape, l'adjurant de ne pas interrompre ce qu'il avait si bien commencé, mais de porter la hache aux racines mêmes de l’arbre et de l'abattre pour toujours. Raymond était peint sous les plus sombres couleurs. L’effort qu'il avait fait pour obtenir l’aide de l’empereur Othon, l'assistance qu'il avait reçue une fois de Savary de Mauléon, lieutenant du roi Jean eu Aquitaine, furent habilement rappelés pour exciter la haine du pape, parce que l’un et l'autre de ces monarques étaient hostiles à Rome. On allait jusqu’à dire que Raymond avait imploré le secours du Sultan de Maroc, au risque de détruire la chrétienté. Craignant encore que ces calomnies fussent insuffisantes, les évêques de toutes les parties du territoire en cause accablèrent Innocent de leurs missives, l’assurant que la paix et la prospérité avaient suivi les pas des Croisés, que la religion et la sécurité étaient rétablies dans le pays naguère ravagé par les bandits et les hérétiques, que si, au prix d'un dernier effort, on détruisait la ville de Toulouse, avec sa misérable engeance digne de Sodome et de Gomorrhe, les fidèles pourraient jouir d’une nouvelle Terre Promise ; mais (|ue si Raymond relevait la tête, le chaos recommencerait et qu'il vaudrait mieux alors pour l’Eglise de chercher refuge parmi les païens. Dans tout cela, aucune allusion n’était faite aux garanties offertes par le roi Pierre et ce dernier fut obligé, au mois de mars 1213, de transmettre directement à Rome des copies des actes de cession consenties par les seigneurs inculpés, dûment authentiquées par l’archevêque de Tarragone et ses suffragants.

Théodisius et ses collègues trouvèrent la tâche plus dure qu’ils ne l’avaient prévu d’abord. Innocent avait déclaré solennellement que Raymond devait être admis à se justifier et que sa condamnation ne pouvait être que le résultat d'un procès. On lui demandait maintenant de désavouer ses propres paroles. D’autre part, le refus d’instituer un procès lui faisait comprendre que les accusations portées avec tant d’acharnement contre Raymond étaient dépourvues de preuves. Il finit cependant par céder, bien que le retard de sa décision (21 mai 1213) prouve l’effort qu’elle lui avait coûté. Les lettres qu’Innocent adressa alors à ses légats ne nous sont pas parvenues ; peut-être un scrupule bien légitime les a-t-il fait écarter de ses Regesta. Il écrivit une lettre sévère à Pierre d’Aragon, lui ordonnant de renoncer à protéger les hérétiques sous peine d’être exposé lui-même à la menace d'une nouvelle croisade. Les ordres pontificaux que Pierre avaient obtenus, pour la restitution des domaines appartenant à des non-hérétiques, furent annulés sous prétexte de malentendu, et les seigneurs de Fois, Comminges et Navarre furent abandonnés au bon plaisir d’Arnaud de Narbonne. La ville de Toulouse pouvait se faire pardonner si elle infligeait le bannissement et la confiscation à tous ceux qui seraient’ désignés par l’évêque Foulques, un fanatique intransigeant ; aucun traité, aucune trêve ou autre engagement conclus avec les hérétiques ne devait être observé, Quant à Raymond, le silence absolu que l'on gardait à son sujet était plus significatif que les admonestations les plus sévères. Il était simplement ignoré, comme s'il avait cessé de compter dans les graves questions qui se débattaient.

En attendant la décision de Rome, la croisade avait été vigoureusement prêchée en France ; Louis Cœur de Lion, fils de Philippe-Auguste, avait pris la croix avec nombre de barons et l’on espérait déjà mettre en mouvement des forces écrasantes lorsque Philippe-Auguste, méditant une invasion en Angleterre, arrêta tous les préparatifs qui contrariaient les siens. D’autre part, le roi Pierre s’était encore rapproché de Raymond et des seigneurs excommuniés ; les magistrats de Toulouse lui avaient prêté serment de fidélité. En possession du mandement du pape, il fit semblant d’en tenir compte, mais n’en continua pas moins ses préparatifs de guerre. Une des mesures qui donnent l’idée la plus exacte de l’homme et de son temps fut la démarche, d’ailleurs couronnée de succès, que Pierre fît auprès du pape Innocent, pour obtenir le renouvellement de la bulle d’Urbain (1095) qui plaçait son royaume sous la protection spéciale du Saint Siège, avec le privilège de ne pouvoir être mis en interdit que par le pape lui-même. Une sirvente d’un troubadour anonyme montre avec quelle anxiété Pierre était attendu en Languedoc. On lui reproche de tarder, on le supplie de venir, comme un bon roi, toucher les redevances du Carcassais et de mettre un terme à l’insolence des Français, que Dieu confonde !

Une rupture était inévitable. La déclaration de guerre de Pierre d’Aragon parvint à Montfort à un moment où il disposait de très peu de troupes et où les renforts attendus de France n’arrivaient pas ; un légat, envoyé par Innocent pour prêcher la croisade en Terre Sainte, détournait vers la Pales- line toutes les énergies disponibles. Pierre avait laissé ses lieutenants à Toulouse et était revenu en Espagne pour y lever des soldats. Il passa les Pyrénées avec sa nouvelle armée et fut reçu avec enthousiasme par tous ceux qui s’étaient précédemment soumis à Montfort. Il s'avança vers le château de Muret, à dix milles de Toulouse, où Montfort avait laissé une faible garnison et y fut rejoint par les comtes de Toulouse, de Foix et de Comminges. Leurs forces réunies constituaient une armée considérable, bien qu’elle fût loin de s’élever à 100.000 hommes, comme l’ont prétendu les panégyristes de Montfort. Pierre avait amené d’Espagne environ 1000 cavaliers ; les trois comtes, dépouillés de la plupart de leurs domaines, ne peuvent guère en avoir fourni davantage et la masse de leur armée était composée de la milice de Toulouse, fantassins qui n’avaient aucune expérience de la guerre.

Le siège de Muret commença le 12 septembre 1213. On avertit immédiatement Montfort, qui était à 23 milles de là, à Fanjeaux, avec une petite armée qui comprenait sept évêques et trois abbés envoyés par Arnaud de Narbonne pour traiter 176 avec Pierre. Malgré l'inégalité des forces, il n'hésita pas à marcher en avant avec les troupes qu’il put réunir à la lutte. Il renvoya d'abord à Carcassonne la comtesse Alice, qui l’accompagnait ; elle s’employa aussitôt à décider quelques groupes de Croisés qui se retiraient à rejoindre son mari. A Bolbonne, près de Saverdun, où Montfort s’arrêta pour entendre la messe, le sacristain Maurin, plus tard abbé de Pamiers, s’étonnait qu’avec une poignée d’hommes il se hasardât à combattre un guerrier aussi renommé que le roi d’Aragon. Pour toute réponse, Montfort tira de sa poche une lettre interceptée de Pierre, où il assurait à une dame de Toulouse qu’il venait, par amour d’elle, pour chasser les Français de son pays. Comme Maurin demandait ce qu’il voulait dire par là, Montfort s’écria : « Ce que je veux dire ? Dieu m’aide autant que je redoute peu un homme qui vient, pour l'amour d’une femme, défaire l’œuvre de Dieu ! » Le Normand, plein de confiance dans le ciel, ne doutait pas qu'il ne dût venir à bout du chevaleresque et galant Espagnol.

Le lendemain, Montfort rentra à Muret, qui n’était assiégé que d'un côté : l’ennemi n'v mit aucun obstacle, dans l'espoir de faire prisonnier le chef des Croisés. Les évêques tentèrent inutilement de négocier avec Pierre. Le lendemain matin. 13 septembre, les Croisés, comptant peut-être un millier de cavaliers, s’élancèrent à l’attaque. Comme ils passaient devant l’évêque de Comminges, celui-ci leur assura qu’il serait leur témoin au jour du jugement et qu’aucun de ceux qui tomberaient dans la bataille n’aurait à subir les flammes du Purgatoire pour les crimes qu'il avait confessés ou dont il avait l’intention de se confesser plus tard. Les prélats et les moines se rendirent ensemble à l'église, où ils prièrent Dieu pour le succès de ses guerriers ; on prétend que Saint Dominique se trouvait parmi eux et que la victoire de Montfort fut due surtout à sa dévotion pour le Rosaire, dont il était l'initiateur et qu'il pratiquait assidûment.

Comme Montfort s’éloignait dans la direction opposée, les assiégeants crurent d’abord qu’il abandonnait la ville ; mais ils furent bientôt surpris de le voir évoluer et de reconnaître qu'il avait seulement fait un détour afin de pouvoir attaquer sur un terrain égal. Le comte Raymond conseilla d’attendre l’attaque derrière un rempart de charriots et d’épuiser les Croisés sous une grêle de projectiles ; mais les fiers Catalans rejetèrent cet avis comme pusillanime. Les cavaliers, formant une masse confuse, se précipitèrent en avant, laissant l’infanterie continuer le siège. Brave chevalier plutôt que général habile, Pierre galopait à l’avant-garde lorsqu’il rencontra deux escadrons de Croisés, parmi lesquels étaient deux chevaliers célèbres, Alain de Roucy et Florent de Ville. Ceux-ci le reconnurent, fondirent sur lui, le renversèrent de son cheval et le tuèrent. La confusion créée par cet événement se changea en panique lorsque Montfort. à la tête d'un troisième escadron, chargea le flanc des Catalans. Ils prirent la fuite, suivis de près par les Français, qui les massacraient sans pitié et qui, abandonnant soudain la poursuite, tombèrent à l’improviste sur le camp où l’infanterie ignorait la dérouté des cavaliers. Le carnage y fut effroyable ; les malheureux qui purent échapper se sauvèrent vers la Garonne, mais beaucoup se noyèrent en essayant de traverser le fleuve. On assure que les Croisés ne perdirent pas vingt hommes, que leurs adversaires eurent quinze à vingt mille morts et tout le monde reconnut la main de Dieu dans une victoire si miraculeuse — d'autant plus qu’au dernier dimanche du mois d’août une grande procession avait eu lieu à Rome, suivie d'un jeûne de deux jours, pour demander au ciel le succès des armes catholiques. Toutefois, le roi Jayme nous dit que la mort de son père, qui eut pour conséquence la déroute de l’armée, ne fut pas l’effet d’un miracle, mais du vice favori du roi d’Aragon. Les nobles albigeois, pour conquérir ses bonnes grâces, avaient mis à sa disposition leurs femmes et leurs filles ; le matin de la bataille, il était si épuisé par ses excès qu’il ne put se tenir debout pendant la célébration de la messe[8].

Avec le peu de troupes dont il disposait, Montfort était dans l’impossibilité de poursuivre ses avantages ; aussi les conséquences immédiates de sa victoire furent-elles peu sensibles. Les citoyens de Toulouse désiraient la paix ; mais quand leur évêque, Foulques, demanda deux cents otages, ils refusèrent il en donner plus de soixante, et lorsque l’évêque accepta ce chiffre, ils retirèrent leur proposition. Montfort fit une incursion sanglante dans le pays de Foix et parut devant Toulouse, mais il fut bientôt réduit à la défensive. Narbonne, devant laquelle il se présenta pacifiquement, lui refusa l’entrée ; la même chose lui arriva ù Montpellier et il fut obligé d’avaler en silence ces deux affronts. Sa condition était très critique pendant l’hiver de 1214, mais les affaires prirent alors une tournure toute différente. La prohibition de prêcher la croisade en France avait été levée et l’on annonçait l’arrivée de 100.000 nouveaux pèlerins après Pâques. En outre, un nouveau légat, le cardinal Pierre de Bénévent, arriva avec les pleins pouvoirs du pape et reçut ê Narbonne la soumission des comtes de Toulouse, de Foix et de Comminges, d’Aimeric, vicomte de Narbonne, et de la ville de Toulouse elle-même. Tous promirent de chasser les hérétiques et de satisfaire toutes les exigences de l’Église, en fournissant toutes les garanties qu’on leur demanderait. Raymond remit même tous ses domaines aux mains du légal et s’engagea, s’il en recevait l’ordre, à se rendre en Angleterre ou ailleurs jusqu'au jour où il pourrait aller à Rome. Revenu à Toulouse, il y vécut avec son fils comme un simple citoyen dans la maison de David de Roaix. Rome ayant ainsi obtenu tout ce qu’elle avait jamais demandé, le légal donna l'absolution à tous les pénitents et les déclara réconciliés à l’Eglise. Si le pays avait espéré que sa soumission lui rendrait la paix, il fut cruellement déçu. Tout cela n’avait été qu’un nouvel acte de la comédie tragique que jouaient depuis si longtemps Innocent et ses agents. Le légat avait simplement voulu arrêter l'ardeur de Montfort à un moment où il semblait plus faible que ses adversaires, et en même temps tromper les provinces menacées jusqu’à l’arrivée du nouveau contingent de pèlerins. Le chroniqueur monacal admire cette fraude pieuse si habilement conçue et exécutée avec tant de succès. Son exclamation enthousiaste : « Ô pieuse fraude du légat ! Ô piété frauduleuse ! » nous livre la clef des secrets de la diplomatie italienne dans ses rapports avec les Albigeois.

Rien que Philippe-Auguste fut en guerre avec le roi Jean d'Angleterre et l’empereur Othon, les hordes des Croisés, impatientes de butin et d’indulgences, dévalèrent comme un torrent sur les malheureuses provinces du Midi. Leur premier exploit fut la prise de Mauriac, où nous trouvons la première mention certaine des Vaudois au cours de cette guerre. Sept de ces sectaires furent découverts parmi les captifs ; ils affirmèrent hardiment leurs croyances devant le légat et furent brûlés au milieu de grandes réjouissances. Montfort, avec son habileté ordinaire, se servit des renforts qui lui arrivaient pour étendre son autorité sur l’Agenois, le Quercy, le Limousin, le Rouergue et le Périgord. Toute résistance étant épuisée, le légat, au mois de juin 1215, convoqua une réunion de prélats à Montpellier. Les citoyens ne voulurent pas permettre à Montfort de pénétrer dans la ville, bien qu’il dirigeât les débats du fond de la maison des Templiers qu’il habitait au-delà des murs ; un jour qu’on l’avait introduit secrètement dans Rassemblée, le peuple en eut vent et se préparait à l’assaillir quand on le fit disparaitre par des ruelles détournées. Le concile déposa Raymond et élut Montfort à sa place ; Innocent, consulté par une ambassade, donna son assentiment. Il déclara que Raymond était déposé pour crime d’hérésie ; sa femme devait recevoir son douaire et une pension de cent cinquante marcs lui était assignée, garantie par le château de Beaucaire. La décision définitive touchant le territoire conquis devait être prise au mois de novembre suivant, par le concile général de Latran ; jusque-là, il était remis à la garde de Montfort, que les évêques devaient aider et auquel les habitants devaient obéir. Une petite partie des revenus était affectée à l’entretien de Raymond.

L’évêque Foulques retourna à Toulouse, dont il était le véritable maître, sous la protection du légat qui continuait à tenir Toulouse et Narbonne ; il s'agissait de soustraire ces villes à l’avidité de Louis Cœur de Lion, qui avait pris la croix trois ans auparavant et dont on attendait l’arrivée. Les faidits, comme on appelait les seigneurs et les chevaliers dépossédés, étaient gracieusement autorisés à chercher un gagne-pain dans le pays, à la condition qu’ils ne pénétreraient jamais dans des châteaux ou des villes murées et qu’ils voyageraient sur des bidets avec un seul éperon et sans armes.

La victoire de Bouvines avait délivré la France des graves périls qui la menaçaient et l’héritier de la couronne ôtait désormais libre d'accomplir son vœu. Louis arriva en noble et galante compagnie ; ses chevaliers et lui gagnèrent facilement le pardon de leurs péchés au cours d’un pèlerinage pacifique de quarante jours. Les craintes que sa venue avait fait naître furent bientôt dissipées. Il ne se montra nullement disposé à réclamer pour la couronne les conquêtes faites au cours des précédentes croisades ; on profita de sa présence pour assurer à Montfort une investiture temporaire et pour obtenir l'ordre de démanteler les deux principaux centres de mécontentement, Toulouse et Narbonne. Gui, frère de Montfort, prit possession de Toulouse et s’occupa d’en faire raser les murs. L’archevêque Arnaud, moins préoccupé des intérêts de la religion que de ses prétentions au titre de duc, protesta, mais en vain, contre le démantèlement de Narbonne. En remettant à Montfort les domaines de Raymond, Innocent avait fait exception pour le comté de Melgueil, sur lequel l’Église avait certains titres ; il vendit ce comté à l’évêque de Maguelonne, qui dut payer la somme énorme de 33.000 marcs, outre les gratifications exigées par le personnel de la cour pontificale. La couronne réclama, comme héritière éventuelle du comte de Toulouse, mais la vente était définitive et, jusqu’à la Révolution, les évêques de Maguelonne et de Montpellier eurent la satisfaction de s'intituler comtes de Melgueil. Ce n'était là qu’une faible part d'un immense butin et Innocent aurait agi avec plus de dignité en s’abstenant.

Les deux Raymond s’étaient retirés— à la cour d’Angleterre, dit-on, où le roi Jean leur aurait donné dix mille marcs, au prix de l’hommage sans valeur qu’ils venaient lui rendre. Peut- être faut-il attribuer à celle maladresse du comte de Toulouse l’autorisation donnée par Philippe-Auguste à son fils d’entreprendre la croisade et d'accorder à Montfort l'investiture de terres ainsi placées sous la suzeraineté anglaise. Cependant les humiliations infligées par l'étranger et les révoltes à l'intérieur furent cause que Jean ne put intervenir ni comme allié, ni comme suzerain, et Raymond fut obligé d’attendre patiemment la réunion du grand concile qui devait décider de son sort. Là, du moins, il aurait quelque chance d’être entendu et d’invoquer la justice qui lui avait été si obstinément refusée.

Au mois d’avril 1213, le pape avait lancé les convocations pour le douzième concile général, où l’on devait délibérer sur la reconquête de la Terre-Sainte, sur la réforme de l’Eglise et des abus, l’extirpation de l’hérésie et la pacification des âmes. On avait spécifié ce programme à l’avance et accordé deux ans et demi aux prélats pour se préparer à y répondre. La réunion eut lieu au jour fixé, le 1er novembre 1213, et l'ambition d'Innocent fut à juste titre flattée quand il put ouvrir et présider l’assemblée la plus auguste que la chrétienté latine eut jamais vue. L’occupation de Constantinople par les Francs avait permis, dans cette circonstance, de réunir les représentants des églises orientales et occidentales ; les patriarches de Constantinople et de Jérusalem figurèrent au concile comme les humbles serviteurs de Saint-Pierre. Chaque monarque avait son représentant, chargé de veiller sur ses intérêts temporels ; les plus savants théologiens étaient venus pour donner, au besoin, leur avis sur les questions de foi et de droit canonique. Les princes de l'Église assistaient en plus grand nombre que dans tout concile antérieur. Outre les patriarches, il y avait 71 primats ou métropolitains, 412 évêques, plus 800 abbés et prieurs et les innombrables délégués des prélats qui n’avaient pu venir en personne. Deux siècles devaient s’écouler avant que l’Europe montrât de nouveau sa force collective dans une assemblée comme celle qui remplissait alors l’immense basilique de Constantin. C’est une marque éclatante du service que l’Église a rendu en contrebalançant les tendances centrifuges des peuples, que la réunion, à l’appel du pontife de Rome, d’un pareil conseil fédératif du christianisme, que nulle autre puissance n’aurait été capable d’assembler. A défaut du pouvoir central qui se manifestait ainsi avec éclat, les destinées de la civilisation moderne eussent été tout autres.

Les comtes de Toulouse, de Foix et de Comminges étaient arrivés à Rome avant l’ouverture du concile. Ils y furent rejoints par le jeune Raymond qui, pour échapper aux émissaires de Montfort, avait du passer d’Angleterre en France et traverser ce pays, déguisé comme le serviteur d'un marchand. Dans une série d’entretiens avec Innocent, ils plaidèrent leur cause et produisirent une certaine impression sur son esprit. On dit qu’ils furent secondés cette fois par Arnaud de Narbonne, irrité par sa querelle avec Montfort ; mais les autres prélats, pour lesquels c’était presque une question de vie ou de mort, dénoncèrent Raymond avec tant de violence et tracèrent un tableau si effroyable de la catastrophe qui menaçait la religion, qu'Innocent, après une courte période d’hésitation, résolut de ne rien faire. Montfort avait envoyé pour le représenter son frère Gui. Sitôt que le concile fut réuni, les deux parties y plaidèrent leur cause. La décision des Pères fut prompte et, comme on pouvait s’y attendre, en faveur du champion de l’Église. La sentence, promulguée par Innocent le 13 décembre 1215, rappelait les efforts de l’Église pour délivrer la province de Narbonne de l’hérésie, vantait la paix et la tranquillité qui avaient été la conséquence de son succès. Elle admettait que Raymond s’était rendu coupable d’hérésie et de spoliation, en raison de quoi il était privé d’un pouvoir dont il avait abusé et condamné à résider ailleurs en pénitence de ses péchés, avec la promesse d’une rente de 400 marcs tant qu'il se montrerait obéissant. Sa femme devait conserver les domaines de son douaire ou en recevoir l’équivalent. Tous les territoires conquis par les Croisés, y compris Toulouse, le centre de l’hérésie, et Montauban, étaient attribués à Montfort, qu’on louait comme le principal instrument du triomphe de la foi. Celles des autres possessions de Raymond qui n’avaient pas encore été conquises devaient être gardées par l’Église, pour être remises, en fout ou en partie, au jeune Raymond, s’il se montrait digne d'en être investi lors de sa majorité. En ce qui concernait le comte Raymond, le jugement était sans appel ; désormais, l’Église ne l’appela plus que « le ci-devant comte » Quondam comes. Des décisions subséquentes, touchant le pays de Foix et de Comminges, arrêtèrent du moins, dans cette direction, le progrès des armes de Montfort, bien qu’elles fussent beaucoup moins favorables aux nobles de ces contrées qu’elles ne le paraissaient au premier abord.

Le tribunal suprême de l’Eglise avait parlé. Mais ce tribunal avait perdu une partie de son empire sur les âmes et sa sentence, loin d’apaiser toutes les querelles, fut le signal d’une révolte. Dans le midi de la France, on avait attendu avec confiance la réparation d’une longue série d’injustices ; quand cet espoir fut déçu, l'esprit national, exalté jusqu’à l’enthousiasme, ne vit de salut que dans la résistance armée. Si Mont fort s'était imaginé que ses conquêtes étaient confirmées d’une manière durable par la voix des Pères de Latran et par l’acceptation de l’hommage qu’il n’avait pas tardé à rendre à Philippe-Auguste, il montra par-là combien il connaissait peu le tempérament des hommes à qui il avait affaire. Toutefois, en France, il était naturellement le héros du moment et le voyage qu’il entreprit pour aller offrir son allégeance fut une marche triomphale. Les populations s’attroupaient pour voirie champion de l’Église ; le clergé formait des processions solennelles pour lui souhaiter la bienvenue dans chaque ville et ceux qui pouvaient seulement toucher le bord de ses vêtements s’estimaient heureux.

Le jeune Raymond, qui était à cette époque un adolescent de dix-huit-ans, endurci par des années d’adversité, avait des manières attrayantes et nobles qui, dit-on, produisirent une impression très favorable sur Innocent. Le pape le congédia avec sa bénédiction et un bon conseil : ne pas prendre le bien d’autrui, mais défendre le sien — res de l’autrui non pregas ; lo teu, se degun lo te vol hostar, de/f'endas. — Le jeune homme se hâta de suivre le conseil pontifical, mais il l'entendit à sa manière. La part d’héritage qui lui avait été réservée sous la garde de l’Église était située à Test du Rhône ; c’est là que le père et le fils, revenant d'Italie, se rendirent au commencement de 1216, pour chercher une base d’opérations, l’eu de temps après, Raymond l’ainé alla en Espagne pour lever des troupes. Les citoyens de Marseille, d'Avignon, de Tarascon se levèrent comme un seul homme à l'appel de leur seigneur et demandèrent à être conduits contre les Français, indifférents aux foudres de l’Église, prêts à sacrifier leurs biens et leurs vies. Désormais, dans ce grand drame, ce sont les cités et les citoyens qui jouent le premier rôle ; la lutte s’engage entre les communes à demi républicaines, qui combattent pour leur existence, et la dure féodalité du Nord. La question religieuse fut reléguée au second plan, d'autant plus que les idées religieuses d’alors étaient très confuses. Au siège du Château de Beaucaire, quand il fallut construire des retranchements contre l’armée de secours amenée par Montfort, le chapelain de Raymond promit le salut à quiconque viendrait travailler sur les remparts et le peuple de la ville se mit incontinent à l’œuvre pour obtenir les indulgences promises. Apparemment, on ne songeait pas que Raymond et tous les siens étaient excommuniés ; les indulgences conservaient leur crédit, quelle que fût la main qui les distribuât.

En présence de ce danger nouveau, Montfort fît preuve de son activité ordinaire. Mais la fortune l’avait abandonné et les historiens de l’Église ont émis l’opinion qu’il ployait sous le faix de l’excommunication lancée contre lui par l’implacable Arnaud de Narbonne, auquel il avait fait tort dans leur querelle relative au duché. Montfort n’y avait prêté aucune attention, ne cessant même pas d'assister à la messe, alors qu'il témoignait d’un si profond respect pour les censures ecclésiastiques quand elles étaient dirigées contre ses adversaires. Obligé d'abandonner Beaucaire, après des luîtes acharnées, il marcha plein de colère sur Toulouse, qui se préparait à rappeler son ancien seigneur. Il mit le feu à plusieurs quartiers de la ville, mais les citoyens barricadèrent les rues et résistèrent pas à pas à ses troupes. On finit par traiter ; Montfort s’engagea à épargner la ville moyennant une énorme indemnité de 30.000 marcs ; mais il détruisit ce qui restait des fortifications, combla les fossés et désarma les habitants. Malgré l’excommunication qui pesait sur lui, il était encore très efficacement soutenu par l’Eglise. Innocent III mourut le 20 juillet 1210 ; son successeur Honorius III hérita de sa politique elle nouveau légat, le cardinal Bertrand de Saint-Jean et de Saint-Paul, était, si possible, encore plus décidé que ses prédécesseurs à supprimer à tout prix la rébellion contre Rome. On avait recommencé à prêcher la croisade. Au début de l’an 1217, Montfort traversa le Rhône et s’avança dans les territoires laissés au jeune Raymond, à la tête d'une armée de Croisés et d’un petit contingent fourni par le roi de France.

Il fut rappelé tout à coup par la nouvelle que Toulouse s’était révoltée, que Raymond A 1, à la tête d'auxiliaires espagnols, y avait été reçu avec joie, que Foix et Comminges, avec tous les nobles du pays, s’étaient réunis à Toulouse pour saluer leur chef, enfin que la comtesse de Montfort était en danger au Château Narbonnais, la citadelle en dehors de la ville, où Montfort avait laissé garnison. Abandonnant ses conquêtes, il revint sur ses pas. Au mois de septembre 1217 commença le second siège de l’héroïque cité, dont les bourgeois montrèrent leur résolution inébranlable de se soustraire au joug de l’étranger, ou plutôt le courage du désespoir, s’il faut croire que le cardinal-légat avait ordonné aux Croisés de tuer tous les habitants sans distinction d’âge ni de sexe. Comme la ville était sans défenses, hommes et femmes travaillaient jour et nuit à reconstruire les remparts. Vainement, Honorius écrivit des lettres de menaces et d’exhortations aux rois d’Aragon et de France, au jeune Raymond, au comte de Foix, aux citoyens de Toulouse, d’Avignon et de Marseille. Vainement la prédication de la croisade, renouvelée avec un zèle infatigable, amenait sans cesse aux assiégeants de nouveaux renforts. Le siège se traîna pendant neuf longs mois, entrecoupé par des assauts furieux et des sorties plus furieuses encore, avec des intervalles d’inaction au moment où l’armée des Croisés voyait décroître ses forces. Gui, frère de Montfort, et son fils aîné Amauri furent sérieusement blessés. Les ennuis du général étaient accrus parles taquineries du légat, qui lui reprochait son insuccès, l’accusait d’ignorance 186 et de mollesse. Le lendemain de la Saint-Jean (1218), Montfort, fatigué et découragé, surveillait la reconstruction de ses machines après avoir repoussé une sortie lorsqu’une pierre lancée par un mangoneau, — pièce servie, suivant la tradition toulousaine, par des femmes — le frappa d'un coup mortel. Son casque fut écrasé et il ne proféra plus une parole. Grande fut la douleur des fidèles à travers toute l’Europe quand la nouvelle se répandit que le glorieux champion du Christ, le nouveau Macchabée, le rempart de la Foi, était tombé comme un martyr pour la cause de la religion. Il fut enseveli à Haute-Bruyère, dépendance du monastère de Dol, et les miracles opérés sur sa tombe montrèrent combien sa vie et sa mort avaient été agréables à Dieu. Toutefois, il ne manqua pas de gens pour attribuer sa ruine soudaine, au moment même où ses succès paraissaient à jamais confirmés, au fait qu'il avait négligé de poursuivre l’hérésie dans son ardeur à satisfaire son ambition.

S'il fallait une preuve de plus des éminentes capacités de Montfort, on la trouverait dans la ruine rapide de tout ce qu’il avait fondé, quand son pouvoir passa aux mains de son fils et successeur Amauri. Même pendant le siège, son prestige était encore tel que le puissant Jourdain de l’Isle-Jourdain lui fit sa soumission, comme au due de Narbonne et comte de Toulouse, en lui donnant pour otages Géraud, comte d'Armagnac et de Fezensac, Roger, vicomte de Fezensaquet et d'autres nobles ; ajoutons qu’au mois de février 1218, les citoyens de Narbonne, intimidés, avaient renoncé à leur altitude de rebelles, ha mort de Montfort fut considérée comme le signal de la délivrance. Partout où les garnisons françaises n’étaient pas trop fortes, le peuple se souleva, massacra les envahisseurs et rappela ses anciens chefs. Honorius eut beau reconnaître Amauri comme le successeur de l'autorité de son père, mettre au ban les deux Raymond, accorder à Philippe-Auguste un vingtième des revenus ecclésiastiques pour l'exciter à une nouvelle croisade, promettre indulgence plénière à tous ceux qui y participeraient. En vain Louis Cœur de Lion, accompagné du cardinal-légat Bertrand, conduisit dans le midi une belle armée de pèlerins qui comptait dans ses rangs trente-trois comtes et vingt évêques. Elle réussit bien à s’avancer jusqu’à Toulouse, mais le troisième siège ne fut pas plus heureux que les précédents et Louis fut obligé de se retirer sans gloire, n’ayant accompli d’autre exploit que le massacre de Marmande, où 5.000 hommes, femmes et enfants furent passés au fil de l’épée. L’horrible cruauté des Croisés, leur luxure brutale, qui n'épargnaient ni la vie des hommes ni l’honneur des femmes, contribuèrent puissamment à enflammer la résistance. Une à une les forteresses encore occupées par les Français furent reprises et bien peu de familles fondées par les envahisseurs purent subsister dans le pays. En 1220, un nouveau légat, Conrad, essaya de créer un ordre militaire sous le nom de Chevaliers de la Foi de Jésus, mais il ne rendit aucun service. La sentence d'excommunication et d’exhérédation fulminée par le pape en 1221 fut tout aussi vaine ; et quand, la même année, Louis entreprit une nouvelle croisade et reçut d’Honorius un vingtième des revenus de l'Eglise pour en couvrir les frais, il tourna l’armée ainsi recrutée contre les possessions anglaises et s’empara de la Rochelle, malgré les protestations du roi et du pape.

Au commencement de 1222, Amauri, réduit au désespoir, offrit à Philippe-Auguste de lui faire abandon de toutes ses possessions et de tous ses droits ; il pria en même temps le pape Honorius d'appuyer sa proposition. Honorius écrivit au roi de France, le 14 mai, que ce moyen était désormais le seul de sauver l’Eglise. Les hérétiques qui s’étaient cachés dans des cavernes et dans les régions montagneuses, lorsque la domination française s’exerçait sur le pays, étaient revenus en foule aussitôt après le départ des envahisseurs ; la haine générale qui pesait sur les étrangers favorisait encore leur propagande religieuse. L’Église, en vérité, était devenue une ennemie nationale et nous en croyons volontiers Honorius lorsqu’il décrit la condition lamentable de l'orthodoxie dans le Languedoc. L’hérésie y était ouvertement pratiquée et enseignée ; les évêques hérétiques prenaient place hardiment en face des prélats catholiques et il y avait à craindre que le pays tout entier ne fût bientôt gagné par la contagion.

Malgré tous ces arguments, accompagnés de l’offre d’un vingtième des revenus ecclésiastiques et d’indulgences illimitées pour une croisade, Philippe resta sourd aux propositions du pape ; et lorsque Amauri s’adressa avec la même offre à Thibaut de Champagne, le roi répondit à ce dernier, qui le consulta, en des termes qui équivalaient à un refus. S'il voulait entreprendre la chose à ses risques et périls, le roi lui souhaitait bon succès, mais il ne pouvait ni l’aider, ni l'affranchir de ses obligations de vassal, à cause de la tension de ses rapports avec l'Angleterre. Au mois de juin, ce fut au tour du jeune Raymond d’en appeler à Philippe, son seigneur et son parent, implorant sa pitié et le suppliant dans les termes les plus humbles d’intervenir, pour le réconcilier A l'Eglise et écarter ainsi de lui l’incapacité d’hériter à laquelle il se trouvait soumis.

Cette démarche doit avoir été provoquée par l'état de santé de Raymond VI qui, en effet, mourut peu de temps après, au mois d’août 1222. En 1218, Raymond avait arrêté son testament, aux termes duquel il faisait des legs pieux aux Templiers et aux Hospitaliers de Toulouse, manifestait l'intention d'entrer dans ce dernier Ordre et exprimait le désir d’être enterré avec ses moines. Le matin même de sa mort, il avait été prier deux fois dans l’église de la Daurade, mais son agonie fut courte et il avait déjà perdu l'usage de la parole lorsque l’abbé de Saint Sernin vint lui apporter les consolations de la religion. Un Hospitalier qui était présent jeta sur lui son manteau avec la croix, afin d’assurer à sa maison le privilège d’ensevelir le comte ; mais un paroissien zélé de Saint Sernin arracha le manteau et il s’ensuivit une révoltante querelle sur le corps du moribond, l’abbé réclamant à grands cris le cadavre, puisque la mort survenait dans sa paroisse. Il finit par ameuter le peuple, auquel il ordonna de ne point permettre que le corps fut enlevé. Cette dispute sur les restes du comte de Toulouse devint encore plus odieuse parce que l’Église ne voulut pas permettre l’inhumation de celui qu’elle considérait comme son ennemi. Le corps resta sans sépulture, en dépit des efforts réitérés de Raymond VII, après sa réconciliation, pour assurer le repos de l’âme de son père. Ce fut en vain qu’une enquête instituée en 1247 par Innocent IV recueillit les témoignages de cent vingt personnes à l'effet que Raymond VI avait été le plus pieux et le plus charitable des hommes et le très obéissant serviteur de l’Église. Ses restes demeurèrent pendant un siècle et demi le jouet des rats dans la maison des Hospitaliers et quand ils eurent disparu morceau par morceau, le crâne fut encore conservé comme un objet de curiosité, au moins jusqu’à la fin du XVIIe siècle.

Après la mort de son père, Raymond VU poursuivit ses avantages et Amauri fut de nouveau réduit, au mois de décembre, à offrir ses droits à Philippe-Auguste, qui refusa derechef de les accepter. Au mois de mai 1223, on eut quelque espoir que le roi de France entreprendrait une croisade ; le légat Conrad de Porto, avec les évêques de Nîmes, d'Agde et de Lodève, lui écrivit de Béziers, insistant sur l’état déplorable du pays où villes et châteaux ouvraient tous les jours leurs portes aux hérétiques. Il y eut alors des négociations avec Raymond et les choses allèrent si loin qu’Honorius écrivit a son légat de prendre soin des intérêts de l’évêque de Viviers lors de la conclusion de l’accord attendu. En présence, en effet, des progrès incessants de l'hérésie et de l’indifférence de Philippe-Auguste, il semblait qu’on dût chercher ailleurs les hases d’une pacification. Il faut dire que l’activité de l'antipape bulgare avait singulièrement enflammé l’ardeur des Cathares ; des hérétiques venant du Languedoc allaient le trouver et revenaient avec tout le zèle de missionnaires ; son représentant, Barthélemi, évêque de Carcassonne, qui s’appelait lui-même, à l’imitation des papes romains, serviteur des serviteurs de la Foi, faisait, pour la propagation de ses croyances, des efforts couronnés de succès. Des trêves furent conclues entre Amauri et Raymond ; puis le légat convoqua un concile à Sens, le 6 juillet 1223, d’où l'on espérait que la pacification devait sortir. Le concile fut transféré A Paris, parce que Philippe-Auguste désirait y assister ; le roi devait même y attacher une grande importance, car on le vit regagner en hâte sa capitale, malgré la fièvre qui le minait. Il mourut sur la route à Meudon, le 14 juillet. Les espérances de Raymond se trouvèrent ainsi brisées. La mort de Philippe-Auguste rendait le concile inutile et changeait en un instant la face des affaires. Rien que Philippe-Auguste ait témoigné de sa sympathie pour Montfort en lui léguant 30.000 livres, il s'était prudemment abstenu de toute démarche compromettante et avait fermement rejeté les offres d’Amauri. Toutefois, sa sagacité lui permettait d’entrevoir que, lui mort, le clergé emploierait toutes ses forces à pousser son fils Louis vers une croisade et que le royaume serait abandonné aux mains d’une femme et d’un enfant. C’est sans doute pour prévenir ce péril qu’il montra tant d’insistance <ï rejoindre le concile, malgré le mauvais état de sa santé. Ses prévisions ne tardèrent pas à se réaliser. Le jour même de son couronnement, Louis promit au légat d’entreprendre la croisade ; Honorius le stimula de son mieux et, au mois rie février 1224, Louis accepta d'Amauri la cession conditionnelle de tous ses droits sur le Languedoc. Raymond se trouva désormais en face de l’adversaire le plus redoutable, le roi de France.

La situation était pleine de périls nouveaux et inattendus. Il n’y avait pas un mois qu’Amauri, réduit à la plus grande détresse, avait été obligé d'abandonner les quelques châteaux qu’il tenait encore, en rachetant les garnisons avec une partie de 1 argent que Philippe-Auguste lui avait légué. Puis il avait quitté pour toujours ce pays dont son père et lui avaient été les fléaux. Et maintenant, à la place de cet ennemi épuisé par une longue lutte, Raymond voyait devant lui un jeune homme ardent, disposant de toutes les ressources que Philippe-Auguste avait accumulées pendant son long règne, impatient aussi de venger l’échec qu’il avait éprouvé cinq ans auparavant sous les murs de Toulouse. Dès le mois de février, il écrivit aux citoyens de Narbonne, les félicitant de leur loyauté et promettant de conduire une croisade dans le pays trois semaines après Pâques, afin de restituer à la couronne tous les territoires que la maison de Toulouse avait perdus. Cependant Louis ne voulait pas être dupe. Il exigea, comme condition de son départ, que l’Église assurât au royaume la paix extérieure et intérieure, qu’une croisade fût prêchée avec les mêmes indulgences que pour la Terre Sainte, que ceux de ses vassaux qui ne se joindraient pas à lui fussent excommuniés, que l’archevêque de Bourges fût nommé légat â la place du cardinal de Porto, que les territoires de Raymond, de ses alliés et de tous ceux qui résisteraient à la croisade lui fussent attribués d’avance, qu'il reçût de l’Église un subside de 60.000 livres parisis par an, enfin qu’il fût libre de revenir ou de rester comme il lui plairait.

Louis présuma que ces conditions seraient acceptées et continua ses préparatifs, tandis que Raymond faisait des efforts désespérés pour conjurer l’orage. Henri III d’Angleterre inter vint auprès d’Honorius et Raymond fut encouragé à faire des offres d’obédience à Rome par l’entremise d’ambassadeurs dont les libéralités parurent produire une impression très favorable sur les officiers de la Curie. Honorius répondit par une lettre aimable, promettant d’envoyer Romano, cardinal de Sant’Angelo, en qualité de légat, pour arranger les affaires ; puis il fit savoir au roi Louis que Frédéric II faisait des offres si avantageuses en vue de la conquête de la Terre Sainte qu'il fallait tout subordonner à ce grand dessein et que la vente des indulgences ne pouvait être autorisée pour un autre objet. Le pape ajoutait que si le roi de France continuait à menacer Raymond, ce dernier ne tarderait pas à se soumettre. En même temps, des instructions étaient envoyées à Arnaud de Narbonne, lui enjoignant d’agir auprès de Raymond, de concert avec les autres prélats, pour obtenir de lui qu’il offrit des conditions acceptables.

Louis, justement indigné de cette diplomatie à double visage, protesta publiquement qu’il se lavait les mains de toute l’affaire et lit savoir au pape que la Curie romaine pouvait s’arranger à sa guise avec Raymond, qu’il ne se souciait pas des questions de théologie, mais que ses droits devaient être 192 respectés et qu’il ne permettrait pas de lever de nouveaux subsides. A un Parlement tenu à Paris, le 5 mai 1224, le légat annula les indulgences concédées contre les Albigeois et reconnut que Raymond ôtait un bon catholique ; d’autre part, Louis fit une déclaration qui montre à quel point il était irrité des procédés de l’Église à son égard. Toutefois, ses préparatifs militaires ne furent pas perdus : il en tira parti pour arracher A. Henri III une partie considérable des possessions que l'Angleterre conservait sur le sol français.

L’orage paraissait conjuré. Il ne s’agissait plus que de s’entendre sur les termes de la pacification ; or, Raymond avait été trop près de la ruine pour se montrer difficile. Le 2 juin, jour de la Pentecôte, il rejoignit à Montpellier, en compagnie de ses principaux vassaux, Arnaud et les évêques ; il déclara qu'il observerait et maintiendrait, dans toute l’étendue de ses domaines, la foi catholique ; qu’il en expulserait les hérétiques désignés par l’Église ; qu’il confisquerait leurs biens et les châtierait corporellement ; qu’il assurerait la paix et dissoudrait les bandes de mercenaires ; qu’il restituerait aux églises tous leurs droits et privilèges ; qu’il, payerait 20.000 marcs pour réparer les pertes faites par l’Eglise et pour dédommager Amauri, à la condition que ce dernier renonçât à ses prétentions et livrât tous les documents qui les attestaient. Si cela ne devait pas suffire, il était prêt à se soumettre entièrement à l’Église, réserve faite de ses devoirs d’allégeance envers le roi. Ces propositions étaient contresignées par le comte de Foix et le vicomte de Béziers. Pour affirmer sa sincérité, Raymond replaça l’ancien ennemi de son père, Théodisius, sur le siège épiscopal d'Agde, que l'ex-légat avait obtenu et d’où il avait été chassé ; il restitua aussi différentes propriétés à des églises.

Les offres de Raymond furent transmises à Rome pour être approuvées par le pape. La première réponse d’Honorius put faire croire qu’elles seraient agréées. Il avait été convenu qu’un concile se réunirait le 20 Août pour les ratifier. Mais dès qu’il se fût assemblé à Montpellier, Amauri adressa un appel désespéré aux évêques, les suppliant de ne pas laisser échapper les fruits de la victoire. Le roi de France, disait-il, était sur le 193 point de prendre en mains sa cause, dont l’abandon serait un scandale et une humiliation pour l’Église universelle. Malgré cet appel, les évêques acceptèrent les serments de Raymond et de ses vassaux aux conditions précédemment fixées, avec la réserve qu’on attendrait la décision du pape en ce qui concernait l’indemnité due ù Amauri et que tous les ordres ultérieurs de l’Église seraient obéis, sans préjudice de la suzeraineté du roi et de l'empereur. Raymond promit tout et donna des gages en conséquence.

Que pouvait encore exiger l'Eglise ? Raymond avait triomphé d’elle et de tons les Croisés qu'elle avait déchaînés contre lui ; malgré cela, il offrait une soumission aussi complète que celle que l’on aurait pu imposer à son père à l'heure de sa plus profonde détresse. Juste à la même époque, une dispute publique avait lieu à Castelsarrasin entre certains prêtres catholiques et des ministres cathares, preuve nouvelle que l’hérésie avait confiance dans sa cause et qu’il fallait chercher un terrain d’entente si l'on voulait en arrêter les progrès. Non moins significatif fut un concile cathare tenu peu de temps après à Pieussan, où, avec le consentement de Guillabert de Castres, évêque hérétique de Toulouse, le nouvel évêché de Rasés fut constitué avec une partie de ceux de Toulouse et du Carcassès.

 Cependant l'on n’était pas au bout des vicissitudes et des surprises. Au mois d’octobre, quand les envoyés de Raymond arrivèrent à Rome pour obtenir la confirmation papale, ils se trouvèrent en présence de Gui de Montfort, chargé par le roi de France de s’y opposer. Nombre d’évêques languedociens craignaient que la paix ne les obligeât à restituer des biens usurpés à la faveur des troubles et ils étaient, par suite, intéressés à prétendre que Raymond était hérétique au fond du cœur. Honorius tergiversa jusqu’au commencement de 1225 ; il renvoya alors le cardinal Romano en France„ avec les pleins pouvoirs d’un légat et des instructions portant qu’il devait menacer Raymond et faire conclure une trêve entre la France et l’Angleterre, afin de rendre toute liberté à Louis. Il écrivit au roi dans le même sens et envoya à Amauri de l’argent avec des paroles encourageantes. La description qu’il fait du Languedoc dans une de ses lettres, pays de fer et d'airain dont la rouille ne pouvait être enlevée que par le feu, montre assez 194 le parti pour lequel il s’était finalement prononcé

Après plusieurs conférences avec Louis et les principaux seigneurs et évêques, le légat convoqua un concile national à Bourges au mois de novembre 1225. Raymond y comparut, demandant avec humilité l’absolution et la réconciliation : il offrit à nouveau de se justifier, de se soumettre à loufes les réparations que pouvaient exiger les églises, de rétablir sur ses terres la sécurité et l’obéissance à Rome. Quant à l’hérésie, non seulement il s'engageait à l’extirper, mais il priait instamment le légat de visiter ses villes une à une, de s’enquérir des croyances du peuple, avec l’assurance que tous les délinquants seraient sévèrement punis et que toute ville récalcitrante serait mise à la raison. Il était prêt lui-même à rendre satisfaction pleine et entière pour toute faute qu’on pouvait lui imputer et à se soumettre à un examen portant sur l’orthodoxie de ses croyances, D’autre part, Amauri exhiba les décrets du pape Innocent condamnant Raymond VI et attribuant ses terres à Simon de Montfort, avec l’approbation de Philippe-Auguste. Après de longues discussions au sein du concile, le légat décida que chaque archevêque délibérerait séparément avec ses suffragants et lui remettrait par écrit le résultat de la délibération, qui serait ensuite soumis au roi et au pape. Tout cela devait se passer, sous peine d’excommunication, dans le plus profond secret.

Un épisode de la procédure du concile de Bourges montre d’une manière frappante le caractère des relations entre Rome et les églises locales, ainsi que celui de l’institution catholique vers laquelle les hérétiques étaient invités é revenir, sous la douce menace du bûcher et du gibet. Lorsque la besogne apparente de Rassemblée eut pris fin, le légat permit aux délégués des chapitres de s’en retourner, mais il retint auprès de lui les évêques. Les délégués ainsi renvoyés ne tardèrent pas à pressentir quelque fraude ; après s’être consultés, ils députèrent au légat des délégués de tous les chapitres métropolitains, pour dire qu’il possédait, à leur connaissance, certaines lettres spéciales de la curie romaine, réclamant à perpétuité pour le pape les revenus de deux prébendes dans tout chapitre épiscopal ou abbatial et d’une prébende dans chaque église conventuelle. Ils l'adjuraient, au nom de Dieu, de ne pas causer un tel scandale, l’assurant que le roi et ses barons résisteraient au prix de leur vie et de leurs dignités et que cela pouvait amener la ruine de l’Eglise. Ainsi mis en demeure, le légat exhiba ses lettres et émit l’opinion que l’octroi des demandes pontificales libérerait l’Église romaine du scandale de la convoitise, en mettant une fin à la nécessité où elle se trouvait de solliciter et de recevoir des cadeaux. Là-dessus, le délégué de Lyon répondit tranquillement qu’ils ne désiraient pas manquer d’amis à la cour romaine et qu’ils consentiraient très volontiers à les suborner ; d’autres représentèrent que la source de la cupidité ne tarirait jamais, que ces nouvelles richesses ne feraient qu’exciter l'avarice des Humains, que provoquer des querelles menaçantes pour l'existence même delà ville ; d’autres, enfin, objectèrent que les revenus ainsi assurés à la Curie et supérieurs à ceux de la couronne elle-même, rendraient les membres de la Curie 1 éliminent ri dies que Injustice serait plus coûteuse que jamais ; en outre, il était évident que les nombreux fonctionnaires auxquels le pape confierait la perception de ses revenus se livreraient à des exactions infinies et exerceraient un tel contrôle sur les élections des chapitres qu’ils finiraient par les mettre tous dans la dépendance étroite de Rome. Ils terminèrent en déclarant au légat que l’intérêt de Rome elle-même était d’abandonner ce projet, car si l'oppression devenait universelle, elle causerait une révolte non moins générale. Le légat, impuissant à tenir tête à l’orage, consentit à supprimer les lettres en question, ajoutant qu'il les désapprouvait, mais n’avait pas eu l'occasion de s’en expliquer, par la raison qu'elles lui étaient parvenues seulement après son arrivée en France. Une proposition non moins audacieuse, par laquelle la Curie espérait obtenir le contrôle de toutes les abbayes du royaume, avorta par suite de l’opposition acharnée des archevêques. L'hérésie pouvait vraiment se croire justifiée à se tenir à l’écart d’une pareille Église ![9]

Personne ne savait à quelles conclusions avaient abouti les conciliabules tenus par les archevêques, mais le résultat final ne pouvait faire de doute, une fois que le pape et le roi étaient également décidés à intervenir. Par surcroît de malheur pour Raymond, la mort venait d’enlever l’archevêque Arnaud de Narbonne, qui, devenu son ami déclaré, eut pour successeur un de ses ennemis les plus ardents, Pierre Amiel. On disait ouvertement qu’aucune paix honorable pour l’Eglise n’était compatible avec le maintien de Raymond et qu’un dixième des revenus ecclésiastiques avait été offert pendant cinq ans à Louis s’il voulait entreprendre la guerre sainte. Mais le roi, malgré sa légèreté et son avidité, hésitait à se mesurer avec le patriotisme exalté du Midi tant qu’il était en étal d’hostilité avec l’Angleterre. Il exigea donc qu’Honorius fit défense à Henri III de menacer le territoire français pendant la croisade. Quand Henry reçut les lettres du pape, il préparait avec ardeur une expédition pour porter secours à son frère Richard de Cornouailles ; mais ses conseillers le poussèrent à ne point empêcher Louis de s’embrouiller dans une entreprise si difficile et si coûteuse ; l’un d’eux, Guillaume Pierrepont, qui passait pour un savant astrologue, prédit avec assurance que Louis allait perdre la vie ou subir un désastre. Sur ces entrefaites arrivèrent des nouvelles de Richard qui dépeignaient sa situation comme favorable ; l’inquiétude de Henri se calma et bien qu’il eût, peu de temps auparavant, conclu une alliance avec Raymond, il accorda au pape les promesses que celui-ci demandait. Pour assurer plus efficacement encore le succès de la croisade, l’Église prohiba toutes les guerres privées jusqu'à ce qu’elle eût pris fin.

La question religieuse n’était plus, à l’époque où nous sommes arrivés, qu’un prétexte à des ventes d’indulgences et à des levées de taxes ecclésiastiques. Si Raymond n’avait pas encore persécuté activement ses sujets hérétiques, c’était simplement parce qu’il ne pouvait pas sans folie, étant exposé à des agressions du dehors, détacher de sa cause un grand nombre d’hommes dont l’appui lui était indispensable. Il s’était montré tout prêt a prendre les mesures nécessaires au prix d’une réconciliation avec l’Eglise et il avait même exhorté le légat à organiser 1 inquisition sur ses domaines. Au milieu des troubles qui agitaient le Midi, les Dominicains avaient pu grandir en puissance et s’établir sur les terres de Raymond ; quand leurs rivaux en persécution, les Franciscains, étaient venus à Toulouse, il les avait reçus cordialement et les avait aidés à s’y fixer. Cette même année 1223 vit arriver en France Saint-Antoine de Padoue, dont le nom est le plus vénéré dans l’Ordre après celui de Saint-François. Antoine venait prêcher contre l'hérésie ; dans le Toulousain, son éloquence excita une telle tempête de persécution qu’elle lui valut le surnom d'Infatigable Marteau des Hérétiques. La lutte qui s’apprêtait était, plus encore que celles qui l’avaient précédée, une guerre de races : c’était toute la puissance du Nord, conduite par le roi et par l’Eglise, qui allait fondre sur les provinces épuisées dont Raymond était le suzerain. Rien d’étonnant à ce qu'il ait essayé de se soustraire à tout prix au danger prochain, car il savait qu’il devait être seul à l’affronter. Il est vrai que son plus grand vassal, le comte de Foix, lui restait fidèle ; mais le second en puissance, le comte de Comminges, conclut une paix séparée et fit la guerre à côté du roi de France ; le comte de Provence entra dans la coalition, en même temps que Jayme d’Aragon et Nunès Sancho de Roussillon, sur une menace de Louis, défendirent à leurs sujets de prêter secours aux hérétiques.

L’organisation de la croisade se poursuivait avec une grande vigueur. Lors d’un Parlement tenu à Paris, le 28 janvier 1220, les seigneurs présentèrent une adresse au roi où ils lui promirent leur concours jusqu’à la fin. Louis prit la croix à la condition qu’il pourrait la déposer quand il voudrait et son exemple fut suivi par presque tous les évêques et barons, bien que nombre d’entr'eux, nous dit-on, le fissent à contre-cœur, considérant comme abusif d’attaquer un chrétien fidèle qui, au concile de Bourges, avait offert toutes les satisfactions imaginables. Amauri et son oncle Gui renoncèrent à tous leurs droits en faveur de la couronne ; la croisade fut prêchée à travers tout le royaume, avec les offres habituelles d’indulgences, et le légat garantit que la dime ecclésiastique promise pour cinq ans se monterait au moins à cent mille livres par année. Le seul point noir à l’horizon était la découverte que le pape Honorius avait envoyé des lettres et des légats aux barons de Poitou et d’Aquitaine, leur ordonnant de revenir dans le délai d’un mois à leur allégeance envers l’Angleterre, quelques serments qu'ils eussent pu prêter dans un sens contraire. Cette singulière trahison ne peut s’expliquer que par l'envoi au pape de cadeaux persuasifs émanant de Raymond ou de Henri III. Louis sc hâta de recourir au même procédé et, par sa libéralité envers Honorius, obtint la suppression des lettres pontificales. Cette difficulté surmontée, une autre réunion eut lieu le 29 mars ; Louis y ordonna à ses vassaux de s’assembler le 17 mai à Bourges, pourvus de leur équipement complet et prêts à rester dans le Midi aussi longtemps qu’il y resterait lui-même. La limitation de la durée du service à 40 jours, qui avait si souvent arraché à Montfort les fruits de ses victoires, ne devait plus être un obstacle à la réussite d’une conquête définitive.

Au jour fixé, la chevalerie du royaume se réunit autour du monarque à Bourges ; mais il restait bien des questions à régler avant le départ. D’innombrables abbés et délégués de chapitres venaient assiéger le roi, le suppliant de ne pas réduire en servitude l’Église nationale par l’exaction de la dime qui lui était attribuée et promettant, d’autre part, de satisfaire amplement a ses besoins d’argent, Le roi se montra intraitable et les délégués s’en retournèrent, maudissant dans leur cœur et le roi et la croisade. Le légat avait fort à faire pour renvoyer les enfants, les femmes, les vieillards, les mendiants et les infirmes qui avaient pris la croix. Il obligeait ces derniers de déclarer sons serment la somme d’argent qu’ils possédaient ; de cette somme, il gardait la plus grande part et les congédiait après les avoir absous de leurs vœux — moyen indirect de vendre des indulgences, qui devint habituel et produisit de fortes sommes. Louis se livrait à un commerce non moins lucratif aux dépens des Croisés qui, lui devant leurs services, étaient peu ambitieux de la gloire ou des périls de l’expédition ; il les en tenait quittes moyennant de grosses amendes. Il força aussi le comte de la Marche de renvoyer à Raymond sa jeune fille Jeanne, fiancée au fils du comte et réservée, comme nous allons le voir, à une alliance plus haute. Un grand nombre de seigneurs narbonnais affluaient à Bourges, empressés à montrer leur loyauté en rendent hommage au roi et, plus encore, à lui conseiller de ne point passer par leur pays, qui était ravagé par la guerre, mais de se diriger vers Avignon en suivant le Rhône — avis peu désintéressé que Louis adopta.

Louis partit de Lyon à la tête d’une magnifique armée dont la cavalerie seule, dit-on, comptait 50.000 hommes. La terreur le précédait ; beaucoup de vassaux et de villes de Raymond se hâtèrent de faire leur soumission[10] et la cause du comte semblait désespérée avant même le commencement des hostilités. Cependant, quand l'armée arriva devant Avignon et que Louis se disposa A traverser la ville, les habitants, effrayés à juste titre, fermèrent leurs portes, en offrant au roi de le laisser passer librement autour de leurs murs. Le roi préféra en former le siège, bien qif Avignon fût un fief de l’empire. Cette 1 ville, restée excommuniée pendant dix ans, était considérée comme un nid de Vaudois ; aussi le cardinal-légat Romano ordonna aux Croisés d’en extirper l’hérésie par la forée des armes. La tâche ne fut pas aisée. Depuis le 10 juin jusqu’aux environs du 10 septembre, les citoyens résistèrent avec désespoir, infligeant aux assiégeants des pertes sensibles. Raymond avait dévasté le pays alentour et tenait bonne garde pour arrêter les convois de vivres. Une épidémie éclata et des nuées de mouches transportèrent l’infection des morts aux vivants. La discorde s’était aussi mise dans le camp. Pierre Mauclerc de Bretagne en voulait à Louis pour s’être opposé à son mariage avec Jeanne de Flandres, dont il avait obtenu du pape le divorce, et il forma une ligue avec Thibaut de Champagne et le comte de la Marche, qui étaient suspects d’entretenir des intelligences avec l’ennemi. Thibaut, après quarante jours de service, quitta l’armée sans permission, revint en Champagne et se mit à fortifier ses châteaux. La croisade, si brillamment commencée, était sur le point de renoncer à sa première entreprise sérieuse lorsque les Avignonnais, réduits à la dernière extrémité, firent l’offre inattendue de capituler. Etant données les coutumes de l’époque, les conditions qu’on leur imposa ne furent pas dures. Ils convinrent de donner satisfaction au roi et à l’Église et de payer une rançon considérable ; leurs murs furent renversés et trois cents maisons fortifiées de la ville furent démantelées. Le légat leur imposa un nouvel évêque, Nicolas de Corbie, qui édicta des lois pour la suppression de l’hérésie. Cette soumission d’Avignon vint fort à point pour Louis ; quelques jours après se produisit une crue de la Durance qui aurait infailliblement noyé son camp.

Quittant Avignon, Louis s’avança vers l'ouest, recevant partout la soumission de villes et de seigneurs, jusqu’à la distance de quelques lieues de Toulouse. Il semblait qu’il ne restât plus, pour compléter la ruine de Raymond et le succès de la croisade, qu'a réduire ce foyer obstiné de l’hérésie, lorsque Louis s’en détourna subitement pour regagner le nord. Aucun chroniqueur n’a donné l’explication de ce mouvement imprévu, imputable, sans doute, au mauvais état sanitaire de l'armée et peut-être aux premiers avertissements de la maladie qui, le 8 novembre, mit fin à la vie errante du roi à Montpensier — accomplissant la prophétie de Merlin : In ventris monte morietur leo pacificus et non sans que des soupçons d'empoisonnement se portassent sur le comte Thibaut de Champagne. Toute l’Europe vit dans cette retraite des Croisés le résultat de désastres militaires qu’on dissimulait. Louis avait décidé de revenir l’année suivante et avait laissé, dans les places soumises, des garnisons placées sous le commandement suprême de Humbert de Beaujeu, avec Gui de Montfort comme lieutenant. Les exploits de cos capitaines furent minces et ils se contentèrent de brûler un bon nombre d’hérétiques, sans doute pour conserver à la guerre son caractère sacré.

Sauvé comme par miracle d’une ruine qui paraissait inévitable, Raymond ne perdit pas de temps et reconquit une partie de ses terres. La mort de Louis avait créé une situation toute nouvelle et, pour quelque temps du moins, il n’avait rien à craindre. Il est vrai que Louis IX (Saint-Louis), alors âgé de treize ans, fut couronné sans retard à Reims et que la régence fut coudée à sa mère Blanche de Castille ; mais les grands barons remuaient et la conspiration, née sous les murs d’Avignon, subsistait encore. La Bretagne, la Champagne et la Marche se tinrent ostensiblement à l’écart des cérémonies du couronnement, tardèrent à offrir leur hommage et nouèrent des intrigues avec l'Angleterre. Cependant, dès le début de 1227, les coalisés se désunirent et la Régente, mêlant les menaces aux faveurs, réussit à les ramener l’un après l’autre ; de courtes trêves furent conclues avec Henri III et le vicomte de Thouars et les dangers immédiats furent écartés.

Grégoire IX, qui monta sur le trône pontifical le 19 mars 1227, prit sous sa protection la Régente et son (ils, par la raison qu'ils étaient engagés dans une guerre contre l’hérésie ; mais les secours intermittents que la France envoyait à Beaujeu n’avaient apparemment pas d’autre but que de justifier la perception de la dime ecclésiastique. Les quatre grandes provinces de Reims, de Rouen, de Sens et de Tours s'étaient refusées à la payer ; il fallut que le légat autorisât la Régente à saisir les biens des églises pour obtenir d’elles les sommes demandées.

Raymond continuait la lutte avec des vicissitudes diverses. Le concile de Narbonne, tenu pendant le carême de 1227, excommunia ceux qui n’avaient pas observé leurs serments de fidélité prêtés à Louis — preuve que le peuple était revenu à son ancienne allégeance partout où il avait pu le faire sans danger. En ordonnant aux évêques de rechercher sévèrement les hérétiques et aux autorités séculières de les punir, le même concile attestait que, même sur les terres occupées par les Français, la rigueur de la persécution s'était beaucoup relâchée[11].

La guerre se traîna en 1227 sans résultat décisif. Beaujeu, secondé par Pierre Amiel de Narbonne et Foulques de Toulouse, s’empara, après un siège désespéré, du château de Bécède, dont la garnison fut massacrée, tandis qu’on brûlait le diacre hérétique Géraud de Motte et ses compagnons. Le châtelain, Pagan de Bécède, devint un faidit et un chef d’hérétiques, qui ne devait être brûlé à son tour qu’en 1233. Raymond reprit Castel- Sarrazin, mais ne put empêcher les Croisés de dévaster le pays jusque sous les murs de Toulouse. L’année suivante trouva les deux partis disposés à la paix. La régente Blanche avait plusieurs raisons de la désirer. Les nobles d’Aquitaine correspondaient avec Henri III, qui n’avait pas encore renoncé à l'espérance de reconquérir les vastes territoires arrachés par Philippe-Auguste à la couronne d’Angleterre. Les grands barons se querellaient entre eux et maintenaient une partie du royaume dans un état de guerre perpétuel. Il devenait de plus en plus difficile de faire rentrer la dîme ecclésiastique. D’autre port, Raymond et sa famille n’avaient jamais cessé de supplier qu’on leur accordât la paix et il y avait quelque espoir d’assurer à la couronne le riche héritage de la maison de Toulouse, par le fait que Raymond n’avait qu’une fille, Jeanne, et qu’elle était encore à marier. Une union entre cette héritière et l'un des jeunes frères de Saint-Louis, avec réversion des terres du Comte sur eux et sur leurs héritiers, pouvait assurer pacifiquement les mêmes avantages politiques qu’une croisade. Quant aux effets religieux, on était en droit de les attendre de la piété sincère de Raymond, qui s’était mille fois déclaré prêt à sévir.

Grégoire IX était très heureux de mettre fin à une guerre qu'Innocent avait commencée vingt ans auparavant. Dès le mois de mars 1228, il écrivit à Louis IX, l’exhortant à conclure la paix suivant les conseils du légat, qui avait pleins pouvoirs pour l’aider. C’est au nom du légat que les premières ouvertures furent faites à Raymond par l’entremise de l’abbé de Grandselve. Le projet de mariage était le pivot des négociations ; c’est ce que prouve une autre lettre pontificale du 25 juin, autorisant Romano à écarter l’obstacle de la consanguinité si l’union de Jeanne avec l’un des frères du roi pouvait procurer la paix. Une autre missive du 21 octobre, annonçant aux prélats de France le renouvellement des indulgences pour la croisade contre les Albigeois, parait montrer que Raymond faisait quelque difficulté à accepter les conditions offertes et qu’il était nécessaire d’exercer une pression sur sa volonté. Pour y mieux réussir, les troupes françaises commirent d’horribles dévastation sur ses domaines. Enfin, au mois de décembre 1228. Raymond autorisa l’abbé de Grandselve à accepter toutes les propositions de Thibaud de Champagne, qui jouait le rôle de médiateur. Une conférence fut tenue à Meaux, où figurèrent aussi les consuls de Toulouse, et les préliminaires furent signés au mois de janvier 1229.

Le 12 avril suivant, jeudi saint, marqua le ternie de cette longue guerre. Devant le portail de Notre-Dame de Paris, Raymond s’approcha humblement du légat et supplia d’être réconcilié avec l’Église ; pieds-nus et en chemise, il fut conduit comme un pénitent vers l’autel, reçut l’absolution en présence des dignitaires de l’Église et de l’État et obtint que l’excommunication pesant sur ses compagnons fût levée. Après quoi, il se constitua prisonnier au Louvre, restant comme otage jusqu’à ce que sa fille et cinq de ses châteaux eussent été remis aux mains du roi et que cinq cents toises des murs de Toulouse eussent été démolies.

Ces conditions étaient dures et humiliantes. Dans la proclamation royale qui fit connaître les termes du traité, Raymond est représenté comme agissant d’après les ordres du légal, comme implorant de l'Eglise et du roi non pas la justice, mais la pitié. Il jure de persécuter de toutes ses forces les hérétiques, leurs fauteurs ét ceux qui leur donneraient asile, sans épargner ses plus proches parents, ses amis ni ses vassaux. Tous devaient être châtiés dans le plus bref délai et on devait instituer, pour les découvrir, une Inquisition dont le légal réglerait la forme. Pour subvenir aux besoins de ce tribunal, Raymond consentit à offrir la récompense de deux marcs pour chaque Parfait que l’on prendrait pendant les deux premières années et d’un marc par tête après ce délai. En ce qui touchait les autres hérétiques, il promettait de se soumettre entièrement à tout ce qu’ordonnerait le légat ouïe pape. Ses baillis ou officiers locaux devaiei.t tous être de bons catholiques, sans que l'ombre d’un soupçon pût peser sur aucun d'eux. Il défendrait l’Église lui-même, ainsi que tous ses membres et tous ses privilèges ; il confirmerait les censures ecclésiastiques en confisquant les biens de quiconque resterait excommunié une année entière ; il restituerait tous les biens ecclésiastiques usurpés depuis le commencement des troubles et paierait une indemnité de dix mille marcs d’argent pour les biens personnels qui avaient été distraits ; il exigerait à l’avenir le paiement des dîmes ; à litre d'amende spéciale, il verserait cinq mille marcs à cinq maisons religieuses désignées, plus six mille marcs destinés à fortifier certains châteaux que le roi devait occuper a litre de garantie pour l’Eglise, plus encore trois à quatre mille marcs pour rétribuer pendant dix ans à Toulouse deux maîtres de théologie, deux décrétalistes, ainsi que six maitres de grammaire et des arts libéraux. Sa pénitence devait consister à prendre la croix aussitôt après son absolution et il se rendre dans le délai de deux ans en Pales- line afin d’y servir pendant cinq ans. Malgré des avis réitérés, Raymond n’accomplit jamais cette pénitence et lorsqu’enfin, en 1247, il fil dos préparatifs de départ, la mort vint le fixer pour toujours dans son pays. Le peuple devait prêter un serment, renouvelable tous les cinq ans, aux termes duquel chacun s’engageait à poursuivre énergiquement les hérétiques, leurs fauteurs et ceux qui les recevraient chez eux, ainsi qu’à donner tout son concours à l’Église et au roi dans la campagne entreprise contre l’hérésie.

Les intérêts de l’Eglise et de la religion ainsi assurés, le mariage de Jeanne avec l’un des frères du roi fut considéré comme une laveur spéciale conférée à Raymond. On admettait facilement qu’il était déchu de tous ses domaines, mais-le roi lui accordait gracieusement le territoire de l'ancien évêché de Toulouse, réversible après sa mort sur sa fille et sur son gendre, de sorte que l'héritage en fut assuré à la famille royale. Agen, le Rouergue, le Quercy, à l’exception de Cahors, et une partie de l’Albigeois furent également attribués à Raymond, avec réversion sur sa fille à défaut d’héritier légitime ; mais le roi garda pour lui les vastes territoires compris entre le duché de Narbonne et les comtés du Velay, du Gévaudan, de Viviers et de Lodève. Le marquisat de Provence, dépendance de l’Empire au-delà du Rhône, fut donné à l’Eglise. Raymond perdit ainsi les deux tiers de ses domaines. En outre, il était obligé de détruire les fortifications de Toulouse et de trente autres châteaux, sans avoir le droit d'en élever de nouvelles ; il devait livrer au roi huit autres places fortes pour dix ans et payer annuellement pendant cinq ans 1.500 marcs pour leur entretien ; il devait prendre des mesures énergiques pour réduire ses vassaux récalcitrants, en particulier le comte de Foix, qui, se trouvant ainsi abandonné, consentit la même année à une paix humiliante. On proclama une amnistie générale et l’on rétablit dans leurs droits les faidits ou chevaliers dépossédés, à l’exception, bien entendu, de tous ceux qui étaient hérétiques. Raymond s'engagea encore à assurer la paix publique et à chasser pour toujours les routiers qui, depuis un demi-siècle, étaient l’objet de la haine particulière de l’Église. Toutes ces conditions devaient être acceptées sous le sceau du serment par les vassaux de Raymond et par son peuple, qui devaient s’obliger à en assurer l’exécution ; d’ailleurs, si, dans le délai de quarante jours après un avertissement, il continuait à être fautif sur un point quelconque, tous les territoires qu’on lui avait concédés devaient faire retour au roi, ses sujets devaient être libérés de toute allégeance à son égard et il retombait lui-même, comme précédemment, dans la condition d’un excommunié.

Les droits que le roi s’attribuait ainsi sur les territoires dont il disposait provenaient d’une part des conquêtes de son père, de l’autre des cessions consenties par Amauri qui, peu de jours après le traité, en signa une troisième, par lequel il abandonnait tout sans aucune réserve et se confiait à la bonté du roi pour ne pas rester absolument dépouillé. En récompense, il obtint la survivance de la dignité de connétable, qui devint vacante l'année d’après par la mort de Mathieu de Montmorency. En 1237, il eut la folie de renouveler ses prétentions ; il prit le titre de duc de Narbonne, fit une vaine tentative pour s’emparer du Dauphiné au nom des droits de sa femme et envahit le comté de Melgueil. Grégoire IX, furieux, lui ordonna de faire pénitence en se joignant à la croisade qui allait partir alors pour la Terre Sainte. Amauri obéit et Grégoire décida qu’après son départ on lui paierait une somme de trois mille marcs sur les fonds constitués par les Croisés qui s’étaient rachetés de leurs vœux— ce qui était devenu, à l’époque où nous sommes, un mode habituel et très lucratif de vendre des indulgences. Le paiement de cette somme était assigné sur la province de Sens et sur les domaines d’Amauri lui-même. Parti en 1238, Amauri fut poursuivi par son mauvais destin ; en 1211, nous le trouvons prisonnier dos Sarrasins et Grégoire IX intervient de nouveau pour le racheter, au prix de 4.000 marcs, sur les mêmes fonds. Il mourut la même année à Otrante, en revenant de Palestine, terminant ainsi une existence marquée par les plus étranges vicissitudes et une malchance presque continuelle.

La maison de Toulouse était tombée du faite de sa puissance, appuyée sur des possessions plus vastes que celles de la couronne, à une condition où elle cessait complètement d’être redoutable, bien que Grégoire IX et Frédéric II, en 1234, sur la demande réitérée de Louis IX, lui aient restitué le marquisat de Provence, probablement à titre de récompense pour son zèle à persécuter les hérétiques. Raymond n’occupait plus le premier rang parmi les six pairs laïques de France, mais était déchu au quatrième rang. Le traité de Paris eut les résultats qu’on en espérait. Jeanne de Toulouse et son époux présomptif, Alphonse, frère de Louis, avaient neuf ans en 1220. Leur mariage fut différé jusqu’en 1237 et lorsque Raymond, en 12t0, termina son inquiète carrière, ils héritèrent de ses possessions. hn 1271. ils moururent l’un et l'autre sans héritiers ; alors Philippe III s’empara non seulement du comté de Toulouse, mais de tous les autres territoires dont Jeanne avait cru pouvoir disposer dans son testament, établissant ainsi la souveraineté de la couronne dans tout le midi de la France et mettant le pays en état de supporter les rudes épreuves de la guerre de Cent ans. On peut se demander si, au milieu des convulsions de cette guerre, la maison de Toulouse n’aurait pas pu devenir indépendante et créer un royaume dont la population eut été singulièrement homogène. S’il n’en a pas été ainsi, c’est que le fanatisme religieux provoqué par l’hérésie des Cathares permit aux Capots, avec l’assistance de la papauté, d’anéantir au XIIIe siècle la maison de Toulouse.

Si une monarchie affaiblie comme celle de la France sous la minorité de Louis IX put imposer à Raymond des conditions aussi onéreuses, aussi humiliantes, c’est que la question religieuse l’avait réduit à un isolement sans remède, en dépit de la fidélité de ses sujets et de la résistance honorable qu’il avait opposée à une longue série d’attaques. L’anathème de l’Église, suspendu sur sa tête, paralysait ses moyens et pesait sur lui comme une malédiction toujours agissante. Suivant le droit public de cette époque, il était hors la loi : même en se défendant, il commettait un crime et le seul moyen pour lui de rentrer dans la société humaine était de se réconcilier avec l’Eglise. La fatigue et le découragement finirent par avoir raison de son courage. Et cependant, Bernard Gui a raison de dire que le seul article du traité qui assurait la survivance de Toulouse à la famille royale aurait pu passer pour une condition assez dure, alors même que Raymond eût été fait prisonnier par le roi sur un champ de bataille.

Bien des raisons auraient pu être alléguées pour justifier Raymond, s'il avait cru en avoir besoin. Né en 1197, il était encore un enfant quand l'orage éclata sur la tête de son père. Dès qu'il eut l’Age de raison, il put voir son pays en proie à la féroce chevalerie du Nord, conduisant contre lui des hordes errantes aussi avides de butin que d'indulgences. Pendant vingt ans, les malheureuses populations qui lui restaient fidèles n’avaient pas connu de repos. Il avait presque fallu un miracle, au cours de la dernière croisade, pour les soustraire à une destruction complète et l’avenir paraissait sous les plus sombres couleurs tant que l'Église romaine pourrait déverser sur le Midi de nouvelles armées de maraudeurs ennoblis par la Croix. Bien qu’il lui fût impossible d’être le fils dévoue d’une Eglise qui l’avait traité en marâtre, il n’était pas hérétique lui-même. S'il était disposé à tolérer l’hérésie chez ses sujets plutôt que de les décimer, il pouvait se demander, d’autre part, si cette tolérance devait être achetée au prix du salut de tout un peuple. Il avait à choisir entre deux politiques, dont l'une exigeait un sacrifice partiel et l’autre un sacrifice total. La première, évidemment la plus raisonnable, concordait avec son instinct naturel de conservation. Une fois sa résolution prise, il s'y tint fidèlement et travailla en conscience à extirper l'hérésie, bien que plus d’une fois il soit intervenu lorsque la rigueur excessive de l’Inquisition menaçait de susciter des troubles. En somme, Raymond n'était qu’un homme de son temps ; si’ avait mieux valu que son entourage, il aurait pu s’illustrer par le martyre ; mais son peuple n'en aurait tiré aucun profit.

La bataille de la tolérance contre la persécution avait été livrée et perdue. Après un avertissement aussi éloquent que la ruine des deux Raymond, il n’y avait pas de danger que d’autres potentats fissent preuve d'une indulgence mal placée à l’égard des hérétiques. L’Eglise, ayant appelé l’Etat a son secours, se hâta de tirer parti de la commune victoire et l’Inquisition se mit bientôt à l’œuvre parmi ceux qui l’avaient si longtemps tenue en échec. On peut s’étonner que l'Europe ait été unanime à considérer comme nécessaire et légitime un tel excès de pouvoir, malgré les vices et la corruption du corps ecclésiastique. Mais c’est là un fait, et ce fait témoigne d’une si étrange perversion de la religion du Christ qu’il est indispensable d’étudier avec quelque détail l’évolution qui l’a seule rendue possible.

 

 

 



[1] Pour la biographie de Foulques, ou Folquet, de Marseille, qui, après avoir été le favori de Raymond V, devint l’ennemi le plus acharné de Raymond VI, voir Paul Meyer ap. Vaissette, éd. Privat, VII, 444. Dante le place dans l’enfer de Vénus, en compagnie de Cunizza, la sœur débauchée d’Fzzelin da Romano (Paradiso, IX). On raconte de lui que, prêchant un jour contre les hérétiques, il les compara à des loups et les fidèles à des moutons. Un hérétique à qui Simon de Montfort avait fait crever les yeux, couper le nez et les lèvres, se leva et dit : « Avez-vous jamais vu un loup traiter de la sorte une brebis ? » A quoi Foulques répondit que Montfort était un bon chien qui avait bien mordu le loup. On raconte de lui un autre trait moins déplaisant : rencontrant une pauvre mendiante hérétique, il lui fit l’aumône, disant que son aumône allait à la pauvreté et non à l’hérésie. — Chabaneau, ap. Vaissette, éd. Privat, X, 292.

[2] Un exemple digne de remarque de la manière dont l’orthodoxie défigure l’histoire a été fourni par Léon XIII qui, dans une publication officielle, a décrit les Albigeois comme s'efforçant de détruire l’Eglise par la force des armes ; l'Église, dit le pape, fut sauvée, non par les armes, mais par l’intercession de la Vierge, gagnée à sa cause par l’invention dominicaine du Rosaire. — Leonis PP. XIII. Epist. Eneye. Supremi Apostolatus, 1 Sept. 1883 {Actu, III, 282).

[3] [On sait que cette parole célèbre a été contestée, comme tous les mots historiques ; mais elle répondait certainement à l’état d’esprit des agresseurs. — Trad.]

[4] Dom Vaissette (III, 172) rapporte, d’après Césaire de Heisterbach, que 450 habitants de Carcassonne refusèrent d’abjurer, que 400 furent brûlés et les autres pendus. Le silence de contemporains mieux informés rend cette information douteuse, d’autant plus que Césaire allègue que cet incident s’est passé dans une ville qu’il nomme Pulchravallis {Dial. Mirac. dist., V, c. 21).

[5] Pierre de Vaux-Cernay assure que Montfort ne put conserver auprès de lui que trente chevaliers, ce qui est une exagération manifeste.

[6] Par un curieux effort d’exégèse, les Dominicains réussirent à se convaincre que la lettre d’Innocent, confirmant à Montfort la possession d’Albi, était une approbation de leur Ordre et la preuve que Montfort en faisait partie ! (Ripoll, Bull. Ord. FF. Prœdic., t. VII, p. 1).

[7] La seule autorité pour cet extraordinaire document est le ps. Guill. de Tudèle (LIX, LX, LXI), suivi par l’Historien du Comte de Toulouse (Vaissette, III, Pr. 30 ; cf. p. 204 du texte, p. 501 notés, et Hardouin, VI, 1998). Bien que les modernes l’aient généralement accepté, je ne puis le considérer comme authentique ; il me semble que Raymond a fabriqué ce texte pour provoquer la colère de ses sujets.

[8] Don Jayme lui-même, alors âgé de six ans, était encore un otage entre les mains de Montfort, et si les chroniqueurs catalans disent vrai, ce fut à grand’peine qu'il put recouvrer la liberté, même après qu’Innocent eut ordonné de la lui rendre. — L. Marin. Sic. de Reb. Hispan. lib. X. — Regest. XVI, 171.

[9] Il est possible que les chroniqueurs aient quelque peu exagéré, car les lettres d’Honorius ne réclament qu’une prébende dans chaque cathédrale et église collégiale (Martène, Thés., I, 929) Les exigences de Rome ne furent d’ailleurs qu’ajournées, car, en 1385, Charles le Sage se plaignait que presque tous les bénéfices de France appartinssent à des cardinaux, qui en portaient les revenus en Italie, de sorte que les églises tombaient en ruines, que les abbayes étaient désertées, les orphelinats et les hôpitaux détournés de leur but, que le service divin avait cessé en beaucoup d'endroits et que les terres de l'Eglise étaient sans culture. Pour remédier à ces abus il saisit tous les revenus en question et ordonna qu’ils fussent employés aux fins en vue desquelles ils avaient été donnés à l'Eglise (ibid., I, 1012).

[10] Nîmes, Narbonne, Carcassonne, Albi, Béziers, Marseille, Castres, Puylaurens, Avignon.

[11] Des lettres de l'archevêque de Sens et de l’évêque de Chartres, en 1227, promettant de payer au roi un subside pour la croisade contre les Albigeois, sont conservées aux Archives Nationales de France, J. 428, n° 8.