HISTOIRE DE L'INQUISITION AU MOYEN-ÂGE

TOME PREMIER — ORIGINES ET PROCÉDURE DE L’INQUISITION

 

CHAPITRE PREMIER. — L'ÉGLISE.

 

 

Vers la fin du XIIe siècle, l’Église se trouvait menacée d’une crise dangereuse. Pourtant, les événements des cent cinquante dernières années l’avaient rendue maîtresse du inonde chrétien. L’Histoire ne connaît pas d’exemple d’un triomphe plus complet de l’intelligence sur la force brutale. A une époque de troubles et de batailles, les fiers guerriers durent s’incliner devant des prêtres qui ne disposaient d’aucune force matérielle et dont le pouvoir n’était fondé que sur les consciences. Mais cet empire était absolu. Le salut de tout chrétien dépendait de son obéissance à l’Eglise, de son empressement à prendre les armes pour la défendre. Dans des siècles où la foi était un facteur déterminant de la conduite des hommes, cette croyance donna naissance à un despotisme spirituel qui mit toutes choses à la disposition de ceux qui l’exerçaient.

Ce résultat n’avait pu être obtenu que par une organisation centralisée, qui s’était graduellement développée dans la hiérarchie ecclésiastique. L’ancienne indépendance de l’épiscopat n’existait plus. La suprématie du siège de Rome s’était affirmée, toujours plus exigeante et plus forte, au point d’englober la juridiction universelle, de ployer toutes les volontés d'évêques sous ses désirs. Juste ou injuste, raisonnable ou non, l’ordre du pape devait être obéi, car il n’y avait pas d’appel contre le représentant de saint Pierre.

Dans une sphère plus étroite et toujours sujet au pape, l’évêque disposait d’une autorité qui, du moins en théorie, était également absolue. L’humble ministre de l’autel était l’instrument par lequel les décrets du pape et de l’évêque étaient mis en vigueur parmi le peuple ; car le sort de tous les hommes relevait de ceux qui pouvaient administrer ou refuser les sacrements.

Ainsi responsable de la destinée du genre humain, l’Église devait posséder les pouvoirs et l’organisation nécessaires à l'accomplissement d’une tâche aussi haute. Pour la règle intérieure des consciences, elle avait institué la confession auriculaire qui, à l’époque où nous sommes, était devenue l’apanage presque exclusif du sacerdoce. Quand cela ne suffisait pas pour maintenir le fidèle dans la bonne voie, l’Église pouvait recourir à ces tribunaux spirituels qui s’étaient formés autour de chaque siège épiscopal, avec une juridiction mal définie et susceptible d’une extension presque illimitée. En dehors de la surveillance des affaires de foi et de discipline, de mariage, d’héritage et d’usure, qui leur appartenaient de par le consentement général, il y avait relativement peu de questions humaines qui n’impliquassent pas quelque cas de conscience et, par suite, l’intervention d’une autorité spirituelle — d’autant plus que les contrats étaient généralement confirmés par des serments.

L’hygiène des âmes nécessitait une enquête perpétuelle touchant les aberrations, réelles ou seulement possibles, de chaque brebis du troupeau. On conçoit l’influence énorme qu’assurait à l’Église la possibilité d’intervenir dans toutes les affaires privées.

Non seulement le plus humble prêtre disposait d’un pouvoir surnaturel qui l’élevait au-dessus du niveau de l’humanité, mais sa personne et ses biens étaient également inviolables. Quelques crimes qu’il eût commis, la justice séculière ne pouvait en connaître, le bras séculier ne pouvait le saisir. L’ecclésiastique n’était justiciable que des tribunaux de son ordre, qui ne pouvaient pas prononcer de peine capitale. Il était d’ailleurs toujours possible d’en appeler de leur jugement à la juridiction suprême de Rome et ce droit d’appel équivalait trop souvent à l’immunité.

Le même privilège protégeait la propriété ecclésiastique, dont la piété de générations successives avait enrichi l’Église et qui s’étendait sur une bonne partie des terres les plus fertiles de l’Europe. En outre, les droits seigneuriaux attachés à ces domaines impliquaient souvent une juridiction temporelle très étendue, qui conférait à leurs usufruitiers les droits sur les personnes dont les seigneurs féodaux étaient investis. L’abîme entre le monde laïque et le clergé fut encore élargi par l’obligation absolue du célibat imposée à tous les ministres de l’autel. Remis en honneur vers le milieu du xie siècle et rendu obligatoire après une lutte obstinée de cent ans, le célibat des prêtres les séparait nettement du reste du peuple, conservait intactes le*s vastes propriétés de l’Église et mettait à son service une armée innombrable dont les aspirations et l'ambition ne visaient pas au-delà. L’homme qui entrait au service de l’Église n’était plus un citoyen. Il était affranchi des soucis et des liens de la famille. L’Église était pour lui une nouvelle patrie, dont les intérêts se confondaient avec les siens. En échange de ce qu’ils abandonnaient, tous les serviteurs de l’Église étaient assurés du lendemain et affranchis de toute préoccupation matérielle, pourvu qu’ils restassent dans l’obéissance.

En outre, l’Église était la seule carrière ouverte aux hommes de toute situation et de tout rang. Dans la société partagée en classes par le système féodal, l’avancement, le passage d’une classe à l’autre était presque impossible. Dans l’Église, au con- traire, si l’avantage de la naissance pouvait faciliter l’accès aux limites fonctions, le talent et l’énergie trouvaient aussi leur récompense en dépit de l’humilité de l’origine. Les papes Urbain II et Adrien IV étaient de naissance très obscure ; Alexandre V avait ôté mendiant ; Grégoire VII était le fils d’un charpentier, Benoit XII d'un boulanger, Nicolas V d’un pauvre médecin, Sixte IV d’un paysan, Urbain IV et Jean XXII de savetiers, Benoit XI et Sixte V de bergers. En fait, les annales de la hiérarchie ecclésiastique sont remplies de noms de personnages qui, partis des rangs les plus humbles de la société, se sont élevés aux situations les plus hautes.

Ainsi l’Église se rajeunissait sans cesse par l’afflux d’un sang nouveau. Alors que les couronnes et les sceptres devenaient souvent le partage d’hommes incapables, faibles cl dégénérés, l’Église enrôlait à son service l’inépuisable trésor de vigueur de ceux auxquels aucune autre sphère d’activité n’était ouverte. Le caractère du sacerdoce était indélébile ; les vœux que le prêtre avait prononcés étaient perpétuels ; le moine, une fois admis dans un cloître, ne pouvait abandonner son Ordre que pour entrer dans un Ordre plus sévère. Ainsi l’Église mili- tante était comme une armée campée sur la terre chrétienne, avec des avant-postes partout, soumise à la discipline la plus efficace, combattant pour le même idéal, chaque soldat étant comme cuirassé d’inviolabilité et muni des armes redoutables qui frappaient non les corps, mais les âmes. Que ne pouvait faire, que ne pouvait oser le général en chef d’une telle armée, dont les ordres étaient accueillis comme des oracles de Dieu, depuis le Portugal jusqu’en Palestine, de Sicile en Islande ?

« Les princes, dit Jean do Salisbury, tiennent leur pouvoir de l’Église et sont les serviteurs du sacerdoce. »

« Le dernier des prêtres vaut mieux qu’aucun roi », s’écrie Honorius d’Autun ; « princes et peuples sont sujets du clergé, dont l’éclat dépasse le leur comme l’éclat du soleil l’emporte sur celui de la lune. » Le pape Innocent III déclarait, à son tour, que le pouvoir sacerdotal était supérieur au pouvoir séculier comme l’Ame d’un homme l’est à son corps, cl il résumait la haute estime où il tenait sa propre dignité en se proclamant lui-même le Vicaire du Christ, l’Oint du Seigneur, placé à mi-chemin entre Dieu et l’homme, moindre que Dieu mais plus grand que l’homme, « celui qui les juge tous et n’est jugé par aucun ».

Les docteurs du moyen-âge ont universellement enseigné que le pape régnait en souverain sur toute la terre, sur les païens et les infidèles aussi bien que sur les chrétiens. Bien que le pouvoir ainsi fièrement revendiqué n’ait pas laissé de causer bien des maux, ce n’en a pas moins été un bonheur pour l’humanité qu’il ait existé, à cette rude époque, une force morale que ne conféraient ni la naissance, ni la valeur guerrière, qui pût rappeler à l’obéissance des lois divines les rois et les nobles, même quand ce rappel sortait de la bouche d’un fils de paysan. Ainsi l’on vit le pape Urbain II. Français de très humble origine, oser excommunier son roi Philippe Ier pour crime d’adultère, faisant ainsi prévaloir l’ordre moral et la justice éternelle, à une époque où tout semblait licite au pouvoir absolu.

Toutefois, en affirmant ainsi sa domination, l’Église avait dû consentir bien des sacrifices. Au cours de la lutte qui consacra la suprématie du pouvoir spirituel sur le temporel, les vertus chrétiennes d’humilité, de charité et d’abnégation avaient, en grande partie, disparu. Les populations n’étaient plus attirées par ce qu’il y a de gracieux et d’aimable dans le christianisme ; leur soumission était achetée par la promesse du salut, prix de la foi et de l’obéissance, ou imposée soit par la menace de la perdition, soit par la crainte plus immédiate de la persécution. Si l’Église, en s’isolant complètement de la société laïque, s’était assuré les services d’une milice entièrement dévouée à sa cause, elle avait, d’autre part, donné naissance à un antagonisme entre le peuple et elle. Dans la pratique, il n’était plus vrai que l’ensemble des chrétiens constituât l’Église ; cet ensemble était divisé en deux classes essentiellement distinctes, les bergers et les brebis ; et les brebis en arrivaient souvent à penser, non sans quelque raison, qu'on ne veillait sur elles que pour les mieux tondre.

Les avantages temporels promis à l’ambition des hommes par la carrière ecclésiastique attiraient dans les rangs de l’Église bien des gens habiles, dont les desseins étaient tout autres que spirituels. On se préoccupait moins du salut des âmes que des immunités de l’Église, de ses privilèges et de l’accroissement, de son domaine temporel. Les places les plus hautes étaient généralement occupées par des hommes plus épris des biens du monde que des humbles vertus du chrétien.

Tout cela était inévitable dans l’état de la société aux premiers siècles du moyen-âge. Il aurait fallu des anges pour exercer d’une manière irréprochable l'effroyable autorité revendiquée et acquise par l’Église. L’avancement, dans la carrière sacerdotale, était réglé par des habitudes qui provoquaient et favorisaient le manque de scrupules. Pour comprendre les causes qui poussèrent des populations nombreuses vers le schisme et l’hérésie, d’où résultèrent des guerres, des persécutions et l’établissement de l’Inquisition, il est nécessaire de jeter un regard sur les hommes qui représentaient l’Église devant le peuple et sur l’usage qu’ils faisaient, en bien ou en mal, du despotisme spirituel qui avait fini par s’établir à leur profit. Entre des mains sages et pieuses, ce despotisme aurait pu singulièrement relever l’état moral et matériel de la civilisation européenne ; entre les mains de prêtres égoïstes ou dépravés, il pouvait devenir, et il devint en effet, l’instrument d’une oppression universelle qui poussa des nations entières au désespoir.

En ce qui concerne le mode d’élection à l’épiscopat, on ne peut pas dire qu’il fut à celte époque définitivement établi sur des règles invariables. En théorie, on s’en tenait â l’ancienne forme d’élection par le clergé, avec l’acquiescement du peuple du diocèse ; mais, dans la pratique, le corps électoral était formé par les chanoines des cathédrales, alors que la confirmation nécessaire du roi, du seigneur féodal à demi indépendant et du pape faisait souvent de l’élection une formalité vide, où le pouvoir du roi ou du pape l’emportait suivant les circonstances. De plus en plus, les candidats évincés en appelaient à Home comme à un tribunal suprême ; de la sorte, l’influence du Saint-Siège s’accrut à tel point qu’en bien des cas c’est lui seul qui faisait les élections.

Au concile de Latran en 1139, Innocent II appliqua le système féodal à l’Église en déclarant que toutes les dignités ecclésiastiques étaient reçues et tenues comme des fiefs des papes. Mais, à quelque règle qu’on se conformât, on ne pouvait évidemment obtenir que les élus valussent mieux que la moyenne des électeurs. Lorsque les cardinaux entraient au conclave, ils devaient jurer en ces termes : « J’atteste Dieu que je choisirai celui que je jugerai digne d’être choisi suivant la volonté de Dieu. » Or, ce serment était notoirement inefficace pour assurer l’élection de pontifes dignes de servir comme vicaires de la Divinité. Ainsi, depuis le plus humble prêtre de paroisse jusqu’aux prélats les plus haut placés, tous les grades de' la hiérarchie risquaient d’être occupés par des hommes ambitieux, égoïstes et mondains. Même les amis les plus exigeants de l’Église devaient se déclarer contents quand le pouvoir était attribué aux moins indignes. Pierre Damien, demandant à Grégoire VI de con- 7 Armer l’élection d’un évêque de Fossombrone, reconnaît qu’il devrait subir une pénitence avant d’exercer l’épiscopat, mais il ajoute que dans tout le diocèse il n’y a pas un seul ecclésiastique qui prête à de moindres objections ; tous sont égoïstes, ambitieux, trop avides d’avancement pour songer à s’en rendre dignes, désirant avec ardeur le pouvoir, mais absolument insouciants des devoirs qu’il impose.

Dans ces circonstances, la simonie, avec tous les maux qui l’accompagnent, était presque universelle ; ces maux se faisaient partout sentir, tant sur les électeurs que sur les élus. Au cours de la guerre inutile tentée par Grégoire VII et ses successeurs contre ce vice qui corrompait tout, le nombre des évêques dénoncés est l'indice le plus sûr de la profondeur et de la généralité du mal. Comme le déclarait Innocent III, celte maladie de l’Église ne pouvait être guérie ni par des remèdes adoucissants, ni par le feu ; Pierre Cantor, qui mourut en odeur de sainteté, raconte avec éloges l’histoire d’un certain cardinal Martin qui, officiant à la cour de Rome dans les solennités de Noël, repoussa un cadeau de vingt livres offert par le chancelier papal, par la raison que cet argent était notoirement le produit de la simonie et de la rapine.

Comme une preuve indéniable de la vertu de Pierre, cardinal de Saint-Chrysogone, autrefois évêque de Meaux, on disait qu’il avait, au cours d’une seule élection, refusé de se laisser corrompre au prix de cinq cents marcs d’argent.

Les princes temporels n’étaient pas moins disposés à battre monnaie avec le droit de confirmation qui leur était reconnu. Peu d’entre eux suivaient l’exemple de Philippe Auguste — qui, lorsque l’abbaye de Saint-Denis devint vacante et que le prévôt, l’économe et le cellérier de l’abbaye le sollicitaient secrètement, en lui faisant parvenir chacun un présent de cinq cents livres, se rendit tranquillement A l’abbaye, choisit un simple moine qu’il trouva debout dans un coin, lui conféra la dignité et, par-dessus le marché, les mille cinq cents livres des trois candidats. Le concile de Rouen, en 1050, se plaint amèrement de la coutume pernicieuse en vertu de laquelle des hommes ambitieux accumulent, par tous les moyens possibles, des richesses, afin d’obtenir par-là du prince et de ses courtisans les sièges épiscopaux qu’ils convoitent. Mais le concile dénonce le mal sans proposer de remède.

Il n’avait à s’occuper directement que des ducs de Normandie, mais le roi île France A cette époque, Henri Ier, était notoirement un vendeur d’évêchés. Il avait commencé son règne en interdisant, par un édit, l’achat et la vente de toute promotion sous peine de confiscation de l’argent employé et du bénéfice ; il s’était vanté de ne rien vouloir accepter pour l’exercice de son droit de confirmation, Dieu lui ayant donné sa couronne qratis, et il gourmandait sévèrement ses prélats au sujet de la généralité d’un vice qui dévorait le cœur même de l’Église, -'lais, avec le temps, il se conforma à l’usage établi, comme un seul exemple suffira à le montrer.

Un certain Hélinand, clerc de basse extraction et d’instruction insuffisante, avait trouvé des protecteurs à la cour d’Édouard le Confesseur, où il avait de nombreuses occasions de s’enrichir. Envoyé en mission auprès de Henri, il conclut avec lui un marché en vertu duquel il devait être pourvu du premier évêché vacant, qui se trouva être celui de Laon. Le successeur de Henri, Philippe Ier, était connu comme le plus vénal des hommes ; par une transaction analogue, et à l’aide de l'argent que lui avait procuré l’évêché de Laon, Hélinand acheta le siège de Reims. On pourrait multiplier indéfiniment les exemples de ces scandales, dont on conçoit assez l’influence désastreuse sur la moralité de l’Église.

Même quand l’avancement ecclésiastique n’était pas le prix de cadeaux d’argent, l’effet obtenu était également déplorable. Le népotisme n’était qu’une forme de la corruption. « Si, dit Pierre Cantor, ceux qui ont été promus par l’effet de leurs attaches de famille étaient obligés de se démettre, ce serait une crise effroyable dans l’Église. »

D’autres motifs, plus vils encore, exerçaient sans cesse leur influence. Philippe Ier, en punition de son adultère avec Bertrade d’Anjou, était nominalement privé du droit de confirmer les évêques ; cependant il ne se trouva personne parmi eux pour l’empêcher d’user de ce droit. Vers l’an 1100, l’archevêque de Tours avait mérité les bonnes grâces du roi en paraissant considérer comme nulle l’excommunication qui pesait sur lui ; bientôt après, il réclama une récompense en demandant que le siège vacant d’Orléans fût donné à un jeune homme qu’il aimait. Les vices de ce personnage étaient si notoires (le précédent archevêque de Tours l’avait déjà protégé par les mêmes raisons) qu’on le connaissait sous le nom de Flora et qu’on chantait dans les rues des vers amoureux à son adresse. Les membres du clergé d'Orléans qui faisaient mine de protester furent exilés sous de fausses accusations et les autres, non contents de se soumettre, s’amusèrent du fuit que l’élection avait eu lieu lors de la fête des Innocents :

Eligimus puerum, puerorum festa colentes,

Non nostrum morem, sed regis jussa sequentes[1].

C’est en vain que, dans un pareil milieu, les hommes supérieurs qui apparaissaient de temps en temps— comme Fulbert de Chartres, Hildebert du Mans, Ivon de Chartres, Lanfranc, Anselme, Saint-Bruno, Saint-Bernard, Saint-Norbert, s'efforçaient de rétablir le respect de la religion et de la morale. Le courant contraire était trop fort ; ils ne pouvaient que protester et donner des exemples que bien peu étaient capables de suivre. A cette époque de violence, la voix des humbles avait peu de chance d’être entendue et les dignités allaient à ceux qui excellaient dans L’intrigue, ou dont les tendances guerrières promettaient un appui efficace à leurs églises et à leurs vassaux.

Ce caractère militaire des prélats du moyen âge est un sujet qu’il serait intéressant d’étudier avec détail. Les riches abbayes et les puissants évêchés étaient considérés, en grande partie, comme les apanages des cadets de noble maison. Grâce aux modes d’élection que nous venons d’exposer, les titulaires de ces hautes situations étaient recrutés parmi les hommes d’esprit militaire, plutôt que parmi les adeptes exclusifs de la religion. Lorsque l’excommunication était impuissante à désarmer des vassaux belliqueux ou des voisins envahissants, le bras séculier intervenait, représenté par l’évêque lui-même, et le paysan, soumis au pillage, ne pouvait pas distinguer les ravages du baron féodal de ceux du représentant de Jésus-Christ. Gauthier, évêque de Strasbourg, avait déclaré la guerre à ses bourgeois parce qu’ils refusaient de l’aider à intervenir dans une querelle entre un évêque de Metz et un noble. Comme les bourgeois se laissaient excommunier avec indifférence, l’évêque Gauthier les attaqua vigoureusement ; ils se placèrent alors sous le commandement de Rodolphe de Habsbourg et finirent par battre complètement leur évêque, après une guerre qui désola toute l’Alsace. C’est là même que Rodolphe acquit la réputation qui lui valut plus tard l’élévation au tronc impérial.

Les chroniques de l’époque sont remplies d’incidents analogues. Prélats et barons étaient également turbulents, également mondains, et les barons n’avaient pas plus de scrupules à dévaster les biens de l’Église que les biens séculiers. Le pieux Godefroy de Bouillon, peu de temps avant la croisade qui lui donna le trône de Jérusalem, promena le fer et le feu dans les riches domaines de l'abbaye de Saint-Tron, qui fut réduite à la plus extrême indigence. Le peuple, écrasé par ces conflits, considérait barons et prêtres comme autant d’ennemis ; les prêtres étaient même plus redoutables, puisque leur colère ne menaçait pas seulement les corps, mais les âmes de leurs adversaires. Tel était particulièrement le cas en Allemagne, où les prélats étaient princes en même temps que prêtres et où une grande maison religieuse, comme l’abbaye de Saint-Gall, gouverna au temporel les cantons de Saint-Gall et d’Appenzell jusqu’à ce que ces derniers eussent réussi à secouer le joug au prix d’une guerre longue et désastreuse. L’historien de celte abbaye rappelle avec orgueil les vertus guerrières do plusieurs abbés. Kn parlant d’Ulric III, qui mourut en 1117, il remarque que cet homme, usé par beaucoup de batailles, trouva enfin la paix dans la mort. Tout cela résultait presque nécessairement de la réunion, sur une seule tête, des caractères du seigneur féodal et du prélat chrétien. Bien que les exemples en fussent plus frappants en Allemagne qu’ailleurs, il y en avait partout.

En 1221, les évêques de Coutances, d’Avranches et de Lisieux se retirèrent de l’armée de Louis VIII à Tours, après avoir demandé que le roi établit, par une enquête juridique, si les évêques de Normandie étaient tenus de servir personnellement dans les armées royales ; s’il en était ainsi, ils s’engageaient à revenir et à payer une amende pour leur désertion. En 1225, l’évêque d’Auxerre obtint l’exemption du service militaire pour un an seulement, en alléguant sa mauvaise santé et en payant une indemnité de six cents livres. En 1272 nous voyons des évêques servant sous Philippe le Hardi et, en 1303 et 1301, Philippe le Bel n’eut aucun scrupule à convoquer les évêques et le clergé pour sa campagne de Flandres.

Quand il s’agissait de leurs propres intérêts, les évêques se taisaient moins prier pour tirer l’épée. Gcroch de Reichersperg s’élève violemment contre les prélats belliqueux qui suscitent des guerres injustes, attaquent des villes pacifiques et se délectent à des massacres, n’accordant pas de quartier, ne faisant pas de prisonniers, n’épargnant ni clercs ni laïques et dépensant les revenus de l’Église à l’entretien non des pauvres, mais des soldats.

Un prélat de celte espèce était Lupold, évêque de Worms. Il poussa si loin le mépris de la vie humaine que son frère lui tint ce discours : « Monseigneur l’évêque, nous autres laïques sommes fort scandalisés par votre exemple. Avant de devenir évêque, vous craigniez un peu Dieu, mais maintenant vous ne le craignez plus du tout. « A quoi l’évêque Lupold répondit : « Quand nous serons tous deux en enfer, mon frère, nous changerons de place si vous le désirez. » Pendant les guerres entre les empereurs Philippe et Otton IV, Lupold conduisit ses troupes au secours du premier ; cl lorsque ses soldats hésitaient à piller des églises, il leur disait que c’était bien assez de laisser les ossements des morts eu repos.

On connaît l’histoire de Richard d’Angleterre et de Philippe de Dreux, le belliqueux évêque de Beauvais qui avait montré autant d’habileté que de cruauté à la guerre et qui, fait prison- nier par le comte Jean, se plaignait é Célestin III que sa captivité fût une violation des privilèges ecclésiastiques. Le pape Célestin, après avoir blâmé le goût de l’évêque pour la guerre, intercéda en vue d’obtenir sa libération. Alors le roi Richard envoya au pape la cotte de mailles de l’évêque, avec la question posée dans l'Ecriture à Jacob : « Dites si c’est bien là le vêtement de votre fils » ; à quoi le pontife répondit en retirant sa demande. Peu de temps après, Théodore, marquis de Montferrat, vainquit et prit Aymon, évêque de Verceil. Le cardinal Tagliaferro, légal du pape en Aragon, était alors à Genève ; informé du sacrilège commis par Théodore, il lui écrivit une lettre menaçante ; le 12 marquis répondit dans les mêmes termes que le roi Richard, envoyant en outre à l’évêque l’épée d’Aymon encore tachée de sang. Toutefois, le preux chevalier sentit qu’il ne pouvait pas lutter contre un légat du pape ; non seulement il remit l’évêque en liberté, mais il lui rendit la forteresse qui avait été l'occasion de la guerre. Plus instructif encore est le cas de l’évêque do Vérone, qui, en 1205, fut fait prisonnier à la tête de son armée par les troupes de Manfred de Sicile. Bien que le pape Urbain IV s'occupât alors activement de provoquer la croisade qui devait priver Manfred de sa vie et de son royaume, il eut l’audace de réclamer la mise en liberté de l’évêque, disant à Manfred que s’il craignait encore Dieu, il renverrait immédiatement son prisonnier. Manfred fit une réponse très humble, mais évasive ; alors Clément IV, qui venait d’être nommé pape, sollicita l’intervention de Jaune d’Aragon. Jaime s’interposa si bien que Manfred offrit de libérer l’évêque à la condition qu’il jurât de ne plus porter les armes contre lui. Cette condition même ne lut pas admise sans difficulté. — Lorsque le caractère spirituel servait ainsi uniquement â conférer l’impunité aux actes de violence, on comprend aisément que les prélats fussent peu disposés à s’en abstenir.

Telle était l’impression produite sur leurs contemporains par ces turbulents évêques qu’une croyance devenue générale, parmi les âmes pieuses, voulait qu’aucun prélat ne pût entrer dans le Royaume des Cieux. On racontait partout l’histoire de Geffroi de Péronne, prieur de Clairvaux, qui avait été nommé évêque de Tournai ; comme Saint Bernard et Eugène III l’exhortaient à accepter, il se jeta face contre terre en criant : « Si vous me chassez, je peux devenir un moine vagabond ; mais un évêque, jamais ! » Sur son lit de mort, il promit à un ami de revenir et de le renseigner sur sa condition dans l’autre monde. Il apparut, en effet, à cet ami, pendant que celui-ci priait près de l’autel. Il lui annonça qu'il était parmi les élus ; mais, ajouta-t-il, la Trinité lui avait révélé que s’il avait accepté l’évêché, il aurait été parmi les réprouvés. Pierre de Blois, qui raconte cette histoire, et Pierre Cantor, qui la répète, prouvèrent l'un et l’autre qu’ils y croyaient en refusant avec persistance des évêchés ; peu de temps après, un ecclésiastique parisien déclara qu’il croirait volontiers à tout, sauf qu’un évêque allemand put être sauvé, parce que ces prélats portaient deux glaives, celui de l’esprit et celui de la chair.

Césaire de Heisterbach explique cela par la rareté des hommes dignes de l’épiscopat et l’effrayante multitude des mauvais évêques ; il dit aussi que les tribulations auxquelles ils étaient exposés résultent de ce (pic la main de Dieu n’était pas visible dans leur élévation. Rien ne peut être plus vif que le langage employé par Louis VII dans la description qu’il fait des vices et du luxe des évêques ; il en appelait vainement è Alexandre III, le suppliant de profiler de son triomphe sur Frédéric Barbe- rousse pour opérer la réforme de l’Église.

Les témoignages de ce temps ne laissent aucun doute sur les habitudes de rapine et de violence qui caractérisaient alors les princes de l’Église. Le seul tribunal auquel ils pussent être cités était celui de Rome. Mais il fallait vraiment le courage du désespoir pour y porter plainte contre eux et quand ces plaintes se produisaient, l’impunité était virtuellement acquise aux coupables par la difficulté d’établir les accusations, la longueur de la procédure et la vénalité notoire de la curie romaine.

Lorsqu’un pontife énergique et incorruptible comme Innocent III occupait le trône pontifical, il y avait pour les victimes quelque chance de se faire entendre ; le nombre des procès contre les évêques dont il est question dans ses lettres prouve combien le mal était étendu et enraciné. Pourtant, même sous Innocent III, les délais de procédure, l’évidente hésitation que Rome éprouvait à condamner, étaient autant de motifs pour détourner les accusateurs de démarches qui pouvaient leur être funestes à eux-mêmes.

Ainsi, en 1198, Gérard de Rougemont, archevêque de Besançon, fut accusé par son chapitre do parjure, de simonie et d’inceste. Appelés à Rome, les accusateurs n’osèrent pas soutenir leur plainte, bien qu’ils ne la retirassent point, et le pape Innocent, citant l’exemple de la femme adultère, renvoya l’archevêque en lui conseillant de ne pécher plus. Alors se produisit une longue série de scandales, au point que la religion, dans le diocèse de Besançon, devint pour tous un objet de raillerie. Gérard continua à vivre avec une de ses parentes, l'abbesse de Remiremont, et d’autres concubines, dont l’une était une religieuse et l’autre la fille d’un prêtre ; aucune Église ne pouvait être consacrée, aucun bénéfice ne pouvait être conféré sans le paiement d’une forte somme ; les exactions de l’archevêque réduisaient les membres du clergé à vivre comme des paysans, exposés au mépris de leurs paroissiens ; en revanche, les moines et les religieuses qui pouvaient donner de l’argent à l'archevêque étaient autorisés à quitter leur couvent et à se marier. Enfin, en 1211, un nouvel effort fut tenté contre cet homme. Après plus d’une année, on obtint une sentence qui le soumettait à la purgation canonique, c’est-à-dire qu’il devait trouver deux évêques et trois abbés pour le disculper sous la foi du serment. Des négociations touchant le caractère du serment commencèrent aussitôt et durèrent jusqu’en 1211. Enfin les citoyens, à bout de patience, se soulevèrent et chassèrent l’archevêque, qui se retira dans l’abbaye de Bellevaux, où il mourut en 1225.

Maheu de Lorraine, évêque de Toul, était un prélat de la même espèce. Consacré en 1200, il se montra si rapace que deux ans après, son chapitre demanda au pape Innocent de le déposer, alléguant que Maheu avait déjà réduit de mille livres à trente les revenus du siège épiscopal. Mais il fallut attendre jusqu’en 1210 l’éloignement de l’évêque, qui fut précédé d’une série d’enquêtes et d’appels, entremêlés d’actes de violence. Il était complètement adonné à la débauche et aux plaisirs de la chasse ; sa concubine favorite était sa propre fille, née d’une religieuse d’Epinal. Malgré ses crimes, il conserva un bénéfice de gros rapport, en qualité de grand-prévôt de Saint-Dié. En 1217 il fil assassiner son successeur Renaud de Senlis ; bientôt après, son oncle Thiébault, duc de Lorraine, le rencontra par hasard et le tua sur place. Apparemment, la justice ordinaire était impuissante contre un pareil homme.

Le cas de l’évêque de Vence n’est pas sans analogies avec le précédent. Le pape Célestin III l’avait suspendu et appelé à Rome pour répondre de ses crimes ; mais l’évêque n’en tint aucun compte et continua à exercer ses fonctions. Quand Innocent devint pape, en 1198, il excommunia l’évêque de Vence ; mais cette mesure elle-même resta sans effet. Enfin, en 1201, Innocent ordonna péremptoirement à l’archevêque d’Embrun de procéder à une enquête et de déposer l’évêque récalcitrant si les accusations portées contre lui se confirmaient. Entre temps, le diocèse avait été réduit à un état pitoyable ; les églises tombaient en ruines et le service divin n’était plus célébré que dans quelques paroisses.

A Narbonne, quartier général de l’hérésie, l’archevêque Bérenger II, fils naturel de Raymond Bérenger, comte de Barcelone, n’occupait pas son siège ; il préférait vivre en Aragon, où il possédait une riche abbaye et l’évêché de Lérida ; jamais il ne visitait sa province. Bien qu’il en tirât de gros revenus, tant par les voies régulières que par la vente d’évêchés et de bénéfices, il ne l’avait pas encore vue en 120i, alors qu’il avait été consacré en 1190. Les titulaires des dignités qu’il vendait étaient souvent des hommes des mœurs les plus dissolues. La condition de la province était effroyable, tant à cause de la mauvaise conduite du clergé que de la hardiesse des hérétiques et la violence des partis. Dès 1200, Innocent III somma Bérenger de venir lui rendre des comptes. En 1201, nouvelle tentative, renouvelée encore les années suivantes, mais sans succès, car l'archevêque ne cessait de gagner du temps en appelant du légat au pape. Enfin, en 1210, Innocent ordonne de nouveau ù son légat de procéder à des enquêtes sur les archevêques de Narbonne et d’Auch et d’exécuter sans appel les mesures prescrites par les canons. Il fallut cependant attendre jusqu’en 1217 avant que Bérenger ne fut dépossédé do son siège. Il est probable qu’il se serait tiré d’affaire sans dommage si le légat lui- même, Arnaud de Cîteaux, n’avait pas eu envie de sa succession, qu’il obtint en effet. Nous pouvons croire sans hésitation un écrivain du XIIIe siècle lorsqu’il nous dit que la procédure conduisant à la déposition d’un prélat était si longue et si difficile que les plus coupables eux-mêmes se croyaient ù l’abri du châtiment.

Alors même que l’énormité des crimes ne comportait pas l'intervention du pape, l’épiscopat se déshonorait par mille oppressions et exactions qui se tenaient suffisamment à l’abri des lois pour que les victimes n’eussent aucun moyen d’obtenir justice. Une histoire, entre bien d’autres, montre à quel point la possession d’un évêché était considérée comme lucrative. Un évêque, avancé en âge, convoqua ses neveux et autres parents afin qu’ils s’entendissent pour lui trouver un successeur. Ils désignèrent l’un d’eux et empruntèrent conjointement les grosses sommes nécessaires pour acheter la nomination. Malheureusement, l’évêque élu mourut avant d’être entré en possession et, sur son lit de mort, il dut subir les violents reproches de ses parents ruinés, qui se voyaient dans l’impossibilité de rembourser le capital emprunté par eux pour acheter leur part d’épiscopat !

Saint Bernard nous apprend qu’on appelle aux évêchés de jeunes garçons, à un âge où ils se préoccupent surtout d’échapper à la férule de leurs maîtres ; mais ces enfants ne tardent pas à devenir insolents, à vendre l’autel et à vider les poches des fidèles.

En exploitant ainsi leurs fonctions, les évêques ne faisaient que suivre l’exemple de la papauté qui, directement ou par l’entremise de ses agents, devenait, à force d’exactions, la terreur des églises chrétiennes. Arnold, archevêque de Trêves de 1169 à 1183, se rendit très populaire en protégeant son peuple contre les exigences des nonces du pape ; chaque fois qu’il était informé de leur approche, il allait lui-même à leur rencontre et, par de riches cadeaux, obtenait qu'ils se dirigeassent vers un autre diocèse, au grand profit de son propre troupeau.

En 1160, les Templiers se plaignaient à Alexandre III que leurs efforts dans l’intérêt de la Terre Sainte étaient sérieusement entravés par les extorsions des légats et des nonces du pape, qui ne se contentaient pas de se faire loger et entretenir, comme ils en avaient le droit, mais exigeaient de l’argent. Le pape accorda gracieusement aux Templiers l’exemption de cette charge, excepté dans le cas ou le légat serait un cardinal.

C’était bien pis quand le pape venait lui-même. Clément V, après avoir été consacré à Lyon, voyagea de cette ville à bordeaux ; en route, lui et sa suite pillèrent si effrontément les églises qu’après son départ de Bourges l’archevêque Gilles, complètement ruiné, dut se présenter tous les jours à ses chanoines pour quémander une part des subsistances qui leur étaient allouées. La résidence du pape dans le riche prieuré de Gram- mont appauvrit à tel point la maison que le prieur, désespérant de pouvoir rétablir ses affaires, donna sa démission et que son successeur fut obligé de lever une lourde taxe sur toutes les maisons de l’Ordre.

L’Angleterre, après l'ignominieuse soumission du roi Jean, fut particulièrement affligée par les extorsions pontificales. De riches bénéfices étaient attribués à des étrangers, qui ne songeaient pas à y résider, au point que les sommes annuelles, ainsi tirées de la grande lie, étaient évaluées à 70.000 marcs, trois fois le revenu total de la couronne !

Toute protestation, toute résistance était étouffée par des excommunications. Au concile général de Lyon, tenu en 1213, une adresse fut présentée au nom de l’Église anglaise, où ces abus étaient dénoncés en ternies plus énergiques que respectueux. Cela ne servit de rien.' Dix ans plus tard, le légat du pape, Rustand, demanda, au nom d’Alexandre IV, un énorme subside ; la part de l’abbaye de Saint Albans atteignait six cents marcs. Alors Fulk, évêque de Londres, déclara qu’il se ferait décapiter, et Walter de Worcester qu’il se ferait pendre, plutôt que de se soumettre à de pareilles exigences ; mais leur résistance fut brisée. On mit en avant de prétendues dettes contractées auprès de banques italiennes, en vue d’obtenir les fonds nécessaires ù la conduite de certaines affaires portées devant la curie romaine. Pour rendre ces créances valables, Rome ne recula pas devant la menace de l’excommunication. Quand Robert Grosseteste de Lincoln s’aperçut que ses efforts pour réformer son clergé étaient rendus illusoires par les appels à Rome, ouïes coupables pouvaient toujours acheter l’impunité, il alla trouver Innocent IV dans l’espoir d’obtenir quelques réformes. Ayant complètement échoué, il s’écria devant le pape : « Ô argent, argent, que de choses tu peux faire, en particulier à la cour de Rome ! »

Cet abus des appels était déjà ancien et, dès l’époque de Charles le Chauve, où ils furent institués, on se plaignait qu’ils exerçassent sur le clergé une influence démoralisante. Des prélats comme Hildebert du Mans, qui cherchaient honnêtement 18 des remèdes à la corruption des prêtres, constataient que leurs efforts étaient inutiles et n’hésitaient pas à s’en plaindre. Leurs plaintes, cependant, ne servaient pas à grand’chose, bien que de temps en temps un pape honnête, comme Innocent III consentit à annuler une lettre de rémission écrite dans l'ignorance des faits de la cause, ou permit môme à un prélat de sévir sans appel. Le biographe d'Innocent III le loue particulièrement d’avoir refusé ce qu’on appelait des propinae, dons ou cadeaux faits aux papes pour l’obtention de ses lettres. D’autres pontifes, plus astucieux, cherchaient à neutraliser les effets de leurs propres lettres sans diminuer les bénéfices de leur chancellerie. Quand Luc, le saint archevêque de Gran, fut jeté en prison par l’usurpateur Ladislas, en 1172, il refusa de faire usage de lettres de libération obtenues d’Alexandre III, alléguant qu'il ne voulait pas devoir sa liberté à la simonie.

Ce n’est pas seulement par ces procédés funestes que la juridiction de Rome causait des maux incalculables au monde chrétien. Alors que les cours féodales étaient strictement territoriales et locales, que les fonctions judiciaires des évêques étaient limitées à leur propre diocèse, de sorte que tout homme pouvait savoir devant qui il était responsable, la juridiction universelle de Rome donnait lieu tout naturellement à des abus de la pire espèce. Le pape, en sa qualité de juge suprême, pouvait déléguer à n’importe qui une partie de son autorité reconnue en tous lieux ; de plus, la chancellerie pontificale ne choisissait pas avec beaucoup de discernement les individus auxquels elle remettait des lettres les autorisant à exercer les fonctions judiciaires et à assurer l'exécution de leurs arrêts par la menace de l’excommunication. S’il faut en croire les témoignages contemporains, ces lettres étaient ouvertement vendues par la chancellerie romaine à ceux qui étaient en état de les payer. L’Europe était sillonnée par une multitude de gens munis des armes les plus redoutables, dont ils se servaient sans scrupule pour extorquer de l’argent. Les évêques, d’autre part, ne se faisaient pas faute d'affirmer leur juridiction plus limitée, et, dans la confusion qui en résultait, il se trouvait trop aisément des aventuriers pour prétendre être en possession de ces pouvoirs délégués et s’en servir en vue des intérêts les plus vils.

Ces lettres donnaient, à ceux qui les possédaient ou prétendaient les posséder, carte blanche pour commettre des injustices, exercer des vengeances ou s’enrichir. Par surcroît, on se mit à en fabriquer. Il était bien malaisé de s’adresser è Rome pour s’assurer de l’authenticité d’un bref pontifical. Lucius III, vers 1185, ordonna de poursuivre une bande de faussaires opérant eu Angleterre, dont la lucrative industrie avait beaucoup nui au respect qu’inspiraient les publications du Saint-Siège. Célestin III parle de faussaires de lettres pontificales qui avaient été récemment découverts à Rome même : son successeur Innocent III, en montant sur le trône, découvrît un autre atelier de ce genre en pleine activité. Bien qu’il ait [iris des mesurés pour fermer cette officine, le commerce des faux brefs était trop profitable pour que la vigilance d’un pape honnête pût y mettre fin. Jusqu’au dernier jour de son pontificat, la chasse aux brefs frauduleux fut une de ses préoccupations constantes.

Vers la même époque, Etienne, évêque de Tournai, découvrit dans sa ville épiscopale un nid de faussaires qui avaient imaginé un ingénieux instrument pour la fabrication des sceaux du pape. Aux yeux du peuple, cependant, il importait peu que les brefs fussent authentiques ou apocryphes ; les souffrances et l’oppression étaient les mêmes, que la chancellerie romaine eût touché des droits ou non.

Ainsi la curie romaine était un objet de terreur pour tous ceux qui entraient en contact avec elle. Hildebert du Mans dépeint les officiers de la curie comme vendant la justice, retardant les décisions sous mille prétextes et, finalement, oublieux de leurs engagements quand il n’y avait plus d’argent pour les corrompre. « Ils étaient de pierre pour comprendre, de bois pour juger, de feu pour s’irriter, de fer pour pardonner ; renards pour tromper, taureaux par l’orgueil et minotaures par leur habitude de tout dévorer. » Un siècle plus tard, Robert Grosseteste disait carrément A Innocent IV et à ses cardinaux que la curie était la source de toute l’ignominie qui faisait du sacerdoce une honte et un opprobre pour la chrétienté. Un siècle et demi après, ceux qui connaissaient le mieux la curie romaine déclaraient qu’elle n’avait pas changé.

Quand tel était l’exemple donné par la tête de l’Église, il eut été bien surprenant que beaucoup d’évêques ne profitassent pas de toutes les occasions pour tondre leurs troupeaux. Pierre Cantor, témoin digne de toute créance, déclare qu’ils ne sont pas des pêcheurs d’âmes, mais d’argent, et qu'ils ont à leur service mille fraudes ingénieuses pour vider les poches des pauvres. « Ils possèdent, dit-il, trois hameçons pour attraper leur proie dans les eaux profondes — le confesseur, chargé de la cure des Ames ; le diacre, l’archidiacre et d’autres prêtres, qui servent les intérêts du prélat par des moyens honnêtes ou non ; enfin le curé de campagne, qui est choisi en raison de son habileté fi exploiter les pauvres et à rapporter leurs dépouilles à son maître. » Ces fonctions étaient souvent affermées et le droit de tourmenter et de dépouiller le peuple était vendu au plus offrant. Tous ces hommes excitaient une haine générale, dont bien des anecdotes portent témoignage. Un ecclésiastique avait perdu au jeu tout son avoir, à l’exception de cinq sols ; fou de rage, il s’écria qu’il donnerait volontiers ce qui lui restait à celui qui lui enseignerait le moyen d’offenser Dieu le plus gravement. Un assistant fut jugé digne de toucher la somme pour avoir dit : « Si vous voulez offenser Dieu pis que tous les autres pêcheurs, devenez fonctionnaire ou collecteur épiscopal ! » « Autrefois, continue Pierre Cantor, on mettait quelque décence à s’approprier les biens des riches et des pauvres ; mais maintenant, tout se fait publiquement et ouvertement, au moyen d’une foule de fraudes et de procédés d'extorsion nouveaux. » « Les fonctionnaires des prélats ne sont pas seulement leurs sangsues, qui sucent pour être pressées ensuite, mais ce sont les filtres du vin de leurs rapines, gardant pour eux- mêmes la lie du pêché. »

Cette explosion d'une indignation honnête prouve que le principal instrument d’exaction et d’oppression était la fonction judiciaire de l’épiscopat. Il est vrai que de gros revenus provenaient de la vente des bénéfices et de l’extorsion de droits pour toute sorte d’actes officiels ; il est vrai aussi que beaucoup de prélats ne rougissaient pas de tirer un profit immonde de l’immoralité si répandue parmi un clergé de célibataires en exigeant un tribut appelé cullagium, après paiement duquel le prêtre pouvait vivre en paix avec sa concubine. Mais il est certain que la juridiction spirituelle était la source des plus grands profits poulies prélats, la cause de la plus grande misère pour le peuple. Dans les cours temporelles elles-mêmes, des amendes exigées à la suite des procès formaient une part importante des revenus des seigneurs ; à plus forte raison, dans les tribunaux ecclésiastiques, qui embrassaient toute la jurisprudence spirituelle et une grande partie de la jurisprudence temporelle, il y avait une ample moisson à recueillir. Ainsi, comme le dit Pierre Cantor, le sacrement du mariage devenait un sujet de dérision pour les laïques, par suite de la vénalité des fonctionnaires épiscopaux, qui faisaient et défaisaient les unions pour remplir leurs poches. Le prétexte à la dissolution du mariage était naturellement cherché dans l’arsenal compliqué des lois relatives aux degrés prohibés de consanguinité.

Une autre source féconde d’extorsions était l’excommunication. Si un malheureux résistait à une exigence injuste, on l'excommuniait, et il devait payer ensuite non seulement ce qu’on lui avait réclamé à tort, mais une amende pour que son excommunication fût levée. Tout retard à obéir aux sommations de la cour de l’Officialité entraînait l’excommunication et des extorsions subséquentes.

Là où il était si profitable pour quelques-uns de soulever des difficultés, on ne manquait aucune occasion d’en faire naître, au grand dommage du pauvre peuple. Quand un prêtre était mis en possession d’un bénéfice, on lui faisait jurer qu’il ne fermerait les yeux sur aucune faute commise par ses paroissiens, mais ferait en sorte que les coupables fussent poursuivis et mis à l’amende ; il devait s’engager aussi à ne point permettre que des querelles ou litiges fussent réglés à l’amiable. Ilien qu’une décrétale eût décidé (pic les serments prêtés a cet effet étaient nuis, les évêques continuèrent à les exiger. Comme exemple de ces abus, on rapporte l’histoire d’un enfant qui, en jouant, tua accidentellement un de ses camarades avec une flèche. Le père du meurtrier étant un homme riche, on s’opposa à ce qu’il se réconciliât à l’amiable avec le père de la victime. Pierre de Blois, archidiacre de Bath, n’avait probablement pas tort lorsqu’il décrivait les Ordinaires épiscopaux comme des vipères d’iniquité, surpassant en malice tous les serpents et tous les basilics, comme des bergers, non de brebis, mais de loups, entièrement voués à la malice et à la rapine.

La vénalité de beaucoup de cours épiscopales était une cause plus efficace encore de misère pour le peuple, et, par suite, d’hostilité à l’endroit de l’Église. Le caractère des débats juridiques et celui des avocats qui plaidaient devant ces tribunaux se reconnaît clairement à l’étude d’une réforme tentée, en 1231, par le concile de Rouen. On demandait alors aux avocats de s'obliger par serment à ne point dérober le dossier de la partie adverse, à ne pas produire des documents faux ou de faux témoignages. Les juges étaient à la hauteur du barreau. Ils ne reculaient devant aucune extorsion pour drainer jusqu’au dernier sou l’avoir des plaideurs, et quand les fraudes devenaient trop manifestes, ils se faisaient remplacer par des subordonnés qui travaillaient pour leur compte. Il arriva que l’abbaye d’Andrès se prit de querelle avec la maison mère de Charroux ; celle-ci fit savoir à l’abbaye qu’elle pouvait dépenser, devant n’importe quel tribunal, cent marcs d’argent contre dix de son adversaire ; et, en effet, après dix ans de litiges, comprenant (rois appels à Home, l’abbaye d’Andrès se trouva chargée d’une dette énorme de 1,400 livres parisis, outre que les détails de la procédure attestent la corruption la plus éhontée. La cour romaine donnait l'exemple aux autres et sa réputation à cet égard se reflète dans l’éloge accordé au pape Eugène III ; on lui fait gloire d’avoir repoussé un prieur qui voulait engager une affaire devant lui par l’offre d’un marc d’or !

Une autre sorte d’oppression s’inspirait de motifs plus élevés et donnait des résultats meilleurs, mais n’en pesait pas moins d’un poids effrayant sur la masse du peuple. C’est vers celle époque que l’usage s’introduisit de construire des églises et des abbayes magnifiques, ornées de vitraux et des décorations les plus somptueuses. Ces édifices étaient, sans doute, l’expression d’une foi ardente, mais ils étaient encore plus la manifestation de l’orgueil des prélats qui présidaient à leur construction. Dans notre admiration de ces monuments illustres, nous ne devons pas oublier les terribles efforts et les souffrances qu’ils ont imposés aux serfs et aux paysans. Pierre Cantor affirme qu’on les édifiait au prix d’exactions sur les pauvres, avec les bénéfices odieux de l’usure, à l’aide des mensonges et des fraudes pratiqués par les quaestuarii ou vendeurs d’indulgences ; il ajoute que les grandes sommes ainsi dépensées l’auraient été plus utilement à racheter des captifs cl à secourir les misérables.

Il n'y avait guère lieu d'espérer que des prélats du genre de ceux qui occupaient alors les sièges de l’Église se consacrassent aux véritables devoirs de leur fonction. Au premier rang de ces devoirs était la prédication, la diffusion parmi les fidèles des enseignements de la foi et de la morale. En vérité, l’office du prédicateur était surtout une fonction épiscopale ; l'évêque était le seul homme du diocèse autorisé à l’exercer ; le prêtre de paroisse ne recevait pas l’éducation nécessaire et les règlements ne lui permettaient pas de prêcher sans une permission spéciale de son supérieur. Mais les prélats turbulents et belliqueux de cette époque pensaient à toute autre chose et n’étaient, d’ailleurs, nullement aptes il la prédication. En 1031, le concile de Limoges exprima le désir que l’on prêchât au peuple non seulement dans l’église épiscopale, mais dans d’autres églises, quand la volonté de Dieu inspirerait, pour celte tâche, un docteur compétent. Mais l’Église resta inactive jusqu’à ce que la diffusion de l’hérésie lui fit reconnaître l’imprudence quelle commettait en négligeant une source si efficace d’influence. En 1209, le concile d’Avignon ordonna aux évêques de prêcher plus souvent et plus diligemment que par le passé ; quand l’occasion s’en offrait, il fallait confier la lèche à quelques personnes « honnêtes et discrètes. » En 1215, le grand concile de Latran admit que les évêques, surchargés de besognes pressantes, n’avaient pas le loisir de prêcher souvent eux- mêmes ; il demanda qu’ils trouvassent et payassent de leurs deniers des hommes ayant pour fonction de visiter les paroisses et d’édifier le peuple tant par la parole que par l’exemple. De pareilles exhortations ne produisirent que peu d’effet ; le champ de la prédication-se trouva presque abandonné aux hérétiques, jusqu’à ce que les Frères Prêcheurs commençassent leur œuvre, au grand mécontentement des évêques.

L’inquisiteur troubadour Izarn n’hésite pas à déclarer que l'Inquisition ne se serait jamais répandue s’il y avait eu de bons prédicateurs pour s’y opposer et que, sans les Dominicains, on n’en serait jamais venu à bout.

La partie inférieure du clergé ne pouvait guère avoir plus de valeur morale que l’épiscopat. Les bénéfices étaient pour la plupart à la disposition des évêques, bien que la collation de beaucoup d’autres dépendit des seigneurs laïques ; certains corps religieux possédaient des droits particuliers de patronage et bon nombre d’entre eux comblaient, par voie de cooptation, les vides qui venaient à se produire. Cependant, quel que fût le pouvoir dont dépendait la collation, les résultats étaient, dans la pratique, à peu près les mêmes. Tout le monde se plaint, à cette époque, que les bénéfices sont ouvertement vendus ou donnés par faveur, sans enquête sur les qualités ou les aptitudes de l’impétrant. Saint Bernard lui-même, en 1151, sollicitait une prévôté pour un jeune homme sans valeur, qui était le neveu de son ami l’évêque d’Auxerre ; à la réflexion, il éprouva des scrupules et retira sa demande, ce qu’il put faire d’autant plus aisément que son ami, en mourant, n’avait pas laissé moins de sept églises à son bien aimé neveu.

La même année il refusa au comte Thibaut de Champagne un bénéfice que ce puissant personnage avait demandé pour son fils, lequel n'était encore qu’un enfant ; mais la requête adressée à saint Bernard prouve combien on était habitué alors à donner par faveur les bénéfices — quand on ne les vendait pas.

À la vérité, la loi canonique était pleine d'admirables préceptes touchant les vertus et les aptitudes exigibles des candidats ; mais, dans la pratique, ces préceptes restaient lettre morte. Le pape Alexandre III s’indigna un jour d’apprendre que l’évêque de Coventry avait l’habitude de donner des églises à des enfants âgés de moins de dix ans ; mais tout ce qu’il osa faire fut d’ordonner que les cures fussent confiées à des vicaires compétents jusqu’à ce que les titulaires eussent atteint l'âge requis, qu’il fixa lui-même à quatorze ans. D’autres papes, plus charitables, réduisirent à sept ans l’Age requis pour la possession des bénéfices simples ou des prébendes.

Quant aux abus du patronage, on ne pouvait attendre que la curie romaine y mit un terme, car elle en était elle-même tout infectée. L’armée de complaisants et de parasites qu’elle abritait était sans cesse à l’affût des riches bénéfices dans tous les pays de l’Europe et les papes ne cessaient d’écrire aux évêques et aux chapitres, demandant des places pour leurs amis[2].

En pareil système devait avoir pour conséquence l’abus des pluralités, avec tous les inconvénients qui en résultaient. C’est en vain que des papes et des conciles réformateurs publièrent des constitutions pour les interdire ; c’est en vain que des moralistes indignés en dénoncèrent les scandales, également pernicieux au bien des âmes, aux revenus temporels et à la considération des églises. Interdites par le droit canon, les pluralités, comme tous les abus, étaient une source de profits pour la curie romaine, toujours prête à accorder des dispenses lorsque les détenteurs de pluralités craignaient qu’on se mêlât de leurs affaires. On pouvait aussi s’en servir dans un but politique, comme lorsqu’Innocent IV, en 1246, brisa la coalition menaçante des nobles de France par un emploi habile de ces dispenses.

En fait, il se trouvait de savants docteurs en théologie pour soutenir la légalité de cet abus ; c’est ce que fit, par exemple, vers 1238, dans une discussion publique, le chancelier de l’Université de Paris, Maître Philippe, qui était lui-même un pluraliste notoire. Son destin, cependant fut un avertissement pour les autres. Sur son lit de mort, son ami, Guillaume d’Auvergne, évêque de Paris, l’exhorta à abandonner tous ses bénéfices à l’exception d’un seul, promettant de le dédommager de ce sacrifice s’il venait à se rétablir. Philippe refusa, par la raison, disait-il, qu’il voulait savoir si la pluralité des bénéfices entrainait la damnation. La curiosité du scolastique fut satisfaite. Peu après sa mort, une ombre apparut au bon évêque en prière, s’annonça comme l’Ame du chancelier et déclara qu'elle était damnée à tout jamais[3].

Un clergé ainsi recruté et soumis à de telles influences ne pouvait, sauf exceptions, n’être qu’un fléau pour les hommes qui subissaient sa direction spirituelle. Un bénéfice acquis à deniers comptants était considéré comme un placement pur et simple, dont il fallait tirer le plus de profit possible par des extorsions et d’autres manigances, en réduisant au minimum les devoirs propres du pasteur chrétien.

Une des sources les plus fécondes de mécontentement et de querelles était la question des dîmes. Cette forme oppressive de taxation, aggravée par la rapacité des percepteurs, avait depuis longtemps donné naissance à des (roubles. Ce fut le plus grand obstacle aux efforts de Charlemagne pour convertir les Saxons et nous verrons que cette institution fut la cause, au XIIIe siècle, d’une croisade impitoyable contre les Frisons. Dans certaines localités, la résistance du peuple devint telle que le non-paiement des dîmes fut qualifié d’hérésie. Partout nous voyons que la question des dîmes met aux prises le pasteur et son troupeau et suscite d’interminables litiges entre ceux qui se disent autorisés à en profiter. De là, toute une branche du droit canonique destinée à régler ces contestations. Carlyle affirme qu’au moment où éclata la Révolution française il n’y avait pas moins de soixante mille affaires de dîmes pendantes devant les tribunaux. Autrefois, on faisait quatre parts de la dime, l’une pour l’évêque, une autre pour le prêtre de la paroisse, la troisième pour la fabrique de l’église et la quatrième pour les pauvres. Mais, à l’époque où nous sommes, la soif des biens terrestres était telle qu’évêque et prêtre prenaient chacun le plus qu’il pouvait, laissant peu de chose à l’Eglise et ne laissant rien du tout aux pauvres (1).

La partie de la dime que le prêtre arrivait à garder pour lui était rarement suffisante pour ses besoins, d’autant plus qu’il vivait fréquemment dans le désordre et était exposé à la rapacité de ses supérieurs. Aussi cette forme de la simonie qui consiste à vendre les sacrements devint bientôt générale. La confession, que l’on rendit alors obligatoire et dont le prêtre avait le monopole, ouvrait un vaste champ aux extorsions de toute nature. Quelques confesseurs, il est vrai, estimaient à bas prix le sacrement de la pénitence et donnaient l’absolution de tout péché en échange d’un poulet ou d'une pinte de vin ; mais d’autres se montraient plus exigeants.

Un contemporain raconte qu’Einhardt, prêtre de Soest, réprimanda sévèrement un de ses paroissiens qui, préparant ses Pâques, confessa avoir péché par incontinence en carême ; il exigea de lui d'x-huit deniers, prix de dix-huit messes pour son âme. Un autre vint dire à Einhardt que, durant le carême, il s’était abstenu d’avoir commerce avec sa femme ; aussitôt il fut frappé d’une amende identique, prix de dix-huit messes, parce qu’il avait perdu l’occasion d’engendrer un enfant, comme c’eût été son devoir. Les deux paroissiens durent vendre leurs récoltes à l’avance afin de trouver l’argent nécessaire. Le hasard voulut 28 qu'ils se rencontrassent sur la place du marché et comparassent les notes que le prêtre leur avait remises. Ils portèrent plainte au doyen et au chapitre do Saint-Patrocle et l’affaire fut ébruitée, au grand scandale des fidèles. Mais la lucrative carrière d’Einhardt ne fut pas interrompue pour si peu de chose !

Toutes les fonctions sacerdotales devaient ainsi être productives de revenus. Un prêtre refusait de célébrer un mariage ou des obsèques si les sommes demandées n’étaient pas payées d’avance ; l’eucharistie môme n’était accordée aux communiants que s’ils offraient ce qu’on appelait une oblation. Pour concevoir la gravité de ce dernier fait, il faut se mettre dans l’état d’esprit de ces hommes qui croyaient tous, sans réserve, à la transsubstantiation. Pierre Cantor a donc raison lorsqu’il dit que les prêtres de son temps sont pires que Judas Iscariote, qui vendit le corps du Seigneur pour trente deniers ; eux en font autant tous les jours... pour un denier.

En outre, beaucoup de prêtres transgressaient la règle qui défendait, sauf exceptions particulières, de célébrer plus d’une messe par jour ; ceux qui roulaient s’y conformer en apparence imaginèrent une combinaison ingénieuse : en répétant l'introït, ils divisaient une messe en une demi-douzaine de parties cl recevaient une oblation pour chacune.

Si, à chaque tournant de son existence, le fidèle était ainsi soumis à des exactions, l’avidité du clergé ne s’arrêtait pas devant son lit de mort ; son cadavre même avait une valeur marchande pour les vampires qui se le disputaient. Les derniers sacrements, indispensables au salut des âmes, étaient souvent refusés par le prêtre s’il ne recevait pas, en échange, quelque objet appartenant au moribond, par exemple les draps de son lit. Mais il est probable que cet abus n’était pas fréquent. Bien plus répandu était l’usage d’exploiter les terreurs du Jugement par l’extorsion de legs destinés à des usages pieux. Un sait qu’une grande partie des biens de l’Église ont été amassés de cette façon ; dès le IXe siècle, des plaintes s’élevaient à ce sujet. En 814, Charlemagne, ayant convoqué les conciles provinciaux dans tout son Empire, demanda aux prélats s’ils pouvaient vraiment prétendre avoir renoncé au monde alors qu'ils ne cessaient de chercher à s’enrichir, de promettre le ciel et île menacer de l’enfer, afin d’obtenir que les simples et les ignorants déshéritassent leurs héritiers naturels, livrés ensuite à la pauvreté qui les conduisait au vol et au crime. A cette question, le concile de Chiliens, en813, répondit par un canon interdisant ces pratiques et rappelant au clergé que l’Eglise devait secourir les pauvres et non les dépouiller. Ce concile de Tours répliqua qu’il avait fait une enquête et n’avait pu découvrir aucune personne se plaignant d’avoir été déshéritée. Le concile de Reims passa prudemment l’affaire sous silence et celui de Mayence s’engagea à faire restituer les biens ainsi détournés à leurs ayants-droits. L’effet de cette intervention dura peu ; l’Église continua à battre monnaie avec les terreurs des mourants cl finalement, vers 1170, Alexandre III décida que personne ne pourrait faire un testament valable hors la présence du prêtre de sa paroisse. Dans quelques localités, le notaire qui rédigeait un testament en l’absence du prêtre était excommunié et le corps du testateur ne pouvait être enterré chrétiennement. Pour justifier ces abus, on alléguait quelquefois la nécessité d’empêcher un hérétique de léguer ses biens à d’autres hérétiques ; mais la vanité de cet argument est attestée par le fait que la règle en question fut promulguée à diverses reprisés dans des pays où l’hérésie était inconnue. On se plaignait aussi parfois que les prêtres de paroisse lissent servir à leur usage personnel des legs qui étaient institués au profit de fondations pieuses.

Même après la mort, l’Église n’abandonnait pas son droit de contrôle et les bénéfices qu’elle en retirait. C’était un usage général de léguer des sommes considérables en vue des pratiques par lesquelles l’Eglise prétendait adoucir les tourments du Purgatoire ; l’offrande, au moment des obsèques, n'était pas moins habituelle. Il en résulta que la garde même dos cadavres devenait une source de gains importants et que la paroisse où le pêcheur avait vécu et où il était mort prétendit avoir un droit sur sa dépouille. Il arrivait que quelque monastère obtint, au dernier moment, d'un moribond que son corps lut remis à ses soins — grave empiétement sur les droits de la paroisse et source de querelles scandaleuses auxquelles donnaient naissance les taxes prévues pour les funérailles et la récitation des messes. Dès le Ve siècle, le pape Léon le Grand n’hésita pas à condamner, dans les termes les plus sévères, la rapacité des monastères qui invitaient des hommes à partager leur retraite dans l’espoir de profiter de leurs libéralités, au détriment du prêtre de la paroisse, ainsi frustré dans sa légitime attente. Léon prescrivit, en conséquence, un compromis, aux termes duquel la moitié des biens ainsi acquis par un couvent devait être attribuée à l’Église du défunt, même s’il n'avait été introduit dans le monastère qu’après sa mort. Les églises paroissiales finirent par réclamer les cadavres de leurs paroissiens comme une propriété inaliénable et par refuser aux mourants le droit de choisir un lieu de sépulture. Il fallut plusieurs décisions des papes pour mettre un terme à ces réclamations abusives ; mais les décisions de Rome concédaient toujours aux églises une partie de la somme — le quart, le tiers ou la moitié — que le défunt avait réservée pour le salut de son âme. Dans quelques endroits, l’Église paroissiale prétendait avoir le droit de toucher certaines sommes lors de la mort d’un quelconque de ses paroissiens ; il fallut, en 1240, que le concile de Worcester décidât que, lorsque la veuve et les orphelins seraient réduits à la mendicité par le paiement de celte taxe, l’Église se contenterait charitablement d’un tiers de l’avoir laissé par le mort, en abandonnant les deux autres tiers â la famille. A Lisbonne, les dernières consolations de la religion étaient refusées â ceux qui ne léguaient pas à l’Église une partie de leurs biens, généralement Axée au tiers. D'autres coutumes locales attribuaient au prêtre la propriété de la bière sur laquelle le cadavre était porté â l’église. En Navarre, la loi réglait la valeur du présent que les indigents devaient offrir â l’Eglise pour la messe mortuaire ; c’était, quand il s’agissait d’un paysan, deux mesures de blé. Dans le cas d'un caballero, l’offrande comportait un cheval de guerre, une armure et des bijoux. Il arrivait souvent que cette taxe onéreuse était supportée par le roi, en manière 31 d'hommage à la mémoire de quelque preux chevalier. L'importance de ccs impositions ressort du fait qu’en 1372 Charles II de Navarre paya au gardien Franciscain de Pampelune trente livres, pour racheter le cheval, l'armure et les autres objets offerts à l’Église lors des funérailles de Masen Seguin de Badostal.

Avec le développement des Ordres mendiants et l’énorme popularité qu'ils acquirent, la rivalité entre eux et le clergé séculier pour la possession des cadavres devint de plus en plus vive, donnant naissance à des scandales dont nous aurons encore à nous occuper plus loin.

Sur les questions touchant aux mœurs, les relations entre le clergé et le peuple étaient d’une nature particulièrement délicate. J’ai traité ce sujet tout au long dans un autre ouvrage et ne veux pas y insister ici. A l’époque qui nous occupe, le célibat obligatoire des prêtres était devenu général dans la plupart des pays relevant de l’Église latine. Mais l’établissement de cette contrainte n’avait pas été accompagné, comme l’annonçaient les promoteurs de la réforme, du don de chasteté à ceux qui en étaient l’objet. Privé des satisfactions légitimes qu’assure le mariage aux instincts naturels de l’homme, le prêtre, à la place d’une femme, entretenait tantôt une concubine, tantôt une série de maîtresses. Les fonctions de prêtre et de confesseur lui donnaient des facilités particulières à cet égard. Cela était si généralement reconnu qu’un homme, confessant un amour illicite, ne devait pas nommer sa complice, de peur que le confesseur n’en abusât pour s’assurer A son tour les mêmes faveurs. A peine l’Église avait-elle réussi à interdire le mariage à ses ministres que nous la trouvons partout et incessamment occupée à la tâche, apparemment chimérique, de les contraindre A la chasteté. L’époque où nous sommes n’était pas particulièrement scrupuleuse au sujet de la vertu des femmes ; cependant le spectacle d’un clergé professant la pureté ascétique comme une condition essentielle de ses fonctions et, dans la pratique, plus cyniquement dépravé que la généralité des laïques, n'était pas fait pour le rehausser dans l’estime populaire ; d’autre part, les cas individuels où la paix et l’honneur des familles étaient sacrifiés à la luxure du pasteur tendaient naturellement à éveiller des sentiments de haine. Quant aux crimes pires encore, ils étaient fréquents, et cela non seulement dans les monastères d’où les femmes étaient rigoureusement exclues ; en outre, ils restaient presque toujours impunis.

Ce ne fut pas la moins funeste des conséquences du prétendu ascétisme imposé au clergé que la création d’une fausse notion de moralité, qui fit un mal infini tant au monde laïque qu’à l'Eglise elle-même. Dès que le prêtre ne violait pas ouvertement les canons en se mariant, il fut entendu qu’on pouvait tout lui pardonner. Le pape Alexandre II, qui se donna tant de mal pour rétablir la règle du célibat, décida, en 1064, qu’un prêtre d’Orange qui avait commis un adultère avec la femme de son père ne devait pas être privé de la communion, par crainte de le pousser au désespoir ; et, en considération de la fragilité de la chair, il fut autorisé à rester dans les Ordres, mais seulement dans les grades inférieurs. Deux ans après, le même pape réduisit charitablement la pénitence imposée à un prêtre de Padoue qui avait commis un inceste avec sa mère et laissa à l’évêque le soin de décider s’il devait être maintenu dans le sacerdoce. Il serait difficile d’exagérer les désastreux effets que produisaient sur le peuple de pareils exemples.

Il semble pourtant que la cause la plus efficace de la démoralisation du clergé et de l’hostilité qui s’accentuait entre lui cl le monde laïque ait été l’inviolabilité personnelle et l’immunité de toute juridiction séculière que l’Eglise réussit à établir comme un principe reconnu du droit public. En effet, si, à une époque de violences, il était nécessaire pour l’indépendance et même pour la sécurité des prêtres qu’ils fussent soumis à une juridiction spéciale, les mauvais effets de celle institution se tirent bientôt sentir de deux manières. D'une part, la facilité avec laquelle un ecclésiastique obtenait un acquittement par la purgation canonique et la douceur relative des peines en cas de condamnation, affranchissaient, dans une grande mesure, les prêtres de la crainte des lois. D’autre part, cette promesse d’impunité relative attirait A l’Église des foules d'hommes indignes, qui, sans abandonner leurs ambitions mondaines, se faisaient admettre dans les grades inférieurs de la hiérarchie et jouissaient de l’irresponsabilité qu’ils conféraient, au grand détriment de la réputation du sacerdoce et de tous ceux qui étaient en relations avec eux.

L’intervention d’innocent III en faveur de Waldemar, évêque de Schleswig, montre comment l’Église, en affirmant ses privilèges, jetait son égide protectrice sur ceux qui méritaient le moins d’indulgence. Waldemar était le fils naturel de Cnut V, roi de Danemark, et avait conduit une insurrection armée contre Waldemar II, le roi régnant. L’insurrection vaincue, il fut mis en prison. Innocent demanda sa mise en liberté, alléguant qu’il avait été incarcéré en violation des immunités de l’Église. Naturellement, Waldemar II hésita à exposer ainsi son royaume à une nouvelle révolte. Innocent consentit A réduire ses prétentions ; l’évêque devait être conduit en Hongrie et mis en liberté dans ce pays, le pape s’engageant A ce qu’il ne tentât point de nouveau soulèvement. Mais il se ravisa et évoqua la cause à Home. LA, bien que l’évêque fut né d’un double adultère et, par suite, inéligible aux Ordres, en dépit dos représentations des envoyés danois qui accusaient l’évêque de parjure, d’adultère, d'apostasie et de dilapidation, Innocent, au nom des libertés de l’Église, lui restitua son évêché et son patrimoine, avec le privilège spécial de se faire remplacer par un délégué s’il craignait due la résidence ne mil en péril sa sécurité personnelle. Prié de décider si la police laïque pouvait arrêter et traduire devant les cours épiscopales un clerc pris en flagrant délit, Innocent répondit que cela n’était possible que sur l’ordre d’un évêque — ce qui équivalait à conférer l’impunité.

Un corps sacerdotal auquel on assurait, avec tant de complaisance, le privilège de faire le mal, devait tôt ou tard être considéré comme un fléau par la société civile ; et lorsque, peu à peu, le règne de la loi s’établit à travers le monde chrétien, les tribunaux ordinaires trouvèrent, dans l'immunité du clergé, un obstacle plus grave que dans les prétentions des seigneurs féodaux. En fait, lorsqu’un malfaiteur était arrêté, sa première tentative consistait habituellement à établir qu’il appartenait au clergé, qu’il portait la tonsure et n’était pas sujet à la juridiction des tribunaux séculiers ; d’autre part, le zèle pour les droits ecclésiastiques, et peut-être aussi la cupidité, excitaient toujours les officiers épiscopaux à soutenir une pareille réclamation et à demander la mise en liberté du prévenu. L’Église devint ainsi responsable des excès d’une quantité de criminels, clercs de nom seulement, qui se servaient de leur immunité pour mettre au pillage la société laïque et y commettre toute sorte de méfaits.

L’immunité attachée également à la propriété ecclésiastique donnait naissance à des abus non moins scandaleux. Dans les causes civiles, le clerc, qu’il fût plaignant ou défenseur, avait le droit de se faire juger par les tribunaux ecclésiastiques, qui se prononçaient naturellement en sa faveur, alors même qu’ils n’étaient pas à vendre, de sorte qu’il devenait presque impossible à un laïque d’obtenir justice contre un clerc. Certains clercs achetaient à des laïques des créances douteuses et les faisaient valoir devant les tribunaux spirituels. Spéculation interdite, à la vérité, par les conciles, mais trop profitable pour qu’on pût la supprimer. Un autre abus, qui excitait des plaintes très vives, consistait à harasser les malheureux laïques en les citant i\ répondre simultanément, dans la même cause, devant plusieurs tribunaux spirituels ; chaque tribunal faisait peser la peine de l’excommunication, rachetable seulement par de grosses amendes, sur ceux qui se trouvaient placés ainsi, sans qu’il y eût de leur faute, en état de contumace, et cela souvent sans même essayer de savoir si les parties avaient été réellement citées ! Pour estimer à leur juste valeur les souffrances et les persécutions ainsi infligées à la société laïque, nous devons nous rappeler que l’instruction et la connaissance des affaires étaient alors presque un privilège de la classe ecclésiastique, dont l’intelligence aiguisée pouvait tirer les plus grands avantages de l’état d’ignorance et d’impuissance où se débattaient ses adversaires éventuels.

Les ordres monastiques formaient une classe trop nombreuse et trop importante pour ne pas partager pleinement, en bien comme en mal, les responsabilités de l’Église. Quelques grands services qu’ils rendissent à la religion et à la civilisation, ils étaient particulièrement exposés aux influences dégradantes de cette époque et leurs vertus en étaient profondément atteintes. Au siècle où nous sommes, ils obtinrent progressivement d'être exemptés de la juridiction épiscopale et d’être placés sous le contrôle immédiat de Rome. Ce fut là une cause efficace cl inévitable de la décadence morale des couvents. Richard, archevêque de Canterbury, se plaignait amèrement à Alexandre III du relâchement introduit ainsi dans la discipline monastique ; mais ses plaintes restèrent sans effet. Ces mesures abaissaient l’épiscopat, mais elles augmentaient, directement et indirectement, l’autorité du Saint-Siège, en lui assurant de puissants alliés dans ses luttes contre les évêques ; c’était, en outre, une source de revenus, si nous devons en croire l’abbé de Malmesbury, qui se vantait d’être exempté de la juridiction de l’évêque de Salisbury moyennant le paiement, à Rome, d’une once d’or par an.

Dans un trop grand nombre de cas, les abbayes devinrent ainsi des foyers de corruption et de troubles ; les couvents de femmes ressemblèrent, à des lupanars et les monastères d’hommes prirent l’aspect de châteaux féodaux, dont les moines guerroyaient contre leurs voisins avec autant de férocité que les barons les plus turbulents. En outre, comme il n’y avait naturellement pas de succession héréditaire, la mort d’un abbé devenait souvent le signal d'une querelle pour l’élection de son successeur, produisant des luttes intestines et provoquant des interventions du dehors. Dans une querelle de ce genre qui éclata en 1182, la riche abbaye de Saint-Tron fut attaquée par les évêques de Metz cl de Liège, la ville et l’abbaye furent brûlées et les habitants passés au fil de l’épée. Les troubles durèrent jusqu’à la fin du siècle et quand on y mit fin provisoirement, par une transaction pécuniaire, les misérables vassaux et les serfs furent réduits à la dernière misère, obligés qu’ils étaient de trouver les fonds nécessaires pour acheter la nomination d’un moine ambitieux !

Il est vrai que tous les monastères n’avaient pas oublié les devoirs en vue desquels ils avaient reçu des fidèles de si nombreuses donations. Pendant la famine de 1197, bien que le monastère de Heisterbacb fut encore pauvre, l’abbé Gebhardt nourrit quelquefois jusqu’à quinze cents personnes par jour ; la maison mère de Hemenrode se montra plus libérale encore cl entretint tous les pauvres du district jusqu’à la moisson. A la même époque, une abbaye cistercienne, en Westphalie, sacrifia tous ses troupeaux et mit en gage jusqu’à ses livres et ses vases sacrés pour nourrir les affamés qui l’assiégeaient. On a plaisir à constater que les grosses dépenses, consenties dans ces circonstances par les monastères, étaient toujours compensées par de nouvelles donations des fidèles. De pareils exemples sont bons à citer pour réhabiliter, dans une certaine mesure, l’institution monastique ; mais il faut reconnaître qu’il sortait 36 des abbayes beaucoup plus de mal que de bien.

Cela n’a rien d’étonnant si l’on tient compte de la manière dont les Ordres étaient recrutés. Césaire de Heisterbach, bien qu’admirateur enthousiaste de la règle cistercienne, affirme comme un fait avéré que les garçons élevés dans les monastères devenaient de mauvais moines et souvent même des apostats. Quant à ceux qui prononçaient des vœux à un âge plus avancé, les motifs de leur résolution étaient la maladie, la pauvreté, la captivité, l’infamie, le péril de mort, la crainte de l’enfer ou le désir du ciel, tous motifs égoïstes dont on ne devait pas attendre grand bien. Césaire ajoute que les criminels échappaient souvent au châtiment en se faisant admettre dans des monastères, qui devenaient ainsi des espèces d’établissements pénitenciers ou de prisons. Il cite à ce propos le cas d’un baron pillard qui, en 1209, condamné à mort par le comte palatin Henry, fut sauvé par Daniel, abbé de Schonau, à la condition qu’il entrât dans l’Ordre cistercien. Le concile de Valencia, en 1129, prescrivit formellement que tous les ravisseurs de femmes, tous ceux qui auraient assailli des clercs, des pèlerins, des moines, des voyageurs et des marchands, lassent exilés ou enfermés dans des couvents.

Une autre classe guère plus estimable de moines étaient ceux '|ai, sous l’impulsion d’un remords subit, se détournaient d’une vie entachée de crimes et de violences, pour s’ensevelir dans un cloître, alors qu’ils étaient encore en possession de toute leur force physique et tourmentés de passions violentes. Les chroniques sont pleines d’exemples d'hommes énergiques, n’ayant jamais appris à refréner leurs instincts brutaux, qui, sous I habit du moine, étonnent le monde par leur férocité et leurs excès. En 1071, Arnoul III de Flandres tombe à Montcassel en défendant ses domaines contre son oncle Robert le Frison. Gerbald, le chevalier qui avait tué son suzerain, fut pris de remords et partit pour Rome, où il se présenta à Grégoire VII, demandant qu’on lui coupât les mains en expiation de sa faute. Grégoire consentit et ordonna à son chef cuisinier de procéder â l’exécution ; toutefois, il le fit secrètement avertir que si Gerbald retirait ses mains en présence de la hache levée, il devait le frapper sans merci, mais que, si le pénitent ne bronchait pas, il devait lui annoncer sa grâce. Gerbald ne broncha pas. Le pape lui déclara alors que ses mains ne lui appartenaient plus, mais qu’elles appartenaient à Dieu, et l’envoya à Cluny sous la direction du saint abbé Hugues. C’est là que le fier guerrier termina paisiblement ses jours. Mais il arrivait trop souvent que ces âmes indomptées, une fois l’accès de remords passé, reprenaient leurs habitudes de violence, au grand détriment de la paix intérieure des cloîtres et de la sécurité de leurs voisins.

Parmi les foules composites qui remplissaient les monastères, il était impossible de maintenir celle communauté des biens qui était l’essence de la règle de saint Benoît.

Grégoire le Grand, étant abbé de Saint-André, refusa les dernières consolations de la religion à un Frère mourant et maintint son âme pendant soixante jours dans le Purgatoire, parce qu'on avait trouvé trois pièces d’or dans ses vêtements. Plus tard, cependant, les bons moines de Saint-André de Vienne crurent nécessaire d’adopter une constitution qui écartait, comme sacrilège et voleur, tout Frère surpris à dérober des vêtements au dortoir, des coupes ou des plais au réfectoire, et menaçant de faire appel à l'intervention de l’évêque si pareil scandale venait à continuer. Dans l’abbaye de Saint-Tron, vers 1200, chaque moine avait un placard fermant à clef, derrière le siège qu’il occupait au réfectoire ; il y renfermait avec soin sa serviette, sa cuillère, son assiette et sa coupe, afin de les soustraire aux mains de ses commensaux. Au dortoir, c’était encore pis. Ceux qui pouvaient se procurer des coffres y serraient, au moment du lever, leurs vêtements de nuit ; mais ceux qui ne pouvaient pas se plaignaient sans cesse d’être volés.

La fâcheuse réputation des moines était encore aggravée par le nombre des gyrovagi, des sarabaitae et des stertzer, vagabonds et mendiants, barbus et tonsurés, qui pénétraient, sous l’habit du moine, dans tous les recoins du monde chrétien, 38 vivant d’aumônes ou de fraudes, vendant de fausses reliques et de faux miracles. L’Église avait été affligée de ce fléau depuis la naissance du monachisme au IVe siècle et il continua à peser sur elle. Bien qu’il y eût des hommes de vie sainte et irréprochable parmi ces chemineaux, ils étaient tous devenus un objet d’horreur. Souvent on les surprenait à commettre des crimes et on les massacrait sans pitié. Dans un vain effort pour supprimer ce mal, au début du XIIIe siècle, le synode de Cologne fit défense formelle de donner l’hospitalité à un moine quelconque, dans toute l’étendue de cette grande province.

Assurément, il ne manqua jamais de tentatives sérieuses pour rétablir la discipline ébranlée. L’un après l’autre, les différents couvents étaient l’objet de réformes ; mais le relâchement ne tardait pas à reparaître. On se donna beaucoup de mal pour imaginer des règles nouvelles et plus sévères, comme celle des Prémontrés, des Chartreux et des Cisterciens, dont le but était de décourager toutes les vocations incertaines ; mais â mesure qu’un ordre nouveau devenait célèbre pour sa sainteté, la libéralité des fidèles le comblait des biens temporels et, avec l’opulence, arrivait la corruption. Parfois aussi, l’humble ermitage fondé par quelques anachorètes, dont la seule pensée était d’assurer leur salut en mortifiant leur chair et en évitant la tentation, entrait en possession des reliques de quelque saint, dont les pouvoirs miraculeux attiraient des foules de pèlerins et de malades en quête de soulagement. Alors les offrandes affluaient, la modeste retraite des ermites se transformait en un magnifique édifice et bientôt les sévères vertus du fondateur n’étaient plus qu’un souvenir, au milieu d’une troupe de moines épris d’une vie facile, indolents pour le bien et actifs seulement pour le mal.

Peu de communautés montrèrent la sagesse des premiers occupants du célèbre prieuré de Grammont, alors qu’il n’était pas encore devenu la tête d’un ordre puissant. Quand le fondateur et premier prieur, saint Étienne de Thiern, mort en 1124, commenta à donner des preuves de sa sainteté en guérissant un chevalier paralytique et en rendant la vue à un aveugle, ses candides compagnons prirent peur à l’idée de l'opulence et de la notoriété mondaine dont ils se trouvaient menacés bien malgré eux. Le successeur d’Étienne, le prieur Pierre de Limoges, se rendit sur sa tombe et lui adressa ces paroles pleines de reproches : « Ô serviteur de Dieu, tu nous as montré le chemin de la pauvreté et tu as fait effort pour y guider nos pas. Maintenant, tu veux nous détourner de la voie droite et étroite du salut vers la route large de la mort éternelle. Tu as prêché la solitude, et maintenant lu veux convertir notre solitude en une place de marché et de foire. Nous croyons déjà suffisamment à ta sainteté. Cesse donc d’opérer des miracles pour l’attester, car tu détruirais en même temps notre humilité. Ne sois pas jaloux de ta propre gloire au point de négliger notre salut ; nous l’exigeons de toi, nous l’attendons de ta charité. Si tu agis autrement, nous déclarons, au nom de l’obéissance que nous t’avons vouée, que nous déterrerons tes ossements et les jetterons dans la rivière. » Ce mélange de prières et de menaces produisit l’effet désiré et saint Étienne, jusqu’à sa canonisation, cessa d’opérer des miracles si dangereux pour les âmes de ses successeurs. Sa canonisation, qui eut lieu en 1189, fut le premier acte officiel du prieur Girard, qui la demanda à Clément III, et comme Girard avait été élu contre deux concurrents écartés par l’autorité pontificale, après des dissensions qui avaient presque ruiné le monastère, nous voyons que les passions et les ambitions mondaines avaient dès lors envahi la sainte retraite de Grammont et produisaient, là comme ailleurs, leurs funestes effets[4].

En présence de la faillite, dûment constatée, de tous les efforts partiels pour réformer les Ordres monastiques, nous avons à peine besoin du témoignage formel du vénérable Gilbert, abbé de Gemblours, qui, vers 1190, confesse avec bonté que le monachisme est une oppression et un scandale, un sujet de railleries et de reproches pour tous les chrétiens.

La religion ainsi exploitée par les prêtres et les moines était nécessairement devenue toute différente de celle que Jésus et saint Paul avaient enseignée. Je ne m’occupe pas ici de l’histoire des doctrines, mais je dois rappeler brièvement certaines variations des croyances et des pratiques, pour mieux luire saisir les relations entre le clergé et le peuple et pour expliquer la révolte religieuse qui se produisit au XIIe et au XIIIe siècles.

La doctrine de la justification par les œuvres, à laquelle I Église devait une si grande part de sa puissance cl de sa richesse, avait, en se développant, privé la religion d’une partie de sa vitalité spirituelle, remplaçant ses éléments essentiels par un formalisme aride et insignifiant. Ce n’est pas que les hommes devinssent indifférents à la destinée de leurs âmes. Bien au contraire : à aucune époque, peut-être, les terreurs de l’Enfer, la béatitude du salut, les efforts incessants du démon, etc., n'ont occupé pins de place dans les préoccupations de la vie quotidienne. Mais la religion, à bien des égards, était devenue un fétichisme. Les docteurs enseignaient encore que les œuvres pieuses et charitables, pour être efficaces, devaient être accompagnées d’un retour du cœur vers le bien de la repentance, d’un désir sincère de chercher le Christ et une vie meilleure ; mais, à une époque aussi grossière et de mœurs aussi brutales, il était beaucoup plus aisé pour le pécheur inquiet de recourir aux pratiques si générales autour de lui, de croire que l’absolution polirait être obtenue par la répétition d’un certain nombre de Pater et d’Ave, jointe au sacrement magique de la pénitence. Bien plus, si le pénitent lui-même ne voulait pas se soumettre à ces pratiques, il pouvait en charger des amis, dont les mérites acquis de la sorte étaient comme reportés sur lui par une espèce de jonglerie sacrée. Lorsqu’une réunion d’hommes, préparant les Pâques, recevaient en bloc la confession ou l’absolution, ce dont les prêtres négligents et paresseux ne se faisaient pas faute, le sacrement de la pénitence n’était plus qu’une incantation magique, où la condition intérieure de l’âme était chose à peu près indifférente.

Plus utile encore à l’Eglise, et tout aussi désastreuse par sou influence sur la foi et la morale, était la croyance, alors si répandue, que les libéralités posthumes, par lesquelles un pécheur fondait un couvent ou enrichissait une cathédrale, pouvaient compenser une longue vie de cruautés et de rapines ; qu’un service de quelques semaines contre les ennemis du pape pouvait effacer tous les péchés d’un homme qui prenait la croix pour exterminer ses frères chrétiens. L’usage, ou plutôt l’abus des indulgences, est un sujet qui mériterait une longue élude ; nous devons nous contenter ici d’en indiquer les éléments, en vue des allusions fréquentes que nous serons amenés à y faire plus loin.

L’indulgence, à l’origine, était simplement le rachat d’une pénitence, la substitution de quelque œuvre pie — telle qu’une libéralité envers l’Eglise — aux énormes périodes de pénitence que les Pénitentiaux imposaient pour le rachat de chaque faute individuelle. C’était donc, en réalité, une indulgence lorsque Guido, archevêque de Milan, s’imposa en 1059 une pénitence d’un siècle, pour expier une rébellion contre le Saint-Siège, cl la racheta par le payement d'une 1 somme annuelle. L’indulgence plénière, ou rémission de tous les péchés, a pour prototype la promesse fuite par Urbain II, au concile de Clermont en 1005, lorsque, pour enflammer l’enthousiasme de la Chrétienté en vue de la première croisade, il déclara que le pèlerinage armé en Terre Sainte tiendrait lieu de pénitence pour tous les péchés que les pèlerins auraient confessés et dont ils se seraient repentis. L’avidité avec laquelle fut acceptée cette offre du pape montre combien l’on appréciait une faveur qui délivrait de la crainte de l’Enfer sans attrister la vie entière par les austérités •le la pénitence. La simplicité de ces formules disparut au XIIe siècle, époque où les Scolastiques élaborèrent la théorie sacramentelle et où la croyance au Purgatoire devint générale. On distingua, dans le pardon du péché, la rémission de la coulpe cl celle de la peine ; l’absolution donnée par le prêtre conférait la première, qui sauvait de l’Enfer, tandis que l’accomplissement de la pénitence, ou le rachat de celle-ci par une indulgence, conférait la seconde, qui exemptait du Purgatoire. Enfin vinrent les spéculations d’Alexandre de Hales, reprises par Albert le Grand et saint Thomas d’Aquin, d’après lesquelles la source des indulgences était le trésor des mérites de Jésus et des Saints, que l’Église pouvait offrir à Dieu en échange de la pénitence due Par le pêcheur. Une indulgence plénière contient une assez grande parcelle de ce trésor pour effacer la pœna ; une indulgence partielle précise le nombre de jours ou d’années et la pénitence dont elle est l’équivalent. Le développement ultime de celte opinion fut que le trésor pouvait être offert par voie d’intercession pour les Ames du Purgatoire, qui seraient ainsi transférées au Ciel. Celle doctrine avait été longuement débattue dans les écoles lorsque Sixte IV, en I476, en fit pour la première lois une application pratique ; après quelques hésitations, elle fut bientôt acceptée de tous les théologiens. Il s'ensuivit un changement important touchant le droit d’accorder des indulgences. Tant qu’elles avaient été simplement un rachat de la pénitence, le prêtre était autorisé à les conférer à ses pénitents ; les évêques et même les abbés pouvaient publier des indulgences générales, qui avaient cours dans leurs provinces. Le concile de Latran, en 1216, s’efforça de mettre un terme aux abus qui se multipliaient en privant entièrement de ce droit les abbés et en restreignant le pouvoir des évêques au don d’indulgences d’un an lors de la dédicace d’églises ; en toute autre occasion, la durée maxima des indulgences conférées était de quarante jours. Mais quand l’indulgence devint un payement fait à Dieu et tiré du trésor inépuisable des mérites de Jésus, on pensa que ce trésor devait avoir un trésorier, qui fut naturellement le pape. Il devint ainsi le dispensateur unique des indulgences, fonction qui accrut beaucoup son autorité et réduisit les évêques au rôle de délégués du pontife. Au point de vue temporel, il résultait de là, pour la papauté, un avantage plus grand encore — la faculté de lever des armées pour exterminer ses ennemis et étendre ses domaines ; car la promesse d’une indulgence plénière à mériter par une croisade attirait sous ses bannières des milliers et des milliers de champions.

Un encouragement additionnel à l’adresse des Croisés consistait en ce qu’ils étaient affranchis ipso facto de la juridiction temporelle et ne relevaient plus, comme les clercs, que des tribunaux ecclésiastiques. Quand un Croisé était mis en accusation, le juge ecclésiastique l’arrachait au tribunal séculier par la menace de l’excommunication cl, s'il venait à être convaincu de quelque crime énorme, tel que le meurtre, on se contentait de lui enlever sa croix et on le traitait avec la même indulgence qu’un ecclésiastique. Ce nouvel abus finit par être admis dans la jurisprudence séculière ; on conçoit l’attraction qu’un pareil privilège exerçait sur les aventuriers sans scrupules qui formaient une si grande partie des armées pontificales. Quand, en 1246, ceux qui avaient pris la croix en France se rendaient coupables d’une foule de vols, de viols et de meurtres, Saint- Louis fut obligé d’en appeler à Innocent IV, et le pape répondit en avertissant son légat que de pareils malfaiteurs ne devaient pas être protégés.

Des récompenses plus grandes encore furent offertes par la papauté lorsque l’ambition et la rancune personnelles du pontife étaient en jeu. Quand Innocent IV, après la mort de Frédéric II, prêcha une croisade contre l’empereur Conrad IV, il accorda à ceux qui y participeraient une plus large rémission de péchés que n’en comportait un voyage en Terre Sainte et déclara que le père et la mère du Croisé jouiraient aussi de l’indulgence divine. Lorsqu’un Croisé ne voulait pas accomplir son vœu ou en était empêché, il pouvait se racheter en payant une somme en rapport avec sa valeur militaire présumée. La cour romaine se procura ainsi beaucoup d’argent, qui dut être dépensé — on le prétendait du moins — au profit de la sainte cause.

Ce système lucratif ne cessa de se développer jusqu’à ce qu’on vînt à l’employer dans les plus petites querelles des papes, en tant que maîtres du patrimoine de St-Pierre. Si Alexandre IV en usa avec succès contre Eccelin da Romano, le siècle suivant vil Jean XXIII y recourir, non seulement pour faire la guerre à des antagonistes formidables comme Matteo Visconti et le marquis de Montefeltre, mais même lorsqu’il voulut réduire les citoyens révoltés de petites localités, comme Osimo et Recanati dans la marche d’Ancône, ou le peuple turbulent de Rome même. L’ingénieuse méthode consistant à accorder des indulgences à ceux qui prenaient la croix, puis à les exempter du service pour de l’argent, avait fini par paraître trop compliquée, et l’achat du salut fut simplifié au point d’être réduit à un paiement direct. Ainsi le pape Jean trouva moyen de subvenir aux frais de ses guerres privées en distribuant au monde chrétien le trésor de sa/ut et en ordonnant aux évêques d’établir partout des troncs, afin que les fidèles pussent venir en aide à l’Eglise, tout en sauvant leurs âmes. Les évêques, qui voyaient avec regret les deniers de leurs paroissiens disparaître dans le gouffre insatiable du Saint-Siège, essayèrent vainement de résister. Ils n’étaient plus indépendants et les faibles barrières qu’ils cherchaient à élever étaient balayées aussitôt (1).

Un système plus démoralisant encore consistait dans l’envoi de quaestuarii ou marchands d’indulgences, quelquefois munis de reliques, par une église ou un hôpital en quête de fonds. Ils n’avaient souvent, pour tout bagage, que des lettres pontificales ou épiscopales, les autorisant à remettre les péchés moyennant des contributions à l’œuvre, bien que la rédaction de ces lettres lut sage et prudente, elles étaient cependant assez ambiguës pour que leurs porteurs se crussent permis de promettre, non seulement le salut des vivants, mais la libération des damnés détenus en enfer, le tout pour quelques pièces de monnaie. Dès 1215, le concile de Latran s’élève amèrement contre ces pratiques et interdit d’enlever les reliques des églises ; mais l’abus était d’un trop bon rapport pour être facilement supprimé. Des évêques et des papes, en mal d’argent, émettaient continuellement de pareilles lettres et le métier de marchand d'indulgences devint une profession régulière, où, naturellement, les plus impudents réussissaient le mieux. Nous en croyons volontiers le pseudo Pierre de Pilichdorf, lorsqu’il avoue tristement que la remise « indiscrète », mais lucrative d’indulgences à toute sorte de gens, affaiblissait la foi de bien des catholiques en l’Église elle-même. En 1201, le concile de Mayence ne peut pas trouver de mots assez énergiques pour dénoncer la peste des marchands d’indulgences, dont les escroqueries excitent la haine des hommes, qui dépensent ce qu'ils gagnent dans la plus vile débauche, qui trompent les fidèles au point que ceux-ci négligent de se confesser, sous prétexte qu’ils ont déjà acheté la remise de leurs péchés. Mais ces plaintes furent inutiles et l’abus continua, sans empêchement, jusqu’au jour où il excita une indignation qui trouva un éloquent interprète en Luther.

Des conciles postérieurs à celui de Mayence ont dénoncé non moins énergiquement les mensonges et les fraudes de ces chemineaux du salut, qui exercèrent leur industrie florissante jusqu'à l’époque de la Réforme. Tassoni a bien exprimé la conviction populaire que cette vente des indulgences était une ressource assurée de l’Église pour réaliser ses desseins temporels :

« Le cose della guerra andavan zoppe ;

I Bolognesi richiedean danari

Al Papa, ad egli rispondeva coppe,

E mandava indulgenze per gli altari. ».

La vente des indulgences caractérise avec exactitude ce qu’on peut appeler le sacerdotalisme, Irait distinctif de la religion du moyen âge. Le fidèle n’avait pas de relations directes avec son Créateur, rarement même avec la Vierge et les Saints intercesseurs. Le prêtre, prétendant être revêtu d’un pouvoir surnaturel, s’interposait comme le médiateur nécessaire entre Dieu et l'homme ; en accordant ou en refusant les sacrements, il pouvait décider du sort des âmes ; en célébrant la messe, il pouvait diminuer ou abréger les peines du Purgatoire ; ses décisions dans le confessionnal déterminaient la vraie portée du péché même. Les instruments de domination dont ii disposait, — Eucharistie, reliques, eau bénite, saint chrême, exorcisme, prière, — devinrent des espèces de fétiches doués d’un pouvoir particulier, qui ne dépendait ni de la condition morale ou spirituelle de celui qui en usait, ni de la condition de ceux pour qui ils étaient employés. Aux yeux du vulgaire, les rites de la religion n’étaient guère autre chose que des formules magiques qui, par quelque efficacité mystérieuse, servaient les intérêts temporels ou spirituels de ceux pour qui on les mettait en œuvre.

Mille anecdotes et incidents de cette époque montrent comment le fétichisme dont nous parlons était enraciné dans l’esprit du peuple par ceux qui trouvaient leur profit dans le maniement des fétiches. Un chroniqueur du XIIe siècle raconte pieusement que lorsque, en 887, les reliques de saint Martin de Tours furent ramenées d’Auxerre, où on les avait portées pour les soustraire aux Normands, deux estropiés de Touraine, qui gagnaient largement leur vie en mendiant, tinrent conseil et décidèrent de quitter le pays le plus tôt possible, de peur que les ossements du saint ne les guérissent d’infirmités lucratives. Malheureusement, les moyens de locomotion dont ils disposaient étaient insuffisants, de sorte que les reliques arrivèrent en Touraine avant qu’ils n’eussent pu sortir de la province ; ils furent donc guéris malgré eux.

L’ardeur avec laquelle princes et républiques se disputaient la possession des reliques miraculeuses, la violence et la fraude qu’on mettait partout en œuvre, soit pour s’en procurer de nouvelles, soit pour garder celles qu’on possédait, forment un curieux chapitre dans l’histoire de la crédulité humaine et montrent à quel point la vertu miraculeuse était censée résider dans la relique elle-même, sans égard aux crimes qu’il avait fallu commettre pour l’obtenir, ni à la disposition d’esprit du possesseur.

Ainsi, dans le cas dont nous venons de parler, Ingelger d'Anjou fut obligé de réclamer aux Auxerrois les ossements de saint Martin à la tête d’une force armée, les moyens pacifiques ayant échoué ; et, en 1177, nous voyons un certain Martin, chanoine de l’église de Bomignv en Bretagne, voler le corps de saint Pétroc de sa propre église au profit de l'abbaye de Saint-Mévennes, qui ne voulut pas le rendre jusqu’à ce que l’intervention du roi Henri II l’y contraignit. Deux ans après la prise de Constantinople, en 1206, les chefs vénitiens forcèrent l’entrée de Sainte-Sophie, enlevèrent un portrait de la Vierge, œuvre présumée de saint Luc, et le gardèrent malgré l’excommunication et l’interdit lancés contre eux par le patriarche et confirmés par le légal du pape. Un marchand de Groningue, au cours d'un de ses voyages, eut envie de l’armure de saint Jean- Baptiste, qui appartenait à un hôpital, et il l’obtint en corrompant à prix d’argent la maîtresse du gardien, qui incita celui-ci à la dérober. A son retour, le marchand construisit une maison et encastra secrètement sa relique dans un des piliers. Sous cette protection, il fit d’excellentes affaires et devint très riche. Mais, un jour, comme un incendie avait éclaté, il refusa de prendre des mesures pour sauver sa maison, alléguant qu’elle était bien gardée. La maison ne brûla pas ; mais la curiosité populaire avait été tellement excitée par la réponse du marchand qu’il fut obligé de révéler l'existence de son fétiche. 49 Alors le peuple l’emporta de force et le déposa dans une église, où l’armure de saint Jean accomplit beaucoup de miracles ; mais le malheureux marchand fut ruiné. De pareilles superstitions étaient encore plus grossières que celles des Romains, qui évoquaient dans leur camp la divinité tutélaire de la ville qu’ils assiégeaient ; d’autre part, le port d’amulettes et de reliques, devenu tout à fait général, était identique à l’usage analogue des païens. Même les images et les portraits de saints et de martyrs possédaient des vertus miraculeuses. Il suffisait, disait-on, de jeter les yeux sur une image de saint Christophe pour être préservé, pendant le reste de la journée, de tout danger do maladie ou de mort subite :

Christophori sancti speciem quicumque tuetur,

Illo namque die nullo languore tenetur.

Une image gigantesque du saint était souvent peinte à l’extérieur des églises pour préserver la population. L’habitude de tirer au sort le saint dont on voulait s’assurer le patronage, cérémonie qui s’accomplissait au pied de l’autel, est une autre manifestation de l’aveugle superstition de ce temps-là.

L’Eucharistie était un fétiche particulièrement efficace. Pendant la persécution dirigée contre les hérétiques des provinces rhénanes par l’inquisiteur Conrad de Marburg, en 1233, un condamné refusa obstinément de brûler, malgré tous les efforts des zélés exécuteurs, jusqu’à ce qu’un prêtre avisé apportât une hostie consacrée sur la pile de bois qui flambait. Aussitôt le charme qui protégeait l’hérétique fut rompu par un charme plus puissant et le misérable ne tarda pas à être réduit en cendres.

Une réunion de ces mêmes hérétiques possédait une image de Satan qui rendait des oracles ; un jour, un prêtre entra dans la chambre et lira de dessous ses vêtements un ciboire contenant une hostie ; à l'instant, Satan se reconnut vaincu et tomba par terre. Peu de temps après, saint Pierre Martyr employa le même moyen pour vaincre l'imposture d’un hérétique de Milan. A l’appel de cet homme, un démon apparaissait dans une église hétérodoxe sous l’aspect de la Vierge resplendissante et tenant le saint Enfant dans ses bras. Ce témoignage en faveur de l’hérésie parut sans réplique, jusqu’à ce que saint Pierre y mit fin en présentant au démon une hostie : « Si, dit-il, vous êtes vraiment la Mère de Dieu, adorez ici votre fils. » Là-dessus, le démon disparut dans un éclair, laissant derrière lui une puanteur insupportable.

Le pain consacré était considéré par le peuple comme possédant une efficacité magique d’un pouvoir incomparable ; bien des histoires couraient sur les châtiments infligés à ceux qui avaient voulu en faire un usage sacrilège. Un prêtre garda une hostie dans sa bouche afin de s’en servir pour vaincre la vertu d’une femme dont il était amoureux ; il fut affligé d’une hallucination terrible, croyant qu’il avait enflé au point de ne pouvoir passer par une porte ; et quand il enterra l’objet sacré dans son jardin, l’hostie se transforma en un petit crucifix portant un homme de chair qui saignait. Une femme garda l’hostie qu’elle devait avaler et la plaça dans sa ruche pour arrêter une épidémie qui s’était déclarée parmi ses abeilles ; aussitôt les pieux insectes construisirent à l’entour une chapelle complète, avec murs, fenêtres, toits et beffroi, et, à l’intérieur, un autel sur lequel ils déposèrent respectueusement l’hostie. Une autre femme, voulant préserver ses choux des ravages des chenilles, réduisit en poussière une hostie et en répandit les miettes sur ses légumes ; à l’instant, elle fut frappée d’une paralysie incurable. Évidemment, ces pratiques fétichistes étaient vues d’un mauvais œil par l’Église ; mais elles étaient la conséquence directe de l’enseignement orthodoxe. Il en était de même pour l’eau où le prêtre se lavait les mains après avoir touché l'hostie ; on attribuait à cette eau des vertus surnaturelles, mais on en prohibait l’usage comme entaché de sorcellerie.

Le pouvoir de ces formules magiques n’impliquait, je le répète, aucun sentiment de dévotion chez ceux qui en usaient. Ainsi, pour attester la puissance de saint Thomas de Canterbury, on racontait l’histoire d’une dame qui l’invoquait à toute occasion et avait même appris à son oiseau favori à répéter la formule : Sancte Thoma, adjuva me ! Un jour, un faucon s’empara de lui et l’emporta ; mais comme l’oiseau faisait entendre sa phrase accoutumée, le faucon tomba mort et l’oiseau revint indemne auprès de sa maîtresse. — En vérité, l’emploi des talismans impliquait si peu la sainteté que de mauvais prêtres employaient la messe comme un moyen d'incantation et un maléfice, maudissant intérieurement leurs ennemis pendant qu’ils accomplissaient les rites et confiant que cette malédiction entraînerait, d’une façon ou d’une autre, la perte de la personne visée. On allait même jusqu'à recourir à la célébration de la messe pour rendre plus efficace la pratique si ancienne de l’envoûtement. Lorsque l’on disait dix fois la messe sur une image de cire représentant un ennemi, on croyait qu’il mourrait sans faute dans l’espace de dix jours.

La confession elle-même pouvait servir de formule magique pour empêcher la découverte d’un crime. Comme les démons étaient naturellement au courant de tous les forfaits commis et pouvaient les révéler par la bouche de ceux qu’ils possédaient, on employait souvent les démoniaques comme des détectives dans le cas de personnes soupçonnées. Mais quand les crimes étaient confessés avec tonte la contrition désirable, l'absolution donnée par le prêtre les effaçait à tout jamais de la mémoire du démon, qui niait alors en avoir eu connaissance. Cette croyance, familière aux accusés, inspirait souvent leur défense ; car, même lorsque le démon avait révélé une faute, le coupable pouvait aller aussitôt à confesse, puis se présenter avec confiance devant le juge et le mettre au défi d’obtenir une dénonciation nouvelle.

On pourrait multiplier indéfiniment ces exemples, mais cela ne servirait qu’à fatiguer le lecteur. Ceux que j’ai cités suffiront probablement à témoigner de l’avilissement du christianisme (falots, superposé à un fond païen et gouverné par un corps sacerdotal dont on connaît maintenant l’indignité.

 

Ce tableau que j’ai tracé des relations de l’Église avec le peuple paraîtra peut-être poussé au noir. Tous les papes n'étaient pas des Innocent IV et des Jean XXII ; tous les évêques n’étaient pas cruels el débauchés ; tous les prêtres n'avaient pas pour unique dessein de spolier les hommes et de déshonorer les femmes. Dans beaucoup de sièges épiscopaux et d’abbayes, sans doute aussi dans des milliers de paroisses, il y avait des prélats et des pasteurs qui cherchaient sincèrement à accomplir l’œuvre de Dieu, à éclairer les âmes enténébrées de leurs ouailles avec la parcelle de lumière évangélique que la superstition de l’époque permettait de répandre. Cependant le mal était plus apparent que le bien ; les humbles ouvriers passaient inaperçus, tandis que l’orgueil, la cruauté, la luxure et la cupidité des autres exerçaient une influence étendue et profonde. Aux hommes de ce temps-là qui avaient le plus de jugement et les aspirations les plus hautes, l’Eglise apparaissait telle que je l’ai dépeinte ; et su laideur morale doit être présente à notre esprit si nous voulons comprendre les mouvements qui agitèrent alors le monde chrétien.

Le témoin le plus autorisé sur l’Église du XIIe siècle, saint Bernard, ne cessa jamais de dénoncer les vices qui régnaient partout. Lorsque la fornication, l’adultère et l’inceste n’avaient plus d’attraits pour les sens épuisés, on descendait plus bas encore dans la voie de la dépravation. En vain — c'est saint Bernard qui parle — les villes de la plaine ont été détruites par le feu vengeur du ciel ; l’ennemi du genre humain a répandu partout leurs débris et leurs cendres maudites ont infecté l'Église. L’Église reste pauvre, dépouillée et misérable, négligée de tous et comme exsangue. Ses enfants ne cherchent pas à la vêtir, mais à la dépouiller ; ils ne la protègent pas, nu s la détruisent ; ils ne la défendent pas, mais l’exposent ; ils n'instituent pas, mais ils prostituent ; ils ne nourrissent pas le troupeau, mais l’égorgent et s’en repaissent. Ils réclament le prix des péchés, mais ne pensent pas au pécheur. « Qui pouvez-vous me montrer, s’écrie-t-il, parmi les évêques, qui ne cherche pas plutôt à vider les poches de ses ouailles qu’à les guérir de leurs vices ? » Un contemporain de saint Bernard, Potho de Pruhm, exhale les mêmes plaintes en 1152. « L’Église, dit-il, court à sa ruine et pas une main ne s’élève pour la soutenir ; il n’y a pas un seul prêtre digne de s’imposer comme médiateur entre Dieu et les hommes et d’approcher du trône divin en sollicitant la grâce d’en haut. »

Le légat du pape, le cardinal Henry d’Albano, dans sa lettre encyclique de 1188 aux prélats d’Allemagne, ne s’exprime pas avec une moindre énergie. Le triomphe du Prince des Ténèbres est imminent à cause de la dépravation du clergé, de sa luxure, de sa gourmandise, de son mépris des jeûnes ; les prêtres cumulent des bénéfices, vont à la chasse, élèvent des faucons, jouent, commercent, se querellent entre eux et, pis que tout cela, donnent l’exemple de l'incontinence, ce qui excite la colère de Dieu et scandalise le peuple.

Pierre Cantor, vers la même époque, décrit l’Église comme « remplie jusqu’à la bouche de toutes les immondices temporelles » ; par l’avarice, par la négligence de ses devoirs, elle est pire que la société laïque et rien n’est plus dangereux pour elle que cette constatation. Gilbert de Gemblours s’exprime d’une manière analogue. La plupart des prélats entrent dans l’Église, non par l’élection, mais par la corruption et la faveur des princes ; ils s’y introduisent non pour nourrir les autres, mais pour être nourris ; non pour servir, mais pour être servis ; non pour semer, mais pour moissonner ; non pour travailler, mais pour être oisifs ; non pour protéger les brebis contre les loups, mais pour déchirer les brebis avec plus de férocité que les loups eux-mêmes. — Sainte Hildegarde, dans ses prophéties, épouse la cause du peuple contre le clergé : « Les prélats sont les ravisseurs des Églises ; leur avidité consume tout ce qu’elle touche. Leurs oppressions nous réduisent à la misère et nous avilissent en les avilissant Est-il convenable que des hommes tonsurés commandent à plus de soldats et disposent de plus d’armes que des laïques ? Est-il convenable qu’un clerc soit un soldat, et un soldat un clerc ? Dieu n’a pas ordonné que l’un de nous dût avoir à la fois une tunique et un manteau et que l’autre dut aller nu ; mais il a ordonné que la tunique fût donnée à l’un et le manteau à l’autre. Laissez donc les laïques posséder le manteau pour satisfaire aux nécessités du monde ; mais que le clergé ait la tunique, pour ne pas manquer de l'indispensable. »

Un des principaux objets de la convocation du grand concile de Latran, en 1213, était le désir de corriger les vices du clergé. A cet effet on adopta de nombreux canons en vue de la suppression des principaux abus, mais les décisions du concile restèrent lettre morte. Les abus étaient trop profondément enracinés. Quatre ans plus tard, Honorius III, dans une encyclique adressée à tous les prélats du inonde chrétien, dit qu’il a attendu jusqu’alors pour voir les effets du concile, mais que les maux de l’Eglise lui paraissent augmenter plutôt que diminuer. « Les ministres de l’autel, pires que des bêtes se roulant dans leur fumier, se font gloire de leur ignominie, comme à Sodome. Ils sont un piège et un fléau pour les fidèles. Beaucoup de prélats dépensent les biens qui sont confiés à leur garde et dispersent sur les places publiques les ressources du sanctuaire ; ils donnent de l'avancement aux indignes, ils dilapident les revenus de l’Église au profit des méchants et transforment les églises en conventicules à l’usage de leurs familles. Moines et nonnes rejettent le joug, brisent leurs chaînes et se rendent aussi méprisables que du fumier. C’est pour cela que l’hérésie fleurit. Que chacun de vous ceigne son épée et n’épargne ni son frère ni son plus proche parent. »

Quel fut le résultat de cette exhortation virulente ? Nous pouvons nous en faire une idée par la description que Robert Grosseteste, évêque de Lincoln, fit de l’Église en 1250, en présence d’Innocent IV et de ses cardinaux. Les détails sont inutiles à rapporter ; mais la conclusion, c’est que le clergé est une souillure pour toute la terre, que ce sont des Antéchrists et des diables ayant revêtu le masque des anges de la lumière, qui transforment la maison de prière en un repaire de voleurs. Quand l’inquisiteur de Passau, vers 1200, essaya d’expliquer la résistance de l’hérésie dont il s’efforçait vainement d’avoir raison, il rédigea à cet effet une liste des crimes communs parmi le clergé — liste horrible par la minutie des détails où elle se complaît. Une Église pareille à celle qu’il décrit ne pouvait être qu’un fléau à la fois politique, social et moral.

Tels sont, sur la question qui nous occupe, les témoignages des ecclésiastiques. Si l’on veut savoir maintenant de quel œil le clergé était considéré par les laïques, nous rappellerons d’abord une remarque de Guillaume de Puy-Laurens, d’après lequel on disait communément : « J’aimerais mieux être un prêtre que de faire telle chose. » Il est vrai que les prêtres avaient le même mépris pour les moines, car Émeric, abbé d’Anchin, nous apprend qu’un clerc ne voulait jamais faire sa société d’un homme qu’il avait vu sous l’habit noir du Bénédictin. Mais prêtres et moines étaient également et généralement détestés par le peuple. Walther von der Vogelweide résume comme il suit les sentiments du peuple sur l’ensemble du corps ecclésiastique, depuis le pape jusqu'aux curés :

« La chaire de Saint-Pierre est occupée aujourd’hui comme lorsqu’elle était souillée par la sorcellerie de Gerbert ; ce dernier se prépara seul une place dans l’enfer, tandis que le présent pape y entraîne la chrétienté tout entière. Pourquoi les châtiments du ciel sont-ils différés ? Combien de temps sommeilleras- tu, ô Seigneur ? Ton œuvre est entravée, ta parole est contredite, ton trésorier dérobe les richesses que tu as accumulées, tes ministres volent et assassinent et c’est un loup qui est le berger de ton troupeau. »

A l’autre extrémité de l’Europe, les plaintes ne sont pas moins vives ; voici comment, après beaucoup d’autres, parlera des hauts dignitaires de l’Eglise, des clercs et des moines, le troubadour Raimon de Cornet, faisant écho aux invectives du poète Walther :

« Je vois le pape faillir à tous ses devoirs : il veut s’enrichir, il ne se soucie pas des pauvres, qui n'ont pas accès auprès de lui. Son but est d'amasser des trésors, de se faire servir, de s’asseoir sur des étoffes ornées d’or. Pour cela, il se livre au commerce en bon trafiquant ; au prix de beaux deniers comptants, il distribue des évêchés aux gens de son entourage et, à nous, il envoie des collecteurs, munis de lettres de quête, qui nous vendent des pardons moyennant du blé et de l’argent.... Les cardinaux ne valent certes pas mieux ; on dit partout que. 'bi matin au soir, ils ne cherchent qu’à conclure d’ignobles marchés. Voulez-vous un évêché, voulez-vous une abbaye ? Vite, apportez-leur beaucoup d’argent ; ils vous donneront en échange un chapeau rouge ou une crosse épiscopale. Si vous ne savez rien de ce que doit savoir un prêtre, eh ! qu’importe ? Docte ou ignorant, vous obtiendrez de gros revenus. Mais gardez-vous surtout d’être parcimonieux dans vos largesses, car cela vous empêcherait de réussir !... Quant aux évêques, ils ne cessent d’écorcher jusqu’au vif leurs curés bien rentés et de leur vendre des lettres scellées de leur sceau. Dieu sait s’il y aurait lieu d’en finir avec ces habitudes ! Et ils font pis encore ; moyennant finances, ils confèrent la tonsure au premier venu et portent ainsi préjudice à tous, non-seulement à nous, qui devenons les victimes de cet homme, mais aux tribunaux temporels, qui perdent toute prise sur lui... Bientôt, je vous le jure, il y aura plus de clercs et de prêtres que de bouviers. Chacun déchoit et donne de mauvais exemples. Ces gens-là vendent à qui mieux mieux les sacrements et les messes. Quand ils confessent de braves laïcs, qui n’ont commis aucune faute, ils leurs imposent d’énormes pénitences ; mais ils se gardent bien d’en faire autant pour les concubines des prêtres !... Assurément, à en juger par les apparences, les moines s’astreignent à des pratiques sévères. Mais regardez-y de plus près ; en vérité, ils vivent deux fois mieux qu’ils ne faisaient auparavant, quand ils étaient encore sous le toit de leurs pères. Ils font comme les Mendiants qui, sous le couvert de leur habit, trompent le monde et se nourrissent à ses dépens. Voilà pourquoi tant de gueux et de propres à rien entrent dans les Ordres ; la veille, ils n’avaient pas de pain ; le lendemain, leur accoutrement leur vaut des rentes, produit des mille tours qu’ils ont dans leur sac. »

Il était inévitable qu’une pareille religion enfantât l'hérésie, qu’un tel clergé, séculier et régulier, provoquât à la révolte. Ce dont on peut s’étonner seulement, c’est, qu’elle ait tardé si longtemps à éclater et qu'elle n’ait pas été plus générale[5].

 

 

 



[1] P. Cantor. Verb. abbrev. cap. XXXVI. — Chron. Turon. 1097.— Iyon. Carnotens. lib. I, epp. LXVI, LXVII.

[2] Même un pontife comme Innocent III ne se faisait pas faute d'introduire ses clients dans les églises de toute la chrétienté. Ses Registres sont remplis de missives à cet effet.

[3] La correspondance de la chancellerie papale sous Innocent IV, conservée dans le registre officiel, comprend, pour les trois premiers mois de 1245, 332 lettres, dont un cinquième sont des dispenses accordées à 65 individus qui sont autorisés à tenir des pluralités. Un bon nombre d'autres sont des dispenses de la loi canonique, montrant quelle inépuisable source de revenus pour la curie romaine étaient les vices du clergé. Pour la rapacité avec laquelle on se disputait par avance les bénéfices des mourants, voir Ibid. n° 1631.

[4] Brevis Hist. Prior. Grandimont. — Stephani Tornacenss. Fpist. 115, 152, 153, 156, 162 A l'appui de la crainte du prieur Pierre, que le couvent ne devint un marché et une foire, on peut rappeler la plainte du Concile de Béziers en 1233. Beaucoup de maisons religieuses avaient pris l’habitude de vendre leur vin au détail dans l’enceinte sacrée et d’attirer des clients en admettant, sur le lieu de la vente, des jongleurs, des acteurs, des joueurs et des filles publiques. — Cuncil. Biterrens. ann. 1233, c. 23.

[5] Raynouard, Lexique Roman, I, 464, a publié cette Gesta sous le nom de Pierre Cardinal, troubadour du commencement du XIIIe siècle. Cette attribution fausse, donnée par un des deux manuscrits qu’on a de cette pièce, a été rectifiée par le Dr Noulet il y a un demi-siècle. Le véritable auteur est un certain Raimon de Cornet, qui vivait dans la première moitié du XIVe siècle. Un fragment de cette Gesta, contenant précisément le passage paraphrasé dans le texte, a été publié, sous le nom de Raimon de Cornet, par Bartsch, dans sa Chrestomathis provençale, 4e éd. col. 363. Une édition de l’ensemble, avec introduction, notes et glossaire, a paru à Montpellier en 1688 par les soins de MM. J.-B. Noulet et C. Chabaneau (Deux manuscrits provençaux du XIVe siècle). — [les éléments de cette note m’ont été obligeamment fournis par M. P. Meyer, avec une traduction littérale du texte, que j’ai cru devoir rendre plus librement. Trad.]