L’Église,
à la fin du XIIe siècle, admettait qu’elle était responsable des périls de sa
situation, que les progrès alarmants de l’hérésie étaient tout au moins
encouragés par la négligence et la corruption de son clergé. Dans son
discours d’ouverture au grand concile de Latran, Innocent III n'hésita pas à
faire aux Pères assemblés la déclaration suivante : « La corruption du peuple
a sa source principale dans le clergé. C’est de là que viennent les maux du
christianisme : la foi s’éteint, la religion s’efface, la liberté est
enchaînée, la justice est foulée aux pieds, les hérétiques se multiplient,
les schismatiques s’enhardissent, les incrédules se fortifient, les Sarrasins
sont vainqueurs. » Après la vaine tentative faite par ce concile pour frapper
le mal à sa racine, Honorius III, avouant son insuccès, répétait les
assertions d’Innocent. C’était là une vérité que personne n’osait contester.
Cependant, en 1201, lorsque les légats qu’Innocent avait envoyés chez les
Albigeois appelèrent son intervention contre des prélats qu’ils n’avaient pu
faire rentrer dans l’ordre, dont les mœurs infâmes étaient un scandale pour
les fidèles et un argument irrésistible dans la bouche des hérétiques,
Innocent leur enjoignit sèchement de s’occuper de leur mission et de ne lias
s'en laisser détourner par des affaires moins importantes. Celte réponse
indique clairement la politique de l’Église. Même le courage d’un Innocent
reculait devant la tâche de nettoyer les écuries d’Augias ; il semblait plus
facile d’écraser la révolte par le fer et par le feu. Nous
avons vu avec quelle promptitude et quelle suite dans les idées Innocent
entreprit de supprimer l'hérésie en Italie ; au-delà des Alpes, il ne se
montra ni moins actif, ni moins énergique, et il faut lui rendre cette
justice qu'il chercha toujours à procéder équitablement, à ne pas confondre
les innocents avec les coupables. Depuis longtemps, le Nivernais était connu
comme une des régions les plus profondément infectées. Nous avons déjà relaté
les troubles suscités à Vézelay en 1167 par le Catharisme et la sévère
répression qui avait mis fin aux manifestations de l’hérésie sans en détruire
les germes. Vers la fin du siècle, l’évêque Hugues d'Auxerre mérita le surnom
de marteau des hérétiques par l’énergie et le succès qui marquèrent ses
persécutions ; et bien qu’il fût également célèbre pour son avidité, son
mépris du droit, la tyrannie qu'il exerçait dans son diocèse et son ardeur à
ruiner ceux dont il avait à se plaindre, son zèle pour la foi sembla couvrir
la multitude de ses méfaits. Il avait à peine besoin des exhortations qu’Innocent
lui adressa en 1204 pour l’exciter à débarrasser son diocèse de l’hérésie.
Par un usage impitoyable des mesures de confiscation, par l’exil et le
bûcher, il fit tout en son pouvoir pour exterminer l’hérésie ; mais le mal
était profond et reparaissait sans cesse. Le principal auteur de la
propagande était un anachorète nommé Jerric, qui vivait dans un souterrain
près de Corbigny ; grâce aux efforts de Foulques de Neuilly, on finit par l’y
surprendre et l’v brûler. Mais ce n’était pas seulement parmi les pauvres et
les humbles que le Catharisme faisait des recrues. En 1199, le doyen de Nevers
et l’abbé de Saint-Martin de Nevers firent appel à Innocent pour se plaindre
d'être persécutés ; la réponse du pape montre à la fois son désir de leur
donner toute facilité pour se défendre et la complication de la procédure ecclésiastique
à celte époque. En 1201, l’évêque Hugues fut plus heureux avec un coupable
d’égale importance, le chevalier Éverard de Châteauneuf, auquel le comte Hervey
de Nevers avait confié la gestion de ses domaines. Le légat Octavien réunit à
Paris un concile, comprenant nombre d’évêques et de théologiens, pour juger
Éverard ; il fut condamné, principalement sur le témoignage de l’évêque
Hugues lui-même, livré au bras séculier et brûlé vif. On lui avait cependant
accordé un délai pour rendre compte de sa gestion au comte Hervey. Son neveu,
Thierry, hérétique endurci également, se réfugia à Toulouse où, cinq ans
après, nous le trouvons évêque des Albigeois, qui étaient heureux d’avoir
pour complices un noble français. La Charité était un centre d’hérésie
particulièrement actif dans le Nivernais. De 1202 à 1208, nous voyons les
citoyens de cette ville en appeler souvent à Innocent ; parce que la justice
pontificale passait pour plus indulgente que celle des tribunaux du pays ;
les décisions du pape témoignent, en effet, d’un louable effort pour empêcher
l’injustice. Mais tout cela fut inutile et La Charité fut une des premières
villes où il parut nécessaire, en 1233, d’envoyer un inquisiteur. A Troyes,
en 1200, huit Cathares, dont trois femmes, furent brûlés vifs ; on en brûla d’autres
à Braisne, en 1204, parmi lesquels le plus célèbre peintre qui fût alors en
France, Nicolas. En
1199, un autre danger menaça l’Église de Metz, où des sectaires vaudois
furent trouvés en possession de la traduction française du Nouveau Testament,
du Psautier, du Livre de Job et d’autres parties de l’Écriture, qu’ils
étudiaient avec ardeur et refusaient de remettre aux prêtres dos paroisses ;
ils poussaient la hardiesse jusqu’à affirmer qu’ils connaissaient l’Écriture
Sainte mieux que leurs pasteurs et qu’ils avaient le droit de chercher une
consolation dans cette lecture. Le cas était embarrassant, car l’Église
n’avait pas encore interdit formellement au peuple la lecture de la Bible et
ces pauvres gens n’étaient accusés d’aucune hérésie précise. On s’adressa à
Innocent. Le pape répondit qu’il n’y avait rien de blâmable dans le désir de
comprendre l'Ecriture, mais que la profondeur de ces écrits était telle que
les plus savants étaient souvent incapables de la sonder ; par conséquent,
cette lecture dépassait de beaucoup l'intelligence des simples. Le peuple de
Metz était exhorté à renoncer à une prétention condamnable et â rendre à ses
pasteurs le respect qui leur était du. Cet avis était accompagné d’une menace
très claire pour le cas où il ne serait pas suivi. Comme les Messins n’en
continuaient pas moins à lire la Bible, l’abbé de Cîteaux et deux autres
ecclésiastiques furent envoyés à Metz pour mettre un terme à cet état de
choses. La preuve qu’ils ne réussirent guère, c’est qu’en 1230 un hérétique
brûlé à Reims possédait une traduction française de la Bible et qu’en 1231
les hérétiques de Trêves en possédaient des versions allemandes. Ce qui
préoccupait naturellement le plus la cour de Borne était l’existence, dans le
midi de la France, d’une vraie citadelle de l’hérésie. Raymond VI de Toulouse
venait, au mois de janvier 1195, de succéder h son père, â l’âge de 38 ans.
Il était le plus puissant feudataire de la monarchie et presqu’aussi
indépendant qu’un souverain. La possession du duché de Narbonne lui conférait
la dignité de premier pair laïque de France. II était également suzerain,
avec une autorité plus ou moins directe, du marquisat de Provence, du comtal
Venaissin, des comtés de Saint-Gilles, Foix, Comminges et Rodez, ainsi que de
l’Albigeois, du Vivarais, du Gévaudan, du Velay, du Rouergue, du Quercy et de
l’Agenois. Même en Italie, il était célèbre comme le comte le plus puissant
de l’Europe, ayant lui-même quatorze comtes parmi ses vassaux, et les
troubadours assuraient qu’il était l’égal des empereurs : Car
il val tan qu'en la soa valor Auri'
assatz ad un emperador. Même
après le sacrifice de la majeure partie des domaines de sa maison, son fils,
Raymond Vil, à la cour splendide qu’il tint à Noël en |24i, conféra à deux
cents nobles les insignes de la Chevalerie. Par ses alliances matrimoniales ;
Raymond VII était étroitement lié aux maisons royales de Castille, d’Aragon,
de Navarre, de France et d’Angleterre. Il épousa, en quatrième noces (1196), Jeanne d’Angleterre, afin
d’obtenir un traité favorable avec son frère Richard et se débarrassa ainsi
de l’hostilité d’un homme de guerre redoutable qui, en qualité de duc d’Aquitaine,
avait beaucoup inquiété son père. Mais ce traité avec Richard offensa Philippe-Auguste,
ce qui eut plus tard de tristes conséquences pour Raymond. Presqu’à la même
époque, il fut délivré d'un autre ennemi héréditaire par la mort d’Alphonse
Il d’Aragon, dont les vastes domaines et les prétentions plus grandes encore dans
la France méridionale avaient parfois menacé la maison de Toulouse d'une
ruine complète. Avec le successeur d’Alphonse, Pierre II, Raymond entretint
les relations les plus amicales, cimentées encore, en 1200, par son mariage
avec la sœur de Pierre, Eléanor, et, en 1205, par les fiançailles de son
jeune fils Raymond VII avec la tille encore toute jeune du roi d’Aragon. Philippe-Auguste,
lors de son avènement, lui témoigna une amitié qui semblait un gage de plus
de paix et de prospérité pour son règne. Ainsi
assuré contre des agressions du dehors, Raymond se souciait peu de
l’excommunication qui avait été fulminée contre lui en 1193 par Célestin III,
à la suite d'une atteinte portée aux droits de l’abbaye de Saint-Gilles.
Innocent III leva cette excommunication, mais non sans avertir sévèrement le
prince qui eut le tort de ne point faire cas de cet avis. Bien qu’il ne fût
pas hérétique lui-même, son indifférence à l’égard des questions religieuses
le rendait tolérant envers l’hérésie de ses sujets. La plupart de ses barons
étaient, les uns hérétiques, les autres favorablement disposés envers une
croyance qui, eu repoussant les prétentions de l’Église, permettaient de la
spolier ou du moins de s'affranchir de ses exigences. Les mêmes motifs
agissaient sans doute sur Raymond. Quand, en 1195, le concile de Montpellier
lança l’anathème contre tous les princes qui négligeraient d’appliquer les
canons de Latran contre les hérétiques et les mercenaires, il n’y fit pas la
moindre attention. En vérité, il eut fallu à Raymond une dose peu commune de
fanatisme religieux pour qu’il consentit à provoquer ses vassaux, à dévaster
ses propres domaines et à encourir les agressions de voisins qui le
guettaient, le tout pour rétablir l’unité religieuse et rendre ses sujets
plus obéissants à une Église connue seulement par sa rapacité et sa
corruption. La tolérance avait régné pendant près d’une génération ; le pays jouissait
de la paix après une longue suite de guerres et la prudence la plus
élémentaire conseillait au prince de marcher dans la voie que son père avait
tracée. Entouré d’une des cours les plus gaies et les plus cultivées de
l’Europe, aimant les femmes, protégeant les poètes, un peu irrésolu dans ses
desseins, adoré d’ailleurs de ses sujets, rien ne pouvait lui sembler plus
absurde que l’impitoyable persécution que Rome représentait comme le premier
de ses devoirs. La
condition de l’Église sur les domaines de Raymond était bien propre à exciter
l’indignation d’un pape comme Innocent III. Un chroniqueur nous assure que,
sur plusieurs milliers d’habitants, on ne trouvait qu’un petit nombre de
catholiques ; et bien qu’il y ait là sans doute de l’exagération, on a pu
voir, dans le chapitre précédent, avec quelle rapidité s’était développée
l’hérésie. L’état de l’évêché de Toulouse suffit à montrer quel discrédit
pesait alors sur l’Église et combien ses intérêts temporels avaient souffert
de la ruine de son prestige spirituel. L’évêque Fulcrand, qui mourut en 1200,
vivait, faute de pouvoir faire autrement, dans un état de pauvreté tout
apostolique. Ses dîmes avaient été confisquées par les seigneurs et les
monastères ; les prêtres de paroisse avaient mis la main sur ses prémices ;
les quelques revenus qui lui restaient provenaient d’un petit nombre de
fermes et du four banal sur lequel il percevait des droits féodaux. Dans sa
misère, il commença un procès contre son propre chapitre, afin d’obtenir le
revenu d’une seule prébende qui lui permit de vivre. Quand il visitait ses
paroisses, il était obligé de demander une escorte aux seigneurs des pays
qu’il traversait. Après la mort de Fulcrand, sa place, quelque peu enviable
qu’elle parût, fut l'objet d'une contestation scandaleuse qui se termina à
l’avantage de Raymond de Rabastens, archidiacre d’Agen. Cet évêque, plus
pauvre encore que son prédécesseur, recourut, pour augmenter ses revenus, aux
procédés de simonie ; mais une fois qu’il eût vendu ou mis en gage tout ce
qui restait au siège épiscopal de Toulouse, pour payer les frais d’un procès
avec l’un de ses vassaux. Raymond de Beaupuy, on le déposa de sa dignité avec
une rente de trente livres toulousains, juste assez pour le soustraire à la
mendicité, et on le pourvut, pour toute compagnie, d’une méchante servante.
Son successeur, Foulques de Marseille, troubadour distingué qui avait renoncé
au monde et était devenu abbé de Florèges, racontait que, lorsqu’il prit
possession de l’évêché,' il était obligé de donner à boire à ses mules, parce
qu’il n’avait personne pour les conduire à l'abreuvoir voisin de la Garonne.
Ce Foulques, alors si misérable, était un homme d’un tempérament ardent et
vindicatif, qui devait un jour porter à travers son diocèse le fer et le feu[1]. Le mal
augmentait continuellement et l’on pouvait prévoir le moment où l’Eglise
romaine aurait perdu complètement les provinces méditerranéennes de la
France. Il faut dire cependant, à l’éloge des hérétiques, que l’esprit de
persécution leur était tout à fait étranger. Assurément, la rapacité des
seigneurs dépouillait rapidement les ecclésiastiques de leurs biens et de
leurs revenus ; ceux qui mettaient ainsi la main sur les propriétés de
l’Eglise n’éprouvaient guère de scrupule à spolier des moines paresseux et
des prêtres mondains dont le nombre, du reste, allait sans cesse en diminuant
; mais les Cathares, bien que se considérant comme l’Église de l’avenir, ne
paraissent jamais avoir songé à étendre par la force leur domaine spirituel.
Satisfaits d’opérer des conversions et de prêcher au peuple, ils vivaient en
parfaite amitié avec leurs voisins orthodoxes. Aux veux de l’Église, cet état
de choses était intolérable. Elle a toujours considéré qu’un pouvoir civil,
en tolérant les autres croyances, persécute la sienne. Par la loi même de son
existence, elle ne peut admettre de partage avec personne dans le
gouvernement des Ames. Cette fois, le cas était plus grave encore, car la
tolérance dont elle se plaignait risquait d’entraîner sa ruine, de sorte
qu’elle se voyait contrainte à prendre les mesures les plus rigoureuses, non
seulement en vertu des devoirs qu’elle s’attribuait, mais d’un instinct
naturel de conservation. Innocent,
consacré le 22 février 1198, écrivit dès le 1er avril à l’archevêque d’Auch
pour déplorer les progrès de l’hérésie et le danger de son triomphe qu’il
entrevoyait. Ordre fut donné à ce prélat et à ses frères d’user, avec la plus
grande rigueur, des censures ecclésiastiques et d’invoquer, en cas de besoin,
l’intervention des princes et du peuple. Non seulement les hérétiques doivent
être punis, mais il faut sévir contre ceux qui entretiennent où sont suspects
d’entretenir des relations avec eux. Evidemment, les prélats ne pouvaient
répondre A ces exhortations que par l’aveu de leur impuissance. Innocent s’y
attendait et se lutta de prendre l’initiative. Le 21 avril, il envoya en France
deux commissaires, Rainier et (lui, munis de lettres adressées aux prélats,
aux princes, aux seigneurs et A tout le peuple. Ceux-ci devaient, aux termes
de ces lettres, prendre immédiatement toutes les mesures utiles pour
détourner de l’Eglise les périls dont la menaçait l'accroissement des Cathares
et des Vaudois, qui corrompaient le peuple par des œuvres simulées de charité
et de justice. Les hérétiques qui ne voudront pas revenir à la foi doivent
être bannis et dépouillés de leurs biens ; si les autorités temporelles
refusent de procéder à ces exécutions ou montrent quelque négligence, elles
doivent être frappées d’interdit ; en revanche, si elles se font
obéissantes, on les récompensera par l’octroi des indulgences promises pour
un pèlerinage à Rome ou à Saint-Jacques de Compostelle. Tous ceux qui sont en
relation avec les hérétiques doivent être punis comme eux. — C'est seulement
six mois plus tard que Ramier lut autorisé par le pape à tarir la source du
mal en réformant les églises et en y rétablissant la discipline ; évidemment,
c’est de la répression que le pape voulait s'occuper d’abord. Au mois
de juillet 1109, les pouvoirs de Rainier furent encore accrus et il reçut le
titre de légat, grâce auquel il devait être obéi et respecté à l’égal du pape
lui-même. Guillaume, seigneur de Montpellier, demanda, sur ces entrefaites,
qu’on lui envoyât un légat pour l’aider â supprimer l’hérésie. Rien que
Guillaume fût un bon catholique, cette manifestation de son zèle était due â
une tout autre cause : il voulait obtenir la légitimation des enfants qu’il
avait eus d’une seconde femme, sans que son divorce avec la première eût été
légal. Innocent refusa le marché et le zèle de Guillaume se refroidit. Vers
la même époque, le légat montra des velléités de réforme en dénonçant deux
coupables très haut placés, les archevêques de Narbonne et d’Auch, dont
l’immoralité et la négligence avaient réduit l’Eglise de leurs provinces à
une condition déplorable ; mais comme la procédure dura dix ou douze ans
avant que les coupables pussent être éloignés de leurs sièges, il ne pouvait
être question de rien qui ressemblât â une réforme générale. On peut
même dire que pendant quelques temps du moins, les efforts intermittents pour
purifier l’Église ne firent qu’aggraver la situation ; car les prélats,
furieux de voir tant d’autorité aux mains des représentants directs de Rome,
refusaient de s’associer énergiquement à la campagne contre l’hérésie. On put
craindre un instant de les voir faire cause commune avec les hérétiques
contre le Saint Siège, afin de se protéger eux- mêmes et leur clergé contre
ses envahissements. Rainier
tomba malade pendant l’été de 1202. Il fut remplacé par Pierre de Castelnau
et Raoul, moines cisterciens de Font- froide, qui, au prix de peines infinies
et en menaçant la ville de la vengeance royale, réussirent à arracher aux
magistrats de Toulouse le serment d’abjurer l’hérésie et d’expulser les
hérétiques ; en retour, ils juraient que les immunités et les libertés de la
ville ne subiraient aucune atteinte. A peine étaient-ils partis que les
Toulousains oublièrent leurs promesses. Encouragés par ce qu’ils croyaient
être un succès, les moines essayèrent d’obtenir le même engagement du comte
Raymond. Us y réussirent, mais dans des conditions qui montrent bien la
difficulté de leur tâche. Quand ils demandèrent à l’archevêque de Narbonne de
les accompagner auprès du comte de Toulouse, ce prélat ne se contenta pas de
refuser : il leur dénia toute assistance et c’est à grand peine qu’ils
obtinrent de lui des chevaux pour le voyagé. L’évêque de Béziers, sollicité
également, refusa de les accompagner. Ils lui demandèrent de convoquer les
consuls de Béziers afin qu'ils abjurassent l'hérésie et jurassent de défendre
l’Église ; l’évêque n’en fit rien, créa même des difficultés particulières
aux envoyés du pape, et bien qu’il eût finalement promis d’excommunier les
magistrats pour cause de contumace, il se garda d’en rien faire. Et
cependant, l’hérésie était tellement florissante à Béziers que le vicomte dut
autoriser des chanoines à fortifier l’église de Saint-Pierre de peur que les
hérétiques ne s’en emparassent de force ! L’évêque de Béziers était
probablement effrayé par la mésaventure arrivée à son voisin, Bérenger,
évêque de Carcassonne, qui, ayant menacé son troupeau des rigueurs
ecclésiastiques, fut chassé de la ville et mis en quarantaine une grosse
amende ayant été édictée contre ceux qui entretiendraient des rapports avec
lui. L’audace
des hérétiques défiait les efforts d'Innocent. Esclarmonde, sœur du puissant
comte de Foix, fut hérétiquée, en compagnie de cinq autres dames de
haute naissance, dans une assemblée publique de Cathares à laquelle
assistaient beaucoup de nobles et de chevaliers. On remarqua que le comte fut
le seul à ne point donner aux ministres le salut à la mode des hérétiques dit
vénération. Pierre le Catholique d’Aragon présida un grand débat public à
Carcassonne, où les légats et plusieurs docteurs hérétiques argumentèrent
sans résultat. La situation paraissait si désespérée qu’il fallait, disait
Innocent, un nouveau déluge pour purifier le pays et le préparer à
l’avènement d’une race nouvelle. Décidé
à tenter un violent effort, le pape nomma légat en chef l’ « abbé des
abbés », Arnaud de Cîteaux, supérieur du grand ordre des Cisterciens, homme
énergique, implacable, plein de zèle pour la cause de l’orthodoxie et doué
d’une rare persévérance. A la fin de mai 1201, Innocent conféra des pouvoirs
extraordinaires à une commission composée d’Arnaud et des moines de Fontfroide.
Les prélats des provinces infectées étaient l’objet de réprimandes sévères et
recevaient l’ordre d’obéir en toutes choses aux légats, sous peine de
s’attirer la colère du Saint-Siège. Partout où existaient des hérétiques, les
légats étaient autorisés « à détruire tout ce qui devait être détruit, à
planter tout ce qui devait être planté. » D’un seul coup, l’indépendance des
églises locales était confisquée : Rome proclamait la dictature.
Reconnaissant, d’ailleurs, combien les censures ecclésiastiques étaient
devenues impuissantes, Innocent ne songeait plus qu’à employer la force.
D’après les instructions données aux légats, tout hérétique impénitent devait
être livré au liras séculier, sa personne proscrite, ses biens confisqués ;
en outre, on devait offrir à Philippe-Auguste et à son fils Louis Cœur-de-
Lion, s’ils voulaient travailler à supprimer l'hérésie, rémission entière de
leurs péchés, comme s’ils avaient entrepris une croisade en Terre Sainte. Les
mêmes promesses étaient faites à tous les seigneurs ; même les classes
turbulentes de la population étaient incitées par la double perspective d’un
pillage abondant et d’une complète absolution. En effet, par une clause
spéciale, les légats étaient autorisés à remettre toutes les peines
spirituelles qu’entraînaient les violences contre les personnes, à ceux qui
commettraient de pareils actes en persécutant les hérétiques. Innocent écrivit
en même temps il Philippe-Auguste, l’exhortant à tirer l’épée pour tuer les
loups qui ravageaient le troupeau du Seigneur. S’il ne pouvait pas aller
lui-même, eh bien ! qu’il envoyât son fils ou quelque chef expérimenté ; mais
qu’il consentit à exercer le pouvoir qu’il avait reçu à cet effet du ciel. Le
pape lui reconnaissait le droit de saisir et d’ajouter à ses domaines les
possessions de tous les nobles qui refuseraient de lui prêter leur concours
dans la lutte engagée contre l'hérésie. Innocent
avait joué sa dernière carte — et il l'avait perdue. Moins que jamais, les
prélats, dépouillés de toute autorité, n’étaient disposés à seconder les
légats. Philippe-Auguste restait insensible aux avantages spirituels et
temporels dont on essayait de le leurrer. Il avait déjà eu le bénéfice d’une
indulgence pour une croisade en Terre Sainte et n’avait probablement pas
trouvé que le résultat fût à la hauteur de ses sacrifices ; en revanche, ses
récentes acquisitions en Normandie, en Anjou, en Poitou et en Aquitaine,
faites aux dépens du roi Jean d’Angleterre, exigeaient toute son attention et
pouvaient être mises en danger s’il se créait de nouvelles inimitiés en
tentant de nouvelles conquêtes. Il s’abstint donc de répondre à l’appel du
pape. Pierre
de Castelnau avait perdu courage et suppliait qu'on lui permit de rentrer
dans son abbaye ; le pape refusa, assurant Pierre que Dieu le récompenserait
suivant ses efforts et non suivant ses succès. Un second appel adressé à Philippe-Auguste,
en février 1205, resta également sans effet. Au mois de juin suivant,
Innocent se tourna vers Pierre d'Aragon, lui concédant tous les territoires
qu’il pourrait acquérir sur les hérétiques ; un an après, il lui promit
également les biens de ceux-ci. Le seul résultat de ces négociations,' fut
que Pierre s’empara du château d’Escure, qui appartenait à la papauté, mais
avait été occupé par les Cathares. Il est vrai que la face des choses parut
se modifier à Toulouse, où l’on exhuma les ossements de quelques hommes convaincus
d’hérésie ; mais cette petite victoire fut promptement annulée par la
municipalité. Celle-ci adopta une loi prohibant d’intenter des procès à des
morts qui n’avaient pas été accusés de leur vivant, à moins qu’ils n’eussent
été hérétiques sur leur lit de mort. Un
jour, dans une dispute où les docteurs cathares eurent, comme d’ordinaire, le
dessous, l’évêque Foulques de Toulouse demanda à Pons de Rodelle, chevalier
connu pour sa sagesse et son orthodoxie, pourquoi il ne chassait pas de ses
domaines ceux qui étaient manifestement dans l’erreur. « Comment le
ferions-nous ? répondit le chevalier ; nous avons été élevés avec eux, nous
avons des parents parmi eux et nous les voyons vivre honnêtement. » Le zèle
dogmatique était impuissant à transformer d'aussi bons sentiments en haine
féroce et nous croyons volontiers le moine de Vaux-Cernay lorsqu’il nous dit
que les seigneurs du pays protégeaient presque tous les hérétiques, les
aimaient sincèrement et les défendaient contre Dieu et contre l’Église. Tout
paraissait perdu lorsqu'un évènement imprévu vint réveiller le zèle et les
espérances des orthodoxes. En 1206, vers le milieu de l’été, les trois légats
se rencontrèrent à Montpellier et décidèrent d'abandonner leur tâche. Le
hasard voulut qu’un prélat espagnol, Diego de Azevedo, évêque d'Osma, arrivât
alors à Montpellier en revenant de Rome. Il y avait vainement supplié
Innocent de lui permettre de renoncer à son évêché pour consacrer le reste de
sa vie à la prédication parmi les infidèles. Apprenant la décision des
légats, il fit effort pour les en faire revenir ; il leur donna l’idée de
renvoyer leurs magnifiques escortes et la pompe mondaine dont ils
s’entouraient, pour aller vers le peuple pieds nus et pauvres comme les
apôtres. Les légats finirent par accepter, mais demandèrent qu’une personne
autorisée leur donnât l’exemple. Diego s’offrit. Il renvoya ses serviteurs,
ne gardant auprès de lui que son sous-prieur Domingo de Guzman, qui avait
déjà, sur le chemin d’Osma à Rome, converti un hérétique à Toulouse. Arnaud
revint à Cîteaux pour tenir un chapitre général de l’Ordre et recruter des
missionnaires, tandis que les deux autres légats, avec Diego et Dominique,
commençaient leur nouvelle campagne à Caraman. Là, pendant huit jours, ils
disputèrent avec les hérésiarques Beaudouin et Thierry — nous avons vu que ce
dernier avait été chassé quelques années auparavant du Nivernais. — On nous
assure qu’ils réussirent à convertir tout le has peuple, mais que le seigneur
du château ne voulut point accorder l’expulsion des deux docteurs cathares. L’automne
et l’hiver furent occupés par des colloques du même genre. Au début du
printemps de 1207, Arnaud avait tenu son chapitre et recruté pour son œuvre
de nombreux volontaires, entr’autres une douzaine d’abbés. Ils descendirent
en bateau la Saône jusqu’au Rhône et se rendirent, sans chevaux et sans
escorte, sur le théâtre de leur activité. Là, ils se séparèrent en groupes de
deux ou trois et se mirent à prêcher pieds nus dans les villes et les
villages. Pendant trois mois, ils errèrent ainsi, comme de véritables
évangélistes, trouvant sur leur chemin des milliers d’hérétiques et peu de
fidèles. Les conversions furent rares et eurent surtout pour résultat
d’exciter les missionnaires hérétiques à renouveler leurs efforts. La douceur
et la tolérance des Cathares sont attestées d'une manière formelle par le
fait qu’aucun des moines envoyés par le pape ne courut de véritable danger.
C’étaient cependant des hommes qui venaient d’invoquer l’appui des plus
puissants souverains de la chrétienté en leur demandant d’exterminer les
Cathares par le fer et par le feu. De temps en temps, les moines eurent à se
plaindre d’une insulte, mais jamais ils ne furent menacés de violence,
excepté peut-être Pierre de Castelnau qui, à Béziers, parait avoir excité une
aversion particulière. Malgré les pouvoirs extraordinaires dont ils étaient
investis, les légats furent obligés de s’adresser à Innocent afin de pouvoir
conférer le droit de prêcher en public à ceux qu’ils en jugeraient dignes.
Cela montre avec quel soin jaloux l’Église d’alors entendait restreindre le
privilège de la prédication. Mais la réponse favorable faite par le pape au
légat fut un des événements les plus importants du siècle, car elle donna
l'impulsion au mouvement d’où le grand ordre de Saint Dominique devait
sortir. Pierre
de Castelnau quitta ses collègues et alla visiter la Provence pour y rétablir
la paix parmi les nobles, dans l'espoir de les unir en vue de l’expulsion des
hérétiques. Raymond de Toulouse ayant refusé de déposer les armes, le moine
intrépide l’excommunia et mit l’interdit sur ses domaines. Il finit par lui
reprocher en face et dans les termes les plus amers les parjures et autres
méfaits dont il s’était rendu coupable. Raymond subit ces reproches avec
patience, tandis que Pierre s’adressait à Innocent pour obtenir confirmation
de sa sentence. A cette époque, Raymond était devenu l'objet de toute la
haine des papistes, qui lui reprochaient de ne point persécuter ses sujets
hérétiques malgré les serments répétés par lesquels il s’y était engagé. Bien
qu’il restât orthodoxe en apparence, on l’accusait d’être secrètement gagné à
l'hérésie ; on disait qu’il se faisait toujours accompagner par certains
Parfaits, vêtus comme des hommes ordinaires, et qu’il y avait dans ses
bagages un Nouveau Testament, afin qu’il put être hérétique en cas de mort
soudaine. Raymond, ajoutait-on, avait déclaré qu’il aimerait mieux subir le
sort d’un pauvre estropié hérétique qui vivait dans la misère à Castres, que
d’être roi ou empereur orthodoxe ; qu’il savait bien qu’on finirait par le
déposséder à cause des Bonshommes, mais qu’il était prêt à souffrir pour eux
jusqu’à la peine capitale. Tous ces bruits et bien d’autres encore,
accompagnés de récits exagérés sur les débauches du comte, étaient répandus
par le zèle des moines afin de le rendre odieux ; mais il n’est nullement
prouvé que son indifférence religieuse se soit jamais laissée entraîner vers
l’hérésie, ni que la mission des légats ait jamais été entravée par sa
volonté. Ces derniers étaient libres de ramener les hérétiques par la
persuasion ; ce qu’ils ne pardonnaient pas à Raymond, c’était son refus de
mettre, pour leur complaire, le pays qu’il gouvernait à feu et à sang. Innocent
se hâta de confirmer la sentence du légat par une lettre adressée à Raymond
le 29 mai 1207. Cette lettre était 1 expression passionnée des haines qui
s’étaient accumulées contre le comte au cours de longues années dépensées en
inutiles efforts. Le pape le menaçait de la vengeance de Dieu dans ce inonde
et dans l’autre. L'excommunication et l’interdit ne pourraient être levés
avant que complète satisfaction eût été obtenue ; si les choses tardaient à
s’arranger, Raymond serait privé de certains territoires qu’il tenait de
l’Église et, si cela ne suffisait pas, les princes chrétiens seraient appelés
par le pape à se partager ses domaines, afin qu’ils pussent être délivrés
pour toujours de l’hérésie. Les considérations que le pape faisait valoir
pour justifier des mesures aussi graves n’étaient que la répétition d’anciens
griefs ; la condition dont ii se plaignait était si bien, depuis deux
générations, l’état normal du Languedoc, qu’on pouvait presque considérer
cette tolérance comme faisant partie du droit public du pays. Innocent
reprochait encore à Raymond d’avoir continué à guerroyer alors que les légats
lui ordonnaient de conclure la paix ; d'avoir refusé de suspendre les
opérations aux jours de fête ; de n’avoir pas tenu le serment prêté par lui
de débarrasser son pays des hérétiques ; d’avoir insulté la religion
chrétienne en confiant des fonctions publiques à des Juifs ; d’avoir
dépouillé l'Eglise et maltraité certains évêques ; d’avoir continué à
employer des bandes de mercenaires et d’avoir augmenté les péages. On peut
supposer que ce long réquisitoire comprend toutes les accusations qu’il
était, dans une mesure quelconque, possible de formuler et de prouver. Le pape
attendit quelque temps les effets de ses menaces et des efforts de ses
missionnaires. Ces effets furent nuls. A la vérité, Raymond fit la paix avec
les nobles de Provence et l’excommunication lancée contre lui fut levée ;
mais il continua à paraître très indifférent aux questions religieuses,
tandis que les abbés cisterciens, découragés par l’obstination des hérétiques,
quittaient successivement la partie et se retiraient dans leurs monastères.
Le légal Raoul mourut ; Arnaud de Cîteaux fut appelé ailleurs par des
affaires importantes ; l’évêque Azevedo mourut également au moment où il se
disposait à retourner en Espagne. Mais Azevedo avait laissé en France
l’ardent Dominique, qui s’occupait à réunir autour de lui quelques hommes
zélés, noyau de l’Ordre futur des Prêcheurs, et Pierre de Castelnau resta
pour représenter Rome jusqu’à ce que Raoul eût été remplacé par l’évêque de
Conserans. Tous
les remèdes ayant été essayés en vain, excepté l’appel à la violence,
Innocent recourut à ce dernier moyen avec toute l’énergie du désespoir. Pour
gagner Philippe-Auguste, il se montra indulgent au sujet des complications
d’ordre conjugal provoquées par Ingeburge de Danemark et Agnès de Méranie. En
outre, il s'adressa aux fidèles de toute la France et envoya des missives
particulières aux seigneurs les plus puissants. Ces lettres, expédiées le 17
novembre 1207, représentaient sur un ton pathétique les progrès de l’hérésie,
l’insuccès de tous les efforts tentés pour ramener les hérétiques à la
raison, pour les effrayer par des menaces ou pour les gagner par de douces
paroles. Il ne restait plus que l'appel aux armes ; tous ceux qui y
répondraient étaient assurés des mêmes indulgences que s’ils entreprenaient
une croisade en Palestine. L’Église prenait sous sa protection les domaines
de ceux qui combattraient pour elle et leur abandonnait d’avance les terres
des hérétiques. Tous les créanciers des nouveaux croisés étaient tenus de
différer leurs réclamations, sans pouvoir exiger d’intérêts supplémentaires,
et les clercs qui prendraient les armes étaient autorisés à engager leurs
revenus pour deux ans à l’avance. Cet
appel passionné n’eut pas de meilleur résultat que les précédents. Innocent
venait d’exciter pendant des années l’ardeur guerrière de l’Europe en faveur
du royaume latin de Constantinople, et cette ardeur paraissait épuisée pour
quelque temps. Philippe-Auguste répondit froidement que ses relations avec
l’Angleterre ne lui permettaient pas de laisser diviser ses forces, mais que,
si on pouvait lui assurer une trêve de deux ans, il ne s’opposerait pas à ce
que ses barons entreprissent une croisade et qu’il était prêt à y subvenir
pendant un an par un don quotidien de cinquante livres. Les
choses en étaient là lorsqu’un événement inattendu vint soudain en modifier
l’aspect. Le meurtre du légat Pierre de Castelnau fit courir un frisson
d’horreur à travers la chrétienté, comme, trente-huit ans auparavant,
l’assassinat de Pocket. Les récits de ce tragique épisode sont si
Contradictoires qu’il est impossible aujourd’hui d’en rétablir les détails.
Nous savons que Pierre avait vivement froissé Raymond par l’amertume de son
langage ; que le comte, effrayé du danger dont le menaçait le nouvel appel à
une croisade, avait invité les légats à une entrevue à Saint-Gilles,
promettant d’avance de se comporter en fils soumis de l’Église ; que des
difficultés s’élevèrent au cours de la conférence, les exigences des légats
dépassant ce que Raymond était prêt à leur concéder. Suivant la version
provençale de la catastrophe, Pierre s’engagea dans une dispute religieuse
très aigre avec un des gentilshommes de la cour, qui tira son poignard et le
tua ; le comte fut extrêmement affligé de ce déplorable événement et en
aurait promptement fait justice si le meurtrier n’avait pas trouvé moyen de
s’échapper et de se cacher chez des amis à Beaucaire. Une tout autre version
fut portée en hâte à Rome par les évêques de Conserans et de Toulouse,
désireux d’enflammer la colère d'Innocent contre Raymond. A les en croire,
après de longues et infructueuses délibérations, les légats auraient annoncé
leur intention de se retirer ; alors le comte les aurait menacés de mort,
ajoutant qu’il les poursuivrait sur terre et sur eau. L’abbé de Saint- tulles
et les citoyens, impuissants à apaiser la colère du comte, fournirent une
escorte aux légats qui purent atteindre le Rhône et passèrent la nuit sur les
bords du fleuve. Le lendemain matin, 16 janvier 1208, comme ils se
disposaient à le traverser, deux étrangers s’approchèrent des légats et l’un
d’eux passa sa lance à travers le corps de Pierre qui, se tournant vers son
assassin, s’écria : « Puisse Dieu le pardonner comme je te pardonne ! »
Raymond, loin de punir le criminel, l'avait protégé et récompensé, au point
de l’admettre à sa table. On ajoutait que Pierre, mort en martyr, se serait
certainement révélé en opérant des miracles, si l’incrédulité du peuple ne
l’en avait empêché. Ceci n'est guère fait pour confirmer la tradition papale.
Il est bien possible qu’un prince fier et puissant, exaspéré par des
reproches et des menaces sans fin, ait laissé échapper quelque expression de
colère, qu’un serviteur trop zélé se sera hâté de traduire en acte, et il est
certain que Raymond n’est jamais parvenu à se laver entièrement du soupçon de
complicité ; mais, d’autre part, il ne manque pas d’indices attestant qu’Innocent
lui-même n’a pas toujours cru â la culpabilité du comte. Ce
crime donnait à l’Église un réel avantage, dont Innocent se hâta de tirer le plus
grand parti. Le 10 mars, il adressa des lettres à tous les prélats des
provinces infectées, ordonnant que dans toutes les Églises, aux dimanches et
jours de fête, les meurtriers et leurs protecteurs, y compris Raymond,
fussent excommuniés « avec cloche, livre et cierge » et que tout endroit
souillé de leur présence fut déclaré interdit. Tous les vassaux de Raymond
étaient déliés de leurs serments et ses domaines étaient abandonnés à tout
catholique qui voudrait s’y établir. S’il sollicitait son pardon, le premier
témoignage de son repentir devrait être l'extermination des hérétiques. Les
mêmes lettres furent adressées à Philippe-Auguste et à ses principaux barons
; le pape les suppliait éloquemment de prendre la croix pour le salut de
l’Église ; des commissaires étaient envoyés pour négocier et imposer une
trêve de deux ans entre la France et l’Angleterre ; enfin, aucun effort
n'était négligé pour transformer en zèle sanguinaire l’horreur qu’avait
justement éveillée le meurtre sacrilège du légat. Arnaud
de Cîteaux se bêta de convoquer un chapitre général de son Ordre, où l’on
décida à l’unanimité de prêcher la croisade ; bientôt, des multitudes de
moines travaillèrent à enflammer les passions du peuple, offrant le salut
éternel aux croisés futurs dans toutes les églises et sur toutes les places
publiques de l’Europe. Ainsi
éclata l’incendie qui avait couvé pendant si longtemps. Pour apprécier la
violence de ces ébullitions populaires au Moyen-Age, nous devons nous
rappeler combien les peuples de ce temps-là étaient accessibles aux émotions
contagieuses et aux enthousiasmes dont notre siècle n’a plus gardé que le sou
venir. Pendant que l’on prêchait cette croisade, certaines villes et
bourgades d’Allemagne se remplirent de femmes qui, faute de pouvoir
satisfaire leur ardeur religieuse en prenant la croix, se déshabillaient et couraient
toutes nues par les rues et par les routes. Un symptôme plus éloquent encore
de la maladie mentale de cette époque, fut la Croisade des Enfants, qui
désola des milliers de demeures. Sur de vastes étendues de territoire, on vit
des foules d’enfants se mettre en marche, sans chefs ni guides, pour aller à
la recherche de la Terre Sainte ; quand on leur demandait ce qu’ils voulaient
faire, ils répondaient simplement qu’ils allaient à Jérusalem. En vain les
parents enfermaient leurs enfants sous clef ; ils s’échappaient et
disparaissaient. Le petit nombre de ceux qui revinrent ne purent donner
aucune explication du désir frénétique qui les avait emportés. Il ne
faut pas non plus perdre de vue les raisons d’un ordre moins élevé qui
entraînaient sous les bannières des Croisés des misérables qui cherchaient le
pillage et la débauche, ou qui désiraient s’assurer l’immunité que la qualité
de Croisé leur conférait. Nous en trouvons, un exemple dans le cas d’un
coquin qui prit la croix pour ne pas payer une dette contractée à la foire de
Lille et qui était sur le point d’échapper ainsi quand il fut arrêté et livré
à son créancier. Pour cette atteinte portée à l'immunité promise par le pape,
l'archevêque de Reims excommunia la comtesse Mathilde de Flandre et mit tout
le pays en interdit afin d’imposer la libération du mauvais payeur, Gui,
comte d’Auvergne, avait commis un crime impardonnable en jetant en prison son
frère, l’évêque de Clermont ; excommunié de cc chef, il obtint absolution
complète dès qu'il manifesta l’intention de se joindre à l’Armée du Seigneur.
On devine, sans qu’il soit nécessaire d’insister, de quelles recrues une
pareille armée était appelée à se grossir. D’autres
motifs encore contribuaient à rendre la Croisade populaire. Il y avait, entre
le nord et le midi de la France, un antagonisme de race accru par la jalousie
des gens du Nord et le désir de compléter la conquête franque, si souvent
commencée et toujours interrompue. Les avantages spirituels étaient les mêmes
que pour une expédition en Terre Sainte, infiniment plus coûteuse et plus
périlleuse : jamais le Paradis n'avait été à si bon marché. Toutes ces
circonstances rendaient certaine la réussite de l’expédition. Il est plus que
douteux que Philippe-Auguste y ait contribué directement ; mais il laissa ses
barons tout à fait libres de servir, tout en profitant des circonstances pour
régler l’affaire de son divorce. L’état menaçant de ses relations avec le roi
Jean et l’empereur Othon fut le prétexte qu’il invoqua pour ne point
intervenir personnellement. Cependant il avertit le pape que les territoires
de Raymond ne pourraient être confisqués par personne avant qu’il n’eût été
condamné pour hérésie, ce qui n’avait pas encore eu lieu, et que, lorsque la
condamnation aurait été prononcée, ce serait an suzerain, et non au
Saint-Siège, qu'il appartiendrait de proclamer la peine. Cela était tout à
fait d’accord avec la loi existante, car on n’avait pas encore introduit dans
la jurisprudence européenne le principe que la suspicion d’hérésie
annulait tous les droits, principe que le cas de Raymond contribua beaucoup à
établir, car l’Église le dépouilla sans procès de tous ses domaines et décida
ensuite qu’il en était déchu ; le roi ne put qu’acquiescer. Mais ceux que
l’Église appelait alors à prendre la croix n’étaient pas gens à sc laisser
arrêter par des scrupules légaux. Ce furent d’abord quelques-uns des plus
grands seigneurs du temps, le duc de Bourgogne, les comtes de Nevers, de
Saint-Pol, d’Auxerre, de Montfort, de Genève, de Poitiers, de Forez, avec de
nombreux évêques. Plus tard arrivèrent de forts contingents d’Allemagne, sous
les ordres des ducs d’Autriche et de Saxe, des comtes de Bar, de Juliers et
de Berg. Des recrues vinrent de Brème comme de Lombardie ; on nous parle même
de seigneurs slavons qui quittèrent le foyer primitif du Catharisme pour
aller le combattre sur le théâtre de son dernier développement. Il y avait en
abondance des espérances de salut pour je s’croyants, de gloire chevaleresque
pour les belliqueux, de butin pour tout le monde ; et l’armée de la Croix,
recrutée parmi la chevalerie et parmi l’écume de l’Europe, promettait de
trancher définitivement la querelle, qui, depuis trois générations, défiait
tous les efforts de l’orthodoxie (1). Pendant
que l’orage s’amassait, Raymond essayait de le conjurer. Reconnaissant la
gravité de la situation que le meurtre du légat lui avait faite, il était
prêt, pour conserver ses dignités, à sacrifier son honneur et ses sujets. Il
se hâta d’aller trouver son oncle Philippe-Auguste, qui le reçut amicalement
et lui conseilla de se soumettre, mais lui défendit d’invoquer l’intervention
de l’empereur Othon. Raymond, qui était vassal de l'empereur pour ses terres au-delà
du Rhône, passa outre à la défense du roi. C’était une grande faute, car il
n’obtint rien d’Othon et indisposa Philippe. A son retour, apprenant
qu’Arnaud allait tenir un concile à Aubenas, il s’y rendit en toute hâte avec
son neveu, le jeune Raymond Roger, vicomte de Béziers, et s’efforça de
prouver son innocence et de conclure la paix. On refusa froidement de
l’écouter et on lui dit de s’adresser à Rome. Le vicomte de Béziers
conseillait la résistance ; mais le courage de Raymond n’était pas à la
hauteur des circonstances. Oncle et neveu se prirent de querelle ; le jeune
homme commença la guerre contre Raymond, tandis que ce dernier envoyait des
ambassadeurs à Rome pour demander les conditions de la paix et solliciter
l’envoi de nouveaux légats, les anciens étant trop mal disposés pour lui. Innocent
exigea que, pour attester sa bonne foi, il remit aux mains de l’Église ses
sept forteresses les plus importantes ; après quoi on consentirait à
l’écouter et, s'il prouvait son innocence, à l’absoudre. Raymond accepta ces
conditions et fit le meilleur accueil à Milo et à Théodisius, les nouveaux
représentants de l’Eglise ; ceux-ci, en retour, le traitèrent avec tant
d’amitié apparente que lorsque Milo vint à mourir à Arles, le comte fut très
affligé et crut qu’il avait perdu un protecteur. Il ignorait que les légats
avaient reçu des instructions secrètes d’Innocent, portant qu’ils devaient
amuser Raymond par de belles promesses, le détacher des hérétiques et
ensuite, quand les croisés auraient eu raison des Cathares, le traiter comme
ils le jugeraient convenable. Raymond
fut complètement trompé par cette politique déloyale et cruelle. Les sept châteaux
furent remis à Théodisius, ce qui rendait assez difficile toute résistance
ultérieure ; les consuls d’Avignon, de Nîmes et de Saint-Gilles jurèrent de
refuser obéissance au cas où le comte ne se soumettrait pas sans-réserve aux
ordres futurs du pape ; puis il se réconcilia avec l'Église au prix de la
cérémonie la plus humiliante. Le nouveau légat, Milo, accompagné d’une
vingtaine d’archevêques et d’évêques, se rendit à Saint-Gilles, théâtre du
crime présumé, et là, le 18 juin 1209, ils se placèrent devant le portail de
l’Église. Nu jusqu’à la ceinture, Raymond comparut devant eux en pénitent et
jura sur les reliques de Saint-Gilles d’obéir à l’Eglise en toutes choses.
Alors le légat, prenant une étole, la plaça autour de son cou comme une hart
et le fit entrer dans l’Eglise. Pendant tout le trajet, on le frappait de
verges sur le dos et les épaules. Arrivé à l’autel, il fut déclaré absous. La
foule, assemblée pour assister à la dégradation du comte, était si grande qu’il
fut impossible de revenir en arrière pour sortir par la porte. On fit
descendre Raymond dans la crypte où était enseveli Pierre de Castelnau, dont
l’âme, nous dit-on, eut la satisfaction d’assister à l’humiliation de son
ennemi, conduit les épaules en sang le long de sa tombe... Au
point de vue de la théologie, les conditions mises à l'absolution de Raymond
n’étaient pas excessives, bien que l’Eglise sut parfaitement qu'il ne pouvait
pas les remplir. Il s'engageait à extirper l’hérésie, à renvoyer tous les
Juifs qui occupaient des fonctions publiques et à licencier ses mercenaires ;
il devait restituer aux églises les biens dont elles avaient été dépouillées,
assurer la sécurité des routes, abolir les péages arbitraires et observer
strictement la Trêve de Dieu. Tout ce
que Raymond avait gagné au prix de tant de sacrifices était le privilège de
se joindre à la croisade et d'assister à la conquête de son pays. Quatre
jours après son absolution, il reçut, solennellement la croix des mains du
légal Milo et prononça le serment que voici : «Au nom de Dieu, moi, Raymond,
duc de Narbonne, comte de Toulouse et marquis de Provence, je jure, la main
sur les Évangiles, que lorsque les princes croisés arriveront sur mes
domaines, je leur obéirai en toutes choses, non seulement en ce qui touche
leur sécurité, mais sur tous les points où ils croiront devoir donner des
ordres pour leur bien et pour celui de leur armée ». A la vérité, au mois de
juillet 1201), Innocent, fidèle à sa politique de duplicité, écrivit à
Raymond pour le féliciter de sa soumission et lui promettre qu'il en
dériverait des avantages spirituels et temporels ; mais le même courrier
portait une lettre à Milo l’exhortant à continuer comme il avait commencé et
le légat, entendant dire peu de temps après que le comte était parti pour
Rome, informa son maître en le priant de ne pas gâter le jeu. « Quant au comte
de Toulouse, écrivait-il, cet ennemi de toute vérité et de toute justice,
s’il est allé vous trouver pour obtenir restitution des châteaux qu’il m’a
livrés, comme il se vante de pouvoir le faire, ne vous laissez pas émouvoir
par ses propos, habiles seulement à la médisance, mais laites que de jour en
jour, comme il le mérite, il sente plus lourdement la main de l’Église. Après
m’avoir donné au moins quinze têtes comme gages de son serment, il a déjà
commis un parjure. Par là il a manifestement perdu ses droits sur Melgueil,
ainsi que sur les sept forteresses que je détiens. Elles sont d’ailleurs si
redoutables qu’avec l'assistance des barons et du peuple, qui sont dévoués à
l’Église, il nous sera facile, à nous qui les occupons, de le chasser du pays
qu’il a souillé par sa vilenie ». Le fourbe qui écrivait cette lettre était,
dans l’opinion de Raymond, son ami dévoué et son protecteur. L’effet
de la haine de Milo se fit promptement sentir. L'absolution, qui avait coûté
si cher à Raymond, lui fut retirée ; une fois de plus, on l’excommunia, on
jeta l’interdit sur ses domaines, sous prétexte que pendant les soixante
jours où il avait fait campagne avec les Croisés, il n’avait pas accompli la
tâche impossible d’expulser tous les hérétiques ! La ville de Toulouse lut
frappée d’un anathème spécial pour n’avoir pas livré aux Croisés tous ceux de
ses citoyens qui étaient hérétiques. Il est vrai qu’un peu plus tard on
accorda, à Raymond un nouveau délai, jusqu’à la Toussaint, pour s’acquitter
de toutes ses obligations ; mais il était évidemment condamné d’avance et
seule sa ruine totale pouvait satisfaire les implacables légats. Cependant
les Croisés s’étaient assemblés en tel nombre que jamais, nous dit avec joie
l'abbé de Liteaux, une pareille armée n’avait été réunie dans le monde
chrétien ; on parle, peut être sans trop d'exagération, de 20.000 cavaliers
et de plus de 200.000 fantassins, comprenant les vilains et les paysans, mais
sans compter deux contingents auxiliaires qui arrivaient de l’Ouest. Les
légats avaient été autorisés à lever sur les ecclésiastiques du royaume
toutes les sommes qu’ils jugeraient nécessaires et d’en assurer le paiement
sous menace d’excommunication. Les revenus des laïques étaient* également
soumis à l'arbitraire des légats, avec cette réserve qu’ils ne devaient pas
être contraints à payer sans l’assentiment de leurs seigneurs. Disposant
ainsi de toutes les richesses de la France, auxquelles venait s’ajouter
l’inépuisable trésor des indulgences, ils pouvaient facilement entretenir
l’armée composite qui, lors de son entrée en campagne, fut adjurée en ces
termes par le vicaire de Dieu : « En avant, vaillants soldats du Christ !
Courez à la rencontre des précurseurs de l’Antéchrist et renversez les
ministres du Vieux Serpent ! Peut-être avez-vous jusqu’à présent combattu
pour une gloire passagère ; combattez maintenant pour la gloire éternelle.
Vous avez combattu pour le monde ; combattez maintenant pour Dieu ! Nous ne
vous exhortons pas à rendre ce grand service à Dieu dans l’espérance d’une
récompense terrestre, mais pour gagner le royaume du Christ, que nous vous
promettons en toute confiance ! »[2] Les Croisés,
enflammés par ces paroles, se réunirent à Lyon vers le 24 juin 1209 ; et
Raymond se dirigea aussitôt vers cette ville, pour compléter sa honte en
servant de guide aux envahisseurs. Comme gage de sa bonne foi, il leur avait
offert son propre fils. Raymond fut reçu amicalement ii Valence ; puis, sous
le commandement suprême du légat Arnaud, il conduisit les Croisés contre son
neveu, le vicomte de Béziers. Celui-ci, après avoir vainement offert sa
soumission au légat, qui la refusa, s’était hâté de mettre ses forteresses en
état de défense et de lever des troupes pour tenir tête à l’invasion. Il faut
observer que celte guerre, religieuse à l’origine, prenait déjà le caractère
d’une guerre nationale. La soumission de Raymond et l'offre de soumission du
vicomte de Béziers avaient privé l’Eglise de tout prétexte plausible pour les
hostilités ultérieures ; mais les hommes du Nord étaient impatients de
compléter la conquête commencée sept siècles auparavant par Clovis, et les
hommes du Midi, catholiques aussi bien qu’hérétiques, étaient unanimement
décidés à résister, malgré les nombreux gages que les seigneurs et les villes
avaient consenti à donner dès le début. Il n’est pas question de dissensions
religieuses parmi ceux qui défendaient leur pays et l'on ne parle que
rarement de secours apportés aux Croisés par les orthodoxes, alors que
ceux-ci auraient pu saluer les envahisseurs comme des libérateurs qui
venaient les affranchir de la domination des Cathares. C’est que, d’une part,
le Catharisme n’avait jamais été tyrannique, et que, de l'autre, le midi de
la France offrait à cette époque l’exemple presque unique au moyen Age d’un
pays où régnait la tolérance et où l’instinct de solidarité ethnique était
plus développé que le fanatisme religieux. Ainsi s’explique le dégoût
qu'inspiraient aux sujets de Raymond la pusillanimité de leur comte ; ils l’exhortaient
sans cesse à la résistance et lui témoignèrent, ainsi qu’à son fils, une fidélité
à toute épreuve qui dura jusqu’à l'extinction de la maison de Toulouse. Raymond
Roger de Béziers avait fortifié sa capitale ; puis, au grand découragement du
peuple, il se mit à l’abri dans la forteresse plus sûre de Carcassonne.
Réginald, évêque de Béziers, était avec les Croisés, et quand ils arrivèrent
devant la ville, il se fit autoriser Par le légat à lui offrir toute immunité
si elle voulait livrer ou expulser les hérétiques dont il possédait la liste.
Mais quand l’évêque entra dans la ville et fit cette proposition aux
principaux habitants, elle fut repoussée à l’unanimité. Catholiques et
Cathares étaient trop bons concitoyens pour se trahir les uns les autres. Ils
préféraient, répondirent-ils, se défendre jusqu’à la dernière extrémité,
fussent-ils contraints de manger leurs enfants. Cette déclaration inattendue
remplit le légat d’une telle fureur qu’il jura de détruire la ville par le
fer et le feu, de n’épargner ni l'âge ni le sexe et de ne laisser pierre sur
pierre. Tandis que les chefs de l’armée délibéraient en vue d’une attaque
prochaine, une toute d’individus qui suivaient le camp— dépourvus d’armes, à
ce qu’assurent les légats, mais inspirés de Dieu — s’élancèrent vers les murs
et les emportèrent, à l’insu de leurs chefs et sans avoir reçu d'ordres.
L’armée suivit et le serment du légat fut accompli par un massacre presque
sans pareil dans l'histoire de l’Europe. Depuis les enfants au berceau
jusqu’aux vieillards, pas un être vivant ne fut épargne. Sept mille hommes,
dit-on, furent massacrés dans l’église de Marie-Madeleine où ils s’étaient
réfugiés pour chercher asile. Les légats eux-mêmes estimèrent à près de vingt
mille le nombre des morts, alors que des chroniqueurs moins dignes de foi
donnent un chiffre quatre ou cinq fois supérieur. Un contemporain, fervent
Cistercien, nous apprend qu’on demanda au légat Arnaud si les catholiques
devaient être épargnés. Le représentant du pape craignit que des hérétiques
pussent échapper en se disant orthodoxes et fit cette réponse sauvage : «
Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ![3] » Dans le carnage et le pillage
qui marquèrent cette horrible journée de juillet, la ville fut incendiée et
le soleil se coucha sur une niasse de ruines fumantes et de cadavres
noircis—holocauste à une divinité de pardon et d'amour que les Cathares
avaient de bonnes raisons pour considérer comme le Principe du Mal. Aux
yeux des orthodoxes, toute cette affaire était une preuve évidente de la
protection que Dieu accordait à leurs armes. D’ailleurs, il ne manquait pas
d’autres miracles pour les confirmer dans cette opinion. Bien qu’ils eussent
stupidement détruit tous les moulins aux alentours, le pain fut toujours
abondant et à bon marché dans leur camp ; — trente pains se vendaient un denier.
On observa encore, pendant toute la campagne, et l’on nota comme un
encouragement du ciel, que jamais ni vautour, ni corbeau, ni aucun autre
oiseau ne vola au-dessus de l’armée. Les
petites troupes de Croisés, dans leur marche pour rejoindre le corps
principal, n’avaient pas été moins favorisées par les circonstances. L’une
d’elles, commandée par le vicomte de Tu- renne et par Gui d’Auvergne, avait
pris, après un court siège, le château presque inexpugnable de Chasseneuil. La
garnison avait conclu une convention et pu sortir en liberté, mais les
habitants furent laissés à la merci des vainqueurs. On leur donna le choix
entre la conversion et le bûcher. Comme ils persévéraient dans leurs erreurs,
on les brûla tous, exemple qui fut généralement suivi dans cette campagne. Une
autre troupe, commandée par l’évêque de Puy, avait rançonné Caussade et
Saint-Antonin ; on lui reprochait de trop aimer l’argent et d’épargner mal à
propos la vie des hérétiques. Le pays était dans un état de terreur tel que
lorsqu’un fugitif arriva au château de Villemur, annonçant que les Croisés
approchaient et traiteraient cette place comme les autres, les habitants
l’abandonnèrent pendant la nuit, après y avoir eux-mêmes mis le feu.
D’innombrables forteresses se rendirent sans coup férir ou furent trouvées
vides, bien qu’on y eût accumulé des provisions et des moyens de défense. Une
contrée montagneuse, hérissée de châteaux forts, qu’on aurait pu facilement
défendre pendant des années, fut occupée au bout de doux mois de campagne. La
ville populeuse de Narbonne adopta, pour se sauver, des lois extrêmement
sévères contre l'hérésie, leva une somme considérable pour apaiser les
Croisés et donna en gage un certain nombre de châteaux. Sans
s’attarder sur les ruines de Béziers, les Croisés, toujours sous la conduite
de Raymond, se dirigèrent rapidement vers Carcassonne, place considérée comme
imprenable, où Raymond Roger s’était décidé à les attendre. Neuf jours
seulement après le sac de Béziers, les Croisés arrivèrent devant Carcassonne
et en commencèrent le siège. Le faubourg extérieur, qui était à peine
défendable, fut emporté et brûlé après une résistance désespérée. Le second
faubourg, qui était bien fortifié, ne fut évacué et brûlé par les assiégés
qu’après une longue lutte, où, de part et d’autre, toutes les ressources de
l’art de la guerre furent mises enjeu. Restait la ville elle-même, dont il
semblait bien difficile d’avoir raison. Suivant une légende, Charlemagne
l’avait vainement assiégée pendant sept ans et ne s’en était emparé que par
un miracle. On offrit de traiter avec le vicomte ; il pouvait s’éloigner avec
onze personnes de son choix, à la condition que la ville et ses habitants
fussent abandonnés à la discrétion des Croisés. Le vicomte refusa cette offre
avec une virile indignation. Mais la situation devenait intenable ; la ville
était encombrée de réfugiés venus de la contrée voisine ; l’été avait été sec
et, comme la provision d’eau était épuisée, une épidémie s’était déclarée qui
faisait tous les jours de nombreuses victimes. Très désireux d’obtenir une
paix honorable, Raymond Roger se laissa attirer dans le camp ennemi, où il
fut traîtreusement retenu captif ; peu de jours après, il mourait — de dysenterie
affirmait-on, bien que d’autres bruits aient couru sur cette fin opportune.
Privés de leur chef, les habitants perdirent courage ; pour éviter la
destruction totale de la ville, ils firent l’abandon de tons leurs biens et
furent autorisés à partir sans autres bagages que leurs péchés — les hommes
en pantalon et les femmes en chemise. La ville fut occupée sans résistance.
Cette fois, il n’est question d'aucune enquête sur la religion des vaincus et
l'on ne songea pas à brûler un seul hérétique[4]. Le
siège de Carcassonne nous met en présence, pour la première fois, de deux
hommes dont nous aurons beaucoup à nous occuper par la suite, Pierre II
d'Aragon et Simon de Montfort. Ils représentent d’une manière si typique les
éléments opposés dans ce grand conflit que nous croyons devoir nous arrêter
un instant pour considérer ces deux puissantes natures. Pierre
était le suzerain de Béziers, uni au jeune vicomte par les liens d’une amitié
étroite. Bien qu’il eût refusé de lui venir en aide, il se lutta, dès qu’il
apprit le sac de Béziers, de se rendre à Carcassonne, afin d’offrir sa
médiation en faveur de son vassal. Ses efforts furent inutiles ; mais, dès
lors, il ne devait plus se désintéresser des événements. Dans
toute l’Europe, Pierre était considéré comme le modèle des chevaliers du
Midi. De stature héroïque, passé maître dans tous les arts de la chevalerie,
il était sans cesse au premier rang dans les batailles ; lors de l’effrayante
journée de Las Navas de Tolosa, qui brisa en Espagne la puissance des Maures,
ce fut lui qui, de tant de rois et de seigneurs, fut unanimement jugé le plus
vaillant. Aussi galant que brave, il passait pour très licencieux même à
cette époque de morale facile. Il était libéral jusqu’à la prodigalité, épris
des pompes et des spectacles, plein de courtoisie envers tous et magnanime
envers ses ennemis. Connue son père Alphonse II, il était troubadour et ses
chansons étaient d’autant plus applaudies qu’il patronnait généreusement les
autres poètes, ses rivaux. En outre, son zèle religieux était si ardent qu’il
se glorifiait du surnom de El catolico. Il manifesta ce zèle non
seulement par le féroce édit contre les Vaudois, dont il a été question dans
un chapitre précédent, mais par un acte extraordinaire de dévotion envers le
Saint-Siège. En 108J, son ancêtre, Sanche 1er, avait placé le royaume
d'Aragon sous la protection spéciale des papes, de qui ses successeurs
devaient le recevoir à leur avènement et à qui ils devaient payer un tribut
annuel de 500 mancus. En 1201, Pierre II résolut d’accomplir en
personne cet acte de féauté. Accompagné d'une escorte magnifique, il fit
voile pour Rome, où il prêta le serment d’allégeance à Innocent, s’engageant,
par surcroît, à persécuter l’hérésie. Il reçut une couronne de pain sans
levain et le Pape lui remit lui-même le sceptre, le manteau et les autres
insignes de la royauté. Il se hâta de déposer le tout, avec les marques du
respect le plus profond, sur l'autel de Saint Pierre, auquel il offrit son
royaume, prenant en échange une épée des mains d'Innocent, soumettant ses
domaines à un tribut annuel et renonçant à tous droits de patronage sur les
églises et les bénéfices. Il lut heureux de recevoir, en échange de tout ce
qu’il sacrifiait, Je titre de Premier Alferez ou porte-étendard de
l'Église, et le privilège, pour ses successeurs, d’être couronnés par
l’archevêque de Tarragone dans sa cathédrale. Cependant les nobles d’Aragon
considéraient que ces honneurs compensaient insuffisamment les lourdes taxes
rendues nécessaires par l’extravagance de leur chef ; ils ne regrettaient pas
moins la renonciation à tout patronage et à la collation des bénéfices. Le
résultat de leur mauvaise humeur lut la coalition connue sous le nom de la
Union, qui, pendant des générations, fut un danger et une menace pour ses
successeurs. La carrière de Pierre ressemble moins à celle d’un monarque qu’à
celle du héros d’un roman de chevalerie. Avec de telles dispositions, il
était difficile qu’il ne participât point aux guerres albigeoises, où, du
reste, il avait un intérêt direct, par suite de ses droits sur la Provence, Montpellier,
le Béarn, le Roussillon, la Gascogne, Comminges et Béziers. Tout
autre était le caractère sérieux et solide de Montfort, qui s’était
distingué, suivant son usage, au siège de Carcassonne. Il avait été le
premier dans l’assaut contre le faubourg extérieur : et quand l’attaque sur
le second faubourg eut été repoussée, comme un Croisé était resté dans le
fossé avec une cuisse brisée, Montfort, suivi d’un seul écuyer, revint sur
ses pas sous une grêle de projectiles et parvint à ramener son compagnon.
Fils cadet du comité d’Évreux, descendant du Normand Rollon. Il était comte
de Leicester par sa mère et avait acquis une renommée précoce par son courage
à la guerre et sa sagesse dans les conseils, Pieux jusqu’à la bigoterie, il
ne laissait pas passer un jour sans entendre la messe et la sincère affection
que lui portait sa femme, Alice de Montmorency, semble prouver que sa
réputation de chasteté — vertu si rare à cette époque — n’était pas
imméritée. En 1201, il avait pris part à la croisade de Baudouin de Flandre.
Lorsque, pendant leur long séjour à Venise, les Croisés vendirent leurs
services aux Vénitiens et se chargèrent de la destruction de Zara, Mont- fort
seul refusa, disant qu'il était venu pour combattre les Infidèles et non pour
faire la guerre à des Chrétiens. En conséquence, il quitta l’armée, se rendit
en Apulie et de là, avec un petit nombre d’amis, en Palestine, où il servit
avec honneur la cause de la Croix. Quels changements se seraient produits
dans l’histoire de la France et de l’Angleterre, si Montfort était resté avec
les Croisés jusqu’après la prise de Constantinople ! Sans doute, lui et son
fils, Simon de Leicester, auraient fondé des principautés en Grèce ou en
Thessalie et auraient usé leur vie dans des conflits obscurs et vite oubliés.
— A l’époque où l’on prêchait la croisade contre les Albigeois, un des abbés
cisterciens qui se dévouaient le plus ardemment à celte tâche était Gui Je
Vaux-Cernay, qui avait été avec Montfort à Venise pendant la croisade. C’est
à son instigation que le duc de Bourgogne prit la croix. Gui
était porteur de lettres écrites par le duc à Montfort, lui faisant des
promesses magnifiques s'il voulait entrer également en campagne. Arrivé au
château de Montfort, à Rochefort, Gui trouva le comte dans son oratoire et
lui exposa l'objet de sa mission. Montfort hésita d’abord, puis, prenant un
psautier, il l’ouvrit au hasard et plaça son doigt sur un verset qu’il pria
l’abbé de lui traduire. Ce verset était ainsi conçu : « Car il donnera
charge de toi à ses anges, afin qu’ils te gardent dans toutes tes voies. Ils
le porteront dans leurs mains, de peur que ton pied ne heurte contre la
pierre. » L’encouragement divin était manifeste. Montfort prit la croix,
qu’il ne devait plus déposer. On va voir que la brillante valeur du chevalier
catalan fut impuissante devant le courage réfléchi du Normand, qui se sentait
comme un instrument entre les mains de Dieu. Après
la [irise de Carcassonne, les croisés paraissent avoir pensé que leur mission
était accomplie ; du moins avaient-ils servi pendant quarante jours, ce qui
suffisait pour mériter l'indulgence promise, et ils étaient impatients de
rentrer chez eux. Le légat soutenait naturellement que le territoire conquis
devait être occupé et organisé de telle sorte que l’hérésie ne pût plus y
prendre pied. On l’offrit d’abord au duc de Bourgogne, puis aux comtes de
Nevers et de Saint Pol ; mais ils étaient tous trop prudents pour se laisser
tenter et ils alléguèrent, comme motif de leur refus, que le vicomte de
Béziers avait déjà été puni assez durement. Alors deux évêques et quatre
chevaliers, avec Arnaud à leur tête, furent désignés pour choisir celui
auquel le territoire confisqué devait appartenir ; à l'unanimité, « sous
l’impulsion manifeste du Saint-Esprit », ces sept juges choisirent
Montfort. Nous avons lieu de croire, connaissant sa sagacité, que le premier
refus qu’il opposa était très sincère. N’obtenant rien par des prières, le
légat finit par lui donner un ordre formel au nom du Saint Siège. Montfort accepta,
mais à la condition qu’on s’engageât à le seconder au milieu des difficultés
qu’il prévoyait. La promesse fut faite, sans que personne eut envie de la
tenir. Le comte de Nevers, qui s’était pris de querelle avec le duc de
Bourgogne, se retira presque immédiatement' après la prise de Carcassonne et
fut suivi par le plus grand nombre des Croisés. Le duc resta un peu plus
longtemps, mais ne tarda pas lui-même à regagner ses foyers. Montfort demeura
avec 4.500 hommes environ, pour la plupart des Bourguignons et des Allemands,
auxquels il fut obligé de payer double solde[5]. La
situation de Montfort était périlleuse. Au mois d’août, sous l'impression des
victoires récentes, les légats avaient tenu un concile à Avignon, où les
évêques reçurent l’ordre d’exiger de tous les chevaliers, nobles et
magistrats de leurs diocèses le serment d’exterminer l’hérésie. Le même
serment avait déjà été imposé à Montpellier et à d’autres villes qui
tremblaient en songeant au sort de Béziers. Mais des engagements ainsi
extorqués par la peur n’étaient que des formalités vaines et l'hommage que
Montfort reçut de ses nouveaux vassaux ne fui pas beaucoup plus sérieux, il est
vrai qu’il régla le tracé de ses frontières avec Raymond, qui promit de
marier son fils à la fille de Montfort, et qu’il prit les titres de vicomte
de Béziers et de Carcassonne. Mais Pierre d’Aragon refusa de recevoir son
hommage, encouragea secrètement les seigneurs qui continuaient à résister
dans leurs châteaux et promit de leur venir en aide le plus tôt qu’il
pourrait. Certains châteaux qui avaient fait leur soumission se révoltèrent ;
d’autres, qui avaient été occupés par les Croisés, furent repris par leurs
anciens maîtres, l’eu à peu, le pays revenait de sa terreur. Une guerre de
partisans commença ; de petites troupes au service de Montfort furent faites
prisonnières et bientôt son autorité réelle ne s’étendit guère au-delà de la
portée de sa lance. C'est à grand peine qu’un jour il empêcha sa garnison de
Carcassonne d'évacuer la ville. Ce poste passait pour si dangereux que
lorsque Montfort partit pour assiéger Termes, il lui fut presque impossible
de trouver un chevalier qui voulût en accepter le commandement. Malgré
ces difficultés, il réussit à soumettre d’autres châteaux, à rétablir sa
domination sur le pays Albigeois et à l’étendre sur le comté de Foix. Il se
préoccupait, en outre, de se concilier la faveur d’Innocent, qui devait le
confirmer dans sa dignité nouvelle et dont il attendait des secours pour
l'avenir. Toutes les dîmes et prémices devaient être régulièrement payées aux
églises ; toute personne qui resterait excommuniée pendant quarante jours
devait être frappée d’une lourde amende, en proportion de sa fortune ; Rome,
en retour des trésors d’indulgences qu’elle avait prodigués, devait recevoir
un tribut annuel de trois deniers par feu, levé sur un pays qui venait
d’être horriblement dévasté ; en outre, le comité lui-même promettait
vaguement un tribut annuel. Innocent
répondit à Montfort au mois de novembre, exprimant sa joie du succès
miraculeux qui avait permis d’arracher cinq cents villes et châteaux des
griffes de l’hérésie. Il acceptait gracieusement le tribut offert et
confirmait les droits de Montfort sur Béziers et sur Albi, en l'adjurant de
travailler sans relâche à exterminer l’hérésie. Mais comme il était
probablement mal renseigné sur les périls qui menaçaient Montfort, il
s’excusait de ne pouvoir lui venir en aide.' alléguant qu’il lui arrivait de
Palestine de nombreuses missives où l’on se plaignait que les ressources, si
nécessaires à cette contrée lointaine, eussent été détournées de leur but
pour soumettre des hérétiques en pays chrétien. Il se contenta donc
d’intéresser à la cause de Montfort l’empereur Othon, les rois d’Aragon et de
Castille, ainsi que plusieurs villes et seigneurs dont on ne pouvait guère
attendre d'aide efficace, Les archevêques de toute la région infectée
reçurent l’ordre de demander à leur clergé une partie de ses revenus ; les
troupes de Montfort furent exhortées à prendre patience et à ne pas réclamer
leur solde avant la Pâque prochaine. Ces instructions et exhortations du pape
risquaient fort de rester lettre morte. Une idée plus fructueuse d'Innocent
fut d'exempter les Croisés de tout paiement d’intérêt sur les sommes qu'ils
avaient empruntées. Mais la mesure la plus pratique consista à donner l’ordre
à tous les abbés et prélats des diocèses de Narbonne, Béziers, Toulouse et
Albi, de confisquer au profit de Montfort tous les dépôts que les hérétiques
endurcis avaient faits entre leurs mains. Cela nous donne la mesure, des
relations amicales et de la confiance qui régnaient auparavant, dans la
France méridionale, entre les hérétiques et le clergé orthodoxe ; cela nous
montre aussi ce que pesaient à Rome les scrupules de la plus vulgaire probité[6]. La
situation de Montfort s’était améliorée vers le printemps de 1210, car ses
forces s’étaient accrues par l’arrivée de nouvelles bandes de « pèlerins »
— c’était le nom que se donnaient les aventuriers des guerres albigeoises. —
Comme la durée du service promis par ces gens était très courte, Montfort
résolut de profiter de leur présence pour regagner tout le terrain perdu, et
au-delà. Nous n’entrerons pas dans le détail de ses nombreuses campagnes,
généralement couronnées par la prise d'un château dont la garnison était
passée au fil de l’épée et où les non-combattants devaient choisir entre la
soumission à Rome et le bûcher. Des centaines d'enthousiastes obscurs
préférèrent le martyre. Lavaur, Minerve, Casser, Termes sont des noms qui
rappellent tout ce que l’homme peut infliger de misères à l’homme, tout ce
qu’il peut oser et souffrir pour la gloire de Dieu. Lors de la capitulation
de Minerve, Robert. Mauvoisin, le plus fidèle compagnon de Montfort, protesta
contre la clause épargnant les hérétiques qui se rétracteraient ; à quoi le
légat Arnaud répondit qu’il pouvait être sans crainte, parce que les
conversions seraient sans doute peu nombreuses. Arnaud avait raison. A
l’exception de trois femmes, les vaincus refusèrent à l’unanimité d’acheter
leur vie par l’apostasie et ils épargnèrent aux vainqueurs la peine de les
conduire au bûcher en se jetant avec joie dans les flammes. Si le zèle
barbare des pèlerins se manifesta quelquefois d’une manière excentrique,
comme lorsqu’ils aveuglèrent les moines de Bolbonne et leur coupèrent le nez
et les oreilles, nous ne devons pas oublier, pour expliquer ces horreurs,
dans quel milieu l’Église recrutait alors ses soldats et l’immunité qu’elle
assurait à leurs crimes, tant dans ce monde que dans l’autre. Raymond
s’imaginait sans doute qu’il s’était sauvé très habilement aux dépens de son
neveu de Béziers. Les événements le détrompèrent bientôt. Arnaud de Cîteaux
avait juré sa ruine et Montfort était impatient d’étendre ses domaines non
moins que de rétablir l’orthodoxie. Déjà, dans l’automne de 1209, le légat
avait demandé aux citoyens de Toulouse de livrer à ses envoyés, sous peine
d’excommunication et d’interdit, tous ceux que ces derniers réclameraient
comme hérétiques. Les Toulousains protestèrent qu’il n’y avait pas
d’hérétiques parmi eux, que tout ceux qu’on désignerait étaient prêts à
prouver leur innocence, enfin que Raymond V avait, sur leurs propres
instances, édicté des lois contre les hérétiques, en vertu desquelles ils en
avaient brûlé un grand nombre et continuaient à brûler tous ceux qu’ils
découvraient. Ils en appelèrent donc au pape. En même temps, Montfort avait
fait savoir à Raymond que si les exigences du légat n’étaient pas
satisfaites, il l’attaquerait et le contraindrait à l’obéissance. Raymond
répliqua qu’il arrangerait directement l’affaire avec le pape et fit aussitôt
appel à Philippe-Auguste et à l’empereur Othon, dont il ne reçut que de
bonnes paroles. En arrivant à Rome, il eut d’abord plus de succès, car sa
situation morale était très forte. Il n’avait jamais été convaincu des crimes
dont on l’accusait ; il n’avait jamais même été jugé ; il avait toujours
professé obéissance à l’Eglise, se déclarant prêt à prouver son innocence,
conformément à la procédure de l’époque, par la purgation canonique', il
s’était soumis à de sévères pénitences comme s’il avait été condamné, il
avait été absous comme si on lui eut pardonné, et, depuis, il avait rendu de
fidèles services en combattant ses anciens amis et offert toutes les
réparations en son pouvoir aux églises qu’il avait dépouillées. Il affirmait
hardiment son innocence, demandait des juges et réclamait la restitution de
ses châteaux. Innocent
parait d’abord avoir été touché par le tableau des torts faits à Raymond et
de sa ruine imminente ; mais cette impression fut de courte durée et le pape
revint bientôt à la politique de duplicité qui jusque-là lui avait si bien
réussi. Il décida d'abord que les citoyens de Toulouse s’ôtaient suffisamment
justifiés et ordonna que l’excommunication qui pesait sur eux fut levée. En
ce qui touche Raymond, il envoya des instructions aux archevêques de Narbonne
et d’Arles, à l’effet de réunir un conseil de prélats et de nobles où Raymond
serait jugé sur sa demande. S’il se trouvait là un accusateur pour affirmer que
Raymond était hérétique et responsable du meurtre de Pierre de Castelnau, on
entendrait les deux parties et on rendrait un jugement qui serait transmis à
Rome, où les décisions finales devaient être prises ; en l’absence de tout
accusateur formel, on prescrirait à Raymond une pénitence convenable, après
laquelle il serait déclaré bon catholique et obtiendrait la restitution de
ses châteaux. Tout
cela était, en apparence, assez loyal ; mais l’intention frauduleuse ressort
d'une lettre écrite en même temps par le pape au légal Arnaud. Innocent y
félicite chaudement le légal de ce qu’il a fait jusqu’alors et lui explique
que, si la nouvelle affaire a été ostensiblement confiée au nouveau
commissaire Théodisius, c’est uniquement pour leurrer Raymond ; le
légat, écrit le pape, doit-être l’hameçon dont Théodisius est l’amorce. Pour
endormir Raymond plus complètement, le pape, lors de sa dernière audience,
lui lit présent d'un riche manteau et d’une bague qu’il retira de son propre
doigt. Le
retour du comte mit les Toulousains en joie : l’interdit était levé, les
difficultés pendantes devaient être bientôt toutes résolues. Le légat Arnaud,
se conformant sans retard aux instructions du pape, devint tout à coup
affectueux et cordial. Accompagné de Montfort, il alla rendre visite à
Raymond et fut magnifiquement reçu à Toulouse ; Raymond se laissa persuader,
dit-on, de céder la citadelle de la ville, le Château Narbonnois,
comme résidence au légat, qui le livra à Montfort ; il fallut plus tard sacrifier
la vie d’un millier d’hommes pour le reprendre. Arnaud avait exigé des
citoyens un tribut de mille livres toulousains, avant de donner suite aux
lettres du pape et de lever l’interdit ; quand on eut payé la moitié de cette
somme, il octroya sa bénédiction à la ville ; mais comme on tardait à
acquitter le reste de la dette, il renouvela l’interdit, que les malheureux
habitants eurent ensuite grand’peine à faire lever. Un contemporain,
orthodoxe fanatique, nous raconte que Théodisius rejoignit le légat à
Toulouse dans le dessein de se consulter avec lui sur la meilleure manière de
tromper Raymond. Il s’agissait de trouver un prétexte pour éluder la promesse
d'Innocent, car il prévoyait qu’il se purgerait et que la ruine de la Foi en
serait la conséquence. Le moyen le plus simple pour atteindre ce but était
d’alléguer que Raymond n’avait pas accompli l’impossible tâche dont on lui
avait fait une obligation, consistant à faire disparaître l’hérésie de son
territoire. Mais il fallait éviter l’apparence d'une déloyauté par trop
grossière. On lui assigna un jour, à trois mois de là, pour comparaître à
Saint-Gilles et offrir sa purgation en ce qui touchait l’accusation d’hérésie
et le meurtre du légat ; on ajoutait un avertissement plein de menaces
touchant sa lenteur à exterminer l'hérésie. Au jour fixé, en septembre 1210,
un grand nombre de prélats et de nobles s’assemblèrent à Saint-Gilles, et
Raymond s’y présenta avec ses témoins ou cojureurs, espérant qu’il
allait se réconcilier pour toujours avec l’Église. Vaine attente. On
l’avertit froidement que sa justification ne serait pas admise, qu’il s’était
manifestement rendu coupable de parjure en n’exécutant pas les promesses
qu'il avait faites à plusieurs reprises sous le sceau du serment ; son
serment étant sans valeur dans les affaires secondaires, il ne pouvait être
accepté quand il s'agissait d'accusations aussi graves que l’hérésie et le
meurtre d’un légat ; les serments de ses témoins n’avaient pas plus
d'autorité que le sien. Un
homme d’un caractère plus ferme aurait éclaté d’indignation en présence d’une
aussi abominable duplicité ; mais Raymond, écrasé sous la ruine soudaine de
ses illusions, se contenta de fondre en larmes — circonstance qui fut notée
par ses juges comme une preuve additionnelle de sa perversité. Presque
aussitôt, on renouvela contre lui l’excommunication qu’il avait eu tant de
peine à faire lever. Pour la forme, cependant, on l’avertit que lorsqu’il
aurait exterminé l’hérésie et se serait montré, par le reste de sa conduite,
digne de pitié, les décisions du pape en sa faveur seraient mises à
exécution. Évidemment, le Provençal n’était pas à la hauteur des rusés
Italiens qui le bafouaient. La preuve qu'Innocent approuva cette cruelle
comédie est fournie par une lettre qu’il adressa à Raymond au mois de
décembre 1210 ; il y exprimait son chagrin que le comte n’eût pas encore tenu
sa promesse d’exterminer les hérétiques et l’avertissait que, s’il ne le
faisait point, ses domaines seraient livrés aux Croisés. Parle même courrier,
Montfort reçut une lettre du pape se plaignant que la taxe de trois deniers
par feu rentrait mal, preuve qu’Innocent lui-même ne perdait pas de vue les
bénéfices pécuniaires de la persécution. Les exhortations adressées
simultanément aux comtes de Toulouse, de Comminges et de Fois, ainsi qu’à
Gaston de Béarn, les sommant de prêter aille à Montfort sous peine d’être
considérés comme des fauteurs de l’hérésie, montrent à quel point, dans
l’esprit du pape, toutes les questions étaient tranchées à l’avance et
l’œuvre de spoliation irrévocablement décidée. Raymond
finissait par reconnaître ce dont tout homme clairvoyant aurait pu se
convaincre dès l'abord, à savoir que sa ruine était le but poursuivi par les
légats. Si les nobles de Languedoc avaient été unis, ils auraient
probablement résisté avec succès aux attaques intermittentes des Croisés ;
mais ils se laissaient dévorer un à un, tandis que Raymond, leur chef
naturel, se laissait abuser par les espérances de réconciliation qui le
tenaient dans l’inaction. Maintenant, il ne pouvait plus être question lui
rendit ses châteaux ; il devait se préparer de son mieux aune guerre devenue
inévitable. Dans ce dessein, et pour rallier ses sujets autour de lui, il
publia la liste des conditions qu’on avait, disait-il, prétendu lui imposer
dans une conférence tenue à Arles, au mois de février 1211. Ces conditions,
onéreuses et dégradantes autant pour le peuple que pour lui, auraient placé
tout le pays et toute sa population sous le contrôle des légats et de
Montfort, stigmatisé tous les habitants, catholiques et hérétiques, nobles et
vilains, d’une marque infamante de servitude et obligé Raymond à s’exiler
pour le reste de sa vie en Terre-Sainte, Que ces exigences aient ou non été
produites, la publication qu’en lit le comte provoqua l’indignation du
peuple, qui se rallia autour de son souverain, prêt à résister au prix de
tous les sacrifices[7]. Les
négociations ultérieures, par lesquelles Raymond s’efforça d’éviter une
rupture définitive, semblent prouver que l’ultimatum révélé par lui était
apocryphe. En décembre 1210, nous le trouvons à Narbonne, conférant avec les
légats, Montfort et Pierre d’Aragon ; on lui fit des propositions
inacceptables et Pierre finit par consentir à recevoir l’hommage de Montfort
pour Béziers. Peu de temps après eut lieu à Montpellier une autre réunion,
également infructueuse pour Raymond, mais non pour Montfort, qui conclut un
traité avec Pierre et reçut de lui en otage son jeune Dis Jayme. Au printemps
de 1211, Raymond vint encore trouver Montfort au siège de Lavaur et permit
aux Croisés de recevoir des provisions de Toulouse, bien qu’il eut vainement
essayé d’empêcher le départ d’un contingent que les Toulousains fournissaient
aux assiégeants. Pres- qu’aussitôt après la prise de Lavaur, le 3 mai 1211,
Montfort envahit le territoire de Raymond et prit quelques-uns de ses
châteaux, le tout, semble-t-il, sans déclaration de guerre. Raymond fit alors
un dernier et misérable effort pour avoir la paix ; il offrit toutes ses
possessions, à l’exception de la ville de Toulouse, à Montfort et au légat,
comme gage de l'accomplissement de toutes les promesses qu’on voudrait lui
imposer, réservant seulement sa vie et les droits de son fils à son héritage.
On repoussa avec dédain ces offres humiliantes. Raymond s’était tellement
avili qu’on parait avoir cessé de voir en lui un élément de quelque
importance dans la situation qu’il s’agissait de régler. B ailleurs, on
attendait sous peu le comte de Bar avec une nombreuse armée de Croisés, dont
les services devaient être employés le mieux possible pendant les quarante
jours où ils resteraient disponibles. Le siège de Toulouse fut décidé. Dès que
les citoyens de Toulouse apprirent que l’on voulait attaquer la ville, ils
envoyèrent une ambassade aux Croisés pour demander qu’on les épargnât,
faisant valoir qu’ils s’étaient réconciliés avec l’Église et qu’ils avaient
pris part au siège de Lavaur. On leur répondit qu’ils seraient assiégés s'ils
ne renvoyaient pas Raymond et n’abjuraient pas toute allégeance à son égard. Ils
refusèrent à l'unanimité, oublièrent toutes leurs querelles intestines et se
préparèrent comme un seul homme à la résistance. C’est un indice remarquable
de la force des institutions républicaines que le siège de Toulouse fut le
premier échec sérieux qu’aient éprouvé les Croisés. La ville était bien fortifiée
et munie d’une forte garnison ; les comtes de Foix et de Comminges étaient
arrivés à l’appel de leur suzerain. Les citoyens laissèrent ouvertes les
portes de la ville et pratiquèrent en outre des brèches dans les murs afin de
faciliter les furieuses sorties de la garnison, qui infligèrent des pertes
considérables aux assaillants. Ceux-ci se retirèrent le 29 juin à la faveur
de la nuit, abandonnant leurs blessés et leurs malades et n’ayant rien fait
que de dévaster horriblement la campagne environnante. Maisons, vignobles,
vergers, femmes et enfants, tout avait été anéanti par leur fureur. Mont fort
quitta le théâtre de sa défaite pour aller porter les mêmes ravages dans le
pays de Foix. Ce
viril effort des Toulousains pour repousser une agression injuste fut
naturellement interprété comme une complaisance coupable envers l’hérésie.
Innocent excommunia de nouveau Raymond et sa capitale pour avoir « persécuté
» Montfort et les Croisés. Encouragé par ce succès, Raymond prit alors
l’offensive, mais sans obtenir de notables résultats, Le siège de Castelnaudary
aboutit à un échec et les nombreux combats qui suivirent tournèrent
généralement à l'avantage de Montfort, dont les qualités militaires se
révélèrent avec éclat dans la situation difficile où il se trouvait. On
continuait, à travers tout le monde chrétien, à prêcher la croisade et les
troupes de Montfort étaient souvent renouvelées par l’arrivée de bandes de pèlerins
qui venaient servir pendant quarante jours. Toutefois ces renforts étaient
irréguliers et l’armée, très nombreuse un jour, pouvait se trouver, le
lendemain, réduite à une poignée d’hommes. Mais ses adversaires, bien que
souvent très supérieurs en nombre, ne risquèrent jamais une grande bataille
rangée ; ce fut une guerre de sièges et de dévastations, conduite de part et
d’autre avec une férocité sauvage. Rien des fois les prisonniers furent
pendus, aveuglés ou mutilés. Les haines s’exaspéraient à mesure que Montfort
étendait ses domaines et que les frontières de Raymond reculaient. La
défection de Beaudouin, frère naturel de Raymond, que ce dernier avait
toujours traité avec suspicion et qui, pris à Montferrand, s’était rallié à
la cause des Croisés avant le siège de Toulouse, avait porté à la cause
nationale un coup très sensible ; le ressentiment des Méridionaux éclata
lorsque Beaudouin, en 121t. fut traîtreusement livré à Raymond, qui le fit
pendre sur le champ après avoir permis a grand peine que les consolations de
la religion lui fussent accordées. Au
commencement de 1212, l’abbé de Vaux-Cernay reçut, avec l'évêché de
Carcassonne, la récompense du zèle qu’il avait mis au service de la croisade
et le légat Arnaud obtint le grand archevêché de Narbonne lors de la mort ou
de la déposition du négligent Bérenger. Cette dignité ecclésiastique ne lui
suffisait pas : Arnaud demanda le titre de duc, au grand déplaisir de
Montfort qui, bien que tout dévoué à l’Église, n’avait nulle intention de lui
céder ses domaines temporels. C’est peut-être le refroidissement dont ce
désaccord fut la cause qui suggéra à Arnaud l’idée de favoriser une autre
croisade, prêchée à la demande d’Alphonse IV de Castille, que menaçait un
retour offensif des Mores, renforcés par des contingents venus d’Afrique.
Rien que Montfort eut besoin de toutes ses forces, le nouvel archevêque de
Narbonne passa en Espagne à la tête d’une troupe nombreuse de Croisés pour
rejoindre l’armée des rois d’Aragon, de Castille et de Navarre. Quand le
contingent français se déclara las du service et refusa d’aller plus loin
après la prise de Calatrava, Arnaud, toujours infatigable, resta avec ceux
qu’il put retenir auprès de lui, et eut sa part de gloire à la journée de Las
Navas de Tolosa, où une croix apparue au ciel encouragea les chrétiens et où
furent tués, dit-on, deux cent mille Mores. Le
printemps et l’automne de 1212 furent témoins d’une série presque continue de
succès de Montfort ; le territoire de Raymond était réduit à Montauban et à
Toulouse et cette dernière ville, encombrée de réfugiés, était assiégée en
fait, les Croisés des châteaux voisins poussant leurs incursions jusqu’à ses
portes. Montfort fit demander à Rome par les légats la confirmation
pontificale de ses nouvelles conquêtes. Innocent parait s’être alors aperçu
du scandale créé par le succès même de sa politique ; il se souvint que
Raymond, bien qu’il eût sans cesse réclamé des juges, n’avait été ni entendu
ni condamné, et que cependant il avait été puni par la perte de presque tous
ses domaines. Le pape affecta une grande surprise. « Il est vrai,
répondit-il, que le comte a été très coupable envers l'Église, qu’en
conséquence il a été excommunié et que ses possessions ont été abandonnées au
premier venu ; mais la perte de la plupart d’entre elles avait servi de
châtiment et il ne fallait pas oublier que ce prince, suspect d’hérésie et du
meurtre d’un légat, n’avait jamais été condamné. » Innocent affectait
d’ignorer pourquoi l'on n’avait jamais obéi à ses ordres, portant que Raymond
devait avoir la possibilité de se justifier. En l’absence de tout procès
formel et de toute condamnation, ses domaines ne pouvaient pas être attribués
à un autre. Il était indispensable de procéder régulièrement, sans quoi
l'Eglise pourrait être accusée de fraude eu continuant à garder les châteaux
qui lui avaient été assignés comme gage. Finalement, Innocent ordonnait à ses
légats de lui adresser un rapport complet et véridique. Une autre lettre dans
le même sens, envoyée à Théodisius et à l’évêque de Riez, leur recommande de
ne pas négliger leurs devoirs comme ils passaient pour l’avoir fait
jusqu’alors — allusion certaine à leur refus de permettre à Raymond de se
justifier suivant les formes prévues. A la même époque, Innocent entretenait
une longue correspondance au sujet de l’impôt sur les feux et acceptait de
Montfort un don de mille marcs ; ce qui ne laisse pas de jeter un jour
fâcheux sur le caractère du pape en tant que juge honnête et impartial. Théodisius
et l’évêque de liiez répondirent par un mensonge. A plusieurs reprises,
prétendaient-ils, on avait sommé Raymond de venir se justifier ; mais
celui-ci avait négligé de réparer ses torts envers certains prélats et
certaines églises — accusation bien singulière, vu les occupations pressantes
que Montfort avait données à Raymond. — Cependant, pour faire semblant de
tenir compte des instructions du pape, ils convoquèrent un concile à Avignon.
Mais Avignon était, parait-il, une ville malsaine, de sorte que nombre de
prélats refusèrent d’y venir et Théodisius fut affligé d’une maladie
opportune qui rendit nécessaire un ajournement. Un autre concile fut alors
convoqué à Lavaur, place forte peu éloignée de Toulouse qui était entre les
mains de Montfort. A la requête de Pierre d’Aragon, ce dernier accorda une
trêve de huit jours pour que la réunion pût avoir lieu sans encombre. Fier de
sa victoire récente de Las Navas, Pierre était alors un champion de la foi
qu’on ne pouvait traiter avec dédain et il se présentait enfin en qualité de
protecteur de Raymond et de ses propres vassaux. Ses intérêts dans le pays
étaient trop considérables pour qu’il assistât avec indifférence à l’établissement
d'une puissance aussi formidable que celle de Montfort. Les fiefs conquis se
remplissaient de Français ; un parlement venait d’être tenu à Pamiers afin
d’organiser les institutions de la contrée sur une base française ; tout
semblait présager une modification complète de l’état de choses antérieur.
Pierre avait déjà envoyé une ambassade au pape pour se plaindre des procédés
des légats, qu’il jugeait arbitraires, injustes et contraires aux véritables
intérêts de la religion. Il arrivait à Toulouse avec le ferme propos
d’intercéder en faveur de son beau-frère, l'.n prenant cette position, il
affirmait la suprématie de la maison d’Aragon sur celle de Toulouse, contre
laquelle elle avait poursuivi autrefois tant de luttes infructueuses. Les
envoyés de Pierre obtinrent d’Innocent un ordre adressé à Montfort, portant
qu’il eût à restituer tous les territoires conquis sur ceux qui n’étaient pas
hérétiques, ainsi que des instructions interdisant à Arnaud de paralyser la
croisade contre les Sarrasins en prolongeant par des promesses d’indulgences,
la guerre dans le Toulousain. Celte intervention d’Innocent, venant s’ajouter
à celle de Pierre, produisit une impression profonde. Toute la hiérarchie
ecclésiastique de Languedoc fut convoquée pour faire face à la crise. Quand
le concile se réunit à Lavaur, en janvier 1213, le roi Pierre présenta une
pétition, par laquelle il demandait pitié plutôt que justice pour les
seigneurs dépouillés de leurs biens. Il produisit un acte de cession formel
signé par Raymond et par son fils, contresigné par la ville de Toulouse,
ainsi que des actes analogues de Gaston de Béarn, des comtes de Foix et de
Comminges, en vertu desquels ces personnages lui cédaient tous leurs
territoires, droits et juridictions, avec faculté pour lui d’en disposer à sa
guise pour les obliger à obéir aux ordres du pape, au cas où ils se
montreraient récalcitrants. Il demandait qu’on leur restituât les territoires
conquis sitôt qu’ils auraient réparé leurs torts envers l’Eglise ; si Raymond
ne pouvait pas être jugé, Pierre proposait qu’il abdiquât en faveur de son
jeune fils, le père devant sc rendre avec ses chevaliers en Espagne ou en
Palestine pour servir contre les Infidèles, le fils -devant rester sous
tutelle jusqu’à ce qu’il se fût montré digne de la confiance de l’Église, C'étaient
là, en lait, les propositions mêmes que Pierre d’Aragon avait déjà
communiquées à Innocent. Aucune
soumission ne pouvait être plus complète, aucunes garanties plus absolues.
Ces clauses, acceptées, signifiaient l’extermination sûre des hérétiques.
Mais les prélats assemblés à Lavaur subissaient l’empire de leurs passions,
de leurs ambitions et de leurs haines ; ils sc souvenaient des maux qu’ils
avaient soufferts et infligés ; surtout ils craignaient les représailles et
cette crainte les rendait sourds à toute proposition où les idées de
conciliation avaient leur part. Pour leur prospérité, pour leur sécurité
personnelle, il fallait que la maison de Toulouse disparût. Théodisius et
l’évêque de liiez présidèrent en leur qualité de légats : les prélats du pays
avaient pour chef 1 intraitable Arnaud de Narbonne. Toutes les formes furent
dûment observées. Les légaux, faisant fonctions de juges, demandèrent aux
prélats, faisant fonctions d’assesseurs, si raymond devait être admis à
s’innocenter. La réponse, donnée par écrit, fut négative, non-seulement,
comme on l’avait déjà dit, parce que Raymond était parjure, mais parce qu’il
avait commis de nouveaux crimes nu cours de la dernière guerre — en tuant des
Croisés qui l’attaquaient. On ajouta que l'excommunication qui pesait sur lui
ne pouvait être levée que par le pape. S’abritant derrière cette réponse, les
légats notifièrent à Raymond qu’ils ne pouvaient aller plus loin sans une
autorisation pontificale, et lorsque Raymond s’adressa à leur pitié et
demanda en suppliant une entrevue, on lui lit savoir froidement que ce serait
peine et dépense inutiles pour les deux parties. Restait l’appel du roi
Pierre. Les prélats se chargèrent d’y répondre sans le concours des légats,
de manière à pouvoir dire que les affaires de Raymond ne les regardaient pas,
puisqu’il les avait remises lui-même entre les mains des légats d’ailleurs,
ses excès l’avaient rendu indigne de toute espèce de pitié. Quant aux trois
autres seigneurs qui étaient en cause, on exposa longuement leurs forfaits,
en particulier le crime qu’ils avaient commis en se défendant contre les
Croisés ; on les avertit que s’ils satisfaisaient l’Église et obtenaient
d’elle l’absolution, on consentirait à les entendre ; mais on se garda bien
d’indiquer comment l’absolution pourrait être obtenue et l’on ne daigna pas
même faire allusion aux garanties que le roi d’Aragon avait offertes. Rien
plus, Arnaud de Narbonne, en sa qualité de légat, écrivit au roi une lettre
violente, le menaçant d’excommunication parce qu'il frayait avec des
excommuniés et des gens soupçonnés d’hérésie. Pierre avait demandé une trêve
jusqu’à la Pentecôte ou du moins jusqu’à Pâques ; on la refusa sous prétexte
qu’elle nuirait au succès de la croisade, que l’on continuait à prêcher en
France avec un zèle bien fait pour jeter le doute sur la sincérité des ordres
contraires d’Innocent. Toute
cette procédure était une telle parodie de la justice qu'on craignait de la
voir annuler par le pape, sous l'influence de la puissante intercession du
roi Pierre. Théodisius et plusieurs évêques furent expédiés à Rome avec les
documents, afin de mettre en œuvre leur action personnelle. Les prélats du
concile envoyèrent une adresse au pape, l'adjurant de ne pas interrompre ce
qu'il avait si bien commencé, mais de porter la hache aux racines mêmes de
l’arbre et de l'abattre pour toujours. Raymond était peint sous les plus
sombres couleurs. L’effort qu'il avait fait pour obtenir l’aide de l’empereur
Othon, l'assistance qu'il avait reçue une fois de Savary de Mauléon,
lieutenant du roi Jean eu Aquitaine, furent habilement rappelés pour exciter
la haine du pape, parce que l’un et l'autre de ces monarques étaient hostiles
à Rome. On allait jusqu’à dire que Raymond avait imploré le secours du Sultan
de Maroc, au risque de détruire la chrétienté. Craignant encore que ces
calomnies fussent insuffisantes, les évêques de toutes les parties du
territoire en cause accablèrent Innocent de leurs missives, l’assurant que la
paix et la prospérité avaient suivi les pas des Croisés, que la religion et
la sécurité étaient rétablies dans le pays naguère ravagé par les bandits et
les hérétiques, que si, au prix d'un dernier effort, on détruisait la ville
de Toulouse, avec sa misérable engeance digne de Sodome et de Gomorrhe, les
fidèles pourraient jouir d’une nouvelle Terre Promise ; mais (|ue si Raymond
relevait la tête, le chaos recommencerait et qu'il vaudrait mieux alors pour
l’Eglise de chercher refuge parmi les païens. Dans tout cela, aucune allusion
n’était faite aux garanties offertes par le roi Pierre et ce dernier fut
obligé, au mois de mars 1213, de transmettre directement à Rome des copies
des actes de cession consenties par les seigneurs inculpés, dûment
authentiquées par l’archevêque de Tarragone et ses suffragants. Théodisius
et ses collègues trouvèrent la tâche plus dure qu’ils ne l’avaient prévu
d’abord. Innocent avait déclaré solennellement que Raymond devait être admis
à se justifier et que sa condamnation ne pouvait être que le résultat d'un
procès. On lui demandait maintenant de désavouer ses propres paroles. D’autre
part, le refus d’instituer un procès lui faisait comprendre que les
accusations portées avec tant d’acharnement contre Raymond étaient dépourvues
de preuves. Il finit cependant par céder, bien que le retard de sa décision (21 mai 1213) prouve l’effort qu’elle lui
avait coûté. Les lettres qu’Innocent adressa alors à ses légats ne nous sont
pas parvenues ; peut-être un scrupule bien légitime les a-t-il fait écarter
de ses Regesta. Il écrivit une lettre sévère à Pierre d’Aragon, lui
ordonnant de renoncer à protéger les hérétiques sous peine d’être exposé lui-même
à la menace d'une nouvelle croisade. Les ordres pontificaux que Pierre
avaient obtenus, pour la restitution des domaines appartenant à des non-hérétiques,
furent annulés sous prétexte de malentendu, et les seigneurs de Fois,
Comminges et Navarre furent abandonnés au bon plaisir d’Arnaud de Narbonne.
La ville de Toulouse pouvait se faire pardonner si elle infligeait le
bannissement et la confiscation à tous ceux qui seraient’ désignés par
l’évêque Foulques, un fanatique intransigeant ; aucun traité, aucune trêve ou
autre engagement conclus avec les hérétiques ne devait être observé, Quant à
Raymond, le silence absolu que l'on gardait à son sujet était plus
significatif que les admonestations les plus sévères. Il était simplement
ignoré, comme s'il avait cessé de compter dans les graves questions qui se
débattaient. En
attendant la décision de Rome, la croisade avait été vigoureusement prêchée
en France ; Louis Cœur de Lion, fils de Philippe-Auguste, avait pris la croix
avec nombre de barons et l’on espérait déjà mettre en mouvement des forces
écrasantes lorsque Philippe-Auguste, méditant une invasion en Angleterre,
arrêta tous les préparatifs qui contrariaient les siens. D’autre part, le roi
Pierre s’était encore rapproché de Raymond et des seigneurs excommuniés ; les
magistrats de Toulouse lui avaient prêté serment de fidélité. En possession
du mandement du pape, il fit semblant d’en tenir compte, mais n’en continua
pas moins ses préparatifs de guerre. Une des mesures qui donnent l’idée la
plus exacte de l’homme et de son temps fut la démarche, d’ailleurs couronnée de
succès, que Pierre fît auprès du pape Innocent, pour obtenir le
renouvellement de la bulle d’Urbain (1095) qui plaçait son royaume sous la protection
spéciale du Saint Siège, avec le privilège de ne pouvoir être mis en interdit
que par le pape lui-même. Une sirvente d’un troubadour anonyme montre
avec quelle anxiété Pierre était attendu en Languedoc. On lui reproche de
tarder, on le supplie de venir, comme un bon roi, toucher les redevances du
Carcassais et de mettre un terme à l’insolence des Français, que Dieu confonde
! Une
rupture était inévitable. La déclaration de guerre de Pierre d’Aragon parvint
à Montfort à un moment où il disposait de très peu de troupes et où les
renforts attendus de France n’arrivaient pas ; un légat, envoyé par Innocent
pour prêcher la croisade en Terre Sainte, détournait vers la Pales- line
toutes les énergies disponibles. Pierre avait laissé ses lieutenants à
Toulouse et était revenu en Espagne pour y lever des soldats. Il passa les
Pyrénées avec sa nouvelle armée et fut reçu avec enthousiasme par tous ceux
qui s’étaient précédemment soumis à Montfort. Il s'avança vers le château de
Muret, à dix milles de Toulouse, où Montfort avait laissé une faible garnison
et y fut rejoint par les comtes de Toulouse, de Foix et de Comminges. Leurs
forces réunies constituaient une armée considérable, bien qu’elle fût loin de
s’élever à 100.000 hommes, comme l’ont prétendu les panégyristes de Montfort.
Pierre avait amené d’Espagne environ 1000 cavaliers ; les trois comtes,
dépouillés de la plupart de leurs domaines, ne peuvent guère en avoir fourni
davantage et la masse de leur armée était composée de la milice de Toulouse,
fantassins qui n’avaient aucune expérience de la guerre. Le
siège de Muret commença le 12 septembre 1213. On avertit immédiatement
Montfort, qui était à 23 milles de là, à Fanjeaux, avec une petite armée qui
comprenait sept évêques et trois abbés envoyés par Arnaud de Narbonne pour
traiter 176 avec Pierre. Malgré l'inégalité des forces, il n'hésita pas à
marcher en avant avec les troupes qu’il put réunir à la lutte. Il renvoya
d'abord à Carcassonne la comtesse Alice, qui l’accompagnait ; elle s’employa
aussitôt à décider quelques groupes de Croisés qui se retiraient à rejoindre
son mari. A Bolbonne, près de Saverdun, où Montfort s’arrêta pour entendre la
messe, le sacristain Maurin, plus tard abbé de Pamiers, s’étonnait qu’avec
une poignée d’hommes il se hasardât à combattre un guerrier aussi renommé que
le roi d’Aragon. Pour toute réponse, Montfort tira de sa poche une lettre
interceptée de Pierre, où il assurait à une dame de Toulouse qu’il venait,
par amour d’elle, pour chasser les Français de son pays. Comme Maurin
demandait ce qu’il voulait dire par là, Montfort s’écria : « Ce que je veux
dire ? Dieu m’aide autant que je redoute peu un homme qui vient, pour l'amour
d’une femme, défaire l’œuvre de Dieu ! » Le Normand, plein de
confiance dans le ciel, ne doutait pas qu'il ne dût venir à bout du
chevaleresque et galant Espagnol. Le
lendemain, Montfort rentra à Muret, qui n’était assiégé que d'un côté :
l’ennemi n'v mit aucun obstacle, dans l'espoir de faire prisonnier le chef
des Croisés. Les évêques tentèrent inutilement de négocier avec Pierre. Le
lendemain matin. 13 septembre, les Croisés, comptant peut-être un millier de
cavaliers, s’élancèrent à l’attaque. Comme ils passaient devant l’évêque de Comminges,
celui-ci leur assura qu’il serait leur témoin au jour du jugement et qu’aucun
de ceux qui tomberaient dans la bataille n’aurait à subir les flammes du
Purgatoire pour les crimes qu'il avait confessés ou dont il avait l’intention
de se confesser plus tard. Les prélats et les moines se rendirent ensemble à
l'église, où ils prièrent Dieu pour le succès de ses guerriers ; on prétend
que Saint Dominique se trouvait parmi eux et que la victoire de Montfort fut
due surtout à sa dévotion pour le Rosaire, dont il était l'initiateur et
qu'il pratiquait assidûment. Comme
Montfort s’éloignait dans la direction opposée, les assiégeants crurent
d’abord qu’il abandonnait la ville ; mais ils furent bientôt surpris de le
voir évoluer et de reconnaître qu'il avait seulement fait un détour afin de
pouvoir attaquer sur un terrain égal. Le comte Raymond conseilla d’attendre
l’attaque derrière un rempart de charriots et d’épuiser les Croisés sous une
grêle de projectiles ; mais les fiers Catalans rejetèrent cet avis comme
pusillanime. Les cavaliers, formant une masse confuse, se précipitèrent en
avant, laissant l’infanterie continuer le siège. Brave chevalier plutôt que
général habile, Pierre galopait à l’avant-garde lorsqu’il rencontra deux
escadrons de Croisés, parmi lesquels étaient deux chevaliers célèbres, Alain
de Roucy et Florent de Ville. Ceux-ci le reconnurent, fondirent sur lui, le
renversèrent de son cheval et le tuèrent. La confusion créée par cet
événement se changea en panique lorsque Montfort. à la tête d'un troisième
escadron, chargea le flanc des Catalans. Ils prirent la fuite, suivis de près
par les Français, qui les massacraient sans pitié et qui, abandonnant soudain
la poursuite, tombèrent à l’improviste sur le camp où l’infanterie ignorait
la dérouté des cavaliers. Le carnage y fut effroyable ; les malheureux qui
purent échapper se sauvèrent vers la Garonne, mais beaucoup se noyèrent en
essayant de traverser le fleuve. On assure que les Croisés ne perdirent pas
vingt hommes, que leurs adversaires eurent quinze à vingt mille morts et tout
le monde reconnut la main de Dieu dans une victoire si miraculeuse — d'autant
plus qu’au dernier dimanche du mois d’août une grande procession avait eu
lieu à Rome, suivie d'un jeûne de deux jours, pour demander au ciel le succès
des armes catholiques. Toutefois, le roi Jayme nous dit que la mort de son
père, qui eut pour conséquence la déroute de l’armée, ne fut pas l’effet d’un
miracle, mais du vice favori du roi d’Aragon. Les nobles albigeois, pour
conquérir ses bonnes grâces, avaient mis à sa disposition leurs femmes et
leurs filles ; le matin de la bataille, il était si épuisé par ses excès
qu’il ne put se tenir debout pendant la célébration de la messe[8]. Avec le
peu de troupes dont il disposait, Montfort était dans l’impossibilité de
poursuivre ses avantages ; aussi les conséquences immédiates de sa victoire
furent-elles peu sensibles. Les citoyens de Toulouse désiraient la paix ;
mais quand leur évêque, Foulques, demanda deux cents otages, ils refusèrent
il en donner plus de soixante, et lorsque l’évêque accepta ce chiffre, ils
retirèrent leur proposition. Montfort fit une incursion sanglante dans le
pays de Foix et parut devant Toulouse, mais il fut bientôt réduit à la
défensive. Narbonne, devant laquelle il se présenta pacifiquement, lui refusa
l’entrée ; la même chose lui arriva ù Montpellier et il fut obligé d’avaler
en silence ces deux affronts. Sa condition était très critique pendant
l’hiver de 1214, mais les affaires prirent alors une tournure toute
différente. La prohibition de prêcher la croisade en France avait été levée
et l’on annonçait l’arrivée de 100.000 nouveaux pèlerins après Pâques. En
outre, un nouveau légat, le cardinal Pierre de Bénévent, arriva avec les
pleins pouvoirs du pape et reçut ê Narbonne la soumission des comtes de
Toulouse, de Foix et de Comminges, d’Aimeric, vicomte de Narbonne, et de la
ville de Toulouse elle-même. Tous promirent de chasser les hérétiques et de
satisfaire toutes les exigences de l’Église, en fournissant toutes les
garanties qu’on leur demanderait. Raymond remit même tous ses domaines aux mains
du légal et s’engagea, s’il en recevait l’ordre, à se rendre en Angleterre ou
ailleurs jusqu'au jour où il pourrait aller à Rome. Revenu à Toulouse, il y
vécut avec son fils comme un simple citoyen dans la maison de David de Roaix.
Rome ayant ainsi obtenu tout ce qu’elle avait jamais demandé, le légal donna
l'absolution à tous les pénitents et les déclara réconciliés à l’Eglise. Si
le pays avait espéré que sa soumission lui rendrait la paix, il fut
cruellement déçu. Tout cela n’avait été qu’un nouvel acte de la comédie
tragique que jouaient depuis si longtemps Innocent et ses agents. Le légat
avait simplement voulu arrêter l'ardeur de Montfort à un moment où il
semblait plus faible que ses adversaires, et en même temps tromper les
provinces menacées jusqu’à l’arrivée du nouveau contingent de pèlerins. Le
chroniqueur monacal admire cette fraude pieuse si habilement conçue et
exécutée avec tant de succès. Son exclamation enthousiaste : « Ô pieuse
fraude du légat ! Ô piété frauduleuse ! » nous livre la clef des secrets de
la diplomatie italienne dans ses rapports avec les Albigeois. Rien
que Philippe-Auguste fut en guerre avec le roi Jean d'Angleterre et
l’empereur Othon, les hordes des Croisés, impatientes de butin et
d’indulgences, dévalèrent comme un torrent sur les malheureuses provinces du
Midi. Leur premier exploit fut la prise de Mauriac, où nous trouvons la
première mention certaine des Vaudois au cours de cette guerre. Sept de ces sectaires
furent découverts parmi les captifs ; ils affirmèrent hardiment leurs
croyances devant le légat et furent brûlés au milieu de grandes réjouissances.
Montfort, avec son habileté ordinaire, se servit des renforts qui lui
arrivaient pour étendre son autorité sur l’Agenois, le Quercy, le Limousin,
le Rouergue et le Périgord. Toute résistance étant épuisée, le légat, au mois
de juin 1215, convoqua une réunion de prélats à Montpellier. Les citoyens ne
voulurent pas permettre à Montfort de pénétrer dans la ville, bien qu’il dirigeât
les débats du fond de la maison des Templiers qu’il habitait au-delà des murs
; un jour qu’on l’avait introduit secrètement dans Rassemblée, le peuple en
eut vent et se préparait à l’assaillir quand on le fit disparaitre par des
ruelles détournées. Le concile déposa Raymond et élut Montfort à sa place ;
Innocent, consulté par une ambassade, donna son assentiment. Il déclara que
Raymond était déposé pour crime d’hérésie ; sa femme devait recevoir son
douaire et une pension de cent cinquante marcs lui était assignée, garantie
par le château de Beaucaire. La décision définitive touchant le territoire
conquis devait être prise au mois de novembre suivant, par le concile général
de Latran ; jusque-là, il était remis à la garde de Montfort, que les évêques
devaient aider et auquel les habitants devaient obéir. Une petite partie des
revenus était affectée à l’entretien de Raymond. L’évêque
Foulques retourna à Toulouse, dont il était le véritable maître, sous la
protection du légat qui continuait à tenir Toulouse et Narbonne ; il
s'agissait de soustraire ces villes à l’avidité de Louis Cœur de Lion, qui
avait pris la croix trois ans auparavant et dont on attendait l’arrivée. Les faidits,
comme on appelait les seigneurs et les chevaliers dépossédés, étaient
gracieusement autorisés à chercher un gagne-pain dans le pays, à la condition
qu’ils ne pénétreraient jamais dans des châteaux ou des villes murées et
qu’ils voyageraient sur des bidets avec un seul éperon et sans armes. La
victoire de Bouvines avait délivré la France des graves périls qui la
menaçaient et l’héritier de la couronne ôtait désormais libre d'accomplir son
vœu. Louis arriva en noble et galante compagnie ; ses chevaliers et lui
gagnèrent facilement le pardon de leurs péchés au cours d’un pèlerinage
pacifique de quarante jours. Les craintes que sa venue avait fait naître
furent bientôt dissipées. Il ne se montra nullement disposé à réclamer pour
la couronne les conquêtes faites au cours des précédentes croisades ; on
profita de sa présence pour assurer à Montfort une investiture temporaire et
pour obtenir l'ordre de démanteler les deux principaux centres de
mécontentement, Toulouse et Narbonne. Gui, frère de Montfort, prit possession
de Toulouse et s’occupa d’en faire raser les murs. L’archevêque Arnaud, moins
préoccupé des intérêts de la religion que de ses prétentions au titre de duc,
protesta, mais en vain, contre le démantèlement de Narbonne. En remettant à Montfort
les domaines de Raymond, Innocent avait fait exception pour le comté de
Melgueil, sur lequel l’Église avait certains titres ; il vendit ce comté à
l’évêque de Maguelonne, qui dut payer la somme énorme de 33.000 marcs, outre
les gratifications exigées par le personnel de la cour pontificale. La
couronne réclama, comme héritière éventuelle du comte de Toulouse, mais la
vente était définitive et, jusqu’à la Révolution, les évêques de Maguelonne
et de Montpellier eurent la satisfaction de s'intituler comtes de Melgueil.
Ce n'était là qu’une faible part d'un immense butin et Innocent aurait agi
avec plus de dignité en s’abstenant. Les
deux Raymond s’étaient retirés— à la cour d’Angleterre, dit-on, où le roi
Jean leur aurait donné dix mille marcs, au prix de l’hommage sans valeur
qu’ils venaient lui rendre. Peut- être faut-il attribuer à celle maladresse
du comte de Toulouse l’autorisation donnée par Philippe-Auguste à son fils
d’entreprendre la croisade et d'accorder à Montfort l'investiture de terres
ainsi placées sous la suzeraineté anglaise. Cependant les humiliations
infligées par l'étranger et les révoltes à l'intérieur furent cause que Jean
ne put intervenir ni comme allié, ni comme suzerain, et Raymond fut obligé
d’attendre patiemment la réunion du grand concile qui devait décider de son
sort. Là, du moins, il aurait quelque chance d’être entendu et d’invoquer la
justice qui lui avait été si obstinément refusée. Au mois
d’avril 1213, le pape avait lancé les convocations pour le douzième concile
général, où l’on devait délibérer sur la reconquête de la Terre-Sainte, sur
la réforme de l’Eglise et des abus, l’extirpation de l’hérésie et la
pacification des âmes. On avait spécifié ce programme à l’avance et accordé
deux ans et demi aux prélats pour se préparer à y répondre. La réunion eut
lieu au jour fixé, le 1er novembre 1213, et l'ambition d'Innocent fut à juste
titre flattée quand il put ouvrir et présider l’assemblée la plus auguste que
la chrétienté latine eut jamais vue. L’occupation de Constantinople par les
Francs avait permis, dans cette circonstance, de réunir les représentants des
églises orientales et occidentales ; les patriarches de Constantinople et de
Jérusalem figurèrent au concile comme les humbles serviteurs de Saint-Pierre.
Chaque monarque avait son représentant, chargé de veiller sur ses intérêts
temporels ; les plus savants théologiens étaient venus pour donner, au
besoin, leur avis sur les questions de foi et de droit canonique. Les princes
de l'Église assistaient en plus grand nombre que dans tout concile antérieur.
Outre les patriarches, il y avait 71 primats ou métropolitains, 412 évêques,
plus 800 abbés et prieurs et les innombrables délégués des prélats qui
n’avaient pu venir en personne. Deux siècles devaient s’écouler avant que
l’Europe montrât de nouveau sa force collective dans une assemblée comme
celle qui remplissait alors l’immense basilique de Constantin. C’est une
marque éclatante du service que l’Église a rendu en contrebalançant les
tendances centrifuges des peuples, que la réunion, à l’appel du pontife de
Rome, d’un pareil conseil fédératif du christianisme, que nulle autre
puissance n’aurait été capable d’assembler. A défaut du pouvoir central qui
se manifestait ainsi avec éclat, les destinées de la civilisation moderne
eussent été tout autres. Les
comtes de Toulouse, de Foix et de Comminges étaient arrivés à Rome avant
l’ouverture du concile. Ils y furent rejoints par le jeune Raymond qui, pour
échapper aux émissaires de Montfort, avait du passer d’Angleterre en France
et traverser ce pays, déguisé comme le serviteur d'un marchand. Dans une
série d’entretiens avec Innocent, ils plaidèrent leur cause et produisirent
une certaine impression sur son esprit. On dit qu’ils furent secondés cette
fois par Arnaud de Narbonne, irrité par sa querelle avec Montfort ; mais les
autres prélats, pour lesquels c’était presque une question de vie ou de mort,
dénoncèrent Raymond avec tant de violence et tracèrent un tableau si
effroyable de la catastrophe qui menaçait la religion, qu'Innocent, après une
courte période d’hésitation, résolut de ne rien faire. Montfort avait envoyé
pour le représenter son frère Gui. Sitôt que le concile fut réuni, les deux
parties y plaidèrent leur cause. La décision des Pères fut prompte et, comme
on pouvait s’y attendre, en faveur du champion de l’Église. La sentence,
promulguée par Innocent le 13 décembre 1215, rappelait les efforts de
l’Église pour délivrer la province de Narbonne de l’hérésie, vantait la paix
et la tranquillité qui avaient été la conséquence de son succès. Elle
admettait que Raymond s’était rendu coupable d’hérésie et de spoliation, en
raison de quoi il était privé d’un pouvoir dont il avait abusé et condamné à
résider ailleurs en pénitence de ses péchés, avec la promesse d’une rente de
400 marcs tant qu'il se montrerait obéissant. Sa femme devait conserver les
domaines de son douaire ou en recevoir l’équivalent. Tous les territoires
conquis par les Croisés, y compris Toulouse, le centre de l’hérésie, et
Montauban, étaient attribués à Montfort, qu’on louait comme le principal
instrument du triomphe de la foi. Celles des autres possessions de Raymond
qui n’avaient pas encore été conquises devaient être gardées par l’Église,
pour être remises, en fout ou en partie, au jeune Raymond, s’il se montrait
digne d'en être investi lors de sa majorité. En ce qui concernait le comte
Raymond, le jugement était sans appel ; désormais, l’Église ne l’appela plus
que « le ci-devant comte » Quondam comes. Des décisions subséquentes,
touchant le pays de Foix et de Comminges, arrêtèrent du moins, dans cette
direction, le progrès des armes de Montfort, bien qu’elles fussent beaucoup
moins favorables aux nobles de ces contrées qu’elles ne le paraissaient au
premier abord. Le
tribunal suprême de l’Eglise avait parlé. Mais ce tribunal avait perdu une
partie de son empire sur les âmes et sa sentence, loin d’apaiser toutes les
querelles, fut le signal d’une révolte. Dans le midi de la France, on avait
attendu avec confiance la réparation d’une longue série d’injustices ; quand
cet espoir fut déçu, l'esprit national, exalté jusqu’à l’enthousiasme, ne vit
de salut que dans la résistance armée. Si Mont fort s'était imaginé que ses
conquêtes étaient confirmées d’une manière durable par la voix des Pères de
Latran et par l’acceptation de l’hommage qu’il n’avait pas tardé à rendre à
Philippe-Auguste, il montra par-là combien il connaissait peu le tempérament
des hommes à qui il avait affaire. Toutefois, en France, il était
naturellement le héros du moment et le voyage qu’il entreprit pour aller
offrir son allégeance fut une marche triomphale. Les populations
s’attroupaient pour voirie champion de l’Église ; le clergé formait des
processions solennelles pour lui souhaiter la bienvenue dans chaque ville et
ceux qui pouvaient seulement toucher le bord de ses vêtements s’estimaient
heureux. Le
jeune Raymond, qui était à cette époque un adolescent de dix-huit-ans,
endurci par des années d’adversité, avait des manières attrayantes et nobles
qui, dit-on, produisirent une impression très favorable sur Innocent. Le pape
le congédia avec sa bénédiction et un bon conseil : ne pas prendre le bien
d’autrui, mais défendre le sien — res de l’autrui non pregas ; lo teu, se
degun lo te vol hostar, de/f'endas. — Le jeune homme se hâta de suivre le
conseil pontifical, mais il l'entendit à sa manière. La part d’héritage qui
lui avait été réservée sous la garde de l’Église était située à Test du Rhône
; c’est là que le père et le fils, revenant d'Italie, se rendirent au
commencement de 1216, pour chercher une base d’opérations, l’eu de temps
après, Raymond l’ainé alla en Espagne pour lever des troupes. Les citoyens de
Marseille, d'Avignon, de Tarascon se levèrent comme un seul homme à l'appel de
leur seigneur et demandèrent à être conduits contre les Français,
indifférents aux foudres de l’Église, prêts à sacrifier leurs biens et leurs
vies. Désormais, dans ce grand drame, ce sont les cités et les citoyens qui
jouent le premier rôle ; la lutte s’engage entre les communes à demi
républicaines, qui combattent pour leur existence, et la dure féodalité du
Nord. La question religieuse fut reléguée au second plan, d'autant plus que
les idées religieuses d’alors étaient très confuses. Au siège du Château de
Beaucaire, quand il fallut construire des retranchements contre l’armée de
secours amenée par Montfort, le chapelain de Raymond promit le salut à
quiconque viendrait travailler sur les remparts et le peuple de la ville se
mit incontinent à l’œuvre pour obtenir les indulgences promises. Apparemment,
on ne songeait pas que Raymond et tous les siens étaient excommuniés ; les
indulgences conservaient leur crédit, quelle que fût la main qui les
distribuât. En
présence de ce danger nouveau, Montfort fît preuve de son activité ordinaire.
Mais la fortune l’avait abandonné et les historiens de l’Église ont émis
l’opinion qu’il ployait sous le faix de l’excommunication lancée contre lui
par l’implacable Arnaud de Narbonne, auquel il avait fait tort dans leur
querelle relative au duché. Montfort n’y avait prêté aucune attention, ne
cessant même pas d'assister à la messe, alors qu'il témoignait d’un si
profond respect pour les censures ecclésiastiques quand elles étaient
dirigées contre ses adversaires. Obligé d'abandonner Beaucaire, après des
luîtes acharnées, il marcha plein de colère sur Toulouse, qui se préparait à
rappeler son ancien seigneur. Il mit le feu à plusieurs quartiers de la
ville, mais les citoyens barricadèrent les rues et résistèrent pas à pas à
ses troupes. On finit par traiter ; Montfort s’engagea à épargner la ville
moyennant une énorme indemnité de 30.000 marcs ; mais il détruisit ce qui
restait des fortifications, combla les fossés et désarma les habitants.
Malgré l’excommunication qui pesait sur lui, il était encore très
efficacement soutenu par l’Eglise. Innocent III mourut le 20 juillet 1210 ;
son successeur Honorius III hérita de sa politique elle nouveau légat, le
cardinal Bertrand de Saint-Jean et de Saint-Paul, était, si possible, encore
plus décidé que ses prédécesseurs à supprimer à tout prix la rébellion contre
Rome. On avait recommencé à prêcher la croisade. Au début de l’an 1217,
Montfort traversa le Rhône et s’avança dans les territoires laissés au jeune
Raymond, à la tête d'une armée de Croisés et d’un petit contingent fourni par
le roi de France. Il fut
rappelé tout à coup par la nouvelle que Toulouse s’était révoltée, que
Raymond A 1, à la tête d'auxiliaires espagnols, y avait été reçu avec joie,
que Foix et Comminges, avec tous les nobles du pays, s’étaient réunis à
Toulouse pour saluer leur chef, enfin que la comtesse de Montfort était en
danger au Château Narbonnais, la citadelle en dehors de la ville, où Montfort
avait laissé garnison. Abandonnant ses conquêtes, il revint sur ses pas. Au
mois de septembre 1217 commença le second siège de l’héroïque cité, dont les
bourgeois montrèrent leur résolution inébranlable de se soustraire au joug de
l’étranger, ou plutôt le courage du désespoir, s’il faut croire que le
cardinal-légat avait ordonné aux Croisés de tuer tous les habitants sans
distinction d’âge ni de sexe. Comme la ville était sans défenses, hommes et
femmes travaillaient jour et nuit à reconstruire les remparts. Vainement, Honorius
écrivit des lettres de menaces et d’exhortations aux rois d’Aragon et de
France, au jeune Raymond, au comte de Foix, aux citoyens de Toulouse,
d’Avignon et de Marseille. Vainement la prédication de la croisade,
renouvelée avec un zèle infatigable, amenait sans cesse aux assiégeants de
nouveaux renforts. Le siège se traîna pendant neuf longs mois, entrecoupé par
des assauts furieux et des sorties plus furieuses encore, avec des
intervalles d’inaction au moment où l’armée des Croisés voyait décroître ses
forces. Gui, frère de Montfort, et son fils aîné Amauri furent sérieusement
blessés. Les ennuis du général étaient accrus parles taquineries du légat,
qui lui reprochait son insuccès, l’accusait d’ignorance 186 et de mollesse.
Le lendemain de la Saint-Jean (1218), Montfort, fatigué et découragé, surveillait la
reconstruction de ses machines après avoir repoussé une sortie lorsqu’une
pierre lancée par un mangoneau, — pièce servie, suivant la tradition toulousaine,
par des femmes — le frappa d'un coup mortel. Son casque fut écrasé et il ne
proféra plus une parole. Grande fut la douleur des fidèles à travers toute
l’Europe quand la nouvelle se répandit que le glorieux champion du Christ, le
nouveau Macchabée, le rempart de la Foi, était tombé comme un martyr pour la
cause de la religion. Il fut enseveli à Haute-Bruyère, dépendance du
monastère de Dol, et les miracles opérés sur sa tombe montrèrent combien sa
vie et sa mort avaient été agréables à Dieu. Toutefois, il ne manqua pas de
gens pour attribuer sa ruine soudaine, au moment même où ses succès paraissaient
à jamais confirmés, au fait qu'il avait négligé de poursuivre l’hérésie dans
son ardeur à satisfaire son ambition. S'il
fallait une preuve de plus des éminentes capacités de Montfort, on la
trouverait dans la ruine rapide de tout ce qu’il avait fondé, quand son
pouvoir passa aux mains de son fils et successeur Amauri. Même pendant le
siège, son prestige était encore tel que le puissant Jourdain de
l’Isle-Jourdain lui fit sa soumission, comme au due de Narbonne et comte de
Toulouse, en lui donnant pour otages Géraud, comte d'Armagnac et de Fezensac,
Roger, vicomte de Fezensaquet et d'autres nobles ; ajoutons qu’au mois de
février 1218, les citoyens de Narbonne, intimidés, avaient renoncé à leur
altitude de rebelles, ha mort de Montfort fut considérée comme le signal de
la délivrance. Partout où les garnisons françaises n’étaient pas trop fortes,
le peuple se souleva, massacra les envahisseurs et rappela ses anciens chefs.
Honorius eut beau reconnaître Amauri comme le successeur de l'autorité de son
père, mettre au ban les deux Raymond, accorder à Philippe-Auguste un
vingtième des revenus ecclésiastiques pour l'exciter à une nouvelle croisade,
promettre indulgence plénière à tous ceux qui y participeraient. En vain
Louis Cœur de Lion, accompagné du cardinal-légat Bertrand, conduisit dans le
midi une belle armée de pèlerins qui comptait dans ses rangs trente-trois
comtes et vingt évêques. Elle réussit bien à s’avancer jusqu’à Toulouse, mais
le troisième siège ne fut pas plus heureux que les précédents et Louis fut
obligé de se retirer sans gloire, n’ayant accompli d’autre exploit que le
massacre de Marmande, où 5.000 hommes, femmes et enfants furent passés au fil
de l’épée. L’horrible cruauté des Croisés, leur luxure brutale, qui
n'épargnaient ni la vie des hommes ni l’honneur des femmes, contribuèrent
puissamment à enflammer la résistance. Une à une les forteresses encore
occupées par les Français furent reprises et bien peu de familles fondées par
les envahisseurs purent subsister dans le pays. En 1220, un nouveau légat,
Conrad, essaya de créer un ordre militaire sous le nom de Chevaliers de la
Foi de Jésus, mais il ne rendit aucun service. La sentence d'excommunication
et d’exhérédation fulminée par le pape en 1221 fut tout aussi vaine ; et
quand, la même année, Louis entreprit une nouvelle croisade et reçut
d’Honorius un vingtième des revenus de l'Eglise pour en couvrir les frais, il
tourna l’armée ainsi recrutée contre les possessions anglaises et s’empara de
la Rochelle, malgré les protestations du roi et du pape. Au
commencement de 1222, Amauri, réduit au désespoir, offrit à Philippe-Auguste
de lui faire abandon de toutes ses possessions et de tous ses droits ; il
pria en même temps le pape Honorius d'appuyer sa proposition. Honorius
écrivit au roi de France, le 14 mai, que ce moyen était désormais le seul de
sauver l’Eglise. Les hérétiques qui s’étaient cachés dans des cavernes et
dans les régions montagneuses, lorsque la domination française s’exerçait sur
le pays, étaient revenus en foule aussitôt après le départ des envahisseurs ;
la haine générale qui pesait sur les étrangers favorisait encore leur
propagande religieuse. L’Église, en vérité, était devenue une ennemie
nationale et nous en croyons volontiers Honorius lorsqu’il décrit la
condition lamentable de l'orthodoxie dans le Languedoc. L’hérésie y était
ouvertement pratiquée et enseignée ; les évêques hérétiques prenaient place
hardiment en face des prélats catholiques et il y avait à craindre que le
pays tout entier ne fût bientôt gagné par la contagion. Malgré
tous ces arguments, accompagnés de l’offre d’un vingtième des revenus
ecclésiastiques et d’indulgences illimitées pour une croisade, Philippe resta
sourd aux propositions du pape ; et lorsque Amauri s’adressa avec la même
offre à Thibaut de Champagne, le roi répondit à ce dernier, qui le consulta,
en des termes qui équivalaient à un refus. S'il voulait entreprendre la chose
à ses risques et périls, le roi lui souhaitait bon succès, mais il ne pouvait
ni l’aider, ni l'affranchir de ses obligations de vassal, à cause de la
tension de ses rapports avec l'Angleterre. Au mois de juin, ce fut au tour du
jeune Raymond d’en appeler à Philippe, son seigneur et son parent, implorant
sa pitié et le suppliant dans les termes les plus humbles d’intervenir, pour le
réconcilier A l'Eglise et écarter ainsi de lui l’incapacité d’hériter à
laquelle il se trouvait soumis. Cette
démarche doit avoir été provoquée par l'état de santé de Raymond VI qui, en
effet, mourut peu de temps après, au mois d’août 1222. En 1218, Raymond avait
arrêté son testament, aux termes duquel il faisait des legs pieux aux
Templiers et aux Hospitaliers de Toulouse, manifestait l'intention d'entrer
dans ce dernier Ordre et exprimait le désir d’être enterré avec ses moines.
Le matin même de sa mort, il avait été prier deux fois dans l’église de la
Daurade, mais son agonie fut courte et il avait déjà perdu l'usage de la
parole lorsque l’abbé de Saint Sernin vint lui apporter les consolations de
la religion. Un Hospitalier qui était présent jeta sur lui son manteau avec
la croix, afin d’assurer à sa maison le privilège d’ensevelir le comte ; mais
un paroissien zélé de Saint Sernin arracha le manteau et il s’ensuivit une
révoltante querelle sur le corps du moribond, l’abbé réclamant à grands cris
le cadavre, puisque la mort survenait dans sa paroisse. Il finit par ameuter
le peuple, auquel il ordonna de ne point permettre que le corps fut enlevé.
Cette dispute sur les restes du comte de Toulouse devint encore plus odieuse
parce que l’Église ne voulut pas permettre l’inhumation de celui qu’elle
considérait comme son ennemi. Le corps resta sans sépulture, en dépit des
efforts réitérés de Raymond VII, après sa réconciliation, pour assurer le
repos de l’âme de son père. Ce fut en vain qu’une enquête instituée en 1247
par Innocent IV recueillit les témoignages de cent vingt personnes à l'effet
que Raymond VI avait été le plus pieux et le plus charitable des hommes et le
très obéissant serviteur de l’Église. Ses restes demeurèrent pendant un
siècle et demi le jouet des rats dans la maison des Hospitaliers et quand ils
eurent disparu morceau par morceau, le crâne fut encore conservé comme un
objet de curiosité, au moins jusqu’à la fin du XVIIe siècle. Après
la mort de son père, Raymond VU poursuivit ses avantages et Amauri fut de
nouveau réduit, au mois de décembre, à offrir ses droits à Philippe-Auguste,
qui refusa derechef de les accepter. Au mois de mai 1223, on eut quelque
espoir que le roi de France entreprendrait une croisade ; le légat Conrad de
Porto, avec les évêques de Nîmes, d'Agde et de Lodève, lui écrivit de Béziers,
insistant sur l’état déplorable du pays où villes et châteaux ouvraient tous
les jours leurs portes aux hérétiques. Il y eut alors des négociations avec
Raymond et les choses allèrent si loin qu’Honorius écrivit a son légat de
prendre soin des intérêts de l’évêque de Viviers lors de la conclusion de
l’accord attendu. En présence, en effet, des progrès incessants de l'hérésie
et de l’indifférence de Philippe-Auguste, il semblait qu’on dût chercher
ailleurs les hases d’une pacification. Il faut dire que l’activité de
l'antipape bulgare avait singulièrement enflammé l’ardeur des Cathares ; des
hérétiques venant du Languedoc allaient le trouver et revenaient avec tout le
zèle de missionnaires ; son représentant, Barthélemi, évêque de Carcassonne,
qui s’appelait lui-même, à l’imitation des papes romains, serviteur des
serviteurs de la Foi, faisait, pour la propagation de ses croyances, des
efforts couronnés de succès. Des trêves furent conclues entre Amauri et
Raymond ; puis le légat convoqua un concile à Sens, le 6 juillet 1223, d’où
l'on espérait que la pacification devait sortir. Le concile fut transféré A
Paris, parce que Philippe-Auguste désirait y assister ; le roi devait même y
attacher une grande importance, car on le vit regagner en hâte sa capitale,
malgré la fièvre qui le minait. Il mourut sur la route à Meudon, le 14
juillet. Les espérances de Raymond se trouvèrent ainsi brisées. La mort de Philippe-Auguste
rendait le concile inutile et changeait en un instant la face des affaires.
Rien que Philippe-Auguste ait témoigné de sa sympathie pour Montfort en lui
léguant 30.000 livres, il s'était prudemment abstenu de toute démarche compromettante
et avait fermement rejeté les offres d’Amauri. Toutefois, sa sagacité lui
permettait d’entrevoir que, lui mort, le clergé emploierait toutes ses forces
à pousser son fils Louis vers une croisade et que le royaume serait abandonné
aux mains d’une femme et d’un enfant. C’est sans doute pour prévenir ce péril
qu’il montra tant d’insistance <ï rejoindre le concile, malgré le mauvais
état de sa santé. Ses prévisions ne tardèrent pas à se réaliser. Le jour même
de son couronnement, Louis promit au légat d’entreprendre la croisade ; Honorius
le stimula de son mieux et, au mois rie février 1224, Louis accepta d'Amauri
la cession conditionnelle de tous ses droits sur le Languedoc. Raymond se
trouva désormais en face de l’adversaire le plus redoutable, le roi de
France. La
situation était pleine de périls nouveaux et inattendus. Il n’y avait pas un
mois qu’Amauri, réduit à la plus grande détresse, avait été obligé
d'abandonner les quelques châteaux qu’il tenait encore, en rachetant les
garnisons avec une partie de 1 argent que Philippe-Auguste lui avait légué.
Puis il avait quitté pour toujours ce pays dont son père et lui avaient été
les fléaux. Et maintenant, à la place de cet ennemi épuisé par une longue
lutte, Raymond voyait devant lui un jeune homme ardent, disposant de toutes
les ressources que Philippe-Auguste avait accumulées pendant son long règne,
impatient aussi de venger l’échec qu’il avait éprouvé cinq ans auparavant
sous les murs de Toulouse. Dès le mois de février, il écrivit aux citoyens de
Narbonne, les félicitant de leur loyauté et promettant de conduire une
croisade dans le pays trois semaines après Pâques, afin de restituer à la
couronne tous les territoires que la maison de Toulouse avait perdus.
Cependant Louis ne voulait pas être dupe. Il exigea, comme condition de son
départ, que l’Église assurât au royaume la paix extérieure et intérieure,
qu’une croisade fût prêchée avec les mêmes indulgences que pour la Terre
Sainte, que ceux de ses vassaux qui ne se joindraient pas à lui fussent
excommuniés, que l’archevêque de Bourges fût nommé légat â la place du
cardinal de Porto, que les territoires de Raymond, de ses alliés et de tous
ceux qui résisteraient à la croisade lui fussent attribués d’avance, qu'il
reçût de l’Église un subside de 60.000 livres parisis par an, enfin qu’il fût
libre de revenir ou de rester comme il lui plairait. Louis
présuma que ces conditions seraient acceptées et continua ses préparatifs,
tandis que Raymond faisait des efforts désespérés pour conjurer l’orage.
Henri III d’Angleterre inter vint auprès d’Honorius et Raymond fut encouragé
à faire des offres d’obédience à Rome par l’entremise d’ambassadeurs dont les
libéralités parurent produire une impression très favorable sur les officiers
de la Curie. Honorius répondit par une lettre aimable, promettant d’envoyer
Romano, cardinal de Sant’Angelo, en qualité de légat, pour arranger les
affaires ; puis il fit savoir au roi Louis que Frédéric II faisait des offres
si avantageuses en vue de la conquête de la Terre Sainte qu'il fallait tout
subordonner à ce grand dessein et que la vente des indulgences ne pouvait être
autorisée pour un autre objet. Le pape ajoutait que si le roi de France
continuait à menacer Raymond, ce dernier ne tarderait pas à se soumettre. En
même temps, des instructions étaient envoyées à Arnaud de Narbonne, lui
enjoignant d’agir auprès de Raymond, de concert avec les autres prélats, pour
obtenir de lui qu’il offrit des conditions acceptables. Louis,
justement indigné de cette diplomatie à double visage, protesta publiquement
qu’il se lavait les mains de toute l’affaire et lit savoir au pape que la
Curie romaine pouvait s’arranger à sa guise avec Raymond, qu’il ne se
souciait pas des questions de théologie, mais que ses droits devaient être
192 respectés et qu’il ne permettrait pas de lever de nouveaux subsides. A un
Parlement tenu à Paris, le 5 mai 1224, le légat annula les indulgences
concédées contre les Albigeois et reconnut que Raymond ôtait un bon
catholique ; d’autre part, Louis fit une déclaration qui montre à quel point
il était irrité des procédés de l’Église à son égard. Toutefois, ses
préparatifs militaires ne furent pas perdus : il en tira parti pour arracher
A. Henri III une partie considérable des possessions que l'Angleterre
conservait sur le sol français. L’orage
paraissait conjuré. Il ne s’agissait plus que de s’entendre sur les termes de
la pacification ; or, Raymond avait été trop près de la ruine pour se montrer
difficile. Le 2 juin, jour de la Pentecôte, il rejoignit à Montpellier, en
compagnie de ses principaux vassaux, Arnaud et les évêques ; il déclara qu'il
observerait et maintiendrait, dans toute l’étendue de ses domaines, la foi
catholique ; qu’il en expulserait les hérétiques désignés par l’Église ;
qu’il confisquerait leurs biens et les châtierait corporellement ; qu’il
assurerait la paix et dissoudrait les bandes de mercenaires ; qu’il
restituerait aux églises tous leurs droits et privilèges ; qu’il, payerait 20.000
marcs pour réparer les pertes faites par l’Eglise et pour dédommager Amauri,
à la condition que ce dernier renonçât à ses prétentions et livrât tous les
documents qui les attestaient. Si cela ne devait pas suffire, il était prêt à
se soumettre entièrement à l’Église, réserve faite de ses devoirs
d’allégeance envers le roi. Ces propositions étaient contresignées par le
comte de Foix et le vicomte de Béziers. Pour affirmer sa sincérité, Raymond
replaça l’ancien ennemi de son père, Théodisius, sur le siège épiscopal
d'Agde, que l'ex-légat avait obtenu et d’où il avait été chassé ; il restitua
aussi différentes propriétés à des églises. Les
offres de Raymond furent transmises à Rome pour être approuvées par le pape.
La première réponse d’Honorius put faire croire qu’elles seraient agréées. Il
avait été convenu qu’un concile se réunirait le 20 Août pour les ratifier.
Mais dès qu’il se fût assemblé à Montpellier, Amauri adressa un appel
désespéré aux évêques, les suppliant de ne pas laisser échapper les fruits de
la victoire. Le roi de France, disait-il, était sur le 193 point de prendre
en mains sa cause, dont l’abandon serait un scandale et une humiliation pour
l’Église universelle. Malgré cet appel, les évêques acceptèrent les serments
de Raymond et de ses vassaux aux conditions précédemment fixées, avec la
réserve qu’on attendrait la décision du pape en ce qui concernait l’indemnité
due ù Amauri et que tous les ordres ultérieurs de l’Église seraient obéis,
sans préjudice de la suzeraineté du roi et de l'empereur. Raymond promit tout
et donna des gages en conséquence. Que
pouvait encore exiger l'Eglise ? Raymond avait triomphé d’elle et de tons les
Croisés qu'elle avait déchaînés contre lui ; malgré cela, il offrait une
soumission aussi complète que celle que l’on aurait pu imposer à son père à
l'heure de sa plus profonde détresse. Juste à la même époque, une dispute
publique avait lieu à Castelsarrasin entre certains prêtres catholiques et
des ministres cathares, preuve nouvelle que l’hérésie avait confiance dans sa
cause et qu’il fallait chercher un terrain d’entente si l'on voulait en
arrêter les progrès. Non moins significatif fut un concile cathare tenu peu
de temps après à Pieussan, où, avec le consentement de Guillabert de Castres,
évêque hérétique de Toulouse, le nouvel évêché de Rasés fut constitué avec
une partie de ceux de Toulouse et du Carcassès. Cependant l'on n’était pas au bout des
vicissitudes et des surprises. Au mois d’octobre, quand les envoyés de
Raymond arrivèrent à Rome pour obtenir la confirmation papale, ils se
trouvèrent en présence de Gui de Montfort, chargé par le roi de France de s’y
opposer. Nombre d’évêques languedociens craignaient que la paix ne les
obligeât à restituer des biens usurpés à la faveur des troubles et ils
étaient, par suite, intéressés à prétendre que Raymond était hérétique au
fond du cœur. Honorius tergiversa jusqu’au commencement de 1225 ; il renvoya
alors le cardinal Romano en France„ avec les pleins pouvoirs d’un légat et
des instructions portant qu’il devait menacer Raymond et faire conclure une
trêve entre la France et l’Angleterre, afin de rendre toute liberté à Louis.
Il écrivit au roi dans le même sens et envoya à Amauri de l’argent avec des
paroles encourageantes. La description qu’il fait du Languedoc dans une de
ses lettres, pays de fer et d'airain dont la rouille ne pouvait être
enlevée que par le feu, montre assez 194 le parti pour lequel il s’était
finalement prononcé Après
plusieurs conférences avec Louis et les principaux seigneurs et évêques, le
légat convoqua un concile national à Bourges au mois de novembre 1225.
Raymond y comparut, demandant avec humilité l’absolution et la réconciliation
: il offrit à nouveau de se justifier, de se soumettre à loufes les
réparations que pouvaient exiger les églises, de rétablir sur ses terres la
sécurité et l’obéissance à Rome. Quant à l’hérésie, non seulement il
s'engageait à l’extirper, mais il priait instamment le légat de visiter ses
villes une à une, de s’enquérir des croyances du peuple, avec l’assurance que
tous les délinquants seraient sévèrement punis et que toute ville
récalcitrante serait mise à la raison. Il était prêt lui-même à rendre
satisfaction pleine et entière pour toute faute qu’on pouvait lui imputer et
à se soumettre à un examen portant sur l’orthodoxie de ses croyances, D’autre
part, Amauri exhiba les décrets du pape Innocent condamnant Raymond VI et
attribuant ses terres à Simon de Montfort, avec l’approbation de
Philippe-Auguste. Après de longues discussions au sein du concile, le légat
décida que chaque archevêque délibérerait séparément avec ses suffragants et
lui remettrait par écrit le résultat de la délibération, qui serait ensuite
soumis au roi et au pape. Tout cela devait se passer, sous peine
d’excommunication, dans le plus profond secret. Un
épisode de la procédure du concile de Bourges montre d’une manière frappante
le caractère des relations entre Rome et les églises locales, ainsi que celui
de l’institution catholique vers laquelle les hérétiques étaient invités é
revenir, sous la douce menace du bûcher et du gibet. Lorsque la besogne
apparente de Rassemblée eut pris fin, le légat permit aux délégués des
chapitres de s’en retourner, mais il retint auprès de lui les évêques. Les
délégués ainsi renvoyés ne tardèrent pas à pressentir quelque fraude ; après
s’être consultés, ils députèrent au légat des délégués de tous les chapitres
métropolitains, pour dire qu’il possédait, à leur connaissance, certaines
lettres spéciales de la curie romaine, réclamant à perpétuité pour le pape
les revenus de deux prébendes dans tout chapitre épiscopal ou abbatial et
d’une prébende dans chaque église conventuelle. Ils l'adjuraient, au nom de
Dieu, de ne pas causer un tel scandale, l’assurant que le roi et ses barons
résisteraient au prix de leur vie et de leurs dignités et que cela pouvait
amener la ruine de l’Eglise. Ainsi mis en demeure, le légat exhiba ses
lettres et émit l’opinion que l’octroi des demandes pontificales libérerait
l’Église romaine du scandale de la convoitise, en mettant une fin à la nécessité
où elle se trouvait de solliciter et de recevoir des cadeaux. Là-dessus, le
délégué de Lyon répondit tranquillement qu’ils ne désiraient pas manquer
d’amis à la cour romaine et qu’ils consentiraient très volontiers à les
suborner ; d’autres représentèrent que la source de la cupidité ne tarirait
jamais, que ces nouvelles richesses ne feraient qu’exciter l'avarice des
Humains, que provoquer des querelles menaçantes pour l'existence même delà
ville ; d’autres, enfin, objectèrent que les revenus ainsi assurés à la Curie
et supérieurs à ceux de la couronne elle-même, rendraient les membres de la
Curie 1 éliminent ri dies que Injustice serait plus coûteuse que jamais ; en
outre, il était évident que les nombreux fonctionnaires auxquels le pape
confierait la perception de ses revenus se livreraient à des exactions
infinies et exerceraient un tel contrôle sur les élections des chapitres
qu’ils finiraient par les mettre tous dans la dépendance étroite de Rome. Ils
terminèrent en déclarant au légat que l’intérêt de Rome elle-même était
d’abandonner ce projet, car si l'oppression devenait universelle, elle
causerait une révolte non moins générale. Le légat, impuissant à tenir tête à
l’orage, consentit à supprimer les lettres en question, ajoutant qu'il les
désapprouvait, mais n’avait pas eu l'occasion de s’en expliquer, par la
raison qu'elles lui étaient parvenues seulement après son arrivée en France.
Une proposition non moins audacieuse, par laquelle la Curie espérait obtenir
le contrôle de toutes les abbayes du royaume, avorta par suite de l’opposition
acharnée des archevêques. L'hérésie pouvait vraiment se croire justifiée à se
tenir à l’écart d’une pareille Église ![9] Personne
ne savait à quelles conclusions avaient abouti les conciliabules tenus par
les archevêques, mais le résultat final ne pouvait faire de doute, une fois
que le pape et le roi étaient également décidés à intervenir. Par surcroît de
malheur pour Raymond, la mort venait d’enlever l’archevêque Arnaud de
Narbonne, qui, devenu son ami déclaré, eut pour successeur un de ses ennemis
les plus ardents, Pierre Amiel. On disait ouvertement qu’aucune paix
honorable pour l’Eglise n’était compatible avec le maintien de Raymond et
qu’un dixième des revenus ecclésiastiques avait été offert pendant cinq ans à
Louis s’il voulait entreprendre la guerre sainte. Mais le roi, malgré sa
légèreté et son avidité, hésitait à se mesurer avec le patriotisme exalté du
Midi tant qu’il était en étal d’hostilité avec l’Angleterre. Il exigea donc
qu’Honorius fit défense à Henri III de menacer le territoire français pendant
la croisade. Quand Henry reçut les lettres du pape, il préparait avec ardeur
une expédition pour porter secours à son frère Richard de Cornouailles ; mais
ses conseillers le poussèrent à ne point empêcher Louis de s’embrouiller dans
une entreprise si difficile et si coûteuse ; l’un d’eux, Guillaume
Pierrepont, qui passait pour un savant astrologue, prédit avec assurance que
Louis allait perdre la vie ou subir un désastre. Sur ces entrefaites
arrivèrent des nouvelles de Richard qui dépeignaient sa situation comme
favorable ; l’inquiétude de Henri se calma et bien qu’il eût, peu de temps
auparavant, conclu une alliance avec Raymond, il accorda au pape les
promesses que celui-ci demandait. Pour assurer plus efficacement encore le
succès de la croisade, l’Église prohiba toutes les guerres privées jusqu'à ce
qu’elle eût pris fin. La
question religieuse n’était plus, à l’époque où nous sommes arrivés, qu’un
prétexte à des ventes d’indulgences et à des levées de taxes ecclésiastiques.
Si Raymond n’avait pas encore persécuté activement ses sujets hérétiques,
c’était simplement parce qu’il ne pouvait pas sans folie, étant exposé à des
agressions du dehors, détacher de sa cause un grand nombre d’hommes dont
l’appui lui était indispensable. Il s’était montré tout prêt a prendre les
mesures nécessaires au prix d’une réconciliation avec l’Eglise et il avait
même exhorté le légat à organiser 1 inquisition sur ses domaines. Au milieu
des troubles qui agitaient le Midi, les Dominicains avaient pu grandir en
puissance et s’établir sur les terres de Raymond ; quand leurs rivaux en
persécution, les Franciscains, étaient venus à Toulouse, il les avait reçus
cordialement et les avait aidés à s’y fixer. Cette même année 1223 vit
arriver en France Saint-Antoine de Padoue, dont le nom est le plus vénéré
dans l’Ordre après celui de Saint-François. Antoine venait prêcher contre
l'hérésie ; dans le Toulousain, son éloquence excita une telle tempête de
persécution qu’elle lui valut le surnom d'Infatigable Marteau des
Hérétiques. La lutte qui s’apprêtait était, plus encore que celles qui
l’avaient précédée, une guerre de races : c’était toute la puissance du Nord,
conduite par le roi et par l’Eglise, qui allait fondre sur les provinces
épuisées dont Raymond était le suzerain. Rien d’étonnant à ce qu'il ait
essayé de se soustraire à tout prix au danger prochain, car il savait qu’il
devait être seul à l’affronter. Il est vrai que son plus grand vassal, le
comte de Foix, lui restait fidèle ; mais le second en puissance, le comte de
Comminges, conclut une paix séparée et fit la guerre à côté du roi de France
; le comte de Provence entra dans la coalition, en même temps que Jayme
d’Aragon et Nunès Sancho de Roussillon, sur une menace de Louis, défendirent
à leurs sujets de prêter secours aux hérétiques. L’organisation
de la croisade se poursuivait avec une grande vigueur. Lors d’un Parlement
tenu à Paris, le 28 janvier 1220, les seigneurs présentèrent une adresse au
roi où ils lui promirent leur concours jusqu’à la fin. Louis prit la croix à
la condition qu’il pourrait la déposer quand il voudrait et son exemple fut
suivi par presque tous les évêques et barons, bien que nombre d’entr'eux,
nous dit-on, le fissent à contre-cœur, considérant comme abusif d’attaquer un
chrétien fidèle qui, au concile de Bourges, avait offert toutes les
satisfactions imaginables. Amauri et son oncle Gui renoncèrent à tous leurs
droits en faveur de la couronne ; la croisade fut prêchée à travers tout
le royaume, avec les offres habituelles d’indulgences, et le légat garantit
que la dime ecclésiastique promise pour cinq ans se monterait au moins à cent
mille livres par année. Le seul point noir à l’horizon était la découverte
que le pape Honorius avait envoyé des lettres et des légats aux barons de
Poitou et d’Aquitaine, leur ordonnant de revenir dans le délai d’un mois à
leur allégeance envers l’Angleterre, quelques serments qu'ils eussent pu
prêter dans un sens contraire. Cette singulière trahison ne peut s’expliquer
que par l'envoi au pape de cadeaux persuasifs émanant de Raymond ou de Henri
III. Louis sc hâta de recourir au même procédé et, par sa libéralité envers Honorius,
obtint la suppression des lettres pontificales. Cette difficulté surmontée,
une autre réunion eut lieu le 29 mars ; Louis y ordonna à ses vassaux de
s’assembler le 17 mai à Bourges, pourvus de leur équipement complet et prêts
à rester dans le Midi aussi longtemps qu’il y resterait lui-même. La
limitation de la durée du service à 40 jours, qui avait si souvent arraché à
Montfort les fruits de ses victoires, ne devait plus être un obstacle à la
réussite d’une conquête définitive. Au jour
fixé, la chevalerie du royaume se réunit autour du monarque à Bourges ; mais
il restait bien des questions à régler avant le départ. D’innombrables abbés
et délégués de chapitres venaient assiéger le roi, le suppliant de ne pas
réduire en servitude l’Église nationale par l’exaction de la dime qui lui
était attribuée et promettant, d’autre part, de satisfaire amplement a ses
besoins d’argent, Le roi se montra intraitable et les délégués s’en
retournèrent, maudissant dans leur cœur et le roi et la croisade. Le légat
avait fort à faire pour renvoyer les enfants, les femmes, les vieillards, les
mendiants et les infirmes qui avaient pris la croix. Il obligeait ces
derniers de déclarer sons serment la somme d’argent qu’ils possédaient ; de
cette somme, il gardait la plus grande part et les congédiait après les avoir
absous de leurs vœux — moyen indirect de vendre des indulgences, qui devint
habituel et produisit de fortes sommes. Louis se livrait à un commerce non
moins lucratif aux dépens des Croisés qui, lui devant leurs services, étaient
peu ambitieux de la gloire ou des périls de l’expédition ; il les en tenait
quittes moyennant de grosses amendes. Il força aussi le comte de la Marche de
renvoyer à Raymond sa jeune fille Jeanne, fiancée au fils du comte et
réservée, comme nous allons le voir, à une alliance plus haute. Un grand
nombre de seigneurs narbonnais affluaient à Bourges, empressés à montrer leur
loyauté en rendent hommage au roi et, plus encore, à lui conseiller de ne
point passer par leur pays, qui était ravagé par la guerre, mais de se
diriger vers Avignon en suivant le Rhône — avis peu désintéressé que Louis
adopta. Louis
partit de Lyon à la tête d’une magnifique armée dont la cavalerie seule,
dit-on, comptait 50.000 hommes. La terreur le précédait ; beaucoup de vassaux
et de villes de Raymond se hâtèrent de faire leur soumission[10] et la cause du comte semblait
désespérée avant même le commencement des hostilités. Cependant, quand
l'armée arriva devant Avignon et que Louis se disposa A traverser la ville,
les habitants, effrayés à juste titre, fermèrent leurs portes, en offrant au
roi de le laisser passer librement autour de leurs murs. Le roi préféra en
former le siège, bien qif Avignon fût un fief de l’empire. Cette 1 ville,
restée excommuniée pendant dix ans, était considérée comme un nid de Vaudois
; aussi le cardinal-légat Romano ordonna aux Croisés d’en extirper l’hérésie
par la forée des armes. La tâche ne fut pas aisée. Depuis le 10 juin
jusqu’aux environs du 10 septembre, les citoyens résistèrent avec désespoir,
infligeant aux assiégeants des pertes sensibles. Raymond avait dévasté le
pays alentour et tenait bonne garde pour arrêter les convois de vivres. Une
épidémie éclata et des nuées de mouches transportèrent l’infection des morts
aux vivants. La discorde s’était aussi mise dans le camp. Pierre Mauclerc de
Bretagne en voulait à Louis pour s’être opposé à son mariage avec Jeanne de
Flandres, dont il avait obtenu du pape le divorce, et il forma une ligue avec
Thibaut de Champagne et le comte de la Marche, qui étaient suspects
d’entretenir des intelligences avec l’ennemi. Thibaut, après quarante jours
de service, quitta l’armée sans permission, revint en Champagne et se mit à
fortifier ses châteaux. La croisade, si brillamment commencée, était sur le
point de renoncer à sa première entreprise sérieuse lorsque les Avignonnais,
réduits à la dernière extrémité, firent l’offre inattendue de capituler.
Etant données les coutumes de l’époque, les conditions qu’on leur imposa ne
furent pas dures. Ils convinrent de donner satisfaction au roi et à l’Église
et de payer une rançon considérable ; leurs murs furent renversés et trois
cents maisons fortifiées de la ville furent démantelées. Le légat leur imposa
un nouvel évêque, Nicolas de Corbie, qui édicta des lois pour la suppression
de l’hérésie. Cette soumission d’Avignon vint fort à point pour Louis ;
quelques jours après se produisit une crue de la Durance qui aurait
infailliblement noyé son camp. Quittant
Avignon, Louis s’avança vers l'ouest, recevant partout la soumission de
villes et de seigneurs, jusqu’à la distance de quelques lieues de Toulouse.
Il semblait qu’il ne restât plus, pour compléter la ruine de Raymond et le
succès de la croisade, qu'a réduire ce foyer obstiné de l’hérésie, lorsque
Louis s’en détourna subitement pour regagner le nord. Aucun chroniqueur n’a
donné l’explication de ce mouvement imprévu, imputable, sans doute, au mauvais
état sanitaire de l'armée et peut-être aux premiers avertissements de la
maladie qui, le 8 novembre, mit fin à la vie errante du roi à Montpensier —
accomplissant la prophétie de Merlin : In ventris monte morietur leo
pacificus et non sans que des soupçons d'empoisonnement se portassent sur
le comte Thibaut de Champagne. Toute l’Europe vit dans cette retraite des
Croisés le résultat de désastres militaires qu’on dissimulait. Louis avait
décidé de revenir l’année suivante et avait laissé, dans les places soumises,
des garnisons placées sous le commandement suprême de Humbert de Beaujeu,
avec Gui de Montfort comme lieutenant. Les exploits de cos capitaines furent
minces et ils se contentèrent de brûler un bon nombre d’hérétiques, sans
doute pour conserver à la guerre son caractère sacré. Sauvé
comme par miracle d’une ruine qui paraissait inévitable, Raymond ne perdit
pas de temps et reconquit une partie de ses terres. La mort de Louis avait
créé une situation toute nouvelle et, pour quelque temps du moins, il n’avait
rien à craindre. Il est vrai que Louis IX (Saint-Louis), alors âgé de treize ans, fut
couronné sans retard à Reims et que la régence fut coudée à sa mère Blanche
de Castille ; mais les grands barons remuaient et la conspiration, née sous
les murs d’Avignon, subsistait encore. La Bretagne, la Champagne et la Marche
se tinrent ostensiblement à l’écart des cérémonies du couronnement, tardèrent
à offrir leur hommage et nouèrent des intrigues avec l'Angleterre. Cependant,
dès le début de 1227, les coalisés se désunirent et la Régente, mêlant les
menaces aux faveurs, réussit à les ramener l’un après l’autre ; de courtes
trêves furent conclues avec Henri III et le vicomte de Thouars et les dangers
immédiats furent écartés. Grégoire
IX, qui monta sur le trône pontifical le 19 mars 1227, prit sous sa
protection la Régente et son (ils, par la raison qu'ils étaient engagés dans
une guerre contre l’hérésie ; mais les secours intermittents que la France
envoyait à Beaujeu n’avaient apparemment pas d’autre but que de justifier la
perception de la dime ecclésiastique. Les quatre grandes provinces de Reims,
de Rouen, de Sens et de Tours s'étaient refusées à la payer ; il fallut que
le légat autorisât la Régente à saisir les biens des églises pour obtenir
d’elles les sommes demandées. Raymond
continuait la lutte avec des vicissitudes diverses. Le concile de Narbonne,
tenu pendant le carême de 1227, excommunia ceux qui n’avaient pas observé
leurs serments de fidélité prêtés à Louis — preuve que le peuple était revenu
à son ancienne allégeance partout où il avait pu le faire sans danger. En
ordonnant aux évêques de rechercher sévèrement les hérétiques et aux
autorités séculières de les punir, le même concile attestait que, même sur
les terres occupées par les Français, la rigueur de la persécution s'était
beaucoup relâchée[11]. La
guerre se traîna en 1227 sans résultat décisif. Beaujeu, secondé par Pierre
Amiel de Narbonne et Foulques de Toulouse, s’empara, après un siège
désespéré, du château de Bécède, dont la garnison fut massacrée, tandis qu’on
brûlait le diacre hérétique Géraud de Motte et ses compagnons. Le châtelain, Pagan
de Bécède, devint un faidit et un chef d’hérétiques, qui ne devait être brûlé
à son tour qu’en 1233. Raymond reprit Castel- Sarrazin, mais ne put empêcher
les Croisés de dévaster le pays jusque sous les murs de Toulouse. L’année
suivante trouva les deux partis disposés à la paix. La régente Blanche avait
plusieurs raisons de la désirer. Les nobles d’Aquitaine correspondaient avec
Henri III, qui n’avait pas encore renoncé à l'espérance de reconquérir les vastes
territoires arrachés par Philippe-Auguste à la couronne d’Angleterre. Les
grands barons se querellaient entre eux et maintenaient une partie du royaume
dans un état de guerre perpétuel. Il devenait de plus en plus difficile de
faire rentrer la dîme ecclésiastique. D’autre port, Raymond et sa famille
n’avaient jamais cessé de supplier qu’on leur accordât la paix et il y avait
quelque espoir d’assurer à la couronne le riche héritage de la maison de
Toulouse, par le fait que Raymond n’avait qu’une fille, Jeanne, et qu’elle
était encore à marier. Une union entre cette héritière et l'un des jeunes
frères de Saint-Louis, avec réversion des terres du Comte sur eux et sur
leurs héritiers, pouvait assurer pacifiquement les mêmes avantages politiques
qu’une croisade. Quant aux effets religieux, on était en droit de les
attendre de la piété sincère de Raymond, qui s’était mille fois déclaré prêt
à sévir. Grégoire
IX était très heureux de mettre fin à une guerre qu'Innocent avait commencée
vingt ans auparavant. Dès le mois de mars 1228, il écrivit à Louis IX,
l’exhortant à conclure la paix suivant les conseils du légat, qui avait
pleins pouvoirs pour l’aider. C’est au nom du légat que les premières
ouvertures furent faites à Raymond par l’entremise de l’abbé de Grandselve.
Le projet de mariage était le pivot des négociations ; c’est ce que prouve
une autre lettre pontificale du 25 juin, autorisant Romano à écarter l’obstacle
de la consanguinité si l’union de Jeanne avec l’un des frères du roi pouvait
procurer la paix. Une autre missive du 21 octobre, annonçant aux prélats de
France le renouvellement des indulgences pour la croisade contre les
Albigeois, parait montrer que Raymond faisait quelque difficulté à accepter
les conditions offertes et qu’il était nécessaire d’exercer une pression sur
sa volonté. Pour y mieux réussir, les troupes françaises commirent
d’horribles dévastation sur ses domaines. Enfin, au mois de décembre 1228.
Raymond autorisa l’abbé de Grandselve à accepter toutes les propositions de
Thibaud de Champagne, qui jouait le rôle de médiateur. Une conférence fut
tenue à Meaux, où figurèrent aussi les consuls de Toulouse, et les
préliminaires furent signés au mois de janvier 1229. Le 12
avril suivant, jeudi saint, marqua le ternie de cette longue guerre. Devant
le portail de Notre-Dame de Paris, Raymond s’approcha humblement du légat et
supplia d’être réconcilié avec l’Église ; pieds-nus et en chemise, il fut
conduit comme un pénitent vers l’autel, reçut l’absolution en présence des
dignitaires de l’Église et de l’État et obtint que l’excommunication pesant
sur ses compagnons fût levée. Après quoi, il se constitua prisonnier au
Louvre, restant comme otage jusqu’à ce que sa fille et cinq de ses châteaux
eussent été remis aux mains du roi et que cinq cents toises des murs de
Toulouse eussent été démolies. Ces
conditions étaient dures et humiliantes. Dans la proclamation royale qui fit
connaître les termes du traité, Raymond est représenté comme agissant d’après
les ordres du légal, comme implorant de l'Eglise et du roi non pas la
justice, mais la pitié. Il jure de persécuter de toutes ses forces les
hérétiques, leurs fauteurs ét ceux qui leur donneraient asile, sans épargner
ses plus proches parents, ses amis ni ses vassaux. Tous devaient être châtiés
dans le plus bref délai et on devait instituer, pour les découvrir, une
Inquisition dont le légal réglerait la forme. Pour subvenir aux besoins de ce
tribunal, Raymond consentit à offrir la récompense de deux marcs pour chaque Parfait
que l’on prendrait pendant les deux premières années et d’un marc par tête
après ce délai. En ce qui touchait les autres hérétiques, il promettait de se
soumettre entièrement à tout ce qu’ordonnerait le légat ouïe pape. Ses baillis
ou officiers locaux devaiei.t tous être de bons catholiques, sans que l'ombre
d’un soupçon pût peser sur aucun d'eux. Il défendrait l’Église lui-même,
ainsi que tous ses membres et tous ses privilèges ; il confirmerait les
censures ecclésiastiques en confisquant les biens de quiconque resterait
excommunié une année entière ; il restituerait tous les biens ecclésiastiques
usurpés depuis le commencement des troubles et paierait une indemnité de dix
mille marcs d’argent pour les biens personnels qui avaient été distraits ; il
exigerait à l’avenir le paiement des dîmes ; à litre d'amende spéciale, il
verserait cinq mille marcs à cinq maisons religieuses désignées, plus six
mille marcs destinés à fortifier certains châteaux que le roi devait occuper
a litre de garantie pour l’Eglise, plus encore trois à quatre mille marcs
pour rétribuer pendant dix ans à Toulouse deux maîtres de théologie, deux
décrétalistes, ainsi que six maitres de grammaire et des arts libéraux. Sa
pénitence devait consister à prendre la croix aussitôt après son absolution
et il se rendre dans le délai de deux ans en Pales- line afin d’y servir
pendant cinq ans. Malgré des avis réitérés, Raymond n’accomplit jamais cette
pénitence et lorsqu’enfin, en 1247, il fil dos préparatifs de départ, la mort
vint le fixer pour toujours dans son pays. Le peuple devait prêter un
serment, renouvelable tous les cinq ans, aux termes duquel chacun s’engageait
à poursuivre énergiquement les hérétiques, leurs fauteurs et ceux qui les
recevraient chez eux, ainsi qu’à donner tout son concours à l’Église et au
roi dans la campagne entreprise contre l’hérésie. Les
intérêts de l’Eglise et de la religion ainsi assurés, le mariage de Jeanne
avec l’un des frères du roi fut considéré comme une laveur spéciale conférée
à Raymond. On admettait facilement qu’il était déchu de tous ses domaines,
mais-le roi lui accordait gracieusement le territoire de l'ancien évêché de
Toulouse, réversible après sa mort sur sa fille et sur son gendre, de sorte
que l'héritage en fut assuré à la famille royale. Agen, le Rouergue, le Quercy,
à l’exception de Cahors, et une partie de l’Albigeois furent également
attribués à Raymond, avec réversion sur sa fille à défaut d’héritier légitime
; mais le roi garda pour lui les vastes territoires compris entre le duché de
Narbonne et les comtés du Velay, du Gévaudan, de Viviers et de Lodève. Le
marquisat de Provence, dépendance de l’Empire au-delà du Rhône, fut donné à l’Eglise.
Raymond perdit ainsi les deux tiers de ses domaines. En outre, il était
obligé de détruire les fortifications de Toulouse et de trente autres
châteaux, sans avoir le droit d'en élever de nouvelles ; il devait livrer au
roi huit autres places fortes pour dix ans et payer annuellement pendant cinq
ans 1.500 marcs pour leur entretien ; il devait prendre des mesures
énergiques pour réduire ses vassaux récalcitrants, en particulier le comte de
Foix, qui, se trouvant ainsi abandonné, consentit la même année à une paix
humiliante. On proclama une amnistie générale et l’on rétablit dans leurs
droits les faidits ou chevaliers dépossédés, à l’exception, bien entendu, de
tous ceux qui étaient hérétiques. Raymond s'engagea encore à assurer la paix
publique et à chasser pour toujours les routiers qui, depuis un demi-siècle,
étaient l’objet de la haine particulière de l’Église. Toutes ces conditions
devaient être acceptées sous le sceau du serment par les vassaux de Raymond
et par son peuple, qui devaient s’obliger à en assurer l’exécution ;
d’ailleurs, si, dans le délai de quarante jours après un avertissement, il
continuait à être fautif sur un point quelconque, tous les territoires qu’on
lui avait concédés devaient faire retour au roi, ses sujets devaient être
libérés de toute allégeance à son égard et il retombait lui-même, comme
précédemment, dans la condition d’un excommunié. Les
droits que le roi s’attribuait ainsi sur les territoires dont il disposait
provenaient d’une part des conquêtes de son père, de l’autre des cessions
consenties par Amauri qui, peu de jours après le traité, en signa une
troisième, par lequel il abandonnait tout sans aucune réserve et se confiait
à la bonté du roi pour ne pas rester absolument dépouillé. En récompense, il
obtint la survivance de la dignité de connétable, qui devint vacante l'année
d’après par la mort de Mathieu de Montmorency. En 1237, il eut la folie de
renouveler ses prétentions ; il prit le titre de duc de Narbonne, fit une
vaine tentative pour s’emparer du Dauphiné au nom des droits de sa femme et
envahit le comté de Melgueil. Grégoire IX, furieux, lui ordonna de faire
pénitence en se joignant à la croisade qui allait partir alors pour la Terre
Sainte. Amauri obéit et Grégoire décida qu’après son départ on lui paierait
une somme de trois mille marcs sur les fonds constitués par les Croisés qui
s’étaient rachetés de leurs vœux— ce qui était devenu, à l’époque où nous
sommes, un mode habituel et très lucratif de vendre des indulgences. Le
paiement de cette somme était assigné sur la province de Sens et sur les
domaines d’Amauri lui-même. Parti en 1238, Amauri fut poursuivi par son
mauvais destin ; en 1211, nous le trouvons prisonnier dos Sarrasins et
Grégoire IX intervient de nouveau pour le racheter, au prix de 4.000 marcs,
sur les mêmes fonds. Il mourut la même année à Otrante, en revenant de
Palestine, terminant ainsi une existence marquée par les plus étranges
vicissitudes et une malchance presque continuelle. La
maison de Toulouse était tombée du faite de sa puissance, appuyée sur des
possessions plus vastes que celles de la couronne, à une condition où elle
cessait complètement d’être redoutable, bien que Grégoire IX et Frédéric II,
en 1234, sur la demande réitérée de Louis IX, lui aient restitué le marquisat
de Provence, probablement à titre de récompense pour son zèle à persécuter
les hérétiques. Raymond n’occupait plus le premier rang parmi les six pairs
laïques de France, mais était déchu au quatrième rang. Le traité de Paris eut
les résultats qu’on en espérait. Jeanne de Toulouse et son époux présomptif,
Alphonse, frère de Louis, avaient neuf ans en 1220. Leur mariage fut différé
jusqu’en 1237 et lorsque Raymond, en 12t0, termina son inquiète carrière, ils
héritèrent de ses possessions. hn 1271. ils moururent l’un et l'autre sans
héritiers ; alors Philippe III s’empara non seulement du comté de Toulouse,
mais de tous les autres territoires dont Jeanne avait cru pouvoir disposer
dans son testament, établissant ainsi la souveraineté de la couronne dans
tout le midi de la France et mettant le pays en état de supporter les rudes
épreuves de la guerre de Cent ans. On peut se demander si, au milieu des
convulsions de cette guerre, la maison de Toulouse n’aurait pas pu devenir indépendante
et créer un royaume dont la population eut été singulièrement homogène. S’il
n’en a pas été ainsi, c’est que le fanatisme religieux provoqué par l’hérésie
des Cathares permit aux Capots, avec l’assistance de la papauté, d’anéantir au
XIIIe siècle la maison de Toulouse. Si une
monarchie affaiblie comme celle de la France sous la minorité de Louis IX put
imposer à Raymond des conditions aussi onéreuses, aussi humiliantes, c’est
que la question religieuse l’avait réduit à un isolement sans remède, en
dépit de la fidélité de ses sujets et de la résistance honorable qu’il avait
opposée à une longue série d’attaques. L’anathème de l’Église, suspendu sur
sa tête, paralysait ses moyens et pesait sur lui comme une malédiction
toujours agissante. Suivant le droit public de cette époque, il était hors la
loi : même en se défendant, il commettait un crime et le seul moyen pour lui
de rentrer dans la société humaine était de se réconcilier avec l’Eglise. La
fatigue et le découragement finirent par avoir raison de son courage. Et cependant,
Bernard Gui a raison de dire que le seul article du traité qui assurait la
survivance de Toulouse à la famille royale aurait pu passer pour une condition
assez dure, alors même que Raymond eût été fait prisonnier par le roi sur un
champ de bataille. Bien des
raisons auraient pu être alléguées pour justifier Raymond, s'il avait cru en
avoir besoin. Né en 1197, il était encore un enfant quand l'orage éclata sur
la tête de son père. Dès qu'il eut l’Age de raison, il put voir son pays en
proie à la féroce chevalerie du Nord, conduisant contre lui des hordes
errantes aussi avides de butin que d'indulgences. Pendant vingt ans, les
malheureuses populations qui lui restaient fidèles n’avaient pas connu de
repos. Il avait presque fallu un miracle, au cours de la dernière croisade,
pour les soustraire à une destruction complète et l’avenir paraissait sous
les plus sombres couleurs tant que l'Église romaine pourrait déverser sur le
Midi de nouvelles armées de maraudeurs ennoblis par la Croix. Bien qu’il lui
fût impossible d’être le fils dévoue d’une Eglise qui l’avait traité en marâtre,
il n’était pas hérétique lui-même. S'il était disposé à tolérer l’hérésie
chez ses sujets plutôt que de les décimer, il pouvait se demander, d’autre
part, si cette tolérance devait être achetée au prix du salut de tout un
peuple. Il avait à choisir entre deux politiques, dont l'une exigeait un
sacrifice partiel et l’autre un sacrifice total. La première, évidemment la
plus raisonnable, concordait avec son instinct naturel de conservation. Une
fois sa résolution prise, il s'y tint fidèlement et travailla en conscience à
extirper l'hérésie, bien que plus d’une fois il soit intervenu lorsque la
rigueur excessive de l’Inquisition menaçait de susciter des troubles. En
somme, Raymond n'était qu’un homme de son temps ; si’ avait mieux valu que
son entourage, il aurait pu s’illustrer par le martyre ; mais son peuple n'en
aurait tiré aucun profit. La bataille de la tolérance contre la persécution avait été livrée et perdue. Après un avertissement aussi éloquent que la ruine des deux Raymond, il n’y avait pas de danger que d’autres potentats fissent preuve d'une indulgence mal placée à l’égard des hérétiques. L’Eglise, ayant appelé l’Etat a son secours, se hâta de tirer parti de la commune victoire et l’Inquisition se mit bientôt à l’œuvre parmi ceux qui l’avaient si longtemps tenue en échec. On peut s’étonner que l'Europe ait été unanime à considérer comme nécessaire et légitime un tel excès de pouvoir, malgré les vices et la corruption du corps ecclésiastique. Mais c’est là un fait, et ce fait témoigne d’une si étrange perversion de la religion du Christ qu’il est indispensable d’étudier avec quelque détail l’évolution qui l’a seule rendue possible. |
[1]
Pour la biographie de Foulques, ou Folquet, de Marseille, qui, après avoir été
le favori de Raymond V, devint l’ennemi le plus acharné de Raymond VI, voir
Paul Meyer ap. Vaissette, éd. Privat, VII, 444. Dante le place dans l’enfer de
Vénus, en compagnie de Cunizza, la sœur débauchée d’Fzzelin da Romano (Paradiso,
IX). On raconte de lui que, prêchant un jour contre les hérétiques, il les
compara à des loups et les fidèles à des moutons. Un hérétique à qui Simon de
Montfort avait fait crever les yeux, couper le nez et les lèvres, se leva et
dit : « Avez-vous jamais vu un loup traiter de la sorte une brebis ? »
A quoi Foulques répondit que Montfort était un bon chien qui avait bien mordu
le loup. On raconte de lui un autre trait moins déplaisant : rencontrant une
pauvre mendiante hérétique, il lui fit l’aumône, disant que son aumône allait à
la pauvreté et non à l’hérésie. — Chabaneau, ap. Vaissette, éd. Privat, X, 292.
[2]
Un exemple digne de remarque de la manière dont l’orthodoxie défigure
l’histoire a été fourni par Léon XIII qui, dans une publication officielle, a
décrit les Albigeois comme s'efforçant de détruire l’Eglise par la force des
armes ; l'Église, dit le pape, fut sauvée, non par les armes, mais par
l’intercession de la Vierge, gagnée à sa cause par l’invention dominicaine du
Rosaire. — Leonis PP. XIII. Epist. Eneye. Supremi Apostolatus, 1 Sept.
1883 {Actu, III, 282).
[3]
[On sait que cette parole célèbre a été contestée, comme tous les mots
historiques ; mais elle répondait certainement à l’état d’esprit des
agresseurs. — Trad.]
[4]
Dom Vaissette (III, 172) rapporte, d’après Césaire de Heisterbach, que 450
habitants de Carcassonne refusèrent d’abjurer, que 400 furent brûlés et les
autres pendus. Le silence de contemporains mieux informés rend cette
information douteuse, d’autant plus que Césaire allègue que cet incident s’est
passé dans une ville qu’il nomme Pulchravallis {Dial. Mirac. dist., V,
c. 21).
[5]
Pierre de Vaux-Cernay assure que Montfort ne put conserver auprès de lui que
trente chevaliers, ce qui est une exagération manifeste.
[6]
Par un curieux effort d’exégèse, les Dominicains réussirent à se convaincre que
la lettre d’Innocent, confirmant à Montfort la possession d’Albi, était une
approbation de leur Ordre et la preuve que Montfort en faisait partie !
(Ripoll, Bull. Ord. FF. Prœdic., t. VII, p. 1).
[7]
La seule autorité pour cet extraordinaire document est le ps. Guill. de Tudèle
(LIX, LX, LXI), suivi par l’Historien du Comte de Toulouse (Vaissette,
III, Pr. 30 ; cf. p. 204 du texte, p. 501 notés, et Hardouin, VI, 1998). Bien
que les modernes l’aient généralement accepté, je ne puis le considérer comme
authentique ; il me semble que Raymond a fabriqué ce texte pour provoquer la
colère de ses sujets.
[8]
Don Jayme lui-même, alors âgé de six ans, était encore un otage entre les mains
de Montfort, et si les chroniqueurs catalans disent vrai, ce fut à grand’peine
qu'il put recouvrer la liberté, même après qu’Innocent eut ordonné de la lui
rendre. — L. Marin. Sic. de Reb. Hispan. lib. X. — Regest. XVI,
171.
[9]
Il est possible que les chroniqueurs aient quelque peu exagéré, car les lettres
d’Honorius ne réclament qu’une prébende dans chaque cathédrale et église
collégiale (Martène, Thés., I, 929) Les exigences de Rome ne furent
d’ailleurs qu’ajournées, car, en 1385, Charles le Sage se plaignait que presque
tous les bénéfices de France appartinssent à des cardinaux, qui en portaient
les revenus en Italie, de sorte que les églises tombaient en ruines, que les
abbayes étaient désertées, les orphelinats et les hôpitaux détournés de leur
but, que le service divin avait cessé en beaucoup d'endroits et que les terres
de l'Eglise étaient sans culture. Pour remédier à ces abus il saisit tous les
revenus en question et ordonna qu’ils fussent employés aux fins en vue desquelles
ils avaient été donnés à l'Eglise (ibid., I, 1012).
[10]
Nîmes, Narbonne, Carcassonne, Albi, Béziers, Marseille, Castres, Puylaurens,
Avignon.
[11]
Des lettres de l'archevêque de Sens et de l’évêque de Chartres, en 1227,
promettant de payer au roi un subside pour la croisade contre les Albigeois,
sont conservées aux Archives Nationales de France, J. 428, n° 8.