HISTOIRE DE FRANCE

 

LIVRE III. — LA VIE SOCIALE.

CHAPITRE IV. — LA HAUTE MAGISTRATURE[1].

 

 

I. — LA MAGISTRATURE DANS LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE.

LA haute magistrature occupe dans la société française une place plus considérable encore qu'au temps de Louis XIV. En vieillissant, la Noblesse de robe est devenue plus vénérable ; les noms des d'Ormesson, des Joly de Fleury, des Lepelletier, des Mole, des Malesherbes, des d'Aguesseau, des Séguier, des Pasquier sont de grands noms de France. Cette aristocratie a continué de s’enrichir ; les Mole, les Rosambo, les Malesherbes comptent parmi les plus riches familles du royaume. Le premier Président d’Aligre a 700.000 livres de revenus. Dans les provinces, par exemple en Bourgogne, les Pelletier de Cléry, les Saint-Seine, les Micault de Courbeton et les Filsjean, en Dauphiné, les Bérulle et les Ornacieux, en Guyenne les Pelet d’Anglade et les de Saïge, possèdent de grands domaines seigneuriaux. Les riches parlementaires ont hôtels en ville, châteaux à la campagne et mènent la grande vie : quelques-uns se donnent ce luxe des grands seigneurs, les dettes ; un Joly de Fleury doit un million, et un Lamoignon 1.900.000 livres. Au reste, il faut faire ici la même réserve que pour le Clergé et la Noblesse et ne point imputer à toute la magistrature les défauts ou les vices de quelques magistrats ; car le plus grand nombre vivait honorablement. D’Argenson disait : La magistrature est la plus estimable partie de la nation pour ses mœurs.

De plus en plus, elle se rapproche de la Noblesse. Le rapprochement ne va pas jusqu'à l’intimité, ni même jusqu'à la mutuelle estime. Les gens de robe n'estiment pas les gens de cour, et les dames de la Noblesse d'épée reprochent aux dames de la magistrature de n'avoir pas l'usage du monde. Les magistrats vivent surtout entre eux, et leur commerce entretient leur orgueil. Pourtant les deux Noblesses se rencontrent dans les salons de Paris et dans les châteaux. Elles se mêlent par des mariages. Au témoignage de Duclos, il ne meurt pas un homme de qualité sans que la moitié de la robe n'en porte le deuil ; c'est un devoir qu'elle remplit au centième degré. Puis, dans plusieurs provinces, des nobles font fonction de magistrature, notamment en Provence. Enfin plusieurs parlements ont déridé que nul ne pourrait entrer chez eux qui ne présenterait pas au moins quatre quartiers dûment vérifiés ; par exemple, les Parlements de Rennes, de Rouen et de Grenoble.

L'usage de la transmission héréditaire des charges et l’obligation de présenter les quatre quartiers eurent pour conséquence l'abaissement du prix des offices. Les riches roturiers se déshabituèrent de les rechercher. Un rapport présenté au Comité de judicature de l'Assemblée nationale, le 2 septembre 1790, constatera que, dans certains parlements, la prétention de n'admettre que des nobles a rabaissé à 15.000 livres, dans les ventes, des offices fixés à plus de 50.000 livres en 1774 et par les édits de création eux-mêmes. Une charge de président à mortier au Parlement de Paris, qui se vendait 350.000 livres en 1666, vaut moins de 200.000 livres en 1789 ; le 2 mai 1791, 23 offices de ce Parlement, dont 10 de présidents à mortier et 13 de conseillers sont évalués 2.767.227 livres ; et les offices de conseillers, d'après une liquidation des 28 et 29 mai, valent 50.000 livres, ceux de présidents à mortier 166.000 livres. En 1775, les charges de conseillers au Parlement de Rouen sont évaluées de 30 à 35 000 livres ; celles du Parlement de Dijon, le 8 juin 1791, à 34.000 livres ; 70 offices de conseillers au Parlement de Bordeaux sont liquidés, le 2 mai 1791, à 2.159.209 livres, soit 30.000 livres chacun ; au Parlement de Bretagne, une charge de président à mortier, achetée 160.000 livres en 1699, n'en vaut plus que 87.000 en 1784 ; le prix d'un office de conseiller, limité en 1666 à 100.000 livres, atteint rarement 55.000 livres entre 1730 et 1765, et, après le second rappel du Parlement, en 1788, le prix de vente moyen est de 30 à 32.000 livres[2].

Ainsi se faisait sentir, par la dépréciation des offices et par l'amoindrissement du recrutement, une sorte de dépérissement de la magistrature, au moment où elle prétendait plus que jamais jouer un grand rôle dans l'État.

 

II. — LES ABUS ET LES TENTATIVES DE RÉFORMES.

LES défauts reprochés depuis longtemps à la magistrature, et qui en avaient fait souhaiter la réforme à Colbert et à plusieurs des conseillers de Louis XIV, ont persisté et empiré. Les ordonnances, qui exigeaient l’âge de vingt-six ans pour être conseiller et de quarante ans pour être président, ne sont pas observées. A Paris, Bochard de Saron est conseiller à dix-huit ans, avocat général à vingt-trois, président à mortier à vingt-cinq ; Joly de Fleury est procureur général à vingt-huit ans. Il arrive souvent que des jeunes gens, devenus magistrats, soient incapables de bien remplir leurs fonctions. Les ordonnances défendaient de les installer avant de s'être enquis de leur mérite ; mais cette enquête se réduisait à un procès-verbal rédigé d'avance par des subalternes. Dans les universités, où il n'avait jamais paru auparavant, un candidat aux offices de judicature allait se pourvoir, moyennant finance, de parchemins attestant des études qu'il n'avait pas faites ; avec des dispenses d'âge, il pouvait conquérir, en quelques jours, tous ses grades.

Mal purgés du lait de leur nourrice, dit l'avocat général Servan, les magistrats savent tout, sans avoir rien appris. Ils se couchent la veille enfants et ignorants, pour se réveiller le lendemain sages et savants, maîtres de la fortune et de la vie des hommes, plus qu'hommes enfin !

Il y eut des magistrats savants, par exemple : à Paris, les astronomes Dionis du Séjour et Bochard de Saron et l'helléniste d'Ormesson du Noyseau, et, à Dijon, le chimiste Guyton de Morveau. Dans presque toutes les Cours on trouvait des hommes distingués. Quelques-uns feront bonne figure dans les assemblées révolutionnaires ; mais la grande majorité semble avoir été très médiocre.

La magistrature n'était pas laborieuse. Des magistrats s'octroyaient de telles vacances que l'année judiciaire se réduisait pour eux à quatre ou cinq mois ; la minorité déjuges assidus ne suffisait pas à empêcher l'encombrement des greffes.

Le très vieil abus des sollicitations provoque toujours les mêmes scandales. Les plaideurs mettent en jeu toutes les influences. Il y a même des agences clandestines, par exemple à Toulouse, qui s'engagent, moyennant finance, à faire auprès des juges toutes les démarches utiles.

De même, l'abus des épices et des vacations. Quand les juges achètent leur emploi, disait Guibert dans son Éloge de l’Hospital, il faut bien que la justice se vende. Bien que l'ordonnance de 1667 prescrive d'expédier les affaires à l'audience, verbalement et sans frais, presque tous les procès sont appointés, c'est-à-dire traités par écrit, au bénéfice des juges, qui multiplient les écritures, et qui évaluent arbitrairement les vacations, c'est-à-dire le temps employé à l'examen d'une affaire ou à la rédaction du rapport. Dans un mémoire au Roi écrit en février 1784, sur la réforme de la justice, le président Lamoignon, futur Garde des Sceaux, se demande d'où vient la répugnance des juges à juger à l'audience, et répond : Il est triste de le dire, c'est l'intérêt particulier qui les conduit ; les affaires appointées sont lucratives, celles jugées à l'audience ne produisent rien. On disait que le premier président d’Aligre avait touché en dix-sept ans des vacations qui supposaient quatre cents ans de travail. On cite une affaire où il fut signifié 2.800 rôles et compté 3.300 vacations, celles-ci ayant coûté 33.000 livres, et ceux-là 252.000.

Les rapporteurs, les présidents, les gens du parquet, ne pouvant suffire à voir toutes ces procédures, prennent des secrétaires pour les aider. Ceux-ci s'attribuent des droits que l’on paye, par crainte d'être desservi par eux si l’on s'y refusait. On assure que le secrétaire de Séguier tirait de sa place jusqu'à 30.000 livres. Les secrétaires examinaient les dossiers, préparaient la solution des affaires, rédigeaient les projets d'arrêts et les harangues. Ils étaient souvent indispensables au patron ; d'Aligre, séparé de Dufour, aurait été un corps sans âme, comme Séguier séparé de Ciran.

Les greffiers surchargent les conclusions et les arrêts d'un fatras d'extraits de procédure dont le justiciable payait la copie. Les magistrats, dit Lamoignon, sans en avoir le droit, leur abandonnent le jugement des demandes provisoires des plaideurs sur l'exécution des jugements rendus par les premiers juges. Les greffiers accueillent ces demandes sans distinction pour ainsi dire, afin d'augmenter le produit de leurs greffes, et ils les font revêtir de la signature d’un juge, qui paraît avoir été rapporteur, et d'un président qui est supposé avoir assisté au rapport sans que néanmoins aucun des deux ait la moindre connaissance de l'arrêt qu'il signa.

Les avocats n'ont plus la même importance dans les tribunaux depuis qu'on n'y expédie plus les affaires à l'audience. Au contraire, les procureurs, qui exerçaient les fonctions des avoués actuels, sont de plus en plus nombreux. Ils multiplient les actes par cupidité et le font avec d'autant plus de sécurité que les magistrats qui rapportent et qui jugent ont même intérêt qu'eux. Aux procureurs, il faut ajouter les huissiers. Tel des 800 procureurs et des 500 huissiers qui instrumentent au Châtelet et au Parlement tire de sa charge 40 ou 50.000 livres, et roule carrosse aux dépens des plaideurs. J'ai vu, avoue Miromesnil en 1772, dans ses Lettres sur l'état de la magistrature, des vexations à faire saigner le cœur.

L'énormité des abus révoltait le public. Dans le Parlement même, des protestations s'élevèrent. Les magistrats des Enquêtes qui n'avaient point part à ces bénéfices s'indignaient contre les rapines des grands chambriers épiciers, et couveurs de sacs à procès. En mars 1783, sur la proposition du président Lamoignon, une commission fut nommée, où siégèrent les présidents à mortier et quatre conseillers de la Grand'Chambre, un conseiller de chacune des Chambres des enquêtes, un conseiller de la Chambre des requêtes, et les gens du Roi. Le public n'eut pas grande confiance en cette tentative. Il s’amusa d’un pamphlet, attribué à Lamoignon, la Conversation familière de M. l'abbé Sauveur, conseiller de Grand'Chambre avec Mlle Sauveur, sa très honorée sœur, où l'abbé disait à sa sœur :

Les beaux esprits des Enquêtes sont venus chez nous faire un vacarme épouvantable pour proposer une réforme.... Ces drôles veulent tout réformer : présidents, conseillers, secrétaires, greffiers, procureurs, avocats, procédure. Voilà-l-il pas une belle histoire ? Réformer la procédure. Prétendent-ils qu'à mon âge j'aille apprendre une nouvelle manière de juger ? J'ai ma routine, moi...

La commission était partagée en réformistes, qu'on appelait Zelanti, et en anti-réformistes, qu'on appelait les Épiciers. Parmi ceux-là étaient Lamoignon, Le Pelletier de Rosambo, le Pelletier de Saint-Fargeau, Bochard de Saron ; parmi ceux-ci, le premier président d'Aligre et cinq présidents à mortier. Les vacances arrivèrent sans que la commission, qui se réunissait une fois par semaine, eût achevé son travail. L'année d'après, le Roi, après avoir lu le mémoire de Lamoignon sur la réforme de la justice, fit savoir qu'il désirait cette réforme. Le 7 mai 1784, le conseiller rapporteur Lefèvre d'Amécourt lut aux Chambres assemblées un projet de mémoire au Roi. Il exposa que les officiers inférieurs s'étaient rendus coupables de grands abus, que les greffiers exigeaient pour la prompte expédition des arrêts des sommes déraisonnables ; mais, dit-il, cette exaction ne serait pas restée impunie, si elle avait été déférée à la justice. Il convint que les frais de justice étaient immenses, et rendaient la justice presque inaccessible. Il proposait de supprimer tous les frais de justice, non seulement les droits perçus par les juges, mais les droits du Roi, c'est-à-dire les impôts levés dans les procès, tels que le droit de papier timbré ; il proposait aussi de remplacer les épices et les vacations par des gages en rapport avec le prix des charges. Par 56 voix contre 38, le projet de mémoire au Roi fut adopté. Mais c'était une bien grande réforme qui s'y trouvait proposée ; Lamoignon en aurait souhaité une plus modérée, une taxation des épices et des vacations, et il espérait la faire réussir. Le conseiller rapporteur demandait l'impossible, et il le savait bien, semble-t-il, et on l'accusa de demander trop, pour ne rien obtenir. Le Roi, en effet, s'excusa ; il n'ignorait pas, répondit-il, que les droits établis sur les actes de la procédure étaient onéreux à ceux de ses sujets qui étaient obligés de recourir à ses tribunaux ; il voudrait bien pouvoir les supprimer, ou, du moins, les modérer, mais, disait-il, je dois avant tout pourvoir au paiement des dettes de mon État, et à celles de la dernière guerre. Il ne pouvait pas non plus supprimer les épiées et les vacations, en y substituant des appointements proportionnés à la finance des offices et aux travaux des magistrats, car son esprit de justice ne permettait pas qu'il fit une distinction en faveur de son Parlement de Paris, sans la rendre commune à toutes les cours et juridictions de son royaume. Elle aussi aurait coûté trop cher. La réforme fut abandonnée.

La procédure criminelle avait gardé de vieux usages contre lesquels protestaient les Philosophes. Montesquieu avait condamné la torture et toute la barbarie des lois pénales. Le beau livre où l’Italien Beccaria réclamait l'adoucissement des lois pénales eut un succès considérable, dès qu'il fut traduit en français, en 1764. Voltaire, dans ses derniers écrits, le Commentaire des Délits et des Peines et le Prix de la Justice et de l’Humanité, parus en 1776 et 1777, ridiculisa et flétrit la procédure secrète imitée de l'inquisition, les ordonnances criminelles combinées pour la ruine des citoyens, la disproportion entre les délits et les châtiments, les jugements mal motivés, la torture, les pénalités atroces, l’abominable régime des prisons et la mauvaise volonté opposée par les cours aux instances en révision. Quelques réformes furent faites cependant. La question préparatoire, c'est-à-dire la torture appliquée à l'accusé pour lui arracher des aveux, fut abolie en 1780 par une Déclaration du 24 août ; une Déclaration du 1er mai 1788 mit à l'essai l’abolition de la question préalable, celle que Ton appliquait aux condamnés à mort pour les forcer à dénoncer leurs complices ; l'abolition ne sera rendue définitive que par la loi du 9 octobre 1789.

Le régime des prisons fut adouci. Les prisons du Parlement de Paris étaient la Conciergerie du Palais, le Grand et le Petit Châtelet et le For l’Évêque. Des magistrats en ont décrit les horreurs dans le Projet concernant rétablissement de nouvelles prisons dans la capitale par un magistrat, paru en 1776, et dans les Observations sur les prisons de Paris, que le président Lamoignon publia en 1779. On lit dans les Observations que la Conciergerie est la seule prison qui puisse à la rigueur subsister et dont le séjour ne soit pas mortel ; l'infirmerie pourtant y est malsaine, basse d'étage et encombrée de malades, que l'on couche quatre ou cinq dans le même lit. Les cachots du For l'Évêque et du Petit Châtelet sont des bouges sans jour et sans air, où condamnés et prévenus, quelle que soit la nature du délit ou du crime, sont confondus, couchent sur la paille et sont nourris de vingt-deux onces de pain par jour. Au For l’Évêque, des cachots souterrains, larges de cinq pieds et longs de six sont au niveau de la rivière ; la seule épaisseur des murs les protège de l’inondation, et, toute l’année, l’eau filtre à travers les murs. En 1782, les prisons du For l’Évêque et du Petit Châtelet furent détruites. L'hôtel de la Force fut accommodé en prison et affecté aux prisonniers pour dettes civiles. Le public, admis à visiter la maison lorsqu'elle fut inaugurée, admira qu'il y eût des lits dans la plupart des chambres, avec matelas et couvertures, des infirmeries salubres, et des fontaines. Les prisonniers recevaient une livre et demie de pain par jour, des légumes et de la viande.

 

III. — PROCÈS RETENTISSANTS.

LA magistrature n'aimait pas que l'on discutât ses arrêts ni qu'on résistances de en retardât l'exécution. Elle protestait contre les lettres de séance accordées par le Roi. Lorsqu'une ordonnance de 1788 prescrivit le délai d'un mois entre l'arrêt et l'exécution, l'avocat général Séguier objecta que l'humanité ne permettait pas qu'un condamné demeurât trente jours entre la vie et la mort. Pourtant les erreurs judiciaires étaient fréquentes.

Des épisodes qui firent grand bruit montrèrent la résistance des parlements à laisser contester leur justice.

En 1777, le fils de Lally-Tollendal demanda au Conseil du Roi la réhabilitation de son père. Un grand parti, qu'on appela le parti bleu, se déclara pour lui parmi les courtisans, les militaires, les Philosophes et les libellistes, dans les salons et les cafés. On appela parti noir celui des magistrats. Au mois de mai 1778, le Conseil cassa l'arrêt de 1766, pour vice de forme : les juges de 1766, au lieu d'instruire le procès de tous les membres du Conseil de l'Inde, avaient jugé le seul Lally, admis contre lui des témoignages de valeur douteuse, et l'avaient condamné pour des actes de guerre qui n'étaient pas de leur compétence. Le procès en révision fut renvoyé au Parlement de Rouen. Cette cour admit le fils de Lally à ester devant elle, comme curateur à la mémoire de son père ; mais un conseiller au Parlement de Paris, d'Eprémesnil, de qui l'oncle, Duval de Leyrit, membre du Conseil de l’Inde, avait beaucoup chargé Lally-Tollendal au cours du procès, demanda au Parlement de Rouen d'être admis comme partie pour défendre la mémoire de son parent. Les juges, qui n'étaient pas pressés d'entamer la révision, bien qu'ils y eussent été invités par un ordre du Roi, en août 1779, admirent la requête de leur confrère parisien, et décidèrent de surseoir au jugement jusqu'à ce qu'ils eussent statué sur l'incident. Il s'ensuivit un duel oratoire entre d’Eprémesnil, qui traita Lally d'Erostrate prêt à brûler le temple de la justice, et Lally, qui célébrait l'héroïsme du dernier défenseur de l’Inde, et dont l'éloquence aurait dû émouvoir les juges : on était en pleine guerre contre les Anglais, presque en face de la côte ennemie. D’Eprémesnil trouva moyen de faire intervenir au procès la veuve de d’Aché, qui avait commandé la flotte de l'Inde au temps de Lally-Tollendal. Les choses traînèrent jusqu'au 17 mars 1781, jour où le Parlement de Rouen rejeta la révision[3].

Au cours du procès, d'Eprémesnil avait déclaré que Voltaire, dans l'affaire de Lally, avait parlé sans connaissance de cause, et que les écrivains formaient dans l'État un parti qui prêchait aux citoyens la haine de la magistrature. Condorcet, dans une Réponse à d’Eprémesnil, flétrit la procédure criminelle. Il s'y donna le plaisir d'un parallèle entre l'oncle Duval et Voltaire : Voltaire n'a jamais mérité d'être gouverneur-marchand de Pondichéry ; mais il a fait des ouvrages que l'on admirera encore lorsqu'on ne se souviendra plus qu'il ait existé une Compagnie des Indes que parce qu'il en a parlé. Le Mercure de France, le Courrier d'Europe, les Annales politiques et littéraires donnèrent contre le Parlement. Linguet, dans les Annales, se moqua des magistrats phénomènes précoces, à qui la morgue tenait lieu de talent, et d'une justice qui proteste que tout jugement est juste, du moment qu'il est rendu par des juges ; il fulmina contre la caste qui se mêle de tout et veut tout envahir, plus redoutable que la soutane ou l'épée.

Peu de temps après, en 1786, éclata l'affaire des roués de Chaumont. Le bailliage de Chaumont avait condamné aux galères perpétuelles trois paysans du Faucigny, accusés d'avoir volé et maltraité un fermier. L'affaire vint au Parlement de Paris sur l'appel a minima du ministère public. Le conseiller Fréteau releva dans la procédure de telles irrégularités qu'il conclut, dans son mémoire, à réformer le jugement ; mais le Parlement éleva la peine ; les paysans furent condamnés à la roue. Alors Fréteau communiqua son mémoire à son beau-frère, Du Paty.

Du Paty de Clam, avocat général au Parlement de Bordeaux, était un magistrat philosophe, admiré par le barreau où se formaient Vergniaud, Garat et de Sèze, en correspondance avec les Philosophes, et de qui le Mercure reproduisait les discours. Il était détesté de la plupart de ses collègues pour l'indépendance de ses idées et sa passion à vouloir réformer lu procédure criminelle. Le Roi l'ayant pourvu d'une charge de président à mortier, les parlementaires de Bordeaux n'enregistrèrent ses lettres de provision que sur l'ordre exprès du Roi. Le président Du Paty épargnait aux accusés les longs emprisonnements ; il était le protecteur de la faiblesse opprimée ; Vergniaud a dit de lui que jamais aucun malheureux n'est sorti de chez lui sans être consolé et soulagé. Mais ses collègues lui rendirent la vie intolérable. Le Garde des Sceaux imagina de donner à Du Paty une commission qui l'appelait à Paris pour travailler à la réforme de l'Ordonnance criminelle, tout en lui laissant sa charge de président à mortier. Quand il quitta Bordeaux, un avocat général du Parlement de cette ville — les parquets étaient plus libéraux que le reste de la magistrature — protesta contre l’outrage fait au parquet en la personne de cet ancien avocat général. Du Paty, venu à Paris, publia ses Lettres sur l’Italie où il réclama des réformes, et, dans le Journal encyclopédique, une lettre sur la peine de mort frappant le vol domestique[4]. Une fois mis en possession du dossier des trois paysans, il écrivit un mémoire justificatif où il releva, dans le procès, vingt-trois cas de nullité, protesta contre les vingt-six mois de prison préventive pendant lesquels les accusés n'avaient pas vu un juge, et contre tous les abus commis en vertu de l’Ordonnance criminelle, ce code de cruauté. Il en appelait au Conseil du Roi de l'arrêt du Parlement de Paris.

Ce mémoire ayant été déféré aux gens du Roi, l'avocat général Séguier en fit l'objet d'un réquisitoire contre l'auteur ; il y plaidait la nécessité d'assurer l'ordre public et de garder les garanties que donnait l'Ordonnance de 1670, et il accusait Du Paty d’être un rhéteur affamé de réclame. Le Parlement ordonna que le mémoire justificatif fût lacéré et brûlé. Du Paty publia, en septembre 1786 et en mars 1787, un second et un troisième mémoires, où il se défendit contre les accusations de Séguier, et réclama le droit de défendre l'innocence. Il faisait valoir les moyens de cassation contre les actes de la procédure de Chaumont, les moyens de prise à partie contre plusieurs officiers du bailliage et les moyens de cassation contre l'arrêt du Parlement. Condorcet publia en mai 1786 des Réflexions d'un citoyen non gradué, où il rappela les erreurs de la magistrature, dont il compara l'orgueil à celui de Néron et de Caligula. Le Conseil du Roi cassa le jugement de Chaumont, et renvoya les accusés devant le bailliage de Rouen, qui les acquitta, en décembre 1787. Leur défenseur alla détacher leurs fers, et ils furent populaires pendant un temps.

 

IV. — LA MAGISTRATURE ET LES LETTRES DE CACHET.

DU moins, la magistrature entière protesta contre la justice directe du Roi, et les emprisonnements par lettres de cachet dans les prisons d'État, c'est-à-dire la Bastille, le donjon de Vincennes, le Château de Ham en Picardie, le Mont Saint-Michel en Normandie, le Château du Taureau en Bretagne, celui de Saumur en Anjou, le Château-Trompette à Bordeaux, Pierre-Encize près de Lyon, le fort de Brehon en Languedoc, les îles Sainte-Marguerite en Provence. On emprisonnait aussi, par ordre du Roi, à Bicêtre, qui était une dépendance de l'Hôpital général, à Saint-Lazare chez les Lazaristes, dans nombre de maisons religieuses de Paris et des provinces, et aussi dans des maisons de santé, dans des maisons privées et bourgeoises. Pour les femmes, il y avait la Salpêtrière, Sainte-Pélagie, dépendance de l'Hôpital général, et de nombreux couvents. La Bastille avait adouci son régime. Les prisonniers étaient autorisés, depuis le ministère de Malesherbes, à correspondre avec leurs parents et leurs amis, sous le contrôle du gouverneur de la forteresse ; en 1783, il fut interdit de mettre les prisonniers au cachot. Mais la Bastille gardait sa mauvaise réputation d'autrefois, et le public savait que le régime des autres maisons était demeuré très dur.

Le nombre des prisonniers d'État avait bien diminué ; il n'en entrait que seize en moyenne par an à la Bastille, sous le règne de Louis XVI. Le plus grand nombre des lettres de cachet étaient données à la requête des familles, qui, pour sauver leur honneur, en empêchant quelqu'un des leurs — libertin, prodigue ou mauvais sujet — d'être décrété de prise de corps et publiquement jugé, demandaient qu'il fût mis à l'abri derrière des murs. Un sérieux progrès avait donc été obtenu, mais il faisait paraître plus odieux ce qui demeurait d'abus. Une Bastille, écrivait l'avocat général Servan, est une maison... où toute personne, quels que soient son rang, son âge, son sexe, peut entrer sans savoir pourquoi, et rester sans savoir combien, en attendant d'en sortir sans savoir comment. En 1783, Fréteau dénonça au Parlement des maisons de santé où étaient enfermées les victimes du despotisme des différents ministres. D'Eprémesnil représenta que vingt-deux maisons privées et bourgeoises avaient, en 1777, autant de prisonniers que les prisons de la Cour (du Parlement) et autres judiciaires. Le Parlement, par arrêt, revendiqua l'inspection de ces maisons privées et le droit de juger les prisonniers. Mais le Roi refusa d'abdiquer sa justice personnelle et de supprimer les lettres de cachet.

La même année 1783, Linguet, ancien hôte de la Bastille, dans ses Mémoires sur la Bastille, et Mirabeau — plusieurs fois emprisonné à la requête des siens, — dans son livre les Lettres de cachet et les prisons d'État, attaquèrent avec violence le régime de la justice royale.

A Vincennes, dit Mirabeau, le prisonnier, quand il entre dans son repaire, y trouve un grabat, deux chaises de paille, et souvent de bois, une table enduite de graisse... sa chambre est verrouillée à toutes les heures du jour et de la nuit ; elle ne s'éclaire que par une lucarne étroite et des vitres obscures. Des barreaux de fer, qui sont placés en dedans et se traversent, empêchent l'accès de la lucarne. Le prisonnier ne peut lire ou écrire qu'avec la permission du commandant du fort. Le commandant, pour économiser sur sa nourriture, le met et le retient au cachot, où il mange un pain arrosé de ses larmes[5].

L'opinion, remuée par ces écrits véhéments, se passionna pour les infortunes d'un certain Latude, aventurier qui, se trouvant sans ressources, avait imaginé en 1749 de fabriquer une petite machine infernale, de l'expédier à Versailles à Mme de Pompadour et d'en devancer l'arrivée, afin d'avertir les gens de la marquise d'un complot préparé contre elle. Mais on crut à une tentative criminelle mal exécutée par lui ; il fut embastillé, s'évada, fut repris et passa de prison en prison. En 1783, il était à Bicêtre ; des mémoires qu'il fit parvenir au dehors, où il racontait des souffrances réelles ou imaginaires, intéressèrent à sa cause des âmes sensibles. Il fut mis en liberté en 1784, et même on lui fit une pension. Il fut fêté dans les salons, et dicta au marquis de Sainte-Aulaire son histoire agrémentée de beaucoup de mensonges. Mais il était vrai qu'il avait été détenu trente-cinq ans sans jugement. Plus profonde encore fut l'impression produite dans le public par l’histoire d'un malheureux, que Malesherbes découvrit à la Bastille, oublié depuis soixante ans, et qui, rendu à la lumière et ne se trouvant plus de parents, d'amis, de connaissances, demanda pour unique grâce de rentrer... dans sa prison.

 

V. — LA RÉSISTANCE AUX PROGRÈS ET L'AMBITION POLITIQUE.

SI, dans cette grande querelle des lettres de cachet, les magistrats combattirent contre l'arbitraire pour la liberté des citoyens, la plupart furent surtout préoccupes de s assurer, par la suppression de la justice du Roi, le monopole de la justice. Cette préoccupation de leurs intérêts est visible en toutes choses. Les parlementaires sont des seigneurs qui défendent tous les privilèges seigneuriaux ; à toutes les réformes proposées, ils s'opposent, si elles lèsent ces privilèges et menacent de les confondre avec la roture. Ils sont rebelles, d'ailleurs, à toute innovation, parce qu'elle est une innovation. Le Parlement de Rennes avait, un jour, dit au Roi : V. M. n'ignore pas les conséquences de tous établissements nouveaux et de tous changements nouveaux aux anciens usages... Il est d'une conséquence dangereuse d'appliquer du changement aux choses qui se sont toujours pratiquées. Ce parlement avait, ce jour-là, exprimé l'opinion des parlements. On se moqua de certains arrêts contre l'usage des pommes de terre, contre l'emploi de l'émétique, contre la petite poste, qui transportait les paquets et les lettres des particuliers, et qui était considérée par la magistrature comme une institution révolutionnaire. Mais nulle part n'apparaît mieux l'étroitesse de l’esprit conservateur des parlements que dans leur opposition à des réformes dont il semble qu'ils auraient dû prendre l'initiative. Ils furent hostiles à la codification des coutumes, qui faisaient varier le droit, non seulement de province à province, mais, dans chaque province, de pays à pays. Lorsque cette réforme, depuis si longtemps réclamée, sera proposée en 1788, le Parlement de Rouen réprouvera par un arrêt tous ces novateurs qui, ramenant toutes choses à un système d'unité, rejettent la diversité des coutumes comme la diversité des rangs, des privilèges, des droits, et qui ne voudraient qu'un maître redouté et des esclaves avilis. Quand la réforme sera rejetée, le procureur général en celte même cour s'étonnera qu’on l’ait présentée :

Comment a-t-on pu laisser apercevoir dans les nouvelles lois le projet d'abrogation de ces coutumes locales, la vénération et l'amour des peuples qui les ont adoptées ? Comment a-t-on pu imaginer le plan d'un seul droit coutumier en France, sans égard aux titres et aux conditions de l'incorporation à la France de plusieurs provinces ?

Enfin les magistrats n'étaient offusqués, ni par l'inégalité des ressorts et l’énormité, si gênante pour le justiciable, du ressort de Paris, ni par l'enchevêtrement des juridictions inférieures, présidiaux, bailliages, justices municipales et justices de seigneurs.

Mais ils s'attirèrent l'animadversion publique surtout parce qu'ils étaient intolérants, persécuteurs d'hérétiques, persécuteurs d'écrivains, brûleurs de livres. La brûlure des livres provoqua l'ironie de Servan :

Ne passons pas sous silence une invention miraculeuse de la magistrature, celle d'éterniser les livres et les pensées ; invention supérieure en tout à celle de l'imprimerie elle-même, et par le fond et par la forme. Un livre contenait-il quelque vérité précieuse ? Craignait-on que les vers ne détruisissent cette vérité en rongeant le livre ? Aussitôt les magistrats s'assemblaient en grande cérémonie ; ils écrivaient sur une feuille de papier magique une conjuration en forme de réquisitoire aux puissances célestes, puis, enveloppant le livre de la feuille et de la conjuration, ils faisaient jeter le tout, par un de leurs suppôts, dans un feu vif et clair ; chose que nos pères n'avaient jamais pu voir dans toutes leurs épreuves juridiques par le feu, la feuille du réquisitoire seule périssait, et le livre, conservé par elle, sortait de ce brasier, sain, entier, resplendissant de lumière, incorruptible et presque éternel. C'était alors à qui le verrait, le lirait, le croirait.

Ainsi se moquait de la magistrature un magistrat. Les Philosophes parlaient plus durement. Diderot avait flétri le Parlement intolérant, bigot, stupide, conservant ses usages gothiques et vandales... ardent à se mêler de tout, de religion, de gouvernement, de guerre, de police, de finances, d'art et de sciences, et toujours brouillant tout d'après son ignorance, son intérêt et ses préjugés... fermant les yeux sur le fond et toujours dominé par l'absurdité de ses formes..., le plus pauvre, le plus ignorant, le plus gourmé, le plus entêté, le plus méchant, le plus vil, le plus vindicatif qu'il soit possible d'imaginer, s'opposant sans cesse au bien, ou ne s'y prêtant que par de mauvais motifs. A la haute magistrature, Voltaire a réservé les plus haineux de ses propos. Il détestait la canaille janséniste et parlementaire, plus encore que la canaille jésuitique. Il avait espéré voir ces araignées se dévorer les unes les autres. Quand il vit le Parlement revenir, et qu'il entendit l'applaudissement public saluer le rappel, il s'indigna : Il était digne de notre nation de singes de regarder nos assassins comme nos protecteurs. Nous sommes des mouches qui prenons le parti des araignées.

C'est que le public voyait dans les parlements des protecteurs, ou, tout au moins, des opposants au Roi. Il y avait dans la haute magistrature des esprits généreux, éclairés, libéraux, disciples de Montesquieu, partisans d'une monarchie tempérée, comme Fréteau, Sabatier de Cabre, Le Coigneux de Délabre, conseillers à la Grand’Chambre, et d'Eprémesnil, Robert de Saint-Vincent, Huguet de Sémonville, conseillers aux Enquêtes. D'autres étaient plus avancés, comme Adrien Duport, Fitz-Gérald et l'avocat général Hérault de Séchelles ; ils admiraient le Contrai Social de Rousseau et la révolte des Américains.

On a vu reparaître après la rentrée du Parlement les théories sur la nécessité des pouvoirs intermédiaires. Le rôle d'arbitre est réclamé pour le Parlement entre la royauté qui tend au despotisme et la Nation qui rêve de liberté. Ces théories étaient déjà vieilles ; mais elles furent présentées au XVIIIe siècle avec plus de force que jamais, et, sous les respects de forme, plus hardiment. Nulle part, la totale prétention des cours n'a été plus clairement exposée que dans des remontrances présentées en 1737 par le Parlement de Rennes, qui semble faire si peu de cas de sa fonction de justice, comparée à sa fonction politique :

Les fonctions qui caractérisent le Parlement ne consistent pas à juger quelques procès de particuliers... Quelque portion détachée des droits du magistrat ne peut être regardée comme cette plénitude de magistrature qui constitue essentiellement les droits et fonctions du Parlement. Juger l'équité et l'utilité des lois nouvelles, la cause de l'État et du public, maintenir l'ordre et la tranquillité dans le royaume, exercer une juridiction souveraine et de police générale qui s'étend sur toutes les matières, sur tous les objets et sur toutes les personnes, tels sont les droits et les fonctions primitives, exclusives et caractéristiques du Parlement ; le jugement des procès des particuliers n'y est compris que par conséquence et de la même manière que la partie est renfermée dans le tout.

Ces vagues expressions seront précisées peu à peu ; la théorie parlementaire s'affirmera plus nette, à mesure qu'on avancera dans le siècle[6]. La déclaration sera souvent répétée qu'au Roi seul appartient la puissance souveraine ; que nul autre ne la partage avec lui ; que le pouvoir législatif réside dans la personne seule du souverain, sans dépendance et sans partage ; mais que la puissance du Roi est tempérée par les lois, et se distingue ainsi de la puissance absolue, étrangère au caractère du peuple, lequel est un peuple franc. C'est pourquoi telle est... la sage économie du gouvernement français, qu'avant que la loi ait reçu sa dernière forme et qu'elle puisse être exécutée, elle doit être vérifiée au Parlement... Cette vérification a pour but de comparer la loi nouvelle avec les anciennes, dont les magistrats sont dépositaires, et de s'assurer qu'elle ne blesse ni l'ordre public ni le droit des citoyens. Le Parlement est le conseil nécessaire où la loi se vérifie, l’organe par lequel elle se promulgue, le garant de sa sagesse, le dépositaire chargé de la conserver et de la faire exécuter... La volonté de notre monarque ne devient loi que lorsque son équité et utilité est authentiquement reconnue, c'est donc le Parlement qui donne la plénitude à la loi. Mais d'où le Parlement tient-il ce droit de collaborer à la loi ? Pour répondre, les parlementaires font un raisonnement. En principe, disent-ils, — et ils contredisent ici leur théorie de la puissance souveraine, — la loi se fait par le consentement du peuple et par la constitution du Roi, consensu populi et constitutione regis ; mais les Etats généraux, qui représentent le populus, ne se réunissent plus ; en leur absence, c'est le Parlement qui est appelé en témoignage de l'équité et de l'unité de la loi. Nous sommes, disent les parlementaires, les ministres essentiels des lois du royaume, le vrai consistorium regis, nous, et non pas le Conseil du Roi, où siègent des conseillers passagers, auxquels les lois sont moins connues et moins chères qu'à nous, qui ne font que donner des avis, car, n'étant ni une cour ni un tribunal, ils n'ont pas de suffrage ; leurs voix sont seulement consultatives, au lieu que, dans nos cours, elles sont délibératives. Ce consistorium regis, nous le sommes tous ensemble, car il n'y a pas lieu de distinguer entre le Parlement de Paris et les parlements des provinces — au moins c'est l'opinion des parlements provinciaux ; — Parlement de Paris et parlements des provinces nous composons ensemble le Parlement de France. La théorie du Parlement unique national, divisé en plusieurs classes, que Louis XV avait condamnée, est reproduite avec une nouvelle force :

La monarchie est une ; elle repose sur la même base : ce sont les lois qui la constituent et la modifient. Ces lois, violées à une des extrémités de l'Empire, l’ébranlent dans toutes ses parties. Toutes ont un intérêt égal à se plaindre de la commotion qu'elles éprouvent et de la destruction qu'elles ont lieu de redouter.

Ainsi, la haute magistrature, dans l’affaiblissement du pouvoir et le désordre général, se croyait investie, de par certaines traditions obscures, qu'elle prétendait devenues lois certaines, d'une fonction politique et d'une sorte de mandat national. Après que le Roi eut vainement essayé de détruire cette puissance concurrente, après la rentrée du Parlement, elle se crut autorisée aux plus hautes ambitions. On verra bientôt les parlements parfaire la théorie de leur pouvoir politique et travailler efficacement au renversement de la monarchie, sans que presque aucun parlementaire se soit douté qu'il travaillait à la ruine de la magistrature.

 

 

 



[1] SOURCES. La plupart des mémoires et documents cités aux chap. I, II et IV du livre I, notamment : Miromesnil (Lettres sur l'état de la magistrature) ; Journal de Hardy, Annales de Linguet ; Œuvres de Necker et de Condorcet : Délibérations du Parlement de Paris. — Enquête du Parlement de Paris sur la réformation de la justice (Ms. de la Bibl. Nat., coll. Joly de Fleury, 2091). Remontrances du Parlement de Paris au XVIIIe siècle, p. p. Flammermont et Tourneux, Paris, 1888-1898 (Collection des Documents inédits), 3 vol. Remontrances des Parlements de Bordeaux et de Toulouse (Arch. mun. Bordeaux, FF 286). Remontrances du Parlement de Bretagne au XVIIIe siècle, p. p. Le Moy, Paris, 1909. Règlements du Parlement de Grenoble (Arch. dép. Isère, B. 2334). Dispenses d'âge au Parlement de Bordeaux (Arch. dép. Gironde, B, 100). Papiers de Lamoignon (Bib. Nat., mss. fr. 6877). Les t. I et II des Archives Parlementaires, publ. par Mavidal et Laurent, Paris, 1860. Etat nominatif des pensions sur le Trésor royal, Paris, 1789, 4 vol. Encyclopédie méthodique, partie Jurisprudence, Paris, 1786, 4 vol. Mounier, Réflexions sur la justice (Ms. de la Bibl. mun. Grenoble, R, 6314). Du même, Recherches sur les causes qui ont empêché les Français de devenir libres, Genève et Paris, 1792, 2 vol. De Ferrières, Mémoires, Paris, 1822, 3 vol. Mallet du Pan, Mémoires et Correspondance, p. p. Sayous, Paris, 1851, 2 vol. Rabaud Saint-Etienne, Considérations sur les intérêts du Tiers état, Paris, 1788.

Linguet, Mémoires sur la Bastille, Londres, 1788 (nouv. éd. p. Monin, Paris, 1889). Comte de Mirabeau, Des lettres de cachet, Hambourg, 1782, 2 vol. Manuel, La police de Paris dévoilée, Paris, an II, 2 vol. Servan, Apologie de la Bastille, Philadelphie, 1784. Longnon, Latude et son évasion, documents inédits, dans les Mémoires de la Société d'Histoire de Paris, t, III. Archives de la Bastille, p. p. Ravaisson, Paris, 1868-86, 16 vol.

OUVRAGES A CONSULTER. Loménie, Robiquet, Maury, Chérest, déjà cités. — Cabasse, Essais historiques sur le Parlement de Provence, Paris, 1826, 3 vol. De la Cuisine, Le parlement de Bourgogne, 2e édit., Dijon, 1864, 3 vol. Floquet, Histoire du Parlement de Normandie, Rouen, 1840-49, 7 vol. Communav, Le Parlement de Bordeaux, notes biographiques sur les principaux officiers, Bordeaux et Paris, 1886. Saulnier, Le Parlement de Bretagne, Rennes, 1902, 2 vol. Ivan de Saint-Pierre, Le président Du Paty, sa vie et son temps, Bordeaux, s. d. Furgeot. Le marquis de Saint-Huruqe, Paris, 1908. H. Carré, Dupaty et la correspondance de Vergniaud (Rev. Universitaire, 15 mars 1893) et La révision du procès Lally (Rev. hist., 1903). Le Moy, Le Parlement de Bretagne et le pouvoir royal au XVIIIe siècle, Paris, 1909. Marion, Le garde des Sceaux Lamoignon et la réforme judiciaire de 1781, Paris, 1905. Esmein, Hist. de la procédure criminelle en France, Paris, 1881. A. Desjardins, Les cahiers de 1789 et la législation criminelle (Séances et trav. Acad. des sc. mor., 1883). E. Séligmann, La justice pendant la Révolution, Paris, 1901. A. Sterne, La vie de Mirabeau, trad. Lespès, Paris, 1896. Funck-Brentano, Légendes et archives de la Bastille, Paris, 1898 ; du même : Les lettres de cachet à Paris, étude suivie d'une liste des prisonniers de la Bastille, Paris, 1901. Cahen, Condorcet et la Révolution française, Paris, 1904. Amiable, Une loge maçonnique avant 1789, les Neuf Sœurs, Paris, 1897. Roustan, Les philosophes et la société française au XVIIIe siècle, Lyon et Paris, 1906.

[2] Voir, pour le prix des offices de Parlements le Premier rapport à l’Assemblée Nationale par le comité de judicature sur le remboursement des offices supprimés par les décrets des 4 et 11 août 1789, Paris, 1790, et les liquidations des offices dans la Collection générale des Décrets rendus par l'Assemblée nationale, 1789-1791, Décrets de liquidation rendus par l'Assemblée législative depuis le 1er octobre 1791 jusqu'au 27 février 1792, Paris, 1792.

[3] Le Conseil cassa l'arrêt de Rouen et renvoya le procès devant le Parlement de Dijon. Là encore, la révision fut refusée, en août 1783. Lally fut condamné aux dépens, et ses écrits brûlés par le bourreau comme injurieux à la magistrature. Encore une fois, le Conseil cassa ; mais il ne renvoya pas l'affaire à un troisième parlement. Lally-Tollendal ne fut donc pas réhabilité. Les défenseurs de sa mémoire durent se contenter de l'annulation par le Conseil des arrêts de Paris, de Rouen et de Dijon.

[4] Parmi les grands crimes d'alors figuraient, avec le vol domestique, la magie, le blasphème, le braconnage, le faux-saunage.

[5] Mirabeau dit encore : Parce que les malheureux qui habitent (les prisons d'État) sont infiniment plus infortunés que tous les autres, il faut qu'ils soient infiniment plus mal nourris ! Parce que ces prisons sont sous l'inspection immédiate du ministère, et dans son voisinage, elles doivent être les plus mal gérées et receler des brigandages excessifs !... Parce que les gardes de ces lieux de douleur reçoivent d'énormes émoluments, d'énormes voleries leur sont permises.... (Ils) n'ont point de fermiers ; la prison est leur propriété qu'ils font valoir eux-mêmes ; les profits leur sont personnels et directs. Si un entrepreneur était chargé de fournir des vivres (aux prisons d'Etat) il serait surveillé par le commandant..., hardiment poursuivi par les prisonniers. Mais c’est le commandant, de Rougemont, qui est entrepreneur.

[6] La même doctrine se retrouve dans toutes les Remontrances des Parlements, en termes à peu près identiques. La plupart des textes cités ici sont empruntés aux Remontrances récemment publiées du Parlement de Bretagne.