L’Église,
que nous avons vue si infidèle à son idéal et si négligente de ses devoirs,
se trouva, presque à l’improviste, menacée de dangers nouveaux dans la
citadelle même de sa puissance. Juste au moment où elle venait de triompher
de ses rivaux temporels, rois et empereur, un nouvel ennemi se leva contre
elle : c’était la conscience de l’humanité qui se réveillait. L'épaisse
ignorance du Xe siècle, qui fit suite à l’éclat fugitif de la civilisation
carlovingienne, avait commencé à s’effacer, au XIe siècle, devant les
premières lueurs de la renaissance intellectuelle. Dès le début du XIIe
siècle, ce mouvement se prononce et laisse déjà entrevoir la promesse de ce
riche développement qui devait faire de l’Europe la patrie de l'art et de la
science, de l’érudition et de la haute culture. Or, la stagnation de l’esprit
humain ne pouvait prendre fin sans que le doute et la critique s’éveillassent
en même temps. Lorsque les hommes se remirent à raisonner et à poser des
questions, même sur des sujets interdits à leur curiosité, il n’était pas
possible qu'ils ne reconnussent pas l'affligeant contraste qui existait entre
l'enseignement de l'Église et ses actes, les divergences profondes entre la
religion et le rituel, entre la conduite des prêtres et des moines et les
vœux qu’ils avaient consentis. L’aveugle respect que des générations
successives avaient témoigné aux affirmations de l’Église, commençait à être
ébranlé à son tour. Un livre comme le Sic et non d’Abélard, où les
contradictions de la tradition et des Décrétales étaient impitoyablement
mises en lumière, n’était pas seulement l’indice d’une inquiétude
intellectuelle qui présageait la révolte, mais une source féconde de dangers
pour l’avenir, dus au réveil de l’esprit de discussion. En vain, sur l’ordre
de la curie romaine, Gratien s'efforça de montrer, dans sa fameuse Concordantia
discordantium canonum, que les contradictions pouvaient être dissipées,
que la loi canonique n’était pas une masse confuse de règles édictées pour
répondre à des besoins momentanés, mais un corps harmonique de lois
spirituelles. Le mot fatal avait été prononcé et les efforts des Glossateurs,
des Maitres des Sentences, des Docteurs Angéliques et de la foule innombrable
des théologiens scolastiques et des interprètes du droit canon, avec toutes
les ressources de leur dialectique, ne pouvaient pas rendre à l’esprit humain
sa confiance d’autrefois, inébranlable et placide, en l'inspiration divine de
l’Église Militante, bien que les assaillants fussent encore peu nombreux et
leurs attaques intermittentes, le nombre des défenseurs et l’énergie de la
défense prouvent que Home reconnaissait pleinement le danger : l’esprit de
recherche avait enfin secoué son long sommeil. Cet
esprit avait reçu une puissante impulsion de l’École de Tolède, où
d’aventureux étudiants allaient chercher, pour y boire connue à la source, la
science arabe, grecque et juive. Même au milieu des ténèbres du Xe siècle, le
pape Sylvestre II, qui s’appelait encore Gerbert d’Aurillac, avait acquis une
sinistre réputation de magicien, parce qu’il passait pour avoir étudié les
sciences défendues dans ce centre d’activité intellectuelle. Vers le milieu
du XIIe siècle, Robert de Rétines, sur les instances de Pierre le Vénérable
de Cluny, laissa reposer pour quelque temps ses études d’astronomie et de géométrie,
afin de traduire le .Coran et de faciliter ainsi à son patron la réfutation
des erreurs de l’Islam. Les œuvres d’Aristote et de Ptolémée, d’Abubekr, d’Avicenne
et d’Alfarabi, plus tard celles d’Averrhoès, furent traduites en latin et
copiées avec un zèle incroyable dans tous les pays chrétiens. Les Croisés
eux-mêmes rapportèrent de l’Orient quelques débris de la pensée antique qui
furent accueillis avec non moins d’enthousiasme. Il est vrai que parmi les
trésors remis en circulation, c'est l’astrologie judiciaire qui éveillait le
plus de curiosité et provoquait les plus nombreuses études ; mais la preuve
que d’autres sujets, plus dignes d’attention, n’étaient pas négligés et qu’on
comprenait les dangers qu’ils recelaient pour l’orthodoxie, c’est qu’à
diverses reprises la lecture des ouvrages d’Aristote fut prohibée par l’Université
de Paris. Plus
menaçante encore pour l’Église était la renaissance du droit civil romain.
One cette renaissance ait été causée ou non par la découverte du manuscrit
des Pandectes à Amalfi, l’ardeur avec laquelle on en poursuivait l'étude, dès
le milieu du xne siècle, dans tous les grands centres de savoir, est un fait
historique incontestable. Les hommes s’aperçurent, à leur grand étonnement,
qu’il existait un système de jurisprudence d’une simplicité et d’une
rectitude merveilleuses, incommensurable- ment supérieur à la lourde
confusion des lois canoniques et surtout à la barbarie des coutumes féodales.
Ce système fondait son autorité sur l’idée de la justice immuable,
représentée par le Souverain, et non pas sur un canon ou une décrétale, sur
les paroles d’un pape ou d’un concile ou même sur l’Écriture Sainte. La
clairvoyance de saint Bernard n’était pas en défaut lorsque, dès 1149, il
s’inquiétait de la situation de l’Église et se plaignait que les tribunaux
retentissent de l’écho des lois de Justinien plutôt que de celui des lois de
Dieu. Pour
comprendre pleinement l'effet de ce mouvement intellectuel sur les pensées et
sur les sentiments du peuple, nous •levons nous représenter un état social
qui, à bien des égards, différait entièrement du nôtre. Ce n’est pas
seulement que dans les pays civilisés, des institutions bien assises ont
rendu les hommes plus dociles aux lois et aux coutumes ; mais la diffusion de
l’intelligence elle progrès mental des générations ont fortifié le contrôle
de la raison et diminué l’influence pernicieuse de ce qui est purement
émotionnel et impulsif. Cependant, même à des époques voisines de la noire,
comme au cours de la Révolution française, nous avons vu qu’un peuple peul
encore être saisi de frénésie, que la raison peut être détrônée par la
passion. Cette folie du règne de la Terreur donne une idée assez exacte des
émotions violentes auxquelles étaient sujettes, tant pour le bien que pour le
mal, les populations du moyen-âge. De là, ces contrastes frappants qui
rendent cette période de l’histoire si pittoresque et rachètent la triste
médiocrité de sa vie quotidienne par de splendides explosions du plus noble
enthousiasme ou par des actes hideux d’une sauvage brutalité. Peu habituée
encore à se contenir la virilité vigoureuse de ces temps- là se manifestait
dans toute sa grandeur comme dans toute sa bassesse, tantôt en tirant des
vengeances cruelles d’adversaires sans défense, tantôt en s’offrant elle-même
avec joie comme un sacrifice à l’humanité. Des frissons d’une émotion
délirante couraient d’un pays à l’autre, éveillant les populations de leur
léthargie pour leur inspirer des tentatives aveuglement héroïques et
irréfléchies — croisades qui blanchirent les sables de la Palestine sous les
ossements de chrétiens, excès sauvages des Flagellants, courses vagabondes et
sans but des Pastoureaux. Au plus profond de l’incurable misère qui opprimait
la masse du peuple, il y avait un sentiment continuel d’inquiétude, la
conviction que l’Antéchrist allait venir, que la fin du monde et le Jugement
Dernier étaient proches. Dans la condition déplorable de la société, déchirée
par des guerres incessantes et, meurtrie par les talons de fer de la
féodalité, l’homme du commun avait vraiment lieu de croire que le règne de
l’Antéchrist était imminent ; il devait saluer avec joie tout changement
de régime qui pouvait améliorer sa condition, mais ne pouvait guère la rendre
pire. Fn outre, le monde invisible, avec ses attractions mystérieuses et
l’horrible fascination qu’il exerçait, était présent comme une réalité à
l’esprit de tous. Les hommes se sentaient continuellement entourés de démons,
prêts à les affliger de maladies, à dévaster leurs maigres champs de blé ou
leurs vignobles, à tromper leurs âmes poulies conduire à la perdition ;
d’autre part, chacun sentait à côté de lui des anges et des saints
secourables, écoutant ses prières, intercédant pour lui auprès du Trône de la
Grâce, auquel il n’osait pas s’adresser directement. C’est parmi une
population aussi impressionnable, aussi accessible aux émotions les plus
violentes, aussi superstitieuse, s’éveillant lentement à l’aurore 'lu jour
intellectuel, que l’orthodoxie et l’hérésie, c’est-à-dire les forces
conservatrices et progressives, allaient se livrer une bataille où ni Tune ni
l’autre ne devait remporter une victoire définitive. Un fait
notable, présage de la forme nouvelle que la civilisation moderne devait
revêtir, c’est que les hérésies destinées à ébranler l’Église jusqu’en ses
fondements ne furent pas, comme autrefois, de simples subtilités
spéculatives, mises en avant par des théologiens érudits, au cours de
l’évolution de la doctrine chrétienne en formation. Nous n’aurons pas à
étudier ici des hommes comme Arius ou Priscillien, comme Nestorius ou
Eutychès, savants et prélats qui remplirent l’Église du bruit de leurs doctes
controverses. Inorganisation hiérarchique était trop parfaite, le dogme
théologique trop solidement pétrifié, pour que de telles discussions fussent
encore possibles ; et si certains scolastiques s’écartèrent ou parurent
s’écarter de l’orthodoxie, comme Bérenger de Tours, Abélard, Gilbert de la Porée,
Pierre Lombard, Folkmar von Trieffenstein, leurs opinions personnelles furent
vite écrasées sous le poids de la lourde machine dont l’Église faisait jouer
les ressorts. Il faut ajouter qu’à peu d’exceptions près ce ne furent pas les
classes dirigeantes qui donnèrent prise à l’hérésie. Depuis l’époque de
l’empire romain, l'Église et l’État avaient contracté une alliance pour
maintenir le peuple dans la soumission ; quelques motifs qu’aient eu des
souverains comme Jean d’Angleterre ou l’empereur Frédéric II de repousser les
prétentions ecclésiastiques, ils n’osèrent jamais dénoncer le contrat sur
lequel reposaient leurs propres prérogatives. En règle générale, il fallait
que l’hérésie fût préalablement disséminée dans toute la masse du peuple
avant que les hommes de naissance noble consentissent à y prendre part : c’est
ce que nous verrons en Languedoc et en Lombardie. Les coups qui mirent
réellement en péril la hiérarchie de l’Église lui furent portés par des
hommes obscurs, travaillant parmi les pauvres et les opprimés, qui, dans leur
misère et leur dégradation, sentirent que l’Église avait failli à sa mission,
soit à cause de la frivolité de ses ministres, soit par suite de ses erreurs
de doctrine. De même que le Christ s’était adressé autrefois aux brebis
perdues d'Israël, négligées et méprisées des rabbins, les hérésiarques
allaient trouver leurs recrues parmi les victimes éternelles de la société
féodale. Les
hérésies auxquelles elles devaient prêter l’oreille se divisent naturellement
en deux classes : d’une part, des sectaires qui maintiennent fermement tous
les points essentiels du christianisme, mais y ajoutent l’aversion pour le
sacerdoce, qui est leur thèse principale ; de l’autre, les manichéens. En
passant en revue les vicissitudes de ces doctrines, il ne faut pas oublier
que les sources de nos connaissances sont toujours, ou presque toujours, les
écrits des adversaires de l’hérésie. A l’exception de quelques petits traités
vaudois et d’un seul rituel des Cathares, la littérature des hérétiques a
péri tout entière. Nous sommes réduits à connaître leurs opinions par les
réfutations dont elles ont été l’objet, alors que ces réfutations avaient
pour but d’exciter la haine populaire contre les hérétiques ; nous
n’apprenons l’histoire de leurs luttes et de leur ruine que par ceux qui les
ont exterminés sans merci. Je ne dirai pas un mot à leur éloge qui ne soit
fondé sur les aveux ou sur les accusations mêmes de leurs ennemis, et si je
repousse quelques-unes des calomnies qu’on leur a prodiguées, c’est parce que
l’exagération, consciente ou inconsciente', est ici si manifeste qu’il est
impossible d’attribuer à de pareils propos une valeur historique quelconque.
En général il est permis de concevoir a priori quelque estime pour des hommes
qui sc montrèrent prêts à subir les persécutions et è regarder la mort en
face pour ce qu’ils croyaient être la vérité. J’ajoute que dans l’état de
corruption où se trouvait alors l’Eglise, il est inadmissible, quoi qu’en
aient dit les controversistes orthodoxes, que des hommes soient sortis de
l’Eglise, sous la menace de terribles représailles, simplement pour pouvoir
satisfaire librement à leurs appétits désordonnés. En
fait, comme nous l’avons déjà vu, les plus hautes autorités de l’Église
admettaient elles-mêmes que ses scandales étaient la cause, sinon la
justification de l’hérésie. Un inquisiteur qui contribua énergiquement à la
supprimer énumère, parmi les raisons de son succès, la vie dépravée des
clercs, leur ignorance, les erreurs et la frivolité de leur prédication, leur
mépris des sacrements et la haine qu’ils inspiraient généralement aux
fidèles. Un autre nous assure que les arguments favoris des hérétiques étaient
tirés de l’orgueil, de la cupidité, de la licence des clercs et des prélats.
Tout cela, dit Lucas, évêque de Tuy, qui travailla consciencieusement à la
réfutation de l’hérésie, était encore exagéré par les histoires mensongères
de miracles qui faisaient apparaître sous un jour fâcheux les rites de
l’Église et les faiblesses de ses ministres ; mais, s’il en était ainsi, ces
histoires de miracles étaient bien superflues, car les hérétiques ne
pouvaient rien inventer de plus déshonorant pour l’Église que la réalité,
telle qu’elle est attestée par les champions de l’Église elle-même. Peu de
controversistes, en vérité, étaient capables de la franchise du savant auteur
dont le traité passe sous le nom de Pierre de Pilichdorf. En répondant aux
arguments des hérétiques, qui accusaient les prêtres catholiques d’être des
débauchés, des usuriers, des ivrognes, des joueurs et des faussaires, il
s’écrie hardiment : « Eh bien ! après ? Ils n’en sont pas moins des prêtres
et le pire des prêtres vaut encore mieux que le meilleur des laïques. Est-ce
que Judas Iscariote, parce qu’il fut apôtre, ne valait pas mieux que
Nathaniel, bien qu’il fut moins honnête ? » L’inquisiteur
troubadour Izarn ne faisait qu’exprimer une vérité généralement reconnue en
disant qu’aucun fidèle ne pouvait être converti à l’hérésie des Cathares et
des Vaudois s’il avait auprès de lui un bon pasteur. Les
hérésies anti-sacerdotales étaient dirigées contre les abus, tant de doctrine
que de pratique, par lesquels le clergé avait lait effort pour établir sa
domination sur les âmes. Un point qui leur était commun à toutes était le
principe, renouvelé du Donatisme, que les sacrements sont souillés par des
mains impures, de sorte qu’un prêtre, vivant en état de péché mortel, est
incapable d’administrer les sacrements. Étant donnée la moralité générale du
clergé d’alors, ce principe équivalait à l’exclusion de la grande majorité
des prêtres et il constituait, entre les mains des hérétiques, une arme
d’autant plus redoutable que le Saint Siège paraissait s’en être servi dans
sa lutte contre le mariage des clercs. En 1059, le synode de Rome, à
l’impulsion du pape Nicolas II, avait adopté un canon interdisant aux fidèles
d’assister aux messes célébrées par des prêtres qui seraient connus pour
entretenir une femme ou une concubine. Cela équivalait â inviter les ouailles
à porter un jugement sur leurs pasteurs. Ce canon resta presque lettre morte
pendant quinze ans ; mais, en 1071, le pape Grégoire VII le renouvela et le
mit en vigueur. Il en résulta une confusion effroyable, car les prêtres
chastes étaient de rares exceptions. La lutte engagée à ce propos fut si violente
qu’en 1077, à Cambrai, les prêtres mariés ou vivant en concubinage brûlèrent
vif un malheureux qui soutenait fermement l’orthodoxie des rescrits
pontificaux. Les ordres de Grégoire furent encore réitérés par Innocent II au
concile de Reims en 1031 et au concile de Latran en 1139 ; Gratien les
introduisit dans la loi canonique, où elles subsistent encore aujourd’hui.
Rien qu’Urbain II se fût efforcé d’établir que c’était là une simple question
de discipline, et que la vertu des sacrements restait entière aux mains des
plus coupables des prêtres, il était difficile que l’esprit populaire
s’inclinât devant une distinction aussi subtile. Assurément, un savant théologien
comme Geroch de Reichersperg pouvait déclarer qu’il ne faisait pas plus
d’attention aux messes de prêtres vivant en concubinage qu’à îles messes
dites par des païens, et rester néanmoins impeccable dans son orthodoxie ;
mais pour des intelligences moins fermes dans leur foi, cette question
présentait des difficultés inextricables. Albéro, prêtre de Mercke près de
Cologne, ayant enseigné, quelque temps après, que la consécration de l’hostie
par des mains coupables était imparfaite, fut obligé de se rétracter en
présence du témoignage unanime des Pères de l’Église, qui avaient soutenu
l’opinion contraire ; mais il eut recours à la théorie que de pareils
sacrements pouvaient être profitables à ceux qui s’en approchaient sans
connaître la perversité de l’officiant, alors que, d’autre part, ils étaient
sans profit pour les morts et pour ceux qui connaissaient l’indignité du
prêtre. Cela était également hérétique. Albéro offrit bien de démontrer
l’orthodoxie de sa doctrine en se soumettant à l’épreuve du feu ; mais on
rejeta cette proposition en alléguant, non sans apparence de raison, que la
sorcellerie pouvait, de la sorte, assurer le triomphe de fausses doctrines. Cette
question continua à troubler l’Église jusqu’à ce que vers 1230, Grégoire IX
résolut d’y mettre un terme en décidant 1° que tout prêtre en étal de péché
mortel est suspendu, en ce qui le concerne personnellement, jusqu’à ce qu’il
se soit repenti et ail été absous ; 2° que les offices qu’il remplit sont
valables parce qu’il n’est pas suspendu en ce qui concerne les autres, à
moins que son - péché ne soit notoire par une confession ou une sentence
judiciaire, ou par une évidence si complète que toute hésitation soit
impossible. — Il était naturellement inadmissible que l’Église fit dépendre
la vertu du sacrement de celle du ministre ; mais les distinctions subtiles
auxquelles s’arrêta Grégoire IX prouvent combien cette question troublait les
âmes des fidèles et avec quelle facilité les hérétiques pouvaient arriver à
se dire que la transsubstantiation no s’opérait pas entre les mains des
mauvais prêtres. Même en faisant abstraction des ordres de Grégoire et
d’innocent, que nous ayons 64 relatés plus haut, il y avait fatalement, pour
les âmes pieuses et réfléchies, une affligeante incompatibilité entre les
pouvoirs terribles confiés par l’Église à ses ministres et les crimes de tout
genre qui déshonoraient la plupart d’entre eux. Inévitablement, l’erreur, si
erreur il y avait, devait être tenace. Nous la trouvons encore enseignée en
1396 par Jean de Varennes, prêtre du Rémois, qui fut obligé de se rétracter.
Alphonse de Spina déclarait, en 1158, que celle erreur était commune aux
Vaudois, aux Wickliffites et aux Hussites (1). On peut
rappeler ici quelques-unes des hérésies anti-sacerdotales de date antérieure,
qui, bien que d’un caractère local et temporaire, montrent combien le bas
peuple était disposé à se révolter contre l’Église, quel enthousiasme
contagieux pouvait éveiller un meneur assez hardi pour se faire l’interprète des
sentiments d’inquiétude et de mécontentement qui prévalaient. Vers 1108, dans
les iles de Zélande, apparut un prédicateur nommé Tanchelm, qui semble avoir
été un moine apostat, disputateur souple et habile. Il enseignait que toutes
les dignités hiérarchiques étaient nulles, depuis celle du pape jusqu’à celle
du plus humble clerc, que l’Eucharistie était souillée par des mains indignes
et que les dîmes ne devaient pas être payées. Le peuple l’écoutait avidement.
Après avoir rempli les Flandres de son hérésie, il trouva à Anvers le centre
d’influence qui lui convenait. Rien que cette ville fut déjà populeuse et
riche grâce à son commerce, elle ne possédait qu’un seul prêtre qui, tout
occupé d’une relation incestueuse avec une de ses parentes, n’avait ni goût
ni loisir pour ses fonctions. Une population ainsi privée d’instruction
orthodoxe était une proie toute désignée au tentateur ; elle suivit Tanchelm
et lui témoigna une telle vénération que l’eau dans laquelle il se baignait
était conservée et distribuée comme une relique. Il leva aisément une petite
armée de 3.000 hommes, à la tête desquels il étendit sa domination sur le
pays ; ni duc ni évêque n’osa lui résister. On peut rejeter comme des
inventions de prêtres effrayés certaines histoires qui circulaient sur son
compte, par exemple qu’il prétendait être Dieu et l’égal de Jésus Christ,
qu’il célébra son mariage avec la Vierge Marie, etc. D’ailleurs, Tanchelm ne
peut s’être considéré lui-même comme un hérétique, car nous le trouvons
visitant Rome avec quelques-uns de ses partisans dans le dessein d’obtenir
que le vaste diocèse d’Utrecht fut divisé et qu’une partie en fût attribuée à
l’épiscopat de Térouanne. A son retour de Rome, en 1112, comme il traversait
Cologne, ses amis et lui furent jetés en prison par l’archevêque, qui
convoqua l’année suivante un concile pour les juger. Quelques-uns se
sauvèrent en se soumettant à l’épreuve de l’eau, d’autres réussirent à
prendre la fuite. Trois de ces derniers furent arrêtés de nouveau et brûlés
vifs à Bonn, préférant une mort horrible à la rétractation qu’on leur
demandait. Tanchelm lui-même réussit à gagner Bruges sain et sauf. Cependant
l’anathème dont il avait été l’objet nuisait à son crédit et le clergé de Bruges
obtint sans difficulté qu’il fût chassé de la ville. Anvers lui restait
fidèle ; il y continua son apostolat jusqu’en 1115. A cette époque, comme il
était dans un bateau avec quelques amis, un prêtre zélé le frappa pieusement
sur la tête et envoya son âme rejoindre celle de Satan son maître. Mais ce
meurtre ne suffit pas pour supprimer les effets de son enseignement et
l’hérésie qu’il avait instituée continua à fleurir. Vainement l’évêque
attribua douze vicaires au prêtre unique de saint Michel à Anvers ; le gros
du peuple ne fut ramené à l’orthodoxie qu’en 1120, époque où saint Norbert,
l’ardent ascète qui fonda l’ordre des Prémontrés, prit charge de la ville et
l’évangélisa de nouveau avec toute' l’ardeur de son éloquence. Saint Norbert
construisit de nouvelles églises et y plaça des disciples aussi zélés que
lui-même ; les plus obstinés parmi les anciens hérétiques ne purent refuser
leur obéissance à des pasteurs dont la parole et l’exemple attestaient
également leur amour pour une population si longtemps négligée. Des hosties
consacrées, qui avaient été cachées dans des coins pendant quinze ans, furent
rapportées aux églises par des fidèles repentants et l’hérésie disparut sans
laisser de traces. Peu de
temps après, une hérésie assez semblable fut propagée en Bretagne par Éon de
l’Étoile ; mais, cette fois l’hérésiarque était incontestablement fou. Né
d’une noble famille, il avait acquis une réputation de sainteté en vivant
comme un ermite dans la solitude, lorsqu'un jour, frappé par ces mots de la
Collecte : Per EUM qui venturus est judicare vivos et mortuos, il
s’imagina qu’il était le fils de Dieu. Bientôt, la folie étant contagieuse,
il fut suivi d’une troupe d’adorateurs, avec l’aide desquels il se mit à
spolier les églises de leurs trésors mal acquis et les distribua parmi les
pauvres. L’hérésie devint assez redoutable pour que le cardinal légat Albéric
d’Ostie crût devoir prêcher contre elle à Nantes en 1145 et que Hugues,
l’archevêque de Rouen, en fit l’objet d’une ennuyeuse polémique. L’argument
le plus convainquant fut l’envoi d’un corps de troupes contre les hérétiques,
dont beaucoup, refusant obstinément de se rétracter, furent brûlés vifs à
Alet. Éon se relira pour quelque temps en Aquitaine ; mais, en 1148, ils ont
l’audace d’apparaitre en Champagne. Samson, archevêque de Reims, le fit
saisir avec ses compagnons et le mena devant Eugène III, au concile de Rouen.
Là, il donna des preuves si manifestes de sa folie qu’on le remit
charitablement à la garde de Suger, abbé de Saint-Denis, où il mourut peu de
temps après. Parmi ses disciples, il y en eut beaucoup qui continuèrent à
croire en lui et dont l’obstination fut punie par le bûcher. Les
hérésies qui, vers la même époque, prirent racine dans le midi de la France,
où les conditions sociales étaient particulièrement favorables à leur
propagation, se montrèrent autrement durables et formidables pour l’Eglise.
La population de cette contrée était entièrement différente de celle du Nord.
Sur un fonds ethnique ligure et ibère, Grecs, Phéniciens, Romains et Goths
avaient déposé des couches successives et les envahisseurs Francs du v e
siècle ne s’y étaient jamais solidement établis. Les éléments arabes
eux-mêmes ne manquaient pas dans ce singulier mélange de races, qui faisait
du citoyen de Narbonne et de Marseille quelque chose de si différent du
Parisien — aussi différent que la langue d'Oc de la langue d’Oyl. — Le lien
féodal qui unissait le comte de Toulouse, ou le marquis de Provence, ou le
duc d’Aquitaine au roi de Paris ou a l’Empereur, était un lien très faible.
Quand le fief d’Aquitaine fut porté par Eléanor. à Henri II, les prétentions
rivales de l’Angleterre et de la France préservèrent l’indépendance des
grands feudataires du midi, provoquant ainsi des rivalités dont les croisades
albigeoises feront apparaître toutes les conséquences. Le
contraste des civilisations était aussi marqué que celui des races. Nulle
part en Europe la haute culture et le luxe n’avaient fait autant de progrès
que dans le midi de la France. La chevalerie et la poésie étaient assidûment
cultivées parles nobles et, même dans les villes, qui avaient acquis une part
de liberté déjà large et qui s’étaient enrichies par le commerce, les
citoyens pouvaient se vanter d’un niveau d’éducation et d’instruction dont
l’équivalent n’existait pas ailleurs, du moins à l’est des Pyrénées. Dans
aucun pays de l’Europe, le clergé n’était plus négligent de ses devoirs ni
plus méprisé du peuple. Prélats et nobles avaient des convictions religieuses
assez flottantes, de sorte qu’il régnait partout une liberté relative sur les
questions de foi. Dans aucun au Ire pays de la chrétienté, le juif ne
possédait autant de privilèges. Il avait le môme droit que le chrétien de
posséder la terre en franc-alleu ; il était admis aux fonctions publiques, et
ses capacités administratives le faisaient rechercher en cette qualité tant
par les prélats que par les nobles ; ses synagogues étaient florissantes et
l’école hébraïque de Narbonne était renommée en tout Israël. Dans de
pareilles conditions, ceux qui conservaient des convictions religieuses
n’étaient que bien faiblement retenus soit par les préjugés ambiants, soit
par la crainte de la persécution, dans le désir qu’ils pouvaient éprouver de
critiquer les vices de l’Église ou de chercher à mettre à su place quelque
chose qui répondit mieux à leurs aspirations[1]. C’est
au milieu d’une population ainsi disposée à la recevoir que la première
hérésie anti-sacerdotale fut prêchée à Vallonise vers 1100, par Pierre de
Bruys, originaire du diocèse d’Embrun. Les prélats d’Embrun, de Gap et de Die
s’efforcèrent en vain d’arrêter les progrès du mal ; ils finirent par
s’adresser au roi et Pierre, chassé du pays, se réfugia en Gascogne. Pendant
vingt ans il continua à y prêcher ouvertement et avec un succès considérable
; on raconte qu’une fois, pour témoigner son mépris aux objets que vénéraient
les prêtres, il fit empiler une quantité de croix consacrées, y mit le feu et
fit cuire de la viande sur ce brasier. Avec le temps, cependant, la
persécution se réveilla et Pierre, fait prisonnier en 1120, fut brûlé vif à
Saint-Gilles. Son
enseignement était simplement anti-sacerdotal ; c’était, dans une certaine
mesure, une renaissance des erreurs de Claude de Turin. Le baptême des enfants,
disait-il, était inutile, car la foi d’un autre ne peut être utile à un
individu qui ne peut pas tirer avantage de sa propre foi — proposition
éminemment dangereuse et qui entraînait d’incalculables conséquences. Par la
même raison, les offrandes, les aumônes, les messes, les prières et autres
bonnes œuvres accomplies pour les morts, sont entièrement superflues, car
chacun sera jugé suivant ses mérites. Les églises sont inutiles et devraient
être détruites, car la prière chrétienne n’a que faire de lieux consacrés ;
Dieu écoute ceux qui en sont dignes, qu’on l’invoque dans une église ou dans
une taverne, dans un temple ou sur un marché, devant l’autel ou devant
l’étable. L’Église de Dieu ne consiste pas en une multitude de pierres
accumulées, mais dans la réunion et le bon accord des fidèles. Quant à la
croix, il est absurde d’adresser des prières à un objet inanimé et il vaut
mieux détruire ces emblèmes qui rappellent le cruel supplice de Jésus.
L’erreur la plus grave de Pierre était la condamnation de l’Eucharistie. A cette
époque, le dogme de la transsubstantiation n’était pas encore immuablement
fixé dans l’esprit de tous les fidèles et Pierre de Bruys alla plus loin à
cet égard que Bérenger de Tours : « Ô peuples ! s’écriait-il, ne croyez pas
les évêques, les prêtres et les clercs qui, en cela comme en autre chose,
essayent de vous tromper sur l’office de l’autel, ou ils prétendent
mensongèrement fabriquer le corps du Christ et vous le donner pour le salut
de vos âmes. Il est évident qu’ils montent, car le corps du Christ n’a été
fait qu’une fois par le Christ lui-même dans la Cène qui a précédé la Passion
et n’a été donné qu’une fois à ses disciples. Depuis lors, il n’a plus jamais
été fait, plus jamais donné ». Avec un
pareil homme, il n’y avait d’autre argument que le bûcher. Mais cela même ne
suffit point à supprimer l’hérésie. Les Pétrobrusiens continuèrent,
ouvertement ou en secret, à répandre ses doctrines et, cinq ou six ans après
sa mort, Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, considérait encore cette hérésie
comme si redoutable qu’il lui opposait un traité auquel nous devons le peu
que nous en savons. Ce traité est dédié aux évêques d’Embrun, d’Arles, de Die
et de Gap, qui sont exhortés à multiplier leurs efforts pour la suppression
de ces erreurs, au besoin en faisant appel aux armes du pouvoir séculier.
Pierre fut remplacé par un hérésiarque plus redoutable encore. On connaît mal
les débuts d’Henry, moine de Lausanne ; il quitta le couvent de cette ville dans
des circonstances qui lui furent plus tard reprochées par saint Bernard, mais
qui pouvaient bien n’être que la première ébullition de cet esprit de réforme
dont il finit par être victime. Nous le trouvons ensuite au Mans, peut-être
dès 1116. Là, ses austérités lui concilièrent la vénération du peuple et il
s’en servit pour attaquer le clergé. Les doctrines qu’il professait à cette
époque nous sont mal connues, mais nous savons qu’il repoussait l’invocation
des saints et que, d'autre part, l’effet de son éloquence était tel que des
femmes, enflammées par sa parole, quittaient leurs bijoux et leurs vêtements
de luxe, que des jeunes gens épousaient des courtisanes pour les racheter.
Enseignant ainsi l’ascétisme et la charité, Henry flagellait avec tant d’âpreté
les vices de l’Église que le clergé de tout le diocèse aurait été détruit
sans l’active protection des nobles. Le célèbre Hildebert, évêque du Mans,
était absent à Home lorsque Henry avait commencé ses prédications ; à son
retour, il réfuta l’hérésie dans une dispute publique et contraignit Henry à
partir, mais sans pouvoir le châtier. Il parait ensuite à Poitiers et à
Bordeaux ; 70 puis, nous le perdons de vue jusqu’à ce que nous le retrouvions
prisonnier de l’archevêque d’Arles, qui le conduisit devant Innocent II, au
concile de Pise, en 1134. Il y fut convaincu d’hérésie et condamné à la
prison. Quelque temps après on le libéra et on le renvoya à son couvent, d’où
il sortit de nouveau avec l’intention d’entrer dans le sévère Ordre
cistercien de Clair- vaux. Nous ignorons pour quel motif il reprit sa mission
d hérésiarque, mais nous le rencontrons derechef, plus hardi encore que par
le passé, adoptant en substance les principes des Pétrobrusiens, rejetant
l’Eucharistie, refusant tout respect au clergé, condamnant les dîmes, les
offrandes et toutes les autres sources de revenus ecclésiastiques, déclarant
enfin qu’il ne fallait pas prier dans les églises. La
scène de son activité fut le midi de la France, où les cendres mal refroidies
du Pétrobrusianisme étaient prêtes à s’embraser de nouveau. Son succès fut
immense. Saint Bernard, en 1147, décrit en paroles désespérées la condition
du catholicisme dans les vastes domaines du comte de Toulouse : « Les églises
sont sans fidèles, les fidèles sans prêtres, les prêtres sans le respect qui
leur est dû et les chrétiens sans Christ. Les églises sont considérées comme
des' synagogues, le sanctuaire du Seigneur n’est plus vénéré ; les sacrements
ne sont plus regardés comme sacrés ; les l'êtes sont sans solennité ; les
hommes meurent dans leurs péchés et leurs âmes sont poussées vers le tribunal
redoutable sans avoir été épurées par la pénitence ni fortifiées par la sainte
communion. Les petits enfants du Christ sont exclus de la vie, puisque le
baptême leur est refusé. La voix d’un seul hérétique impose silence à toutes
ces voix d’apôtres et de prophètes qui s’étaient unies pour convoquer toutes
les nations dans l’Église du Christ. » Les
prélats du midi de la France, impuissants à arrêter les progrès de l’hérésie,
imploraient du secours. Mais les nobles ne voulaient pas les aider, car,
comme le peuple, ils détestaient le clergé et étaient heureux que les
doctrines d’Henry leur fournissent un prétexte pour dépouiller et opprimer
l’Église. Le légat du pape, Albéric, fut appelé et obtint de saint Bernard
qu’il l’accompagnât avec Geoffroy, évêque de Chartres, et d’autres hommes
distingués. Bien que saint Bernard fût malade, l’imminence de la ruine de
l’Église éveilla tout son zèle et il se chargea sans hésiter de la mission.
L’état de l’opinion populaire et la hardiesse avec laquelle elle s’exprimait
parurent clairement lors de la réception du légat à Albi ; les habitants
allèrent à sa rencontre, en signe de dérision, avec des baudets et des
tambours et quand ils furent convoqués par lui pour entendre la messe, trente
hommes, à peine, se rendirent A son appel. Toutefois, si nous devons en
croire les récits de ses disciples, le succès de saint Bernard fut
prodigieux. Sa réputation, qui l’avait précédé, était encore accrue par les
miracles quotidiens qu’on lui attribuait, non moins que par son éloquence
entraînante et l’habileté de sa dialectique. Des foules d’hommes se
pressaient pour l’entendre et sortaient converties. Saint Bernard arriva à
Albi deux jours après le misérable échec du légat et la cathédrale suffit à
peine pour contenir la foule qui s’y était réunie. En terminant son sermon,
il l’adjura en ces termes : « Faites pénitence, vous tous qui avez été
contaminés. Devenez à l’Eglise et pour que nous sachions quels sont ceux qui
se repentent, que chaque pénitent lève la main droite. » Toutes les mains se
levèrent. Un jour, après avoir prêché devant une assemblée immense, il était
au moment de monter à cheval pour s’éloigner lorsqu’un hérétique endurci,
croyant le confondre, lui dit : « Monseigneur l’abbé, notre hérétique,
dont vous pensez tant à mal, n’a pas un cheval aussi gras et aussi vif que le
vôtre. » — « Mon ami, répliqua le Saint, je ne dis pas le contraire. Le
cheval se nourrit et engraisse pour lui- même, car il n’est qu’une brute que
la nature a livrée à ses appétits et qui peut y satisfaire sans offenser
Dieu. Mais, devant le tribunal de Dieu, ton maître, toi et moi nous ne serons
pas jugés d’après le col de nos chevaux, mais chacun suivant son propre col.
Or donc, regarde mon col et vois s’il est plus gras que celui de ton maître
et si tu as raison de me blâmer. » Alors il rejeta son capuchon et
laissa paraître son cou, allongé et aminci par les austérités et les
macérations, à la confusion des incrédules. S'il ne réussit pas à faire des conversions
à Verfeil, où cent chevaliers refusèrent de l’écouter, il eut du moins la
satisfaction de les maudire, ce qui, assure-t-on, fut cause qu’ils périrent
tous misérablement. Saint
Bernard invita Henry à un colloque, que le prudent hérétique refusa, soit par
crainte de l’éloquence de son adversaire, soit parce que sa sécurité
personnelle ne lui semblait pas assurée. Quoi qu’il en soit, le refus de
Henry le discrédita aux yeux de beaucoup de nobles qui, jusqu’alors, l’avaient
protégé ; il fut dès lors obligé de se cacher. L’orthodoxie reprit courage, et,
dès l’année suivante, sa retraite ayant été découverte, on l'emmena enchaîné
devant l’évêque. Nous ne sommes pas instruits de sa fin, mais on présume
qu’il mourut en prison. Nous
n’entendons plus parler des Henriciens comme d’une secte bien définie ;
toutefois, en 1151, une jeune fille, miraculeusement inspirée par la Vierge
Marie, passa pour en avoir converti un grand nombre et il est probable qu’il
continua à en exister dans le Languedoc, où ils fournirent, à la génération
suivante, des recrues aux Vaudois. Certains indices montrent que dans des
régions très éloignées les unes des autres, il subsistait de petits groupes
de sectaires se rattachant ù l’hérésie henricienne, preuve qu’en dépit de la
persécution la tendance anti-sacerdotale continuait à se manifester. A
l’époque de la mission de Saint-Bernard en Languedoc, Evervin, prévôt de
Steinfeld, lui écrivit pour solliciter son aide contre des hérétiques
récemment découverts à Cologne, sans doute des Manichéens et des Henriciens, qui
s’étaient trahis par leurs querelles intestines. Ces Henriciens se vantaient
que leur secte était répandue à travers toute la chrétienté et en énuméraient
les martyrs. Ce furent probablement aussi des Henriciens qui troublèrent le
Périgord sous un chef nommé Pons, dont les austérités et la sainteté
apparentes lin concilièrent de nombreux adhérents, y compris des nobles, des
prêtres, des moines et des religieuses. Outre les principes anti-sacerdotaux
dont il a été déjà question, ces enthousiastes, devançant Saint-François,
proclamaient la pauvreté comme essentielle au salut et refusaient de recevoir
de l’argent. L’émotion qu’ils soulevèrent a laissé des traces dans les
légendes qui se sont formées autour d’eux. Ils recherchaient ardemment la
persécution et demandaient à grands cris des bourreaux ; mais, malgré leur
désir, ils ne pouvaient pas être tués, car leur maître Satan les délivrait de
leurs chaînes et de la prison. Nous ne savons rien touchant la destinée de
Pons et de ses disciples ; mais le nombre et l’activité de ces hommes
attestaient assez clairement le sentiment d’inquiétude et le besoin d'une
réforme qui se faisaient sentir alors un peu partout. L’hérésie
d’Arnaud de Brescia poursuivait un but plus limité. Elève d’Abélard, il fut
accusé de partager les erreurs de son maître, et on lui attribua des théories
incorrectes touchant le baptême des enfants et l’Eucharistie. Quelles
qu’aient pu être ses aberrations théologiques, son vrai crime, aux yeux de
l’Eglise, fut l’énergie avec laquelle il flagella les vices du clergé et
excita les laïques à reprendre possession des biens et des privilèges que
l’Église avait usurpés. Profondément convaincu que les maux de la chrétienté
avaient pour cause les tendances mondaines du corps ecclésiastique, il
enseignait que l'Église ne devait avoir ni biens temporels ni juridiction,
mais qu’elle devait se confiner sévèrement dans ses fonctions spirituelles.
D’une vertu austère et qui commandait le respect, irréprochable dans sa vie
ascétique, initié à toute la science des écoles et doué, par surcroit, d’une
éloquence persuasive, il devint la terreur de la hiérarchie et trouva parmi
les laïques des auditeurs d’autant mieux disposés <ï le suivre que sa
doctrine satisfaisait leurs aspirations temporelles non moins que leurs
désirs de réforme spirituelle. Le second concile de Latran, en 1139,
s’efforça d’étouffer la révolte qu’il avait excitée dans les villes
lombardes, en le condamnant et en lui imposant silence ; mais il refusa
d’obéir et, l’année suivante, Innocent IL approuvant les décrets du concile
de Sens, le comprit dans la condamnation prononcée contre Abélard ; il
ordonna que ces deux hommes fussent mis en prison et, leurs écrits brûlés.
Arnaud s’était réfugié en France, d'où il fut obligé de gagner la Suisse ;
nous l’y trouvons déployant une activité infatigable à Constance, puis à
Zurich, poursuivi par la vigilance inlassable de Saint-Bernard. S’il faut en
croire ce dernier, les conquêtes d’Arnaud en Suisse furent rapides, car « ses
dents étaient comme des flèches et sa langue était une épée bien affilée ».
Après la mort d'Innocent II, il revint à Rome, où il parait s’être réconcilié
avec Eugène III en 1145 ou 1146. Le nouveau pape, bientôt fatigué de la
turbulence d’une ville qui avait épuisé l’énergie de ses prédécesseurs,
abandonna Rome et se réfugia en France. On crut généralement qu’Arnaud avait
joué un rôle important dans ces événements. En vain Saint-Bernard adressa des
remontrances aux Romains, en vain il fil appel à l’empereur Conrad,
l’exhortant à rétablir de force le pouvoir pontifical. En même temps, Conrad
traitait avec dédain les envoyés de la République romaine, qui l’invitaient à
venir prendre l’empire de l’Italie, protestant que leur but était le
rétablissement du pouvoir impérial tel qu’il avait existé sous les Césars.
Eugène, lors de son retour en Italie en llf8, prononça à Brescia la
condamnation d’Arnaud et menaça de priver de leurs bénéfices les membres du
clergé romain qui continueraient à tenir pour lui. Mais les Romains se
montrèrent très fermes et le pape ne put rentrer dans su ville qu’à la
condition de permettre à Arnaud d’v résider. Après
la mort de Conrad III, en 1152, Eugène III se bâta de gagner l’appui du
nouveau Roi des Romains, Frédéric Barberousse, en insinuant qu’Arnaud et ses
partisans conspiraient pour élire un autre empereur et faire que l’Empire fût
romain de fait comme il l’était de nom. La faveur du pape semblait nécessaire
à Frédéric pour assurer son couronnement. Aveuglément oublieux de
l’antagonisme irréconciliable entre les pouvoirs spirituel et temporel, il
joignit sa cause à celle du pontife ; il jura de soumettre à celui-ci la cité
rebelle et de lui faire restituer les territoires dont il avait été privé.
Eugène, de son côté, promit de couronner Frédéric quand il envahirait
l’Italie et d’employer sans ménagement l’artillerie de l’excommunication
contre les ennemis de l’Empereur. La
domination de la populace romaine n’avait pas toujours été modérée -et
pacifique. Au cours de plus d’une émeute, les palais de nobles et de
cardinaux avaient été mis au pillage et leurs possesseurs maltraités. Enfin,
en 1154, lors d’un soulèvement populaire, le cardinal de Santa Pudenziana fut
tué. Adrien IV, l’habile Anglais qui venait de monter sur le trône
pontifical, saisit l’occasion aux cheveux et mit en interdit la capitale de
la chrétienté tant qu’Arnaud n’en aurait pas été expulsé. La populace, épouvantée
de la privation des sacrements a l’approche de Pâques, abandonna presque
immédiatement Arnaud, qui dut se retirer dans un château de la campagne
romaine, chez un seigneur de ses amis. L’année suivante, Frédéric arriva à
Rome, après avoir conclu avec Adrien une convention qui impliquait le
sacrifice d’Arnaud. Ses protecteurs, sommés de le livrer, obéirent. L’Eglise
essaya de se soustraire à la responsabilité de sa vengeance ; mais il n’est
guère douteux qu’Arnaud ait été condamné régulièrement comme hérétique par un
tribunal spirituel, dont il était seul justiciable, puisqu’il était dans les
Ordres. Il fut ensuite, livré au bras séculier. On lui offrit sa grâce s’il
voulait rétracter ses erreurs, mais il refusa obstinément et passa ses
derniers moments en prières silencieuses. Les bourreaux eux-mêmes furent
touchés jusqu’aux larmes par sa résignation ; on eut la charité de le pendre
avant de le brûler et l’on jeta ses cendres dans le Tibre pour empêcher le
peuple de Rome de les conserver comme des reliques et de l’honorer comme un
martyr. Frédéric Barberousse, dit-on, se repentit trop tard d’avoir sacrifié
ce malheureux ; peu de temps après, il eut bien des raisons de regretter la
perte d’un allié qui aurait pu lui épargner l’humiliation amère de sa
capitulation devant le pape Alexandre III. Rien
que l’influence immédiate d’Arnaud de Brescia ail clé de courte durée, sa
carrière fut importante en tant que manifestation des sentiments d’impatience
qu’éveillaient, parmi les intellectuels, les envahissements et la corruption
de l’Église. Arnaud avait échoué dans son entreprise ; il avait péri pour
n’avoir pas exactement estimé les forces énormes coalisées contre lui ; mais,
pourtant, son sacrifice ne fut pas entièrement inutile. Son enseignement
laissa une trace profonde dans l’esprit de la population et ses successeurs,
pendant des siècles, chérirent secrètement sa doctrine et sa mémoire. La
curie romaine savait bien ce qu’elle faisait lorsqu’elle jetait les cendres
d’Arnaud dans le Tibre, redoutant d’avance les effets de la vénération que le
peuple ressentait pour son martyr. Des associations secrètes d’Arnaldistes se
formèrent sous le nom de « Pauvres » et adoptèrent le principe que les
sacrements ne pouvaient être administrés que par des mains vertueuses. En 1184,
les Arnaldistes furent condamnés par le pape Lucius III au soi-disant concile
de Vérone ; vers 1190, Bonaccorsi y fait allusion et jusqu’au XVIe siècle
leur nom revient dans les listes d’hérésies proscrites par une succession
d’édits et de bulles. Toutefois, nous avons une preuve de l’oubli où ils
étaient tombés par un passage du célèbre glossateur Jean Andréas, mort en 1348
; il remarque que le nom de la secte doit peut-être s’expliquer par celui
d’une personne qui l’aurait fondée. Quand
Pierre Waldo de Lyon essaya, d’une manière plus pacifique, de faire prévaloir
les mêmes idées et que ses partisans devinrent les « Pauvres de Lyon », leurs
frères italiens se montrèrent prêts à coopérer avec les nouveaux
réformateurs. Bien qu’il y eût quelques différences peu importantes entre les
deux écoles, leur analogie était telle qu’elles se confondirent et que
l’Église les enveloppa du même anathème. Une secte très semblable à celles-là
était désignée sous le nom d’Umiliati ; c’étaient des laïques
ambulants qui prêchaient et recevaient des confessions, au grand scandale du
clergé, mais sans être des hérétiques proprement dits[2]. Autrement
important et durable par ses résultats fut le mouvement anti-sacerdotal dont
Pierre Waldo de Lyon, dans la seconde moitié du xii» siècle, fut
l'involontaire initiateur. C’était un riche marchand, sans instruction, mais
désireux de connaître les vérités de l’Écriture. A cet effet, il fit traduire
le Nouveau Testament et une collection d’extraits des Pères de l’Église
connus sous le nom de Sentences. Il les étudia avec ardeur, les apprit par
cœur et arriva à la conviction que nulle part la vie apostolique n’était
observée comme l’avait enseignée Jésus. Épris de perfection évangélique, il
donna le choix à sa femme entre ses biens immobiliers et mobiliers. Elle
choisit les premiers ; alors il vendit ses meubles, plaça ses deux filles
dans l’abbaye de Fontevrault et distribua le reste de son avoir aux pauvres,
qui souffraient alors de la famine. On raconte qu’il alla mendier du pain
auprès d’un ami qui promit de lui fournir le nécessaire sa vie durant et que
sa femme, en ayant été informée, s’adressa à l’archevêque, qui ordonna à
Waldo de ne plus accepter son pain que d’elle. Désormais, il passa sa vie à
prêcher l’Évangile dans les rues et sur les roules, suscitant de nombreux
imitateurs des deux sexes qu’il envoyait, comme missionnaires, dans les
villes voisines. Ils entraient dans les maisons, annonçant l’Évangile aux
habitants ; ils prêchaient dans les églises, discouraient suivies places
publiques, trouvant partout des auditeurs d’autant plus zélés que le clergé,
comme nous l’avons vu, négligeait depuis longtemps la prédication. Suivant
l’usage du temps, ils adoptèrent bientôt un costume particulier, comprenant,
à l’imitation des Apôtres, des sandales avec une espèce de plaque, d’où ils
prirent le nom de « Chaussés », d’Insabbatati ou de Zaptati
— bien qu’ils se désignassent eux-mêmes sous l’appellation de Li Poure de
Lyon, c’est-à-dire, « les Pauvres de Lyon »[3]. Des hommes zélés, mais
ignorants, qui entreprenaient ainsi de donner l’instruction religieuse au
peuple, devaient commettre des erreurs qu’un théologien pouvait facilement
dénoncer. D’autre part, ces prédicateurs improvisés, en appelant les fidèles
à la pénitence et en les exhortant à faire leur salut, n’épargnaient
naturellement pas les vices et les crimes du clergé. Bientôt des plaintes
s’élevèrent contre les nouveaux évangélistes ; Jean aux Bellesmains,
archevêque de Lyon, les convoqua devant lui et leur défendit de continuer à
prêcher. Ils désobéirent et furent excommuniés. Pierre Waldo en appela alors
au pape (probablement
Alexandre III), qui
approuva son vœu de pauvreté et l'autorisa à prêcher avec la permission des
prêtres — restriction qui fut observée pendant quelque temps, puis négligée.
Les Pauvres ne cessèrent de mettre en avant des doctrines de plus en
plus dangereuses et d’attaquer le clergé avec une vivacité croissante.
Cependant ils se présentèrent encore en 1179 devant le concile de Latran, lui
soumirent leur version des Écritures et sollicitèrent l’autorisation de
prêcher. Gautier Mapes, qui était présent, se moque de leur ignorante naïveté
et se félicite de l’habileté qu’il déploya en réfutant leurs doctrines, quand
il fut délégué pour examiner leurs idées théologiques. Il n’en rend pas moins
hommage à leur sainte pauvreté, au zèle avec lequel ils imitent les Apôtres
et suivent le Christ. Une fois de plus ils demandèrent à Home l’autorisation
de fonder un Ordre de Prêcheurs ; mais Lucius III refusa, alléguant leurs
sandales, leurs chapes de moines et la réunion de personnes des deux sexes
dans leurs troupes ambulantes. Ensuite, irrité de leur obstination, il les
anathématisa au concile de Vérone en 1184. Ils refusèrent de renoncer à leur
mission, ou même de se Considérer comme séparés de l’Église. Bien que
condamnés de nouveau, dans un concile tenu à Narbonne, ils consentirent, vers
1190, à accepter les périls d’une discussion dans la cathédrale de Narbonne,
avec Raymond de Daventer comme arbitre. Rien entendu, la sentence leur fut
contraire ; mais ce colloque présenta de l’intérêt en montrant combien ils
s’étaient déjà écartés, à cette époque, de l’orthodoxie catholique. Les six
points sur lesquels porta la discussion étaient les suivants : 1° qu’ils
refusaient obéissance à l’autorité du pape et des prélats ; 2° que tout le
monde, même les laïques, a le droit de prêcher ; 3° que, suivant les apôtres,
Dieu doit être obéi plutôt que l’homme : 4° que les femmes peuvent prêcher ;
5° que les messes, les prières et les aumônes pour les morts ne servent de
rien ; on ajoutait que quelques-uns d’entre eux niaient l’existence du
Purgatoire ; 6° que la prière dite au lit, dans une chambre ou dans une
écurie, est aussi efficace que la prière dite à l’église. Tout cela était, au
premier chef, de la rébellion contre le clergé plutôt que de l’hérésie
proprement dite ; mais nous apprenons, vers la même époque, par le « Docteur
Universel », Alain de l’Isle, qui, à la demande de Lucius III écrivit un
traité pour les réfuter, qu’ils étaient prêts à pousser leurs principes
jusqu’à leurs conséquences extrêmes et qu’ils professaient en outre plusieurs
doctrines qui s’écartaient de l’enseignement catholique. Les
Vaudois pensaient qu’il fallait obéir aux bons prélats, à ceux qui menaient
une vie vraiment apostolique, mais que seuls ces prélats irréprochables
avaient le droit de lier et de délier. Une pareille doctrine portait un coup
mortel à toute l’organisation de l’Eglise. Si, en effet, c’était le mérite et
non l'ordination qui conférait le pouvoir de consacrer et de bénir, tout
homme menant une vie exemplaire pouvait en faire autant ; et comme les
Vaudois prétendaient tous vivre sans reproche, il en résultait que tous, bien
que laïques, pouvaient exercer toutes les fonctions du sacerdoce. Il en
résultait également que les actes rituels accomplis par de mauvais prêtres
étaient nuis, conclusion que les Vaudois de France hésitèrent d’abord à
admettre, tandis que les Vaudois d’Italie l’acceptèrent sans hésitation.
L’idée que la confession faite à un laïque était aussi efficace que si elle
s'adressait à un prêtre, constituait une atteinte sérieuse au sacrement de la
pénitence, quoique le quatrième concile de Latran n’eût pas encore, à cette
époque, rendu obligatoire la confession sacerdotale ; Alain lui-même concède
qu’en l’absence d’un prêtre la confession faite à un laïque peut suffire. Le
système des indulgences était une autre invention sacerdotale que les Vaudois
rejetaient. Ils professaient trois règles essentielles de moralité, qui
devinrent caractéristiques de leur secte. Tout mensonge est un péché mortel ;
tout serment, même devant un tribunal, est interdit ; l’effusion du sang
humain n’est jamais permise, pas plus à la guerre qu’en exécution de
sentences juridiques. Ce dernier principe impliquait la non-résistance et
réduisait le danger présenté par l’hérésie vaudoise aux inconvénients de
l’influence morale qu’elle pouvait parvenir à exercer, bien plus tard, en
1217, un contemporain bien informé nous assure que les quatre erreurs
principales des Vaudois consistaient à porter des sandales suivant l’exemple
des Apôtres, à prohiber le serment et l'homicide et à enseigner que tout
membre de la Secte, pourvu qu’il portât des sandales, pouvait, en cas de
nécessité, consacrer l’Eucharistie[4]. Tout
cela n’était que l'effet d’un désir naïf et sincère d’obéir aux commandements
du Christ et de faire de l’Évangile un modèle efficace pour la conduite de la
vie quotidienne. Mais si ces principes avaient été universellement adoptés,
ils auraient réduit l’Eglise à la pauvreté des temps apostoliques et auraient
effacé la plupart des différences qui existaient entre les prêtres et les
laïques. Les sectaires étaient inspirés de l’esprit qui fait les véritables
missionnaires ; leur zèle de prosélytes était sans bornes ; ils voyageaient
de pays en pays, enseignant leurs doctrines et trouvant partout un accueil
cordial, particulièrement dans les basses classes, toujours prèles à
embrasser une opinion qui promettait de les affranchir des vices et de la
tyrannie du clergé. On nous dit qu’un des principaux apôtres vaudois portait
avec lui différents costumes, apparaissant tantôt comme un savetier, tantôt
comme un barbier, tantôt encore comme un paysan, et bien que le but de ces
déguisements puisse avoir été d’éluder les poursuites, on peut y voir aussi
l’indication des classes sociales auxquelles s’adressait de préférence la
propagande des Vaudois. Les Pauvres
de Lyon se multiplièrent avec une rapidité incroyable à travers toute
l’Europe ; l'Église commença à s'alarmer sérieusement, et non sans raison,
car un ancien document de la secte prétend que du temps de Waldo, ou
immédiatement après, les conciles des Vaudois réunissaient, en moyenne, 700
membres présents. Peu de
temps après le colloque de Narbonne, en 1194, le signal de la persécution fut
donné par Alphonse II d'Aragon ; l'édit qu'il publia à ce propos est
mémorable, comme le premier exemple, dans le monde moderne, d’une législation
séculière contre l'hérésie (si l’on excepte les Assises de Clarendon). Les
Vaudois et tous les autres hérétiques condamnés par l’Église sont considérés
comme ennemis publics et sommés d’évacuer les domaines du prince au plus tard
le lendemain de la Toussaint. Toute personne qui les recevra chez elle, qui
écoutera leurs prédications, qui leur donnera à manger, sera passible des
peines portées contre la trahison, impliquant la confiscation de tous les
biens. Ce décret doit être publié tous les dimanches par tous les prêtres ;
tous les officiers de l’État doivent en assurer l’exécution. Tout hérétique
qui ne serait pas parti trois jours après le terme fixé par la loi, pouvait
être dépouillé par le premier venu ; toute injure qu’on lui infligerait, sauf
la mutilation et la mort, serait considérée non comme un délit, mais comme un
titre â la faveur royale. L’atrocité décès stipulations, qui mettaient
l’hérétique hors la loi, le condamnaient sans l’entendre et l’exposaient sans
procès à la cupidité et â la malignité du premier venu, fut encore dépassée,
trois ans après, par Pierre II, fils d’Alphonse. Dans un concile national
tenu à Gérone, en 1197, il renouvela la législation de son père, en ajoutant,
pour les hérétiques endurcis, la peine du bûcher. Si un noble refusait
d’expulser de ses terres ces ennemis de l’Église, ordre était donné aux
fonctionnaires et au peuple du diocèse d'aller le saisir dans le château
féodal, sans qu’ils pussent encourir aucune responsabilité pour les dommages
commis. Tout individu qui refuserait de se joindre à l’expédition serait
passible d'une amende de vingt pièces d’or. Enfin, tous les fonctionnaires
devaient, dans les huit jours, se présenter devant l’évêque ou son
représentant et jurer de faire observer la nouvelle loi. Le
caractère de cette législation révèle l’esprit dans lequel l’Eglise et l’Etat
se préparaient à faire face au mouvement intellectuel de cette époque. Quelques
inoffensifs que pussent paraître les Vaudois, on les regardait comme des
ennemis très dangereux, qui devaient être persécutés sans merci. Dans le midi
de la France, ils allaient être exterminés en même temps que les Albigeois,
bien que l'on reconnût clairement la différence entre ces deux sectes. Les
documents de l’Inquisition mentionnent constamment l’Hérésie et le
Waldésianisme, désignant par le premier de ces termes le Catharisme comme
l’hérésie par excellence. Les Vaudois eux-mêmes considéraient les Cathares
comme des hérétiques qui devaient être combattus par la persuasion, bien que
la persécution qu’ils enduraient en commun les obligeât souvent à s'associer. Dans
une secte répandue sur de si vastes territoires, de l’Aragon à la Bohême, qui
comprenait surtout des pauvres et des illettrés, il était inévitable qu’il se
produisit des divergences d’organisation et de doctrine et que le
développement indépendant des communautés poursuivit une marche inégale. Les
travaux de Dieckhoff, de Herzog el surtout de Montet oui prouvé de nos jours
que les premiers Vaudois n’étaient nullement des Protestants au sens moderne
du mot et que, eu dépit des persécutions, beaucoup d’entre eux continuèrent A
se regarder comme des membres de l’Eglise romaine, avec une persistance
attestant la réalité des abus qui les conduisirent d’abord au schisme, puis à
l’hérésie. Chez d’autres, cependant, l’esprit de révolte mûrit beaucoup plus
vite et c’est pourquoi il nous est impossible, vu les limites qui nous sont
imposées, de présenter un tableau précis et complet d’une doctrine qui
différait si notablement suivant les époques et les lieux. Par
exemple, dès le XIIIe siècle, un inquisiteur expérimenté, rédigeant des
instructions pour l’examen des Vaudois, admet qu'ils ne croient point à la présence
du corps et du sang du Christ dans l’Eucharistie ; en 1332, nous apprenons en
effet que cette incrédulité était professée par les Vaudois de Savoie. Mais,
précisément à cette même époque, Bernard Gui nous assure que les Vaudois
croyaient à la transsubstantiation et M. Montet a prouvé, par l’étude de
leurs écrits successifs, qu’ils ont, en effet, changé d’opinion à cet égard.
L’inquisiteur qui brûla les Vaudois 83 de Cologne en 1392 dit qu’ils niaient
la transsubstantiation, mais ajoutaient que si ce miracle était possible, il
ne se produirait certainement pas aux mains d’un prêtre indigne. Même flottement
dans leurs doctrines sur le Purgatoire, sur l’intercession des Saints, sur
l'invocation de la Vierge, etc. L’anti-sacerdotalisme, qui caractérisait cette
secte à son origine, tendit naturellement, en se développant, à supprimer
tous les médiateurs interposés par l’Église entre Dieu et l’homme, bien que
ce progrès n’ait nullement été uniforme. Ainsi les Vaudois qu’on brûla à
Strasbourg en 1212 rejetaient toute distinction entre le clergé et les
laïques. En revanche, les communautés lombardes, vers la même époque,
élisaient des ministres soit à vie, soit pour un temps. Vaudois français et
lombards admettaient, à cette époque, que l’Eucharistie ne pouvait être
administrée que par un prêtre ayant reçu l’ordination, bien qu’ils fussent en
désaccord sur la question de savoir s’il était indispensable qu’il ne fût pas
en état de péché mortel. Bernard Gui mentionne trois ordres parmi les Vaudois
— diacres, prêtres et évêques ; M. Montet a découvert dans un manuscrit de
1404 une formule d’ordination vaudoise ; et quand l'Union des Frères de
Bohême lut organisée en 1467, elle eut recours à l’évêque vaudois Etienne
pour consacrer ses premiers évêques. Toutefois, les tendances anti-sacerdotales
devinrent si fortes que la différence entre prêtres et laïques s’effaça dans
une grande mesure et que le « pouvoir des clefs » fut complètement rejeté.
Vers 1400, la Nobla Leyczon déclare que tous les papes, cardinaux, évêques et
abbés, depuis l’époque de Saint-Sylvestre, n’étaient pas en état de remettre
un seul péché mortel, parce que le pouvoir du pardon n’appartient qu’à Dieu.
Une fois que l'âme du fidèle était censée converser directement avec Dieu,
tout le mécanisme des indulgences et des soi-disant œuvres pies était
supprimé d'un coup. Il est vrai que la foi sans les œuvres est vaine ; mais
les bonnes œuvres, disaient les Vaudois, étaient la piété, le repentir, la
charité et la justice, non des pèlerinages, des exercices purement formels,
des fondations d’églises et des honneurs rendus aux saints[5]. Le
système vaudois créait ainsi une organisation ecclésiastique très simple et
tendant à se simplifier encore. La distinction entre les clercs et les
laïques était réduite au minimum. Le laïque pouvait recevoir des confessions,
baptiser et prêcher. Dans quelques communautés on voyait, le jeudi saint,
chaque chef de famille administrer la communion, consacrant les éléments et
les distribuant lui-même. Il y avait cependant un clergé organisé, dont les
membres, connus sous le nom de Parfaits ou de Majorâtes, enseignaient les
fidèles et convertissaient les incroyants. Ils renonçaient à toute propriété
et se séparaient de leurs femmes ; d’autres avaient observé, depuis leur
jeunesse, la plus stricte chasteté. Ces prêtres parcouraient le pays en
recevant des confessions, en recrutant îles adeptes ; ils étaient entretenus
par les contributions volontaires des travailleurs. Les Vaudois de Poméranie
croyaient que tous les sept ans deux de leurs prêtres étaient transportés à
la porte du Paradis pour y prendre connaissance de la sagesse divine. Une
différence bien marquée entre eux et les laïques consistait en ce que, dans
les procès de l'Inquisition, ces derniers étaient autorisés à céder à la
contrainte et à prêter serment, tandis que les Parfaits devaient mourir plutôt
que d’enfreindre le précepte qui leur interdisait de jurer. Les inquisiteurs,
tout en se plaignant de l’astuce avec laquelle les hérétiques déjouaient
leurs interrogatoires, reconnaissaient cependant que tous paraissaient plus
désireux de sauver leurs parents et leurs amis que de se sauver eux-mêmes. Avec
cette tendance à restaurer la simplicité évangélique, l’enseignement
religieux des Vaudois devait être surtout moral. Un malheureux, traduit
devant l’Inquisition de Toulouse et à qui l’on demandait ce que ses maîtres
lui avaient appris, répondit « qu’il ne devait jamais ni faire ni dire ce qui
était mal, qu’il ne devait pas faire aux autres ce qu’il ne voulait pas qu’on
lui fit à lui-même, qu’il ne devait ni mentir ni jurer » — formule simple,
assurément, mais qui laisse peu à désirer dans la pratique. Une réponse
analogue fut faite au moine célestin Pierre dans sa campagne inquisitoriale
parmi les Vaudois de Poméranie en 1394. Une
église persécutée est presque nécessairement une église pure et les hommes
qui, pendant ces longs et tristes siècles, étaient réduits à se cacher, avec
le bûcher sans cesse en perspective, pour répandre ce qu’ils croyaient être
les vérités de l’enseignement de Jésus, n’étaient pas capables de souiller
leur haute et sainte mission par les vices ignobles que certains fanatiques
leur attribuèrent. A la vérité, les persécuteurs attitrés des Vaudois ont
toujours reconnu que leur conduite apparente était digne d’éloges et plus
d’un parmi eux a déploré le contraste qu’offrait la vie pure des hérétiques
comparée à l’existence scandaleuse du clergé orthodoxe. Un inquisiteur qui
les a bien connus les décrit comme il suit : « Ces hérétiques se distinguent
par leurs mœurs et par leur langage, car ils sont modestes et tempérés. Ils
ne tirent aucune vanité de leurs vêtements, qui ne sont ni luxueux ni sales.
Ils ne s’engagent pas dans le commerce, de peur d’être obligés de mentir et
de se parjurer, mais vivent de leur travail comme des ouvriers. Ceux qui les
enseignent sont des savetiers. Ils n’accumulent pas les richesses, mais se
contentent du nécessaire. Ils n'abusent ni de la nourriture ni de la boisson.
Ils ne fréquentent ni les tavernes, ni les bals, ni les autres lieux de
vanité. Ils savent contenir leur colère. On les trouve toujours au travail ;
comme ils apprennent et enseignent tour à tour, ils ont peu de temps pour
prier. On les reconnaît encore à la précision et à la modération de leur
langage ; ils évitent les plaisanteries, les calomnies, les propos
licencieux, les mensonges et les jurons. Ils ne disent même pas vere
ou certe, considérant que ces affirmations équivalent à des serments.
» Tel est le témoignage officiel, en présence duquel nous pouvons vraiment
repousser sans examen les histoires qu’on mit en circulation parmi le bas
peuple pour l’exciter 4 la haine des Vaudois. On les accusait d’abominations
sexuelles, alors que le seul reproche de ce genre qu’on pût leur faire était
d’exagérer l’ascétisme, comme cela était ordinaire parmi les premiers
chrétiens. Les Vaudois soutenaient, en effet, que le commerce sexuel, même
dans le mariage, n’était légitime que s’il avait pour but la procréation. Un
inquisiteur déclare qu’il ne croit pas aux accusations d’horribles débauches
lancées contre les Vaudois ; car, dit-il, il n’a jamais pu recueillir un
témoignage digne de foi à ce sujet. On ne voit non plus rien de 86 pareil
dans les procédures dirigées contre les hérétiques, jusqu’à ce que, au xiv e
et au xv e siècles, les inquisiteurs de Piémont et de Provence trouvèrent
avantageux pour leur cause d’extorquer à leurs malheureuses victimes des
confessions alléguant des vices monstrueux[6]. On leur
reprochait aussi de dissimuler hypocritement leurs croyances en se montrant
exacts à suivre la messe et à se confesser ; mais cela n’est-il pas bien
excusable de la part de gens qui se sentaient épiés et traqués et qui, dans
les premiers temps du moins, n’avaient pas d’autres moyens de recevoir les
sacrements qu’ils considéraient comme essentiels à leur salut ? On les
tournait en ridicule à cause de l’humilité de leur existence ; c’étaient, en
effet, des paysans, des ouvriers, de ces gens pauvres et méprisés dont
l’Église se préoccupait fort peu, sinon pour leur soutirer de l’argent quand
ils étaient orthodoxes elles brûler quand ils ne l’étaient pas. Mais le
crime par excellence des Vaudois était leur amour et leur respect de
l’Écriture sainte, joints au zèle ardent avec lequel ils faisaient des
prosélytes. L’inquisiteur de Passau nous apprend qu’ils possédaient des
traductions complètes de la Bible en langue vulgaire, que l’Église essaya
vainement de supprimer et qu’ils étudiaient avec une assiduité incroyable.
Cet inquisiteur connaissait un paysan qui pouvait réciter sans changer un mot
tout le Livre de Job ; beaucoup de Vaudois savaient par cœur le Mou veau
Testament, et, malgré leur simplicité, étaient de redoutables adversaires
dans les disputes. En ce qui touche leur esprit de prosélytisme, il raconte
l’histoire d’un Vaudois qui, par une froide nuit d'hiver, traversa à la nage
la rivière Ips dans l’espoir de convertir un catholique. Tous, hommes et
femmes, jeunes et vieux, s’occupaient sans cesse d’apprendre et d’enseigner.
Après une dure journée de labeur, ils passaient la nuit à s'instruire ; ils
ne craignaient pas de pénétrer dans les lazarets pour porter le salut aux
lépreux ; un disciple, après dix jours d’étude, cherchait déjà lui-même un
disciple à instruire. « Apprenez, disaient-ils, un seul mot par jour et, au
bout de l’année, vous en saurez trois cents et atteindrez votre but. »
Assurément, si jamais il exista un peuple craignant Dieu, ce furent ces
infortunés mis au ban par l’État et par l’Église, dont les mots de passe
étaient les suivants : « Ce dit saint Pol, Ne mentir, » « Ce dit
saint Jacques, Ne jurer, » « Ce dit saint Pierre, Ne rendre mal pour
mal, mais biens contraires. » La Nobla Leycson n'en dit guère
plus, à cet égard, que les inquisiteurs eux-mêmes, quand elle déclare que le
signe par lequel un Vaudois était désigné à la mort, n’était autre que son
amour de Jésus et son zèle à suivre les commandements de Dieu. Il est
de fait qu’au milieu de la licence universelle du moyen âge la vertu
ascétique était aisément regardée comme un indice d’hérésie. Vers 1220, un
clerc de Spire, que son austérité poussa plus tard dans l’Ordre des
Franciscains, faillit être brûlé comme hérétique parce que sa prédication
avait poussé certaines femmes à sacrifier leurs ornements de toilette et à se
vouer à une vie d’humilité ; il fallut, pour le sauver, l’intervention
de Conrad, qui fut plus tard évêque de Hildesheim. La
profonde conviction des Vaudois se manifeste par l’enthousiasme avec lequel
des milliers d’entre eux acceptèrent gaiement la prison, la torturé et le
bûcher, plutôt que de revenir à une religion qu’ils considéraient comme
corrompue. Au cours de mes recherches, j’ai rencontré un cas de 1820, celui
d’une pauvre femme de Damiers qui se soumit ô l’horrible sentence portée
contre les hérétiques, simplement parce qu’elle ne voulait pas prêter
serment. A toutes les interrogations portant sur les articles de foi, elle
répondit avec une orthodoxie parfaite ; mais quand on lui offrit la vie sauve
si elle consentait à jurer sur les Évangiles, elle refusa de charger son âme
d’un péché et se laissa condamner pour hérésie. Les diverses sectes anti-sacerdotales étaient loin d’être d’accord ; mais à côté de celles dont nous venons de nous occuper, les autres ont trop peu d’importance et sont trop peu connues pour nous retenir. Les Passagii ou Circumeisi étaient des chrétiens judaïsants, qui essayèrent d’échapper à la domination de Home en recourant à l’Ancienne Loi et en niant l’égalité du Christ et de Dieu. Les Joseppini étaient encore plus obscurs et leurs erreurs paraissent surtout avoir consisté en excès d’ascétisme et en aberrations sexuelles. Les Siscidentes étaient virtuellement identiques aux Vaudois, la seule différence consistant dans le mode d’administration de l'Eucharistie. Les Ordibarii ou Ortlibenses, disciples d’Ortlieb de Strasbourg, qui florissait vers 1216, étaient aussi apparentés de près aux Vaudois, mais professaient des erreurs de doctrine sur lesquelles nous aurons a revenir. Les Runcarii paraissent avoir été les intermédiaires entre les Pauvres de Lyon et les Albigeois ou Manichéens ; l’existence de cette secte résultait presque nécessairement du besoin d’établir un lien entre les intérêts communs et les souffrances communes des deux principales branches de l’hérésie[7]. |
[1]
Saige, Les Juifs du Languedoc, P. I, ch. II ; P. II, ch. II (Paris,
1881) Dans la dernière partie du XIIe siècle, Benjamin de Tudèle décrit avec
admiration le bien-être et la culture intellectuelle des Juifs dans les villes
de Languedoc qu'il a traversées. Il dit de Narbonne que c’est le porte-étendard
de la Loi, d'ou la Loi se répand vers tous les pays ; là sont les sages, les
hommes illustres et admirables, dont le premier est Kalonimus, fils du grand et
vénérable Théodose, de bienheureuse mémoire, descendu en ligne directe de
David. Il tient de grandes propriétés des princes du pays et ne craint
personne. (Benj. Tudelens. It n. Montano interprete, Antverp. 1575, p.
14). Les mêmes causes agissaient en Espagne, ou les fidèles se plaignaient
qu’on ne leur permit pas de persécuter les Juifs (Lucie Tudens. De altera
vita, lib. III, cap. 3). Le travail des missionnaires parmi les esclaves
des Juifs était très coûteux, parce que l’évêque du diocèse devait payer au
maître un prix exagéré pour chaque esclave converti au Christianisme et ainsi
rendu à la liberté (on sait que les Juifs ne pouvaient avoir d’esclaves
chrétiens). Ils étaient aussi affranchis de la taxe oppressive de la dune
(Innocent. III, Regest. VIII, 150 ; IX, 150). Jusque vers la fin du
XIIIe siècle, nous trouvons encore des Juifs propriétaires dans le Languedoc.
Voir Mss. Bibl. Nat. Coll. Doat, t. XXXVII, fol. 20, 140, 148, 149, 151, 152.
Pour l'indépendance des communes, voir l’éd. de Guill.
de Tudèle par Fauriel, Introd., p. LV et suiv. et Mazure et Hatoulet, Fors
de Béarn, p. XLIII.
[2]
Le nom des Pauvres de Lyon fut également oublié, témoin la remarque
d'Andréas, « que la pauvreté n'est pas un crime en elle-même ».
Les différences entre Vaudois français et italiens sont
marquées dans une lettre de ces derniers à leurs frères allemands, à la suite
d’une conférence tenue à Bergame en 1218. Elle a été découverte par Wilh.
Preger dans la Bibliothèque Royale de Munich et publiée dans ses Beitraege
zur Gesch. der Waldesier im Mittetalter, Munich, 1875.
[3]
Je crois que personne ne défend plus aujourd'hui la prétention des Vaudois, qui
disaient descendre de la primitive Eglise par l’intermédiaire des Léonistes et
de Claude de Turin. Voir Ed. Montet, Hist. litt. des Vaudois, Paris, 1885, p.
32 ; Prof. Emil. Comba, in Riv. Christ, juin 1882, p. 200-206, et Riforma
in Italia, I, 233. — Bernard Gui (Pradien, Mss. Bib. Nat. Coll. Doat, t.
XXX, 185 sq.), suivant Richard de Cluny et Etienne de Bourbon, place les débuts
de P. Waldo en 1170 ; le Canon de Laon donne la daté de 1173.
On ne sait ni où ni quand mourut Waldo. Ses disciples
français vénérèrent sa mémoire et celle de son auxiliaire Vivet, affirmant,
comme un point de doctrine, qu'ils étaient en Paradis ; la branche lombarde de
la secte se contentait d'admettre qu’ils pouvaient être parmi les élus s’ils
avaient fait leur paix avec Dieu avant de mourir ; cette différence de vues
risqua de produire un schisme à la conférence de Bergame en 1218 (W. Preger, Beitr.
zur Gesch. der Wald. p. 58).
La littérature des Vaudois garda longtemps, sous 1
influence de Waldo, le goût des suites de sentences empruntées aux Pères.
L’exégèse de ces sentences et des citations bibliques y manque complètement
d’originalité. Ainsi le verset du Cantique des Cantiques (II, 15) : «
Prenez-nous les renards, les petits renards qui gâtent les vignes » était
communément expliqué au moyen âge par l’assimilation des renards aux hérétiques
et des vignes à l'Eglise. Dans les bulles papales exhortant l’Inquisition à
redoubler d’activité, les hérétiques sont souvent qualifiés de renards qui
ravagent les vignes du Seigneur. Or, loin de chercher autre chose, les Vaudois
ont docilement répété la même interprétation (Montet, op. laud. p. 66).
[4]
En 1321, un homme et une femme furent amenés devant l’Inquisition de Toulouse
et refusèrent l'un et l'autre de prêter serment ; ils donnèrent comme motif,
non seulement que le serinent était un péché par lui-même, mais que l'homme, en
le prêtant risquerait de tomber malade et la femme de faire une fausse couche
(Lib. Sent. Inq. Tolosan. ed. Limborch, p. 289).
Au cours de la persécution des Vaudois du Piémont vers
la fin du XIVe siècle, une des questions posées par les Inquisiteurs concernait
la croyance à la validité des sacrements administrés par les mauvais prêtres. —
Processus contra Valdenses (Archivio Storico Italiano, 1805, n° 39, p.
48).
[5]
Toutefois, il était impossible de résister à la contagion de la superstition.
Les Vaudois poméraniens, en 1394, croyaient que si un homme mourait moins d’un
an après s’être confessé et avoir été absous, il allait directement au ciel. Le
seul fait de converser avec un ministre sauvait de la damnation pour une année.
On connaît même un cas d’un legs de huit marcs destinés à des prières pour un
mort. — Wattenbach, Sitzwigsber. der Preuss. Akad. 1886, p. 51, 52.
[6]
Même encore à la fin du XIVe siècle, dans les procédures inquisitoriales du
célestin Pierre, qui s’étendirent de la Styrie à la Poméranie, il n’y aucune
allusion à des pratiques immorales (Preger, Beitraege, p. 68-72 ;
Wattenbach, ubi supra). — Pour les tendances ascétiques des Vaudois, qui
reconnaissaient les vœux de chasteté et considéraient comme un inceste la
séduction d’une nonne, voir Montet, p. 97, 108-110. Pour le mérite du jeûne,
voir ibid., p. 99.
[7]
M. Ch. Molinier, dans un savant travail (Mém. de l’Acad. de Toulouse,
1868), a passé en revue toutes nos informations concernant les Passagii et a
conclu qu’ils formaient une secte des Cathares.