I. — FORMATION DU MINISTÈRE BRIENNE ; SÉPARATION DE L'ASSEMBLÉE DES NOTABLES ; PROGRAMME DE BRIENNE. CALONNE, par la réunion des Notables, avait porté devant la nation des questions qui jusque-là n'avaient été débattues que dans des cercles restreints. L'inégalité sociale et l'iniquité fiscale étaient mises en discussion publique et légale. Tout le monde se passionnait pour ou contre la réforme des abus. Par une conséquence nécessaire, le Gouvernement qui avait proposé cette réforme, devait avoir contre lui, s'il n'avait pas la force de la faire, ceux qui se sentaient menacés par ses projets, et ceux qui, de tout cœur, y applaudissaient, c'est-à-dire presque tout le monde. Louis XVI avait congédié Galonné, sans abandonner les
projets <le son ministre, qu'il avait approuvés, car il voyait bien la
nécessité de grandes réformes, que sincèrement il désirait accomplir. Il
refusa d'appeler aux affaires Necker, que désiraient Montmorin, Ségur, Castries,
les salons et la majorité de l'opinion. Il résista à Loménie de Brienne, d'une famille de secrétaires d'État et de diplomates, lié avec Choiseul et Turgot, avait été nommé à trente-six ans à l'archevêché de Toulouse. Les politiques le croyaient bon administrateur parce qu'il dirigeait bien les affaires de son diocèse et les délibérations des États du Languedoc. Les Philosophes lui savaient gré de tenir tête aux réguliers et l'avaient surnommé l'anti-moine. Il avait donné à Joseph II l'impression d'un homme d'État. Il pouvait en effet faire illusion ; il était de port noble et d'aspect réfléchi. Très habile, il savait se concilier le suffrage des sociétés dominantes. La reine lui était favorable. Une fois au pouvoir, il fut très humble envers le Roi et Brienne était, dit-on, assez ignorant pour faire de
Mardick un fleuve ; il ne savait rien du crédit public, et ne distinguait pas
les actions des obligations de Pourtant Louis XVI le nomma chef du Conseil des finances,
et mit sous ses ordres Laurent de Villedeuil, intendant de Rouen, qui devint
Contrôleur général. Brienne ne reçut qu'un peu plus tard le titre de principal ministre, mais il en eut immédiatement le
rang, la détresse financière faisant de l'administrateur en chef des finances
le premier personnage du Conseil. Les secrétaires d'État de Seuls, Breteuil et Lamoignon pouvaient contrebalancer au ministère l'autorité de Brienne. Lamoignon était intelligent et énergique. Il avait dissipé la fortune de sa femme, fille de l'ancien lieutenant de police Berryer. C'avait été pour lui une raison de convoiter le ministère. Il avait en outre une revanche à prendre sur ses collègues du Parlement, qui l'avaient si fort malmené pour son mémoire contre les épices. Cependant le Gouvernement et les Notables se trouvaient toujours en présence. Le 23 avril, le Roi était allé à l'Assemblée. Il avait promis de communiquer les états des recettes et des dépenses, annoncé 13 millions d'économie, et, en même temps, parlé de la nécessité d'accroître l'impôt sur le papier timbré. Les Notables furent si émus de cette intervention personnelle du Roi que plusieurs en pleurèrent. Mais, à la réflexion, ils s'aperçurent qu'il ne cédait rien sur le fond. Brienne, qui avait, comme notable, si vivement combattu Calonne, fut obligé de s'approprier son programme. Il demanda, lui aussi, la subvention territoriale, et, en plus, l'impôt sur le papier timbré. En compensation, il promit des économies, communiqua les états de finances et s'engagea à créer un conseil spécial des finances pour contrôler les dépenses et dresser le budget. Les Notables, qui se croyaient à jamais débarrassés des projets de Calonne, se tournèrent aussitôt contre le continuateur de sa politique fiscale. Ils se dirent sans pouvoir pour consentir de nouveaux
impôts. C'était sous-entendre que le Roi aurait dû consulter les États
généraux. Et pourtant, quand Les Notables ayant pris connaissance des comptes du Trésor, y relevèrent des contradictions : les recettes étaient fixées ici à 474 et là à 592 millions, et les dépenses tantôt à 593 et tantôt à 702 millions. L'Assemblée en profita pour accuser le ministère de dissimulation. Un seul bureau, celui de Monsieur, accepta le principe de la subvention territoriale. Alors Brienne se décida au renvoi des Notables, qu'eux-mêmes ils désiraient. La séance de clôture eut lieu le 25 mai. Mais à cette séance le Premier Président d'Aligre prononça un discours qui annonçait l'entrée en campagne des parlements : les magistrats, disait-il, émus des maux de la nation, allaient soumettre les plans ministériels à la délibération la plus réfléchie. Ainsi reparaissait le péril auquel Galonné avait voulu échapper en recourant aux Notables. II. — L'EXIL DU PARLEMENT DE PARIS. LE Parlement voulut d'abord s'assurer contre le ministère la faveur de l'opinion. Il enregistra donc sans protestation, dans les derniers jours de juin, un édit qui autorisait la libre circulation des grains à l'intérieur et le transport à l'étranger en temps normal ; un édit qui remplaçait la corvée par une prestation en argent ; même un édit sur les Assemblées provinciales, rédigé par Dupont de Nemours, qui s'était inspiré des vues de Turgot. Il réserva son opposition pour les édits fiscaux. Des deux projets d'impôts que les Notables s'étaient défendus d'accepter et qu'il fallait nécessairement soumettre à la vérification parlementaire, l'un, la subvention territoriale, d'où le gouvernement attendait 80 millions, était populaire parce qu'il frappait les privilégiés ; l'autre, le timbre, ne l'était pas ; il quadruplait la taxe payée jusqu'alors pour tous les actes faits sous seing privé, pour les reçus, les quittances, lettres de change, billets à ordre, livres de commerce ; et en outre il s'étendait aux requêtes, pétitions, prospectus, annonces et affiches, billets de mariage et de décès, correspondances produites en justice. Brienne aurait dû envoyer au Parlement en premier lieu le projet de subvention territoriale pour obliger les magistrats à se soumettre ou à se compromettre devant l'opinion. Il eut la maladresse de présenter d'abord l'impôt du timbre, le 22 juillet 1787. Le Parlement saisit l'occasion pour demander les états de
recettes et de dépenses, afin de pouvoir décider si de nouveaux impôts étaient
nécessaires. La discussion fut chaude. Le comte d'Artois ayant fait observer
que l'impôt du timbre existait en Angleterre, Robert de Saint-Vincent,
raconte Mallet du Pan dans ses Mémoires, aurait eu l'audace de lui dire : Rappelez-vous que les Anglais ont détrôné sept rois et
coupé le cou au huitième. Et comme le prince s'échauffait et menaçait
d'envoyer faire f..... les magistrats, Saint-Vincent aurait ajouté : Si vous n'étiez frère du Roi, Le 9 juillet, le Parlement réclame la certitude légale d'un déficit peut-être exagéré, certitude qui seule
pourrait justifier aux yeux des peuples l'enregistrement d'aucun impôt.
Le Roi répond, le 15, que sa volonté est que le
Parlement procède sans délai à l'enregistrement. Le lendemain, le
Parlement décide de faire des remontrances au Roi à
l'effet de le supplier de retirer sa déclaration sur le timbre. Dans
ces remontrances, arrêtées le 24, il blâme les dépenses inutiles, qui sont la
plus forte partie des dépenses ; puis, comme le Gouvernement n'a pas fixé de
terme à la taxe du timbre, il déclare qu'il n'a pas qualité pour enregistrer
des impôts à durée illimitée. Si Louis le Grand, disait-il, ne lui avait pas
autrefois présenté le dixième comme un subside provisoire, Le Roi répliqua, le 26 juillet, qu'ayant besoin d'argent il ferait porter au Parlement le lendemain l'édit établissant la subvention territoriale. Il ne dit pas un mot des États généraux. Quand le Parlement vit arriver l'édit, le 27 juillet, il
se fâcha. Les pairs, le duc de Charost, l'archevêque de Paris Juigné, l’évêque
de Châlons Clermont-Tonnerre, ne montrèrent pas moins de passion que les plus
violents parlementaires, d'Eprémesnil, Saint-Vincent, Le Coigneux et Duport.
Le 30, par 72 voix contre 48, le Parlement renouvela sa déclaration : La nation représentée par les États généraux est seule en
droit d'octroyer au Roi des subsides dont le besoin serait évidemment
démontré. L’émoi fut grand à Paris. On s'attendait à quelque coup d’autorité
contre le Parlement ; le Roi y inclinait ; mais Le lendemain, de retour à Paris, le Parlement déclara
l’enregistrement nul et illégal et remit à huitaine pour délibérer. L'arrêt
fut reçu avec des applaudissements enthousiastes par la foule massée dans les
salles, les escaliers et les cours du Palais. Le 13 août, vingt mille personnes
allèrent attendre la décision des magistrats. En séance, le duc de Nivernais,
de la famille Mazarine, ancien ambassadeur à Berlin et à Londres, qui était
entré au Conseil dans les premiers temps du ministère Brienne comme ministre
d'État, fit appel au patriotisme du Parlement, exposa les difficultés de la
politique étrangère, l'obligation de fournir au Roi les moyens de soutenir
l'honneur national ; mais d'Eprémesnil traita de chimères les craintes du
ministre, et entraîna Le 10 août, Duport fit décider une information criminelle sur les déprédations commises par Calonne, ce qui était presque inculper le Roi. Le Conseil cassa l'arrêt le 14, mais Calonne, inquiet, se réfugia en Angleterre. Brienne résolut alors d'exiler le Parlement de Paris à Troyes. La veille de l'Assomption, dans la nuit, chaque membre du Parlement reçut sa lettre de cachet. Prenez garde, aurait dit Augeard à Lamoignon, ce n'est plus une guerre parlementaire que vous allumez, mais une guerre civile. A peine arrivés à Troyes, les magistrats arrêtèrent, le 27 août, qu'ils ne cesseraient jamais de représenter au Roi que les États généraux peuvent seuls sonder et guérir les plaies de l'État et octroyer les impôts. Ils ordonnèrent au Procureur général d'envoyer le présent arrêt dans les vingt-quatre heures aux bailliages et sénéchaussées du ressort. De leur côté, les Parlements provinciaux, de juillet à septembre, dénoncent les violences des ministres, l'arbitraire des intendants, l'excès des charges, la misère publique ; ils réclament la mise en jugement du prévaricateur Calonne, le rappel du Parlement exilé, le rétablissement des États provinciaux, l'abolition des lettres de cachet. Ils interdisent la perception des taxes. Dans tout le royaume, les différents corps, Cours des Aides et Chambres des Comptes, Cours des monnaies, Châtelet, Bailliages envoient des députations au Roi pour demander le rappel. A Paris, parmi les suppôts
de la magistrature, l'agitation est violente. Avocats et procureurs refusent
de faire leurs fonctions. Clercs de la basoche, écrivains, buvetiers et
porte-chaises, se concertent. Des artisans s'apprêtent à leur donner
main-forte. Du 15 au 17 août, des bandes de jeunes gens se forment autour du
Palais et se répandent dans la ville. Ils donnent la chasse aux mouches, ou agents de la police secrète, et sous ce
prétexte, envahissent des boutiques où ils brisent tout ; ils entrent dans
les salles d'audience du Châtelet, y parodient les formes de la justice,
brûlent les édits du Roi et les écrits royalistes. Ils saccagent la maison du
commissaire de police Chénon, qui a arrêté deux d'entre eux, rouent de coups
les colporteurs qui crient les édits, insultent les gardes françaises,
affichent des placards orduriers ou menaçants. Dans
huit jours, dit un de ces placards, il nous
faut le Parlement ou le feu ! Des masses de couplets, d'épigrammes, de
chansons satiriques ou obscènes, contre les ministres, contre le comte
d'Artois, et contre le Roi et Alors les gens d'ordre et les boutiquiers prennent peur et pressent le Gouvernement d'agir. Breteuil fait fermer des clubs devenus des repaires de mécontents et de frondeurs ; une ordonnance enjoint aux procureurs, marchands et fabricants, de retenir à domicile leurs clercs, compagnons et apprentis. Le maréchal de Biron, commandant de Paris, fait venir des dragons et des carabiniers, double le guet, et organise des patrouilles de gardes françaises et suisses, qui arrêtent les mutins. Après six jours, la tranquillité est rétablie. Sur ces entrefaites Tout son effort tendait à se réconcilier avec le Parlement. Le Garde des Sceaux, Lamoignon, eût volontiers employé la manière forte ; mais Brienne ne pensait qu'à négocier. Les magistrats commençaient à s'ennuyer à Troyes ; il s'en alla au château de Brienne, à deux pas de la ville, et se mit en relations avec le Premier Président et le conseiller d'Outremont. Les pourparlers aboutirent à un compromis. Le Roi retira les édits du timbre et de la subvention, et le Parlement enregistra, le 19 septembre, un édit qui rétablissait les deux vingtièmes, le premier pour une durée illimitée, le second pour cinq ans, en affirmant que désormais ils seraient perçus sans aucune distinction ni exception quelle qu'elle pût être. Cette double capitulation était fâcheuse pour la magistrature et pour la royauté. Les partisans des réformes, qu'on commençait d'appeler les Nationaux, se prirent à croire qu'il n'y avait rien à attendre ni de l’une ni de l'autre. III. — SÉANCE ROYALE DE NOVEMBRE 1787 ; COUP D'ÉTAT DE MAI 1788. LA rentrée du Parlement à Paris fut triomphale. Pendant
trois jours et trois nuits, les clercs de la basoche illuminèrent la place
Dauphine et tirèrent des feux d'artifice ; ils enfoncèrent les auvents des
marchands, brisèrent les portes du Palais, et firent un immense feu de joie
avec des matériaux de maisons en construction. Une nuit, ils jugèrent et
brûlèrent en effigie Galonné, Breteuil et la duchesse de Polignac. Ils
promenèrent un mannequin de La situation financière allait en empirant. Brienne avait abandonné deux impôts de grand rapport pour obtenir le droit de percevoir plus rigoureusement les vingtièmes, et de leur faire rendre davantage. Mais l'augmentation de recettes ainsi obtenue était loin d'égaler le produit présumable des taxes abandonnées. Il continuait, il est vrai, à faire des économies. Un édit du 13 octobre frappa les pensions d'une retenue proportionnelle à leur chiffre et qui variait d'un dixième à quatre dixièmes. Désormais la liste des grâces vacantes serait arrêtée chaque année au mois de mars et publiée ; il n'en serait octroyé à nouveau que la moitié seulement des extinctions. Mais ces économies qui ne devaient produire effet que dans l'avenir, et l'accroissement des vingtièmes attendu l'année suivante ne donnaient pas à Brienne l'argent dont il avait immédiatement besoin. Il imagina donc, en octobre 1787, d'emprunter 12 millions par l'intermédiaire de l'Hôtel de Ville sous prétexte de construire de nouveaux hôpitaux. Aussitôt les magistrats intervinrent. Le Parlement étant en vacances, ce fut Lamoignon persuada au Conseil de faire enregistrer l'édit au Parlement dans une séance royale, où les avis seraient pris comme dans les séances ordinaires, mais où les voix ne seraient pas comptées, et qui ne serait pas close par un vote final. Ce genre de séance mixte, tenant à la fois de la séance ordinaire et du lit de justice, se justifiait par quelques précédents historiques ; mais le moment était mal choisi pour les restaurations archaïques, et il aurait mieux valu laisser au Parlement le droit de donner son vote en toute liberté. La séance fut tenue à Paris le 19 novembre. Le Roi parla
sur un ton de menace : Je veux tenir cette séance
pour rappeler à mon Parlement des principes dont il ne doit pas s'écarter.
Ils tiennent à l'essence de la monarchie, et je ne permettrai pas qu'ils
soient menacés ou altérés. Le Garde des Sceaux Lamoignon fit aussi la
leçon aux magistrats, rappela les maximes invariables de l'autorité
souveraine, et revendiqua pour le Roi seul le droit de juger si la convocation
des États généraux était nécessaire. Il exposa les projets financiers,
l'échelonnement des emprunts sur un espace de cinq ans, et il ajouta
incidemment que lorsque la période de la
régénération des finances toucherait à son terme, le Roi au milieu de ses États généraux pourrait présenter avec confiance à ses
fidèles sujets... le tableau consolant de
l'ordre rétabli dans ses finances : ce fut la seule allusion qu'il fit
à la date de la réunion des États. Il conclut que le Roi permettait aux
membres du Parlement d'opiner à haute voix en sa présence. Le Premier
Président d'Aligre prit les avis ; les plus anciens conseillers de D'un mot, Sire, vous allez combler tous les vœux. Un enthousiasme universel va passer en un clin d'œil dans la capitale, et de la capitale dans tout le royaume Je lis dans les regards de Votre Majesté. Cette intention est dans son cœur, cette parole est sur ses lèvres ; prononcez-la, Sire ; accordez-la à l'amour de tous les Français. Louis XVI laissa voir son attendrissement, mais ne prononça pas le mot attendu. Le Gouvernement était à peu près sûr d'une majorité ; et cependant le Roi, conformément au programme arrêté en Conseil, clôtura les débats sans vote. Après avoir entendu vos avis, dit-il, je trouve qu'il est nécessaire d'établir les emprunts portés dans mon édit. J'ai promis les États généraux avant 1792, ma parole doit vous suffire. J'ordonne que mon édit soit enregistré. Et, au milieu des murmures de l'Assemblée, il fut procédé à l'enregistrement. Alors le duc d'Orléans, élevant la voix, qualifia l'enregistrement d'illégal, et demanda qu'il fût bien spécifié qu'il était fait du très exprès commandement du Roi. Le Roi, troublé de cette protestation, bredouilla : Cela m'est égal... Vous en êtes bien le maître... Si, c'est légal, parce que je le veux. Quand le Roi se fut retiré, les conseillers des Enquêtes firent décider que la protestation du duc d'Orléans serait consignée sur les registres ; l'insertion se fit au milieu d'un tumulte énorme. Puis, sur la motion de Sabatier, un arrêt déclara illégales les formes de la séance royale et illégal aussi l'enregistrement. L'opposition des révolutionnaires et des privilégiés croyait avoir trouvé pour chef un prince du sang. Quand le duc d'Orléans sortit du Palais de justice, la foule le porta en triomphe. Il fut aussitôt exilé dans son château de Villers-Cotterêts, et Fréteau et Sabatier, suspects de connivence avec lui, conduits à la citadelle de Doullens. Le 21 novembre, le Roi manda à Versailles une députation de magistrats, fit biffer devant eux, sur leurs registres, la minute de l'arrêt du 19, et refusa de mettre en liberté ceux qu'ils appelaient les proscrits. Le surlendemain, les magistrats rédigèrent des supplications où ils se plaignaient de l'atteinte portée à la liberté des votes et du scandale des arrestations arbitraires. Le Roi n'ayant pas répondu, le 8 décembre, ils firent des représentations pour demander le jugement ou la liberté des bannis. Louis XVI répondit cette fois que le Parlement ne devait pas solliciter de sa justice ce qu'il ne devait attendre que de sa bonté ; mais Duport fit voter, le 4 janvier 1788, un arrêt qui déclarait les lettres de cachet illégales, contraires au droit public et au droit naturel. Le Roi se fit apporter à nouveau les registres et ordonna de brûler cette déclaration comme contraire à la soumission et au respect ; mais le Parlement arrêta, le 11 mars, de nouvelles remontrances qui furent présentées le surlendemain. Il y invoqua contre les lettres de cachet les droits du genre humain, les principes fondamentaux de la société, les plus vives lumières de la raison, les plus chers intérêts du pouvoir légitime, les maximes élémentaires de la morale et les lois du royaume. Le Roi écouta sans répondre et, trois jours après, défendit au Parlement de donner suite à toute délibération sur ce sujet. Entre temps, les magistrats délibéraient sur un édit, daté de novembre 1787, que Malesherbes avait rédigé en faveur des non catholiques[3]. Certains d'entre eux, parmi lesquels d'Éprémesnil, l'attaquèrent violemment ; mais la majorité comprit que ce n'était pas le moment de braver l'opinion éclairée, et ils enregistrèrent ledit le 29 janvier 1788. Il rendait les droits civils à ceux qui ne professent point la religion catholique, et leur permettait l'exercice des métiers, du commerce, et des arts. Il leur donnait le moyen de faire constater légalement leurs mariages, la naissance de leurs enfants, les décès de leurs proches. Ils s'adresseraient pour ces constatations soit aux curés, soit aux juges laïques, qui enregistreraient leurs déclarations. Pour les mariages, le curé ou le juge devait déclarer aux parties, au nom de la loi, qu'elles sont unies en légitime et indissoluble mariage. Les registres de l'état civil seraient tenus à la fois par les curés et par les juges. Le libre exercice du culte demeurait interdit à tous ceux qui n'étaient pas catholiques, et l'accès aux charges fermé, mais ils avaient le droit de vivre, de jouir en paix de leurs biens et de la liberté de conscience. L'édit de novembre 1787 fut donc une victoire de l'idée de tolérance. L'agitation parlementaire devenait de plus en plus violente dans les provinces. Les Parlements protestaient contre les événements du 19 novembre, envoyaient aux magistrats prisonniers des adresses véhémentes, et déclaraient la liberté individuelle la première et la plus sacrée des propriétés. Le Parlement de Rennes déclarait : Les abus tolérés et l'oubli des règles amènent le mépris des lois, et le mépris des lois prépare la chute des empires. Le Parlement de Toulouse frappa d'interdit un procureur général qui refusait d'envoyer aux bailliages un de ses arrêts annulant l'édit de rétablissement des vingtièmes. Le ministre répliqua en faisant enfermer au château de Lourdes l'avocat général de Catelan qui s'était chargé de cet envoi. Ce fut à Toulouse un vacarme de protestations. La haute société tout entière alla faire visite au condamné ; la foule menaça de mettre le feu à l'hôtel du comte de Périgord, commandant de la province. A Paris, le Parlement mettait la dernière main aux
remontrances qu'il avait décidées contre la séance royale du 19 novembre et
la réponse du Roi du 21. Elles furent arrêtées le 11 avril et lues au Roi le
13. Elles remettaient en question la légalité de l'enregistrement fait sans
le vote du Parlement. Le Roi répondit, le 17 avril, que si la pluralité dans les cours forçait sa volonté, Le Parlement arrêta, le 29 avril 1788, sur la motion de Goislard de Montsabert, conseiller aux Enquêtes, que la perception des vingtièmes ne pourrait se faire que d'après les rôles existants, sans augmentation ni changement, et il menaça de poursuites les agents du fisc qui s'aviseraient de vérifier à nouveau les revenus imposables. Il protesta dans d'itératives remontrances contre le projet que lui prêtaient les ministres de vouloir établir dans le royaume une aristocratie. Et quel moment choisissait-on pour cette imputation ? Celui où le Parlement prouvait qu'il était plus attaché aux droits de la nation qu'à ses propres intérêts : Averti tout à coup de l'état des finances, forcé de s'expliquer sur deux édits désastreux, il s'inquiète, il cesse de se faire illusion, il juge de l'avenir par le passé ; il ne voit pour la nation qu'une ressource, la nation elle-même. Bientôt après de mûres et sages réflexions, il se décide, il donne à l'univers l'exemple inouï d'un corps antique, d'un corps accrédité, tenant aux racines de l'État, qui remet de lui-même à ses concitoyens un grand pouvoir, dont il usait pour eux, depuis un siècle, mais sans leur consentement exprès. Mais le Parlement n'abdiquait pas tous ses droits : Ainsi, trois pouvoirs se partageraient le gouvernement de l'Etat : le Roi, le Parlement, les États généraux. Le ministère se décide alors à une résistance énergique.
Des édits à Averti par une indiscrétion, d'Éprémesnil dénonça, le 3
mai, en assemblée des Chambres, le coup d'Etat qui se préparait. Sur sa
proposition, Déclare Et dans le cas où la force, en
dispersant Le Roi cassa la déclaration et donna l'ordre d'arrêter les deux conseillers Duval d'Éprémesnil et Goislard de Montsabert. Dans la nuit du 4 au 5 mai 1788, la police se présenta au logis des deux magistrats ; mais ils lui échappèrent et se réfugièrent au Palais. Le Parlement s'assembla le 5 au matin ; il accusa les ministres de violer l'asile des citoyens et mit MM. Duval et Goislard et tous autres magistrats et citoyens sous la sauvegarde du Roi et de la loi. Il chargea une députation de porter celte protestation à Versailles, et décida de rester en séance jusqu'à ce qu'elle fût revenue. Une foule s'amassa dans les cours et le grand escalier du
Palais. Vers minuit, le marquis d'Agoust arriva avec des gardes françaises et
des sapeurs armés de haches, occupa les portes du Palais, investit Le 8 mai, le Roi réunit le Parlement en lit de justice à Versailles, pour faire vérifier six édits qui transformaient l'ordre judiciaire et politique. Le premier, intitulé Ordonnance sur l’Administration de
la justice, créait quarante-sept tribunaux d'appel, sous le nom de
grands-bailliages[4],
à savoir seize dans le ressort du Parlement de Paris, cinq dans le ressort de
Toulouse, quatre dans le ressort de Bordeaux, trois dans ceux de Rouen, de
Rennes, de Dijon, deux dans ceux de Grenoble, d'Aix, de Besançon, de Nancy,
un seul dans les autres ressorts. Au civil, les grands-bailliages devaient
juger en dernier ressort quand le litige ne dépasserait pas Le second édit portait la suppression des tribunaux spéciaux comme Bureaux des finances, Élections, Greniers à sel, Table de marbre, Chambre du domaine. Les affaires qui, jusque-là, ressortissaient à ces tribunaux, seraient portées aux présidiaux ou aux grands-bailliages. Les charges supprimées seraient remboursées. Le troisième édit concernait la procédure criminelle. Il
abolissait l'interrogatoire sur la sellette,
comme formalité flétrissante et de la
procédure blessant le premier des principes en matière criminelle qui veut qu'un accusé, fût-il condamné à mort en première
instance, soit réputé innocent jusqu'à ce que sa sentence soit confirmée en
dernier ressort. Il ordonnait aux juges de spécifier dans les jugements
criminels tous les motifs de la condamnation, au lieu d'employer la formule
vague : pour les cas résultant du procès. Il
abolissait la question préalable que l’on
faisait subir aux condamnés avant l'exécution, pour leur faire dénoncer leurs
complices, attendu que Sa Majesté (avait) considéré
que la loi réprouvait elle-même ce cruel moyen de découvrir la vérité,
puisqu'elle (frappait) de nullité les aveux du patient qui ne ratifie pas, quand
il a cessé de souffrir. Le quatrième édit réduisait le nombre des
offices du Parlement de Paris. Ayant moins
d'affaires à juger, il n'avait plus besoin du même
nombre de juges. L'ordonnance de Louis XI avait établi l'inamovibilité des officiers, mais non la perpétuité des offices de judicature. L'édit
supprimait donc la seconde et la troisième chambres des Enquêtes et la
chambre des Requêtes, et ramenait le nombre des magistrats à 67. Il
maintenait les magistrats supprimés en possession des privilèges attribués à
leurs charges, leur vie durant, mais sans leur permettre d'entrer en Le cinquième édit ordonne le Rétablissement
de Le sixième édit avait rapport aux Vacances du Parlement de Paris. Constatant qu'un grand nombre d'affaires, en vertu du premier édit, allaient être renvoyées aux tribunaux de second ordre, le Roi annonçait que, pour éviter toute confusion dans le partage des procès, les Parlements allaient être mis en vacances et y demeurer jusqu'après l'établissement des grands-bailliages... et l'entière exécution du nouvel ordre judiciaire. Lamoignon était l'auteur des édits, sauf peut-être des dispositions relatives à la cour plénière qui furent attribuées à Brienne. Il s'était inspiré de la réforme de Maupeou, en l'améliorant, des principes humanitaires du temps, et de quelques-unes des idées qu'il avait essayé autrefois de faire prévaloir lui-même contre ses collègues du Parlement. Il fît au lit de justice un discours sur chaque édit pour l'annoncer et l'expliquer. A la fin du lit de justice, Louis XVI prononça ces paroles : Vous venez d'entendre mes volontés. Plus elles sont modérées, plus elles seront fermement exécutées, elles tendent toutes au bonheur de mes sujets. Je compte sur le zèle de ceux d'entre vous qui doivent, dans le moment, composer ma cour plénière ; les autres mériteront sans doute, par leur conduite, d'y être successivement appelés. Je vais nommer les premiers, et leur ordonne de rester à Versailles ; et aux autres de se retirer. IV. — LES Parlements organisèrent une résistance furieuse. Leur
tactique uniforme fut de semer l'agitation parmi les tribunaux inférieurs, de
provoquer les démonstrations de la basse robe, et de fomenter, par une
campagne de cabales et de pamphlets, des soulèvements populaires. A Paris, le
9 mai, quand les membres des Enquêtes et des Requêtes se présentèrent au
Palais, ils en trouvèrent les portes fermées et gardées par des pelotons de
soldats ; ils se rassemblèrent chez leurs doyens, et écrivirent
individuellement au principal ministre qu'ils ne pouvaient,
en vertu de leur serment et du principe de l'inamovibilité, se soumettre aux
édits. Les membres de De leur côté, les Premiers Présidents de L'édit de création des grands-bailliages rencontra parmi les magistrats de second rang et les gens de loi beaucoup d'hésitations. La création de ces quarante-sept grands-bailliages tentait l'ambition de beaucoup de gens, et satisfaisait les vœux de bien des villes. D'autre part, la peur d'une réaction analogue à celle qui, en 1774, avait rétabli les Parlements, et les liaisons des juges avec les Parlementaires déterminèrent bien des relus. Le Châtelet, qui tenait lieu de siège présidial pour la prévôté et vicomte de Paris, refusa, par esprit de solidarité à l'égard du Parlement, d'enregistrer l'édit et de se transformer en grand-bailliage. Sur les quinze autres présidiaux du ressort du Parlement de Paris, cinq : Amiens, Bourges, Moulins, Soissons et Riom, imitèrent le Châtelet. Celui d'Orléans enregistra l'édit en protestant que cela n'entraînait de sa part aucune adhésion, et une partie des officiers de ce siège se retira. Le siège d'Angoulême se laissa facilement contraindre ; de même ceux de Tours, de Poitiers, du Mans, de Beauvais, de Sens, de Langres, de Châlons-sur-Marne et de Lyon. Dans les autres sièges du ressort de Paris, présidiaux et moindres tribunaux de justice royale, l'édit fut plus ou moins bien reçu : lorsque le Procureur général enquêta auprès des tribunaux du ressort sur la façon dont ils avaient accueilli les édits, il trouva que sur cent quarante-huit sièges, vingt-cinq l'avaient bien accueilli, quarante avaient protesté contre l'enregistrement qui leur était imposé ; quatre-vingt-trois s'abstinrent de répondre. Il y eut à peu près la même proportion d'acceptations, de refus et d'abstentions dans les ressorts des Parlements de province. Mais les parlementaires avaient intérêt à laisser croire, et peut-être croyaient-ils eux-mêmes que la magistrature en masse se déclarait contre les édits de mai. Ils employèrent tous les moyens, môme les pires, pour empêcher l'organisation des grands-bailliages. Les juges qui acceptèrent de siéger dans les nouveaux tribunaux, à Chalon-sur-Saône, Toulouse, Nîmes, Bourg-en-Bresse, Rouen furent déclarés infâmes et accablés d'avanies. L'opposition contre Brienne devint de plus en plus
violente. Galonné, dans les Mémoires qu'il publia en octobre 1787 et en mars
1788, pour la défense de son administration, dénonça l'incapacité de son
successeur. Les privilégiés, irrités de la réduction des offices de Cour et
des pensions, prirent parti pour les Parlements contre le principal ministre,
et même contre N'osant pas demander à Les parlementaires ont des agents, qui nouent des correspondances pour concerter la résistance d'un bout du royaume à l'autre, et recueillir des souscriptions afin de solder des émeutes. Godard, avocat au Parlement de Paris, qui sera plus tard député à l'Assemblée législative, se met ainsi en relations avec l'avocat Cortot, qui, à Dijon, est l'homme de confiance des Parlementaires ; et Cortot a lui-même des correspondants en Bourgogne, à Semur, à Chalon-sur-Saône, etc.[6] Cependant les privilégiés auraient dû craindre de se
blesser eux-mêmes par les coups qu'ils frappaient contre le pouvoir. On
sentait venir un vent de révolution. Sur les murs du Palais on lut un jour ces
mots : Parlement à vendre, ministres à pendre,
couronne à louer. Sur la loge de Les Parlements ameutèrent dans les villes leur clientèle de gens de loi, et, dans les campagnes, leurs fermiers et leurs métayers ; ils organisèrent des manifestations du barreau, et, par une campagne de faux bruits, inquiétèrent les paysans, qu'effrayait toute idée d'aggravation des taxes. Des gentilshommes rédigèrent, en faveur de la robe, des adresses menaçantes, et réclamèrent des franchises provinciales. Les conspirateurs n'eurent pas partout le même succès. A Rouen, ils ne parvinrent pas à émouvoir le public ; mais à Toulouse, où l’affluence des plaideurs et des étudiants était presque l'unique ressource de la population, des gens armés de bâtons envahirent le grand-bailliage et mirent en fuite les juges. A Dijon, il y eut des manifestations d'avocats, des adresses de gentilshommes et, à l'occasion de la première séance du grand-bailliage, une émeute, le H juin ; la maréchaussée chargea et blessa deux ou trois personnes. Le lendemain la populace attaqua à coups de pierres le lieutenant Lhuillier, qui, la veille, avait donné l'ordre de dégainer. Le commandant de la province, M. de Gouvernet, désavoua Lhuillier, qui fut conduit en prison et, dans le trajet, insulté et frappé au visage. En Béarn, en Bretagne, en Dauphiné, l'opposition aux édits devint une révolte. Le ministère ordonna de faire enregistrer à Pau à la fois
les édits du 8 mai et l'édit de rétablissement des vingtièmes, enregistré en
septembre à Troyes par le Parlement de Paris. Le commandant militaire et l’intendant
forcèrent la main au Parlement après une séance qui dura seize heures, et
firent, en se retirant, fermer les portes du Palais. Les magistrats
répandirent alors un arrêt qu'ils avaient pris le 2 mai, où, en prévision
d'une contrainte, ils protestaient contre le pouvoir arbitraire et
l'établissement de nouveaux impôts sans le consentement de la nation. Après
l'enregistrement forcé des vingtièmes, ils convainquirent facilement les
Béarnais que le ministère voulait priver leurs États du droit de voter les
contributions, que leur avaient reconnus en 1088 les fors
ou coutumes agréés par Gaston Ier. Le 19 juin, des bandes de montagnards
envahirent Pau et s'emparèrent des canons qu'ils braquèrent sur les remparts.
Les portes du Palais de justice furent enfoncées, l'intendant assiégé dans sa
maison, le gouverneur gardé à vue et le premier président forcé de réunir le
Parlement, qui se réinstalla au son des cloches. Le syndic des Etats vint
présenter à la cour un arrêté de Le ministère envoya un des plus grands seigneurs et des plus populaires du Béarn, le duc de Guiche, offrir le rétablissement prochain du Parlement, à condition qu'une députation du corps de ville vînt demander au Roi le pardon du peuple. Guiche reçut un accueil glacial, le 13 juillet, et, bien qu'en dernier lieu ses protestations d'attachement aux privilèges du Béarn eussent excité l'enthousiasme, il repartit sans avoir rien obtenu. C'est aussi au nom de ses droits, libertés et franchises
que La province de Dauphiné[7], qui avait eu ses États jusqu'en 1628, et qui les regrettait, était irritée que Brienne, au lieu de les restaurer, lui eût donné une Assemblée provinciale. Le Parlement de Grenoble protesta, le 15 décembre 1787. Les parlementaires, vrais seigneurs du pays, avaient pour
alliés tous les hobereaux. D'autre part, le corps municipal, les syndics des
corporations d'artisans et de marchands, les quatre-vingts procureurs, les
cent avocats, tous les juges subalternes, et toute la domesticité des uns et
des autres, soutenaient le Parlement, qui, presque à lui seul, faisait vivre
la ville. Puis la crise agricole et la crise industrielle simultanées avaient
fait affluer à Grenoble des vagabonds savoyards, piémontais, languedociens,
prêts à servir qui voudrait les soudoyer. Il n'est pas certain que les
parlementaires aient fait distribuer cinquante mille livres à ces gens ; mais
ils firent agir des curés et des docteurs en
cornette, des nonnes. Le 10 mai 1788, le commandant de la province, le
duc de Clermont-Tonnerre, assisté de l'intendant Gaze de Quelques jours avant, une partie de Des ordres d'exil qui frappaient les magistrats en punition des remontrances du 20 mai ayant été envoyés à Clermont-Tonnerre, il les signifia aux intéressés, le matin du 7 juin ; mais aussitôt le corps municipal, appuyé par la basoche et par le populaire, organisa un soulèvement. Au moment où les magistrats exilés se disposaient à
partir, le tocsin sonna ; les boutiques se fermèrent ; les quarante et une
corporations d'arts et métiers se rendirent à l'hôtel du Premier Président ;
en traversant les marchés, elles se grossirent de la foule des paysans et des
vendeuses. Les manifestants dételèrent la voilure du Premier Président. Ils
se dirigèrent vers l'hôtel du commandant pour contraindre Clermont-Tonnerre à
leur livrer les clefs du Palais. A midi, ils furent renforcés par des montagnards
accourus au son du tocsin et par la population des faubourgs ; ils
assiégèrent l'hôtel. Le commandant appela à l'aide une partie de sa garde et
le régiment de Royal-Marine ; mais les soldats furent criblés de projectiles
de toute 5orte, surtout de tuiles, lancées du haut des balcons et des toits.
Ils tuèrent d'un coup de baïonnette un vieillard. Plusieurs officiers, de
Boissieu, de Chalup, et de Les magistrats rentrèrent au son des cloches au Palais décoré de drapeaux, par les rues jonchées de fleurs, à travers une foule qui portait des rameaux verts. Au fond, ils étaient inquiets de ce triomphe. Ils
réclamèrent le retrait des troupes, mais en même temps ils écrivirent au Roi
pour désavouer l'émeute. Ils se hâtèrent de sortir de Grenoble, aussitôt que
le corps municipal le leur eut permis, le 13 juin. Mais l'agitation ne cessa
pas ; des chansons, des pamphlets, des adresses célébraient Le Gouvernement envoya en Dauphiné un homme énergique, le maréchal de Vaux, pour remplacer Clermont-Tonnerre, homme doux, et, d'ailleurs. Dauphinois. Le maréchal fit venir des troupes corses et suisses, mais il n'osa pas interdire l'assemblée des États ; il demanda seulement qu'elle se tînt hors de Grenoble. Elle se réunit, le 21 juillet, au château de Vizille, qui appartenait à deux grands industriels, les frères Périer. Il s'y trouva 165 gentilshommes, 325 députés des municipalités, et 50 membres du Clergé, mais pas un seul évêque. Les trois ordres choisirent pour président le comte de Morges, et, pour secrétaire, le libéral Mounier, qui fut l’inspirateur et le rédacteur de leurs décisions. L'Assemblée parla pour la province, mais aussi pour la
nation. Elle demanda pour la province le remplacement de la corvée par une
imposition à prélever sur les trois ordres. Ce fut aussi pour les États du
Dauphiné qu'elle demanda la double représentation du Tiers, c'est-à-dire que
le Tiers eût autant de députés que les ordres du Clergé et de Un nouveau parti se formait qui soutenait les Parlements,
mais sans leur être inféodé ; car il savait l’égoïsme et les préjugés des parlementaires.
Il avait sévèrement jugé la compromission de Troyes, de septembre 1787. Il se
recrutait dans tous les milieux ; on y rencontrait des Philosophes, comme
Condorcet ; des avocats, comme Target, Bergasse, Lacretelle, Danton ; des
magistrats, comme Hérault de Séchelles et Fréteau ; des publicistes, comme
Servan et Brissot ; des nobles, comme Mirabeau ; des grands seigneurs, comme
le marquis de Mais de graves symptômes se produisaient. On avait vu des
Gouverneurs parlementer avec l'émeute. Parmi les fonctionnaires, les uns
trahissaient, les autres se réservaient. Les intendants attendaient inertes
les événements ; ils avaient maintenant à compter avec les Assemblées
provinciales qui leur avaient enlevé une partie de leurs attributions et
entreprenaient de grandes réformes dans la répartition des impôts, dans la
viabilité, dans l'assistance publique. Les Assemblées paroissiales formaient
des groupements solides, dans la masse paysanne, à qui elles révélaient le
secret de sa force. Les villes s'agitaient pour recouvrer leurs libertés. Et,
pendant ce temps, le Gouvernement, incapable d'imposer ses volontés à
l'ancienne magistrature, impuissant à recruter la nouvelle, laissait suspendu
l'exercice de la justice. La vie civile fut arrêtée. Les affaires se ralentissant, le rendement des impôts de
consommation, des droits de greffe, et du papier timbré diminua. Les
monopoles et les douanes souffrirent aussi des progrès de la fraude, de la
contrebande et du faux-saunage. Les impôts directs, la taille, la capitation,
les vingtièmes, rentraient difficilement ; dans les provinces en état de
révolte, la perception cessa. Le déficit s'accrut encore des dépenses
qu'exigeait la guerre civile. D'après un compte-rendu publié par Brienne en
mars 1788, le déficit du Trésor était, en chiffres ronds, de 160 millions ;
il en fallait défalquer 76 millions et demi correspondant à des
remboursements prévus, et 26 millions et demi d'économies déjà réalisées ; on
espérait même que les économies s'accroîtraient ; mais il n'en restait pas
moins un déficit permanent de 58 millions. Durant neuf mois, On s'apercevait de l'impossibilité de maintenir Tordre. L'armée était mécontente. Les sous-officiers se plaignaient d'être exclus des grades ; les uns démissionnaient ; ceux qui restaient au régiment étaient prêts à embrasser la cause de la nation ; le corps des officiers s'indignait contre le Gouvernement qui, par un règlement du 17 mars 1788, établit que, pour arriver au grade d'officier général, il faudrait passer par celui de colonel. Jusqu'alors, en effet, un officier pouvait devenir brigadier sans avoir été colonel, ce dernier grade n'étant accessible qu'aux officiers assez bien en cour pour obtenir un régiment de la faveur du Roi, ou assez riches pour en acheter un. En vertu du nouveau règlement, le recrutement des généraux se trouva limité presque exclusivement à la noblesse de cour. Les camps d'instruction formés à Saint-Omer sous les ordres de Condé, et à Metz sous ceux de Broglie, étaient des centres d'agitation. Enfin, des brochures révolutionnaires parlaient aux soldats de leurs droits civiques et les exhortaient à ne pas tirer sur le peuple ; journaux et pamphlets affluaient dans les casernes, sans que personne s'y opposât. A Rennes, des soldats ont levé la crosse en l’air ; des officiers ont donné leur démission pour n’avoir pas à combattre l’émeute. A Grenoble, les officiers du Royal-Marine ont laissé voir leurs sympathies pour les émeutiers. Brienne ayant voulu empêcher les Etats du Dauphiné de se réunir, la noblesse dauphinoise avait avisé le maréchal de Vaux que ceux.de ses membres qui seraient appelés à Vizille s'y rendraient, et le maréchal avait averti le ministère qu'il n’y avait plus à compter sur les gentilshommes, par conséquent sur les officiers : Quand toute la noblesse d'une province, avait-il dit, a déclaré quelle tiendrait une assemblée, elle la tiendrait sous la bouche du canon. Le prestige de la monarchie s'en allait. Louis XVI, accusé
par les uns d'aveuglement et par les autres d'inintelligence, inspirait la
pitié, le mépris, ou la haine. Et, bien qu'il ne comprît pas toute la gravité
de la crise, il s'inquiétait par moments ; on le voyait triste ; il lui
arriva de pleurer. Les souverains n'étaient même pas sûrs des princes de leur famille. L'attitude de Monsieur était presque celle d'un prétendant ; celle du duc d'Orléans, d'un ennemi déclaré. Madame Adélaïde frondait les décisions du ministère, et, de concert avec le duc de Penthièvre, s'offrait comme médiatrice auprès des parlements. Les ministres attaqués de tous côtés ne songeaient même
pas à s'unir. Brienne ne se soutenait que par l'intrigue et par la protection
de Ce ne fut qu'après de longs tâtonnements que Brienne et Lamoignon se décidèrent à rechercher l'alliance du Tiers État. Les privilégiés, aurait dit Lamoignon, ont osé résister au Roi ; avant deux mois, il n'y aura plus ni Parlements, ni Noblesse, ni Clergé. Le 5 juillet fut publié un arrêt du Conseil qui annonçait la convocation prochaine des États généraux, sans fixer de date ; les officiers municipaux des villes et communautés, et les officiers des diverses juridictions, étaient invités à rechercher dans leurs archives tous les documents concernant les convocations d'Étals généraux, et à les faire parvenir sans retard au Garde des Sceaux ; toutes les personnes instruites du royaume étaient, en même temps, sollicitées d'envoyer des renseignements ou des mémoires. Il était dit, en effet, au préambule de l'arrêt que rien ne constatait d'une façon positive la forme des élections, non plus que le nombre et la qualité des électeurs et des élus ; que le Roi prétendait, autant que possible, se rapprocher des formes anciennes, mais ne s'interdisait pas de suppléer au silence des documents. L'arrêt concluait : Sa Majesté... se mettra à portée de déterminer d'une manière précise ce qui doit être observé pour la prochaine convocation des États généraux et pour rendre leur assemblée aussi nationale et aussi générale qu'elle doit l'être. Ce fut alors un déluge d'écrits : on y critiquait toutes les institutions, on recherchait les limites des droits de la nation et de ceux du Roi, chacun se croyait appelé à rendre la convocation des Etats nationale à sa manière. Quand il eût fallu, disent les Mémoires de Weber, calmer et contenir, toutes les passions furent irritées, et un champ sans bornes s'ouvrit pour une liberté sans frein. Un mois après, le 8 août, un édit suspendait En attendant la réunion des États, le ministère ne pouvait
vivre que d'expédients ; il mit la main sur les fonds des victimes de la grêle,
de Mais le seul homme qui pût le remplacer était Necker, et
le Roi gardait ses préventions contre lui ; |
[1]
SOURCES.
Délibérations et Remontrances du Parlement de Paris ; Archives
parlementaires, t. I ; Papiers d'Éprémesnil ; Journal de Target
; Tablettes de Bernardeau, t. V ; Gaillard, Malesherbes ; Meunier, Recherches
sur les causes..., et Influence attribuée aux francs-maçons ;
Sallier ; Sénac ; Staël, Considérations..., déjà cités. Correspondances
de Brienne, Lamoignon, etc. (Bibl. nat.. Ms. fr.. Coll. Joly de Fleurv, 2114 à
2116 et 2486) ; Mémoires de Barère, 1842-1844, 4 vol. ; Mallet du Pan, 1851, 2
vol. ; Miot de Melito, 1781-1815, 3 vol. ; Clermont-Gallerande, 1825,3 vol.
Montjoie, Histoire de
Parmi les innombrables libelles de cette époque, voir :
La mine éventée, 1788 ; Le cri de la raison, 1788 ; Mon coup
d'œil, 1788 ; Observations d'un avocat, 1788 ; Questions d'un bon
patriote, 1788 ; Réflexions d'un citoyen sur
OUVRAGES A CONSULTER. Les histoires des Parlements ; Chérest, t. I ; Geffroy, ;Gomel, t. II ; Stourm, t. II ; Mautouchet ; Loir ; de Loménie, Les Mirabeau ; Rocquain ; déjà cités.
Perrin, Le cardinal de Loménie de Brienne, Sens,
1896. Marion, Le Garde des Sceaux Lamoignon et la réforme judiciaire de 1788,
Paris, 1900. Babeau, Le Parlement de Paris à Troyes en 1787, 1871. H.
Carré, Le conseiller du Val d'Éprémesnil, 1787-1788, dans
[2]
Il est vrai qu'il laissa ses appointements ministériels au Trésor et abandonna
aux pauvres
[3] Sur l'édit de novembre 1787, outre Jobez et Chérest, voir : Viguié, Le centenaire de l'édit de tolérance, Rev. bleue, 1887, t. II. Read, Les préludes de l'édit de tolérance, dans le Bull. du Prot. fr., juillet 1887 ; id., Lafayette et les protestants (ibid., mai 1898). Lods, Les partisans et les adversaires de l'édit de tolérance (ibid., 1897 et 1899).
[4] Antérieurement à cet édit, les procès, civils ou criminels, étaient jugés en première instance par les bailliages (ou sénéchaussées), et en appel par les présidiaux. Désormais, les bailliages et sénéchaussées sont supprimés, les présidiaux deviennent tribunaux de première instance, et les grands-bailliages sont créés pour recevoir l'appel des sentences des présidiaux.
[5] Qui avaient entrée au Parlement sans être titulaires d'un office de conseiller.
[6]
Archives de
[7] Sur les troubles du Dauphiné, voir particulièrement : Dufayard, La journée des tuiles à Grenoble, 7 juin 1788 (Rev. Hist., t. XXXVIII) ; Prudhomme, Histoire de Grenoble, Grenoble, 1888 ; Faure, Les assemblées de Vizille et de Romans en 1788, Paris, 1887.