I. — LA noblesse de France est moins bien connue que le Clergé. Elle n'a point de hiérarchie véritable, ni de cadres territoriaux fixes, ni d'assemblées régulières, avec comptes-rendus publiés. Elle apparaît comme une grande masse inorganique, où se meuvent des groupes très différents les uns des autres, et sans rapports entre eux. Elle continue, d'ailleurs, d'être envahie par des usurpateurs. On a renoncé à ces recherches par lesquelles on dépistait autrefois les faux nobles pour les réintégrer parmi les contribuables. La dernière est de l'an 1703. En 1784, Guyot, dans son Répertoire de jurisprudence, écrit : Les usurpateurs ne gardent aucune mesure ; les gentilshommes non qualifiés, les anoblis même prennent hardiment la qualité de hauts et puissants seigneurs : les simples écuyers, celle de chevaliers ; des roturiers bien connus se font annoncer comme marquis, comtes, barons et vicomtes, ils en prennent le titre, s'ils ne se contentent pas de celui d'écuyer dans les actes qu'ils passent. Toute la grande noblesse était groupée autour du Roi.
Quelques hauts gentilshommes, comme le duc de Luxembourg et le duc de
Nivernais, riches l’un et l’autre, gardaient leur chez eux et allaient à Elle vit dans les maisons royales à Versailles, à Trianon, à Compiègne, à Fontainebleau, et dans les maisons princières : chez Monsieur au Luxembourg et à Brunoy ; chez le comte d'Artois à Meudon, à Bagatelle ou à Maisons ; chez, le duc d'Orléans au Palais-Royal à Monceaux, au Raincy ou à Villers-Cotterets ; chez le prince de Condé au Palais-Bourbon ou à Chantilly ; chez le prince de Conti au Temple ou à l'Isle-Adam. Mais les plus riches parmi les nobles de Cour ont en même temps que logement en Cour ou maison à Versailles, hôtel à Paris et châteaux à la campagne. Le plus beau des nouveaux hôtels de Paris, l’hôtel de Soubise, avait été bâti près du Temple et de l'hôtel de Rohan ; mais dans la seconde moitié du siècle les quartiers du Marais et du Temple sont désertés par l'aristocratie, qui se porte au faubourg Saint-Germain, ou bien aux boulevards, où le duc de Richelieu a élevé le Pavillon de Hanovre. La vie de château est plus animée qu'au temps de Louis
XIV. L'œil du Roi ne surveille plus A la campagne, à Versailles, à Paris, le théâtre fait
fureur. Les plus grands personnages paraissent sur la scène ; On dansait beaucoup. C'était une raison de plaire à Ce beau monde vivait dans de délicieux décors. Depuis le
milieu du siècle, les grandes allées droites des parcs sont remplacées par
des chemins sinueux, les carrés de verdure par des prairies, et les bassins
de pierre par des eaux courantes-, des cascades bruissent sous le feuillage ;
des portiques s'élèvent ; des statues de dieux et de déesses, de formes plus
vives et plus légères qu'au siècle d'avant, alternent avec les bustes
classiques. L'ameublement des appartements a pris plus d'importance. Depuis
1781, tous les châteaux royaux sont meublés à demeure, au lieu qu'auparavant
le mobilier suivait Toute cette vie coûtait cher, et peu de fortunes
suffisaient à en payer le luxe. C'est pourquoi tant de mains étaient tendues
vers le Roi, qui ne pouvait les remplir toutes. C'est pourquoi aussi les
tables de jeu étaient partout assiégées. On joue à Un autre moyen, très employé, de se procurer de l'argent
est de faire des dettes. Montesquieu avait donné du grand seigneur cette
définition : Un homme... qui a des ancêtres, des dettes et des pensions. A
la fin du siècle, l'abbé Coyer écrivait : C'est être
bien peuple que de s'inquiéter sur ses dettes
: elles annoncent, elles confirment la grandeur. Il y a à parier qu'un
débiteur de deux millions est plus grand seigneur d'une moitié en sus que
celui qui n'en doit qu’un. A vingt-quatre ans, le comte d'Artois doit
24 millions. En 1789, les biens du duc d'Orléans sont évalués à 114 millions
et ses dettes à 74. Choiseul, qui possède 14 millions, en doit 10. Lauzun a
mangé Le grand monde, ou plutôt la partie du grand monde dont la façon de vivre attirait les regards, était immoral de toutes façons. Le comte d'Artois, le duc de Chartres, le prince d'Hénin, le prince de Soubise, le duc de Bouillon étaient de francs mauvais sujets. La marquise de Boufflers, la marquise de Menars, la duchesse de Mazarin ne comptaient plus leurs galanteries. On attribuait à de très grandes dames des curiosités perverses. Le mariage n'était plus guère qu'un contrat en vue d'assurer la continuité des familles. L'amour dans le ménage était réputé ridicule ; entre mari et femme, on se pardonnait les faiblesses et les aventures. Il n'y avait guère de grandes passions même dans l'amour libre ; Chamfort définissait l'amour : l'échange de deux fantaisies, et le contact de deux épidermes. C'est ainsi que la haute société noble, par le scandale
que donnait un assez grand nombre de ses membres, achevait de se discréditer,
et ce discrédit s'étendait à toute Une vertu pourtant restait à La noblesse riche met ses enfants au collège, de là à l'Académie pour monter à cheval et faire des armes, ensuite mousquetaire, capitaine de cavalerie, et les plus en crédit ont à dix-huit ou vingt ans un régiment sans avoir aucune pratique de militaire. Ils passent leur jeunesse dans le luxe, les plaisirs et la débauche auprès des femmes ; ils ont plus de politesse et d'éducation, mais ils n'ont aucune des sciences nécessaires, point de détails, beaucoup de valeur pour se battre, mais peu capables de commander. C'est ce qui fait que nous avons si peu de généraux, et même de bons officiers généraux. Les écoles militaires qui furent instituées au XVIIIe siècle arrivèrent bien tard pour remédier au défaut d'éducation et n'y remédièrent qu'imparfaitement. La noblesse ne fournissait plus de grands soldats ; Louis XV s'étonna, Tannée de Fontenoy, que ses deux meilleurs généraux fussent deux étrangers, le maréchal de Saxe et le comte de Lowendahl. II. — MOYENNE ET PETITE NOBLESSE. IL y avait, dans les provinces, une moyenne noblesse — si l’on peut dire — point riche, mais point pauvre, qui servait le Roi pendant un temps sur terre ou sur mer, et s'occupait plus ou moins d'agriculture et de choses intellectuelles. Le marquis de Mirabeau, le père de l'orateur, entre à
vingt ans, en 1735, comme enseigne au régiment de Duras, devient capitaine,
fait campagne en Italie en 1737, rentre dans ses terres sans donner la
démission de son grade, reprend du service dans la guerre de la succession
d'Autriche, gagne la croix de Saint-Louis, puis démissionne, croyant avoir assez fait, dit-il, pour
sortir avec honneur du métier de ses pères. Il affecte de ne demander
à Le marquis de Franclieu, quand il ne trouve plus d'emploi dans l'armée, se plaît fort dans son domaine de Lascazères en Gascogne : La maison, dit-il, est entre cour et jardin... avec une belle terrasse carrée entourée des deux cotés de fossés, où j'ai d'excellentes tanches... J'ai un grand jardin qui me fournit toujours de cinq à six plats d'entremets par repas, et qui nourrit toute ma maison pendant le carême et les jours maigres ; j'ai un grand terrain pour la chasse, plus de onze cents têtes de toutes sortes de volailles, de fiefs, de fermes ou de nos métairies, beaucoup de fruits, quelques oranges pour les liqueurs et confitures sèches, beaucoup de vin... Le comte de Montlosier, qui définissait le gentilhomme de province un homme libre de sa personne et de sa terre, aimait beaucoup aussi son domaine campagnard situé en Auvergne, près de Clermont : Quarante bêtes à cornes, près de cinq cents bêtes à laine, huit ou dix valets travaillant, ce beau mouvement me plut, je m'y adonnai tout à fait. Franchement je n'y entendais rien, mais il y avait là un fort bon maître valet à qui je faisais semblant de donner des ordres, mais qui, en réalité, faisait tout et gouvernait tout. Il dirige les travaux d'irrigation, et poursuit en même temps des études scientifiques : en 1789 il publiera un Essai sur la théorie des volcans d'Auvergne, et sera député par la noblesse de Riom aux États généraux. Quelques mémoires et correspondances permettent de se représenter la vie de la noblesse dans quelques provinces de France. De Frenilly, qui a fréquenté la noblesse de Poitou en 1781 et 1789, écrit dans ses Souvenirs : Nulle province de France, hors De Frenilly connut surtout les personnages officiels et
les nobles les plus aisés : l'intendant de Nanteuil, indifférent à sa
fonction, livrant son intendance aux subdélégués,
joueur et débauché, s'entourant de femmes perdues
; l’évêque de Beaupoil de Saint-Aulaire, petit
vieillard froid et sec, tenant majestueusement un salon de grande étiquette,
et donnant de sévères dîners de 40 personnes ; le marquis de Nieuil,
chef d'escadre, excellent homme, mais gonflé de sa
plaque et de son cordon rouge ; un président honoraire de Les femmes tenant salon étaient Mme de Nieuil, spirituelle mais cousue de caprices, devinant les réponses au mouvement des lèvres, et les coupant par une nouvelle question, Mme de Saint-Wast, grande et droite, siégeant dans son salon auprès de la cheminée, entre deux aides de camp, Mme d'Argenton et Mlle de Vittré, Mme de Marsillac, grande femme de trente ans, vive et spirituelle, moitié de Paris, moitié de Poitiers ; Mme de Marconnay, pétillante et brune, avec de petites moustaches ; Mme de Montbrun, maigre et frêle, pleine de verve et d'originalité, redoutée pour ses bons mots ; Mme de Vigier, vieille grosse femme hideuse, mais célèbre par ses dindes aux truffes. Même parmi ces gens de moyenne noblesse, mi-partie citadine et mi-partie campagnarde, qui vivait noblement, il s'en trouvait de peu riches, même de pauvres. Mais dans la petite Noblesse la condition habituelle était la misère. Les petits nobles se confondent presque avec les paysans. Leur principal signe distinctif est l'exemption d'impôts — encore paient-ils les vingtièmes ; — mais ils achètent cette exemption très cher. Depuis longtemps, il ne leur est permis de cultiver par eux-mêmes que quatre charrues de terre, lesquelles sont franches d'impôt. Si quelqu'un d'eux essaye de dépasser cette limite légale, il a affaire au fisc, qui ne veut pas laisser la franchise s'étendre, mais aus.si aux paysans de la paroisse, dont la part de contribution se trouve accrue par l'exemption de la terre seigneuriale. En 1789, dans des cahiers de doléances du tiers état, cette dérogeance à la règle est signalée comme un désordre : Une telle conduite, disent les habitants d'une paroisse voisine d'Alençon, trouble l'ordre public. Les nobles sont donc obligés de donner leurs terres à des métayers ou à des fermiers ; ils en perçoivent les maigres revenus en nature ou en argent. Dans tous les pays de France, on trouve des exemples que
l'on pourrait presque indéfiniment multiplier, de la pauvreté des nobles. En
Poitou, à l'assemblée électorale de Quoique descendu de Guillaume le Vicomte, grand panetier de France sous Philippe de Valois, écrit-il, je serais beaucoup plus heureux d'être né un bon paysan. Mes enfants seraient ma richesse au lieu qu'ils sont mon inquiétude et ma pauvreté. Il est impossible au plus grand nombre des gentilshommes
de donner une éducation à leurs enfants, d'ordinaire très nombreux, car les
familles de vingt enfants ne sont pas rares. M. de Boëry, seigneur de
Bouillaguet, en Guyenne, paie pour la pension d'un fils au collège de Sorèze,
Le rêve de la plupart des garçons est d'entrer dans
l'armée ; un certain nombre peuvent se faire instruire gratuitement dans une
des écoles militaires de Enfin on a vu que l'Église, si elle honore et enrichit de ses bénéfices des nobles qualifiés, n'a point de faveurs pour les pauvres gens de la noblesse. III. — LE MÉCONTENTEMENT. ON comprend que Dans presque toute A la conscience du malaise et de la désorganisation du second ordre de l'Etat s'ajoutait, chez quelques grands seigneurs que tentait l'exemple de la monarchie aristocratique d'Angleterre, l'ambition de la liberté politique. Déjeunes nobles étaient animés de sentiments généreux de justice et d'humanité, le jeune comte de Ségur écrivait : Riants frondeurs des modes anciennes, de l'orgueil féodal de nos pères et de leurs graves étiquettes, tout ce qui était antique nous paraissait gênant et ridicule.... Nous nous sentions disposés à suivre avec enthousiasme les doctrines philosophiques que professaient des littérateurs spirituels et hardis. Voltaire entraînait nos esprits, Rousseau touchait nos cœurs ; nous sentions un secret plaisir à les voir attaquer le vieil échafaudage, qui nous semblait gothique et ridicule.... Nous goûtions tout à la fois les avantages du patriciat et les douceurs d'une philosophie plébéienne. En somme, la noblesse, nombreuse, diverse, désordonnée comme une cohue, sans fonctions régulières dans l'État, dépouillée de tout pouvoir et de tout devoir seigneurial effectifs, privilégiée et inutile, frappée par les lois et les mœurs d'incapacité de travail, divisée en classes, n'était soutenue que par son antiquité, par un reste de respect public, reste qui allait diminuant toujours, et par ce qui demeurait de résistance à la clef de voûte du vieil édifice, la royauté. |
[1]
SOURCES. Mémoires
de Malouet, Augeard, Besenval, Garat, d'Argenson, Ségur, Bouille, Des Cars, Mémorial
de Norvins, déjà cités. Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, p. p.
Biré, t. I, Paris,
OUVRAGES
A CONSULTER. Taine, Les origines de
[2] Les marchés à terme, dit un arrêt du Conseil de 1785, qui les interdit, dépourvus de cause et de réalité, n'ont, suivant la loi. aucune valeur, occasionnent une infinité de manœuvres insidieuses, tendantes à dénaturer momentanément le cours des effets publics, à donner aux uns une valeur exagérée et à faire des autres un emploi capable de les décrier ; il en résulte un agiotage désordonné que tout sage négociant réprouve, qui met au hasard la fortune de ceux qui ont l'imprudence de s'y livrer, délaisse les capitaux de placement plus solides et plus favorables à l'industrie nationale, excite la cupidité à poursuivre des gains immodérés et suspects, substitue un travail illicite aux négociations permises.