Les
mouvements dont il a été question étaient le résultat naturel de
l’anti-sacerdotalisme, s’efforçant de ramener l’Église chrétienne à la
simplicité de l’Age apostolique. C’est un singulier caractère du sentiment
religieux A cette époque que la plus formidable hostilité à l’encontre de
Rome ait été fondée sur une croyance qui peut à peine être qualifiée de
chrétienne, et que cette doctrine hybride se soit répandue si vile, ait
résisté si obstinément à tous les efforts tentés contre elle, qu’elle parut,
un moment, menacer l’existence même «lu catholicisme. L’explication de ce
fait se trouve peut-être dans la séduction qu’exerce la doctrine dualiste, —
l’antagonisme des principes éternels du bien et du mal, — sur l’esprit de
ceux qui considèrent l’existence du mal comme incompatible avec la suprématie
d'un Dieu infiniment bon et infiniment puissant. Quand on ajoute au dualisme
la doctrine de la transmigration, impliquant des récompenses et des peines,
les souffrances des hommes paraissent suffisamment justifiées ; et à une
époque où ces souffrances étaient aussi universelles qu’au XIe et au XIIe
siècles, on conçoit «pic bien des hommes fussent disposés à résoudre de la
sorte le problème du mal. Toutefois, ces considérations n’expliquent pas
encore pourquoi le manichéisme des Cathares, des Patarins ou des Albigeois ne
fut pas seulement un dogme spéculatif enseigné dans les écoles, mais une foi
qui éveillait un fanatisme enthousiaste, au point que les fidèles ne
reculaient devant aucun sacrifice pour la propager et montaient avec une foi
sereine sur le bûcher flambant. La conviction, aussi profonde que répandue,
de la vanité du christianisme sacerdotal, de sa faillite et de sa destruction
prochaine, au profit de la religion nouvelle, peut avoir contribué, dans une
large mesure, à cette ferveur désintéressée qu'alluma le néo-dualisme parmi
les pauvres et les illettrés. De
toutes les hérésies avec lesquelles l’Église primitive avait eu à lutter,
aucune n'avait soulevé autant de craintes et d’aversion que le Manichéisme.
Manès avait si habilement mêlé au dualisme mazdéen (de la Perse) non seulement le christianisme,
mais des éléments gnostiques et bouddhiques, que sa doctrine trouva des
adeptes dans les hautes comme dans les basses classes, parmi les
intellectuels des écoles comme parmi les travailleurs manuels. L’Église
reconnut instinctivement qu’elle était en présence de la plus dangereuse des
rivales et, aussitôt qu’elle put disposer des ressources de l’État, elle
persécuta sans merci le Manichéisme. Parmi les nombreux édits des Empereurs,
tant païens que chrétiens, dirigés contre la liberté de la pensée, ceux qui
avaient pour but de combattre les Manichéens furent les plus sévères et les
plus cruels. La persécution atteignit son but, après une lutte prolongée, en
supprimant toutes les manifestations extérieures du Manichéisme dans les
limites de l’Empire, bien que cette doctrine ait longtemps subsisté en
secret, même dans l'Empire d’Occident. En Orient, elle se relira
ostensiblement vers les frontières, non sans conserver pourtant des relations
cachées avec les sectaires épars à travers les provinces et dont Constantinople
même n’était pas exempte. Abandonnant le culte de Manès, les Manichéens
adoptèrent comme chefs de file deux autres de leurs docteurs, Paul et Jean de
Samosate, dont le premier donna à l’hérésie le nom de Paulicianisme.
Sous l’empereur Constans, en 653, un certain Constantin perfectionna la
doctrine, qui se maintint malgré d’effroyables persécutions, subies avec le
même héroïsme qui caractérisa plus lard les Manichéens d’Occident. Parfois
repoussés au-delà des frontières, sur les terres des Sarrazins, puis refoulés
vers l’Empire, les Pauliciens menèrent quelque temps une existence
indépendante dans les montagnes de l’Arménie et guerroyèrent obscurément
contre les Byzantins. Au VIIIe et au IXe siècles, Léon l’Isaurien, Michel
Curopalate, Léon l'Arménien et l’impératrice régente Théodora tentèrent en
vain de les exterminer, jusqu’il ce qu’enfin, dans la seconde moitié du Xe
siècle, Jean Zimiscès essaya de la tolérance et en transporta un grand nombre
en Thrace, où ils se multiplièrent rapidement, montrant une aptitude égale
pour la guerre et pour l’industrie. En 1115, nous voyons l’empereur Alexis
Comnène passer l'été à Philippopolis et s’amuser à discuter théologie avec
les hérétiques, dont beaucoup, nous dit sa fille, se convertirent[1]. C’est presque immédiatement
après le transport des Manichéens en Europe par Zimiscès que nous constatons
des traces nouvelles de leur hérésie en Occident, preuve que l’activité de
leur prosélytisme ne s’était pas affaiblie au cours des siècles. Dans
tout ce qu’elle a d’essentiel, la doctrine des Pauliciens était identique à
celle des Albigeois. Le simple Dualisme ou Mazdéisme considère l’univers
comme le produit des énergies créatrices d’Hormazd et d’Ahriman, chacun
cherchant à neutraliser les efforts de l’autre : d’où une guerre interminable
entre le bien et le mal, qui domine la nature et la vie. Cette doctrine rend
compte de l’existence du mal et excite en même temps les hommes à venir au
secours d’Hormazd, en servant la cause du bien par de bonnes paroles, de
bonnes pensées et de bonnes actions. Égaré par les spéculations gnostiques,
Mânes modifia celte théorie en identifiant l’esprit avec le Bien et la
matière avec le Mal, conception peut-être plus raffinée et plus
philosophique, mais qui conduisait nécessairement au pessimisme et aux excès
de l’ascétisme, puisque l’âme ne pouvait accomplir son devoir qu’en opprimant
ou en supprimant la chair. Ainsi, dans la doctrine Paulicienne, nous trouvons
deux principes égaux, Dieu et Satan, dont le premier est le créateur du monde
invisible, spirituel et éternel, tandis que le second a créé et gouverne le
monde matériel et temporel. Satan est le Jéhovah de l’Ancien Testament ; les
prophètes et les patriarches sont des brigands et, par suite, toute l’Écriture
antérieure aux Évangiles doit être rejetée. Le Nouveau Testament mérite bien
son nom d’Écriture Sainte, mais le Christ n’était pas un homme : c’était un
fantôme, une apparition. Fils de Dieu, il parut naître de la Vierge Marie ;
mais, en réalité, il descendit du Ciel pour abolir le culte de Satan. La
transmigration des âmes assure La récompense des bons et le châtiment des
méchants. Les sacrements sont déclarés nuis ; les prêtres et les anciens de
l’Église ne sont que des instituteurs, sans autorité sur les fidèles. Tels
sont les principes connus du Paulicianisme et leur identité avec ceux du
Catharisme est trop évidente pour que nous puissions accepter la théorie de
Schmidt, d’après lequel l’origine des Cathares devrait être cherchée parmi
les rêveurs des couvents de Bulgarie. Une autre preuve sans réplique du lien
qui existe entre le Catharisme et le Manichéisme, est le vêtement sacré que
portaient les Parfaits parmi les Cathares. Cet usage dérive évidemment
de celui des Mazdéens, chez lesquels le Kosti et le Sadéré étaient le costume
essentiel de tous les croyants[2]. Parmi les Cathares, celui qui
portait le vêtement sacré était connu des inquisiteurs sous le nom de hæreticus
indutus ou vestitus, et considéré par cela même comme initié à
tous les mystères de l’hérésie[3]. Le
Catharisme était donc une forme de croyance essentiellement anti-sacerdotale.
Il repoussait comme inutile tout le mécanisme de l’Eglise. Pour lui, l’Église
romaine était la Synagogue de Satan, ou le salut était impossible. En
conséquence, il rejetait les sacrements, les sacrifices de l’autel,
l’intercession de la Vierge et des saints, le Purgatoire, les reliques, les
images, les croix, l’eau bénite, les indulgences, et, en général, toutes les
pratiques par lesquelles les prêtres prétendaient assurer le salut des
fidèles. Il ne condamnait pas moins les dîmes et les offrandes pieuses, qui
rendaient si profitable pour le clergé l'œuvre de salut dont il assumait la
charge. Toutefois, l’Église cathare, en tant qu’Église du Christ,
revendiquait le pouvoir de lier et de délier accordé par le Christ à ses
disciples ; le Consolamentum ou Baptême de l'Esprit effaçait
tout péché, mais les prières n’avaient aucune efficacité quand le pêcheur
persistait à faire le mal. Bien
que les Cathares traduisissent l’Écriture en langue vulgaire, ils
conservaient le latin pour leurs prières qui, par suite, restaient
inintelligibles pour la plupart des fidèles. Il y avait une classe de prêtres
consacrés, pour accomplir le service très simple du culte. D’ailleurs, le
rapide développement des communautés et le zèle de leur prosélytisme
rendirent bientôt nécessaires une organisation et une hiérarchie. La masse
des Cathares s’appela simplement « Chrétiens » ; au-dessus d’eux, choisis parmi
les Parfaits, étaient l’Évêque, le Filius Major, le Filius Minor
et le Diacre. Chaque dignitaire d’un des trois ordres les plus élevés avait
un diacre pour le seconder et pour le remplacer au besoin ; les fonctions de
tous étaient presque identiques, bien que les Filii fussent employés
de préférence à visiter les membres de l’Église. Le Filius Major était
élu par la congrégation et les promotions à la dignité d’évêque avaient lieu
quand il se produisait des vacances. L’ordination était conférée par l’imposition
des mains ou consolamentum, qui était l’équivalent du baptême et
constituait le rite nécessaire pour être admis dans l’Église. Comme la
croyance que les sacrements étaient viciés quand ils n’étaient pas
administrés par des mains pures causait beaucoup d’inquiétude aux fidèles, il
arrivait fréquemment que l'on conférât le consolamentum à deux ou trois
reprises différentes. On admettait généralement, mais non universellement,
que le prêtre de grade inférieur ne pouvait pas consacrer son supérieur, et c’est
pourquoi, dans beaucoup de villes, il y avait deux évêques, en sorte que si
l’un venait à mourir, on ne fût pas obligé de recourir, pour la consécration
de son successeur, à un Filius Major. Ce
rituel cathare était sévère dans sa simplicité. L’Eucharistie catholique
était remplacée par la bénédiction du pain, qui avait lieu tous les jours A
table. Le plus ancien prenait alors le pain et le vin, tandis que tous les
autres récitaient l’oraison dominicale. Puis l’Ancien disait : « La grâce de
notre Seigneur Jésus-Christ soit avec nous » ; il rompait le pain et le
distribuait aux assistants. Ce pain bénit était l’objet d’une révérence
particulière de la part du grand nombre des Cathares, qui ôtaient simplement,
pour la plupart, des croyants ou credentes, sans avoir été entièrement
agrégés à l’Église comme les Parfaits. Il leur arrivait de garder, pendant
des années, un morceau de pain consacré et d’en manger de temps en temps une
miette. Avant de manger ou de boire, le Cathare disait toujours une prière ;
quand un Parfait assistait aux repas, les convives disaient bénédicité au
moment où l’on touchait pour la première fois à un aliment ou à une boisson,
à quoi le Parfait répondait : Diaus vos benesiga. Il y avait une
cérémonie mensuelle de confession, à laquelle prenait part toute l’assemblée
des fidèles. La grande cérémonie était le consolamentum ou cossolament,
qui réunissait l'Ame des fidèles au Saint-Esprit et qui, comme le baptême
chrétien, purifiait de tout péché. Elle consistait dans l’imposition des
mains et pouvait être accomplie par un quelconque des Parfaits, même par une
femme, pourvu que l’officiant ne se trouvât pas en état de péché mortel. Il
fallait le concours de deux officiants pour l’accomplissement du rite. Ce
mode d’admission dans l’Église était appelé hérétication par les
inquisiteurs ; en général, et à l’exception de ceux qui voulaient devenir
ministres, on ne s’y soumettait qu’au moment de la mort, probablement par
crainte des persécutions ; mais le credens se liait souvent par un
engagement appelé la covenansa, s’obligeant à subir le consolamentum
à sa dernière heure. Cet engagement était tel qu’il devait être exécuté même
si le moribond avait perdu l’usage de la parole et était incapable de
répondre. La forme du rite était simple, bien qu’il fut généralement précédé
d’une période de prépara- 95 lion, comprenant un long jeune. L'officiant
demandait au postulant : « Frère, désires-tu te ranger à notre foi ? »
Le néophyte, après plusieurs génuflexions et bénédictions, répondait : « Prie
Dieu pour ce pécheur, afin qu’il me conduise à une bonne fin et fasse de moi
un bon chrétien ». L’officiant répliquait : « Que Dieu soit prié de
faire de toi un bon chrétien et de te conduire à une bonne fin. Te donnes-tu
à Dieu et à l’Évangile ? » Sur la réponse affirmative du postulant, on lui
demandait encore : « Promets-tu qu’à l'avenir tu né mangeras ni viande, ni
œufs, ni fromage, ni aucune victuaille qui ne soit aquatique ou végétale ;
que tu ne mentiras pas, que tu ne jureras, pas, que tu ne commettras pas
d’impureté, que tu n’iras pas seul quand tu pourras avoir un compagnon, que
tu n’abandonneras pas la foi par crainte de l’eau, du feu ou de tout autre
supplice ? » Ces promesses une fois faites, les assistants
s’agenouillaient, pendant que le ministre plaçait sur la tète du postulant
l’Évangile de saint Jean et récitait le texte : « Au commencement était
le Verbe, etc. » ; puis il l’entourait du tissu sacré et le baiser de paix
circulait dans l’assistance — on embrassait les hommes et on se contentait de
toucher le coude des femmes. Cette
cérémonie était considérée comme symbolisant l'abandon de l’Esprit du Mal et
le retour de l’âme à Dieu, avec la résolution de mener une vie pure et sans
tache. Quand il s’agissait d’un individu marié, l’assentiment préalable du
conjoint était une condition nécessaire. Dans les cas où l’hérétication avait
lieu sur le lit de mort, elle était généralement suivie de l’endura ou
privation. L’officiant demandait au néophyte s'il désirait être un confesseur
ou un martyr ; s’il choisissait d’être martyr, un oreiller ou une serviette —
appelée Untertuch par les Cathares allemands —, était placé sur sa
bouche pendant que Ton récitait certaines prières. S’il désirait être
confesseur, il restait pendant trois jours sans nourriture, ne recevant qu’un
peu d’eau comme boisson. Dans l’un et l'autre cas, s'il survivait, il
devenait un Parfait. Cette endura était quelquefois employée comme un
mode de suicide, la mort volontaire étant fréquente parmi les Cathares. La
torture à la fin de la vie les affranchissait des tourments de l’autre monde
et la mort volontaire par privation d’aliments, par l’absorption de verre
pilé ou de poisons ou par l’ouverture des veines dans un bain, n’était nulle
? ment un fait rare. D’ailleurs, lorsqu’un homme était mourant, ses parents
croyaient accomplir un devoir de charité en accélérant sa fin. La
cérémonie connue des sectaires sous le nom de melioramentum et appelée
vénération par les inquisiteurs, était importante comme fournissant à
ces derniers une preuve certaine de l’hérésie. Quand un credens
s’approchait d’un ministre ou prenait congé de lui, il s’agenouillait trois
fois en disant benedicite, à quoi le ministre répondait Diaus vos
benesiga. C’était la une marque de respect à l’adresse du Saint-Esprit,
qui était censé résider dans le ministre ; il en est fréquemment question
dans les procédures, car c’était la condamnation assurée de ceux à qui l’on
pouvait attribuer cet acte[4]. Ces
pratiques, ainsi que les préceptes compris dans la formule de l’hérétication,
attestent la forte tendance ascétique du catharisme. C’était là une
conséquence inévitable du dualisme particulier qui en fait le fond. Comme
toute matière était l’œuvre de Satan, et, par suite, mauvaise, l’Esprit était
engagé contre elle dans une lutte perpétuelle, et le Cathare, dans ses
prières, demandait à Dieu de ne pas épargner sa chair née de la corruption,
mais d’avoir pitié de son âme qui y était comme emprisonnée — No aias
merce de la carn nada de corruptio, mais aias merce de l'esperit pausat en
carcer. — En conséquence, tout ce qui tendait à la reproduction de la vie
animale devait être évité. Pour mortifier leurs sens, les Cathares ne
mangeaient que du pain et de l’eau trois jours par semaine, excepté quand ils
étaient en voyage ; en outre, il y avait dans l’année trois jeûnes de
quarante jours chacun. Le mariage était également interdit, excepté parmi un
petit nombre de sectaires qui permettaient à des hommes vierges d’épouser des
filles vierges, à la condition qu’ils cessassent tous rapports aussitôt après
la naissance d’un enfant. Les Dualistes mitigés restreignaient la prohibition
du mariage aux Parfaits et le permettaient aux simples croyants. Parmi les
plus rigides, le mariage charnel était remplacé par l’union spirituelle entre
l’âme et Dieu, effectuée par le rite du consolamentum. Pour les
Cathares, il n’était pas douteux que le commerce entre les sexes n’ait été le
[léché originel d’Adam et d’Ève, le fruit défendu au moyen duquel Satan a
continué à exercer son empire sur les hommes. Dans une confession devant
l’Inquisition de Toulouse en 1310, il est dit d’un des docteurs de l’hérésie
qu’il ne toucherait pas à une femme pour tous les biens du monde ; dans un
mitre cas, une femme raconte que son père, ayant été initié par l’hérétication,
lui ordonna de ne plus jamais le toucher ; et, en effet, elle respecta celte
défense même auprès du lit de mort de celui-ci. L’ascétisme était poussé si
loin qu'on prohibait tout ce qui était le résultat de la génération animale,
la viande, les œufs et le lait ; on ne faisait d’exception que pour le
poisson[5]. La condamnation du mariage et
de l’usage de la viande constituait, avec la prohibition des serments, les
principaux caractères extérieurs du catharisme, qui désignait les fidèles à
la répression. En 1229, deux des Cathares toscans les plus influents, Pietro
et Andrea, abjurèrent publiquement à Pérouse en présence de Grégoire IX ;
deux jours après, ils attestèrent solennellement la sincérité de leur
conversion en mangeant de la viande devant une réunion d’évêques, ce qui
donna lieu à la rédaction d’un procès-verbal attestant le fait[6]. Avec le
temps, une secte dont le domaine était si étendu, devait nécessairement se
subdiviser. Parmi les Cathares italiens, nous trouvons d’une part les Concorrezenses
— de Concorrezo près de Monza, en Lombardie — ; d’autre part les Bajolenses
— de Bagnolo, en Piémont —, qui professaient une forme modifiée du Dualisme
suivant laquelle Satan était inférieur à Dieu, qui lui avait permis de créer
le monde et de former l'homme. Les Concorrezenses enseignaient que
Satan fit pénétrer dans le corps d’Adam un ange qui avait légèrement péché,
et ils renouvelaient la vieille hérésie du Traducianisme en affirmant que
toutes les âmes humaines dérivaient de cet esprit. En revanche, les Bajolenses
maintenaient que toutes les âmes humaines avaient été créées par Dieu avant
le monde et que dès cette époque elles avaient péché. Ces spéculations
donnèrent naissance à un mythe dans lequel Satan était représenté comme le
majordome du Ciel, chargé de recueillir les louanges et les psalmodies que
les anges devaient chaque jour offrir à Dieu. Désireux de devenir l’égal du
Seigneur, Satan détourna et garda pour lui une partie des louanges angéliques
; sur quoi Dieu, ayant découvert la fraude, remplaça Satan par Michel et
rejeta le coupable avec ses complices. Alors Satan fit disparaître en partie
l’eau qui couvrait la terre et créa Adam et Ève. Pendant trente ans, il
s’efforça en vain de leur infuser des âmes, jusqu’à ce qu’enfin il pût
attirer du Ciel deux anges qui étaient favorables à sa cause et qui passèrent
successivement par les corps d’Enoch, de Noé, d’Abraham, de tous les
prophètes, cherchant en vain leur salut. Enfin, comme Siméon et Anna à
l’arrivée du Christ, ils accomplirent l’œuvre de leur rédemption et furent
autorisés à retourner au Ciel. Les âmes humaines sont de même des esprits
déchus, traversant une période d’épreuves. Cette
croyance était si générale parmi les Cathares, qu’elle les conduisit à une
doctrine de la transmigration très analogue à celle du Bouddhisme, bien que
modifiée par la croyance que la mission terrestre du Christ avait eu pour
objet le rachat de ces esprits déchus. Jusqu’à ce que l’âme fût assez
parfaite pour 99 remonter auprès de son Créateur, comme dans la Moksha
ou absorption en Brahma de l’Indou, elle était obligée de subir des
existences successives. Mais comme l’âme pouvait, en expiation de ses péchés,
être logée dans les formes animales inférieures, on arriva tout
naturellement, comme dans le Bouddhisme et le Brahmanisme, à l’interdiction
de tuer tout être vivant, excepté les reptiles et les poissons. Les Cathares
qui furent pendus à Goslar en 1052 refusèrent, même en présence du gibet, de
tuer un poulet ; au XIIIe siècle, on considérait cette épreuve comme un sûr
moyen de reconnaître l’hérésie[7]. Il y
avait, dans la secte, quelques rares esprits philosophiques, qui surent se
dégager de ces vaines spéculations et qui anticipèrent sur les théories du
rationalisme moderne. Aux yeux de ces hommes, la Nature prenait la place de
Satan ; Dieu, après avoir créé le monde, en avait abandonné la conduite à la
Nature, pouvoir créateur et régulateur de toutes choses. Même la [production
des espèces individuelles n’est pas un acte de la Providence divine, mais un
effet du cours de la nature — un moderne dirait : de l’évolution. Ces Naturalistes,
comme ils s’appelaient eux-mêmes, niaient la réalité îles miracles ; ils
expliquaient ceux des Évangiles par une exégèse qui n’était guère plus
invraisemblable que celle de l’orthodoxie, et soutenaient qu’il était inutile
de prier Dieu [pour obtenir un temps favorable, le contrôle des éléments
n’appartenant qu’à la nature. Ils écrivirent beaucoup, et un adversaire
catholique reconnaît l’attrait de leurs ouvrages, en particulier de celui qui
était intitulé Perpendiculum scientiarum — le fil à plomb de la
science — ; il ajoute que ce livre faisait une impression profonde sur ses
lecteurs par le mélange qu’on y trouvait d’idées philosophiques et de textes
de l’Écriture heureusement choisis. Avant
de tourner en ridicule la doctrine du Dualisme, nous devons nous rappeler
combien les Ames sensibles et ardentes sont portées vers les explications de
ce genre, parce qu’elles ressentent vivement les imperfections de la nature
humaine, le contraste qui existe entre elle et l’idéal qu’elles conçoivent.
Ainsi, vers 1500, le zélé Réformateur Flacius Illyricus se rapprocha beaucoup
îles mythes cathares et donna naissance à une chaude controverse en
maintenant que le péché originel n’était pas un accident, mais la substance
même de l’homme. Il ajoutait que l’image originale de Dieu avait disparu
complètement et sans retour au moment de la Chute, qu’elle s’était
métamorphosée en une image de Satan, comme par une transformation du Rien
absolu en Mal absolu. Ses amis Musæus et Index l’avertiront, avec raison,
fine celle théorie conduisait loul droit au Manichéisme. L’ascétisme
orthodoxe se rapproche aussi beaucoup du Manichéisme par sa dénonciation de
la chair, qu’il traite comme l’antagoniste et l’ennemie de l’âme. Saint
François d’Assise écrit : « Beaucoup d’hommes, quand ils pêchent ou
reçoivent quelque dommage, blâment leur ennemi ou leur voisin. Il ne devrait
pas en être ainsi, car chacun a son ennemi en son pouvoir : c’est le corps
qui est l’instrument de tout péché. Béni est le serviteur qui retient captif
cet ennemi et se met en garde contre ses atteintes ; quand il agit de la
sorte, aucun autre ennemi visible ne peut l’atteindre. » Dans un huître
passage, saint François déclare que son corps est son ennemi le plus cruel et
qu’il l’abandonnerait volontiers au démon. Suivant
le dominicain Tauler, le chef des mystiques allemands au XIVe siècle,
l’homme, en lui-même, n’est qu’un amas d’impuretés, un être né du mal et de
la matière corrompue, digne seulement d’inspirer l’horreur ; et cette opinion
était pleinement partagée par ceux mêmes des disciples de Tauler qui
débordaient le plus de charité et d’amour. Jean-Jacques
Olier, le fondateur du grand séminaire théologique de Saint-Sulpice, va aussi
loin que Manès ou Bouddha dans son horreur de la chair comme source du péché.
Il s’exprime ainsi dans son Catéchisme du Chrétien pour la vie intérieure,
qui, je crois, est encore en usage à Saint-Sulpice : « Je ne m’étonne plus si
vous dites qu’il faut haïr sa chair, que l’on doit avoir horreur de soi-même
et que l’homme, dans son étal actuel, doit être maudit En vérité, il n’y a
aucune sorte de maux et de malheurs qui ne doivent tomber sur lui â cause de
sa chair.[8] » Avec de pareilles
doctrines, c’est vraiment disputer sur les mots que de se demander s’il faut
appeler Dieu ou Satan le Créateur d’un être aussi abominable que l’homme, comme
couronnement de la création. A coup sûr, ce ne peut être un Dieu bienfaisant,
le Principe du Bien. Il n’y
avait rien, dans une telle croyance, qui pût attirer les âmes sensuelles.
Elle était, en réalité, plutôt répugnante et il fallait tout le
mécontentement excité par la corruption et la tyrannie de l’Église pour lui
assurer une si prompte diffusion. Bien que l’ascétisme dont elle faisait une
loi fût tout à fait irréalisable pour la grande majorité des hommes, la
morale qu’elle enseignait était vraiment admirable. En général, ses
prescriptions morales étaient suivies et les orthodoxes reconnaissaient, avec
un mélange de regret et de honte, le contraste qui existait de ce fait entre
les hérétiques et les fidèles. A la vérité, la condamnation du mariage,
l’idée que les relations d'un homme avec une femme étaient aussi coupables
que l’inceste, toutes ces exagérations donnèrent lieu au bruit que l’inceste
était à la fois autorisé et pratiqué. On racontait des histoires
extraordinaires sur des orgies nocturnes où les lumières étaient subitement
éteintes pour permettre la plus honteuse promiscuité ; on racontait que
lorsqu’un enfant naissait des suites de ces débauches, on le faisait passer
par les flammes jusqu’à ce qu'il eut rendu l’esprit et que le corps de cet
enfant servait à fabriquer une hostie infernale, douée d’un pouvoir tel que
quiconque l’avait reçue était incapable désormais d’abandonner la secte. Il
existe une grande variété de pareils racontars, qui servaient efficacement à
exciter la rage populaire contre les hérétiques ; mais il ne faut pas oublier
que les inquisiteurs, c’est-à-dire les hommes les mieux à même de connaître
la vérité, ont toujours admis que ces récits de débauches étaient des
inventions sans fondement. J’ai lu plusieurs centaines de procédures et de
sentences sans y trouver aucune allusion à ces excès, si ce n’est dans
quelques enquêtes poursuivies, en 1187, par Fra Antonio Secco dans les
vallées des Alpes. En général, les inquisiteurs ne perdaient pas leur temps à
rechercher des témoignages sur des crimes qu’ils savaient être imaginaires. «
Si vous les interrogez, dit saint Bernard, rien ne peut être plus chrétien
que ces hérétiques ; quant a leur conversation, rien ne peut être moins
répréhensible et leurs actes sont en accord avec leurs paroles. Pour ce qui
est de leur morale, ils ne trompent personne, ils n’oppriment personne, ils
ne frappent personne ; leurs joues sont pâlies par les jeunes, ils ne mangent
pas le pain de l’oisiveté, ils se nourrissent du travail de leurs mains. »
Cette dernière assertion surtout est parfaitement vraie, car les Cathares
étaient, pour la plupart, de braves paysans, de laborieux ouvriers, qui
sentaient le mal autour d’eux et accueillaient avec joie l’espoir d’un
changement. Les théologiens qui les combattaient les traitaient d’ignorants
et de rustres, et, en France, on les connaissait sous le nom de Texerant
(tisserands), parce que l’hérésie était
surtout développée parmi ces humbles ouvriers auxquels leurs occupations
monotones laissaient, plus qu’à d’autres, le temps de la réflexion. Du reste,
si la foule des Cathares était ignorante, ils avaient pour les instruire des
théologiens expérimentés et une riche littérature populaire qui a
malheureusement péri tout entière, à l’exception d’une traduction cathare du
Nouveau Testament et d’un court rituel. Leur connaissance approfondie de
l’Écriture est attestée par Lucas, évêque de Tuy, qui met les chrétiens en
garde contre la conversation des Cathares, à moins qu’ils ne soient très
versés dans l’étude de la loi divine et capables de répondre aux arguments de
leurs adversaires. La sévère moralité des Cathares n’a jamais, que nous
sachions, subi d’atteinte : un siècle après saint Bernard, on rend le même
témoignage sur la vertu de ceux qui furent persécutés à Florence au milieu du
XIIIe siècle. La formule de confession dont il était fait usage dans les
assemblées montre avec quelle sévérité l’on savait y prévenir ou y réprimer
jusqu'à la frivolité des pensées et des paroles[9]. Ce
qu’on redoutait le plus, c’était leur esprit de prosélytisme, qu’aucune
fatigue, aucun péril ne pouvait arrêter. L’Europe était parcourue par leurs
missionnaires, qui allaient partout porter la parole de salut, jusqu’au pied
des bûchers où ils voyaient attacher leurs frères. Extérieurement, ils se
disaient catholiques et accomplissaient leurs devoirs religieux avec un zèle
exemplaire, jusqu’au jour où, ayant gagné la confiance de leurs voisins, ils
pouvaient entreprendre en secret de les convertir. Ils distribuaient, le long
des routes, de petits écrits de propagande et ils ne se faisaient pas
scrupule d’appeler à leur aide les superstitions de l'orthodoxie ; ainsi,
leurs écrits promettaient des indulgences à ceux qui les liraient et les
feraient circuler ; ainsi, encore, ils prétendaient être envoyés directement
par Jésus-Christ et voyager sur le dos des anges. On nous dit que beaucoup de
prêtres catholiques furent corrompus par la lecture de ces petits papiers,
ramassés par des pâtres qui les apportaient aux curés pour se les faire lire.
Cela donne une triste idée de l’intelligence du clergé à celle époque. Un
procédé plus blâmable encore fut employé par les Cathares de Moncoul, en
France. Ils fabriquèrent une image de la Vierge, difforme et borgne, disant
que le Christ, pour montrer son humilité, avait choisi pour mère une femme
aussi laide, puis ils se mirent à opérer des miracles à l’aide de celte
image, feignant d’être malades et de recouvrer la santé par elle ;
finalement, elle devint si célèbre qu’on en lit beaucoup de copies, qui
furent placées dans des églises et des oratoires, jusqu’au jour où les
hérétiques avouèrent leur fraude, â la grande confusion iles fidèles. On fit
quelque chose d’analogue avec un crucifix dont le bras supérieur manquait, où
les pieds du Christ étaient croisés et retenus par trois clous seulement. Ce
type nouveau fut imité et devint un objet de scandale le jour où l'on sut
qu'il avait été créé dans un but de dérision. Dans la province de Léon, comme
nous le verrons plus loin, il y eut des fraudes plus hardies encore et qui
furent couronnées de succès. Le zèle
pour la foi, qui excitait jusqu’à la folie les efforts les missionnaires, se
manifestait encore par l'observance rigide des préceptes dictés au néophyte
quand il était admis dans le cercle des Parfaits. Il en était, à cet égard,
des Cathares comme des Vaudois. L’Inquisition se plaignait de la difficulté
qu’elle éprouvait a obtenir des aveux du simple credens, dont la
finesse rustique éludait l’habileté des inquisiteurs ; en revanche, il était facile
de découvrir les Parfaits, qui refusaient démentir et de prêter serment. Un
membre du Saint-Office conseille à ses collègues de ne jamais demander, dès
l’abord, à un suspect : « Es-tu vraiment un Cathare ? » Car la réponse
sera simplement : « Oui, » et l’on ne pourra plus obtenir autre chose. Mais
si l'on exhorte le Parfait, au nom de son Dieu, à dire tout ce qui le
concerne, il racontera sa vie entière sans un mensonge. Quand on considère
que cette franchise conduisait au Bûcher, il est vraiment curieux de
constater que l’inquisiteur n’a pas Pair de se douter un instant de la
supériorité morale ainsi attestée par ses victimes. Nous
pouvons difficilement nous faire une idée de ce qui constituait proprement,
dans la religion des Cathares, la source de leur enthousiasme et de leur zèle
pour le martyre ; mais il est certain qu’aucune autre croyance ne peut
alléguer une plus longue série d’adeptes qui recherchèrent la mort sous sa
forme la plus horrible plutôt que de consentir à l’apostasie. S’il était vrai
que le sang des martyrs est la semence de l’Église, le Manichéisme serait
aujourd’hui la religion dominante de l’Europe. Dans la première persécution
dont on ait gardé le souvenir, celle d’Orléans, vers 1017, treize Cathares
sur quinze restèrent inébranlables en présence du bûcher allumé ; ils
refusèrent de se rétracter, bien qu’on leur offrit leur pardon, et leur
fermeté fit l’étonnement des spectateurs. Quand, vers 1040, les hérétiques de
Monforte furent découverts et que l’archevêque de Milan, Eriberto, manda
auprès de lui leur chef Gerardo, celui-ci se hâta de venir et exposa
spontanément ses croyances, heureux de l’occasion qui lui était offerte de
sceller sa foi en offrant sa vie. Les Cathares qui furent brûlés à Cologne,
en 1163, produisirent une impression profonde par le joyeux courage avec
lequel ils supportèrent leur horrible châtiment. Pendant qu’ils étaient à
l’agonie, on raconte que leur chef Arnold, déjà à moitié brûlé, dégagea un de
ses bras et l’étendit sur ses disciples en disant avec le plus grand calme : « Soyez
constants dans votre foi, car aujourd’hui vous serez avec saint Laurent ! »
Parmi ce groupe d’hérétiques, était une jeune tille admirablement belle qui
excita la pitié des exécuteurs. On la retira des flammes et on lui promit de
lui trouver un mari ou de la placer dans un couvent. Elle lit semblant
d'accepter, resta tranquille jusqu’à ce que ses compagnons fussent tous
morts, puis demanda à ses gardiens de lui montrer le « séducteur des âmes. »
Ils lui indiquèrent le corps d’Arnold. Alors elle s’arracha de leur étreinte et,
ramenant sa robe sur son visage, elle se jeta sur les restes brûlants de son
maître pour descendre avec lui dans l’Enfer, portée par les mêmes flammes.
Ceux qui, vers celte époque, furent dénoncés à Oxford, rejetèrent toutes les
offres de pardon en répétant les paroles du Christ : « Bienheureux ceux qui
sont persécutés pour la cause de la justice, car le royaume des Cieux est à
eux. » Frappés d’une sentence qui leur infligeait une mort lente et
ignominieuse, ils marchèrent gaiement au supplice, précédés de leur chef Gérard
et chantant : « Bénis êtes-vous, parce que les hommes vous outragent. »
Pendant la croisade des Albigeois, lors de la prise du château de Minerve,
les Croisés offrirent à leurs prisonniers l’alternative de la rétractation ou
du bûcher ; il ne s’en trouva pas moins de 180 pour préférer le bûcher, sur
quoi le moine, qui nous a raconté cet épisode, observe tranquillement : «
Sans doute tous ces martyrs du Diable passèrent des flammes temporelles aux
flammes éternelles. » Un inquisiteur expérimenté du xiv e siècle dit que les
Cathares, lorsqu’ils ne se convertissaient pas sincèrement aux mains du
Saint-Office, étaient toujours prêts à mourir pour leur foi, à la différence
des Vau- dois qui ne reculaient pas, pour se sauver, devant des conversions
feintes. Les écrivains orthodoxes ont grand soin de nous affirmer que le zèle
endurci de ses misérables n’avait rien de commun avec la constance des
martyrs chrétiens, mais était simplement de la dureté de cœur inspirée par
Satan ; l’empereur Frédéric II leur fait un crime de l’obstination qui
empêche les survivants d’être effrayés ou amendés par l’horreur des
châtiments infligés aux coupables[10]. Il
était assez naturel que ces Manichéens fussent accusés d’adorer le Diable. A
des hommes habitués aux pratiques courantes de l’orthodoxie, à l’achat de
tout ce qu’ils pouvaient désirer par des prières, de l’argent ou des œuvres
pies, il semblait nécessaire que les Manichéens, qui considéraient toutes 106
choses matérielles comme l'œuvre de Satan, l’invoquassent en vue d’avantages
temporels. Ainsi le cultivateur ne pouvait pas demander à Dieu une récolte
abondante, mais devait solliciter cette faveur du Diable qui, pour lui, était
le créateur du blé. H y avait, à la vérité, une secte dite des Luciférains,
qui passaient pour adorer Satan, le considérant comme le frère de Dieu,
injustement banni du ciel, et le dispensateur des biens terrestres ; mais ces
sectaires, comme nous le verrons plus loin, se rattachaient aux Frères du
Libre Esprit, qui descendaient probablement eux-mêmes des Ortlibenses,
il n’y a aucune preuve que les Cathares aient jamais hésité dans leur
confiance en Jésus-Christ, ni qu’ils aient aspiré à un autre bien qu’à la
réunion avec Dieu. Telle
était la croyance dont la diffusion rapide à travers le midi de l’Europe
remplit l’Eglise d’une terreur trop justifiée. Quelque horreur que puissent
nous inspirer les moyens employés pour la combattre, quelque pitié que nous
devions ressentir pour ceux qui moururent victimes de leurs convictions, nous
reconnaissons sans hésiter que, dans ces circonstances, la cause de
l’orthodoxie n’était autre que celle de la civilisation et du progrès. Si le
Catharisme était devenu dominant, ou même seulement l’égal du catholicisme,
il n’est pas douteux que son influence n’eût été désastreuse. L’ascétisme
dont il faisait profession en ce qui concerne les relations entre les sexes
aurait inévitablement conduit, s’il était devenu général, à l’extinction de
l'espèce ; et comme ce résultat implique une absurdité manifeste, il est
probable qu’on aurait substitué au mariage des unions libres, entraînant la
destruction de l’idée de famille, avant de se résigner à la disparition du
genre humain et au retour de toutes les âmes exilées vers leur Créateur. En
condamnant l’univers visible et la matière en général comme les œuvres de
Satan, le Catharisme faisait un péché de tout effort vers l’amélioration
matérielle de la condition des hommes. Ainsi, si cette croyance avait recruté
une majorité de fidèles, elle aurait eu pour effet de ramener l’Europe à la
sauvagerie des temps primitifs. Elle n’était pas seulement une révolte contre
l’Eglise, mais l’abdication de l’homme devant la nature. Une telle entreprise
était condamnée dès l’origine et nous avons peine à comprendre qu’elle se
soit maintenue si longtemps, si obstinément, même en face d’une Eglise qui
avait donné tant de motifs de se faire haïr et mépriser. Sans doute,
l’exaltation causée par la persécution a pu contribuer à la persistance du
Catharisme parmi les enthousiastes et les mécontents ; mais il Tant répéter
que s’il avait prévalu en conservant sa pureté primitive, il aurait sûrement
péri par le seul effet de ses erreurs fondamentales. En outre, il en serait
sorti une classe sacerdotale non moins privilégiée que le clergé catholique
et cette classe n’aurait pas tardé à ressentir les effets corrupteurs de
l’ambition humaine, source intarissable d’injustice et d’oppression. Le
terrain était probablement préparé par la survivance locale et partielle de
l’ancien Manichéisme. En 563, le Concile de Braga en Espagne se crut obligé
de lancer l’anathème sur les dogmes manichéens dans une série de dix-sept
canons. Dans la première partie du vin me siècle, lorsqu’on consacrait un
évêque dans un siège suburbicaire, on lui rappelait l’avertissement
pontifical de ne pas admettre d’Africains dans les ordres, l’expérience ayant
prouvé que beaucoup d’entre eux étaient Manichéens. Muratori a imprimé un
anathème en latin, dirigé contre les doctrines manichéennes, qui remonte aux
environs de l’an 800 et prouve qu’à cette époque elles étaient encore
persécutées en Occident. C’est vers 970, nous l'avons dit, que Jean Zimiscès
transporta les Pauliciens en Thrace, d’où ils se répandirent très rapidement
à travers la presqu'île des Balkans. Lorsque les Croisés, sous Bohémond de
Tarente, arrivèrent en Macédoine (1097), ils apprirent que la ville de Pélagonia était
entièrement habitée par des hérétiques ; ils s’arrêtèrent alors dans leur
pèlerinage vers la Terre Sainte assez longtemps pour prendre la ville, la
raser jusqu’au sol et en passer tous les habitants au fil de l’épée. En
Dalmatie, les Pauliciens fondèrent le port de Dugunthia (Trau), qui devint le siège d’un de
leurs principaux évêchés ; à l’époque d’innocent III, nous les trouvons en
grand nombre dans tous les pays slaves de la péninsule, convertissant une
foule d’habitants et causant au pape de graves soucis. Même lorsque les Cathares
devinrent très nombreux dans l’Europe occidentale, ils n’oublièrent pas que
le quartier général de leur secte était sur la rive droite de l’Adriatique.
C’est là que naquit, sous l’influence des Bogomiles, cette forme du Dualisme
connue sous le nom de Concorrézanisme ; c’est aussi aux évêques de
cette région que les Cathares soumettaient volontiers les difficultés d’ordre
théologique qui s’élevaient parmi eux. Très
peu de temps après l’établissement des Manichéens en Bulgarie, l’influence de
leurs missionnaires se fit sentir en Occident. Nous n’avons, il est vrai, sur
cette époque que des documents assez pauvres et devons-nous contenter souvent
d’une indication accidentelle. Mais quand nous voyons que Gerbert d’Aurillac,
élu archevêque de Reims en 991, fut tenu de déclarer, dans une profession de
foi, que Satan était malin de son propre gré, que l’Ancien et le Nouveau Testament
avaient une autorité égale, que le mariage et l’usage de la viande étaient
permis, nous sommes autorisés à en conclure que les doctrines pauliciennes
avaient déjà pénétré vers le Nord jusqu’en Champagne. Il semble, à la vérité,
qu’il y eut dans ce pays un centre très ancien de Catharisme, car, en l’an
1000, un paysan nommé Leutard, du village de Vertus, fut convaincu
d’enseigner des doctrines anti-sacerdotales qui étaient évidemment d’origine
manichéenne ; on ajoute qu’il se noya lui-même dans un puits après que ses
arguments eussent été réfutés par l’évêque Liburnius. Le château de
Mont-Wimer, dans les environs de Vertus, passa longtemps pour un centre
d’hérésie. Vers la même époque, nous trouvons un vague témoignage au sujet
d’un grammairien de Ravenne, nommé Vilgardus, qui, inspiré par des démons,
sous la forme de Virgile, d’Horace et de Juvénal, prétendit faire des poètes
latins des guides infaillibles et enseigna beaucoup de choses contraires à la
foi. Son hérésie était probablement manichéenne ; ce ne peut avoir été
simplement un culte aveugle des auteurs classiques, car ce siècle était trop
ignorant pour qu’un tel culte y devint populaire ; or, nous apprenons que Vilgardus
avait de nombreux disciples dans toutes les villes de l'Italie et qu’après la
condamnation de leur maître par Pierre, archevêque de Ravenne, ils furent
brûlés ou massacrés. La même hérésie s’étendit à la Sardaigne et à l'Espagne,
où elle fut supprimée avec une extrême rigueur. Peu de
temps après, les Cathares parurent en Aquitaine, où ils tirent beaucoup de
prosélytes. De là, l’hérésie se répandit secrètement à travers la France
méridionale. On la découvrit même à Orléans, en 1017, dans des circonstances
qui éveillèrent l’attention générale. La contagion y avait été apportée par
une femme venue d’Italie, qui avait converti plusieurs membres éminents du
clergé local. Dans leur zèle de néophytes, ils envoyèrent au dehors des
émissaires, et cette imprudence les lit découvrir. A la première nouvelle de
ces événements, le roi Robert le Pieux se rendit en hâte à Orléans avec la
reine Constance et convoqua un concile d’évêques pour délibérer sur les
résolutions à prendre. Les hérétiques, interrogés, confessèrent leur foi et
se déclarèrent prêts à mourir plutôt que d’y renoncer. Le sentiment populaire
était si vivement excité contre eux que Robert posta la reine à la porte de
l’église où se tenait l’assemblée afin d’empêcher que les hérétiques ne
fussent mis en pièces par la foule au moment où on les introduirait ; mais
Constance partageait la fureur de ses sujets et, au passage des accusés, elle
frappa avec une canne l’un d’eux, qui avait été son confesseur, et lui creva
un œil. On conduisit les hérétiques en dehors des murs de la ville et là, au
pied d’un bûcher allumé, on les invita à se rétracter ; ils aimèrent mieux
mourir et leur fin courageuse étonna tous les assistants. Ceux qu’ils avaient
convertis furent recherchés et brûlés sans pitié. En 1203, on découvrit un
nouveau foyer d’hérésie à Liège ; mais ces sectaires furent moins obstinés et
obtinrent leur grâce après s’être rétractés. Vers la
même époque, nous en trouvons d’autres en Lombardie, au château de Monforte,
près d’Asti, qui furent persécutés impitoyablement par les seigneurs et les
évêques du voisinage et brûlés partout où l'on réussit à les saisir. Vers
l’an 1010, Eriberto, archevêque de Milan, au cours d’une tournée dans sa
province, vint à Asti et, entendant parler de ces hérétiques, désira les
voir. Ils vinrent sans hésiter, y compris leur docteur Gherardo et la
comtesse de Monforte, qui s’était ralliée à leur secte ; tous confessèrent
hardiment leur foi et furent ramenés à Milan par Eriberto, qui espérait les
convertir. Loin de là, ils s’efforcèrent de répandre leur hérésie parmi la
foule qui venait les voir dans leur prison, tant que la populace enragée,
malgré la volonté de l’archevêque, les tira de leur cachot et leur donna le
choix entre la croix et le bûcher. Un petit nombre cédèrent, mais la plupart,
se couvrant le visage de leurs mains, s’élancèrent dans les flammes. En 1045,
nous en voyons à Ululions ; l’évêque Roger s’adressa à l’évêque de Liège,
Wazo, lui demandant ce qu’il devait faire et s’il ne fallait pas invoquer le
bras séculier pour empêcher le levain de l'hérésie de corrompre tout le
peuple ; à quoi le bon Wazo répondit qu'ils devaient être laissés à Dieu «
parce que ceux que le monde considère aujourd’hui comme de l'ivraie peuvent
être, quand viendra la moisson, grangés par Dieu avec le froment. » « Ceux
que nous regardons comme les ennemis de Dieu, ajoutait-il, peuvent être mis
par lui au-dessus de nous dans le ciel. » Wazo avait entendu dire, en effet,
que les hérétiques se révélaient d’ordinaire par leur pâleur et que,
s’imaginant que tout homme pâle devait être un hérétique, les officiers
judiciaires avaient déjà mis à mort un grand nombre de bons catholiques.
C’est cette expérience qui le rendait prudent pour l’avenir. Dès 1052,
l’hérésie avait gagné l’Allemagne, où le pieux empereur, Henri le Noir, fit
pendre nombre d’hérétiques à Goslar. Pendant le reste du siècle, nous
entendons peu parler d’eux, bien qu’il en soit question à Toulouse en 1050 et
à Béziers en 1062 ; vers 1200, on nous apprend que l’hérésie a infecté tout
le diocèse d’Agen[11]. Au XIIe
siècle, le mal alla en se développant dans le nord de la France. Le comte
Jean de Soissons passait pour un protecteur des hérétiques ; malgré cela,
l’évêque de Soissons, Lisiard, en prit plusieurs et donna le premier
l’exemple de ce qui devait devenir presque la règle, l’usage des ordalies
pour déterminer la culpabilité des hérétiques. Un des accusés, jeté dans de
l’eau qui avait été exorcisée, flotta à la surface ; l’évêque, fort
embarrassé, les garda tous en prison pendant qu’il allait lui- même au
concile de Beauvais, en 1114, pour consulter les autres évêques. Mais la
populace ne partageait pas les scrupules du prélat. Craignant de voir
échapper sa proie, elle envahit la prison et brûla tous les accusés en
l’absence de l’évêque ; manifestation de zèle pieux que le chroniqueur
rapporte avec éloges. Vers la
même époque, un nouveau foyer de Catharisme fut découvert en Flandre.
L’hérésiarque, appelé devant l’évêque de Cambrai, n’essaya pas de cacher son
crime ; on l’enferma dans une cabane où l’on mit le feu et il mourut en
priant. Dans ce cas- là, la populace doit avoir été plutôt favorable au
condamné, car elle permit à ses amis de recueillir ses restes et l’on
s'aperçut, à cette occasion, qu’il avait beaucoup de partisans, en particulier
parmi les tisserands. Quand, vers la même époque, nous voyons le pape Pascal
II avertir l’évêque de Constance que les hérétiques convertis doivent être
accueillis amicalement, nous en concluons que le Catharisme avait déjà
pénétré même en Helvétie. A
mesure qu’on avance dans ce siècle, les manifestations de l'hérésie
deviennent plus nombreuses. On en constate en 1144 à Liège, en 1153 dans
l’Artois, en 1157 à Reims, en 1163 A Vézelay, où se produisit, en même temps,
une tentative bien significative pour rejeter la juridiction temporelle de
l’abbaye de Sainte-Madeleine. Le Catharisme parait en 1170 à Besançon ; en
1180, on le trouve de nouveau à Reims. Ce dernier épisode offre des détails
pittoresques qui nous ont été conservés par un des acteurs du drame, Gervais
de Tilbury, qui était à cette époque un jeune homme et chanoine de Reims. Une
après-midi qu’il se promenait à cheval dans l’escorte de son archevêque
Guillaume, son attention fut appelée sur une jolie fille qui travaillait
seule dans une vigne. Il lui fit immédiatement des propositions, mais elle le
repoussa en disant que, si elle l’écoulait, elle serait irrévocablement
damnée. Une vertu si sévère était un indice manifeste d’hérésie ;
l’archevêque fit immédiatement conduire la fille en prison comme suspecte de
Catharisme (Philippe de Flandres venait de diriger contre les Cathares une
impitoyable persécution). L’accusée, interrogée par l’archevêque, nomma la
femme qui l’avait instruite, et celle-ci, arrêtée à son tour, fit preuve
d’une telle familiarité avec l’Écriture, d’une telle habileté dans la défense
de sa foi, qu’on ne douta point qu’elle ne fût inspirée par Satan lui-même.
Les théologiens, déconcertés, renvoyèrent la cause au lendemain ; les deux
accusées refusèrent obstinément de céder soit aux menaces, soit aux
promesses, et furent condamnées unanimement à être brûlées. Là-dessus,
l’ainée de ces femmes se mit à rire et dit : « Juges injustes et stupides,
croyez-vous donc me brûler dans vos flammes ? Je ne crains pas votre
sentence, je ne redoute pas votre bûcher. » Aussitôt elle tira de dessous ses
vêtements une balle de fil et la jeta par la fenêtre, en tenant le fil par un
bout. En même temps elle s’écria : « Prends-le ! » La balle
s’éleva dans l’air ; la vieille femme la suivit à travers la fenêtre et
disparut... La jeune fille resta et subit sans murmure le supplice du feu. Même en
Bretagne, le Catharisme fit son apparition en 1208, à Nantes et à Saint-Malo. Dans
les Flandres, l’hérésie jeta des racines profondes parmi les industrieux
ouvriers qui faisaient dès lors de leurs villes des centres d'opulence et de
progrès. En 1162, Henry, archevêque de Reims, au cours d'une visite dans la
Flandre qui formait une partie de sa province, y trouva le Manichéisme
dangereusement développé. A cette époque, les dispositions de la loi
canonique au sujet de l’hérésie étaient encore confuses et incertaines ;
l’archevêque permit donc aux hérétiques qu’il avait fait prisonniers d’en
appeler au pape Alexandre III, alors en Touraine. Le pape inclinait vers la
clémence, au grand scandale de l’archevêque et de son frère Louis VII, qui
conseillaient des mesures rigoureuses et affirmaient que les accusés avaient
offert la somme énorme de six cents marcs pour être remis en liberté. S’il en
était ainsi, c’est que l’hérésie avait déjà gagné les rangs élevés de la
société. Malgré l’humanité du pape, la persécution commença avec une telle
violence que beaucoup d’hérétiques durent quitter le pays ; nous les
retrouverons plus tard à Cologne. Vingt ans après, le mal n’avait fait que
s’aggraver et Philippe pr comte de Flandre, qui devait aller plus tard mourir
pour la foi en Palestine, persécutait avec zèle les hérétiques, île concert
avec Guillaume, archevêque de Reims. On nous dit qu’ils appartenaient à
toutes les classes de la société ; il y avait <les nobles et des paysans,
des clercs, des soldats, des ouvriers, <les jeunes filles, des femmes
mariées, des veuves ; un grand nombre furent brûlés, sans qu’on réussît à
arrêter la contagion. Les
populations germaniques étaient relativement indemnes, bien que la proximité
des pays rhénans et de la France produisît des cas isolés de contagion. Vers
1100, nous entendons parler à Trêves de quelques hérétiques qui paraissent
être restés impunis, bien que deux d’entre eux fussent des prêtres ; en 1200,
on en trouve dans la même ville huit autres, qui furent brûlés. En 1145, tout
un groupe d’hérétiques fut dénoncé à Cologne. Quelques-uns furent mis en
jugement ; mais, pendant le procès, la population s’empara des prisonniers et
les brûla sur-le-champ. Il doit y avoir eu, à cette époque, une église
cathare établie à Cologne, car l’un des martyrs était appelé l’évêque des
autres. En 1163, on découvrit à Cologne huit hommes et trois femmes qui,
chassés par la persécution qui sévissait en Flandre, avaient pris refuge dans
une grange. Comme ils n’avaient commerce avec personne et ne fréquentaient
pas les églises, leurs voisins catholiques conclurent qu’ils étaient
hérétiques, les appréhendèrent et les conduisirent devant l’évêque. Ils
confessèrent leur foi et se laissèrent joyeusement brûler. D’autres, vers la
même époque, montèrent sur le bûcher à Bonn ; mais le martyrologe de
l’hérésie dans l’Allemagne du XIIe siècle s’arrête là. A la vérité, il venait
des missionnaires de Hongrie, d’Italie et de France ; nous en rencontrons en
Suisse, en Bavière, en Souabe et jusqu’en Saxe ; mais ils n’opéraient que peu
de conversions. L’hérésie
n’était guère plus florissante en Angleterre. Peu de temps après les
persécutions en Flandre, en 1166, on y découvrit trente paysans, hommes et
femmes, probablement des Flamands qui, chassés par le zèle pieux de Henri de
Reims, avaient passé la mer et s’efforçaient de propager leurs erreurs. Ils
ne convertirent qu’une seule personne, une femme, qui se rétracta lors du
procès. Les autres restèrent inébranlables, lorsque Henri II, alors engagé
dans sa querelle avec Becket et désireux de prouver sa fidélité à l’Église,
convoqua à Oxford un concile d’évêques, dont il prit la présidence, afin de
s’éclairer sur les croyances des accusés. Ceux-ci firent des aveux complets
et furent condamnés à être fouettés, marqués au fer rouge d’une clef sur le
visage et puis expulsés du pays. L’importance qu’Henri Il attachait à cette
affaire est attestée par le fait que bientôt après, aux Assises de Clarendon,
il défendit par un article spécial de recevoir chez soi des hérétiques, sous
peine de voir sa maison détruite ; en même temps, il obligea tous les sheriffs
— officiers civils des comtés — à jurer qu'ils observeraient cette loi et
feraient prêter serment dans le même sens à tous les intendants des barons, à
tous les chevaliers et possesseurs de terres franches. Depuis la fin de
l’Empire romain, c’était la première fois qu’une loi contre l’hérésie était
insérée dans un recueil de statuts. J’ai déjà signalé à plusieurs reprises le
courage héroïque avec lequel les condamnés subissaient leurs peines. Nus
jusqu’à la ceinture, frappés à coups redoublés, marqués au fer rouge, ils
furent chassés en plein hiver dans la campagne où, comme personne ne voulait
leur donner asile, ils périrent misérablement l’un après l’autre.
L’Angleterre n’était guère hospitalière à l’hérésie et pendant longtemps nous
n’en trouvons plus de traces dans ce pays. Vers la fin du siècle, quelques
hérétiques furent dénoncés dans la province de York et, dans les premières
années du siècle suivant, on en découvrit quelques-uns à Londres. L’un de ces
derniers fut brûlé. Mais on peut dire, en dépit de ces cas isolés, que
l’orthodoxie de l'Angleterre resta intacte jusqu’à l’apparition de Wickliffe. L’Italie,
à travers laquelle l’hérésie bulgare avait gagné l’Occident, était
naturellement très affectée. Milan passait pour être le centre de l’hérésie ;
c’est de là que partaient les missionnaires, c’est là que venaient
s’instruire des pèlerins venus des royaumes occidentaux ; c’est là enfin que
prit naissance la sinistre désignation de Patarins, sous laquelle les
Cathares furent bientôt connus à tous les peuples de l’Europe[12]. Les
papes, engages clans une guerre à mort avec l’Empire et obligés souvent de
quitter l’Italie, firent peu d’attention aux hérétiques pendant la première
moitié du XIIe siècle, où nous savons cependant que leurs erreurs rallièrent
de nombreux adeptes. En 1125, à Orvieto, ils réussirent même à s’emparer
pendant quelque temps du pouvoir ; mais, à la suite d’une lutte sanglante,
ils furent dépossédés par les catholiques. En 1150, la campagne fut reprise
par Diotesalvi de Florence et Gherardo de Massano ; l’évêque ayant réussi à
les expulser, ils furent remplacés par deux femmes, Milita de Montemeano et
Giulitta de Florence, dont la piété et la charité conquirent l'estime du
clergé et la sympathie du peuple, jusqu'à ce qu’on découvrît, en 1163,
qu’elles étaient les chefs d'un groupe d'hérétiques. Nombre d’entre eux
furent pendus ou brûlés, les autres exilés. Cependant, peu de temps après,
Pierre Lombard reprit la direction du mouvement et forma une communauté
nombreuse, qui comprenait beaucoup de nobles. Vers la fin du siècle, San Pietro
di Parenzo mérita d’être canonisé en reconnaissance des sévères mesures de
répression qu’il prit contre les hérétiques et dont ils se vengèrent en
l’assassinant (1199). Ce fut
en vain que Lucius III, soutenu par Frédéric Barberousse, publia en 1184,
pendant le concile de Vérone, l’édit le plus sévère qui eût encore été
fulminé contre l’hérésie. Il raconte avec indignation comment, à Rimini, le
peuple empêcha le podestat de prêter le serment qu’on exigeait de lui : sur
quoi les Patarins, qui avaient été chassés de la ville, se hâtèrent d’y
retourner et y demeurèrent sans être molestés. Le pape menaça de jeter
l’interdit sur Rimini si son édit n’y était pas appliqué dans les trente
jours. Ces
épisodes peuvent être considérés comme des exemples de la lutte qui se
poursuivait alors dans beaucoup de cités italiennes. L’extrême division
politique de ce pays rendait presque impossibles des mesures générales de
répression. Supprimée dans une ville, l’hérésie florissait aussitôt dans une
autre, prête à fournir, une fois l’orage passé, de nouveaux missionnaires et
de nouveaux martyrs. Depuis les Alpes jusqu’au Patrimoine de saint Pierre,
toute la partie septentrionale de la Péninsule était comme semée de nids
d’hérétiques ; on en trouvait même au Sud jusqu’en Calabre. Lorsqu’Innocent
III, en 1198, monta sur le trône pontifical, il commença aussitôt une guerre
active contre l'hérésie. L’obstination des sectaires se manifesta clairement
par la lutte qui éclata alors à Viterbe, ville sujette â la juridiction
temporelle du pape comme à sa juridiction spirituelle. Au mois de mars 1199,
Innocent, effrayé des progrès de l’hérésie, écrivit aux habitants de Viterbe
pour renouveler et aggraver les peines portées contre ceux qui recevraient ou
protégeraient des hérétiques. Malgré cela, en 1205, les hérétiques
l’emportèrent aux élections municipales et mirent â la tête de la ville un
excommunié. L’indignation du pape ne connut pas de bornes. « Si, dit-il aux
habitants de Viterbe, les éléments conspiraient à vous détruire, n’épargnant
ni l’âge ni le sexe, abandonnant votre mémoire à la bonté éternelle, le
châtiment serait encore au-dessous de vos crimes. » Il ordonna que la
nouvelle municipalité lut déposée, que personne ne tint compte de ses ordres,
que l'évêque, qui avait été chassé, fût ramené, que les lois contre l'hérésie
fussent renforcées' ; au cas où, dans le délai de quinze jours, tout n’était
pas rentré dans l’ordre, les habitants des villes et des châteaux voisins
devaient prendre les armes et traiter Viterbe en ville rebelle. L’effet de
ces menaces fut de courte durée. Deux ans après, en février 1207, il y eut de
nouveaux troubles et ce fut seulement au mois de juin de la même année, quand
Innocent vint lui-même à Viterbe et que tous les Patarins s’enfuirent A son
approche, qu’il put purifier la ville en démolissant toutes les maisons des
hérétiques et en confisquant leurs biens. Au mois de septembre, il compléta
ces mesures en adressant un décret A tous les fidèles du Patrimoine de saint
Pierre, enjoignant A toutes les communes d’inscrire dans leurs lois locales
de nouvelles mesures contre les hérétiques et A tous les fonctionnaires de
prêter serment, sous les peines les plus sévères, qu’ils veilleraient à
l’exécution de ces lois. Des sévices plus ou moins cruelles exercées A Milan,
Ferrare, Vérone, Rimini, Florence, Prato, Faënza, Plaisance et Trévise
montrent combien le mal était étendu, combien il était devenu difficile de le
combattre et quel encouragement il trouvait partout dans les scandales donnés
par le clergé. Mais
c’est surtout dans le midi de la France que la lutte devait être terrible.
LA, comme nous l’avons vu, le terrain était plus favorable qu’ailleurs au
développement de l’hérésie. Dès le commencement du XIIe siècle, la résistance
s’affirme ouvertement A Albi, où l’évêque Sicard, aidé par l’abbé de Castres,
tenta de mettre en prison des hérétiques obstinés et en fut empêché par le
peuple. Amélius de Toulouse, vers la même époque, essaya d’une méthode plus
douce en appelant dans la ville le célèbre Robert d’Arbrissel, dont la
prédication, nous assure-t-on, provoqua des conversions nombreuses. En 1119, Calixte
II présida, à Toulouse, un concile qui condamna l'hérésie manichéenne, mais
dut se contenter de porter contre les hérétiques la peine de
l’excommunication. Il est singulier que lorsque Innocent Il, chassé de Rome
par l’antipape Pier-Leone, errait à travers la France et vint tenir un grand
concile à Reims en 1131, aucune mesure n’ait été prise pour la répression de
l'hérésie ; mais, une fois rétabli sur le siège de Rome, le pape comprit la
nécessité de l'action. Au second concile général de Latran, en 1139, il lança
un décret qui est intéressant poumons comme le premier en date des appels au
bras séculier. Non seulement les Cathares devaient être exclus de l’Église,
mais ordre était donné aux autorités séculières de prendre des mesures contre
eux et contre leurs protecteurs. La môme politique lut adoptée en 1118 par le
concile de Reims, qui défendit a qui que ce soit de recevoir sur ses terres
les hérétiques domiciliés en Gascogne, en Provence ou ailleurs, ni de leur
donner asile même en passant, sous peine d’excommunication et d’interdit. Quand
Alexandre III fut exilé de Rome par Frédéric Barberousse et l’antipape
Victor, il vint en France et convoqua, en 1163, un grand concile à Tours. Ce
fut une assemblée imposante, comprenant dix-sept cardinaux, cent vingt-quatre
évêques — entre autre Thomas Becket —, et des centaines d’abbés, sans compter
une foule d’autres ecclésiastiques et de laïques. Le concile, après avoir
dûment anathématisé le pape rival, exprima son horreur de l’hérésie qui, née
dans le Toulousain, s’était répandue comme un cancer à travers la Gascogne,
infectant partout les troupeaux des fidèles. On prescrivit aux évêques de ces
pays de lancer l’anathème contre tous ceux qui permettraient à des hérétiques
de demeurer sur leurs terres ou qui entretiendraient avec eux quelque
commerce d’achat ou de vente ; ainsi bannis de toute société humaine, ils
seraient obligés d’abandonner leurs erreurs. Tous les princes avaient ordre
de jeter les hérétiques en prison et de confisquer leurs biens. Deux ans
après, le colloque de Lombers (près d’Albi) montra combien le Pape se
faisait illusion en croyant qu’on pouvait mettre les hérétiques en
quarantaine. Il y eut là une discussion publique entre les représentants de
l’orthodoxie et les Bonshommes, en présence de Pons, archevêque de Narbonne,
de plusieurs évêques et des plus puissants seigneurs du pays, entr’autres
Constance, sœur du roi Louis VII et femme de Raymond de Toulouse, Trencavel
de Béziers, Sicard de Lautrec, etc. Presque toute la population de Lombers.et
d’Albi avait répondu à l’appel et le colloque était certainement considéré
comme une grande affaire d’intérêt public. Les arbitres avaient été agréés
par les deux parties. Nous connaissons, par plusieurs sources orthodoxes, la
marche dos débats ; mais le seul intérêt que présente cet incident est de
montrer que l'hérésie n’était déjà plus sous la coupe des églises locales,
que la raison avait la parole après la violence, que les hérétiques
n’éprouvaient aucun scrupule à se déclarer tels et que les théologiens
catholiques étaient obligés d’accepter les conditions de leurs adversaires en
s’engageant à ne citer, comme autorités, que des textes du Nouveau-Testament.
L’impuissance de l’Église se manifestait encore par ce fait que la réunion,
après la défaite des docteurs hérétiques, dut se contenter d’ordonner aux
nobles de Lombers de refuser leur protection aux Cathares. L’année suivante,
dans un concile tenu à Cabestaing, Pons de Narbonne se donna la satisfaction
stérile de confirmer les conclusions du colloque de Lombers. La démoralisation
était devenue telle que lorsque quelques moines cisterciens abandonnèrent
leur monastère de Villemagne, près d’Agde, et prirent publiquement des
femmes, Pons fut impuissant à les punir et dut invoquer, probablement sans
résultat, l’intervention d’Alexandre III. L’Eglise
était évidemment impuissante. Condamner les doctrines des hérétiques sans
pouvoir loucher à leurs personnes, c’était avouer qu’elle ne possédait aucune
organisation capable de lutter contre une opposition aussi formidable. Les
nobles comme le peuple n’étaient pas disposés à se faire ses instruments, et,
sans leur concours, les anathèmes qu’elle lançait devaient rester
naturellement inefficaces. Les Cathares s’en aperçurent et, deux ans après le
colloque de Lombers, en 1107, ils osèrent tenir un concile à
Saint-Félix-de-Caraman, près de Toulouse. Leur plus haut dignitaire, l’évêque
Nicolas, vint de Constantinople pour le présider ; il arriva aussi des
délégués de Lombardie. Dans cette réunion, l’Église cathare de France fut
fortifiée contre le dualisme modifié des Concorrézans ; des évêques furent
élus aux sièges vacants de Toulouse, du Val-d’Aran, de Carcassonne, d’Albi et
de la France au nord de la Loire. Ce dernier était Robert de Sperone, plus
tard réfugié en Lombardie, où il donna son nom à la secte des Speronistes.
Des commissaires furent nommés pour aplanir une question de limites entre les
diocèses de Toulouse et de Carcassonne. En un mot, les 120 affaires furent
traitées comme s’il s’était agi d’une Église établie et indépendante, qui se
considérait comme destinée à remplacer celle de Rome. Fondée, comme elle
l’était, sur l’affection et le respect du peuple, que Rome avait perdus,
l’Église cathare était en droit d’aspirer alors à la suprématie. Les
progrès qu’elle accomplit pendant les dix années qui suivirent étaient de
nature à justifier les plus hautes espérances. Raymond de Toulouse, dont le
pouvoir était virtuellement celui d'un prince indépendant, s’allia à Frédéric
Barberousse, reconnut l’antipape Victor et ses successeurs et ne tint aucun
compte d’Alexandre III, qui était reçu, à celte époque, comme le pape
légitime dans le reste de la France. L’Église, affaiblie par le schisme, ne
pouvait offrir que de faibles obstacles au développement de l’hérésie. Mais,
en 1177, Alexandre III l’emporta et reçut la soumission de Frédéric. Raymond
suivit nécessairement son suzerain (une grande partie de ses domaines
dépendait de l’Empire) et s’aperçut alors, tout à coup, qu’il devait arrêter
les progrès de l’hérésie. Malgré sa puissance, il sentit que la tâche était
au-dessus de ses moyens. Les bourgeois de ses villes, indépendantes et
indisciplinées, étaient en majorité des Cathares. Nombre de ses chevaliers et
de ses seigneurs étaient, secrètement ou ouvertement, des protecteurs de
l’hérésie ; le bas peuple méprisait le clergé et honorait les hérétiques.
Quand un hérétique prêchait, on se pressait en foule pour l’applaudir ; quand
c’était un catholique, chose d’ailleurs plus rare, on lui demandait, avec
force railleries, de quel droit il enseignait la parole de Dieu. Raymond, qui
guerroyait continuellement contre de puissants vassaux et des voisins plus
puissants encore, comme les rois d'Aragon et d’Angleterre, ne pouvait
évidemment pas entreprendre d’exterminer plus de la moitié de ses sujets. On
peut douter qu’il fut sincère dans le désir qu’il professait de supprimer
l’hérésie ; mais, quoi qu’il en soit, la situation où il se trouvait est
intéressante, parce qu’elle est l’image anticipée des difficultés terribles
qui allaient peser sur son fils et son petit-fils et conduire la maison de
Toulouse à sa ruine. Décidé
à sauver du moins les apparences, Raymond sollicita l’aide du roi Louis VII
et, se souvenant des exploits de saint Bernard, qui, au cours de la
génération précédente, avait puissamment contribué à la suppression des Henriciens,
il s’adressa au successeur de Bernard, Henri de Clairvaux, supérieur de l’ordre
cistercien. Dans son appel, il décrit sous les plus sombres couleurs la
condition de l'orthodoxie sur ses domaines. Le clergé s’était laissé séduire
; les églises étaient abandonnées et tombaient en ruines ; les sacrements
étaient méprisés ; le Dualisme l’emportait sur le Trinitarianisme. Malgré son
impatience de devenir le ministre de la vengeance divine, il se sentait
impuissant, parce que les principaux de ses sujets avaient embrassé l’hérésie
et que la meilleure partie de son peuple avait fait de mémo. Les peines
spirituelles n’inspiraient plus aucune crainte et l’on ne pouvait rien
obtenir que par la force. Si le roi voulait bien venir, Raymond promettait de
le conduire en personne à travers le pays et de lui désigner lui-même les
hérétiques qui devaient être châtiés. Henri
II, roi d’Angleterre, qui, en sa qualité de duc d’Aquitaine, était très
intéressé dans cette affaire, venait de conclure la paix avec le roi de
France. Les deux monarques négocièrent dans l’intention de réunir leurs
forces et de marcher ensemble au secours de Raymond. L’abbé de Clairvaux, de
son côté, écrivit à Alexandre III, l’excitant à faire son devoir et à dompter
l’hérésie, comme il avait supprimé le schisme. Le moins que le pape put
faire, disait-il, c’était d’ordonner à son légat, le cardinal Pierre de Saint
Chrysogone, de rester en France et d’attaquer les hérétiques bientôt,
cependant, le zèle des deux rois se refroidit et, au lieu d’entrer en
campagne avec leurs armées, ils se contentèrent d’envoyer une mission
composée du cardinal- légat, des archevêques de Narbonne et de Bourges, de
Henri de Clairvaux et d’autres prélats, enjoignant en même temps au comte de
Toulouse, au vicomte de Turenne et à d’autres nobles de seconder la tâche des
missionnaires. Si
Raymond était sincère, ce n’était pas là le concours qu’il lui fallait. Les
rois avaient résolu de laisser agir le glaive spirituel et Raymond était trop
habile pour épuiser ses forces dans une lutte contre ses sujets, d’autant
plus qu’une ligue menaçante se formait alors contre lui, à l’instigation
d’Alphonse Il d’Aragon, entre les nobles de Narbonne, de Nîmes, de
Montpellier et de Carcassonne. Tout en accordant sa protection aux
prélats-missionnaires, il ne songea pas à tirer l’épée pour faciliter leur œuvre.
Quand ils entrèrent à Toulouse, les hérétiques s’assemblèrent en foule autour
d’eux, les huèrent, les traitèrent d’hypocrites et d’apostats. Henry de Clairvaux
se console de celte pénible réception en observant que si ses compagnons et
lui étaient arrivés trois ans plus tard à Toulouse, ils n’y auraient môme
plus trouvé un seul catholique pour les recevoir. D’interminables
listes d’hérétiques furent dressées et remises aux missionnaires ; en tête
figurait Pierre Mauran, vieillard très riche et très influent, si
universellement respecté de ses coreligionnaires que le peuple l’appelait
Jean l’Évangéliste. On le choisit pour faire un exemple. Après une longue
procédure, il fut convaincu d’hérésie ; mais alors, pour sauver ses biens
menacés de confiscation, il consentit à se rétracter et à subir la pénitence
qu’on lui imposerait. Dénudé jusqu’à la ceinture, frappé des deux côtés, à
grands coups de discipline, par l’évêque de Toulouse et l’abbé de Saint
Sernin, il fut conduit à travers une foule immense jusqu’à l’autel de la
cathédrale de Saint-Étienne : là, il reçut l’ordre d’entreprendre un
pèlerinage de trois ans en Terre Sainte, de se laisser fouetter tous les
jours dans les rues de Toulouse jusqu’à son départ, île restituer à l’Église
toutes les terres ecclésiastiques qu’il occupait et tout l’argent qu’il avait
acquis par l’usure, enfin de payer au Comte cinq cents livres d’argent pour
racheter les biens qu’on lui laissait. Ces
mesures énergiques produisirent l'effet désiré. Des multitudes de Cathares
s’empressèrent de faire leur paix avec l'Eglise ; mais la preuve du peu de
sincérité de ces conversions, c’est que Mauran, revenu de Palestine, fut
trois fois élu Capitoul par ses concitoyens et que sa famille resta
résolument hostile au Catholicisme. En 1231, un vieillard nommé Mauran lui
condamné comme Parfait, et, en 1235, un autre Mauran, qui était Capitoul, fut
excommunié pour s’être opposé à l’introduction des inquisiteurs. L’énorme
amende qui avait été extorquée au premier Mauran pour être payée au comte de
Toulouse était bien ce qu’il fallait pour exciter le zèle religieux du prince
; mais ce stimulant même ne suffisait pas à lui faire tenter l’impossible.
Quand le légat désira confondre deux hérésiarques, Raymond de Baimiac et
Bernard Raymond, évêques cathares du Val-d’Aran et de Toulouse, il fut obligé
de leur donner un sauf-conduit pour qu'ils consentissent à se présenter
devant lui et dut se contenter ensuite de les excommunier. Un peu plus tard,
lors d’une enquête contre le puissant Roger Trencavel, vicomte de Béziers,
coupable d’avoir mis en prison l’évêque d’Albi, le légat ne put obtenir
satisfaction complète : il excommunia Roger, mais on ne nous dit point que le
prélat captif ait été remis en liberté. La mission si pompeusement annoncée
retourna en France et nous sommes tout disposés à croire les chroniqueurs de
l’époque, quand ils nous disent qu’elle n’avait presque rien obtenu. Il est
vrai qu’elle avait persuadé à Raymond de Toulouse et à ses nobles de lancer
un édit de bannissement contre tous les hérétiques ; mais cet édit resta
lettre morte[13]. Au mois
de septembre de la même année 1178, Alexandre III convoqua le troisième
concile de Latran. La lettre de convocation renferme une allusion sinistre à
l’ivraie qui étouffe le grain et qui doit être arrachée par la racine. Quand
le concile se réunit, en 1179, il déplora la perversité des Patarins, qui séduisaient
publiquement les fidèles à travers la Gascogne, l’Albigeois et le Toulousain
; il recommanda au pouvoir séculier d’user •le la force pour contraindre ces
hommes à faire leur salut ; il lança, comme d’ordinaire, l’anathème sur les
hérétiques, sur ceux qui leur donnaient asile et protection, et il comprit
parmi les hérétiques les Cotereaux, les Brabançons, les Aragonais, les
Navarrais, les Basques et les Triaverdins, dont il sera question plus bas.
Puis il se décida à une mesure beaucoup plus grave en proclamant une croisade
contre tous les ennemis de l’Église -—- premier exemple de l’emploi de celte
arme redoutable contre des Chrétiens et point de départ d’une pratique qui
mit au service de l’Église et de ses querelles privées une milice guerrière
toujours mobilisable. Une indulgence de deux ans fut promise A. tous ceux qui
prendraient les armes pour la sainte cause ; l’Église leur accordait sa
protection et elle promettait le salut éternel à ceux qui mourraient pour
elle. Parmi les guerriers de ce temps-là, turbulents et chargés de tous les
crimes, il n’était pas difficile, au prix de pareilles promesses, de lever
une armée sans lui assurer de solde. Aussitôt
après son retour du concile, Pons, archevêque de Narbonne, se hâta de publier
ce décret, avec tous ses anathèmes et ses interdits, qu’il étendit à ceux qui
extorquaient aux voyageurs de nouveaux péages — abus familier aux seigneurs
féodaux et que nous verrons sans cesse reparaître dans les querelles
albigeoises. Henry de Clairvaux avait refusé le siège difficile de Toulouse,
qui était devenu vacant peu de temps après sa visite à cette ville en 1178 ;
mais il avait accepté le litre de cardinal d’Albano et fut aussitôt délégué
comme légat du pape pour prêcher et pour conduire la croisade. Son éloquence
lui permit de lever des forces considérables, à la tête desquelles, en 1181,
il se jeta sur les domaines du vicomte de Béziers et mit le siège devant la
forteresse de Laveur, où la vicomtesse Adélaïde, fille de Raymond île
Toulouse, s’était réfugiée avec les principaux des Patarins. On nous dit que
Lavaur fut prise par miracle et que, dans différentes parties de la France,
des hosties saignantes annoncèrent la victoire des armes chrétiennes. Roger
de Béziers se hâta de faire sa soumission et de jurer qu’il ne protégerait
plus l’hérésie. Raymond de Baimiac et Bernard Raymond, les évêques cathares
qui avaient été faits prisonniers, renoncèrent à l’hérésie et en furent
récompensés par des prébendes dans deux églises de Toulouse. Beaucoup
d’autres hérétiques se soumirent, mais revinrent à leurs erreurs aussitôt que
le danger fut passé. Les Croisés, qui ne s’étaient engagés à servir que pour
un temps assez court, se débandèrent et l’année suivante le cardinal-légat
retourna a Rome, n’ayant accompli, en réalité, que peu de chose, sinon
d’accroître l’exaspération du pays hérétique par les dévastations que ses
troupes y avaient commises. Raymond de Toulouse, alors engagé dans une lutte
désespérée contre le roi d’Aragon, parait être resté tout et fait
indifférent, ne servant ni dans un camp ni dans l’autre. Les
Cotereaux et les Brabançons, que le concile de Latran avait dénoncés avec les
Patarins, méritent de nous arrêter quelques instants. Nous les trouverons
sans cesse sur notre chemin et leur maintien constitua un crime qui valut à
Raymond VI de Toulouse presque autant d’hostilité de la part de l’Église que
la protection des hérétiques dont on l’accusait. C'étaient des flibustiers,
les prédécesseurs de ces redoutables compagnies franches qui, en particulier
pendant le XIVe siècle, furent la terreur de tous les habitants pacifiques et
causèrent à la civilisation des maux incalculables. La variété des noms sous
lesquels ils étaient connus, Brabançons, Hainautiers, Catalans, Aragonais,
Navarrais, Basques, etc., montre combien le mal était répandu et comment
chaque province mettait sur le compte de sa voisine la formation de ces
bandes exécrées. Les désignations plus familières de Brigandi, Pilardi,
Ruptarii, Mainatæ (Mesnie) etc., disent assez quelles étaient leurs,
occupations ; et quant aux autres noms de Cotarelli, Palearii, Triaverdins,
Asperes, Vales, ils ont ouvert un champ illimité à la fantaisie
des étymologistes. Ces bandes se recrutaient parmi les paresseux, les
débauchés, les paysans qui avaient été ruinés par les guerres, les serfs
fugitifs, les proscrits, les criminels échappés des geôles, les prêtres et
les moines indignes et, en général, parmi l’écume de la société que les
agitations continuelles de l’époque faisaient remonter à la surface.
Constitués en troupes plus ou moins nombreuses, ils vivaient sur le pays et
se mettaient au service des seigneurs qui leur promettaient une solde ou du
pillage, chaque fois que ceux-ci avaient besoin d'une force militaire pour un
terme plus long que celui dont la loi faisait une obligation au vassal. Les
chroniques de ce temps sont pleines de lamentations sur leurs dévastations
incessantes ; les annalistes ecclésiastiques insistent sur ce fait que leurs
méfaits pesaient plus lourdement encore sur les églises et sur les monastères
que sur les châteaux des seigneurs et les chaumières des paysans. Ils se
moquaient des prêtres, qu’ils qualifiaient de chanteurs, et l’un de
leurs plaisirs sauvages consistait à les battre jusqu’à la mort, tout en
sollicitant, par raillerie, leur intercession : « Chante pour nous, chanteur,
chante pour nous ! » Pour comble de sacrilège, on les vit répandre sur le sol
des hosties consacrées, après avoir volé les ciboires, et les 126 piétiner
avec furie. Le peuple les considérait non seulement comme des hérétiques,
mais comme des athées. En 1181, l'évêque Étienne de Tournai décrit en termes
saisissants la terreur qu’il éprouva lorsque, chargé d'une mission par le
roi, il traversa le Toulousain, tout récemment ravagé par la guerre entre le
comte de Toulouse et le roi d’Aragon. Au milieu de vastes solitudes, il ne
vit que des églises ruinées, des villages abandonnés, où il craignait sans
cesse d'être attaqué par des brigands et, pis encore, par les bandes
redoutées des Côtereaux. C’est probablement en conséquence de la
croisade décrétée contre eux, en même temps (pic contre les Patarins, qu’une
campagne d’ensemble fut entreprise peu de temps après contre les bandits de
la France centrale. On les refoula du côté de Châteaudun et là, au mois de
juillet 1183, ils éprouvèrent une défaite sanglante, où ils perdirent six
mille hommes suivant les uns, dix mille cinq cents suivant d’autres. Les
vainqueurs eurent à se partager, outre un énorme butin, cinq cents filles
publiques qui accompagnaient les brigands. Bien qu'ils eussent pris le nom de
Paciferi, les défenseurs de Tordre ne se montrèrent pas pitoyables.
Quinze jours après la bataille, un des capitaines de routiers fut pris avec 1.500
hommes, qui furent tous immédiatement pendus ; vers la même époque, on lit
encore 80 prisonniers, auxquels on creva les yeux. En
dépit de cette répression sévère, le mal continua à sévir. Les causes
auxquelles il était dû ne restèrent pas moins actives et les services de ces
mercenaires sans scrupule ni religion continuèrent à être indispensables aux
grands seigneurs féodaux, engagés dans des guerres sans fin avec leurs
voisins. L’échec
de la croisade de 1181 paraît avoir découragé pour un temps l’Église. Pendant
un quart de siècle, l’hérésie put se développer avec une liberté relative en
Gascogne, en Languedoc et en Provence. A la vérité, un décret du Pape Lucius
III, rendu à Vérone en 1184, est la première tentative pour organiser une
Inquisition ; mais il n’eut pas d’effet immédiat. Il est vrai encore qu’en
1193 un autre légat du pape, Michel, tint un concile provincial à
Montpellier, où il ordonna l’exécution des canons de Latran à l’égard des
hérétiques et des brigands, dont les biens devaient être confisqués et qui
devaient être réduits en esclavage ; mais toutes ses instances ne purent
avoir raison de l’indifférence des nobles, qui ne se souciaient pas
d’exterminer une partie de leurs sujets pour complaire à une hiérarchie dont
les ordres ne leur inspiraient plus de respect. Peut-être aussi la prise de
Jérusalem par les Infidèles, en 1186, dirigea-t-elle vers la Palestine toute
la ferveur religieuse alors disponible, ne laissant rien pour le service de
la foi en Europe même. Quoi qu’il en soit, aucune persécution efficace ne fut
entreprise jusqu’à ce que la vigoureuse diplomatie d'innocent III, après
avoir vainement tenté des remèdes moins sévères, organisât une guerre à mort
contre l’hérésie. Pendant
la trêve, les Pauvres ile Lyon avaient été obligés de faire cause
commune avec les Cathares ; le zèle du prosélytisme, autrefois si efficace en
dépit de la persécution, avait profité de la suppression des mesures
répressives pour s’exercer avec plus d’intensité encore, sans avoir rien à
craindre d’un clergé à la fois découragé et négligent de ses devoirs. Les
hérétiques prêchaient et convertissaient, tandis que les prêtres s’estimaient
heureux s’ils pouvaient arracher une partie de leurs dîmes et de leurs
revenus à la rapacité des nobles et à l’indifférence hostile de leurs
paroissiens. Innocent III admit comme un fait celle vérité humiliante que les
hérétiques prêchaient et enseignaient publiquement sans qu'aucune mesure fût
prise pour les arrêter. Guillaume de Tudèle dit que les hérétiques
possédaient l’Albigeois, le Garnissais et le Lauraguais, que toute la région
entre Béziers et Bordeaux en était infectée. Gautier Mapes nous apprend qu'il
n’y en avait point en Bretagne, mais qu’ils abondaient en Anjou et qu’en
Aquitaine et en Bourgogne leur nombre était muni. Suivant Guillaume de Puy-Laurens,
Satan régnait en paix sur la plus grande partie de la France méridionale ; le
clergé était si méprisé que les prêtres cachaient leur tonsure, que les
évêques étaient obligés d’admettre dans les ordres quiconque se présentait à
l’ordination ; le pays tout entier, comme frappé de malédiction, ne
produisait que des épines, des chardons, des ravisseurs, des bandits, des
voleurs, des assassins, des adultères et des usuriers. Césaire de Heisterbach
déclare que les erreurs albigeoises se répandirent si rapidement qu’elles
eurent bientôt gagné un millier de villes et il croit que si elles n’avaient
pas été combattues par l’épée des fidèles, toute l’Europe eu aurait été
infectée. Un inquisiteur allemand prétend qu'en Lombardie, en Provence et
dans d’autres régions il y avait plus d’écoles d’hérésie que de théologie
orthodoxe ; que les hérétiques disputaient publiquement et convoquaient le
peuple il leurs débats ; qu’ils prêchaient sur les places de marché, dans les
champs, dans les maisons, et que personne n’osait s’y opposer, à cause du
nombre et de la puissance de leurs protecteurs. Comme nous l’avons déjà vu,
ils étaient régulièrement organisés en diocèses ; ils avaient leurs
établissements d’éducation pour les femmes comme pour les hommes, et l’on vit
une fois toutes les nonnes d'un couvent embrasser le Catharisme, sans quitter
ni la maison ni le costume de leur Ordre. Telle était la situation où la corruption avait réduit l’Eglise. Préoccupée d’accroitre son pouvoir temporel, elle avait presque abandonné ses fonctions spirituelles, et son empire, construit sur des fondations spirituelles, s’écroulait avec elles. Peu de crises dans l’histoire de l’Eglise ont été plus dangereuses que celle qu'allait affronter Lothario Conti, lorsqu’il prit la pourpre à l’âge de 38 ans. Dans son sermon de consécration, il annonça qu’un de ses principaux devoirs serait la destruction de l’hérésie ; jusqu’à la (in, au milieu de conflits interminables avec empereurs et rois, il resta fidèle à cet engagement. Par bonheur, il possédait les qualités nécessaires pour guider la barque avariée de Saint-Pierre à travers les tempêtes et les écueils ; il la conduisit, sinon toujours avec sagesse, du moins avec un courage persévérant et une confiance inébranlable qui lui permirent d’accomplir jusqu’au bout sa haute mission. |
[1]
Les Bogomiles (amis de Dieu), autre secte manichéenne, dont le nom
trahit l'origine slave ou bulgare, ont été considérés comme formant le lien
entre les Pauliciens et les Cathares. C'est une erreur, bien qu'ils aient pu
avoir quelque influence sur le dualisme mitigé d’une partie de ces derniers
hérétiques. Leur chef, Demetrius, fut brûlé vif par Alexis Comnène en 1118,
après une série d'enquêtes qui font plus d’honneur au zèle de ce prince qu'à sa
bonne foi. Ils continuèrent à jouir d'une tolérance relative jusqu'au XIIIe
siècle, époque où ils disparurent. Voir Anne Comnène, liv. XV. — Georg. Cedren.
sub ann. 20 Constant. — Zonaras, t. III, p. 238. — Balsamon, Schol.
in Nomocan., tit. X, cap. 8. — Schmidt, Hist. des Cathares, I, 13-15
; II, 265. — Vers le milieu du XIe siècle, Psellus décrit une autre sorte de
Manichéens, dite des Euchites, qui croyaient en un père gouvernant les régions
supra-mondaines, ayant confié les cieux au plus jeune de ses deux fils et la
terre à l'aîné. Ce dernier était adoré sous le nom de Satanaki (Pselli de
oper. Dæmon, dial).
[2]
« Le Kôsti est une ceinture creuse et cylindrique faite de 72 fils de
laine blanche tressés et fait trois fois le tour de lu taille... Le Sadéré
est une chemise à manches avec une petite poche au-devant du collet. » (J.
Darmesteter, Zend-Avesta, t. II, p. 213.)
[3]
L’auteur d’un traité manuscrit contre les Cathares, datant de la fin du XIIIe
siècle, déclare, d’après Moneta, que les objections des Cathares à l’autorité
de l’Ancien Testament sont fondées sur quatre ordres d’arguments : 1° la
contradiction apparente entre l’Ancien et le Nouveau Testament ; 2° les
variations de Dieu lui-même dans l’Ecriture ; 3° la cruauté du Dieu de
l’Ecriture ; 4° les faussetés attribuées à Dieu. Un seul exemple suffira à
donner une idée des raisons que les hérétiques faisaient valoir à l’appui de
leur sentiment. Ils citaient le chap. III, 21 de la Genèse : « Vois,
Adam est devenu comme l’un de nous ». Or, Dieu dit cela d’Adam après qu’il a
péché, et il doit avoir dit vrai ou non. S’il a dit vrai, alors Adam était
devenu pareil à Dieu ; mais Adam, après sa chute, était devenu un pécheur,
c’est-à-dire le mal. S’il n’a pas dit vrai, il a menti ; il a péché en mentant
; il est donc le mal. — A cette logique le polémiste orthodoxe se contente de
répondre que Dieu a parlé ironiquement. Les raisonnements attribués aux
Cathares dans tout le traité dont nous parlons prouvent qu’ils connaissaient
parfaitement l’Ecriture et l’usage qu’ils en faisaient explique que l’Eglise
ait défendu la lecture de la Bible aux laïques. — Archives de l’Inq. de Carcassonne,
Coll. Doat, XXXVI, 91. — Le rituel cathare publié par Cunitz, où sont cités
Isaïe et Salomon (Reitræge zu den theolog. Wissenschaften, B. IV, 1852, p. 16, 26),
atteste que l’exclusion de l’Ancien Testament par les Cathares n’était pas
absolue.
[4]
La description de l’hérétication par Rainerio Saccone, telle que nous la
reproduisons dans le texte, est confirmée dans ses détails par les dépositions
de témoins devant l'Inquisition de Toulouse ; il appert ainsi qu’elle était
identique dans toutes les églises. — Doat, XXII, 221, 237 sq. ; XXIII, 272, 344
; XXIV, 71. Voir aussi Vaissette, III, Preuves, 380, et Cunitz, Beitræge,
1852, B. iv, p. 12-14, 21-28, 33, 60.
La pratique de l’Endura parmi les Cathares du Languedoc
a été étudiée par M. Charles Mobilier avec son érudition ordinaire (Annales de la Fac. des Lettres de Bordeaux, 1881,
n° 3). Elle n’était pas toujours limitée à trois jours. Un seul exemple peut en
faire concevoir la rigueur. Blanche, la mère de Vital Gilbert, voulut que son
petit-fils malade fût consolé et empêcha sa mère, Guillelma, de lui donner du
lait, ce qui causa la mort de l’enfant (Lib. Sentent. Inq. Telos., p.
104). La théorie de Molinier, suivant lequel cette pratique était de date
relativement récente, est confirmée par l’absence de toute allusion à ce sujet
dans le rituel cathare publié par Cunitz ; d’autre part, l'Anonyme de Passau et
les témoignages recueillis au cours des procès piémontais de 1388 (Arch.
Stor. loc. laud.), prouvent que celte coutume existait ailleurs encore
qu’en Languedoc.
Les sentences de Pierre Colla (Doat, xxi, 295)
mentionnent un cas ou le consolamentum fut administré à un patient sans
connaissance, qui revint ensuite la santé. Il y est question aussi de jeunes
tilles qui furent perfectées de très bonne heure et portèrent les
vêtements consacrés pendant des périodes limitées de deux ou de trois ans (ibid.
241, 244.)
Quand, en 1239, Robert le Bougre brûla 183 Cathares à
Mont-Wimer, leur chef, connu sous le nom d'archevêque de Moranis, leur
administra le consolamentum en montant sur le bûcher, avec ces mots : «
Vous, ainsi absous par moi, serez tous sauvés. Moi, je suis seul damné, parce
que je n’ai pas de supérieur pour m’absoudre. » (Alb. Trium Font. ann. 1239),
[5]
Sans doute parce que les poissons se reproduisent sine coitu.
[6]
Dans les premiers temps de l'Inquisition, un certain Jean Teisseire, appelé
devant le tribunal de Toulouse, se défendit en disant : « Je ne suis pas un
hérétique, car j’ai une femme, je couche avec elle, j’ai des enfants, je mange
de la chair, et je mens, et je jure, et je suis un fidèle chrétien. » (Guill.
Pelisso, Chron. éd. Molinier, 1880, p. 17). Voir aussi les Sentences
de Pierre Colla, coll. Doat, XXI, 223.
[7]
Parmi les premiers chrétiens, il y avait une forte tendance à adopter la
doctrine de la transmigration, considérée comme expliquant l’injustice
apparente des jugements de Dieu. Voir Hieron. Epist. CXXX ad Demetriadem,
10.
[8]
Jundt, Les amis de Dieu, Paris, 1879, p. 77, 229. — Cf. Renan, Souvenirs
d'enfance et de jeunesse, p. 206.
[9]
Les Cathares ont probablement possédé dès 1178 des traductions romanes du
Nouveau Testament ; nous voyons alors le cardinal-légat disputer à Toulouse
avec deux évêques cathares dont l’ignorance du latin était tournée en ridicule,
alors qu’ils paraissent avoir été, d’autre part, familiers avec l’Ecriture. —
Roger, Hoveden. Annal, ann. 1178. Voir aussi Molinier, Ann. de la
Fac. des lettres de Bordeaux, 1883, n° 3.
L’abbé Joachim prêta témoignage des vertus extérieures
des Cathares de la Calabre et du crédit que valait à leur cause le spectacle de
la corruption du cierge. Voir Tocco, L’Eresia nel medio ævo, p. 403.
L’histoire des hosties fabriquées avec des cadavres
d’enfants nés de la débauche était très répandue et attribuée à diverses
sectes. Au XIe siècle, Psellus (de oper. Dæm.) rapporta la même chose
des Euchites ; on la trouve plus tard parmi les griefs populaires allégués
contre les Templiers et les Fraticelli.
[10]
L’histoire de la jeune fille de Cologne revêt une forme quelque peu mythique
sous la plume de Moneta, qui en place la scène en Lombardie (Cantu, Eret.
d'Italia, I, 88) ; mais cela ne fait que confirmer l’universalité de
l'hommage rendu à la constance des hérétiques.
[11]
La pâleur considérée comme un indice d’hérésie n’était pas une nouveauté du
temps de Wazo. Au IVe siècle, on croyait qu’elle révélait avec certitude
l’ascétisme gnostique et manichéen des Priscillianistes (Sulpic. Severi, Dial,
III, cap. XII)
et Saint Jérôme nous dit que les orthodoxes pâlis par les jeûnes et les
macérations étaient stigmatisés comme Manichéens (Hieron. Epist. ad Eustoch.
c. 5). Jusqu'à la fin du XIIe siècle, la pâleur continua à passer pour un
symptôme de catharisme (P. Cantor. Verb. abbrev. c. 78).
[12]
Les hérétiques s’appelaient eux-mêmes Cathari, c’est-à-dire « Purs ». Le
nom de Patarins semble avoir pris naissance à Milan vers le milieu du XIe
siècle, pendant les guerres civiles nées des efforts des papes pour imposer le
célibat au clergé marié de Milan. Dans les dialectes romans, pates
signifie « vieux linge » ; les chiffonniers étaient appelés Patari en
Lombardie, et le quartier habité par eux à Milan était encore appelé, au XVIIe
siècle, Pattaria ou Contrada de Pattari. Même aujourd’hui il y a
dans les villes italiennes des quartiers et des rues qui portent ce nom
(Schmidt, II, 279). Pendant les querelles du XIe siècle, les papistes tenaient
des réunions secrètes dans la Pattaria, et étaient dédaigneusement
qualifiés de Patarins par leurs adversaires — nom qu’ils finirent par accepter
eux-mêmes (Arnulf. Mediolanens. lib. III, cap. II ; lib IV, c. 6, 11. —
Landulf. Jun. c. 1. — Willelmi Clusiens. Vita Benedicti abbat. Clusiens.
c. 33. — Bonzon. Comm. de reb. Henrici IV, lib. VII, c. 2). Comme la
condamnation du mariage des clercs par la papauté était qualifiée de
manichéenne, et comme les papistes étaient soutenus par les hérétiques cachés,
disciples de Gherardo di Monforte, ce nom lut assez naturellement transféré aux
Cathares de Lombardie, d’où il se répandit à travers l’Europe. En Italie, le
nom des Cathari, corrompu en Gazzari, fut aussi employé et finit
par désigner les hérétiques ; les fonctionnaires de l’Inquisition étaient
appelés Cazzagazzari (chasseurs de Cathares) et acceptaient eux-mêmes ce
sobriquet (Muratori, Antiq., Diss. IX, t. XII, p. 510, 616). Le nom des Cathari
a survécu dans l’allemand Ketzer, qui signifie « hérétique ». On les
appelait aussi, à cause de leur origine bulgare, Bulgari, Dugari,
Dulgri, Bugres (Matt. Paris, ann. 1238) — mot qui a gardé une
signification infâme en Angleterre, en France et en Italie. Nous avons vu qu’en
France ils portaient aussi le nom de Texerant ou Textores, à
cause du grand nombre de tisserands qui s’étaient ralliés à l’hérésie (cf.
Doat, XXIII, 209-210). Le terme de Speronistæ, qui les désignait aussi,
dérivait du nom de Robert de Sperone, évêque des Cathares français en Italie
(Schmidt, II, 282). Les Croisés, qui rencontrèrent les Pauliciens en Orient,
rapportèrent ce nom sous la forme corrompue de Publicani ou Popelicans.
D’autres désignations locales étaient celles de Piphili ou Pifres
(Ecbert Schon. Serm., I, c. 1), Telonarii ou Deonarii
(d’Achery, II, 560), enfin de Boni Homines ou Bonshommes. Le
terme d'Albigentes, dérivé du nom d’Albi, ou les hérétiques étaient
nombreux, fut employé d'abord par Geoffroy de Vigeois en 1181 (Gaufridi Vosens.
Chron. ann. 1181) et devint d’un usage général pendant les Croisades
contre Raymond de Toulouse.
Les différentes sectes entre lesquelles se divisaient
les Cathares étaient connues sous les noms particuliers d'Albanenses, Concorrezenses,
Bajolenses, etc. (Rainerii Saccon. Summa. Cf. Muratori, Dissert.
IX).
Dans le langage officiel de l’Inquisition au XIIIe
siècle, hérétique est toujours équivalent de cathare, tandis que les Vaudois
sont spécialement désignés comme tels. L’accusé était interrogé super facto
hæresis vel Valiesiæ.
[13]
Roger Trencavel de Béziers n’était pas un hérétique (voir Vaissette, III, 49),
mais le traitement qu'il infligea à l'évêque d’Albi montre d’autant mieux le
mépris où l’Eglise était tombée, même parmi les grands seigneurs catholiques.