I. — ROI ET MINISTRES. APRÈS le règne de Louis XIV, rien ni personne en France n'avait gardé le droit ou la force de résister au Roi. Il subsistait des cadres politiques, des municipalités, des États provinciaux ; mais la vie en avait été retirée par la volonté persistante du Roi et l'action continue des secrétaires d'État et des intendants. Les États généraux n'étaient plus qu'un souvenir à peu près effacé de la mémoire du peuple, et détesté par le Roi. Les Parlements n'avaient gardé que les apparences du pouvoir de collaboration à la loi, qu'ils avaient acquis au cours des temps. La destinée de Or ce fut, d'abord, le malheur d'une minorité, la
scandaleuse Régence, puis le détestable ministère du duc de Bourbon, et le
ministère assoupi du cardinal de Fleury. Ensuite Louis XV annonce le dessein,
où il ne persévérera point, de gouverner. C'est un être
impénétrable, indéfinissable, très beau, très
glorieux, observateur exact des bienséances
de La cause principale de la ruine de la royauté, ce fut le manque de roi. La nullité du Roi laissa le champ libre aux ministres. Le ministériat s'était fait détester au temps de Louis
XIV, parce qu'il était à la fois instrument d'une autocratie et autocrate
lui-même. A la mort de Louis XIV, on essaya de le remplacer par des conseils
où siégeait une oligarchie aristocratique, laquelle ne fit à peu près que
bavarder, les conseils de Le Roi semble n'être plus maître du choix de ses
ministres. Louis XV aurait voulu en changer le moins possible pour s'éviter
la peine de s'habituer à de nouveaux visages. Il a détendu d'Argenson, parce
qu'il était habitué à sa manière de travailler.
Il a désiré garder Machault, l'homme selon son cœur
; mais, dit-il, ils ont tant fait qu'ils m'ont
obligé à le renvoyer. Il regardait agir ses ministres, comme s'ils
étaient des étrangers, de qui ce fût l’affaire de se partager les morceaux du
gouvernement. S'il trouvait qu'ils agissaient mal dans les affaires
étrangères, il travaillait contre eux en secret. Il ne leur demandait rien : Je ne demande jamais rien à ces gens-là, disait-il
à Toutes sortes de raisons déterminent les nominations et
les disgrâces de ministres ; on y voit intervenir les dévots, les
philosophes, les financiers, les coteries de Gour, les caprices de femmes, de
Les ministres ne durent pas longuement, comme au temps de Louis XIV, où la longévité ministérielle donnait le sentiment d'une solidité continue. Au poste capital du Contrôle général, après Orry et Machault, lesquels y demeurèrent, le premier de mars 1730 à décembre 1745, et le second, de décembre 1745 à juillet 1754, dix-neuf contrôleurs généraux se succèdent jusqu'en 1789, en vingt-cinq ans. L'année 1759 voit passer Silhouette et arriver Bertin ; l'année 1776, passer Turgot, Clugny, Taboureau des Réaux, et arriver Necker ; les années 1787 et 1788, passer Calonne, Bouvard de Fourqueux, de Villedeuil, Lambert, et revenir Necker, ce qui fait six changements en seize mois. On appelait le Contrôle général l’hôtel des déménagements[3]. Jamais un ministère n'agit d'ensemble. La fonction de premier ministre, que Louis XIV avait abolie, fut rétablie, en 1722, pour le cardinal Dubois, qui avait représenté au Régent les inconvénients d'un gouvernement séparé. Après lui, Philippe d'Orléans et le duc de Bourbon portèrent le titre, puis, sans le titre, Fleury fit la fonction. Le litre, un moment disparu, fut relevé par Brienne, dans les derniers jours. Des ministres, comme Machault, Choiseul, Turgot, Necker dominèrent plus ou moins le ministère où ils étaient. Mais ni les premiers ministres, ni les ministres principaux n'eurent sur leurs collègues une autorité réelle. Leur autorité était gênée, précaire, n'étant point soutenue par la volonté constante d'un roi. Les ministères furent travaillés par des coteries, des jalousies et même des trahisons. Chaque ministre agit selon sa convenance particulière. En
France, les ministres sont des rois subalternes,
disait le roi de Prusse, Frédéric II, qui était à la fois roi et ministère.
Chauvelin a sa politique, laquelle n'est pas celle du cardinal de Fleury.
L'ambassadeur comte de Belle-Isle prend à peu près sur lui d'engager son
gouvernement dans la guerre de la succession d'Autriche. Tel ministre déteste
les Philosophes, tel autre les protège ; l’Encyclopédie passe à
travers cette discorde. Les ministres ont beau être tolérants ; le bourreau
continue de pendre des ministres huguenots. Sartine, ministre de Presque toujours un nouveau ministre veut faire du nouveau
; pour cela, il renverse l'ordre établi par ses
prédécesseurs, dit Un ministre n'est point un maître absolu, puisqu'il dépend
du commun maître. Il est donc obligé d'avoir une considération particulière
pour tout ce qui entoure le Roi. C'est pourquoi, dit le duc de Nivernais dans
ses Lettres sur l’état d’un courtisan, un
honnête maréchal de camp, qui n'a pour lui qu'une grande naissance et de bons
services, restera bien deux heures dans l'antichambre du ministre de Ce sont les désagréments du métier ; passé cela, les ministres en peuvent prendre à leur aise. Les plaintes sont générales contre l'usage qu'ils font de leur pouvoir ; les mots arbitraire, caprices et passions des ministres se trouvent fréquemment dans les cahiers. On leur reproche des attentats à l'état et à l'honneur des citoyens, les lettres de cachet par lesquelles ils servent leurs passions. On attribue la dilapidation des finances à leur incapacité, même à leur infidélité. Le ministériat est dangereusement impopulaire. Ce gouvernement, composé d'un roi qui ne gouverne pas et de ministres désunis, souvent incapables, et qui durent peu, ne pouvait avoir un plan de conduite délibéré, arrêté ne varietur. Des intentions lui furent imposées ou suggérées parles circonstances ; il n'y adhéra pas fermement. Un cahier, celui de Fénestranges en Lorraine, l'a jugé en termes exacts, en disant qu'il ne présentait de certain dans ses principes que la perpétuité de l'inconstance de ses vues. II. — LES FINANCES. L'IMPRÉVOYANCE et l'incapacité de persévérance du gouvernement royal apparaissent très clairement dans l'histoire de ses finances. Le Roi n'a jamais calculé exactement ce qu'il lui fallait
pour vivre. Il fait un singulier aveu en 1749, dans Le Roi ne s'inquiétait pas de l'équilibre de ses finances
; il n'avait pas, déclara un jour le comte d'Artois au Parlement, à régler
ses dépenses sur ses recettes : c'était au contraire ses recettes qu'il
fallait régler sur ses dépenses. Or, depuis le XVIe siècle, les dépenses de Ce Gouvernement, toujours pressé par le besoin d'argent,
sentait qu'il était impossible de demander au vieil et détestable régime des
impôts plus qu'il ne donnait, et voyait la nécessité de trouver des
ressources nouvelles ; Vauban lui proposa une capitation imposée sur toutes les natures de bien qui peuvent
produire du revenu, et par laquelle toutes les taxes auraient été
remplacées, sauf les indirectes ; puis, une dîme de tous les revenus sans
exception. C'était une révolution : l'impôt, jusque-là considéré comme une
marque de servitude, ou tout au moins de condition inférieure, serait devenu
la contribution de tous à la chose publique, mesurée pour chacun sur ses
moyens. Le Gouvernement, contraint par la nécessité, accepta l'idée, en
disgraciant, d'ailleurs, celui qui la lui avait offerte Louis XIV essaya une
capitation et un dixième ; D'autre part, rien na été modifié, pendant les deux règnes, au régime des anciens impôts, malgré la réprobation que soulevaient les abus de ce régime, et point seulement parmi ceux qui en souffraient : Il est de la plus cruelle, mais de la plus constante vérité que la dégradation du pays, la misère des cultivateurs, la ruine des propriétaires sont le produit du régime fiscal, que la répartition des impôts est faite par un commissaire qui n'a d'autres dépositaires de sa confiance que les suppôts de la plus vicieuse administration ; que ceux-ci, oppresseurs du peuple dans nos campagnes, n'y trouvent pour contradicteurs que de pauvres paysans qui n'entendent, ni ne savent, ni ne peuvent défendre leurs intérêts ; ... qu'il en résulte que tout est parmi nous livré à l'arbitraire le plus révoltant, à l'injustice la plus criante, à l'oppression la plus scandaleuse. Ainsi parle L'exercice des droits d'aides soumet les citoyens à une inquisition d'autant plus révoltante que ces lois fiscales sont en grande partie un mystère réservé aux percepteurs et que le peuple se trouve souvent en contravention sans le savoir. La perception des droits d'aides, ajoute Enfin les doléances de 1789 révèlent une générale méfiance
à l'égard de la probité du Gouvernement et des agents qui le servent. Le
Clergé de Rouen déplore les subsides onéreux,
arbitrairement répartis, exigés impérieusement sur simple ordonnance
ministérielle ou sur mandat d'un simple délégué, la fiscalité accablante où
les droits s'accumulent en vertu d'arrêts du Conseil, que le Conseil n'a
jamais prononcés, et que l'avarice d'un commis vend à l'avidité d'un financier. On vient de voir ce que pensait C'était une opinion très répandue que, du haut en bas de la
hiérarchie, on friponnait. Que pourrait-on choisir
de mieux en ce pays, pour ministres, que des fripons, disait Barbier,
l'avocat parisien, lequel estimait, d'ailleurs, qu'un ministre de roi de
France ne doit friponner que dans le grand, quand
c'est dans son caractère ? Des ministres, en effet, furent accusés de
concussions. Quelquefois on annonçait le châtiment des voleurs ; une lettre
d'avril 1787, dans Il se découvre journellement des pillages clandestins dont je n'ose nommer les complices qui ne sont encore désignés que par la voix publique. Il se prépare une Saint-Barthélemy générale des gens en place de tous les ordres ; J'essayerai de vous dévoiler dans ma première lettre des intrigues, des manœuvres, un mystère d'iniquité et de gaspillage qui ont été dévoilés à temps. Un homme bien informé, l'ambassadeur impérial Mercy-Argenteau, écrivait à son maître Joseph II : Ce qui paraît de la dernière évidence, c'est que le gouvernement présent dépasse en désordre et en rapines celui du règne passé, et qu'il est impossible que cet état de choses subsiste longtemps sans qu'il s'ensuive quelque catastrophe. On comprend que Calonne ait jugé le régime fiscal avec une si dure sévérité, dans le commentaire de ses édits, qui est comme une confession de l'ancien gouvernement, et que les cahiers, même ceux des privilégiés, le qualifient des épithètes : absurde, abominable, cruel, affreux, horrible, révoltant. III. — L'INACHÈVEMENT DU ROYAUME. LA machine du Gouvernement est demeurée telle qu'elle était au XVIIe siècle, à quelques changements près dans les secrétariats d'État. Cependant, vers la fin, une grande nouveauté s'annonce. Il semble que le Gouvernement royal aurait dû continuer l'effort commencé au temps de Richelieu pour introduire dans les provinces une administration qui rendît partout présente et efficace l'autorité du Roi. Il aurait pu fortifier l'intendance et organiser régulièrement la subdélégation, qui, bien qu'elle fût très active, gardait le caractère d'un expédient improvisé. Cette administration, par une conduite suivie, serait certainement arrivée, sinon à supprimer les diversités, ce qui n'était ni possible ni désirable, du moins à user les principaux obstacles qui s'opposaient à la réalisation de l'unité française. Il est remarquable que, dans ses derniers jours, le Gouvernement ait abandonné la tradition de Richelieu et de Colbert. Malgré les différences entre leurs projets, Turgot, Necker, Calonne ont entrepris d'associer le pays à l'administration de ses affaires, et il n'y a point de doute que Turgot espéra lui apprendre à se gouverner lui-même. L'expérience faite des Assemblées provinciales fut très curieuse. Les comptes-rendus de leurs délibérations prouvent avec évidence qu'un grand nombre d'hommes étaient disposés à s'intéresser aux affaires publiques, et capables d'en donner leur avis. Peut-être ces assemblées seraient-elles parvenues à concilier l'esprit provincial et l'esprit national ; mais on ne peut savoir quels effets aurait produite, si elle avait été plus lot essayée, cette institution de la dernière heure. Dans la période de préparation aux États généraux,
l'esprit provincial s'est partout réveillé. Les vieux titres à un régime
particulier et à une existence à part, écrits dans des traités et
capitulations dont la plupart datent du moyen âge, sont invoqués, quelquefois
sur un ton de sommation hautaine. Les Marseillais expriment dans leur cahier
un sentiment très répandu, lorsqu'ils marquent une distinction entre la
nation et la patrie ; la nation, c'est Si le Roi avait entrepris cent ans plus tôt d'établir
cette alliance des provinces entre elles et
des provinces avec lui, il y aurait vraisemblablement réussi, sans que son
autorité eût à en souffrir. Une Pavait pas fait ; il ne paraît pas même y
avoir pensé. Il avait supprimé un grand nombre d'États provinciaux ; là où
l'usage de ces assemblées s'était conservé, il avait rusé avec les libertés
et privilèges malhonnêtement, pour les réduire à l'état de formes et de
simulacres. A la fin, il parut se repentir et vouloir réveiller la
municipalité, la province et le royaume ; mais, lorsqu'il proposa l’alliance, l'état des esprits était tel quelle ne
pouvait plus se faire que contre lui. Le Roi n'a donc pas naturalisé
les provinces du royaume, selon le mot de Calonne ; il ne les a pas
naturalisées françaises. Le royaume n'est encore, comme a dit Mirabeau,
qu'une agrégation inconstituée de peuples désunis.
C'est Le Roi, s'étant contenté de celte sorte d'unité idéale qu'était la commune obéissance, a laissé subsister les institutions, coutumes et mœurs, nées dans le passé, et qui, mêlées à des institutions plus récentes, formaient un ensemble, que des cahiers qualifient de chaos et d'anarchie. Le royaume est toujours divisé en pays de droit écrit et
pays de droit coutumier, et, dans les provinces à coutumes, des usages de pays contredisent la coutume provinciale. Le
travail législatif du XVIIe siècle, considérable mais incomplet, n'a pas été
repris. Ce ne sera point la monarchie qui composera
le droit français rédigé en un corps d'ordonnances que souhaitait
Colbert ; ce sera Les ressorts de justice sont inégaux : celui du Parlement de Paris occupe près d'un tiers du royaume, mais l'inégalité de ces ressorts, si choquante et si gênante quelle fût, était un moindre mal, comparé à la mauvaise répartition des juridictions inférieures. On voit, dit le Tiers de Bar-sur-Seine, tel bailliage porter son ressort à trente lieues de son siège, tandis que le bailliage voisin est borné quelquefois à deux lieues... On voit des malheureux, dont le temps est précieux à leur famille, être obligés d'abandonner leurs affaires pendant des semaines entières pour aller suivre un procès de première instance souvent peu important. Il est fatigant pour cette principauté, disent les gens de Trévoux, d'aller chercher la justice à quarante lieues. Quelquefois un même endroit est partagé entre plusieurs juridictions. En Vermandois, — c'est le Clergé de Saint-Quentin qui s'en plaint — des villages ont des parties soumises à différents bailliages et à différentes coutumes, d'où vient l'incertitude dans les affaires. Les limites des sièges royaux n'étant pas bien marquées, ils entreprennent les uns sur les autres. L'indétermination des limites des juridictions, dit le Tiers de Beauvais, produit, avec l'impunité des grands crimes, l’incertitude pour la compétence. La compétence, ajoute le Tiers de Bar-sur-Seine, est une source intarissable de difficultés. On est étonné de l'immensité des questions qu'elle présente. L'énumération seule de ses parties est incroyable. Le régime fiscal est aussi incohérent que le régime juridique : division en pays de grande gabelle, de petite gabelle et pays exempts ; en pays soumis aux aides et pays qui ne le sont pas, au moins dans les mômes formes ; le royaume coupé par ces frontières intérieures que sont les lignes de douane. Ici encore, des contestations, des procès, des juges, et qui sont juges en leur propre cause, car les causes de fiscalité sont jugées par les fiscaux. Tout ce fouillis était si vaste, si bizarre que personne
ne pouvait se représenter au juste l'état de Si l’on veut se représenter l'état des esprits dans les
dernières années de l'Ancien Régime, il faut, entre autres choses, avant
toutes autres choses même, considérer telle ou telle personne dans les réalités
de la vie : le justiciable, qui cherche sa loi et son juge, et qui a tant de
peine à les trouver ; le marchand, qui se heurte aux chicanes des douanes et
qui gérait, disait Calonne, sous les chaînes qui l'entravent ; le contribuable
accablé de taxes directes ou indirectes, se débattant contre les règlements
souvent incompréhensibles et contre les exactions de tant d’agents souvent
prévaricateurs, contre les gabelous, contre les recors des aides, qui ont le
droit de fouiller la maison, ou ceux de la taille, qui prennent garnison chez
lui, et enfin, s'il est sujet d'un seigneur, comme c'est le cas du plus grand
nombre des paysans, contre les percepteurs de droits et de redevances, contre
le meunier du moulin banal, et le préposé au four banal. Il faut penser que
le pain, le sel et le vin étaient des objets dont l'usage était dangereux. La nation française, a dit Mirabeau, a été préparée à IV. — PENDANT que la royauté laissait ainsi imparfaite l'œuvre
intérieure monarchique, la puissance française dans le monde diminuait. La
décadence avait commencé au temps de Louis XIV ; elle se précipita au temps
de Louis XV. La réunion de V. — LE Roi ne pouvait assurément empêcher que de grands
changements survinssent en Europe au XVIIIe siècle ; que l'Angleterre suivît
sa vocation maritime ; que les Moscovites marchassent à travers les steppes
vers les golfes et les mers du Nord et du Sud ; que les Hohenzollern
fabriquassent leur Prusse imprévue ; non plus que l'importance de nos vieux
alliés fût diminuée ; que Depuis longtemps, des observateurs de la chose publique
s'indignaient des abus et des vices du régime et en apercevaient le péril ;
Vauban et Boisguilbert ont prononcé des paroles tragiques. Mais même des
ministres et des conseillers du Roi l'ont averti en termes très clairs. Louis
XIV a su par les membres du Conseil de justice, réuni en décembre 1665, ce
que valaient la législation et la justice dans son royaume. C'est un
chancelier, Pontchartrain, qui déclare, à la fin du règne, que, si le respect
de la magistrature se perd, la faute en est aux magistrats, qui méritent le mépris où ils tombent. Pussort a signalé le
fléau des justices seigneuriales, si grand que, si elles étaient supprimées,
le pauvre peuple du plat pays trouverait
moyen de supporter les grandes charges que les
guerres ont causées. Il a compté les sortes de maux qui naissaient de la multiplication des juges dans les tribunaux de
toute sorte. Mais le grand avertisseur fut Colbert ; il n'est peut-être pas un avertissement abus dont il n'ait montré et remontré les méchants effets. Même il a obtenu du Roi qu'il avouât publiquement les grandes erreurs de ses devanciers. Dans une lettre adressée aux villes, Louis XIV déplore la multiplicité des offices, qui invite les sujets à une vie oisive et rampante, et répand partout une dangereuse chicane qui infecte et ruine la plupart de nos provinces. Dans une ordonnance sur l'administration des fermes, il déplore la confusion des édits, arrêts et règlements sur l'établissement et la levée des droits des fermes, et la multiplicité de ces droits. Il reconnaît que les peuples ne comprennent rien à la diversité de tous ces noms différents, et à l'effet qu'ils doivent produire, et qu'ils sont obligés de s'en remettre à la discrétion des commis et employés. L'incertitude de la jurisprudence, dit-il, leur cause en toute occasion des frais immenses et les laisse toujours dans le doute ou de pouvoir obtenir ou d'avoir obtenu la justice que nous voulons leur être rendue. En tête de l'Édit qui supprime les droits perçus à l'intérieur des pays de l'Étendue, il se confesse étonné de la quantité de ces droits établis sous différents noms ; nous ne sommes pas moins surpris, ajoute-t-il, de la nécessité qui avait exigé des rois nos prédécesseurs et de nous-même l'établissement de tant de levées et d'impositions capables de dégoûter nos sujets de la continuation de leur commerce. Louis XIV, en ces documents, réprouve des abus que réprouveront les Cahiers de 1789 ; il se sert presque des mêmes termes ; ce qui est très remarquable. De même Colbert a expliqué les méfaits des barrières intérieures, de la diversité des coutumes et des poids et mesures, des corvées. Mais, surtout, il a représenté au Roi la grande injustice qui exemptait des charges publiques tant de privilégiés et en accablait les misérables ; il l'a supplié de rendre à tous justice égale dans la juste et véritable proportion de leurs biens. Et il lui a prêché l'économie, en lui mettant et remettant ses comptes sous les yeux. Il lui a reproché durement de ne jamais consulter ses finances pour résoudre ses dépenses, ce qui est si extraordinaire qu'assurément il n'y en a pas d'autre exemple et de préférer ses divertissements et ses plaisirs à toute autre chose. Enfin il étalait sous ses yeux la misère des peuples : Ce qu'il y a de plus important et sur quoi il y a plus de
réflexions à faire, c'est la misère très grande des peuples ; toutes les
lettres qui viennent des provinces en parlent ; les intendants visitent les
généralités et en rendent compte dans toutes leurs lettres, qui sont pleines
de la misère des peuples. L'année de sa mort, il offre au Roi de lui
faire connaître quelles réductions il faudrait opérer si S. M. se résolvait de diminuer ses dépenses, et qu'elle demandât en
quoi elle pourrait accorder du soulagement à ses peuples. Un jour,
Colbert a dit à Louis XIV que ses finances étaient dans un état violent, qui ne pouvait durer. D'autres avertissements ont été donnés à Louis XIV, du haut de la chaire, en des termes dont la hardiesse surprend. Les prédicateurs, il est vrai, parlaient en termes généraux, et le Roi en prenait la part qu'il lui convenait de prendre. Mais un jour Bossuet écrivit à Louis XIV une lettre intime, où il lui lit entendre de terribles vérités. Ce fut en juillet 1675 ; le Roi venait de rompre une première fois avec Mme de Montespan ; l'évêque profita du moment où il avait résolu de changer dans sa vie ce qui déplaisait à Dieu pour lui rappeler ses autres devoirs. Les peuples, lui dit-il, se persuadent que S. M., se donnant à Dieu, se rendra plus que jamais attentive à l'obligation très étroite de veiller à leur misère, et c'est de là qu'ils espèrent le soulagement dont ils ont un besoin extrême... Il définit l’obligation précise et indispensable du Roi : V. M. doit avant toutes choses s'appliquer à connaître à fond les misères des provinces et surtout ce qu'elles ont à souffrir sans que V. M. en profite, tant par les désordres des gens de guerre que par les frais qui se font à lever la taille, qui vont à des excès incroyables. Sans doute, les remèdes à ces maux ne se peuvent trouver qu'avec beaucoup de soin et de patience, car il est malaisé d'imaginer des expédients praticables. Et, dit l'évêque, ce n'est pas à moi de discourir sur ces choses ; mais il ajoute, pesant ses mots, qu'il faut peser après lui : Mais, ce que je sais très certainement, c'est que, si V. M. témoigne persévéramment qu'elle veut la chose ; si, malgré la difficulté qui se trouvera dans le détail, elle persiste invinciblement à vouloir qu'on cherche ; si enfin elle fait sentir, comme elle le sait très bien faire, qu'elle ne veut point être trompée sur ce sujet, et qu'elle ne se contentera que de choses solides et effectives, ceux à qui elle confie l'exécution se plieront à ses volontés, et tourneront tout leur esprit à la satisfaire dans la plus juste inclination qu'elle puisse jamais avoir. Auparavant, il avait osé dire que la patience des peuples s'expliquait par une illusion : Quoique V. M. sache bien sans doute combien en toutes ces choses il se commet d'injustices et de pilleries, ce qui soutient vos peuples, c'est, Sire, qu'ils ne peuvent se persuader que V. M. sache tout, et ils espèrent que l'application qu'elle a fait paraître pour les choses de son salut l'obligera à approfondir une matière si nécessaire. Et, enfin, cette très grave parole : Il n'est pas possible que de si grands maux qui sont capables d'abîmer l'État soient sans remède ; autrement, tout serait perdu sans ressource. Il était certainement malaisé de trouver tous les expédients praticables. Il fallait reprendre le royaume sur ces administrations d’officiers et de fermiers qui l’exploitaient jusqu'au sang ; détruire ce qui demeurait des vexations féodales ; approprier les survivances du passé, comme étaient tous ces territoires disjoints et ces coutumes disparates, à l'ordre nouveau ; répartir équitablement les charges publiques ; faire régner la miséricorde et la justice. Telle était la puissance du Roi qu'aucune tâche ne lui était impossible. Il avait le temps devant lui, l'éternité, ce semble, s'il avait voulu. Qu'on se représente le roi que Colbert rêva, perpétuellement actif, un roi itinérant : il va par les provinces, il voit les choses, il voit les gens, il parle et on lui parle. Il préside une cour de parlement ou bien il tient des grands jours. Il préside comme il en a le droit, étant roi de Navarre, duc de Bretagne, duc de Bourgogne, comte de Toulouse, comte de Provence, etc., une session d'États provinciaux. Il mande devant lui des juges seigneuriaux. Il s'arrête devant un bureau de douane. Il mande ses officiers de finances, et les commis des gabelles et les commis des aides. Il interroge des paysans. Alors il connaît à fond toutes les imperfections, les excès incroyables, la misère, les misères et la nécessité du soulagement dont ses peuples ont un besoin extrême. Il consulte ses conseillers sur les expédients praticables, mais en leur témoignant persévéramment qu'il veut la chose. Et, peu à peu, après cinquante ans, après cent ans, l'imperfection diminue, les plus incroyables excès disparaissent, et avec eux les vexations et les gênes. Alors, qui serait allé chercher des modèles de gouvernement en Angleterre ou bien en Amérique ? Voltaire ne souhaitait que des réformes modestes et faciles. Il espérait que la raison se répandrait de plus en plus, et que des ministres hardis et sages détruiraient enfin des usages aussi ridicules qu'odieux. Comme beaucoup d'autres, il souhaitait un despote éclairé. Et c'est une chose certaine que, si Louis XIV, Louis XV et Louis XVI avaient suivi des conseils comme ceux de Colbert et de Bossuet, il y aurait encore un roi de France. Mais, dès qu'il fut assuré de l'universelle obéissance, le Roi ne fit plus que jouir de sa haute fortune, dans la maison qu'il s'était l'ait bâtir à Versailles, après cette fortune faite. Ce fut un malheur pour lui d'avoir déserté Paris. Là, il vivait
parmi des réalités En sortant du Louvre, il apercevait à courte distance, à
gauche et à droite des tours de Notre-Dame, les hauts toits de l’Hôtel de
Ville et les tours du Palais de Justice. Il était le voisin de Messieurs de Le Louvre et les Tuileries, même agrandis, n'auraient pu loger des milliers de personnes. La galerie d'Apollon était petite en comparaison de la galerie des Glaces, comme le jardin des Tuileries en comparaison des jardins et du parc de Versailles. Point de place pour d'immenses chenils, ni pour des écuries babyloniennes. Impossible de mener la grande vie de luxe et de représentation perpétuelle. A Versailles, tout est création du Roi : le château, le
parc, l'eau, les arbres, les fleurs, les perspectives, la ville. Le Roi y est
une sorte de démiurge principe et fin des choses. Rien n'y peut contredire sa
volonté ; il ne voit pas de visage rébarbatif : tout est profond salut ou
révérence profonde. Les personnes ont perdu leur naturel ; lui-même, le Roi,
est devenu un être factice. S'il détient en une captivité corruptrice toute
celte noblesse de France, il est prisonnier lui aussi, et perverti. Il a
convoqué des milliers d'hôtes ; il ne peut leur fausser compagnie ; il doit
son temps à des habitudes : au lever, au coucher, au grand ou au petit
couvert, au jeu, à la promenade, à la chasse. Il est vrai que tout n'est pas
agrément dans cette vie superbe. Louis XIV lui-même y a senti la fatigue et
l'ennui. Il voulut du petit et de la solitude,
et bâtit Trianon et Marly. Louis XV se retrancha dans de petits appartements
et dans des cabinets ; Louis XVI, dans un
atelier de serrurerie. Et Versailles a la prétention d'être une capitale politique.
Tandis que, Versailles dans les provinces, tant de belles routes, bordées de
beaux arbres, sont désertes, les pavés des routes qui conduisent à la
résidence sont fatigués par les sabots des chevaux et par les roues des
carrosses. Il faut bien aller à Quand les colères commencèrent à monter, elles
s'adressèrent à une des causes Versailles. On sut qu'il s'y dépensait le
sixième du budget de Parmi les causes de |
[1]
Pour la bibliographie de ce livre, se reporter à celles qui ont été données en
tête des chapitres du présent et du précédent volumes. Il a été fait plus
particulièrement usage pour cette conclusion de Champion, Esprit de
On ne s'étonnera pas de trouver dans cette conclusion la répétition de choses dites dans le présent volume et le précédent. Même des citations ont été reproduites, pour la commodité du lecteur.
[2] Il est vrai que le Roi, même au temps de Louis XIV, n'est pas absolument maître de la justice, et qu'il le reconnait. D'autre part, son autorité et celle des ministres est gênée par des lenteurs à obéir et par des entêtements à garder des anciens usages. Mais il est le souverain juge quand cela lui plaît, il condamne directement un homme par lettre de cachet, ou le fait juger par une commission extraordinaire. Pour qu'il vienne à bout des lenteurs, il n'a qu'à vouloir Et, comme il est, sans conteste, souverain législateur, souverain maitre de l’armée, et qu'il dispose comme il l'entend des revenus de l'Etat, le roi de France est bien un monarque absolu.
[3]
Il y a eu, pendant les règnes de Louis XV et de Louis XVI, quinze chanceliers
ou gardes des Sceaux en soixante-quatorze ans : il y en avait eu six sous Louis
XIV en soixante-douze ans. Louis XVI a eu six ministres de