I. — RÉACTION APRÈS LE RENVOI DE NECKER ; JOLY DE FLEURY ET D'ORMESSON AUX FINANCES. AU moment où il renvoya Necker, en mai 1781, Louis XVI
régnait depuis sept ans, sans que l'œuvre des réformes attendues eût avancé
d'un pas. La disgrâce de ce ministre, après celle de Turgot, donnait à
craindre que le Roi eût renoncé aux bonnes intentions qu'il avait manifestées.
Divers actes, à ce moment là, accréditèrent cette opinion : les Assemblées
provinciales traitées en suspectes, celles du Berry et de Six mois après le renvoi de Necker, Maurepas mourut, le 21
novembre 1781. La succession de Necker avait été donnée à Joly de Fleury,
conseiller d'État, ancien intendant. Comme il s'était autrefois déclaré
contre la réforme de Maupeou, et qu'il avait deux frères au Parlement de
Paris, l(‘un président à mortier, l'autre procureur général, on le crut
capable de concilier au Gouvernement les bonnes grâces de Il ne recherchait pas la popularité ; il résolut, pour
combler le déficit, d'établir de nouveaux impôts, au lieu d'emprunter à jet
continu, comme faisait Necker. Le public, qui s'était habitué à voir
jusque-là le gouvernement suffire aux dépenses de la guerre d'Amérique, sans
augmenter les charges, accusa le ministre d'incapacité. Fleury augmenta, en
août 1781, de 10 p. 100 les taxes de consommation et de 20 p. 100 les droits
sur le tabac. Il créa un troisième vingtième en juillet 1782[3]. Il revint encore
sur l'une des réformes les plus sages de Turgot et de Necker, les
suppressions d'offices. Il porta de nouveau le nombre des receveurs généraux
de 12 à 48, en octobre 1781, et celui des receveurs des tailles de 204 à 408,
en janvier 1782 ; il rétablit les charges de trésorier général cl de
contrôleur de la maison de Pourtant il lui fallut bien emprunter, soit ouvertement,
soit indirectement. Joly de Fleury se fit prêter 72 millions par les
provinces de Languedoc, de Bretagne, de Bourgogne et par les villes de Paris
et de Marseille. Il se procura 80 millions en créant des rentes viagères à
des conditions onéreuses pour le Trésor. Comme il augmentait à la fois les
impôts et la dette, il eut bientôt contre lui presque tout le monde. Les
partisans de Necker lui firent une guerre sans merci ; les négociants
l'accusèrent du ralentissement des affaires ; des libellistes s'en prirent au
Roi et à Les Parlements protestèrent contre le troisième vingtième. Celui de Paris enregistra l’édit de création de très mauvaise grâce ; ceux de Rouen, de Bordeaux et de Dijon demandèrent des retranchements ou rédigèrent des remontrances. Celui de Besançon déclara nul l'enregistrement qu'il avait été forcé de faire ; il réclama la convocation des États de Franche-Comté, qui n'avaient pas été réunis depuis l'annexion, et même, en février 1783, celle des États généraux. La conclusion de la paix avec l'Angleterre calma l'effervescence, mais ne consolida pas la situation de Joly de Fleury. Il avait fait créer par le Roi, en février 1783, un Comité des finances, chargé d'examiner les budgets des différents ministères, et, si c'était possible, de les réduire. Les courtisans, craignant une réduction des pensions, surnommèrent ce comité le tombeau des grâces. Vergennes inquiet se tourna contre Fleury, que le Roi, apprenant qu'il fallait encore emprunter 23 millions, congédia le 30 mars 1783. Il nomma à sa place un jeune intendant des finances, protégé par Miromesnil et soutenu par Vergennes, Le Fèvre d'Ormesson, un très honnête homme, mais gauche de manières et qui bredouillait. Il se défiait de lui-même ; le Roi le rassura : yi Je suis plus jeune que vous j'occupe une place plus grande que celle que je vous donne. Mais d'Ormesson ne faisait illusion à personne ; tous les jours, on le voyait à la porte de Vergennes, le portefeuille sous le bras, attendant une audience de son patron. Quand il tenta d'expliquer ses opérations au Conseil, ce fut de façon si peu intelligible qu'il fallut, pour avoir des éclaircissements, mander son premier commis. D'Ormesson émit deux emprunts à lots en avril et octobre Dans la détresse où il était, le Contrôleur général eut
cependant l'audace d'attaquer II. — LES DÉBUTS DE CALONNE ET DE BRETEUIL (1783). PAR la disgrâce de d'Ormesson, et la retraite volontaire
d'Amelot, secrétaire d'État de la maison du Roi, que Calonne, successeur de d'Ormesson, ne plaisait ni au Roi
ni à Calonne était un bel homme, spirituel,
rempli de grâces et de goût, avec les manières et l'aisance d'un grand
seigneur. Il accueillait tout le monde avec un sourire, ne décourageait
aucune demande, et, à défaut de don, renvoyait le solliciteur riche de
promesses. Son intelligence était prompte. Il s'assimilait vite les affaires
les plus difficiles et qui lui avaient été jusque-là les plus étrangères. Il
travaillait beaucoup et n'avait pas de parti pris contre les théories
nouvelles. Mais, avec ces étincelles de génie,
il manquait des qualités de l'homme d'État, l'esprit de suite, la prudence,
la prévoyance. Il était inconsistant, irréfléchi, hasardeux. Il croyait les
ressources de Calonne s'efforça de contenter tout le monde. Au Conseil,
il gagna ses collègues par des flatteries et des prévenances. Pour rassurer
les parlementaires, il se déclara l'ennemi des coups de force à L'administration de Calonne fut à certains égards moins
routinière que celle de Necker. Il fit du collaborateur de Turgot, Dupont de
Nemours, un conseiller d'État et un directeur du commerce, et le consulta
souvent. L'abbé de Périgord, Talleyrand, qui était très expert en finances,
l'aida à rédiger les règlements de C'est sous son administration que fut créé le Comité
d'agriculture ; il fît travailler aux ports du Havre, de Dieppe, de Breteuil, lui aussi, recherchait la popularité. Il faisait
évacuer le administration donjon de Vincennes, adoucissait, comme on l’a vu,
le régime intérieur de Le Gouvernement n'avait que des velléités. Miromesnil avait invité Du Paty à rédiger un plan de réforme pénale. Breteuil faisait bon accueil au Mémoire de Lamoignon sur la réforme de la procédure. Mais le Garde des Sceaux n'osa pas, en fin de compte, passer outre à l'opposition des Parlements. Un autre exemple de l'inconsistance du Gouvernement est dans tentative de sa conduite à l'égard du Clergé. En 1723, une Déclaration royale dénombrement avait enjoint une fois de plus aux bénéficiers de fournir un état de leurs biens, à l'effet d'empêcher le Clergé d'oublier qu'il devait au Roi foi, hommage, aveu et dénombrement ; mais, de cinq ans en cinq ans, les Assemblées du Clergé avaient obtenu des arrêts de surséance ; le dernier était de 1780. Calonne laissa entendre qu'il exigerait enfin le dénombrement ; et, comme il pensait bien que les évêques résisteraient, et qu'il y avait intérêt à tourner contre eux l'opinion en attendant l'Assemblée de 1785, il fit attaquer les immunités du Clergé dans la presse : des Lettres curieuses et édifiantes accusèrent les évêques, les chapitres, les abbés, les moines de s'attribuer les revenus de l'Église, et de réduire les curés de campagne à la misère. Des biens, donnés naguère pour le soulagement des malades, des pauvres et des prisonniers, disaient les Lettres curieuses, étaient détournés de leur objet, et il appartenait au Roi de les y réappliquer. Une Requête au Roi sur la destruction des prêtres et des moines de France demanda à Louis XVI d'abolir les congrégations et de confisquer leurs biens. Quand se réunit l'Assemblée de 1785, le public s'attendait
à voir Calonne exiger du Clergé la déclaration de ses biens. Le Contrôleur
général se contenta de réclamer un don gratuit
de 20 millions. L'Assemblée discuta, et, à la fin, promit de payer 10
millions, mais elle fit ses conditions : un arrêt du Conseil supprimerait
l'édition des œuvres de Voltaire entreprise par Beaumarchais, et le
Gouvernement s'engagerait à ne pas insister sur la déclaration des biens
jusqu'à une prochaine Assemblée qui se réunirait l'année suivante. Le
Gouvernement consentit. D'autres écrits furent publiés pour tenir le public
en haleine, par exemple une Défense des droits du Roi contre les
prétentions du Clergé de France. Mais en 1786 la nouvelle Assemblée gagna
les ministres à sa cause, sauf Calonne. Le Contrôleur général fut obligé de
souscrire à un arrêt du Conseil du 2 septembre, où il était dit qu'il serait
fait un règlement général pour maintenir les droits de Il prit sa revanche en exigeant de l'Assemblée cette augmenta-lion des portions congrues, dont il a été parlé plus haut[5]. L'opinion était déconcertée par ces contradictions entre les intentions et les actes. Surtout elle en voulait aux ministres de céder si facilement à l'Église. Les variations du Gouvernement s'expliquent par la force des résistances ; mais l'heure était venue d'opter entre les demi-mesures et les réformes profondes. Les ministres excitaient les appréhensions des privilégiés, sans contenter les réformateurs, dont ils irritaient l'impatience. De plus en plus l'opinion s'énervait. III. — LES EXPÉDIENTS FINANCIERS DE CALONNE. CEPENDANT durait l'illusion d'une prospérité financière.
Les revenus de l'État grossissaient ; les régies que Necker avait organisées
donnaient plus de 100 millions ; Le mur murant Paris rend Paris murmurant, furent achevés en 1786. Le montant des versements de Calonne était bon manœuvrier d'emprunts. Il assurait le succès de ses émissions en organisant la hausse des fonds publics et en provoquant la baisse des valeurs qui leur faisaient concurrence. Il fit faire des campagnes de presse par Mirabeau, organisa des syndicats de banquiers garantissant le placement des rentes sur l'Etat, et tenta les capitalistes par des combinaisons nouvelles de valeurs à lots. Son premier emprunt, en décembre 1783, fut de 100 millions
en rentes viagères, à des taux variant de 8 à 9 p. 100, avec Il fit en outre toute une série d'emprunts indirects ou
clandestins. De 1784 à 1786, il s'est procuré 354 millions, par
l'intermédiaire des provinces de Languedoc, de Flandre maritime, de Bretagne
et de la ville de Paris. II a emprunté au delà des sommes fixées par les édits
et, par le procédé qu'on appelait extension
d'emprunts, il s'est fait prêter 123 millions, comme suite d'émissions
antérieures, celles de février 1770, de mars 1781, de janvier 1782. Il a créé
des offices de trésoriers généraux, receveurs généraux, payeurs et
contrôleurs de rentes, agents de change, qu'il a vendus 10 millions. Il a
forcé les fermiers généraux à payer un supplément de cautionnement de Or, même en pleine période d'illusion, pendant l'année Ces attaques firent baisser la confiance des financiers.
Calonne ayant contracté en 1786 un emprunt de 80 millions pour remplacer le
troisième vingtième, dont la perception devait cesser à la fin de l'année, il
dut porter l'intérêt à 9 p. 100 et donner hypothèque aux prêteurs sur le
revenu des aides et des gabelles. Le grand grief de l'opinion fut la prodigalité
du ministre, cette prodigalité dont il avait fait un système. Il allait
au-devant des désirs du Roi, de Cependant, le Parlement de Paris surveillait de près le Contrôleur général. Lors de l'emprunt de décembre 1784, il s'étonna que les impôts et les emprunts antérieurs n'eussent pas suffi à acquitter les dépenses de la guerre. Il blâma le désordre de l'administration financière et de la comptabilité, et recommanda au Roi, par remontrances du 27 décembre 1784, de vérifier si chaque ordonnateur a observé dans ses dépenses et dans leur emploi la règle et l’économie la plus exacte. Lors du troisième emprunt, en décembre 1785, le Parlement fit des remontrances, môme des remontrances itératives, et n'enregistra que du très exprès commandement du Roi, en exprimant l'espoir que Sa Majesté reconnaîtrait la légitimité des motifs qui l'avaient déterminé ; et il ajouta que le Premier Président avait, en tous temps et toutes occasions, charge de rappeler à Sa Majesté les vérités contenues au présent arrêté. Le Roi manda les magistrats à Versailles le 23 décembre 1783, et leur dit qu'il ne souffrirait pas que le Parlement abusât de sa bonté et de sa confiance jusqu'à se rendre en tout temps et en tout lieu le censeur de son administration. Au surplus, ajouta-t-il, je veux qu'on sache que je suis content de mon Contrôleur général. Mais, trois mois après, le 19 mars 1786, le Parlement remontra encore, et cette fois sans raison, contre la refonte des monnaies d'or et d'argent, qu'il qualifiait d'impôt dissimulé. Les parlements provinciaux s'agitèrent à leur tour. Celui
de Rennes refusa d'enregistrer un arrêt du Conseil qui enlevait aux débitants
de tabac le droit dont ils avaient joui jusque-là de râper le tabac à priser,
et l'attribuait à Le Parlement de Bordeaux empêchait depuis IV. — L'ASSEMBLÉE DES NOTABLES (1787). CALONNE, cependant, sentait bien qu'il était impossible d'emprunter encore, impossible aussi d'ajouter aux charges des contribuables. Les idées de ses prédécesseurs, Turgot et Necker, s'imposèrent à lui. Le seul moyen d'acquitter la dette et de supprimer le déficit était de changer du tout au tout le régime fiscal par l'abolition des privilèges. Mais l'expérience avait prouvé que les parlements s'opposeraient à celte réforme révolutionnaire ; il fallait donc s'aviser d'un autre moyen. Le 20 août 1786, il remit au Roi un mémoire intitulé Précis d'un plan d'amélioration des finances, où il proposait d'établir l'égalité proportionnelle dans la répartition de l'impôt, sans qu'il y pût être dérogé par aucune exemption, et le remplacement des vingtièmes par une subvention territoriale, qui serait assise également sur toutes les terres, qu'elle que fût la qualité du propriétaire, et payée en nature. Il parlait en outre d'abolir la corvée, de diminuer la taille, de supprimer les douanes intérieures, de permettre la liberté du commerce des grains, d'établir des Assemblées provinciales. Il pensait contenter ainsi les paysans, les commerçants, les économistes, et les partisans des nouveautés, Mais c'est du Necker tout pur que vous me donnez là, se serait écrié Louis XVI étonné. Calonne aurait répondu : Sire, dans l'état de choses présent, on ne peut rien offrir de mieux. Il fit appel à la raison du Roi et à son cœur ; il lui montra que la réforme était nécessaire et qu'elle était juste ; il le flatta de la gloire, à laquelle Louis XVI était très sensible, d'être le bienfaiteur de son peuple. Et, quand il l'eut convaincu, il lui prouva sans peine l'impossibilité de demander l’enregistrement des édits réformateurs aux parlements ; mieux valait s'adresser à une assemblée de Notables, comme avaient fait Henri IV et Louis XIII en de semblables difficultés. Calonne ne doutait pas que, choisis avec discernement, les Notables n'accordassent au Roi leur approbation. Vergennes et Miromesnil, consultés par Louis XVI, n'approuvèrent pas ce projet : ils estimaient dangereux de soumettre les volontés du souverain à l'approbation d'une assemblée, même nommée par lui ; ils auraient mieux aimé, selon l'ancienne méthode, arrêter les réformes au Conseil et les faire enregistrer, au besoin de force, par les Parlements. Calonne soutint que le Roi ne viendrait pas à bout de la résistance des magistrats. Ils se résignèrent donc, mais obtinrent l'ajournement des Notables à l'année suivante. Les autres ministres n'avaient pas été appelés à délibérer. Aussi Breteuil, quand il sut la décision prise, déclara-t-il se désintéresser d'un plan préparé sans lui. Ségur exprima l'avis que les Notables risquaient d'être de la graine d'États généraux. Les lettres de convocation rédigées au Conseil le 29 décembre 1786 invitèrent les Notables à se rendre à Versailles le 29 janvier suivant pour y entendre les vues que le Roi avait formées pour le soulagement de ses peuples, l'ordre de ses finances et la réformation de plusieurs abus. Louis XVI était tout à la pensée du bien qu'il allait faire, et, le lendemain du jour de la convocation, il disait à Calonne : Je n'ai pas dormi de cette nuit, mais c'était de plaisir. L'Assemblée devait compter 147 membres, répartis en sept bureaux. Calonne, qui ne doutait de rien, avait fait nommer des prélats réputés ses ennemis, et jusqu'à trente-trois magistrats de parlements ; il espérait gagner les cours par cette condescendance. En outre, il se croyait sûr des présidents des bureaux, qui étaient de droit des princes du sang. Enfin il comptait que, même si les 33 magistrats et les 14 prélats faisaient de l'opposition, une majorité docile lui serait assurée par les 36 grands seigneurs, les 13 intendants et conseillers d'État et les 37 députés des pays d'États et des villes, qui avaient tous été choisis parmi les officiers de justice et de finance. Cependant le Gouvernement n'avait rien dit des projets
qu'il allait présenter, et les suppositions allaient leur train. Personne ne
croyait que les Notables eussent été convoqués avec la généreuse intention de
réformer l'État. Il y a, au fond de tout cela,
écrivait Convoqués pour le 29 janvier, les Notables ne furent réunis que le 22 février, Vergennes et Calonne étant tombés en même temps malades. Ce retard eut des conséquences. Les Notables promenèrent leur désœuvrement à Paris, dans les salons, les clubs, les théâtres ; ils y furent circonvenus par les parlementaires, les prélats et les jolies femmes, qui leur firent honte du rôle de comparses auquel on les destinait. Vergennes mourut le 13 février. Calonne perdit en lui un conseiller capable de lui éviter bien des fautes. C'en était une de laisser les Notables et le public dans une ignorance absolue de ses projets ; on pouvait croire au dessein de surprendre l'Assemblée et de se jouer d'elle. Louis XVI ouvrit en personne l'Assemblée des Notables ; il annonça des projets grands et importants, et il exprima l'espoir qu'aucun intérêt particulier ne s'élèverait contre l'intérêt général. Calonne, prenant la parole après lui, avoua le déficit qu'il avait toujours nié, et dont le chiffre, 80 millions, étonna l'Assemblée. L'émotion devint très vive, quand il examina les moyens propres à prévenir une crise que de plus longs retards rendraient funeste. Toujours emprunter, dit-il, serait aggraver le mal... Anticiper encore, on ne l'a que trop fait. Economiser, il le faut sans doute.... Mais l'économie seule, quelque rigoureuse qu'on la suppose, serait insuffisante,... Que reste-t-il donc pour combler un vide effrayant et faire trouver le niveau désiré ? Les abus. Oui, messieurs, c'est dans les abus mêmes que se trouve un fonds de richesses que l'État a droit de réclamer et qui doivent servir à rétablir l'ordre. C'est dans la proscription des abus que réside le seul moyen de subvenir à tous les besoins. Après avoir énuméré ses projets, il termina par cette déclaration : Que d'autres rappellent cette maxime de notre monarchie : Si veut le Roi, si veut la loi ! La maxime de Sa Majesté est : Si veut le bonheur du peuple, si veut le Roi. Le lendemain, les Notables prirent connaissance des six projets qui leur étaient soumis. Le premier instituait dans les provinces qui n'avaient pas
d'États trois degrés d'assemblées électives : des assemblées paroissiales,
des assemblées de districts, des assemblées provinciales. Les Assemblées
paroissiales seront composées de tous les propriétaires jouissant d'un revenu
de Le second projet substituait aux vingtièmes une subvention territoriale consistant dans un impôt en nature sur tous les biens-fonds du royaume. Les terres seront réparties par les Assemblées paroissiales en quatre classes, suivant leur valeur. Les châteaux, parcs, enclos et maisons de plaisance seront aussi imposés et sur le pied des meilleurs fonds de la paroisse. L'impôt sera de 1/20 du revenu pour les terres de la première classe, de 1/25 pour celles de la seconde, de 1/30 pour celles de la troisième, de 1/40 pour celles de la quatrième. Le troisième projet était relatif au remboursement des dettes du Clergé. On a vu qu'en 1784 le Clergé devait 134 millions, montant des emprunts successifs contractés pour payer les dons gratuits. Calonne veut éteindre cette dette, de façon à pouvoir imposer les biens du Clergé comme ceux de tous les citoyens, et de la même manière, car il n'existe aucune différence entre ces biens et ceux des autres contribuables ; l’uniformité est ici le garant public de la justice de la loi. Pour parvenir à ce remboursement, on autorisera le Clergé à aliéner les rentes foncières que lui payaient les paysans, et à vendre ses droits de chasse, ses droits honorifiques et ses droits de justice, vains titres et souvent plus onéreux qu'utiles, droits stériles dont les lois de l'Église l'empêchent de jouir personnellement. Le quatrième projet réformait la taille, la diminuait d'un dixième, défendait de taxer les manouvriers et artisans au delà de la valeur d'une journée de travail. Le cinquième établissait la liberté du commerce des grains ; le sixième substituait une prestation en argent à la corvée des chemins. Les projets, qui menaçaient tant de privilèges, furent aggravés par les déclarations dont Calonne les accompagna. Dans son discours à l'ouverture de l'Assemblée, après avoir dit que le moyen de sauver l'État était de détruire les abus, il avait ajouté : Les abus qu'il s'agit aujourd'hui d'anéantir pour le salut public, ce sont les plus considérables, les plus protégés, ceux qui ont les racines les plus profondes et les branches les plus étendues. Tels sont les abus dont l'existence pèse sur la classe productive et laborieuse, les abus des privilèges pécuniaires, les exceptions à la loi commune, et tant d'exemptions injustes qui ne peuvent affranchir une partie des contribuables qu'en aggravant le sort des autres. Dans le mémoire sur la subvention territoriale, il débute ainsi : Le souverain doit protéger les propriétés de ses sujets. Les sujets doivent le prix de cette protection au souverain. Tel est le principe et la loi de l'impôt.... Prétendre se soustraire à l'impôt et réclamer des exemptions particulières, ce serait rompre le lien qui unit les citoyens à l'État. Il fait ensuite le procès général de tout le régime financier : désordre des circonscriptions, privilèges locaux et personnels injustes, multiplicité des tribunaux, lois dont plusieurs n'ont été créées que pour exercer une vengeance rigoureuse contre des infortunés entraînés à la fraude par la misère ; nombre effrayant d'agents du fisc : plus de 200.000 hommes enlevés à l'agriculture, au commerce, aux armées, à leur famille, pour servir au recouvrement des droits de toute espèce, qui frappent sans mesure ni proportion les objets mêmes qui mériteraient le plus d'en être affranchis. Il déclare encore : Ces vérités sont incontestables que tous les membres d'un État, ayant un besoin égal de la protection du souverain, ont aussi des devoirs égaux à remplir ; que la contribution aux charges de l'État est la dette commune de tous ; que toute préférence envers l'un est une injustice envers l'autre.... Ces vérités sont inébranlables, puisqu'elles ont pour fondement la raison, la justice et l'intérêt national. Cette affirmation que la contribution aux charges de l'État est la dette commune de tous, il la répète au Clergé en termes sévères : Les ecclésiastiques sont, par
leur naissance, citoyens et sujets. Leur consécration, loin de les soustraire
aux devoirs que leur imposent ces premiers titres, ne fait que les y soumettre
davantage ; comme pasteurs, ils doivent l'exemple ; comme ministres des
autels, ne pouvant servir l'État de leurs personnes, ils doivent l'aider de
leurs biens ; comme bénéficiers, pourraient-ils ne pas se souvenir que ce
sont les libéralités des Rois et de A propos de la subvention territoriale, et de l'égalité devant l'impôt, il s'élève contre la diversité des usages et des privilèges : On ne peut faire un pas dans ce vaste royaume sans y trouver des lois différentes, des usages contraires, des privilèges, des exemptions, des affranchissements [d'impôts], des droits et des prétentions de toute espèce : et cette dissonance générale complique l'administration, interrompt son cours, embarrasse ses ressorts et multiplie partout les frais et le désordre. A propos de la suppression des douanes intérieures et de l'établissement d'un tarif uniforme aux frontières du royaume, qu'il a aussi proposée aux Notables, il énumère les bienfaits que l'on peut attendre de cette opération : ... Briser les chaînes sous lesquelles le commerce gémissait depuis longtemps, naturaliser en quelque sorte toutes les provinces du royaume, extirper des vices enracinés depuis près de cinq cents ans, et satisfaire au vœu exprimé il y a près de deux siècles par le corps entier de la nation [les États généraux de 1614]. Et voici de quel ton il parle de la gabelle : C'est un impôt si disproportionné dans sa répartition, qu'il fait payer dans une province vingt fois plus qu'on ne paye dans une autre ; si rigoureux dans sa perception, que son nom seul inspire de l'effroi ; un impôt qui, frappant une denrée de première nécessité, pèse sur le pauvre presque autant que sur le riche.... Un impôt enfin dont les frais vont au cinquième de son produit, et qui, par l'attrait violent qu'il présente à la contrebande, fait condamner tous les ans à la chaîne ou à la prison plus de cinq cents chefs de famille, et occasionne plus de quatre mille saisies par année : tels sont les traits qui caractérisent la gabelle. Il semble que ce ministre, parlant au nom du Roi, ait voulu faire le procès de tout le régime monarchique. Ces déclarations, ces aveux, ce ton révolutionnaire
inquiétèrent accueil fait par les Notables et agitèrent l'opinion publique.
On accusa le Contrôleur général d'être un charlatan, payant d’audace pour dissimuler l'effroyable délabrement des finances.
Calonne froissa, d'ailleurs, l'Assemblée en déclarant que Louis XVI avait une
inébranlable volonté d'exécuter ses projets,
et qu'il la consultait non sur le principe, mais sur les moyens
d'application. Beaucoup déclarèrent n'avoir pas mandat de voter des impôts, et en appelèrent aux États
généraux ; tous voulaient être traités en hommes
libres. Les grands seigneurs dévoués à Calonne faiblissaient ; un seul
des présidents de bureau, le comte d'Artois, le soutint fermement ; le prince
de Conti se prononça contre lui ; le comte de Provence et le duc d'Orléans se
réservaient. Le Clergé répugnait à aliéner ses droits seigneuriaux pour
rembourser sa dette et se refusait à abdiquer son immunité financière.
L'archevêque Brienne intriguait contre Calonne ; l'évêque Dillon l'attaquait
en face : M. de Calonne, disait-il, veut encore saigner Calonne eut quelques défenseurs dans la presse ; Lebrun, dans ses Lettres d'un Anglais, dénonça les machinations du Clergé ; Linguet prit la défense de la subvention territoriale. Mais les orateurs du café Foy, ceux du Palais-Royal et des clubs dénoncèrent les vols du Contrôleur général. Mirabeau se déclara contre lui dans sa Dénonciation de l'agiotage. Des caricatures, des estampes et des satires ridiculisaient Calonne ; on le représentait comme un autre Terray, mais un Terray ivre. Inutilement Calonne essaya d'intimider les Notables ; ils regimbèrent, et force fut de négocier avec eux un compromis. Dans une conférence présidée par Monsieur, le 2 mars, Calonne parla avec une présence d'esprit et une éloquence étonnantes ; il lutta cinq heures contre ses contradicteurs et cependant ne convainquit personne. Après avoir déclaré un déficit de 80 millions, il en vint, d'aveux en aveux, à reconnaître qu'il s'élevait à 113 ; en sorte que le produit de l'impôt territorial tel qu'il l'évaluait, n'aurait pas comblé ce déficit. On lui demanda communication des états de finances, pour que les Notables pussent, en connaissance de cause, statuer sur l'importance du découvert, et sur l'urgence d'impôts nouveaux. Ces Messieurs sont bien curieux, dit Calonne, qui refusa la communication, en alléguant qu'il avait soumis au Roi les pièces comptables, et reçu son approbation. Il finit par rejeter la responsabilité du déficit sur Necker, ce qui excita la fureur du parti genevois. Des projets de Calonne, les Notables n'acceptèrent, avec quelques changements, que ceux qui touchaient aux Assemblées provinciales, à la liberté du commerce des grains et à la transformation de la corvée. Ils estimèrent que le remboursement des dettes du Clergé, dans les conditions proposées, était irréalisable et injuste. Au lieu de changements dans le régime de la gabelle, ils réclamèrent l'abolition de cet impôt. Quant à la subvention territoriale, ils la repoussèrent à l'unanimité : elle portait atteinte aux privilèges, et il n'y avait guère que des privilégiés parmi les Notables. Le 12 mars, comme Calonne, payant d'audace, affectait de dire que les sentiments des Notables s'accordaient avec les principes du Roi, les sept bureaux lui signifièrent qu'il y avait différend sur le fond. Calonne en appela à l’opinion ; il fit imprimer et répandre partout ses rapports et ses discours, ainsi qu'un manifeste rédigé par l'avocat Gerbier, où il dénonçait l'opposition intéressée des Notables. Mais le public ne vit là qu'une manœuvre, et les Notables furent exaspérés. Ils rédigèrent une protestation. Il
n'est aucun sacrifice, disaient-ils, que les
bureaux n'aient offert pour diminuer le poids des impositions du peuple
; ils désiraient, il est vrai, voir conserver aux
deux premiers ordres les formes antiques qui les distinguent, mais en
accordant que leur part dans les contributions fût égale
à celle de tous les autres citoyens. Ils avaient, disaient-ils encore,
réclamé sans succès la communication des états de recettes et de dépenses et
recommandé l'économie avec instance. Ils se seraient jugés coupables, s'ils
avaient consenti à une augmentation d'impôts, dont la nécessité ne leur
aurait pas été absolument démontrée. Le Président de Pour avoir les mains libres, il voulut d'abord se
débarrasser de Miromesnil et de Breteuil, dont il avait à redouter
l'opposition. Il accusa Miromesnil de conspirer avec les parlements, et d'inspirer
les libelles qui se publiaient contre lui ; des lettres qu'il avait fait
intercepter par le surintendant des postes l'aidèrent à convaincre Louis XVI.
Il attaqua alors Breteuil ; mais |
[1]
SOURCES. Tous
les mémoires du temps, cités aux chapitres précédents ; Remontrances du
Parlement de Paris, p. p. Flammermont, au t. III ; Mercier, t. I (Conférence
entre un ministre d'Etat et un conseiller) ; Mounier (Recherches sur les
causes de
OUVRAGES
A CONSULTER. Chérest, t. I ; Geffroy de Loménie, Les Mirabeau, t.
III et IV ; Rocquain ; Stourm, t. II ; Gomel, t. II, déjà cités. Say (L.), Les
interventions du trésor à
[2]
A ce moment, le ministère est ainsi composé ; garde des Sceaux, Hue de
Miromesnil ; secrétaire d Etat de la maison du Roi, Amelot de Chaillou ;
secrétaire d'Étaltde
[3] Le premier vingtième avait été établi en mai 1749 ; le second, en juillet 1756. Tous les deux avaient été prorogés en novembre 1771, avec un accroissement de 20 p. 100 du premier. Le troisième vingtième devait cesser d'être levé à la fin de 1786.
[4]
Voir sur cette caisse : Duclos-Dufrénoy, Origine de
[5] Breteuil et Vergennes ayant préparé un projet pour accorder la liberté de conscience aux protestants, reconnaître la légitimité de leurs mariages, et leur donner un étal civil, le Conseil en délibéra ; il fut même question de traiter les israélites comme les protestants ; mais on appréhenda une telle opposition du Parlement et de l'Eglise que les projets furent abandonnés. Ils seront repris quelques mois plus tard par Malesherbes.