I. — LES SALONS ET LES CLUBS[1]. LES lettres, les arts, la philosophie et les sciences étaient admirés dans les salons, où ils faisaient les principaux sujets des conversations. Après la mort de Mlle de Lespinasse en 1776 et de Mme
Geoffrin en 1777, le plus célèbre salon fut celui de Mme Necker, qui recevait
des écrivains et des publicistes, des académiciens, Grimm, Thomas, Marmontel,
Raynal, Suard, et des étrangers de marque, Beccaria, l'abbé Galiani, les
ambassadeurs de Naples, d'Angleterre et de Suède, — Carracciolo, Stormont,
Creutz. — Tous les vendredis, elle donnait à dîner à quinze ou vingt
personnes. Après le repas, la soirée se passait en causerie, en musique et en
représentations théâtrales courtes. La maîtresse de maison avait l'art de
provoquer des discussions intéressantes, de faire briller les gens d'esprit
et de plaire à tous. Elle s'attachait à gagner les sympathies pour les faire
servir à la gloire de son mari. Chez l'éditeur Panckoucke allaient des gens
de lettres et des savants ; chez Mme Suard, femme de l'Académicien, des gens
de lettres aussi, surtout les chefs du parti philosophique, et des artistes ;
chez l'abbé Morellet, le dimanche, des musiciens, des compositeurs, et des
écrivains : Grétry, Glück, Delille, Les grands seigneurs et les princes du sang faisaient grand accueil aux écrivains à Paris et dans les châteaux. La maîtresse du comte de Provence, Mme de Balbi, les faisait se rencontrer avec des diplomates et des gens du monde. Mme de Montesson, femme morganatique du duc d'Orléans, donnait à jouer, à souper, et faisait représenter de très légères comédies. Au Palais-Royal, le duc de Chartres avait pour commensaux des publicistes. L'Égérie de Turgot, la duchesse d'Anville, attirait près de son fils, le duc de Liancourt, des philosophes et des économistes. Mme de Castellane recevait Mably, Malouet et Forbonnais, l'économiste anti-physiocrate. Mmes de Boufflers et de Tessé réunissaient les ennemis de l'absolutisme et de l'arbitraire. Les gens de lettres avaient aussi entrée dans certains salons diplomatiques, chez la fille du maréchal de Lévis, mariée à l'envoyé de Gênes, Spinola, et surtout chez la fille de Necker, mariée en 1786 à l'ambassadeur de Suède, M. de Staël-Holstein. Cette toute jeune femme, laide et inélégante, mais qui avait des yeux superbes et un grand esprit, recevait le groupe d'amis et de clients de son père. Les financiers faisaient comme les grands seigneurs.
Grimod de La franc-maçonnerie était alors un groupement de gens du
monde et d'esprits éclairés. Née d'une imitation vague des sociétés
d'artisans du moyen âge, propagée en France par les Anglais, elle y comptait,
en 1740, deux cents loges. C'étaient des sociétés d'assistance et de plaisir,
qui végétaient. Mais, à partir de 1772, elles sont animées par l'esprit
philanthropique du temps, et, sous la direction du duc de Chartres,
grand-maître, et du duc de Luxembourg, administrateur général, elles
deviennent à la mode. Les loges se fédèrent ; elles élisent un conseil
dirigeant, le Grand Orient ; elles font une propagande active et atteignent
le chiffre de sept cents. Elles se recrutent parmi les écrivains, les
savants, les artistes, les magistrats, les grands seigneurs, et même dans le
Clergé. Voltaire, Franklin, Helvétius, Lalande, Cabanis, Greuze, Houdon sont
affiliés à la loge des Neuf Sœurs ; La franc-maçonnerie trouve même faveur en province. A Toulouse, Bordeaux, Grenoble, Dijon et dans beaucoup d'autres villes, des loges se fondent, où les gens des classes moyennes se rencontrent avec des membres de l'aristocratie. Les femmes sont admises dans les loges d'adoption, mais elles ont leurs loges distinctes, dont la duchesse de Bourbon est grande-maîtresse. La princesse de Lamballe, la duchesse de Chartres, les duchesses de Luynes et de Brancas, les marquises de Rochambeau et de Bouille, les comtesses de Polignac, de Brienne, de Choiseul-Gouffier, de Loménie, de Nicolaï sont oratrices, secrétaires, inspectrices, aumônières, ou simples sœurs. Les loges ne sont point adversaires des puissances
établies, La plupart sont, suivant la définition de Grimm, des académies, des lycées, des clubs, des salles de bals
ou de banquets. Elles fêtent indifféremment l'arrivée de Voltaire à
Paris et l'accouchement de D'autres associations avaient un caractère politique. Le Club des
Américains, ouvert en 1785, fut ainsi nommé parce que ses membres
devaient être propriétaires aux colonies ; il s'occupait, en apparence,
d'améliorer les cultures coloniales ; mais il propageait les idées de
liberté. La plus active et la plus fameuse des sociétés politiques
du temps fut celle qui se réunissait dans l'hôtel du banquier Kornmann. C'est
chez lui que Sabatier et d'Éprémesnil parlèrent de débourbonnailler
Bergasse était un Lyonnais mystique, bilieux et affamé de réclame. Plaidant pour Kornmann, qui poursuivait sa femme en adultère, il dénonça comme complices l'ancien lieutenant de police, Le Noir, et Beaumarchais, qui était à ce moment l’écrivain à gages de Calonne. Ce lui fut une occasion d'attaquer la police et le ministère et de transformer les plaidoyers pour le mari en réquisitoires contre le Gouvernement. Kornmann perdit son procès, et Bergasse gagna un grand renom d'éloquence. Gabriel-Honoré Riquetti, comte de Mirabeau, sortait d'une
vieille famille provençale, rude, passionnée et intelligente. Il était
célèbre par les folies de sa jeunesse, par les dix-sept lettres de cachet
qu'avait obtenues contre lui son père, l’Ami des hommes et le tyran des siens, par ses
longs emprisonnements, dont un de trois ans et demi à Vincennes, et par le
procès scandaleux qu'il avait soutenu contre sa femme devant le Parlement
d'Aix. Quant il sortit de Vincennes, en 1781, il se révéla, dans son livre
sur les Lettres de cachet et les Prisons d'État, écrivain puissant et
maître dans l'art d'émouvoir et de convaincre. Il rencontra chez Kornmann des
financiers et des publicistes qui complétèrent son éducation politique. Il
avait la conscience de sa valeur et l'ambition déjouer un grand rôle ; mais,
avide de jouissances et laissé sans ressources par son père, il était obligé
de rechercher les besognes qui rapportaient. Il est vrai qu'il soutenait pour
de l'argent les opinions qu'il eût défendues par goût ou par devoir. Il se faisait payer pour être de son avis. Ses Mémoires
contre II. — LES JOURNAUX ET DES BROCHURES ; LES JOURNALISTES ET LES PAMPHLÉTAIRES[3]. L'INFLUENCE des salons et de toutes ces sociétés diverses, qui s'exerçait sur un public restreint, ne peut se comparer à celle de la presse, qui atteignait tout le monde. A des journaux déjà anciens, comme Le journal l’Étranger faisait connaître les
littératures étrangères ; le Courrier de l'Europe, rédigé à Londres,
résumait les correspondances des cinquante-trois journaux londoniens ; des
journaux publiés en français à Leyde, à Amsterdam, à Clèves, à Deux-Ponts,
étaient lus dans les cafés de Paris. Toutes les polémiques du temps s'agitaient dans la presse. Le Mercure, qui avait quinze mille abonnés, était l'ami des Philosophes dont Fréron fut l'ennemi acharné dans l’Année littéraire, et que Palissot saignait et purgeait, comme il disait, dans le Journal français. Les Annales de l'avocat Linguet étaient le grand adversaire des trois puissances, les Philosophes, les Économistes et les Parlements ; le Clergé était défendu dans le Journal de la littérature par l'ex-jésuite Grosier ; les Nouvelles ecclésiastiques exprimaient les sévérités et les rancunes jansénistes. Le métier d'éditeur de journaux devenait lucratif. Les Annales
rapportaient, dit-on, à Linguet cinquante mille livres par an. Panckoucke
achetait des feuilles languissantes pour les réunir au Mercure, dont il était
propriétaire. Il suivait attentivement les variations de l'opinion et
ménageait ou flattait les coteries et les puissants personnages. Même des
journalistes commençaient à tirer parti de leur travail, Le journalisme littéraire fit la réputation de Rivarol, qui passa, à juste titre, pour un homme de tant d'esprit dans le siècle même de l'esprit. Il catalogua, en les égratignant au passage, les médiocrités littéraires de son temps dans son Petit Almanach de nos grands hommes. Ce maître écrivain avait établi les titres de la langue française à l’estime du monde civilisé dans son Discours de l’universalité de la langue française, qui fut couronné par l'Académie de Berlin en 1783. Un des futurs chefs de Le plus important des journalistes fut Linguet[5], grand voyageur,
qui visita Les souverains étrangers, Catherine II, Frédéric II,
Gustave III de Suède, et des princes allemands avaient à Paris, parmi les
gens de lettres ou les gens du monde, des correspondants, qui écrivaient pour
eux et leur faisaient parvenir par voie secrète de véritables journaux
manuscrits, contenant des faits divers, l'analyse des pièces ou des livres du
jour, les nouvelles politiques, les bruits de L'idée vint à quelques littérateurs de donner au public les informations dont les princes seuls jouissaient. Métra imprima à Neuwied, à partir de 1774, une Correspondance littéraire, qui donnait des nouvelles politiques ou littéraires. Pidansal de Mairobert et Mouffle d'Angerville firent paraître, de 1774 à 1780, les Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la république des lettres. La presse clandestine fut plus redoutable au pouvoir que
la presse périodique. Ni le fonctionnement du cabinet
noir, ni le service d'espionnage, entretenu par le Gouvernement en
France et à l'étranger, et recruté même parmi des conseillers au Parlement,
ni les rigueurs du Directeur de la librairie, du Lieutenant de police et des
Parlements ne parvenaient à empêcher la publication des brochures, où le
public aimait les récits graveleux de scandales réels ou imaginaires. Le
libelle était l'arme offensive ou défensive des gens en place et des
ambitieux. Les ministres, d'ailleurs, avaient à leur service des écrivains
clandestins ; Galonné en entretenait, dit-on, jusqu'à trois cents ; Vergennes
en salariait à l'étranger. Le duc d'Orléans, le comte de Provence, et les
chefs du parti parlementaire payaient des plumes pour soutenir leurs
querelles ou leurs prétentions. Il y avait des imprimeries clandestines dans
les dépendances des châteaux princiers, au Palais-Royal et au Temple et aussi
chez Kornmann et chez l'avocat Le Maître, greffier du Conseil des finances ;
même les imprimeurs attitrés du Parlement, Simon et Nyon, prêtaient leurs
presses aux mêmes fins. Une foule de libelles, d'ailleurs, arrivaient de
l'étranger mêlés par fraude à des marchandises. Parmi les libellistes se
trouvent des gens de toute classe, de toute condition, de toute valeur, et
même d'honnêtes gens ; mais les coquins sont en majorité. Londres abrite une
colonie de caissiers infidèles, de prêtres défroqués, d'hommes de lettres
véreux, et de libraires rompus aux procédés du chantage, qui pratiquent le
libelle. De cette tourbe émergent quelques individus, comme Pellepore, un
drôle plein d'esprit et de vices, dont les écrits aux titres clairs ou
transparents, les Petits soupers de
l'Hôtel de Bouillon, les Amusements
de Chariot et de Toinette, les Amours
du Grand Vizir Vergennes, tiennent en alarme perpétuelle la police
française, ou comme Morande, ex-dragon, d'escroc devenu folliculaire, et qui,
s'étant rendu célèbre par un pamphlet dirigé contre Toutes les sortes d'écrits étaient lues avec avidité. Young constate que les boutiques des libraires Debret et Stockdale à Londres, quoique bien achalandées, sont des déserts en comparaison de celles de Desenne et de plusieurs autres, où on peut à peine se pousser de la porte au comptoir. De cette abondance des écrits et de la curiosité qui les accueillit, les effets furent divers. D'Argenson écrivait vers 1760 dans ses Mémoires : Il y a cinquante ans, le public n'était aucunement curieux de nouvelles d'État ; aujourd'hui, chacun lit sa Gazette de Paris, même dans les provinces. On raisonne à tort et à travers sur la politique, mais on s'en occupe. La liberté anglaise nous a gagnés. La tyrannie on est mieux surveillée ; elle est obligée du moins à déguiser sa marche et à surveiller son langage. Peu à peu se faisait ainsi l'éducation publique ; les philosophes arrivaient à éclairer à la fois le chancelier et le cordonnier. Mais, aux lumières et aux espérances, se mêlaient bien des illusions. De difficiles problèmes semblaient aisés à résoudre en un moment. Puis les questions et discussions sérieuses n'étaient probablement pas celles qui intéressaient le plus grand nombre de lecteurs. Les injures, les calomnies ajoutées à la juste critique des abus ne pouvaient point ne pas répandre dans le populaire des sentiments de mépris et de haine, dont la violence éclatera un jour. |
[1] SOURCES. La plupart des Mémoires du temps. Grimm, Correspondance littéraire ; Œuvres du marquis de Mirabeau, déjà citées. Garât, Mémoires, Paris, 1829, au t. I. Mounier, De l'influence attribuée aux philosophes, aux francs-maçons et aux illuminés sur la révolution française, Tubingen, 1801. Manuel, La police de Paris dévoilée, 1791, 2 vol.
OUVRAGES
A CONSULTER. Feuillet de Conches, les Salons au XVIIIe siècle,
Paris, 1883. Schérer, Melchior Grimm, Paris, 1837. Desnoiresterres, Voltaire
et la société française au XVIIIe siècle, Paris, 1867-76, 8 vol. De
Loménie, Les Mirabeau, Paris, 1875. D'Haussonville, Le salon de
Madame Necker, Paris, 1882, 2 vol. Aubertin, L'esprit public au XVIIIe
siècle, Paris, 1873. 2e éd. De Lescure, Rivarol et la société française
pendant la révolution, Paris, 1883. Martineau, Bergasse, Limoges,
1907. Amiable, Une loge maçonnique avant 1789, la loge des Neuf Sœurs,
Paris, 1896. Gros, Les loges maçonniques de Toulouse, de 1740 à 1870,
dans
[2] Le fameux club de l'Entresol n'était qu'une petite académie libre de lettrés et de gens du monde.
[3] OUVRAGES A CONSULTER. Hatin, Histoire politique el littéraire de la presse française, t. III, Paris, 1809. Du même : Bibliographie historique et critique de la presse périodique française, Paris, 1866. Cruppi, Un avocat journaliste au XVIIIe siècle, Linguet, Paris, 1895. Lebreton, Rivarol, sa vie, ses idées, son talent, Paris, 1896.
[4] Brissot, né en 1754 est mort sur l'échafaud en 1798.
[5] Né en 1736, mort sur l'échafaud en 1794.