I. — LA PHILOSOPHIE[1]. EN 1778, Voltaire a voulu revoir Paris, après tant
d'années d’absence. Chez M. de Villette, rue de Beaune, où il est descendu,
il est visité par Turgot, Mme Necker, Franklin, l'ambassadeur d'Angleterre,
Lord Stormont, des grands seigneurs, des grandes dames, des écrivains et des
acteurs. Un jour qu'il est annoncé à l'Académie des sciences, les
académiciens vont en corps au-devant de lui. Le soir où il assista, à Deux mois après Voltaire, Jean-Jacques Rousseau mourut à Ermenonville. Quand parurent, en 1781, les Rêveries du promeneur solitaire et les six premiers livres des Confessions, ils provoquèrent une crise d'admiration. On relut l'œuvre tout entière du maître. L'influence de Rousseau pénétrait de plus en plus les âmes sensibles à la fin du siècle. Successivement disparurent : Condillac en 1780, d'Alembert
en 1783, Diderot en 1784. Condorcet eut alors la direction du parti
philosophique. Jean-Antoine Caritat, marquis de Condorcet[2], entra à
vingt-six ans à l’Académie des sciences, dont il devint le secrétaire
perpétuel en 1773 ; en 1782, il fut élu à l'Académie française. Savant
mathématicien, couronnée Berlin pour une Théorie
des Comètes, il se montra, dans ses Éloges
académiques, vulgarisateur de premier ordre ; mais rien ne l'intéressait
autant que la réforme politique et sociale. Il a soutenu Turgot dans ses Lettres d'un laboureur de Picardie,
dans son écrit sur l'abolition des corvées, et dans ses Réflexions sur le commerce des blés. Lors du jugement des roués
de Chaumont, il a secondé Du Paty par ses Réflexions
d'un citoyen non gradué sur un procès très connu. Il a pris parti pour
Lally-Tollendal contre d'Épremesnil, plaidé pour la tolérance dans un Eloge de l’Hospital, et pour
l'adoucissement du sort des noirs dans ses Réflexions sur l’esclavage des nègres ; il a réclamé le
rétablissement des protestants dans leurs droits civils et politiques dans
son Recueil de pièces sur l'état des protestants de France. Il a célébré l’Influence de la révolution d'Amérique sur
la paix et la prospérité de l'Europe. Grand partisan des Assemblées
provinciales, il a composé un Essai
sur leur constitution et leurs fonctions ; il souhaitait une assemblée nationale, non sous
la forme ancienne des États généraux, mais sous la forme régulière d'une représentation
égale et libre de la nation. Il était persuadé, comme Rousseau, que
l'homme est naturellement bon, et que le mal vient de l'ignorance, de la
superstition et des institutions qui les entretiennent ; il fallait donc
délivrer l'humanité des préjugés du dogme et des entraves de l'absolutisme,
et lui rendre ses droits naturels, c'est-à-dire toutes les sortes de
libertés. Il a combattu le christianisme avec les ménagements que le temps
commandait, mais avec les intentions les plus hostiles, dans son Éloge de Pascal, dans son édition des Pensées et dans les Lettres d'un théologien à l’auteur du
Dictionnaire des trois siècles. D’aspect froid, mais volcan sous la neige, au jugement de d'Alembert,
profondément humain, Condorcet sera une des lumières et une des victimes de L'abbé Raynal[3], abbé défroqué,
médiocre historien polygraphe, devint tout à coup célèbre par son
livre : Histoire philosophique et
politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes,
paru en 1772 et qu'il ne signa qu'en 1780, dans la grande édition qui en fut
donnée à Genève. Il y a dans cette Histoire
de l'histoire, de la géographie, des statistiques, des renseignements précis
sur le commerce et les objets du commerce, entremêlés de tirades contre la
guerre, la conquête, l'exploitation des indigènes, les abus du fanatisme et
du despotisme. Ce furent ces morceaux d'éloquence ampoulée, où vibraient les
passions du temps et les conversations de Diderot, qui firent le succès de
l'ouvrage. Raynal eut l'honneur d'être comparé à Montesquieu, présenté à
Frédéric II et reçu solennellement à Londres par Mably[4], qui a passé par
l'Église et par la politique, avant de devenir historien et philosophe,
continua la réaction, inaugurée par Rousseau, contre l'optimisme des
Philosophes et des Économistes, et leur confiance béate dans les bienfaits de
la civilisation et des lumières. Dans ses Entretiens
de Phocion sur le rapport de la morale avec la politique, il démontre la
supériorité de la vertu sur l'intelligence. Dans les Doutes proposés aux Economistes sur l'ordre naturel des sociétés
politiques, parus en 1768, il soutient que le libre jeu des lois
économiques ne produit pas nécessairement l'état social le plus heureux, et
qu'il y faut l'intervention du législateur. Poussant à fond les principes de
Rousseau contre le droit de propriété, il expose dans sa Législation ou principe des Lois, en 1776, les doctrines
communistes et les mesures transitoires qui doivent conduire à l'égalité des
fortunes et à la communauté des biens. Mably, qui a beaucoup étudié
l'antiquité grecque et romaine, sans toujours la bien comprendre, parce qu'il
y cherchait des raisons pour ses idées et ses passions, admirait la
république de Lacédémone, Il fut beaucoup lu en France et à l'étranger. Les
Polonais lui demandèrent une constitution, et il écrivit pour eux un traité
du Gouvernement et des lois de Bien plus que par les écrits dogmatiques, les doctrines se propageaient par les œuvres littéraires, dont les auteurs, inconsciemment ou de parti pris, traduisaient les idées et les sentiments des Philosophes. Il y a de la philosophie même dans les productions les moins philosophiques du XVIIIe siècle, les contes, les romans, les plaidoyers et les harangues académiques. Marmontel[5], dans ses romans de Bélisaire et des Incas, parus en 1769 et 1778, et dont le succès fut prodigieux, plaide en style déclamatoire et embellit de descriptions voluptueuses la cause de la tolérance et du retour à la nature. Le solennel académicien Thomas développe dans ses Éloges académiques les lieux communs du temps sur la liberté, la justice et la vertu civique. Le comte de Guibert, soldat-philosophe, annonce l'avènement des armées nationales par son Discours préliminaire à l'Essai de tactique en 1773. Le marquis de Chastellux, auteur d'un Essai historique sur la félicité publique, publié en 1772, mêle à quelques aperçus sur les questions économiques des vues généreuses sur la perfectibilité humaine et sur l'avenir prochain d'une ère de paix, de liberté, de tolérance. Ce ne sont là que des exemples pris entre beaucoup. La guerre à la religion se faisait presque à découvert.
Des écrivains, parmi lesquels Naigeon, l'astronome L'érudition contribuait aussi, quelquefois
intentionnellement, quelquefois par l'interprétation que Ton donnait à ses
travaux, à ruiner les croyances traditionnelles[6]. Elle découvrait
des civilisations vénérables plus anciennes que le christianisme et le
judaïsme, Ameilhon étudiait l'ancienne Egypte ; Dancarville l'ancienne
Étrurie ; chez les Jésuites, le Père Grosier et surtout le Père Amiot
travaillaient sur la religion de La philosophie accumulait donc les ruines ; mais, si les philosophes Critiquaient l’état social et moral, c'est qu'ils en rêvaient un autre. Le spectacle de la misère, les cruautés judiciaires, les abus paraissaient intolérables à ceux mêmes qu'ils n'indignaient pas. Il y a, dans l'atmosphère du temps, beaucoup de bonté, qui adoucit les relations de la vie. Sans doute, la sensibilité dégénère souvent en sensiblerie ; mais la compassion pour les déshérités, les faibles et les opprimés est sincère. La société de l'ancien régime, en ses derniers jours, sent très vivement ses devoirs envers tous ses membres. Sous les nouveaux noms dont se pare la charité — bienfaisance, philanthropie — il y a une conception toute nouvelle des devoirs sociaux. A ceux qui ne croient plus que l'amour pour ses semblables soit un devoir religieux, commandé d'en haut, il apparaît comme la fonction obligatoire du cœur humain. Cet amour des hommes s'étend à tous les hommes sans distinction de nationalités. Il excite la jeune noblesse à secourir les Américains opprimés ; il inspire les comités qui poursuivent l'émancipation des noirs. La communauté de lumières et de culture, l'affinité d'idées et de sentiments créent une sorte de patrie intellectuelle et morale, que beaucoup préfèrent aux groupements ethniques, historiques et politiques. Les haines nationales apparaissent comme un restant de barbarie ; Chastellux et Kant recommencent le rêve d'une ère de paix perpétuelle. Une religion nouvelle apparaît ainsi, née de la science, de la philosophie et de l'histoire, ayant pour dogmes la raison, la justice, la bienfaisance, et que la génération révolutionnaire propagera dans toute l'Europe. II. — LES DÉCOUVERTES SCIENTIFIQUES DEPUIS LE MILIEU DU SIÈCLE[7]. LES hommes du XVIIIe siècle admiraient le continuel progrès des sciences ; un grand public s'intéressait aux travaux et attendait les Éloges et les Lectures de l'Académie des sciences, qui, d'ailleurs, étaient écrits pour lui. La vulgarisation des sciences était devenue une branche de la littérature. Les associations pour le travail intellectuel étaient nombreuses. Les académies provinciales s'occupaient de mathématiques et de physique. Des Sociétés d'émulation, fondées pour encourager les sciences et les arts utiles, se recrutaient parmi les gens de qualité, les bourgeois, et même les artisans. Jamais peut-être le désir de s'instruire ne fut plus vif qu'en ce temps-là. L'astronomie continuait à passionner les savants et le
public. Newton avait expliqué les attractions réciproques de deux astres
supposés isolés ; Clairaut résolut le problème de la relation de trois corps,
le Soleil, L'exploration du monde stellaire donnait des résultats
merveilleux. L'Anglais Herschell découvrit en 1781 une nouvelle planète, qui
fut nommée Uranus ; puis deux
satellites de Saturne et six satellites d'Uranus. Les astronomes français et
étrangers étudièrent la composition du Soleil, cataloguèrent des milliers
d'étoiles, décomposèrent Les révélations de l'astronomie, comme celles de l'érudition, avaient leur répercussion sur les croyances religieuses. Diderot, voyant l'univers s'étendre à l'infini, prononça la parole célèbre : Élargissez Dieu ! La physique fit de grands progrès en France comme en Allemagne et en Angleterre. Lambert, de Mulhouse, inventa la photométrie ; Monge[11] résolut divers problèmes d'optique. On continuait d'expliquer la chaleur, comme le faisait Newton, par la présence d'un fluide impondérable, le calorique, dans les interstices des molécules pondérables ; mais l'Anglais Black découvrit la chaleur latente, et Lavoisier, la chaleur spécifique. Les expériences de Lambert firent entrevoir que les rayons caloriques se réfléchissent comme les rayons lumineux, et que la chaleur est un phénomène analogue à la lumière. Lambert, Laplace et Lavoisier étudièrent la dilatation des liquides et des gaz sous l'action de la chaleur, et ouvrirent la voie aux applications industrielles. Après que l'Anglais Halley eut étudié le premier les phénomènes du magnétisme terrestre, le Français Coulomb mesura l'action magnétique des aimants, et formula la loi des attractions et des répulsions magnétiques. Les deux grands noms de la science française furent ceux
de Lavoisier et de Buffon. Lavoisier[12] s'intéressa tout
jeune à toute la vie intellectuelle. Il écrivit un drame tiré de Il avait des disciples éminents : Berthollet, qui formula les lois des affinités des corps ; Guyton de Morveau et Fourcroy, qui s'occupèrent particulièrement des applications de la chimie. Buffon[13] fils d'un
conseiller au Parlement de Dijon, membre de l'Académie des sciences à
vingt-six ans, intendant du Jardin du Roi à trente-deux, est grand surtout
par son génie synthétique. Le XVIIIe siècle, a dit Cournot, est l'âge des naturalistes classiques, de ces hommes qui
créent la langue de la science en même temps qu'ils en saisissent les idées
maîtresses, et dont le génie peut en embrasser toutes les grandes
ordonnances, puisqu'il est encore permis de négliger les détails ou certains
détails, sans cesser de compter parmi les savants. Buffon entreprit de
coordonner les travaux que les naturalistes ses devanciers et ses
contemporains avaient produits, et en y ajoutant les siens, d'écrire une
sorte d'Encyclopédie des sciences naturelles. Il poursuivit cette œuvre
colossale pendant trente-neuf ans, sans un signe de négligence ou de
lassitude, de 1749 à 1788. Il commença son Histoire Naturelle par Sa pensée embrasse l’univers en son ensemble et en saisit
le plan général. Il montre la progression ininterrompue des êtres, du
zoophyte à l’homme, et l'aptitude des espèces à accommoder leurs organes aux
milieux. Il est hostile en principe aux classifications et rejette la fixité
des espèces, comme contraire à la continuité de la nature. Il recherche les
origines de la vie. S'il imagine à tort des molécules organiques
indestructibles, il soupçonne du moins dans les êtres un fourmillement de
vies microscopiques. Il a deviné les rapports qui unissent la génération à la
nutrition, et devancé, sur ce point, les découvertes de Bichat. En cherchant
à déterminer les caractères des races humaines, il a créé l'anthropologie et
l'ethnographie. Il fut, en géologie et en paléontologie, un précurseur de Cuvier.
Buffon était aussi un grand écrivain ; il sentait profondément la poésie et
la majesté de la nature ; certaines parties de son œuvre, surtout les Époques
de Une équipe de savants en sciences naturelles travaillait en France, avec Buffon ou en même temps que lui. Les principaux collaborateurs du maître furent l'anatomiste Daubenton, le minéralogiste Faujas de Saint-Fonds, les naturalistes Bexon et Guéneau de Montbeillard. Bernard de Jussieu et son neveu Antoine[14] furent deux grands botanistes : le premier catalogua les plantes du jardin botanique de Trianon et publia les Ordines naturales in Ludovici XV horto trianonensi dispositi, et le second, les Genera plantarum secundum ordines naturales disposita, achevés en 1789. Tous les deux classifiaient les plantes selon leurs affinités naturelles, en rapprochant les espèces qui ont en commun le plus grand nombre de caractères, au lieu que l'illustre botaniste suédois Linné basait sa classification uniquement sur les caractères de la fleur. Lamarck[15] fut, pendant cette période, un botaniste célèbre, en attendant qu'il devînt, par ses travaux de la fin du XVIIIe et du commencement du XIXe siècle, un zoologiste de génie. III. — RÉACTION CONTRE L'ESPRIT SCIENTIFIQUE. LES hommes du XVIIIe siècle, frappés des progrès des
sciences, ne voulaient pas admettre d'autres méthodes que les méthodes
scientifiques, ni entendre parler de ces raisons que
la raison ne connaît pas. Pourtant le siècle de la philosophie a laissé
leur part à la crédulité, à l’illusion et au rêve ; il a eu ses illuminés et ses charlatans, dont l'histoire est
comme l'appendice d'un chapitre sur les sciences, puisqu'on y trouve une
protestation indirecte contre l'orgueil et l'intolérance de l'esprit
scientifique. A la fin du XVIIIe siècle, les illuminés[16] sont répartis en
différentes sectes, qui, ensemble, comptent un assez grand nombre
d'adhérents. Les Rose-Croix, groupe de francs-maçons tournés au mysticisme,
se croient en communication avec les esprits. Le Suédois Swedenborg[17], abandonnant les
lettres et les sciences, où il se distinguait, pour de plus hautes
spéculations, décrit, comme l'ayant vu de ses yeux, un monde invisible, dont
le Christ est roi, peuplé d'êtres faits à notre image, mais bons et purs et
engendrant des êtres semblables à eux. Les hommes, créatures déchues, peuvent
y rentrer en se régénérant par l'amour divin. Son livre De Cœlo et Inferno ex audilis et visis, traduit en français en
1783 sous le titre de Merveilles du
Ciel et de Saint-Martin[18], disciple d'un illuminé, le Juif portugais Pasqualis, enseigne que le sacrifice est la seule rançon capable de racheter l'humanité de la déchéance originelle, et que les innocents peuvent payer pour les coupables. A la vérité, l'effusion du sang n'est plus nécessaire, depuis l'immolation sur le Golgotha de la plus pure des victimes volontaires, et la charité, la justice, la contrition suffisent ; mais, si l'homme aspire à la sainteté suprême, il doit, imitant Jésus-Christ, immoler son être spirituel, se mettre tout entier, avec ses facultés, entre les mains de Dieu, et se sacrifier pour le salut des autres. Cette sorte de religion vague, sans culte et sans prêtres, que Saint-Martin appelait le spiritualisme pur, lui permettait de réunir dans son Panthéon les mages, les prophètes, les alchimistes, Pythagore, Jésus, Leibniz et Pasqualis. Il séduisit la haute société parisienne par la douceur de ses mœurs, l'austérité de sa vie et la gravité de sa parole. Dans sa petite Église, il reçut Bernardin de Saint-Pierre, et faillit attirer Joseph de Maistre, qui n'a pas oublié les idées de Saint-Martin sur le mérite du sacrifice sanglant. A côté de ces doux apôtres, apparaissent çà et là des esprits violents ; les folies des convulsionnaires recommencent. Près de Trévoux, les frères Bonjour, successivement curés du village de Fareins, insufflent l'Esprit corps à corps, bouche à bouche, à de pauvres filles malades, et les guérissent en les mortifiant à coups de bûches. François Bonjour va même jusqu'à crucifier une femme dans un délire de passion mystique. D'une autre espèce de fous ou de charlatans sont les
thaumaturges comme ce Saint-Germain, un aventurier que le maréchal de Saxe
présenta au roi Louis XV et à Mme de Pompadour. Il prétendait avoir vécu dans
les temps les plus reculés et posséder un élixir de longue vie ; aussi fut-il
courtisé par une foule de solliciteurs. Mais Joseph Balsamo, qui s'intitulait
comte de Cagliostro[19], était un
charlatan d'une autre envergure. Fils d'un boutiquier de Palerme, il avait
mené une vie errante en Europe et hors d'Europe, chercheur et trésors,
dessinateur, voleur et faussaire, astrologue, alchimiste et médecin. Il
possédait un remède contre les maladies incurables et l'eau de Jouvence
contre la vieillesse. Il existait depuis plusieurs milliers d'années et il
avait connu le Christ et les patriarches. Les prêtres de l'ancienne Egypte
lui avaient appris à lire l'avenir dans les astres. A Paris, où il arriva,
précédé de sa renommée, il organisa des loges de rite égyptien et enseigna
aux initiés les mystères d'Isis et d'Anubis. Il prédit l'avenir, guérit les
malades abandonnés par les médecins, et il eut un succès extraordinaire
jusqu'au jour où l'affaire du collier l'obligea à quitter Mesmer[20], qui avait fait courir tout Paris avant Cagliostro, était au moins un savant. Ce médecin allemand avait repris, en la rajeunissant, la vieille idée de l'influence des astres sur l'homme. Il enseignait que ces grands corps agissent sur nous par un fluide très subtil, qui produit des effets analogues au flux et au reflux de la mer, et qui ressemble à l'aimant, d'où le nom qu'il lui donna de Magnétisme animal. Il croyait possible de le diriger et de le faire servir à la guérison des maladies. A Paris, où il vint en 1778, il réunissait dans une salle obscure, autour d'un baquet rempli de limaille de fer, des malades liés ensemble par une corde et mis en communication avec l'intérieur du baquet par des branches de fer, coudées et mobiles, qui pouvaient être appliquées sur la partie malade. Après un temps plus ou moins long, un patient, presque toujours une femme, était pris de convulsions ; il criait et pleurait ou riait sans pouvoir s'arrêter. Et c'était, par contagion, un débordement de crises. En 1784, Mesmer est en pleine vogue. Il se fonde à Paris une société de l'Harmonie, qui a des affiliations à Bordeaux, à Lyon, à Strasbourg et ailleurs, et répand le mesmérisme. Le marquis de Puységur fait des expériences à Buzancy, près de Soissons, sur les paysans, et son frère, le colonel de Puységur, à Bayonne, sur ses soldats. Le marquis vit les sujets qu'il magnétisait s'endormir, et, dans cet état, répondre à ses questions, interpréter ses pensées, obéir à ses gestes, à sa voix, à sa volonté. C'était la révélation de l'hypnotisme. L'Académie des sciences nomma une commission, dont faisaient partie Franklin et Lavoisier, pour examiner les faits invoqués par Mesmer. Elle fut d'avis qu'ils s'expliquaient naturellement par limitation, ou, comme nous dirions, la suggestion. Au même temps, Gall, l'inventeur de la phrénologie, expliquait les facultés d'un individu d'après la conformation de son crâne, et Lavater, l'inventeur de la physiognomonie, lisait sur les traits du visage le caractère, le passé et l'avenir d'un homme. Celui-ci prétendait être une réincarnation du Christ. Croyants et sceptiques allèrent de France en nombre visiter ce nouveau Messie dans sa petite maison de Zurich. IV. — L’ENSEIGNEMENT ET LES APPLICATIONS DES SCIENCES. PENDANT qu'opéraient ces mystiques et ces charlatans, l'enseignement scientifique naissait en France, en dehors des universités, incapables de le donner ; car les facultés de droit n'étaient que des magasins de parchemins, qui distribuaient des grades sans exiger des études ; les facultés de médecine s'en tenaient à Hippocrate et à Gallien, et ne voulaient rien savoir des sciences nouvelles ; les facultés des arts étaient remplies de pédants crottés, qui dictaient des cahiers et des thèmes. Au Collège de France, diverses chaires furent
transformées, à partir de 1772, en chaires d'astronomie, de chimie, de
mécanique, de physique expérimentale, d'histoire naturelle, dont les cours
furent très suivis. Au Jardin du Roi, Buffon organisa l'enseignement de la
chimie, de la botanique et de l'astronomie. L'État créa, en L'initiative privée seconda le Gouvernement. A Paris, la
loge maçonnique des Neuf-Sœurs fonda Les applications diverses des sciences émerveillaient le public. Les explorateurs achevaient de déterminer l'aspect général du globe[21]. Cassini de Thury acheva la triangulation du territoire de La conquête de l'air commençait. En 1782, un Parisien,
Blanchard, avait inutilement essayé de voler avec un appareil muni d'ailes semblables
à celles des oiseaux ; mais, l’année suivante, le 5 juin, deux manufacturiers
d'Annonay, les frères Joseph et Etienne Montgolfier, réussirent à faire
monter dans les airs un globe de taffetas sous lequel ils avaient allumé un
feu de paille. Le physicien Charles imagina de remplacer d’air chaud par le
gaz hydrogène, beaucoup plus léger, de fermer la machine aérostatique au
moyen d'une soupape, et d'en rendre l’étoffe imperméable en l'enduisant d'un
vernis. Le 27 août, au Champ de Mars, il procéda au lancement de son ballon.
Mais la montgolfière à air chaud passionnait l’opinion. Etienne Montgolfier
reçut un prix de l'Académie des sciences ; à Versailles, dans la grande cour
du château, il gonfla et lança un aérostat de quarante mille pieds cubes, en
présence du Roi et de Au siècle précédent, Denis Papin avait découvert le rôle de la vapeur comme force motrice. L'Anglais Newcommen en fît la première application industrielle en 1703, par une machine imparfaite ; en 1763, James Watt inventa le condenseur, et, plus tard, le parallélogramme articulé. Cette invention rendit possible la transformation de la métallurgie, de la filature et du tissage, et assura à l'Angleterre la suprématie industrielle. Ce furent les Français qui, les premiers, songèrent à
appliquer la vapeur à la traction. Le chariot
construit à Nancy par Cugnot parut, après expérience faite à Paris,
impossible à diriger. Mais le bateau à roues du Franc-Comtois Jouffroy
d'Abbans[22]
navigua une fois sur le Doubs en 1776, et une autre fois sur Franklin avait trouvé le paratonnerre en 1760. Lui et l'abbé Nollet parvinrent à transmettre le courant électrique au moyen de fils métalliques et combinèrent des interruptions qui, d'après leur durée, correspondaient aux lettres de l’alphabet ; c'était presque découvrir la télégraphie. Partout, c'était un fourmillement d'activités. Berthollet, Chaptal, Argant et Quinquet transformèrent l'industrie céramique, l'art de la teinture et l'éclairage. Le Lieutenant de police Sartine remplaça dans les rues de Paris les anciennes lanternes par des réverbères, c'est-à-dire les chandelles par les lampes à réflecteur. En 1786, Philippe Lebon avait trouvé le principe de la fabrication du gaz d'éclairage. L'hygiène préoccupa les savants et l'administration. Les cimetières placés dans les églises ou tout autour, les
égouts à ciel ouvert, les fosses d'aisances mal construites, les urinoirs
installés dans les vestibules des maisons, les abattoirs ou tueries en plein vent, les ateliers d'équarrisseurs
empestaient l'air. Les Parisiens n'avaient d'autre eau que celle que vingt
mille porteurs allaient puiser à Il n'est pas indispensable, a dit Lavoisier, pour bien mériter de l'humanité, et pour payer son tribut à la patrie, d'être appelé à ces fonctions publiques et éclatantes qui concourent à l'organisation et à la régénération des empires. Le physicien peut aussi, dans le silence de son laboratoire et de son cabinet, exercer des fonctions patriotiques ; il peut aspirer, par ses travaux, à diminuer la masse des maux qui affligent l'espèce humaine ; à augmenter ses jouissances et son bonheur, et n'eût-il contribué par les routes nouvelles qu'il s'est ouvertes qu'à prolonger de quelques années, de quelques heures même la vie des hommes, il pourrait aspirer aussi au titre glorieux de bienfaiteur de l'humanité. |
[1] SOURCES. Œuvres de Condorcet, Paris, 1847-49, 12 vol. ; nombreuses rééditions séparées du Tableau historique des progrès de l'esprit humain. Œuvres complètes de Mably. p. p. l'abbé Arnoux, Paris, 1794-95. 15 vol. ; de Marmontel, Paris, 1818, 19 vol. en 20 tomes. Marquis de Chastellux, De la félicité publique, Paris, 1772.
OUVRAGES
A CONSULTER. Les livres sur Voltaire et Rousseau, cités au volume
précédent. Espinas, La philosophie sociale au XVIIIe siècle et
[2] Condorcet est né en 1743 et mort en 1794.
[3] Raynal est né en 1713, mort en 1796.
[4] Gabriel Bonnot de Mably, frère de Condillac, est né en 1709 et mort en 1785.
[5] Marmontel est né en 1728 et mort en 1799.
[6]
Le travail de l'érudition pure, moins actif que dans la période précédente, a
été considérable encore. Les œuvres collectives entreprises par des
congrégations religieuses et par l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres
ont été continuées. Parmi les travaux des particuliers, outre ceux dont il a
été parlé dans le texte, sont à citer ceux de d'Ansse de Villoison, chercheur
de manuscrits en Italie et dans le Levant, et dont l'œuvre la plus estimée est
une édition de l'Iliade d'après un manuscrit trouvé par lui à Venise, Homeri Ilias ad veteris codicis veneti fidem
recensita, publiée en 1788 ; pour l'histoire de France, les collections de
documents relatifs à cette histoire faites en Angleterre par Bréquigny et en
Italie par
[7] Bibliographie des § II et III :
SOURCES. Buffon, Œuvres complètes, Paris. 1853-55, 12 vol. gr. in-8°. Condorcet, Éloges des académiciens, aux L II et III de ses Œuvres Arago, Éloges historiques, aux t. I et II de ses Œuvres. La plupart des Mémoires contemporains donnent des renseignements sur les savants, l’illuminisme et les grands événements scientifiques. Bailly, Lettre sur l’Atlantide, Paris, 1779, et Histoire de l'astronomie, Paris, 1775-87.
OUVRAGES A
CONSULTER. Les Histoires générales
des sciences citées au volume précédent. J. Bertrand, L'Académie des sciences et les académiciens de 1666 à 1793, Paris,
D’Hauterive, Le merveilleux au XVIIIe siècle, Paris, 1902. Caro, Essai sur la vie et la doctrine de Saint-Martin, le philosophe inconnu, Paris, 1852. Bersot, Le mesmérisme, Paris, 1877.
[8] Lagrange est né en 1718, mort en 1813.
[9] Clairaut est né en 1718, mort en 1760.
[10] Laplace est né en 1749, mort en 1827.
[11] Monge est né en 1746, mort en 1818.
[12]
Lavoisier est né en 1743, mort en 1794, sur l'échafaud de
[13] Georges-Louis Leclerc de Buffon est né en 1707, mort en 1788.
[14] Bernard de Jussieu est né en 1699, mort en 1777 ; Antoine est né en 1748 et mort en 1836.
[15] Jean-Baptiste de Lamarck est né en 1744 et mort en 1829.
[16] Les Illuminés, que Weishaupt, le premier professeur laïc de droit canonique à l'Université d'Ingolstadt, a soumis comme une congrégation religieuse à la loi d'obéissance, préparent l'avènement d'une société meilleure, d'où le régime de la propriété, cause de tous les maux, serait exclu.
[17] Swedenborg est né en 1688, mort en 1772.
[18] Saint-Martin est né en 1743, mort en 1792.
[19] Cagliostro est né en 1743, mort en 1795.
[20] Mesmer est né en 1734, mort en 1815.
[21]
L'aspect général du globe a été déterminé par les explorations maritimes de
cette époque, qui ont toutes un caractère scientifique. Plusieurs eurent pour
objet de vérifier une opinion très accréditée chez les savants du moyen âge et
les navigateurs du XVIe siècle touchant l'existence d'un continent austral, qui
était jugée nécessaire pour faire contrepoids à la masse des terres accumulées
au nord de l'Équateur. Les Anglais envoyèrent, sous les ordres du capitaine
Cook, trois expéditions, 1768-1771, 1772-1775, 1776-1779, dont les deux
premières démontrèrent péremptoirement qu'il n'existait pas d'autres grandes
terres entre l'Equateur et le 60e degré, et que plus au sud c'étaient la
banquise antarctique et les glaces qui s'en détachent. Cook, entre temps,
releva les côtes de
Bougainville est le premier officier de la marine
française qui ait fait le tour du monde sur un navire du Roi. Il partit de
Saint-Malo, en nov. 1766, avec la frégate
[22] Jouffroy d'Abbans est né en 1751 et mort en 1832.