HISTOIRE DE FRANCE

 

LIVRE VI. — CONCLUSION SUR LES RÈGNES DE LOUIS XV ET DE LOUIS XVI[1].

CHAPITRE PREMIER. — LES IMPERFECTIONS DE L'ŒUVRE MONARCHIQUE.

 

 

I. — ROI ET MINISTRES.

APRÈS le règne de Louis XIV, rien ni personne en France n'avait gardé le droit ou la force de résister au Roi.

La France était divisée en territoires historiques également soumis au maître ; mais, très différents les uns des autres, ils ne composaient pas une nation ayant conscience d'elle-même. Le mot nation était en usage ; Louis XIV l'employait ; mais on entendait par là simplement un ensemble d’hommes nés sujets du roi de France, sans penser qu'ils pussent faire corps par eux-mêmes en dehors de lui.

La France était divisée en ordres, qui se subdivisaient en conditions diverses ; les ordres n'avaient pas de communication entre eux, et les gens des diverses conditions, à l'intérieur de chacun d'eux, ne se connaissaient guère et ne s'aimaient pas, ou se détestaient.

Il subsistait des cadres politiques, des municipalités, des États provinciaux ; mais la vie en avait été retirée par la volonté persistante du Roi et l'action continue des secrétaires d'État et des intendants. Les États généraux n'étaient plus qu'un souvenir à peu près effacé de la mémoire du peuple, et détesté par le Roi. Les Parlements n'avaient gardé que les apparences du pouvoir de collaboration à la loi, qu'ils avaient acquis au cours des temps.

La destinée de la France dépendait de la seule volonté du Roi et de la valeur de la personne royale[2].

Or ce fut, d'abord, le malheur d'une minorité, la scandaleuse Régence, puis le détestable ministère du duc de Bourbon, et le ministère assoupi du cardinal de Fleury. Ensuite Louis XV annonce le dessein, où il ne persévérera point, de gouverner. C'est un être impénétrable, indéfinissable, très beau, très glorieux, observateur exact des bienséances de la Cour et des formes antiques, gardant l'air de majesté, timide pourtant et comme effarouché hors de son particulier, craignant la trop grande lumière, voluptueux, débauché, très intelligent, paresseux, indifférent, ennuyé, occupé d'idées macabres, décadent de grande race, qui sentait venir la fin des choses. Puis arrive un tout jeune homme, ignorant, mal préparé, de médiocre intelligence. Louis XVI n'est point Français de mine, ni de tempérament ; il semble venu de Saxe ou de Pologne. Il n'a ni grâce ni majesté ; il n'est point infatué de sa dignité royale, mais ne sent pas cette dignité, dirait-on. Il ne séduit pas, n'impose pas, ne fait pas peur. Il répugne invinciblement au travail de la pensée, dit le comte de La Mark. Lorsqu'on lui parle d'affaires, dit un de ses ministres, Montmorin, il semble qu'on lui parle de choses relatives à l'Empereur de la Chine. Sa bonne volonté est touchante, même émouvante ; il aurait mérité de ne point venir à si mauvaise heure.

La cause principale de la ruine de la royauté, ce fut le manque de roi.

La nullité du Roi laissa le champ libre aux ministres. Le ministériat s'était fait détester au temps de Louis XIV, parce qu'il était à la fois instrument d'une autocratie et autocrate lui-même. A la mort de Louis XIV, on essaya de le remplacer par des conseils où siégeait une oligarchie aristocratique, laquelle ne fit à peu près que bavarder, les conseils de la Régence étaient tombés en dissolution avant qu'on les supprimât. Le ministériat reparut, et la machine remarcha comme au temps de Louis XIV, mais sans le grand moteur.

Le Roi semble n'être plus maître du choix de ses ministres. Louis XV aurait voulu en changer le moins possible pour s'éviter la peine de s'habituer à de nouveaux visages. Il a détendu d'Argenson, parce qu'il était habitué à sa manière de travailler. Il a désiré garder Machault, l'homme selon son cœur ; mais, dit-il, ils ont tant fait qu'ils m'ont obligé à le renvoyer. Il regardait agir ses ministres, comme s'ils étaient des étrangers, de qui ce fût l’affaire de se partager les morceaux du gouvernement. S'il trouvait qu'ils agissaient mal dans les affaires étrangères, il travaillait contre eux en secret. Il ne leur demandait rien : Je ne demande jamais rien à ces gens-là, disait-il à la Reine. Louis XVI sentait le besoin de se confier à quelqu'un ; il recommanda sa jeunesse et sa faiblesse au vieux Maurepas ; il serrait avec effusion les mains de Turgot ; il était un honnête homme qui cherchait d'honnêtes gens pour l'aider à régner. Il espéra en Necker et même en Calonne ; il laissa tomber Turgot, Necker et Calonne, et subit Brienne, qu'il méprisait.

Toutes sortes de raisons déterminent les nominations et les disgrâces de ministres ; on y voit intervenir les dévots, les philosophes, les financiers, les coteries de Gour, les caprices de femmes, de la Pompadour, de la Du Barry, delà reine Marie-Antoinette. Louis XVI, pour contenter tout le monde, fait des ministères de concentration, comme on dirait aujourd'hui. Pour beaucoup de ministres, on ne découvre pas les titres qu'ils avaient à leur fonction. Pourquoi Amelot de Chaillou et d'Aiguillon deviennent-ils ministres des Affaires étrangères, qu'ils ignoraient l'un et l'autre ? et le lieutenant de police Bertin, contrôleur général, et le lieutenant de police Berryer, ministre de la Marine ? C'est un étrange cumul que celui des Sceaux et du Contrôle général, ou celui des Sceaux et de la Marine dans les mains de Machault. Quelquefois des portefeuilles s'interchangent, et l’on ne voit pas que cette opération soit faite pour le bien de l'État.

Les ministres ne durent pas longuement, comme au temps de Louis XIV, où la longévité ministérielle donnait le sentiment d'une solidité continue. Au poste capital du Contrôle général, après Orry et Machault, lesquels y demeurèrent, le premier de mars 1730 à décembre 1745, et le second, de décembre 1745 à juillet 1754, dix-neuf contrôleurs généraux se succèdent jusqu'en 1789, en vingt-cinq ans. L'année 1759 voit passer Silhouette et arriver Bertin ; l'année 1776, passer Turgot, Clugny, Taboureau des Réaux, et arriver Necker ; les années 1787 et 1788, passer Calonne, Bouvard de Fourqueux, de Villedeuil, Lambert, et revenir Necker, ce qui fait six changements en seize mois. On appelait le Contrôle général l’hôtel des déménagements[3].

Jamais un ministère n'agit d'ensemble. La fonction de premier ministre, que Louis XIV avait abolie, fut rétablie, en 1722, pour le cardinal Dubois, qui avait représenté au Régent les inconvénients d'un gouvernement séparé. Après lui, Philippe d'Orléans et le duc de Bourbon portèrent le titre, puis, sans le titre, Fleury fit la fonction. Le litre, un moment disparu, fut relevé par Brienne, dans les derniers jours. Des ministres, comme Machault, Choiseul, Turgot, Necker dominèrent plus ou moins le ministère où ils étaient. Mais ni les premiers ministres, ni les ministres principaux n'eurent sur leurs collègues une autorité réelle. Leur autorité était gênée, précaire, n'étant point soutenue par la volonté constante d'un roi. Les ministères furent travaillés par des coteries, des jalousies et même des trahisons.

Chaque ministre agit selon sa convenance particulière. En France, les ministres sont des rois subalternes, disait le roi de Prusse, Frédéric II, qui était à la fois roi et ministère. Chauvelin a sa politique, laquelle n'est pas celle du cardinal de Fleury. L'ambassadeur comte de Belle-Isle prend à peu près sur lui d'engager son gouvernement dans la guerre de la succession d'Autriche. Tel ministre déteste les Philosophes, tel autre les protège ; l’Encyclopédie passe à travers cette discorde. Les ministres ont beau être tolérants ; le bourreau continue de pendre des ministres huguenots. Sartine, ministre de la Marine, dépense des millions à l'insu du Contrôleur général ; il lui arrive de se procurer de l'argent chez un banquier de ses amis.

Presque toujours un nouveau ministre veut faire du nouveau ; pour cela, il renverse l'ordre établi par ses prédécesseurs, dit la Noblesse de la Rochelle dans son cahier. Si la constitution militaire est troublée, cela vient, dit la Noblesse de Saint-Mihiel, des caprices des ministres, qui, se succédant rapidement, ne paraissent jaloux que d'innover et de laisser plus d'abus nouveaux qu'ils n'en ont réformé d'anciens.

Un ministre n'est point un maître absolu, puisqu'il dépend du commun maître. Il est donc obligé d'avoir une considération particulière pour tout ce qui entoure le Roi. C'est pourquoi, dit le duc de Nivernais dans ses Lettres sur l’état d’un courtisan, un honnête maréchal de camp, qui n'a pour lui qu'une grande naissance et de bons services, restera bien deux heures dans l'antichambre du ministre de la Guerre, au lieu qu'un familier du Roi est tout de suite appelé ; le ministre le reçoit dès la porte de son cabinet, et, quand il le reconduit, il lui dit un mot à l'oreille entre les battants de la porte ouverte, afin que cela soit bien vu. A plus forte raison, un ministre doit compter de près avec la favorite. Il doit tolérer que les hommes qui sont dans les plus grandes affaires aillent s'en expliquer avec la dame, à laquelle ils parlent aussi sérieusement qu'à un chancelier ; car il ne faut pas lui donner à croire qu'on se défie de sa capacité, et qu'on veut la faire souvenir qu'elle est femme. Naturellement, les ministres sont les plus obligés à lui rendre compte des affaires et à prendre ses instructions.

Ce sont les désagréments du métier ; passé cela, les ministres en peuvent prendre à leur aise. Les plaintes sont générales contre l'usage qu'ils font de leur pouvoir ; les mots arbitraire, caprices et passions des ministres se trouvent fréquemment dans les cahiers. On leur reproche des attentats à l'état et à l'honneur des citoyens, les lettres de cachet par lesquelles ils servent leurs passions. On attribue la dilapidation des finances à leur incapacité, même à leur infidélité. Le ministériat est dangereusement impopulaire.

Ce gouvernement, composé d'un roi qui ne gouverne pas et de ministres désunis, souvent incapables, et qui durent peu, ne pouvait avoir un plan de conduite délibéré, arrêté ne varietur. Des intentions lui furent imposées ou suggérées parles circonstances ; il n'y adhéra pas fermement. Un cahier, celui de Fénestranges en Lorraine, l'a jugé en termes exacts, en disant qu'il ne présentait de certain dans ses principes que la perpétuité de l'inconstance de ses vues.

 

II. — LES FINANCES.

L'IMPRÉVOYANCE et l'incapacité de persévérance du gouvernement royal apparaissent très clairement dans l'histoire de ses finances.

Le Roi n'a jamais calculé exactement ce qu'il lui fallait pour vivre. Il fait un singulier aveu en 1749, dans la Déclaration qui annonce le premier vingtième. Il lui faut, dit-il, payer les arrérages des dettes que la nécessité des circonstances a accumulées pendant les guerres dont le règne du feu Roi, notre très honoré seigneur et bisaïeul, a été presque continuellement agité, lesquelles dettes ont été considérablement accrues pendant les deux guerres des successions de Pologne et d'Autriche. Il s'aperçoit qu'il est obligé, — vu la nécessité où nous sommes, dit-il, — d'entretenir une marine pour favoriser le commerce de nos sujets, de conserver un nombre suffisant de troupes pour assurer la tranquillité de nos frontières. Tout cela l'oblige à des dépenses qu'il appelle extraordinaires. Or, après la guerre de la succession d'Autriche viendront la guerre de Sept Ans et la guerre d'Amérique. L'état de guerre était habituel en Europe. Depuis plus de trois cents ans, les forces militaires étaient permanentes en France ; depuis le règne de Louis XIV, elles étaient énormes. Rien donc n'était plus ordinaire que ces dépenses prétendues extraordinaires.

Le Roi ne s'inquiétait pas de l'équilibre de ses finances ; il n'avait pas, déclara un jour le comte d'Artois au Parlement, à régler ses dépenses sur ses recettes : c'était au contraire ses recettes qu'il fallait régler sur ses dépenses. Or, depuis le XVIe siècle, les dépenses de la Cour s'ajoutant à celles de la guerre, et les unes et les autres s'accroissant toujours, les dettes s'accumulèrent, et la magnifique royauté française fut perpétuellement gênée. Si le Roi n'a pas racheté le royaume, pour ainsi dire, aux officiers de toutes espèces qui l'administraient par droit d'achat ou d'héritage ; si même il n'a pas cessé d'en accroître le nombre, multipliant ainsi les privilégiés et grevant le public sur lequel les acheteurs se payaient du revenu de leur capital, c'est que l'argent a manqué pour le rachat. Colbert a désiré passionnément le rachat des offices de judicature ; il l'a préparé par quelques édits ; cette réforme, que la puissance de Louis XIV pouvait accomplir, fut presque tout de suite abandonnée, faute d'argent. Il était dans la logique de l'administration de Louvois d'abolir la vénalité des charges militaires : plusieurs ministres voulurent, après lui, cette abolition ; elle fut impossible, faute d'argent. Les conseillers de Louis XIV demandèrent la suppression des justices seigneuriales ; mais il aurait fallu indemniser les seigneurs ; on ne le fit point, faute d'argent. Louis XVI voulut abolir le servage sur les terres d'Église et de Noblesse comme il l'avait aboli dans ses domaines ; mais il aurait fallu indemniser les seigneurs ecclésiastiques ou laïques ; on ne le fit point, faute d'argent. Le Parlement de Paris remontre au Roi. en 1784, que les frais de justice sont immenses et que l'abord des tribunaux est devenu presque inaccessible ; le Roi en convient, et en ressent de la peine ; mais il ne consent à aucune réduction des droits établis sur la procédure, faute d'argent. Par ces réformes, le Roi aurait accru son autorité, et diminué les maux de ses peuples ; pour les accomplir aurait suffi amplement le prix que coûtèrent l'exagération du luxe royal, les maîtresses, le château de Versailles et les guerres inutiles.

Ce Gouvernement, toujours pressé par le besoin d'argent, sentait qu'il était impossible de demander au vieil et détestable régime des impôts plus qu'il ne donnait, et voyait la nécessité de trouver des ressources nouvelles ; Vauban lui proposa une capitation imposée sur toutes les natures de bien qui peuvent produire du revenu, et par laquelle toutes les taxes auraient été remplacées, sauf les indirectes ; puis, une dîme de tous les revenus sans exception. C'était une révolution : l'impôt, jusque-là considéré comme une marque de servitude, ou tout au moins de condition inférieure, serait devenu la contribution de tous à la chose publique, mesurée pour chacun sur ses moyens. Le Gouvernement, contraint par la nécessité, accepta l'idée, en disgraciant, d'ailleurs, celui qui la lui avait offerte Louis XIV essaya une capitation et un dixième ; la Régence, une contribution personnelle ; le ministère Bourbon, un cinquantième ; Orry, un dixième foncier et un dixième d'industrie ; Machault, un vingtième foncier, un vingtième mobilier, un vingtième des offices, un vingtième d'industrie ; Silhouette proposa une subvention générale ; Terray prépara une subvention territoriale. Aucun de ces efforts ne fut soutenu contre le mauvais vouloir des privilégiés et des riches, qui s'y dérobèrent tant qu'ils purent. La contribution nouvelle s'ajouta aux contributions anciennes, qu'elle devait remplacer, et l'idée de justice fut réduite à n'être qu'un expédient. On recourut donc aux procédés coutumiers : augmentations du bail des fermes, créations d'offices, emprunts sous toutes les formes imaginables, anticipations, retranchements de rentes, banqueroutes partielles sous la Régence, au temps de Silhouette, au temps de Terray. Sous Louis XVI, l'idée se fait plus nette et plus impérieuse. La nécessité de grands remèdes est si évidente que les privilégiés eux-mêmes, finissent par renoncer à leurs immunités. Mais ce ne sera pas le gouvernement qui fera la réforme fiscale ; ce seront les États généraux. Il fallait à tout prix pourvoir au déficit, qui préoccupait tout le monde. Autrefois on aurait recouru à la banqueroute. On parlait beaucoup d'une banqueroute en 1787 ; mais on se demandait : Une banqueroute causerait-elle une guerre civile et le bouleversement total du Gouvernement ? Aucun ministre n'aurait osé répondre par la négative à cette question et procéder à la banqueroute. Il aurait donc fallu augmenter les impôts. Mais le Parlement et toute l'opinion publique avec lui s'y seraient opposés ; restait donc la convocation des États généraux. Nulle autre cause, si nombreux que fussent les sujets de plaintes et de colères, ne l'aurait rendue nécessaire. C'est le déficit qui a convoqué à Versailles les douze cents députés de la Nation ; les États généraux procèdent du déficit, les États généraux et tout ce qui s'en est suivi. Les révolutionnaires lui témoigneront leur reconnaissance : Oh ! bienheureux déficit ! Oh ! mon cher Calonne ! dira Camille Desmoulins.

D'autre part, rien na été modifié, pendant les deux règnes, au régime des anciens impôts, malgré la réprobation que soulevaient les abus de ce régime, et point seulement parmi ceux qui en souffraient :

Il est de la plus cruelle, mais de la plus constante vérité que la dégradation du pays, la misère des cultivateurs, la ruine des propriétaires sont le produit du régime fiscal, que la répartition des impôts est faite par un commissaire qui n'a d'autres dépositaires de sa confiance que les suppôts de la plus vicieuse administration ; que ceux-ci, oppresseurs du peuple dans nos campagnes, n'y trouvent pour contradicteurs que de pauvres paysans qui n'entendent, ni ne savent, ni ne peuvent défendre leurs intérêts ; ... qu'il en résulte que tout est parmi nous livré à l'arbitraire le plus révoltant, à l'injustice la plus criante, à l'oppression la plus scandaleuse.

Ainsi parle la Noblesse d’Albret sur la levée de la taille. Et voici comment parle le Clergé de Mantes et Meulan sur la levée des aides :

L'exercice des droits d'aides soumet les citoyens à une inquisition d'autant plus révoltante que ces lois fiscales sont en grande partie un mystère réservé aux percepteurs et que le peuple se trouve souvent en contravention sans le savoir.

La perception des droits d'aides, ajoute la Noblesse de la Rochelle, est encore plus intolérable que les aides elles-mêmes. De même, celle des gabelles. Combien de malheureux contribuables virent entrer chez eux, s'ils étaient en retard de paiements, ce capitaine des gabelles dont parle un cahier d'Alençon ; il est accompagné d'une escouade d'archers qui entrent avec autant d'insolence que de brutalité, fouillent la maison, les armoires ; s'ils trouvent un peu de lard, de beurre, ils le saisissent, et le particulier ne parvient à se faire restituer qu'en les faisant boire et en leur lâchant un écu. Encore ce particulier s'en tirait-il à bon compte. Bien d'autres furent ruinés à fond par les gabelous.

Enfin les doléances de 1789 révèlent une générale méfiance à l'égard de la probité du Gouvernement et des agents qui le servent. Le Clergé de Rouen déplore les subsides onéreux, arbitrairement répartis, exigés impérieusement sur simple ordonnance ministérielle ou sur mandat d'un simple délégué, la fiscalité accablante où les droits s'accumulent en vertu d'arrêts du Conseil, que le Conseil n'a jamais prononcés, et que l'avarice d'un commis vend à l'avidité d'un financier. On vient de voir ce que pensait la Noblesse d'Albret des suppôts de la plus vicieuse administration ; dans le cahier du Tiers de Nemours, on lit, après qu'il a été parlé des contrebandiers conduits par leurs mœurs sauvages et l'habitude de violer la loi à un état approchant à peu près de celui de brigands, que les mœurs de l'armée de commis préposés au service de la gabelle étaient à peu près semblables.

C'était une opinion très répandue que, du haut en bas de la hiérarchie, on friponnait. Que pourrait-on choisir de mieux en ce pays, pour ministres, que des fripons, disait Barbier, l'avocat parisien, lequel estimait, d'ailleurs, qu'un ministre de roi de France ne doit friponner que dans le grand, quand c'est dans son caractère ? Des ministres, en effet, furent accusés de concussions. Quelquefois on annonçait le châtiment des voleurs ; une lettre d'avril 1787, dans la Correspondance secrète, annonce :

Il se découvre journellement des pillages clandestins dont je n'ose nommer les complices qui ne sont encore désignés que par la voix publique. Il se prépare une Saint-Barthélemy générale des gens en place de tous les ordres ; J'essayerai de vous dévoiler dans ma première lettre des intrigues, des manœuvres, un mystère d'iniquité et de gaspillage qui ont été dévoilés à temps.

Un homme bien informé, l'ambassadeur impérial Mercy-Argenteau, écrivait à son maître Joseph II :

Ce qui paraît de la dernière évidence, c'est que le gouvernement présent dépasse en désordre et en rapines celui du règne passé, et qu'il est impossible que cet état de choses subsiste longtemps sans qu'il s'ensuive quelque catastrophe.

On comprend que Calonne ait jugé le régime fiscal avec une si dure sévérité, dans le commentaire de ses édits, qui est comme une confession de l'ancien gouvernement, et que les cahiers, même ceux des privilégiés, le qualifient des épithètes : absurde, abominable, cruel, affreux, horrible, révoltant.

 

III. — L'INACHÈVEMENT DU ROYAUME.

LA machine du Gouvernement est demeurée telle qu'elle était au XVIIe siècle, à quelques changements près dans les secrétariats d'État. Cependant, vers la fin, une grande nouveauté s'annonce.

Il semble que le Gouvernement royal aurait dû continuer l'effort commencé au temps de Richelieu pour introduire dans les provinces une administration qui rendît partout présente et efficace l'autorité du Roi. Il aurait pu fortifier l'intendance et organiser régulièrement la subdélégation, qui, bien qu'elle fût très active, gardait le caractère d'un expédient improvisé. Cette administration, par une conduite suivie, serait certainement arrivée, sinon à supprimer les diversités, ce qui n'était ni possible ni désirable, du moins à user les principaux obstacles qui s'opposaient à la réalisation de l'unité française.

Il est remarquable que, dans ses derniers jours, le Gouvernement ait abandonné la tradition de Richelieu et de Colbert. Malgré les différences entre leurs projets, Turgot, Necker, Calonne ont entrepris d'associer le pays à l'administration de ses affaires, et il n'y a point de doute que Turgot espéra lui apprendre à se gouverner lui-même. L'expérience faite des Assemblées provinciales fut très curieuse. Les comptes-rendus de leurs délibérations prouvent avec évidence qu'un grand nombre d'hommes étaient disposés à s'intéresser aux affaires publiques, et capables d'en donner leur avis. Peut-être ces assemblées seraient-elles parvenues à concilier l'esprit provincial et l'esprit national ; mais on ne peut savoir quels effets aurait produite, si elle avait été plus lot essayée, cette institution de la dernière heure.

Dans la période de préparation aux États généraux, l'esprit provincial s'est partout réveillé. Les vieux titres à un régime particulier et à une existence à part, écrits dans des traités et capitulations dont la plupart datent du moyen âge, sont invoqués, quelquefois sur un ton de sommation hautaine. Les Marseillais expriment dans leur cahier un sentiment très répandu, lorsqu'ils marquent une distinction entre la nation et la patrie ; la nation, c'est la France, et la patrie, c'est Marseille ; Français, disent-ils, l'intérêt général de la nation excite notre zèle ; Marseillais, l'intérêt de la patrie réclame notre sollicitude. On sentait bien pourtant l'utilité et même la nécessité de l'union. Chaque province, a dit le Clergé de Langres, ne peut être protégée que par sa réunion avec les autres. La lointaine Noblesse de Carcassonne n'admettait pas que la France fût un assemblage de parties incohérentes. S'unir entre soi et avec le Roi, c'était le problème : Il faut, dit le Clergé de Beauvais, que toutes les parties du royaume contractent entre elles et avec le Roi une alliance telle qu'elles n'aient désormais qu'un seul intérêt.

Si le Roi avait entrepris cent ans plus tôt d'établir cette alliance des provinces entre elles et des provinces avec lui, il y aurait vraisemblablement réussi, sans que son autorité eût à en souffrir. Une Pavait pas fait ; il ne paraît pas même y avoir pensé. Il avait supprimé un grand nombre d'États provinciaux ; là où l'usage de ces assemblées s'était conservé, il avait rusé avec les libertés et privilèges malhonnêtement, pour les réduire à l'état de formes et de simulacres. A la fin, il parut se repentir et vouloir réveiller la municipalité, la province et le royaume ; mais, lorsqu'il proposa l’alliance, l'état des esprits était tel quelle ne pouvait plus se faire que contre lui. La Noblesse de Nancy demande qu'il soit procédé à la formation d'un code des lois et maximes fondamentales sous le titre de pacte des Français ; et le Clergé de Caen une charte française qui assure pour jamais les droits de la nation. Il n'aurait pas été question, un siècle plus tôt, de droits de la nation, et maintenant, c'est de cela surtout qu'il s'agit. Code français, charte française, ont déjà un nom, qui est dans toutes les bouches : c'est la constitution, réclamée par les trois ordres, et la constitution, tout le monde est d'accord qu'il faut que ce soient les États généraux qui l'écrivent.

Le Roi n'a donc pas naturalisé les provinces du royaume, selon le mot de Calonne ; il ne les a pas naturalisées françaises. Le royaume n'est encore, comme a dit Mirabeau, qu'une agrégation inconstituée de peuples désunis. C'est la Révolution qui fera la France une et indivisible, patrie du Marseillais comme du Dunkerquois, du Bordelais comme du Strasbourgeois.

Le Roi, s'étant contenté de celte sorte d'unité idéale qu'était la commune obéissance, a laissé subsister les institutions, coutumes et mœurs, nées dans le passé, et qui, mêlées à des institutions plus récentes, formaient un ensemble, que des cahiers qualifient de chaos et d'anarchie.

Le royaume est toujours divisé en pays de droit écrit et pays de droit coutumier, et, dans les provinces à coutumes, des usages de pays contredisent la coutume provinciale. Le travail législatif du XVIIe siècle, considérable mais incomplet, n'a pas été repris. Ce ne sera point la monarchie qui composera le droit français rédigé en un corps d'ordonnances que souhaitait Colbert ; ce sera la Révolution.

Les ressorts de justice sont inégaux : celui du Parlement de Paris occupe près d'un tiers du royaume, mais l'inégalité de ces ressorts, si choquante et si gênante quelle fût, était un moindre mal, comparé à la mauvaise répartition des juridictions inférieures. On voit, dit le Tiers de Bar-sur-Seine, tel bailliage porter son ressort à trente lieues de son siège, tandis que le bailliage voisin est borné quelquefois à deux lieues... On voit des malheureux, dont le temps est précieux à leur famille, être obligés d'abandonner leurs affaires pendant des semaines entières pour aller suivre un procès de première instance souvent peu important. Il est fatigant pour cette principauté, disent les gens de Trévoux, d'aller chercher la justice à quarante lieues. Quelquefois un même endroit est partagé entre plusieurs juridictions. En Vermandois, — c'est le Clergé de Saint-Quentin qui s'en plaint — des villages ont des parties soumises à différents bailliages et à différentes coutumes, d'où vient l'incertitude dans les affaires. Les limites des sièges royaux n'étant pas bien marquées, ils entreprennent les uns sur les autres. L'indétermination des limites des juridictions, dit le Tiers de Beauvais, produit, avec l'impunité des grands crimes, l’incertitude pour la compétence. La compétence, ajoute le Tiers de Bar-sur-Seine, est une source intarissable de difficultés. On est étonné de l'immensité des questions qu'elle présente. L'énumération seule de ses parties est incroyable.

Le régime fiscal est aussi incohérent que le régime juridique : division en pays de grande gabelle, de petite gabelle et pays exempts ; en pays soumis aux aides et pays qui ne le sont pas, au moins dans les mômes formes ; le royaume coupé par ces frontières intérieures que sont les lignes de douane. Ici encore, des contestations, des procès, des juges, et qui sont juges en leur propre cause, car les causes de fiscalité sont jugées par les fiscaux.

Tout ce fouillis était si vaste, si bizarre que personne ne pouvait se représenter au juste l'état de la France, personne, à commencer par le Roi. A la date de 1661, grande date critique dans l'histoire de la monarchie, qui se trouve alors victorieuse de ses adversaires intérieurs et de ses ennemis du dehors, quelqu'un a entrepris la découverte de la France, c'est Colbert. Qu'est-ce que c'est, a-t-il demandé aux commissaires envoyés par lui, que telle province ? Estelle au bord de la mer, ou non ? Quelles en sont les limites ? Quelle sorte de gens y habitent ? Quelle est leur humeur ? A quoi sont-ils bons ? Plus tard dans le règne, on eut l'idée de reprendre cette enquête pour qu'elle servît à l’éducation du duc de Bourgogne. Personne au XVIIIe siècle n'eut cette curiosité. Comment fût-elle venue à ces ministres éphémères, à ce roi indifférent, à ce roi incapable ? La conséquence fut qu'au moment de la convocation des États généraux, ce fait prodigieux se révéla par des avis officiellement demandés aux personnes intelligentes, sur ce qu'il y avait à faire, et par des arrêts consécutifs et contradictoires sur les circonscriptions électorales, que le Roi de France ne savait pas bien l'histoire, ni la géographie de la France.

Si l’on veut se représenter l'état des esprits dans les dernières années de l'Ancien Régime, il faut, entre autres choses, avant toutes autres choses même, considérer telle ou telle personne dans les réalités de la vie : le justiciable, qui cherche sa loi et son juge, et qui a tant de peine à les trouver ; le marchand, qui se heurte aux chicanes des douanes et qui gérait, disait Calonne, sous les chaînes qui l'entravent ; le contribuable accablé de taxes directes ou indirectes, se débattant contre les règlements souvent incompréhensibles et contre les exactions de tant d’agents souvent prévaricateurs, contre les gabelous, contre les recors des aides, qui ont le droit de fouiller la maison, ou ceux de la taille, qui prennent garnison chez lui, et enfin, s'il est sujet d'un seigneur, comme c'est le cas du plus grand nombre des paysans, contre les percepteurs de droits et de redevances, contre le meunier du moulin banal, et le préposé au four banal. Il faut penser que le pain, le sel et le vin étaient des objets dont l'usage était dangereux. La nation française, a dit Mirabeau, a été préparée à la Révolution par le sentiment de ses maux bien plus que par le progrès de ses lumières.

 

IV. — LA DIMINUTION DE LA PUISSANCE FRANÇAISE.

PENDANT que la royauté laissait ainsi imparfaite l'œuvre intérieure monarchique, la puissance française dans le monde diminuait. La décadence avait commencé au temps de Louis XIV ; elle se précipita au temps de Louis XV. La réunion de la Lorraine, depuis longtemps préparée, s'accomplit ; l'île de Corse devient française. Mais d'autres puissances ont grandi en de bien autres proportions. La politique française a été l'incohérence même : alliance avec l'Angleterre, conseillée par les intérêts du Régent, mais qui eut, il est vrai, le mérite d'assurer pour vingt-cinq ans la paix entre les deux couronnes d'ordinaire ennemies ; rupture avec l'Espagne, pour la convenance du duc de Bourbon et de Mme de Prie ; politique de famille, dont l'objet est de caser sur des trônes les enfants de la seconde femme de Philippe V ; intervention dans la succession de Pologne pour que la reine de France devienne fille de roi régnant ; intervention funeste dans la succession d'Autriche, au moment où l'Angleterre reprenait les hostilités contre la France ; renversement des alliances, l'intimité avec l'Autriche succédant à l'hostilité héréditaire ; encore une fois, la guerre continentale mêlée à la guerre coloniale par l'intervention dans le conflit entre l'Autriche et la Prusse ; brillante combinaison du Pacte de famille, mais sans effets utiles ; impuissance à empêcher le démembrement de la Pologne et celui de la Turquie ; décadence ou ruine de nos alliés traditionnels ; à la fin, une demi-revanche sur l'Angleterre, le succès d'une guerre où s'ajoutent aux vieux sentiments de haine et de rivalité les sentiments de générosité humaine, qui annoncent une France nouvelle. Mais le souvenir ne s'effaça point de la paix bête d'Aix-la-Chapelle, de la paix honteuse de Paris : de quinze ans de guerres, — les guerres de la succession d'Autriche et de Sept Ans, — sans acquisition d'un pouce de territoire ; de la perte de nos colonies devenues populaires par l’héroïsme de quelques officiers ; des opérations mal conduites par des officiers de Cour ; de la honteuse fuite devant les Prussiens parvenus. La journée de Fontenoy fut glorieuse, mais, cette journée-là, où le Roi, d'ailleurs, fit belle figure, un Allemand, le maréchal de Saxe, commandait. Dans le discrédit de la royauté, il faut compter pour beaucoup l’humiliation dont souffrit la France, qui aime la gloire.

 

V. — LA RESPONSABILITÉ DU ROI.

LE Roi ne pouvait assurément empêcher que de grands changements survinssent en Europe au XVIIIe siècle ; que l'Angleterre suivît sa vocation maritime ; que les Moscovites marchassent à travers les steppes vers les golfes et les mers du Nord et du Sud ; que les Hohenzollern fabriquassent leur Prusse imprévue ; non plus que l'importance de nos vieux alliés fût diminuée ; que la Hollande et la Suède retournassent au rang de puissances secondaires d'où elles avaient été tirées par des circonstances extraordinaires ; que la Pologne et la Turquie succombassent aux vices qu'elles entretenaient en elles. On doit tenir compte de cette force des choses, quand on reproche au Roi de grandes fautes politiques qu'il a, d'ailleurs, commises. Mais il est pleinement responsable du désordre du royaume, et de l'inachèvement de l’ordre monarchique.

Depuis longtemps, des observateurs de la chose publique s'indignaient des abus et des vices du régime et en apercevaient le péril ; Vauban et Boisguilbert ont prononcé des paroles tragiques. Mais même des ministres et des conseillers du Roi l'ont averti en termes très clairs. Louis XIV a su par les membres du Conseil de justice, réuni en décembre 1665, ce que valaient la législation et la justice dans son royaume. C'est un chancelier, Pontchartrain, qui déclare, à la fin du règne, que, si le respect de la magistrature se perd, la faute en est aux magistrats, qui méritent le mépris où ils tombent. Pussort a signalé le fléau des justices seigneuriales, si grand que, si elles étaient supprimées, le pauvre peuple du plat pays trouverait moyen de supporter les grandes charges que les guerres ont causées. Il a compté les sortes de maux qui naissaient de la multiplication des juges dans les tribunaux de toute sorte.

Mais le grand avertisseur fut Colbert ; il n'est peut-être pas un avertissement abus dont il n'ait montré et remontré les méchants effets. Même il a obtenu du Roi qu'il avouât publiquement les grandes erreurs de ses devanciers. Dans une lettre adressée aux villes, Louis XIV déplore la multiplicité des offices, qui invite les sujets à une vie oisive et rampante, et répand partout une dangereuse chicane qui infecte et ruine la plupart de nos provinces. Dans une ordonnance sur l'administration des fermes, il déplore la confusion des édits, arrêts et règlements sur l'établissement et la levée des droits des fermes, et la multiplicité de ces droits. Il reconnaît que les peuples ne comprennent rien à la diversité de tous ces noms différents, et à l'effet qu'ils doivent produire, et qu'ils sont obligés de s'en remettre à la discrétion des commis et employés. L'incertitude de la jurisprudence, dit-il, leur cause en toute occasion des frais immenses et les laisse toujours dans le doute ou de pouvoir obtenir ou d'avoir obtenu la justice que nous voulons leur être rendue. En tête de l'Édit qui supprime les droits perçus à l'intérieur des pays de l'Étendue, il se confesse étonné de la quantité de ces droits établis sous différents noms ; nous ne sommes pas moins surpris, ajoute-t-il, de la nécessité qui avait exigé des rois nos prédécesseurs et de nous-même l'établissement de tant de levées et d'impositions capables de dégoûter nos sujets de la continuation de leur commerce. Louis XIV, en ces documents, réprouve des abus que réprouveront les Cahiers de 1789 ; il se sert presque des mêmes termes ; ce qui est très remarquable.

De même Colbert a expliqué les méfaits des barrières intérieures, de la diversité des coutumes et des poids et mesures, des corvées. Mais, surtout, il a représenté au Roi la grande injustice qui exemptait des charges publiques tant de privilégiés et en accablait les misérables ; il l'a supplié de rendre à tous justice égale dans la juste et véritable proportion de leurs biens. Et il lui a prêché l'économie, en lui mettant et remettant ses comptes sous les yeux. Il lui a reproché durement de ne jamais consulter ses finances pour résoudre ses dépenses, ce qui est si extraordinaire qu'assurément il n'y en a pas d'autre exemple et de préférer ses divertissements et ses plaisirs à toute autre chose.

Enfin il étalait sous ses yeux la misère des peuples : Ce qu'il y a de plus important et sur quoi il y a plus de réflexions à faire, c'est la misère très grande des peuples ; toutes les lettres qui viennent des provinces en parlent ; les intendants visitent les généralités et en rendent compte dans toutes leurs lettres, qui sont pleines de la misère des peuples. L'année de sa mort, il offre au Roi de lui faire connaître quelles réductions il faudrait opérer si S. M. se résolvait de diminuer ses dépenses, et qu'elle demandât en quoi elle pourrait accorder du soulagement à ses peuples. Un jour, Colbert a dit à Louis XIV que ses finances étaient dans un état violent, qui ne pouvait durer.

D'autres avertissements ont été donnés à Louis XIV, du haut de la chaire, en des termes dont la hardiesse surprend. Les prédicateurs, il est vrai, parlaient en termes généraux, et le Roi en prenait la part qu'il lui convenait de prendre. Mais un jour Bossuet écrivit à Louis XIV une lettre intime, où il lui lit entendre de terribles vérités. Ce fut en juillet 1675 ; le Roi venait de rompre une première fois avec Mme de Montespan ; l'évêque profita du moment où il avait résolu de changer dans sa vie ce qui déplaisait à Dieu pour lui rappeler ses autres devoirs. Les peuples, lui dit-il, se persuadent que S. M., se donnant à Dieu, se rendra plus que jamais attentive à l'obligation très étroite de veiller à leur misère, et c'est de là qu'ils espèrent le soulagement dont ils ont un besoin extrême... Il définit l’obligation précise et indispensable du Roi : V. M. doit avant toutes choses s'appliquer à connaître à fond les misères des provinces et surtout ce qu'elles ont à souffrir sans que V. M. en profite, tant par les désordres des gens de guerre que par les frais qui se font à lever la taille, qui vont à des excès incroyables. Sans doute, les remèdes à ces maux ne se peuvent trouver qu'avec beaucoup de soin et de patience, car il est malaisé d'imaginer des expédients praticables. Et, dit l'évêque, ce n'est pas à moi de discourir sur ces choses ; mais il ajoute, pesant ses mots, qu'il faut peser après lui :

Mais, ce que je sais très certainement, c'est que, si V. M. témoigne persévéramment qu'elle veut la chose ; si, malgré la difficulté qui se trouvera dans le détail, elle persiste invinciblement à vouloir qu'on cherche ; si enfin elle fait sentir, comme elle le sait très bien faire, qu'elle ne veut point être trompée sur ce sujet, et qu'elle ne se contentera que de choses solides et effectives, ceux à qui elle confie l'exécution se plieront à ses volontés, et tourneront tout leur esprit à la satisfaire dans la plus juste inclination qu'elle puisse jamais avoir.

Auparavant, il avait osé dire que la patience des peuples s'expliquait par une illusion :

Quoique V. M. sache bien sans doute combien en toutes ces choses il se commet d'injustices et de pilleries, ce qui soutient vos peuples, c'est, Sire, qu'ils ne peuvent se persuader que V. M. sache tout, et ils espèrent que l'application qu'elle a fait paraître pour les choses de son salut l'obligera à approfondir une matière si nécessaire.

Et, enfin, cette très grave parole :

Il n'est pas possible que de si grands maux qui sont capables d'abîmer l'État soient sans remède ; autrement, tout serait perdu sans ressource.

Il était certainement malaisé de trouver tous les expédients praticables. Il fallait reprendre le royaume sur ces administrations d’officiers et de fermiers qui l’exploitaient jusqu'au sang ; détruire ce qui demeurait des vexations féodales ; approprier les survivances du passé, comme étaient tous ces territoires disjoints et ces coutumes disparates, à l'ordre nouveau ; répartir équitablement les charges publiques ; faire régner la miséricorde et la justice.

Telle était la puissance du Roi qu'aucune tâche ne lui était impossible. Il avait le temps devant lui, l'éternité, ce semble, s'il avait voulu. Qu'on se représente le roi que Colbert rêva, perpétuellement actif, un roi itinérant : il va par les provinces, il voit les choses, il voit les gens, il parle et on lui parle. Il préside une cour de parlement ou bien il tient des grands jours. Il préside comme il en a le droit, étant roi de Navarre, duc de Bretagne, duc de Bourgogne, comte de Toulouse, comte de Provence, etc., une session d'États provinciaux. Il mande devant lui des juges seigneuriaux. Il s'arrête devant un bureau de douane. Il mande ses officiers de finances, et les commis des gabelles et les commis des aides. Il interroge des paysans. Alors il connaît à fond toutes les imperfections, les excès incroyables, la misère, les misères et la nécessité du soulagement dont ses peuples ont un besoin extrême. Il consulte ses conseillers sur les expédients praticables, mais en leur témoignant persévéramment qu'il veut la chose. Et, peu à peu, après cinquante ans, après cent ans, l'imperfection diminue, les plus incroyables excès disparaissent, et avec eux les vexations et les gênes. Alors, qui serait allé chercher des modèles de gouvernement en Angleterre ou bien en Amérique ? Voltaire ne souhaitait que des réformes modestes et faciles. Il espérait que la raison se répandrait de plus en plus, et que des ministres hardis et sages détruiraient enfin des usages aussi ridicules qu'odieux. Comme beaucoup d'autres, il souhaitait un despote éclairé. Et c'est une chose certaine que, si Louis XIV, Louis XV et Louis XVI avaient suivi des conseils comme ceux de Colbert et de Bossuet, il y aurait encore un roi de France.

Mais, dès qu'il fut assuré de l'universelle obéissance, le Roi ne fit plus que jouir de sa haute fortune, dans la maison qu'il s'était l'ait bâtir à Versailles, après cette fortune faite.

Ce fut un malheur pour lui d'avoir déserté Paris. Là, il vivait parmi des réalités En sortant du Louvre, il apercevait à courte distance, à gauche et à droite des tours de Notre-Dame, les hauts toits de l’Hôtel de Ville et les tours du Palais de Justice. Il était le voisin de Messieurs de la Ville et de Messieurs du Parlement, recevait leurs visites et les visitait. Les chemins qui menaient à l’Hôtel de Ville et au Palais de Justice étaient étroits et encombrés. Sur le quai, les harengères d'un marché interpellèrent plusieurs fois rudement la reine Anne d'Autriche. Après qu'Henri IV eut construit le Pont-Neuf, des échoppes et des boutiques le bordèrent ; la foule s'y pressa. La Seine grouillait de bateliers. Le populaire n'était pas respectueux tous les jours ; il était facile à émouvoir, prompt et expert aux barricades ; on l'avait bien vu, au temps de la Ligue et au temps de la Fronde. Traverser une foule parisienne pour aller faire enregistrer quelque édit fiscal au Parlement en lit de justice, ou bien appeler les robes rouges au Louvre pour leur faire entendre ses volontés, cela pouvait être dangereux. Le Roi, à Paris, n’eût pas été un roi tranquillement absolu.

Le Louvre et les Tuileries, même agrandis, n'auraient pu loger des milliers de personnes. La galerie d'Apollon était petite en comparaison de la galerie des Glaces, comme le jardin des Tuileries en comparaison des jardins et du parc de Versailles. Point de place pour d'immenses chenils, ni pour des écuries babyloniennes. Impossible de mener la grande vie de luxe et de représentation perpétuelle.

A Versailles, tout est création du Roi : le château, le parc, l'eau, les arbres, les fleurs, les perspectives, la ville. Le Roi y est une sorte de démiurge principe et fin des choses. Rien n'y peut contredire sa volonté ; il ne voit pas de visage rébarbatif : tout est profond salut ou révérence profonde. Les personnes ont perdu leur naturel ; lui-même, le Roi, est devenu un être factice. S'il détient en une captivité corruptrice toute celte noblesse de France, il est prisonnier lui aussi, et perverti. Il a convoqué des milliers d'hôtes ; il ne peut leur fausser compagnie ; il doit son temps à des habitudes : au lever, au coucher, au grand ou au petit couvert, au jeu, à la promenade, à la chasse. Il est vrai que tout n'est pas agrément dans cette vie superbe. Louis XIV lui-même y a senti la fatigue et l'ennui. Il voulut du petit et de la solitude, et bâtit Trianon et Marly. Louis XV se retrancha dans de petits appartements et dans des cabinets ; Louis XVI, dans un atelier de serrurerie. Et la Cour s'ennuyait comme le Roi, et même plus que lui. Madame de Maintenon confesse qu'elle meurt de tristesse dans une fortune qu'on aurait peine à imaginer. La vie que je mène est terrible... Plaignez-moi et ne m’accusez pas, a écrit la Pompadour. Madamela Palatine — rêvait à Versailles de forêt inculte et de prés avec des ruisseaux et des saules. L'ennui explique les fébriles agitations de la duchesse de Bourgogne ; par l'ennui, la reine Marie-Antoinette a excusé sa dissipation. Et les courtisans, occupés au jeu sérieux et mélancolique de l'ambition et de l'intrigue, ces gens sans amitié et sans charité, toujours en défiance et toujours en garde, sont las d'un certain train qui ne change pas : toujours les mêmes plaisirs, toujours aux mêmes endroits, et toujours avec les mêmes gens. Si bien qu'il semble que tout ce monde aurait bien voulu s'en aller. Mais comment déménager avec un pareil train de maison, et changer une vie déjà séculaire ? Ni Louis XV n'y songea, ni Louis XVI. Au contraire, de plus en plus, le Roi est rivé à la maison. Il ne voyage plus guère que pour des tournées de châteaux. S'il s'en va au Havre ou à Cherbourg, c'est un événement. Louis XV a vécu à Paris ses années d'enfance, et il a parcouru des provinces en allant à la guerre ; Louis XVI ne connaît point Paris ; son beau-frère, l'empereur Joseph, le lui reproche. Il ne connaît point les provinces ; il est tout Versaillais.

Versailles a la prétention d'être une capitale politique. Tandis que, Versailles dans les provinces, tant de belles routes, bordées de beaux arbres, sont désertes, les pavés des routes qui conduisent à la résidence sont fatigués par les sabots des chevaux et par les roues des carrosses. Il faut bien aller à la Cour, même si l'on n'en a pas envie. Les ministres sont là ; toutes les affaires s'y traitent ; généraux, ambassadeurs, intendants, évêques y viennent présenter des requêtes et chercher des ordres. Mais il faut de sérieuses raisons, naturelles et historiques, pour qu'un endroit devienne une capitale. Tout ce factice, cette violence faite à l'histoire et à la nature ne pouvait se soutenir longtemps.

Quand les colères commencèrent à monter, elles s'adressèrent à une des causes Versailles. On sut qu'il s'y dépensait le sixième du budget de la France. Le Roi, qui vivait oisif au milieu d'oisifs, et qui ne voulait pas savoir les maux de la France, fut mis en contraste avec les meurt-de-faim. Une estampe le représente à table, à sa bouche énormément ouverte, un serviteur porte un paysan piqué par une fourchette. Versailles devient l’endroit où le Roi mange le Royaume.

Parmi les causes de la Révolution française, il faut mettre la crainte de Paris et la pensée d'orgueil qui induisirent Louis XIV à vouloir faire d’un château, qui avait été, à l’origine, un rendez-vous de chasse en lieu écarté, la capitale de la France.

 

 

 



[1] Pour la bibliographie de ce livre, se reporter à celles qui ont été données en tête des chapitres du présent et du précédent volumes. Il a été fait plus particulièrement usage pour cette conclusion de Champion, Esprit de la Révolution française, Paris, 1887, et La France d'après les cahiers de 1789, 2e édition, Paris, 1904. Chérest, La chute de l'Ancien Régime, 3 vol. 1884-1887 ; Taine, l'Ancien Régime, 2e édit., Paris, 1899 ; Roustan, Les philosophes et la société française au XVIIIe siècle, Paris et Lyon, 1906.

On ne s'étonnera pas de trouver dans cette conclusion la répétition de choses dites dans le présent volume et le précédent. Même des citations ont été reproduites, pour la commodité du lecteur.

[2] Il est vrai que le Roi, même au temps de Louis XIV, n'est pas absolument maître de la justice, et qu'il le reconnait. D'autre part, son autorité et celle des ministres est gênée par des lenteurs à obéir et par des entêtements à garder des anciens usages. Mais il est le souverain juge quand cela lui plaît, il condamne directement un homme par lettre de cachet, ou le fait juger par une commission extraordinaire. Pour qu'il vienne à bout des lenteurs, il n'a qu'à vouloir Et, comme il est, sans conteste, souverain législateur, souverain maitre de l’armée, et qu'il dispose comme il l'entend des revenus de l'Etat, le roi de France est bien un monarque absolu.

[3] Il y a eu, pendant les règnes de Louis XV et de Louis XVI, quinze chanceliers ou gardes des Sceaux en soixante-quatorze ans : il y en avait eu six sous Louis XIV en soixante-douze ans. Louis XVI a eu six ministres de la Guerre en quinze ans.