I. — LE GOUVERNEMENT DES INTÉRÊTS ÉCONOMIQUES : MINISTRES ET INTENDANTS[1]. AU-DESSOUS des classes privilégiées, la masse contribuable gagnait sa vie et celle de l'État par l'agriculture, les métiers et le commerce. Le Gouvernement continue à mettre une grande bonne volonté à l'y aider : la pénurie des finances, l’impossibilité de créer indéfiniment de nouveaux impôts, et la nécessité, par conséquent, d'accroître le rendement des impôts existants, obligèrent les ministres à s'efforcer d'accroître les forces productives du pays. Au reste, les Philosophes et les Économistes imposaient à l'attention publique leurs théories et leurs préceptes sur une meilleure économie publique. Aussi voit-on, après le règne de Louis XV, où les ministres dirigeants, Orléans, Bourbon, Fleury, Choiseul, des princes du sang, un prince de l'Église et un grand seigneur, se préoccupèrent avant tout de diplomatie et de guerre, les Contrôleurs généraux, Turgot, Necker, Galonné, prendre le premier rang dans le ministère. Cependant, on ne créa point de département spécial pour le commerce, l'industrie et l'agriculture, qui ressortissaient principalement au contrôle général des finances, duquel relevaient un Bureau de l'agriculture et un Bureau du commerce, mais aussi à des conseils comme le Conseil des finances et le Conseil du commerce, et à chacun des secrétaires d'État pour les pays qui étaient de son département. En 1787, une tentative sera faite pour concentrer l'administration économique dans le Conseil royal des finances et du commerce que présidera Brienne, le dernier principal ministre de l'ancien régime. Le Conseil des finances et le Conseil du commerce seront supprimés ; le nouveau conseil, rapprochant des affaires qui doivent être liées et déterminées d'après les mêmes principes, arrêtera les emprunts, les impôts, les affaires principales concernant les domaines du Roi et généralement toutes les opérations de finance et de commerce ; seront aussi de sa compétence les traités de commerce avec les puissances étrangères, les objets relatifs au commerce maritime, les établissements de canaux de navigation, les plans déjà formés pour substituer aux différents tarifs des droits qui se perçoivent dans le royaume, un tarif unique ; la rédaction des lois nouvelles ou la réforme des anciennes sur le commerce, et généralement toutes les dispositions de grande administration propres à animer le commerce. Ainsi se marquait de plus en plus la préoccupation des choses économiques. Dans les provinces, les intendants, qui étaient, à l'époque de Richelieu, des fonctionnaires de combat, et, sous Louis XIV, les grands ouvriers, quelquefois violents, de la centralisation monarchique, sont au XVIIIe siècle essentiellement des administrateurs. Leur compétence s'était étendue. Ils ont sous leur dépendance un Directeur des vingtièmes, qui dresse les rôles de cet impôt, ils nomment les préposés chargés de le percevoir ; ils surveillent la répartition de la taille. Ils sont juges des contestations entre les contribuables et les fermiers pour les droits d'enregistrement et du domaine Ils se sont attribué la surveillance presque exclusive des corporations industrielles et commerciales, au détriment de l'autorité judiciaire, et disputent à celle-ci, mais sans succès, les contestations relatives aux élections municipales. Après une lutte d'un siècle, ils ont enlevé, par un arrêt du 30 juillet 1776, la tutelle des communautés rurales aux juges et aux parlements ; quelques-uns d'entre eux ont substitué aux assemblées générales d'habitants, qui ne restent obligatoires que pour les circonstances exceptionnelles, des assemblées de notables, chargées de prendre la plupart des décisions relatives aux affaires communales[2]. Ils ont enlevé aux trésoriers généraux la direction des ponts et chaussées et ils poussent activement la construction des routes. Ils ont gardé leur part de l'administration militaire : service des étapes et des subsistances, construction des hôpitaux et des casernes ; ils ordonnent le tirage au sort des milices, répartissent le nombre d'hommes à lever sur les villes et les villages de leur généralité, autorisent les remplacements, proposent les exemptions. Contrôle des anciens impôts, administration des impôts nouveaux, surveillance des corps de métiers, tutelle des communautés paysannes, grande voirie, tels sont les pouvoirs nouvellement acquis ou renforcés au XVIIIe siècle, et qui, joints aux pouvoirs anciens, leur ont permis d'appliquer ou même de devancer les expériences économiques que le Gouvernement a tentées depuis le milieu du siècle. Leur action était déjà si vaste au XVIIe siècle, qu'ils avaient obtenu de se choisir des auxiliaires, les subdélégués. Ils en multiplièrent le nombre, et le Roi dut intervenir pour le réduire, car les subdélégués, n'ayant pas de traitement fixe, mais des indemnités, étaient tentés de se payer sur les contribuables ; mais l'intendant resta le maître de régler, suivant ses convenances ou l'intérêt du service, le ressort ou département des subdélégués, tantôt confiant plusieurs élections à un seul, tantôt morcelant une élection entre plusieurs. La subdélégation, rétribuée seulement par des indemnités qui n'auraient pas suffi à faire vivre ceux qui en étaient investis, n’était pas une carrière ; les subdélégués étaient choisis au gré de l'intendant, parmi les officiers du Roi, les avocats, les notables ou telles autres personnes. L'intendant composait aussi comme il voulait ses bureaux. Son premier secrétaire, qui le suppléait pendant ses absences, le subdélégué général, comme on l'appelait, était un personnage considérable. De cette grande puissance, les intendants se sont servis souvent pour le bien public. Ils n'attendent pas toujours que l'ordre leur en vienne de Versailles. Ils vont hardiment de l'avant et entreprennent des réformes qui ne sont pas toujours conformes aux règlements, ou même y sont contraires. Les meilleurs d'entre eux voudraient restreindre et même supprimer les privilèges en matière d'impôts, et ils l'écrivent au ministère : MM. les intendants, dit le duc d'Aiguillon en 1774, n’ont cessé de représenter que les exemptions sont contraires au bien public. — D'ailleurs, l'idée de supprimer les privilèges en matière d'impôts était devenue banale. Le droit qu'ils ont d'intervenir dans la répartition des
tailles leur permet de substituer aux évaluations arbitraires ou intéressées
des collecteurs une appréciation aussi juste que possible de la valeur des
biens-fonds, établie soit par un arpentement et des
estimations effectives, soit par les déclarations des propriétaires,
débattues par les autres contribuables et vérifiées contradictoirement.
Les artisans et les ouvriers étaient taxés d'après l’estimation de leur
salaire quotidien, multipliée par 200 journées de travail. C'est le système
de la taille tarifée. L'expérience en fut faite vers 1730 par l'intendant de
Limoges, Tourny, et, vers 1740, par l'intendant de Champagne, Le Pelletier de
Beaupré, qui, en 1747, acheva le tarif de l'Élection de Troyes. Turgot,
pendant son intendance de Limoges, de 1761 à 1774, poursuivit l'œuvre de
Tourny. Le Gouvernement ordonna en 1768 de commencer dans toutes les
généralités le travail entrepris en Champagne et en Limousin. Mais l’œuvre ne
put être poussée très loin, à cause de la résistance des populations, et
faute d'experts capables, sauf dans la généralité de Paris, où l'intendant
Bertier fît dresser le cadastre de chaque paroisse : il répartit les terres,
d'après leur revenu, en vingt-quatre classes, et, pour chaque classe, établit
un taux spécial d'imposition. Ainsi était commencée la grande entreprise du
cadastre général, qui sera menée à bien après A l'exemple de l'intendant de Caen, Orceau de Fontette, Turgot, dans le Limousin, a remplacé, comme on a vu, les prestations en nature pour l'entretien des chemins par une contribution en argent. Devenu Contrôleur général des finances, il a consulté les intendants sur la suppression de la corvée dans tout le royaume ; la plupart en furent d'avis ; après la chute de Turgot, ils encouragèrent les communautés à user du droit de rachat que leur accordait l'édit de février 1776 ; mais ils ne réussirent pas le plus souvent à les convaincre qu'une augmentation d'impôts était préférable à la corvée. Ils s'efforcèrent d'adoucir la charge de la corvée, en accordant des délais et même des exemptions, en cas d'épidémie et de disette, aux particuliers et aux populations. Mais le système des prestations en nature était condamné ; un arrêt du 6 novembre 1786 les remplaça par une prestation en argent proportionnelle à la taille. Les intendants se sont occupés de tous les détails de la
vie économique, mais ils ont été surtout d'admirables grands voyers ; ils ont
poursuivi vigoureusement, quelquefois de leur propre initiative, le plus
souvent en accord avec les États provinciaux, les municipalités, et
conformément aux instructions des contrôleurs généraux, l'œuvre commencée par
Sully, et continuée par Colbert. Turgot construisit, pendant son intendance,
des routes ou des tronçons de routes, qui reliaient Limoges à Bordeaux, En vertu des pouvoirs de police et d'hygiène qu'ils exerçaient, les intendants travaillèrent à transformer les villes et à les assainir. Ils abattirent les remparts, percèrent des avenues, élargirent les places, élevèrent des théâtres, amenèrent l'eau, éclairèrent les rues. Marseille, Valenciennes, Bordeaux, Auch, Rouen, doivent aux intendants leurs beaux quartiers, leurs allées et leurs esplanades. La plupart des intendants sont ou se disent amis du bien public, philanthropes, sensibles. Turgot, Jullien, intendant des intendants. D’Alençon, les deux Bertier de Sauvigny, intendants de Paris, Sénac de Meilhan, intendant de Provence puis de Hainaut, Chazerat, intendant d'Auvergne, Du Cluzel, intendant de Tours, Raymond de Saint-Sauveur, intendant de Perpignan, et même Montyon, si dur à ses fermiers et à ses débiteurs, mais si charitable aux gens de lettres, aux savants, aux héros de vertu et à ses administrés d'Auvergne, sont des types représentatifs de ce nouvel esprit de bienfaisance éclairée. Ils fondent des bureaux de charité pour secourir les indigents et des ateliers de charité pour occuper les sans travail. Ils améliorent l'état des prisons et des hôpitaux, hospitalisent les enfants-trouvés et, multiplient les distributions de boîtes de remèdes aux gens des villes et des campagnes. Car ils veulent être aimés,
et c'est encore un trait du temps. Ils défendent les populations contre les
exigences fiscales du pouvoir, demandent des réductions d impôts, protestent
contre les aggravations. L'intendant de Tours, Du Cluzel, écrit au Contrôleur
générai Clugny, en 1776, qu'en tant qu'administrateur de Cet esprit d'indépendance avait de nombreuses causes. Les
ministres passent, et les intendants demeurent. Parmi
les soixante-huit intendants du règne de Louis XVI, vingt-neuf seulement
restèrent au même poste moins de dix ans. Vingt-quatre y restèrent plus de
vingt ans, treize plus de vingt-cinq ans, sept plus de trente ans et enfin
deux plus de quarante ans. Tous sont nobles, et plusieurs même d'ancienne
noblesse. Il y a des familles qui comptent plusieurs intendants : les Amelot,
quatre ; les Chaumont de Le traitement des intendants était considérable. Chacun
touchait un fixe de Les intendants n'étaient pas tous également zélés à remplir leur tâche difficile. On leur reprochait de venir souvent à Paris, et d'v être attirés et retenus pour d'autres motifs que le soin de leurs affaires. On disait aussi que les travaux, très coûteux, qu'ils entreprenaient pour embellir les villes capitales de leurs généralités n'étaient pas toujours justifiés par l'intérêt public. Il en est qui furent accusés de concussions. Le gouvernement même fut sévère pour eux. Necker, qui n'aimait pas les intendants, constatait leur absentéisme, lorsqu'il parlait de les obliger à résider au moins trois mois dans leurs généralités. Il en jugeait quelques-uns au moins incapables de remplir leurs fonctions : L'on a vu des jeunes gens sans aucune expérience et sans autres préparatifs que les bons airs et les amusements de Paris aller gouverner une province aussi considérable en population que plus d'un royaume de l'Europe. D'autre part, on lit dans l'Arrêt du Conseil du 12 juillet 1778, portant création de l'Assemblée provinciale du Berry : L'état de langueur où elle (cette province) est depuis si longtemps, avec des moyens naturels de prospérité, annonce plus particulièrement le besoin qu'elle aurait d'un ressort plus actif, et lors même qu'un nouvel ordre d'administration éprouverait les difficultés attachées à tous les commencements, la situation de cette province et la perspective du bien qu'on peut y faire aideraient à soutenir le courage et les espérances. C'était laisser croire que des intendants avaient failli à leur tâche. Il est très difficile de porter un jugement d'ensemble sur le personnel des intendants ; l'hérédité qui tend à s'établir a peut-être produit son effet ordinaire, qui est de refroidir le zèle. Comme dans la haute magistrature, la règle du minimum d'âge est souvent violée. Ce minimum était, pour les intendants, de trente-six ans ; or, sur cinquante-neuf intendants dont on connaît l'âge au moment de leur nomination, trente-quatre sont au-dessous du minimum, vingt ont été nommés de trente et un à trente-cinq ans, dix de vingt-six à trente ans ; quatre de vingt-deux à vingt-cinq ans Ces derniers sont sans doute les jeunes gens dont parle Necker. Puis le favoritisme intervient dans le choix des intendants. A propos d'une nomination faite à l'intendance de Bretagne, d'Argenson a écrit dans son journal : Toutes les places se donnent aujourd'hui à la faveur et à l'intrigue. Ainsi, bien que le rôle des intendants demeure considérable au XVIIIe siècle, l’institution se gâtait. D'autre part, elle n'était pas populaire. Les intendants s'opposèrent tant qu'ils purent à l'établissement des Assemblées provinciales, desquelles les ministres et le public attendaient un grand bien, plus de bien qu'elles n'en pouvaient faire. Cette opposition leur nuisit dans l'opinion. Ils continuaient d'être détestés par les Parlements avec lesquels ils étaient en conflit perpétuel, par les officiers et les seigneurs, dont ils avaient détruit ou restreint les pouvoirs ou privilèges. Les paysans les redoutaient. Lorsque le Comité d'administration de l'agriculture décida de répandre dans le royaume des instructions rédigées par lui, Lavoisier écrivit : Le Comité a reconnu que ce n'était pas par la voie des intendants et de leurs subdélégués que les instructions pourraient être propagées dans les provinces. L'habitude de voir continuellement exercer par les subdélégués des actes de rigueur et d'autorité ne dispose pas les habitants de la campagne à la confiance, et ils se déterminent difficilement à exécuter ce qu'ils n'ont reçu qu'avec crainte. Malgré leur esprit humanitaire, les intendants, agents d'un régime réprouvé, étaient frappés de réprobation. Les cahiers des Etats généraux demanderont que l'institution soit abolie. II. — L'AGRICULTURE[3]. LE Gouvernement et les intendants travaillèrent à développer l'agriculture, et trouvèrent de bons auxiliaires parmi les hommes de savoir et d'expérience. En l'année 1780, une sécheresse avait amené une crise dans
l'élevage des bestiaux. Le Gouvernement fit rédiger par une commission de
membres de l'Académie des Sciences une Instruction sur les moyens de suppléer
à la disette des fourrages, qui fut publiée en mai 1785, et répandue à un
grand nombre d'exemplaires dans les campagnes. Le chef du Bureau de
l'agriculture, Gravier de Vergennes, eut l'idée de rendre cette commission
permanente, sous le nom de Comité d'administration
de l'agriculture. Ce comité aurait charge d'examiner tous les projets
intéressant l'agriculture, d'en donner son avis, de préparer, sous l'autorité
du chef du Bureau de l'agriculture, la correspondance avec les intendants et
les sociétés d'agriculture, et de rédiger des instructions qui seraient
publiées. Il ne se composa d'abord que de cinq membres, dont trois. Du
Tillet, qui avait étudié la carie du blé, D'Arcet, chimiste et géologue,
Lavoisier, le fondateur de la chimie, étaient de l'Académie des Sciences.
Quelques mois après furent adjoints sept autres membres, parmi lesquels le
duc de Un arrêt du Conseil avait autorisé en 1761 rétablissement
de sociétés d'agriculture, les membres en étaient nommés par le Roi, et les
intendants y siégeaient de droit ; mais elles étaient libres de s'adjoindre
des associés et des correspondants.
L'intendant de Paris, Bertier de Sauvigny, organisa en 1785 dans chaque
élection de sa généralité un comité des douze meilleurs laboureurs, qui se
réunissait une fois la semaine chez le subdélégué. Lorsque l'intendant
faisait sa tournée d'inspection, des membres de Quand le Comité d'administration de l'agriculture eut
disparu, il fut en quelque sorte remplacé par Ministres, intendants, Comité d'administration et sociétés d'agriculture arrêtèrent ou inspirèrent les mesures qu'ils jugeaient les plus propres à augmenter le rendement du sol. Depuis longtemps, le Gouvernement encourageait par des
promesses d'exemptions d'impôts le dessèchement des marais et le défrichement
des terres incultes ; les intendants du XVIIIe siècle s'intéressèrent à ce
travail. Par exemple, Guéau de Reverseaux, dans la généralité de Les terres incultes occupaient des espaces immenses,
surtout dans l’Ouest ; Young disait 22 millions d'arpents de Paris, environ Il arriva môme qu'on défricha trop ; propriétaires et
paysans gagnèrent à la culture des terres à fortes pentes qu'il eût mieux
valu, pour les garantir contre l'action des eaux, conserver boisées et
gazonnées. Dans le Velay et le 'Vivarais, dans les Cévennes et en Auvergne,
on déboisa les flancs abrupts des montagnes, en ne laissant des bouquets
d'arbres qu'aux plus hauts sommets. En Il y avait, dans tout le royaume, une immense étendue de communes, communaux
ou usages : bois, marais, pâtures, terres
vagues et vaines, qui appartenaient indivisément, de toute antiquité, aux
gens d'un village ou même de plusieurs, ou bien dont l'usage avait été
abandonné par le seigneur du lieu, ancien propriétaire du sol, aux paysans et
aux habitants. Ces droits de jouissance collective étaient avantageux aux
journaliers et aux pauvres gens, qui menaient paître dans les pâtures
communes une ou deux têtes de bétail, se chauffaient avec le bois mort de la
forêt, et s'y fournissaient de branchages et d'herbes ; mais ils avaient
beaucoup d'inconvénients. Les bois étaient dévastés, les pâtures piétinées et
gâtées. Les communautés négligentes ou pauvres, les seigneurs, à peine
intéressés à réparer le dégât, laissaient faire. La coutume autorisait bien
d'autres abus. Pour les propriétaires de troupeaux, le droit de parcours ou
de pacage était en certaines régions très étendu. La transhumance est de
règle dans les régions montagneuses, où les troupeaux montent l'été des
basses vallées dans les hautes prairies, et dans les pays chauds, comme C'est par des décisions particulières, et non par mesure
générale, que le Gouvernement régla la question du droit de parcours et des
communaux. Louis XV avait libéré du droit de parcours Quant au partage des communaux, il fut autorisé par un très grand nombre d'arrêts du Conseil, dans la plus grande partie des provinces, de 1770 à 1789 ; ce qui ne veut pas dire, au reste, que toutes ces autorisations aient été suivies du partage effectif. Là où il se fit, en général le seigneur prenait un tiers et laissait les deux autres aux habitants ; c'est le procédé dit du triage. Mais fallait-il partager ce reste entre tous les chefs de famille, ou seulement entre tous les propriétaires, et proportionnellement à l'importance de leurs biens-fonds ? Les décisions furent très différentes suivant les lieux et les coutumes. Le Gouvernement aurait été d'avis que les terres à diviser fussent réparties en portions égales entre les habitants, propriétaires ou non, A propos du partage de deux landes près de Crotton en Normandie, le Contrôleur général écrivait à l'intendant de Caen, en 1771 : Tout habitant a un droit égal sur ces terrains indivis. En donnant une espèce de propriété à des gens qui n'en ont aucune, on les attache à leur possession, on forme des chefs de famille et des citoyens. Mais il est probable qu'en beaucoup d'endroits les grands propriétaires se pourvurent largement. Les seigneurs, dira le cahier du Tiers-État de Bar-sur-Seine, se sont emparés des biens communaux de leurs paroisses et, par leur crédit et la crainte qu'ils ont inspirée, ils ont étouffé les plaintes des propriétaires et empêché leurs réclamations. Dans plus d'une province du Centre, de l'Est et du Midi, en Champagne, Bourbonnais, Franche-Comté, Lorraine, Barrois et Béarn, des terres vagues ne sortirent de l'indivision que pour passer à un seul propriétaire[5]. Le partage des communaux donna un peu de terre aux paysans, mais fut, en fin de compte, nuisible aux petits propriétaires et aux journaliers, qu'il priva du supplément des ressources de la foret et de la lande. L'indivision avait des partisans, même dans les Assemblées provinciales, qui étaient pourtant composées surtout de grands propriétaires. Une des Assemblées de Normandie — il y en avait trois pour la province — ayant été saisie de la proposition de faire des communaux trois parts égales, dont une serait attribuée au seigneur, une autre exploitée en régie au profit des pauvres, et la troisième divisée entre tous les paysans, ajourna sa décision. Le rapporteur de l'Assemblée provinciale des Trois-Évêchés constatait que l'opinion publique attribuait la diminution du bétail des paysans à celle des communaux. D'autres Assemblées provinciales exprimèrent les mêmes craintes. Le Gouvernement ne se contente pas d'intervenir par voie législative ; il encourage et stimule les efforts des propriétaires et des paysans. Les intendants : Dodard à Bourges, Du Cluzel à Tours, plantent des mûriers ou font distribuer des plants aux cultivateurs. L'intendant d'Alençon, Jullien, a huit pépinières. Bertier-de-Sauvigny, l(intendant de Paris, en a douze, qui fournissent toutes sortes d'arbres : hêtres, ormes, frênes, peupliers, platanes, mûriers, noyers, poiriers, pommiers, pruniers et même figuiers. En Corse, les intendants donnaient des primes à qui plantait des mûriers, des citronniers et des oliviers. Le Gouvernement introduit de nouvelles cultures ou
travaille à les répandre. Chazerat, qui fut intendant de Riom pendant tout le
règne de Louis XVI, fit distribuer aux cultivateurs des semences de turnep,
sorte de chou-rave employé par les Anglais pour la nourriture du bétail, et
qui vint très bien en Auvergne. L'intendant de Bordeaux, Dupré de Saint-Maur,
aurait voulu, malgré l'opposition de Comme moyen d'entretenir le bétail, le Gouvernement recommandait la création des prairies artificielles, et signalait comme excellentes plantes fourragères les trèfles, sainfoins, luzernes et vesces. Après la publication, en 1785, de l’Instruction sur les moyens de suppléer à la disette des fourrages, de Nanteuil, intendant du Poitou, engagea ses administrés à semer en juillet et en août des raves et des navets, et, en hiver, des turneps et du mais. Il offrit de faire venir des graines, de les distribuer gratis et promit de récompenser ceux qui les sèmeraient. En janvier 1786, il s'enquit de l'effet de ses recommandations : Quelles sont, écrivait-il à ses subdélégués, les précautions générales et particulières que les cultivateurs ont prises pour suppléer à la disette des fourrages ?... La police a-t-elle interdit pendant l'été dernier aux bestiaux l'entrée des prairies immédiatement après la coupe des herbes, afin que ce repos momentané pût produire des regains ? Il veut savoir si les cultivateurs ont pris le parti de semer sur la jachère de la vesce, du trèfle, de la luzerne, du maïs, des navets et turneps, du sarrasin et autres menus grains et légumes pour faire ce qu'ils appellent du coupage ou prairies artificielles en vert. Mais la masse des propriétaires et des fermiers s'entêtait, dans presque tout le royaume, à laisser reposer la terre un an sur trois, un an sur deux, au lieu de faire se succéder les cultures pour tirer du sol le plus grand produit. D'ailleurs l'avantage de la rotation n'a pas encore triomphé partout, même en notre temps, de la routine de la jachère. Le Gouvernement travaillait à améliorer par des croisements le bétail indigène ; il introduisait en France des races étrangères. Turgot fit acheter en Espagne 200 moutons mérinos qui furent envoyés dans les terres de Trudaine de Montigny, en Brie, et de M. de Barbançois en Berry. Ce dernier avait en 1786 un troupeau de mérinos ou métis mérinos de 3 500 têtes. Un arrêt du Conseil du 15 septembre 1776 avait décidé l'achat à l'étranger de bêtes à cornes et surtout de vaches laitières. Plus tard, on se procura en Allemagne et en Suisse des taureaux, et, en Espagne, des béliers pour remplacer le bétail que le manque de fourrage avait fait périr en 1785. On fit venir d'Espagne 334 brebis et 42 béliers pour la ferme expérimentale créée à Rambouillet en 1786. Des mesures furent prises contre les épizooties. Des arrêts du Conseil en 1774 et en 1775 prescrivirent aux vétérinaires de visiter les fermes et les villages où sévissait une maladie contagieuse, de faire abattre et ensevelir toutes les bêtes malades, de brûler les litières, les pailles, les fumiers des étables contaminées. Les intendants firent exécuter les règlements du Conseil et les leurs. L'ensemble de ces ordonnances est un véritable code de police sanitaire. Le Gouvernement disposait d'un personnel capable de l'appliquer. Il avait, en 1761, autorisé Bourgelat, directeur de l'école d'équitation de Lyon, à fonder dans cette ville la première école vétérinaire de France ; elle fut érigée trois ans après en école royale. A l'Ecole d'Alfort, créée en 1765, on enseignait la botanique, l'anatomie, la chirurgie, la médecine, la pharmacie et la chimie. Il y avait des élèves civils et des élèves militaires, et même des étrangers de diverses nationalités, attirés par le renom des cours. Arthur Young, qui visita l'école vétérinaire d’Alfort en octobre 1787, y vit une vaste salle bien aménagée pour la dissection des chevaux ; un grand cabinet où sont conservées dans l'esprit-de-vin les parties les plus intéressantes de leur corps, et aussi celles qui montrent l'effet des maladies. Une ferme ou ménagerie avait été adjointe à l'école. On y élevait des animaux domestiques et des animaux sauvages capables d'être domestiqués ou croisés : chèvres et boucs d'Angora, lamas, moutons d'Espagne, étalons et juments choisis dans les haras royaux. A la fin de l'Ancien Régime, l'agriculture est à la mode.
Quelques grands seigneurs, à l'exemple des landlords anglais, cultivent leurs
domaines, y élèvent des troupeaux, y créent des manufactures. L'un des
premiers, le marquis de Turbilly, au temps de Louis XV, avait cherché à
exploiter sa terre de Volandry, non loin de Lavoisier, propriétaire du domaine de Fréchines, sur la route de Blois à Vendôme, se fit le grand champion de l'agriculture. Elle est, disait-il, la première de toutes les fabriques, et la valeur de ses productions, estimée d'après des évaluations modérées, s'élève à plus de 2 milliards 500 millions. Il regrettait que l'Administration se préoccupât surtout du commerce, qui présentait des opérations plus brillantes, plus propres à illustrer un règne ou un ministère ; c'est pourquoi, pendant que l’agriculture faisait en Angleterre tics progrès rapides, elle est demeurée en France à peu près dans le même état où elle était au commencement de ce siècle ; cette différence est telle, qu’à bonté de terre égale, un arpent en Angleterre rend deux cinquièmes de plus qu'un arpent de même nature en France. Lavoisier recommandait aux capitalistes la culture de la terre : Un semblable placement d'argent,
disait-il à Ces conseils ne furent guère suivis. Sauf quelques grands seigneurs épris d'anglomanie ou de bien public, la noblesse, dit Arthur Young, n'avait pas plus l'idée de se livrer à l’agriculture ou d'en faire un objet de conversation... que de toute autre chose contraire à ses habitudes et à ses occupations journalières. Le vicomte de Noailles disait à l'Assemblée provinciale de l'Ile-de-France, en 1787 : Les seigneurs possédant de grands biens sont communément détournés des soins de la campagne par le service militaire, par des charges distinguées et des emplois honorifiques. Les bourgeois aimaient à posséder de la terre ; mais amateurs surtout de rentes et d'offices, ils ne risquaient des expériences qui pouvaient être ruineuses. Les livres sur l'agriculture abondaient ; mais ils étaient écrits souvent par des agriculteurs en chambre, qui ne calculaient jamais le prix d'un changement. Les sociétés d'agriculture étaient des académies qui couronnaient des mémoires, et n'étaient guère en état d'encourager financièrement l'introduction du turnep. La masse paysanne, si difficile à entraîner, se complaisait dans la routine. Malgré la louable bonne volonté de l'administration et de quelques particuliers, les progrès de l'agriculture paraissent avoir été médiocres dans l'ensemble du royaume. III. — L'INDUSTRIE ET LE COMMERCE[6]. L'ADMINISTRATION, au temps de Louis XVI, a continué d'encourager l'industrie par les moyens depuis longtemps employés : les subventions aux entreprises industrielles comme les manufactures de quincaillerie et de taillanderie en Auvergne, les fabriques de gants et de toiles en Dauphiné ; les papeteries à Limoges ; prêts sans intérêts aux fabricants ; distribution gratuite de machines et d'outils. Elle s’est préoccupée de l'éducation industrielle en répandant à profusion des instructions, qui signalaient aux intéressés des procédés nouveaux de fabrication. Elle a créé des enseignements scientifiques industriels au Collège de France et au Jardin du Roi, et fondé des écoles techniques : école royale de dessin en 1776 ; école des mines en 1783 ; école de dessin de Lyon ; école de dessin de Tours, où fut inauguré en 1781 un enseignement de dessin pour tissus de soie. Elle a stimulé l'esprit d'invention en distribuant ou en faisant distribuer au concours, par l'Académie des Sciences, des prix aux inventeurs. Elle a honoré le travail par des récompenses honorifiques. Un règlement du 28 décembre 1777 institue une commission formée du Contrôleur général, de trois conseillers d'État, d'intendants du commerce, de députés et d'inspecteurs du commerce : Sa Majesté, y est-il dit, désirant entretenir l'émulation par des motifs de gloire et d'honneur, a jugé à propos de fonder un prix annuel en faveur de toutes les personnes qui, en frayant de nouvelles routes à l'industrie nationale, ou en la perfectionnant essentiellement, auront servi l'État et mérité une marque publique de l'approbation de Sa Majesté. Cette marque serait une médaille d'or ayant à l'avers la tête du roi, et au revers une légende analogue au sujet. Louis XVI conféra à des fabricants l'ordre de Saint-Michel et même la noblesse. Depuis longtemps, de grands seigneurs s'intéressaient à
l'industrie. Au temps de Louis XVI, le comte de Provence protège la
faïencerie ; le comte d'Artois fait installer par son trésorier une fabrique
de produits chimiques à Javel ; il achète la forge de Ruelle ; le duc
d'Orléans crée des verreries à Villers-Cotterêts[7] ; le duc de Larochefoucauld-Liancourt
possède une manufacture de toiles et de tissus mêlés, fil et coton ; les
Ségur, les Montmorency, les Depuis le milieu du siècle, sous la pression des économistes, un régime de liberté avait commencé de s'introduire dans l'industrie. Trop hâtivement, Turgot avait entrepris de détruire les maîtrises et jurandes, mais, après sa disgrâce, Clugny, son successeur, n'essaya pas de restaurer en son entier le régime ancien de l'industrie. Un édit d'avril 1777 interdit l'organisation corporative du travail en dehors des villes et des faubourgs, et, même dans cette zone limitée, il restreignit le nombre des corporations. Il groupa celles qui se rapprochaient le plus par leurs travaux et qui étaient souvent en conflit de concurrence : orfèvres, batteurs et tireurs d'or ; — fripiers et tailleurs ; — couteliers, armuriers et autres travailleurs de l'acier. Il supprima, en principe du moins, les frais de maîtrise, les présents aux jurés, les banquets de corps. Quand les métiers eurent été ainsi groupés, le nombre en fut assez restreint : 52 à Paris, 41 à Lyon, ailleurs 25 au maximum, et l'édit portait que le chiffre ne serait pas dépassé à l'avenir. Tous les métiers qui n'étaient pas compris dans ce règlement demeuraient libres. En 1778, Necker, dans une circulaire aux intendants, réserva aux fabricants qui se soumettraient aux règlements, les plombs et marques attestant officiellement la qualité de la marchandise ; mais il ajoutait : Quant aux fabricants qui se croiront assez d'intelligence et d'industrie pour imaginer des combinaisons nouvelles ou qui s'en écarteront par système ou par ignorance et conserveront pourtant l'espérance de trouver des acheteurs, ils jouiront d'une entière liberté... Ils devront seulement, pour que l'acheteur soit averti, mettre à leurs étoffes une lisière distincte. Enfin, dans les lettres patentes du 3 mai 1779, il était dit au préambule : Considérant cette question dans toute son étendue, nous avons remarqué que, si les règlements sont utiles pour servir de frein à la cupidité mal entendue, et pour assurer la confiance publique, ces mêmes institutions ne devaient pas s'étendre jusqu'au point de circonscrire l'imagination et le génie d'un homme industrieux, et encore moins jusqu'à résister à la succession des modes et à la diversité des goûts. Le Roi déclarait avoir consulté les chambres de commerce et les diverses personnes versées dans cette matière, et avoir voulu simplifier les nouveaux règlements et les adapter aux temps actuels, aux usages et aux connaissances acquises par l'expérience. On était donc tout près, à la veille de En réponse au marquis de Mirabeau, qui dénonçait la misère générale, un statisticien, Messance avait écrit en 1766 : Toutes les personnes instruites conviennent que le commerce a fait des progrès surprenants depuis quarante ans ; que les manufactures du royaume sont présentement beaucoup plus occupées qu'elles ne l'avaient jamais été ; que, malgré le progrès des anciennes fabriques et manufactures, il s'en est introduit dans ce royaume un grand nombre de nouvelles, inconnues à nos pères. Un moment arrêtée par la guerre de Sept Ans, l'industrie reprit sa marche en avant et, sous Louis XVI, malgré quelques heurts, elle l'accéléra. Le rendement des manufactures en 1788, évalué sans preuves par l'inspecteur du commerce Tolozan à 525 millions, aurait été en réalité de 1 milliard ; mais il n'est pas possible d'arriver, dans l'état actuel de nos connaissances, à des évaluations exactes[8]. Les faits particuliers au règne de Louis XVI, sont :
l'accroissement du nombre des forges et fonderies. Jusque-là, Au XVIIIe siècle s'est produit en Angleterre un changement
dans l'outillage, qui devait bouleverser les conditions du travail et de la
production dans le monde entier. Un Anglais, John Kay, avait inventé la
navette volante, Fly shuttle, qui permettait de tisser des étoffes
plus larges, en allant plus vite ; mais, pour ne pas laisser chômer les
tisserands, il fallut trouver un moyen plus rapide de filer. Hargreaves
substitua au rouet De ces inventions, Le grand industriel gallois, Wilkinson, qui, lui aussi,
introduisit en France des inventions d'Angleterre, ne se mit à la solde de personne.
Il construisit des soufflets en fer, des tuyaux de fonte de toutes
proportions, un pont métallique sur le Severn, un bateau fait de plaques de
tôle boulonnées. Le Maître du fer, comme on
l'appelait en Angleterre, vint installer dans une île de La machine et la vapeur ont donc fait leur entrée dans le monde du travail. Par elles, se précipitent le progrès de la grande industrie, la substitution de l'usine au petit atelier de famille, celle du grand patron, l'entrepreneur, comme on disait, au petit patron, qui mettait la main à l'œuvre. Dans le commerce, comme dans l'industrie, le Gouvernement oscilla entre la réglementation et la liberté. Le commerce intérieur était, comme on sait, entravé par
une ligne de douanes intérieures, qui séparait du reste du royaume l'étendue des cinq grosses fermes ; par les douanes
particulières d'anciennes provinces françaises restées en dehors de cette
étendue, et qui étaient réputées étrangères ;
par l'exterritorialité douanière des provinces récemment conquises :
Lorraine, Alsace, Trois-Évêchés, que l’on appelait pays d'étranger effectif, et qui étaient fermées du côté
de Le commerce intérieur demeura donc très gêné, comme à
l’époque antérieure[10]. Cependant le
développement du réseau de routes facilita les transports et en diminua les
prix. Toutes les grandes villes du royaume étaient désormais reliées entre
elles et avec Paris ; le service des Postes, très développé par Turgot et ses
successeurs, rendait des services considérables ; on voit se multiplier les
entreprises de roulage pour le transport des
marchandises. Mais les grands faits nouveaux en matière commerciale, à
l’époque de Louis XVI, furent le rétablissement de En 1769, comme on l'a vu, Un grand effort pour étendre le domaine colonial, si
réduit, de Les îles de France et de Bourbon, où En Afrique, les comptoirs de Guinée et du Sénégal
faisaient le commerce de l’ivoire, de la poudre d'or et de la gomme. Mais,
sur toute cette côte, la principale marchandise était les Noirs — le bois
d'ébène — qu’on achetait aux roitelets du pays pour les transporter dans les
colonies. Sous Louis XVI, le commerce avec les pays barbaresques
prit, sauf au Maroc, où il resta stationnaire, un développement qu'il n'avait
jamais atteint. D'un million de livres en 1740, il passa en 1788 à Presque tout ce trafic avait été accaparé par les
Marseillais. La situation n'était pas aussi bonne dans le Levant. Marseille y importait les draps du Languedoc, la verroterie de Rouen, les quincailleries du Forez, la cassonade des Antilles ; elle en exportait les cuirs verts pour les tanneries de Provence et du Languedoc, la gomme arabique, l'encens, les drogues médicinales, les tapis de Perse, les raisins de Damas. Mais les draps du Languedoc, qui faisaient la plus grosse part des importations, tombèrent en un tel décri dans les Échelles qu'en 1784, 6.000 ballots restèrent pour compte à Marseille et que le nombre de pièces vendues, qui était monté en 1776 à 103.812, chiffre sans précédent, descendit à 46.255 en 1778 et tomba en 1789 à 25.215. Le fléchissement des draps a dû beaucoup réduire le commerce du Levant. Marseille, qui était port franc et l’un des grands
fournisseurs par voie de terre de Le commerce le plus florissant était celui que faisait la
métropole avec les colonies. Saint-Domingue, Jamais le commerce colonial n'a été, sous l'ancien régime,
aussi actif et aussi prospère qu'au temps de Louis XVI. L'ensemble des échanges
entre La rupture des États-Unis avec l'Angleterre fut très avantageuse aux Antilles françaises, en transformant en commerce régulier les relations de contrebande qu'elles avaient avec les colons anglo-américains. En janvier 1778, Vergennes avait conclu avec les États-Unis un traité d'amitié et de commerce, et il engageait les Américains à venir dans les ports français composer des assortiments de marchandises. Un règlement du Conseil les autorisa à aller échanger, dans les entrepôts des îles françaises, leurs produits contre ceux de France. Des considérations diplomatiques et quelque préférence
pour les doctrines physiocratiques disposaient Vergennes à la pratique de la
liberté commerciale. Ce ministre pensait consolider la paix entre les
puissances par la multiplication des échanges et la solidarité des intérêts.
En juillet 178-4, il céda à A la guerre de tarifs ou même d'interdiction que les deux
pays s'étaient faite au cours du siècle, il voulut substituer un accord basé
sur des concessions réciproques et sur l'abaissement des droits. Aussi le traité qui fut signé le 26 septembre 1786
était-il avantageux surtout à l'Angleterre. Les vins de France, il est vrai,
étaient taxés comme les vins du Portugal, Les Anglais, poussant à bout leur avantage, appliquèrent les clauses du traité en toute rigueur ; en France, les agents des fermes, par négligence ou par ignorance, admirent les produits anglais au prix de leur valeur déclarée, qui était souvent inférieure à leur valeur réelle, réduisant ainsi les droits d'entrée de 12 à 3 et même à 2 p. 100. Cependant le traité fut aussi mal accueilli en Angleterre
qu'en France, chaque peuple trouvant que l'autre avait été favorisé. Mais les
industriels français seuls pouvaient légitimement reprocher à Vergennes et à
ses négociateurs d'avoir sacrifié leurs intérêts au désir d'assurer la paix
avec l'Angleterre. Les Chambres de commerce protestèrent ou contre le traité
ou contre l'interprétation rigoureuse qu'en faisait la douane anglaise ; les
Lyonnais crièrent à la trahison. Mais le traité fut, comme l'espéraient
Vergennes et Rayneval, avantageux à l'agriculture. L'inspecteur du commerce
Dupont de Nemours, dans une brochure anonyme, montra que, dans les huit mois
qui suivirent la signature du traité, l'exportation des vins de France avait
augmenté de 20.000 barriques, c'est-à-dire quadruplé, que celle des
eaux-de-vie et des vinaigres avait triplé. Mais Roland de L'industrie française fut rudement éprouvée, mais c'était peut-être pour son bien. Elle fit effort, à ce qu'il semble, pour lutter contre la concurrence anglaise, pour perfectionner ses méthodes, changer son outillage et se rendre capable de produire à aussi bon marché que les Anglais. Les importations françaises en Angleterre, qui étaient en 1787 de 37 millions, montèrent en 1792 à 59 millions. Il est vrai que les importations anglaises en France passèrent dans le même temps de 48 à 86 millions. La balance du commerce restait donc en faveur de l'Angleterre de 27 millions ; mais, sur cette différence, pour combien fallait-il compter la houille[11] et les matières premières que rendaient nécessaire la transformation de l’outillage et le travail des manufactures ? Ces chiffres qu'où cite pour prouver le déclin de l'industrie française ne prouveraient-ils pas, tout bien considéré, un réveil de son activité ? Ainsi pensait le député Goudard, dans le rapport présenté à l'Assemblée constituante le 24 août 1791, au nom des Comités d'agriculture et du commerce : On avait prétendu, disait-il, que le traité de commerce avec l'Angleterre anéantirait notre commerce et nos manufactures. U est positif aujourd'hui qu'il les a régénérées, que notre commerce n'a jamais été plus prospère ni nos manufactures plus florissantes, qu'elles imitent les manufactures anglaises que les prix de revient sont plus bas et que de nouveaux débouchés s'ouvrent chaque jour pour elles. Seulement les premiers effets du traité de Londres avaient
été désastreux pour plusieurs industries ; ils amenèrent une crise ouvrière
qui sera, comme on verra, un des prodromes de En somme, vers l'année 1789, le commerce français était en
progrès dans toute l'Europe, sauf en Espagne, où l'industrie nationale
cherchait à s'organiser, et en Hollande, que l'embarras de ses finances
obligeait à se restreindre. En 1787, il était en avance d'environ 100
millions sur la fin du règne de Louis XV. Le chiffre total des importations
et des exportations, y compris les colonies, atteignait, en 1789, 1 milliard
153 millions. Les importations consistaient en matières premières, rainerais
ou laines, marchandises, huiles d'olive, blés et poissons, épices venant des
colonies ou des autres pays tropicaux. Les exportations étaient pour les 30 %
des produits agricoles, du bétail et, pour le reste, des objets manufacturés,
soieries, lingerie fine, draperies, articles de mode. De tous les pays du
monde il n'en était pas, sauf l'Angleterre, de plus prospère que |
[1]
SOURCES. Procès-verbaux
de l'administration générale de l’agriculture au contrôle général des finances,
p. p. Pigeonneau et de Foville, Paris, 1882. Lavoisier, Œuvres économiques,
p. p. Grimaux, au t. VI de ses Œuvres, Paris, 1893. Les Procès-verbaux
des différentes assemblées provinciales (Bibl. Nat., LK18). Sénac de Meilhan, Du
gouvernement, des mœurs et des conditions en France avant
OUVRAGES
A CONSULTER. Ardascheff, Les intendants de province sous Louis XVI,
trad. du russe par Jousserandot, Paris, 1909. Grimaux, Lavoisier d'après ses
manuscrits, Paris, 1899. Legrand, Sénac de Meilhan et l'intendance de
Hainaut sous Louis XVI, Paris, 1868. D'Arbois de Jubainville, L'administration
des intendants d'après les Archives de l'Aube, Paris,
Vignon, Études historiques sur l'administration des
voies publiques, 4 vol., Paris, 1862-1881. Debauve, Les travaux publics
et les ingénieurs des Ponts-et-Chaussées depuis le XVIIe siècle, Paris,
1893. Des Cilleuls, Origine et développement des travaux publics en France,
Paris, 1896. Letaconnoux, Les transports en France au XVIIIe siècle,
dans
[2] Il ne faut pas confondre ces assemblées consultatives avec les municipalités établies partout en 1787 et qui donnèrent aux communautés de village une constitution organique.
[3] SOURCES. Procès-verbaux de l'administration de l'agriculture : procès-verbaux des Assemblées provinciales. Œuvres de Lavoisier ; A. Young, indiqués ci-dessus. Recueil contenant les délibérations de la société royale d'agriculture de Paris, Paris, 1783. Rigby, Lettres de France en 1789, trad. de l'anglais par Caillet, Paris, 1909. Montlosier, Mémoires, t. I, 1830.
OUVRAGES
A CONSULTER. Kovalewski.
[4] Parmi les curés agronomes était le curé d'Embermesnil, l'abbé Grégoire. Tout l'Ordre des Génovéfains fut pour ainsi dire affilié au Comité par le Procureur général de l'Ordre, le chanoine Lefèvre.
[5] Il est intéressant de remarquer qu'en Angleterre, au XVIIIe siècle aussi, eut lieu une immense opération agraire. Les grands propriétaires fonciers firent voter par le Parlement, où ils étaient tout-puissants, un nouveau lotissement et une redistribution d'immenses étendues de terres dites open fields, divisées en rectangles que séparait le plus souvent un simple ruban de gazon et qui étaient si étroits qu'il fallait nécessairement les cultiver en commun et permettre après la récolte, seule opération de propriété individuelle, le pacage en commun des troupeaux de tous les propriétaires de l'open field. Ce régime de collectivisme partiel était favorable aux petits propriétaires, qui profitaient de l’outillage commun, et aux journaliers, qui liraient des communaux et des bois de l'open field un supplément de ressources, mais il gênait les grands propriétaires, possesseurs d'un très grand nombre de lots, souvent très éloignés, et qui n'avaient pas intérêt à bien cultiver. Des commissaires du Parlement redivisèrent et redistribuèrent les terres ; ils réunirent les lots dispersés, fixèrent à chacun sa part, permirent les clôtures, abolirent la culture et la pâture communes. Les communaux furent aussi divisés entre les propriétaires au prorata de l'étendue de chaque propriété et du nombre de tètes de bétail. Les grands propriétaires purent à leur gré faire de la culture intensive et de l'élevage. Les petits, réduits à leur maigre outillage, vendirent leurs champs ou se ruinèrent. La classe des petits propriétaires acheva de disparaître, la grande propriété s'étendit encore. Les journaliers, réduits à des salaires de famine, allèrent grossir le prolétariat des villes industrielles.
[6]
SOURCES. Inventaire
analytique des procès-verbaux du Conseil de commerce, p. p. Bonnassieux et
Lelong. Paris, 1900. Encyclopédie méthodique, parties Arts et
Manufactures (par Roland de
OUVRAGES
A CONSULTER. Des Cilleuls, Histoire et régime de la grande industrie
en France aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, 1898. Mantoux, La
révolution industrielle au XVIIIe siècle. Essai sur les commencements de la
grande industrie moderne en Angleterre, Paris,
Voir Hist. de France, VIII, 1, le livre IV, l'Economie sociale. M. Levasseur, dans l’Histoire des classes ouvrières, 1re éd., II, p. 671, constate que la répartition géographique (de l'industrie) n’a pas changé d'une manière très sensible dans le cours du XVIIIe siècle. Voir aussi Hist. de France, VIII, 2, le chapitre V du livre III.
[7] Ces faits sont empruntés à un ouvrage manuscrit de M. P. Boissonnade, Le régime des manufactures royales de France avant 1789.
[8]
Des procès-verbaux d'Assemblées provinciales donnent des renseignements précis.
Par exemple un rapport fait en novembre 1787 à l'Assemblée provinciale de
Haute-Normandie calcule que l'on fabrique annuellement dans la généralité de
Rouen environ 500.000 pièces de toiles et toileries de coton, d'une valeur de
45 à 50 millions, et, à Rouen et aux environs. 86000 douzaines de bonnets ou de
paires de bas de coton, d’une valeur de
[9]
La prospérité des industries d'art et de luxe s'est maintenue : les produits
des manufactures de porcelaines de Sèvres, des manufactures de tapisseries et
tentures des Gobelins, de
[10] Le commerce des grains est resté soumis à la réglementation administrative, visant à éviter les disettes. L'exportation est tantôt permise, tantôt défendue, suivant l'abondance ou l'insuffisance des récoltes ; des primes sont parfois données à l'importation. En 1788, la récolte ayant été mauvaise. Necker renouvelle les anciennes prescriptions contre l'exportation el les accaparements: on verra que le résultat de ces mesures fut de propager l'inquiétude dans tout le royaume, et de faire serrer les grains par les cultivateurs. Les prix, dit Young, s'élevèrent, et quand ils s'élèvent en France, il s'ensuit immédiatement des malheurs : la violence de la populace rend le commerce intérieur dangereux.
[11] L'importation de la houille, de 1787 à 1789, dépassa 400.000 tonnes, dont 188 pour la seule année 1788. (Des Cilleuls, Histoire et régime de la grande industrie en France, p. 38.)